N° 57
BORDIER (FELLAH) BERBÈRE
DE LA GRANDE KABYLIE (PROVINCE D'ALGER),
PROPRIÉTAIRE-OUVRIER,
DANS LE SYSTÈME DU TRAVAIL SANS ENGAGEMENTS,
D'APRÈS LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN JUILLET 1881,
PAR
M. AUGUSTE GEOFFROY .
Sommaire
Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1. État du sol, de l'industrie et de la population.
[53] La famille berbère qui va être décrite appartient à la tribu kabyle des Beni Yaïssi. Elle habite le village de Tagmounth Oukerrouch, par 2° de long. E. du méridien de Paris, 36° 37' de latit. N., et 850 mètres d'altitude, sur un des mille pitons qui hérissent les contreforts du Djurdjurah. Il est situé à 50 kilomètres de Tizi Ouzou, sous-préfecture et tribunal de création française, et à 20 kilomètres du Fort-National, admirable ouvrage de défense construit par les Francais au cœur même de cette partie sauvage et montagneuse du Tell algérien, que l'on est convenu d'appeler la Grande-Kabylie. L'aspect de la contrée est grandiose et désolé. En haut, les sommets arides et neigeux du Djurdjurah; en bas, le lit desséché du Sebaou, dont chaque section prend le nom des territoires qu'il traverse. Un [54] mélange de glace, de poussière et de feu ; soleil, vent, orages, humidité et chaleur par brusques alternatives, voilà pour le climat.
La moyenne de la température serait difficile à établir et indiquerait mal les intempéries qu'ont à subir les habitants de tel lieu déterminé. Brûlés à 45° dans les vallées pendant l'été, ils sont, en hiver, gelés à 10° au-dessous de 0° sur les sommets. Avec ses grandes arêtes de rochers grisâtres, ses mamelons inférieurs tout verdoyants de figuiers, de grenadiers, d'oliviers ; avec ses torrents caillouteux parsemés de touffes de lauriers-roses, ses routes blanches et ses champs de céréales dorées, la Kabylie rappelle singuliêrement les Alpes françaises et la Provence dans les vallées du Drac, de la Bléone et de la Durance. Mais elle s'en distingue par de petites masses brunes perchées ici et là comme des aires d'oiseaux de proie : ce sont les villages kabylees. Masures entassées que défendent des haies épineuses ormidables, auxquelles ne conduisent que des sentiers de chèvres forteresses occupantles points stratégiques de l'horizon ; lieux habités à des hauteurs et dans des conditions, où nous ne voyons plus en France que des ruines de manoirs féodaux souvent attribués par les légendes populaires à la puissance des fées et des géants. Les Iabyles ne sont ni fées ni géants ; mais c'est une race belliqueuse et indomptable. Leur rudesse, leur sobriété se révèlent à l'eil de l'observateur, et les convulsions politiques qui ont agité leur patrie, les guerres qui les ont décimés et dispersés, se devinent aux traces nombreuses et profondes qu'elles ont laissées.
Chez les Beni Maissi, comme dans les tribus voisines, dont plusieurs sont célèbres (les At lraten, les Beni enni, les Beni Fraoucen. les ouaoua, dont les zouaves ont tiré leur nom, etc.), tout le monde est pauvre. Laterre végétale est rare ; aussi chaque lambeau de champ est-il aussi bien cultivé que le permettent les grossiers instruments, les procédés primitifs et la difficulté des transports. Ainsi les Beni Maissi ont la notion de l'efficacité des engrais ; leurs femmes portent à la hotte et immédiatement le fumier dans les champs pour l'y laisser devenir terreau sur place et sans perte ; le plus jeune enfant s'occupe à enfiler dans de longs bâtons des fruits de figuier sauvage. et à les suspendre dans les figuiers cultivés pour hâter par la caprification la maturité des fruits. D'autre part, eux qui aiment tant les arbres et les vergers, ne grefferont pas leurs cerisiers sauvages et en donneront les branches comme fourrage aux animaux, sans songer qu'ils pourraient en tirer des fruits magnifiques. Les figuiers, les[55]oliviers, la vigne dont les ceps géants s'enlacent aux troncs des frênes et forment d'immenses berceaux, composent le fond de leurs vergers. Ils sêchent les figues au soleil sur des claies, puis les entassent dans des pots de terre. Ils broient les olives et font de l'huile qu'ils conservent dans des jarres. Ils préparent les raisins secs en les trempant dans du lait de chaux ou dans de la lessive. Il font aussi du vin, vin léger, agréable, abondant, car un seul pied de vigne en donne souvent l'équivalent d'une pièce. Mais ils mésusent des plantes, récoltent mal, brisent les rameaux et n'ont presque jamais qu'une récolte sur deux. Le feuillage des frênes leur est d'une grande ressource comme fourrage en hiver : ils le louent comme on louerait une fauchée de pré et ils en paient fort cher le bois, qui sert à tourner les plats de cuisine. D'ailleurs la Kabylie ne produit pas la moitié de la nourriture nécessaire à ses habitants. Tout en regardant comme le bien suprême de vivre sous le toit paternel et de cultiver le champ de famille, la plupart sont cependant obligés de s'expatrier, pour demander par intervalles à des contrées plus fortunées un supplément de moyens d'existence.
Tagmounth Oukerrouch, selon le type invariable des villages labyles, est enfoui derrière des masses de figuiers d'Inde ou de Barbarie (cactiers) aux pointes menacantes. On y entre et on en sort par un étroit boyau ouvert à chaque extrémité ; on dirait les poternes d'une ville de guerre. Ce couloir a au plus un mètre de large, juste de quoi permettre aux piétons et aux mulets de passer ; il ouvre sur un hangar garni de bancs de pierre qui n'est rien moins que la iemads. La djemaâ c'est tout à la fois la place publique, la mairie, le théâtre et le cercle c'est le cœur de la commune labyle l La djemaa c'est le forum et l'agora des Anciens pour ces fiers montagnards dont la politique est l'unique sujet de conversation, et chez lesquels est si intense la vie publique, avec ses intérêts multiples l Il faut voir aussi avec quel respect ils en parlent et comme ils s'y asseyent gravement en se saluant les uns les autres. Les rues sont étroites, sinueuses, bordées de maisons basses, dont la construction et les matériaux de trois valeurs et de trois aspects différents indiquent les trois degrés de la fortune kabylee : roseaux, paille et branchages entrelacés ; terre battue et durcie, sorte de pisé ; pierre, quartiers de roche superposés, tuiles. Des trous infects reçoivent ici et là les déjections des hommes et des animaux, les immondices, les eaux ménagères et pluviales. Une masure plus vaste que les autres est la[56]mosquée. n ouvrage en ma̧onnerie et de grandes auges en pierre dans un ravin à mille mètres en contre-bas, c'est la fontaine ; le plus précieux endroit de la commune au point de vue matériel, le lieu de réunion, de conversation et de promenade pour les femmes, qui vont et viennent sans cesse au travers des maigres champs où l'orge est étouffée sous le fenouil et autres mauvaises herbes.
Les métiers des habitamts sont des plus divers ; mais les femmes, avec leurs tissus et leurs amphores, ont la plus rude part du travail. Quant aux hommes, ils cultivent leurs champs et leurs vergers. D'autres s'en vont faire la moisson dans la Mitidja, cueillir les olives, garder les troupeaux ; ceux-là ne font rien pendant l'hiver. D'autres encore sculptent le bois, font des armes, des bijoux et même de la fausse monnaie puis, quand ils ont une pacotille suffisante, ils deviennent pour quelque temps colporteurs. On vit de rien dans le village kabylee ; on ne se plaint jamais ; on travaille et on partage ce que l'on gagne avec celui qui n'a pas. Tout y est gai, chantant. animé. Ce ne sont que cris de volailles, aboiements de chiens, voix d'enfants, appels aigus de femmes, mugissements de bestiaux. Du soir au matin l'agmounth Dulerrouch bourdonne comme une ruche, à l'encontre des douars arabes qui semblent toujours être des campements abandonnés. Avec leurs ligures sévères, leurs têtes nues, leurs toges blanchâtres retenues à l'épaule par des agrafes, leurs sandales ; avec leur pas lent, leur stature élevée, hommes et femmes kabylees donnent l'illusion d'une colonie romaine entrevue dans les lointains de l'histoire. Eu égard à ses dimensions la commune est populeuse ; la race des Kabyles est du reste très féconde et le nombre des naissances est presque double de celui des décès, ce qui est sans doute un fait unique au monde. Tagmounth Oukerrouch compte environ 1.200 habitants pour 150 foyers.
Du bois et de la pierre dans la montagne, de l'argile pour les poteries, des fruits sauvages, du miel, quelque peu de gibier, du sel et même de la neige que les Iabyles vendent en été, voilà les seules richesses naturelles.
Une femme robuste, drapée fièrement dans des haillons, tenant d'une mai la hache du travail et du combat, de l'autre une écuelle d'eau de source et des olives, telle est à peu près la statue qu'on devrait imaginer pour personnifier la population du village kabylee, pourvu que l'eau de source et la poignée d'olives soient l'eau de la commune, que les fruits viennent des oliviers de la famille ; c'est-à-dire,[57]que cette eau et ces olives n'aient été mendiées à personne, et que pour les acquérir et les garder ait coulé à flots le sang des patriotes.
§ 2. État civil de la famille.
La famille comprend :
1.KASSI MOHAMED AÏT EL HAOUSSIN, chef de famille, marié depuis vingt ans, né à Tagmounth Oukerrouch, âgé d'environ............ 38 ans.
2.TASSADITT (FORTUNÉE) AÏT AMED OUALI, née à Aït L'Hassen, chez les Beni Yenni, sa femme, âgée d'environ............ 30 —
3.AMZIAN, leur fils aîné, né à Tagmounth Oukerrouch, âgé d'environ............ 17
4.SEKKOURA (LA PERDRIX), 1re fi1le, née à Tagmounth Oukerrouch, âgée d'environ............ 10 —
5.YAMINA (FLEUR DE JASMIN), 2e fille, née à Tagmounth Oukerrouch, âgée d'environ............ 6 —
Le père de Kassi a été tué dans une de ces luttes de village à village si fréquentes en Kabylie, et sa mère, jeune encore, a été achetée par un nouveau mari.
§ 3. Religion et habitudes morales.
La race berbère, résultat d'un mélange encore mal défini de diverses populations pourchassées tour à tour de tous côtés par la conquète, offre des meurs peu uniformes, variables de tribu à tribu. Celle des Beni aissi est cependant un type aussi complet que possible de Kabyles sédentaires ; c'en est d'ailleurs la branche la plus importante, et qui semble être la plus rapprochée de la souche dans la grande famille berbère. Qu'il soit exact ou non qu'aux temps de l'Afrique romaine les Kabyles aient appartenu au christianisme, ils sont musulmans maintenant. La famille de assi Mohamed, de même que toute la nation, appartient à l'islamisme et le pratique assez exactement dans ses prescriptions minutieuses. Çà et là on peut s'étonner de quelque trait de mœurs, de quelque appellation transmise inconsciemment depuis l'occupation romaine ; mais, en somme, si les Iabyles comme les Arabes parlent avec respect de Sidna Aissa (Jésus-Christ), il n'en est pas moins vrai que, pour le présent du moins, sa religion leur est antipathique. En réalité, raisonneur, orgueilleux, absorbé par les intérêts matériels, le Kabyle n'a de religion vraie qu'une sorte de[58]spiritualisme vague mêlé de superstitions singulières. Il fait des croyances, comme du reste, un moyen pour sa politique indépendante et sceptique : peut-être se ferait-il chrétien le jour ola France se ferait musulmane, et cela par rancune de vaincu refusant encore de s'assimiler entièrement à son vainqueur. Dieu, en Kabylie, c'est surtout Chitouan (Satan) et les diinns (génies de l'air, ou mieux la terreur qu'ils inspirent. Le chef de famille prie et jeûne, il respecte les tobboas (érudits du Coran), les marabouts (prêtres), les houans (membres de confréries musulmanes), qui le grugent, le pillent. l'espionnent et qui sont d'origine arabe ; mais il y a dans ses pratiques et dans son respect une nuance d'indiff́rence et de dédain. Au fond, son désir le plus sincère est d'arriver à ramasser des douros (écus). assi sait lire et écrire en arabe, puisqu'il n'y a plus d'écriture berbère. Il connait notre système décimal de monnaies . nos mesures de distance et nos poids ; car sa race, avec le temps et sous le coup des conquêtes successives, a perdu, aussi bien que l'écriture, cees éléments habituels de toute nationalité.
Il a adopté et il adopte peu à peu tout ce qui lui vient du peuple vainqueur, quand il y reconnaît son avantage. Il se rend compte de la supériorité de la France ; mais son orgueil fait des réserves en faveur de sa race. Les nouveautés le séduisent, au point de vue commercial principalement. ne ligne ferrée traversant la Kabylie ne l'effraye pas trop. quoiqu'il en comprenne l'importance stratégique ; mais il a entendu dire qu'en certaines parties de l'Algérie, les travaux de terrassement avaient pendant des années fait gagner de l'argent aux indigènes, et c'est à ses yeux le point capital. D'ailleurs, au fond de son cœur il ne doute pas que les chemins de fer comme le reste ne soient détruits par la vaillance Kabyle, si l'heure marquée par le destin venait à sonner. Il n'a pas voulu que son fils fut chrétien, car il n'y voit aucun profit ; mais il l'a envoyé. pendat toute son enfance, de fort loin, à l'école des marabouts roumds (les R. P. Jésuites), pour qu'il apprît à parler et à écrire le français, un peu d'histoire, de géographie et de calcul. Amian a singuliêrement profité de ces lecons : il ambitionne la place de chaouch (agent de police et domestique) du juge de paix du canton, ce qui serait une fortune pour lui. Son père s'est cependant signalé à l'attaque du Fort-National en 1870-1871, mais il oublie le passé glorieux pour ne voir que le profit actuel.
Les pratiques religieuses de la famille consistent, pour les hommes,[59]à faire le Rhamadan, surtout par rcspect humain ; à célébrer l'A1choura, qui procure un repos de trois jours, et enfin à tuer et manger le mouton à la fête des Moutons, qui rappelle le sacrifice d'Abraham. Lors de la circoncision d'Amzian, il y a eu fête à la maisôn ; son père lui a constitué un petit péculeque sont venus augmenter les cadeaux des amis invités à la cérémonie. Ce jeune homme fait cette année son premier jeûne du Rhamadan et il mangera toute lanuit, allant chaque soir de maison enmaison recevoir quelques pièces de monnaie pour augmenter sa bourse. Il est vrai que ce n'est qu'un prêté pour un rendu quand arrivera l'époque de la majorité des camarades. Quant aux marabouts, ni le père ni le fils ne les fréquentent guère, de sorte qu'ils se laissent arracher le moins d'offrandes possible. Les marabouts, qui sont des lettrés, servent surtout d'interprêtes et d'écrivains publics aux Kabyles ; avec ces sceptiques leur ministère se réduit à cela ; on les paie surtout en nature. Or ni le père ni le fils n'en ont besoin, puisqu'ils parlent et écrivent l'arabe et même le français. Les femmes n'ont aucunes notions religieuses ou littéraires. Toutes leurs relations avec le monde spirituel se bornent à peu près à aller consulter l'avenir auprès des devineresses pour savoir : jeunes filles, qui les achètera ; femmes, si elles auront un garçon ; vieilles et veuves, si elles trouveront encore acheteur. Moyennant finances, les sorcières cassent des œufs où elles lisent le destin, attachent des chiffons aux arbres, se promènent en rond, frottent le ventre des patientes, les font se coucher comme ceci ou comme cela, confectionnent des amulettes qui doivent être suspendues au cou des enfants. Tassaditt, Selloura et amina ne pensent guêre à la vie future, mais elles craignent les ogres et voient dans les fous des possédés du démon.
Quoique dans la société kabylee la charité envers les pauvres soit surtout une charge publique, un impôt municipal, la famille fait en outre l'aumône toutes les fois que l'occasion s'en présente. Au temps des moissons, elle court prêter son aide aux voisins en retard pour leurs récoltes, et cela sans distinction de bonnes ou de mauvaises relations. L'humanité tout entiêre est solidaire quand il y a détresse ; il n'y a plus alors aux yeux du Kabyle ni amis ni ennemis. I fait peut-être exception pour les Juifs, qui sont à son sens la lèpre du monde et dont le nom est dans sa bouche une imprécation. — Ebrèche-t-il sa hache2 Juive de hache, s'éerie-t-il — Trouve-t-il un animal crevé qui empeste sa route Juive de charogne, va-t-il mau[60]gréant : — Quand quelqu'un du village est mourant, tout le monde y court ; on s'étouffe dans l'étroite masure, on se lamente, au risque d'achever le moribond assourdi et asphyié. On répète à haute voix des formules de prière, pendant que l'agonisant étendu sur sa couche lève un doigt en l'air pour marquer qu'il participe d'intention à ce qu'on dit à Dieu pour lui. Aussitôt après le décès, on lave le trépassé, on le rase ; on lui passe une gandoura (chemise) neuve ; on le coud dans quatre mètres de toile n'ayant pas servi, pour que les fourmis et les serpents ne le rongent pas. Les gens de la famille s'empressent à l'envi de pourvoir à la sépulture, de trouver une place parmi les ossements antérieurement entassés dans ces pauvres champs de cailloux alignés, qui sont les cimetières kabyles, et où chacals et chiens errent en paix. Les 1emmes se tailladent la figure et apostrophent le défunt ea exprimant des regrets quelquefois touchants, quelquefois très charnels.
La famille est unie sous l'autorité absolue de son che, autorité dont il est jaloux et qu'il tient autant de sa valeur personnelle que des meurs locales. Son fil lui est attaché, quoiqu'il le vole en arrière autant qu'il le peut, pour augmenter son pécule d'entrée en ménage car Amian songe à se marier, ce dont son père ne se mêle en rien. bDans les questions de mariages kabylees, tout se traite en effet par procuration ; les intéressés n'ont pas l'air d'être en cause. Iassi, habituellement taciturne et hautain, redouble à son foyer de mutisme et de froideur. Il est diplomate, ce qui dans son cercle d'action restreinte se résume à être menteur à propos et pillard au besoin, pratiques nullement déshonorantes du reste dans les habitudes berbères. Il a failli être condamné pour fabrication et transport de fausse monnaie.
Malgré la pauvreté des costumes, la décence la plus scrupuleuse règne dans la famille : tel est le soin que prennent hommes et femmes à se draper dans leurs haillons, que leur posture demeure toujours parfaitement chaste, quelque difficile attitude qu'il leur faille prendre en travaillant. La morale la plus sévère est observée chez assi, comme dans tout le village de ''agmounth Oulerrouch. Le Kabyle est impitoyable, au moins officiellement, pour le vice d'impureté. Tassaditt sait fort bien ce qui l'attendrait à la moindre infidélité ; aussi, comme toutes les femmes kabylees, ne marche-t-elle que les yeux baissés, et fuit-elle autant que possible tout étranger. Il en est de même de ses filles, à l'oreille desquelles elle ne laisse point arriver les chansons obscènes, interdites du reste dans les rues.
§ 4. Hygiène et service de santé.
[61] La famille ne se doute même pas de ce qu'est l'hygiène la plus élémentaire. Hiver comme été, son chef, pour courir la montagne et marcher sur les routes, n'a que des chiffons retenus à ses pieds par des fieelles, une simple chemise de laine serrée à la ceinture, et une mince calotte sur sa tête rasée ; rarement des sebatts (souliersgaloches) et un burous. qui dans ce cas lui sert de siếge et de lit pendant le voyage. La femme et les filles étouffent ou grelottent sous une mauvaise tunique de cotonnade. La famille entière couche sur des dalles en compagnie du bétail ; son toit est plus ou moins percé, et l'ordinaire comme nourriture se compose de fruits verts et d'eau, auxquels de temps en temps succèdent sans transition les ripailles de viande des distributions communales. Car manger de la viande, voilà l'idéal de la féliecité, surtout pour la femme kabyle. Souvent elle fait la malade, éclate en scènes de jalousie, pour que son mari lui en achète.
A leurs indispositions les Iabyles opposent le remède pratique et peu coûteux de la diète. Les femmes accouchent seules, sans souffrances ; elles font teter leurs enfants fort tard, plusieurs années quand elles sont veuves, et elles leur passent au cou un collier orné d'un petit sac-amulette ; c'est leur principale mesure d'hygiène, mesure préventive. Comme maladies, la fiêvre et une sorte de méningite qui les tue en quelques heures sont les plus fréquentes ; mais c'est s ans contredit la syphilis avec ses accidents multiples, individuels et héréditaires, qui exerce les plus cruels ravages. Les maux d'yeux qui aveuglent des tribus entières. n'ont pas d'autre origine, et ce fléau devient redoutable avec la contagion singulièrement activée par la chaleur et le manque absolu de soins et de traitement.
Le chef de famille est de taille élevée (1m80) ; ses traits sont magnifiques. Amian, son fils, a déjà 1 78. La mère a été belle et de taille élancée ; mais son buste est maintenant courbé et cassé par le poids des fardeaux qu'elle a portés ; elle a des rides profondes : mais elle n'éprouve aucun malaise. Ses filles ne diffèrent pas de toutes les petites Kabyles avant douze ans, c'est-à-dire que ce sont des types admirables de régularité de traits, de vivacité et de grâce. L'âge nubile est plus tardif chez les Kabyles que chez les Arabes ; néanmoins[62]l'avidité des parents avance souvent l'heure où se conclut le marché qui tient lieu de mariage et livre une fillètte au mari qui l'achète. On spécule sur les fillettes de sept à neuf ans, qui, renvoyées au foyer paternel vers douze ans par répudiation, ne s'en vendent pas moins bien une seconde fois. A la circoncision pour les hommes correspond pour les femmes l'épilage à l'aide de pinces et d'arsenic. Elles se tatouent au moyen des épines du figuier de Barbarie et du jus de certaines plantes tinctoriales.
Les conseils du Prophète en fait d'hygiène se résument en ceci : « N'approche pas ta main malade de celle qui ne l'est pas. » Le fatalisme aussi tend à bannir toute idée et toute pratique d'hygiène ; ainsi, tandis que l'auteur recueillait les éléments de la présente monographie, une épidémie de choléra menacait ; les Kabyles répondaient tranquillement à tous les conseils : « Que sert ? Ne sera atteint par la mort que qui doit l'être ! »
§ 5. Rang de la famille.
La famille occupe un bon rang dans le village, autant que cela est possible sous le regime de farouche égalité qui domine dans l'esprit de Kabyles. Elle a eu autrefois des amins (chefs de village), parmi ses membres. La masure héréditaire n'est pas des plus mauvaises ; elle est assez vaste pour loger plusieurs ménages ; ses figuiers et ses oliviers sont comptés parmi les plus beaux ; bien plus, le chef de famille actuel a beaucoup voyagé ; il a beaucoup a raconter, ce qui est la derniére expression de la science pour les Kabyles. Il a l'estime de ses compatriotes à cause des souvenirs guerriers qu'ont laissés son père et lui, et il a de l'influence actuellement parce qu'on le sait très habile à s'assimiler ce qu'il y a de bon à prendre dans le progrès européen. La tenue extérieure de la famille est suffisante ; la toilette, en Kabylie, est la même pour tous ; riches et pauvres ne se distinguent en rien les uns des autres. Ceux qui montrent quelque luxe dans les selles de leurs mulets ou dans leurs vêtements sont déjà modifiés par l'influence des Européens et débauchés par l'argent facilement gagné. On craint Amian à cause de son instruction, et l'on recherche déjà Selloura, qui se vendra fort cher à cause de la réputation de sa mère.
Moyens d'existence de la famille
§ 6. Propriétés.
[63](Mobilier et vêtements non compris.)
Immeubles............ 1.850f00.
1° Habitation. — Maison composée de deux pièces, avec cour et hangar, 500f00.
2° Terres. — Verger potager de 50 ares, entouré de cactiers dits figuies de Barbarie, 200f00; — 3 petits champs plantés de figuiers entremelés de vignes, formant ensemble une superficie de 150 ares, 750f00; — 20 pieds d'oliviers, 400f00. — Total, 1.350f00.
ANIMAUX DOMESTIQUES : entretenus toute l'année............ 263f00.
1° Bêtes à cornes. — 2 bœufs achetés 175f00, pour le labourage d'une journée et demie de terre environ, et qui seront, apres engraissement, revendus 250ft0, environ, 175f00.
2° Bête de somme. — 1 âne pour les voyages aux marchés et pour les transports de figues, d'olives, de raisins secs, de bois de chauffage, 70f00.
3° Bête à laine. — 1 mouton, destiné à être tué à la fête annuelle des Moutons, et remplacé immédiatement par un autre, 15f 00.
4° Basse-cour. — 4 poules, 3f00.
5° Animaux de garde. — 5 chiens kabyles, sans valeur vénale, et qui vivent uniquement d'ordures et d'excréments, 0f00.
ARGENT : le Kabyle ne garde guère d'argent près de lui ; s'il le fait par exception, il ne l'avoue pas : le chiffre énoncé ci-contre est le montant, avoué par l'ouvrier, du pécule de son fils pour l'achat prochain d'une femme, somme dès à présent regardée comme en dehors de la communauté de la famille............ 37f00.
Matériel spécial des travaux et industries............ 53f00.
1° Exploitation agricole. — 3 pioches (2 petites et 1 grande), 7f00 ; — 2 couteaux employés à toutes sortes d'usages (même à se raser), 3f00 ; — 4 faucilles, 4f00. — Total, 14f00.
2° Exploitation des animaux domestiques. — 1 bât avec ses tellis (sacs de poil), 15f00.
3° Exploitation du bois. — 2 hachettes, 2f00.
4° Tissage de la laine. — 1 métier à tisser composé de montants et de barres parallêles en bois, amincies vers le milieu, 12f00 ; — son serreur (toia:ilt), fait par le forgeron, 3f00; — ses 2 tireuses (tidôaddine) en fer et en bois, 2f00; -— 1 peigne (amcheutt) à démèler les lainages, 5f00. — Total, 22f00.
Valeur totale des propriétés............ 2.541f00.
A part les outils du tissage tout le reste est fabriqué tant bien qu mal par le chef de famille, ce qui explique le bas prix auquel sont cotés les objets. Pour labourer, assi emprunte une charrue et un joug. Nous n'avons pas compris dans notre nomenclature le fusil, quoique ce soit là l'instrument le plus cher au Kabyle, celui qu'il achète le premier et dont il se sert le plus souvent ; mais ceux qu'ils possédaient ont été confisqués après la grande insurrection de 1871 ils ne doivent plus en avoir, et ne sont pas censés en posséder.
§ 7. Subventions.
[64] Les subventions, dans le village kabyle, sont assez singulières et semblent au premier abord très nombreuses ; mais elles se réduisent en réalité à peu de chose, parce qu'elles impliquent toujours la réciproeité. Il y a plus d'ostentation que de générosité dans ces pratiques. Les subventions les plus productives sont celles qui s'obtiennent de vive force par la fraude, et l'esprit kabylee n'est arrêté dans cette voie par aucun scrupule : on n'hésite pas à faire mourir habilement les arbres du voisin pour aller les couper ensuite. Nous ne pouvons évidemment faire entrer en ligne de compte de pareils tours de maraudage. La subvention la plus ordinaire a pour origine le partage des viandes provenant d'animaux abattus en commun ; car le Kabyle ne s'adresse qu'exceptionnellement au boucher. Chacun pporte à la bourse syndicale, suivant ses moyens qui de l'argent, qui une mesure de blé, qui des figues, qui une poule, qui une poiggnée de laine : cela s'appelle faire sadaha pour timmeschroth. On commence par vendre à la criée les objets apportés en nature, pour en convertir la valeur en argent ; puis on récite des prières pour les généreux qui ont apporté plus que leur position et le nombre de lits de la famille ne l'eigeaient. Ensuite le chef du village (amin), ses conseillers et son trésorier, vont en commun au marché acheter les bètes, dans le prix desquelles ils ont soin de comprendre d'avance le produit de la vente des pcaux après abatage. On tue les animaux et l'on fait de leur chair des tas aussi égaux que possible, composés également de bons morceaux et de morceaux inférieurs. C'est là le sujet de longues discussions. Il y a autant de tas quiil y a de groupes de dix habitants dans la commune. Puis l'on distribue à chaque groupe des fiches sur lesquelles il fait sa marque spéciale. Les fiches de bois (tarsatt) sont mêlées, et un enfant, les prenant l'une après l'autre, va successivement les déposer sur chaque as de viande. Pauvres et riches ont quantités et qualités égales. haque enterrement est l'occasion d'une timmeschroth, aux frais de la commune si le défunt était pauvre, aux frais de la famille s'il était riche. Mais la distribution se réduit aux familles alliées, à moins que, très riche, le mort n'ait offert par testament un régal de viande au village entier. Tout testament fixe [65] la sadala qui servira à indemniser les gens de la famille retenus pour les démarches et les travaux funéraires ; c'est une répétition de ce que nous voyons encore dans nos campagnes de France, où veilleuses, porteurs, assistants quelconques, mendiants même, ont place à un repas abondant, pour compenser la perte qu'ils font d'une journée de travail. Tel Kabyle qui en veut à son village et ne laisse pas de sadala, n'aura personne à son enterrement ; tel autre qui s'est cassé le cou pour atteindre une olive restant au haut d'un olivier, donnera une timmeschroth de 250 francs ; avare d'un côté, prodigue de l'autre
Les revenus communaux servent à couvrir l'amin de ses frais de réceplion, à bàtir et à entretenir des fontaines et des djemmaàs, à offrir aux habitants des sépultures gratuites, et à venir au secours des misérables. Aux circoncisions, aux mariages, les invités apportent une somme de 10 à 20 francs au circoncis, aux mariés ; mais c'est à charge de revanche, de sorte que les familles riches et nombreuses, qui ont le moyen d'offrir le couscoussou à un plus grand nombre d'invités et de multiplier les fêtes, sont celles qui y gnent. Leur couscoussou coûte 50 francs, et on leur en apporte 500. On peu, toutes compensations faites, estimer à une centaine de francs le bénéice qui revient à la famille à titre de subvention. EXceptionnellement cette année. le Rhamadan d'Amzian lui a rapporté 150 francs. mais il faudra que peu à peu il rende l'équivalent aux camarades arrivés à leur majorité.
§ 8. Travaux et industries.
Travaux du chef de famille. — Il s'occupe du verger, des champs. de la vigne, des oliviers. Les jours de marché il va vendre çà et là les produits recueillis frais ou préparés, olives, concombres, figues, raisins. Il ramasse du sel et de la neige dans la montagne, mais perd de longues journées à figurer comme témoin dans les discussions et les procès. Il raccommode ses vêtements au besoin. Quand il lui reste du temps pendant la belle saison, il s'en va moissonner chez les autres Kabyles, chez les colons européens, soit en se joignant à des bandes de compatriotes qui prennent la besogne à forfait pour un prix quelconque et se constituent en syndicat pour partager le produit, soit en traitant directement pour une somme qui varie entre 1 fr. 50 et 2 francs par jour.
[66] Travaux du fils. — Maintenant quil est un homme, le fils supplée son père pour la besogne la plus pénible, laissant à ce dernier les courses et les ventes, qui sont plus agréables. Il se loue pour garder les moutons et les bœufs, cueillir les olives et moissonner, quand la besogne de la maison est terminée, et cela, au même prix que son père à peu près.
Travaux de la femme et des filles. — Ce qu'il y a de plus pénible et de plus répugnant est réservé aux femmes. Elles enlèvent le fumier des animaux et le portent dans les champs, elles déblaient le verger et les terres des quartiers de roche qui les encombrent ; elles portent l'eau, les grains, les fruits sur leur dos ; elles tournent les moulins pour moudre l'orge et les olives ; elles pétrissent les immenses vases en argile pour les conserves, et les font sécher ainsi que les fruits au soleil ; elles glanent, vont au bois, à l'herbe, etc. Les enfants, de novembre à mars, prennent des grives, des étourneaux, à la glu, dans les frênes, des grenouilles dans les ruisseaux.
Mode d'existence de la famille
§ 9. Aliments et repas.
En temps ordinaire la sobriété du Kabyle est telle que l'on se demanderait plutôt s'il mange, que ce qu'il mange. Dans la matinée, chacun grapille ce qu'il peut des restes de la veille, des fruits du jardin, comptant surtout sur le destin pour trouver quelque chose à ronger. Le travail disperse la famille aux quatre vents du ciel, et elle ne se réunit guère que le soir, moment où a lieu le seul repas proprement dit. Ici encore égalité absolue entre les riches et les paur vres ; la nourriture est aussi frugale chez les uns que chez les autres. Elle se compose de couscoussou plus souvent maigre que gras ; c'est à-dire de farine d'orge, de glands doux, de bechena (sorgho blanc), cuite et délayée dans du bouillon de pois ou de fèves, dans du jus de chardons. Avec cela des concombres, des figues de Barbarie, de la galette cuite sous la cendre ; rarement une poule, un morceau de mouton, des œufs, du lait. On boit de l'eau. Les hommes ne mangent pas avec les femmes. Les heures des repas varient avec les travaux et[67]les saisons. Cuillers et plats sont en bois, les pots en terre, et le foyer n'est qu'un trou creusé au centre de la pièce et sur lequel on fixe la marmite. Ceux qui fréquentent les marchés européens prennent gout au vin et aux alcools, et s'offrent en secret des ripailles de viande. A un jour de goinfrerie succèdent des mois de jeûne. Le Rhamadan est moins pénible aux Kabyles qu'aux Arabes, surtout à ceux des villes.
§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.
L'habitation de la famille est rustique, délabrée et malpropre. Elle se compose de trois ou quatre masures accolées dans une cour commune que ferme un petit mur et que jonchent des immondices. La pièce principale à 3 mètres de profondeur sur 4 de largeur. On marche sur de la terre battue, au centre de laquelle est creusé le foyer. Une estrade basse en roche polie sert de banquette et de lit pour les hommes. Le Kabyle, à l'inverse de l'Arabe, couche absolument nu. En cercle autour de la pièce sont disposées des jarres colossales qui renferment les provisions de la famille. ans le sous-sol, sorte de cave découverte, mugissent les petits bœufs ; des nuées d'hirondelles nichent en paix sous les poutres et s'envolent par les trous sans nombre du toit. Les femmes se retirent et couchent dans une espéce de faux grenier, où elles grimpent par une échelle et qu'elles ferment avec une mauvaise couverture. Quand on a examiné le métier à tisser, un coffre en bois à clous de cuivre, deux tas d'outils et quelques guenilles, on en a fini avec l'inventaire du mobilier. Il n'y a dans la maison aucune trace de soins, aucune propreté, et cela, non par suite de paresse, mais parce que les habitants n'en voient pas l'utilité et n'en sentent pas le besoin. Il faut des santés robustes pour coucher sur la terre et la pierre, pour recevoir le vent et la pluie par un toit tout percé, pour étouffer dans la fumée qui s'échappe d'un foyer sans cheminée. Ileureusement que les habitations des villages kabylees sont serrées les unes contre les autres comme les alvéoles d'une ruche, qu'elles se protègent ainsi mutuellement contre la tempête, et que, bâties sur des sommets rocailleux, elles sont à l'abri de l'humidité.
Meubles. : voici ce qui en tient lieu et ne vaut pas plus de............ 38f00
1 natte de feuilles de palmier nain tressées, 3f 00 ; — 1 couverture de laine faite par la femme, 25f 00 ; — 1 coffre en bois ferré, 6f 00 ; — 2 outres en peau de bouc, 2f 00 ; — 1 coussin en peau de mouton, qui contient les effets de la mère et de ses filles, 2f 00 ; — Total, 38f 00.
[68]Linge de ménage : il n'y en a pas............ 0f 00
Ustensiles : tous de fabrication domestique............ 54f 90
1 plat ordinaire en terre décorée d'argile rouge (metred), pour le couscoussou, 1f00; — 3 grands plats en terre pour tous usages, 3f00; — 1 plat en bois, 12f00; — 2 pots, pour la bDoisson ou quelques sauces, et un pot en terre décorée, à l'usage des étrangers, 1f00; — 1 jarre en terre, pour aller chercher de l'eau, 1f00; — 2 lampes en terre, 0f50 ; — 2 jarres en terre (couf/fis), pour conserver les denrées secches, chacune de 4 heetolitres, 16f00; 2 jarres de 30 litres, pour conserver les liquides, 12f00; — 3 petites jarres, pour le service courant, 6f00; — 1 grande cuiller en bois, 0f50; — 8 petites cuillers en bois. 0f40; — 1 iltre en terre, pour le couscoussou, 0f50; — 1 iltre en terre, pour l'huile, 1f00. — Total, 54f99.
Vêtements : la famille n'en aucun souci ; ne les lave, ne les répare qu'à la derniere extrémité ; ne les quitte que quand les lambeaux nC peuvent absolument plus être rattachés ensemble. Les seuls qui rappellent une idée de parure sont quelques misérables bijoux de femme, faits d'argent à bas titre, avec coraux, coquillages, émaux ; mais l'encrassement leur ôte habituellement tout éclat............ 226f 50
VÊTEMENTS DES HOMMES : Suivant le détail ci-dessous (126f 50).
1° Vêtements du chef de famille. — 1 chemise de laine (diedlaba), déjà portée un an et demi (valeur primitive, 20f00), 15f00; — 1 chemise de coton, 3f50 ; — 1 urnous vieux (aleur primitive, 25f00), 10f00; — 1 burnous presque neuf, 25f00; — 1 paire de chaussures (sebatts), sortes de sandales à talons, en cuir cloué, 6f00 ; — 2 calottes (chécias), l'une en laine rouge, 1f50, l'autre en laine blaunche, 1f00 ; ensemble, 2f50. — Total, 62f00.
2° Vêtements du fils. — 1 chemise de coton, 3f50; — 1 chemise de laine fine, 25f00 ; 1 burnous, 30f00 ; — 1 paire de chaussures ( seoatts), 6f00 (il vient de se mettre à neuf en vue d'un prochain mariage ; ses gueunilles d'adolescent, entassées maintenant, lui servent de couche). — Total, 64f50.
VÊTEMENTS DES FEMMES : Suivant le détail ci-dessous (100f 00).
1° Vêtements de la mère. — 2 chemises en coton avec des manches de couleur, 6f00; — 2 sortes de robes (mélafas) en coton, 8f00; — 6 mouchoirs de coton, 3f00; — 1 mouchoir de soie, 2f50; — 1 bonnet (cachrouc), semblable à un bonnet phrygien, 2f50 ; — Bijoux: 2 agrafes argent et corail, 8f00 ; 2 grosses broches, 12f00 ; 2 bracelets, 20f00 ; 2 anneaux de pied, 20f00; enscmble, 60f00. — Tota. 82f00.
2° Vêtements des deux filles. — 2 chemises en coton, 6f00 ; — 2 foulards, 2f00; — Bijou : 2 paires de boucles d'oreille, 10f00. — Total, 18f00.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 319f40
§ 11. Récréations.
En dehors des circoncisions, des mariages, des enterrements et des distribution de viande (§ 7), qui, par le tumulte qu'ils amènent, peuvent être considérés comme des récréations, le village kabyle ne connaît guère de divertissements. Le caractère de la race tranche [69] nettement avec celui de l'Arabe, qui, pour se distraire, chante avec une lenteur rêveuse et poétique ; le Kabyle ne chante pas, il cause. Pour les hommes, c'est à la djemâa, autour du foyer, que se passent les heures inoccupées : elles sont employées à raconter des histoires de voyages ou de guerres ; pour les femmes, c'est à la fontaine qu'elles se reposent, loin du regard des hommes, et qu'elles babillent de ce qui sur toute la surface du globe fait le sujet des conversations féminines : amour, ménage, enfants. Elles s'y rattrapent du mutisme de la maison. Quelquefois cependant des baladins traversent les villages déclamant des poésies qui ne s'élèvent guère au-dessus d'un grossier sensualisme. Les jeunes hommes donnent de l'argent à tour de rôle, et les baladins ayant proclamé le nom du donateur, font de lui un éloge rythmé auquel sont mêlées des allusions à la fille qu'il préfère, allusions adressées aux femmes. On invite ces baladins aux noces ; mais certaines tribus, plus susceptibles au point de vue moral, les bannissent absolument. Ce n'est pas que le Kabyle ne soit accessible à la tentation, à celle du jeu, par exemple : mais c'est plutôt le gain que le plaisir qu'il a en vue. Il joue tout, bétail, femme, et jusqu'à des morceaux de sa chair : l'âpre intérêt l'aveugle.
Histoire de la famille
§ 12. Phases principales de l'existence.
Les grands jours de la vie du chef de famille ont été : d'abord celui où il a été déclaré majeur et mis en possession d'un fusil ; ensuite celui où, devenu chef de famille par la mort de son père (§ 2), il a pris en mains les rénes de la maison en sa qualité d'ainé. En Kabylie comme ailleurs, le droit d'aînesse, loin d'être un privilège enviable à tous égards, apporte, impose à celui qui en est investi par le hasard de la naissance, bien des charges, bien des soucis, bien des dépenses et bien des pertes d'argent. Il lui a fallu défendre le petit avoir de ses frêres et sœurs mineurs contre sa mère. La femme kabylee, qui ne possède rien dans le patrimoine du mari, qui n'en peut rien emporter, pousse à la dépense, amène ses fils à hypothéquer ; de sorte que des enfants de dix à doue ans, devenus chefs de famille, sont obligés de [70] se mettre énergiquement en garde contre leur mère. Iassi a négocié ou fait négocier, je ne dirai pas un second mariage, mais la vente de sa mère à un nouveau mari ; il y a réussi et a ainsi allégé le patrimoine de lui et des siens, en même temps que le prix de ce marché, eonforme aux coutumes, est venu accroître leur avoir commun.
Ensuite son mariage l'a beaucoup occupé : ce pouvait être la ruine de la maison, si la femme n'avait pas répondu à ce que l'on attendait d'elle. De bonne heure il a acheté pour lui-même une fille de la tribu des Beni M'enni, filles réputées pour leur beauté et qui se vendent frt cher: car il n'est plus question ici de 150 francs, 300 francs, 500 francs, elles vont parfois jusqu'à 2.000 francs. Tassaditt a été payée 1.500 francs ; mais assi n'a pas à s'en repentir, car elle porte bien son nom de ˉortunée. Par son travail et ses autres qualités d'adresse et d'économie, elle l'a déià fait rentrer dans son déboursé. Elle vaut deux mulets et quatre hommes pour la force ; elle est sobre et patiente. Elle a de plus mis au monde pour premier-né un fils, le souhait le plus cher dans la famille kabylee. Amian a été reconnu majeur par l'épreuve du il passé autour de la tête et par celle du double cartilage du nez: il vient de faire son premier jeûne du Rhamadan et paie la contribution. Il n'y a pas de vieux parents à la maison, puisque le père du chef de famille est mort, la mère disparue dans un autre milieu, et que jamais les parents de la femme ne comptent pour rien. La coutume n'admettrait pas que I'assaditt abritât les siens sous le toit de son mari.
La femme kabylee est en quelque sorte toujours une intruse chez le père de ses enfants : elle n'eiste pas dans la famille, dans la tribu de son acheteur ; elle continue à compter dans le village et dans la tribu de son père, au foyer duquel elle retourne parfois après avoir perdu mari et enfants, pour y vivre si elle peut encore travailler. Car elle n'emporte rien : c'est la conséquence logique du régime adopté. Elle n'a rien apporté (jeunesse, beauté, affection, travail, santé ne sont pas des valeurs) ; au contraire elle a été payée. Qu'elle retourne donc chercher le prix de sa vente sous son toit ; mais surtout qu'elle n'amène pas la charge des siens, qui ont touché dejà la plus belle part de l'héritage du chef de famille, quand il l'a achetée fille.
Chez les Kabyles la femme. avec des apparences de liberté, n'es pas plus heureuse que chez les Arabes ; elle l'est peut-être moins. L'unique souci de Tassaditt, jeune fille, a été de ne pas être achetée trop contre son cœur, et d'être achetée cher pour faire le bonheur de[71]sa famille en l'enrichissant. Ses plus vives préoccupations de femme consistent à ne pas déplaire à son mari pour ne pas être répudiée et revendue par le fait. Le divorce n'est pas admis dans les mœurs kabylees. Le mari a acheté, donc il n'y a pas de contrat matrimonial comme base de l'union, mais un fait matériel : la prise de possession d'une femme pour produire des enfants. Il peut renvoyer celle qui ne lui plaît pas, et le nouvel acheteur lui paie une redevance, le thammauth. La femme n'a pas de droit parallèle au droit de répudiation du mari, et comme sa famille à elle ne se soucie pas de la reprendre, quoiqu'elle y ait gardé tous ses droits, quoiqu'elle y soit une personnalité juridique, ce qu'elle peut désirer de meilleur, c'est d'être raehetée. Il existe bien pour la femme maîtraitée un droit à l'insurrection, la révolte ; elle peut quitter le domicile conjugal et se réfugier chez qui voudra la prendre sous sa protection. Mais la femme kabylee n'use pas de ce droit, qui la met au ban de l'opinion publique, qui l'isole dans un milieu hostile, et la mène à la prostitution. 'assaditt essaiera de travailler tant qu'elle pourra afin que le chef de famille ne soit pas tenté d'introduire une nouvelle épouse dans la maison, épouse surtout servante, mais qui peut prendre un ascendant énorme sur le
Cependant, entre ces deux êtres qu'un contrat de vente a liés d'une facon si brutale et si précaire, il existe un sujet commun de préoccu. pations pour l'avenir : ce sont les deux fillettes réservées à leur tour, dans quelques années, aux chances de la vente. Mais chacun des deux parents voit la question sous un jour différent. Pour assi, marier ses filles le mieux possible et se dédommager amplement des dépenses qu'elles lui ont occasionnées, voilà son seul désir. Avec le prix de la vente, il acquerra de nouveaux champs, réparera sa maison et s'assurera du couscoussou pour ses vieux jours. Pour 'assaditt, qui n'a rien à voir dans l'accroissement des biens, il y a place à des pensées plus désintéressées, bien qu'elles naissent aussi d'un retour sur ellemême. Elle se souvient de ce qui lui est arrivé ; c'est l'acheteur qui l'inquiête dans la vente de ses filles ; elle leur ménage des amateurs en rapport avec leurs goûts, sachant par oui-dire, et un peu par expérience, combien il est dur de passer sa vie en compagnie d'un homme, d'un maître qui vous est pour le moins indifférent. Elle a vu de ses compagnes se révolter, lutter pendant des années et mourir à la suite de ces unions mercantiles où il n'y a ni satisfaction pour le cœur, ni place pour la plus vulgaire pitié.
§ 13. MŒURS ET INSTITUTIONS ASSURANT LE BIEN-ÈTRE PIHYSIQUE ET MORAL DE LA FAMILLE.
[72] Si la liberté est le plus grand des biens, la famille kabylee est heureuse, car c'est celui qu'elle a conservé le plus complètement. Son indépendance, sa dignité, son sol, voilà l'àme de la race berbère : elle n'a jamais été l'esclave de personne.
Le chef de famille est un roi, un despote si l'on veut ; il règne au foyer ; mais voilà le seul maître devant lequel femmes, fils et filles aient jamais courbé la tête. Ses propriétés, si petites qu'elles soient, sont chose sacrée ; le village lui-même, s'il en avait besoin pour l'utilité générale, ne l'exproprierait pas pour un prix quelconque ; la djemaâ paierait certainement le prix qu'il fixerait, si élevé qu'il fût. La liberté individuelle est aussi garantie d'une façon scrupuleuse. L'étroite solidarité qui existe entre les habitants d'un même village, les coutumes qui mettent à la charge de la commune tout ce que l'indigent ne peut supporter, sont des sécurités pour l'individu : il est absolument assuré, si misérable qu'il soit, de ne pas souffrir matériellement, et de n'être jamais froissé dans son amour-propre. Mais ce qui sans contredit soutient l'ensemble de la famille kabylee, c'est la communauté, c'est le groupement autour du chef de famille, c'est le régime d'indivision de la propriété. C'est lui, et lui seul, qui permet à vingt, trente, cinquante individus de vivre avec quelques lambeaux de terre et une masure.
Depuis que la loi française de partage forcé a été introduite, la misère Kabyle est devenue hideuse. Avec le caractère tenace, inflexiblement logique du kabylee, le partage de l'héritage, poussé à l'extrême, conduit à des résultats inouis. Il y a des Kabyles qui, en droit, possèdent un dixième d'olivier, une branche de figuier. En pratique, tout le monde se bat au pied de l'arbre, personne ne récolte et les fruits pourrissent ; et ainsi du reste, habitations, mulets, fontaines. Ils ne veulent pas vendre ; chacun réclame sa part en nature de la masure patrimoniale, qui ne vaut souvent pas plus de cent francs ; chacun en emporte pour quelques francs de bois et de tuiles, tandis que tous y eussent trouvé leur gite. Aussi la loi française de succession est-elle maudite comme funeste, et dédaignée comme absurde, par toutes les[73]familles kabylees de quelque importance. Il n'y a que les familles de misérables et de chenapans qui en réclament l'application, sans s'apercevoir qu'elle aura pour effet certain d'achever leur ruine. Amian, une fois marié, ne se séparera pas de son pére ; fidêle à la coutume de sa race, il construira contre le mur paternel, en s'y appuyant et en lui empruntant deux des côtés de la masure principale, une autre masure à lui. Les outils et les bestiaux resteront ceux de la communauté, jusqu'au jour où, le père étant mort, le fils deviendra le maître du toit patrimonial. Il en cédera à son tour les dépendances aux siens, et il y devra abriter ses sœurs si elles y reviennent veuves ou infirmes.
La rigidité des mœurs est une autre garantie d'avenir pour la famille ; elle la préservera contre l'introduction des charges parasites, concubines ou bâtards. Enfin la rustique frugalité des habitudes nationales, l'amour du travail favorisé par d'heureuses aptitudes, permettent de bien augurer pour l'avenir de ces rudes montagnards. Economes, avares, usuriers, ils entassent toujours et ne gaspillent jamais. L'hospitalité envers l'étranger ne constitue pas une charge pour eux ; ils ne perdent pas leur argent en faux frais. Tandis que l'Arabe. rusé et diplomate, se prodigue en festins pour se faire valoir devant le dominateur, pour le flatter, pour en obtenir une faveur ; le Kabyle, orgueilleux, rebelle à toute espèce de joug, n'offre pas un verre d'eau à un inconnu. — Te doisje quelque chose2 V'iens-tu pour l'intérêt de la communeA quel titre ai-je affaire à toi2 Va te promener — D'ailleurs il manque de tant de choses : il est tellement pauvre Mais il est industrieux, observateur, essentiellement assimilateur, rempli d'initiative. Ainsi il se servait depuis des siècles de la lampe en terre alimentée par l'huile ; mais il a vu le pétrole ; il a calculé ce qu'il vendait son huile ; alors il a pris les boites en fer-blanc ayant servi à contenir le nouveau liquide d'éclairage et rejetées ensuite comme inutiles ; il les a transformées en lampes à pétrole qui lui procurent une économie de trente pour cent.
D'ailleurs, sensible à notre supériorité dans l'ordre physique et prompte à en profiter dans la mesure de ses moyens, cette race fiêre et confiante en elle-même ne parait pas, dans l'ordre moral, aussi disposée à suivre notre impulsion.
Éléments divers de la constitution sociale
FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE;
PARTICULARITÉS REMARQUABLES;
APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES; CONCLUSIONS.
§ 17. L'INDIVIDUALITÉ DE LA RACE BERBÈRE ET LA VARIÉTÉ DE SES COUTUMES ET DE SES MŒURS.
[84] D'où provient dans l'Afrique septentrionale ; par quelles vicissitudes, quels mélangges s'est diversifiée si profondément, sans perdre les signes incontestables d'une origine commune, cette multitude de tribus qui, de la frontière occidentale de l'Egypte aux îles Canaries, malgré des noms distincts propres à diverses branches de la même souche, portent en commun dès l'antiquité la vague appellation de Berbers ou Berbères ? Comment une race douée de qualités si éminentes n'a-t-elle pas laissé dans l'histoire une trace plus éclatante de son existenee2 Par quelle anomalie, sur le sol brûlant de 'Afrique, offre-t-elle des meurs, u langage, des apparences physiques bien plutôt germaniques ou celtiques qu'africaines2 Par suite de quelles révolutions a-t-elle contracté de-cà et de-là des coutumes et des mœurs si différentes, depuis les boutiquiers kabyles du Djurdjurah jusqu'aux écumeurs l'ouaregs des mers de sable du Sahara2 Ce sont autant de questions restées jusqu'ici sans solution détinitive aussi bien pour l'anthropologiste que pour l'historien.
La race berbère, telle qu'on la délimite actuellement, sétend de Rhaudamès au Maroc et comprend les 'ouaregs, les Beni Mab, les Kabyles de l'Aurès, du Djurdjurah, des Ouarensenis, du Riff; mais ceux qui ont conservé dans sa plus grande pureté le sang primitif, ceux qui semblent être la souche même d'où sont sortis en rayonnant tous les autres, ce sont, dans le massif montagneux qui s'étend de Dellys à Bougie, les Kabyles du Djurdjurah. Soit nomades, soit sédentaires, soit marchands paisibles, soit guerriers de caravanes, les Berbères sont restés facilement reconnaissables à des traits communs qui en font un monde à part au milieu des popu[85]lations arabes. Le Berbère est un homme du sol ; il ne comprend et ne veut que sa patrie, son foyer, ses lois locales, son code national. Les Arabes ne sont que des pasteurs errants, reliés les uns aux autres par la communauté de croyance dans des dogmes religieux d'une extrême simplicité. Dans le centre du Djebel Ioggar, comme dans les contrées les plus sauvages du Riff marocain, nous retrouvons chez l'autre race le même mépris du bien-être, la même âpreté au gain, le même scepticisme religieux, le même respect des coutumes, le même sentiment chevaleresque de la dignité personnelle, et aussi les mêmes principes stratégiques, les mêmes villages fortifiés, alors que l'Arabe n'a jamais su ce que e'était qu'un rempart. Au physique, ce sont les mêmes ypes : les mêmes couleurs de peau et de chevelure, souvent l'une blanche et l'autre blonde ; la même vivacité d'allures. Il a sans doute passé, à une époque indéterminée, un vent violent de guerre et d'invasion qui a dispersé la race berbêre. Peut-être celle-ci n'était-elle originairement qu'une colonie de Celtes ou de Germains. Est-ce l'attachement aux coutumes, est-ce la croyance religieuse, est-ce même une haine de la race noire contre la race blanche qui a disséminé les Berbères On ne sait. Mais ce qui est indiscutable, c'est qu'ils ont gardé les allures de lutteurs continuels, la réserve de vaincus indomptés ; qu'ils subissent encore actuellement le contre-coup du cataclysme qui les a amoindris sans les briser ; qu'ils sont restés eux-mêmes, tout en étant forcés d'adopter un genre de vie différent d'après les milieux où leur fierté les reléguait. Cimes inaccessibles, désert inexploré, oasis lointaines, neiges, sables ou rochers desséchés, tout leur a convenu, et ceux qui se sont sauvés le plus loin, ceux qui se sont le mieux cachés, sont aussi ceux qui ont gardé le plus entier le trésor des traditions et des vertus de la race. Race étrange, qui en réalité n'a plus ni costume, ni langue, ni écriture, ni nombres, ni mesures, ni religion à elle ; mais dont la vitalité a résisté à tout, avec le fond de vieilles coutumes et d'instincts acquis obstinément conservé dans chaque famille. Rien de plus curieux que de suivre les modifications morales et physiques de cette race, selon qu'elle erre au Sahara, qu'elle s'enfouit sous la verdure des oasis, qu'elle grimpe bâtir ses forteresses sur les cimes neigeuses ; selon qu'elle entre en contact habituel avec les nègres sauvages, les pasteurs nomades et les commerçants européens, ou qu'elle reste, comme au Riff, dans une indépendance absolue et dans un isolement farouche. Le T'ouareg parait avoir gardé les caractères et la langue[86]dans son dialecte primitif; le Kabyle, les coutumes ; le Riff, l'art de la guerre et la science des cultures. La haine du joug, l'amour de la liberté jusqu'à la mort, l'orgueil de vaincus glorieux, voilà ce qui réunit autour d'un même étendard les troncons de la race berbère, ou du moins les Berbères restés purs, grâce à l'éloignement des refuges qu'ils ont adoptés. Car ils ont constaté eux-mêmes qu'au voisinage des vainqueurs, leurs congénères des vallées se corrompent ; à cause de cela ils les appellent des gens de la descente, prenant cette expression à la fois au propre et au figuré : descendus vers les vallées, ils sont descendus vers la condition des esclaves.
Quant aux différences de mœurs, on les constate parmi les Berbères, non seulement de région à région, mais de tribu à tribu. Ainsi, tandis que chez les Touaregs c'est la femme qui commande, en vertu de cette idée que dans la génération l'influence de son sang l'emporte sur celui de l'homme ; chez les Kabyles, la femme ne compte pas plus au foyer qu'un bétail à vendre. D'autre part, dans telle tribu kabyle, les prostituées seront considérées en vertu du bénéfice qu'elles rapportent au trésor communal ; tandis que dans d'autres, les fautes les plus légères contre la morale seront punies d'une facon terrible ; les célibataires eux-mêmes seront tenus à l'écart, frappés d'incapacités et d'amendes, ou même expulsés. Les divers dialectes que parlent les Berbères ne sont probablement que des altérations de la langue primitive sous l'influence successive des langues propres aux envahisseurs, les omains, les Vandales, les Arabes, les Espagnols, les Turcs. En réalité, sur eux n'a eu prise la civilisation d'aucun peuple ; ils n'en ont reçu jamais qu'un reflet extérieur, autant seulement que l'exigeait leur intérêt ou les nécessités absolues de l'existence. C'ee à ce titre, par exemple, qu'ils sont musulmans, tout en méprisant la loi du Coran et en gardant leurs coutumes nationales.
§ 18. APERCU DE L'ORGANISATION SOCIALE DES ABYLES (BERBÈRES SÉDENTAIRES) AVANT L'INTRODUCTION DES LOIS FRANCAISES.
Que veut dire le mot ables D'où vient ce nom donné en particulier aux Berbêres du Djurdjurah On ne sait pas au juste : les uns le font dériver du mot uebila (tribu fédérée) ; d'autres, de habel (qui a accepté) ; d'autres, de hobel (gens d'auparavant). Il n'y a pas de motif pour accepter plutôt l'une que l'autre de ces origines possi[87]bles ; toutes trois ont leur raison d'être parce qu'elles se rapportent à trois faits de l'histoire des abyvles ; la première semble cependant devoir être préférée. Les historiens romains signalent déjà l'existence de tribus fédérées dans le nord de l'Afrique ; Ammien Marcellin parle des Quingentiens, cinq tribus fédérées, des Isaflenses (Flissas d'aujourd'hui), dont les légions et la diplomatie ne pouvaient venir à bout, retranchés qu'ils étaient dans les montagnes, faisant une guerre de broussailles. ˉBeni veut dire plutôt fils, et Ait (qui correspond à ˉOulad des Arabes) signilie plutôt descendant ; ce sont les titres qui servent à désigner les tribus, pour marquer, dans le pre mier cas, une filiation directe ; dans le second, un essaimage plus ou moins ancien.
La base de la société kabylee est la arouba (gens des Latins, agnats) : elle forme un groupe d'habitations séparées. Devenue trop nombreuse, alors que les liens qui rattachent les divers membres faiblissent, que les origines s'obcurcissent, elle peut se désagréger, se briser en plusieurs laroubas distinctes ; par contre, une larouba affaiblie, réduite, sans défense, peut se fondre par adoption dans une autre, et la renforcer. La larouba est une personnalité politique et juridique, apte à posséder, à aliéner, à recevoir. Elle a ses propriétés, ses terrains de parcours, ses aires pour le grain, sa place au cimetiêre et à la djemaâ, où ses ahals (sages) vont discuter ses intérêts. Sa masse hérite pour moitié avec le village, des biens de celui de ses membres qui meurt intestat. Le taddet ou toupfi est une fédération de karoubas, le village, au nom duquel sont exercés les pouvoirs législatif et judiciaire. La diemaa est l'assemblée générale du village en la personne de tous ses mâles majeurs, le suffrage universel ; c'est là que s'élaborent les coutumes, que se rend la justice, que se décide la paix ou la guerre. Le taddert a ses biens communaux et ses biens nationaux, car il est à la fois un Etat et une commune, dont les laroubas sont les sections. Les cofs (la plus curieuse expression du génie kabylee) sont des fictions politiques, des divisions idéales, destinées à garantir contre tout abus de pouvoir, et les individus et les laroubas ; c'est une sorte de franc-maçonnerie d'intérêts entre initiés. Le çof étend son influence de la larouba au taddert, du taddert à la tribu, de la tribu à la confédération. Chaque vil. lage est divisé nécessairement en deux cofs, le cof d'en haut et le cof d'en bas ; l'adhésion à l'un ou à l'autre est toujours publique. Aux abus que pourraient amener les çois pour les transactions, pour la sécu[88]rité, remédie l'anaga, représentation matérielle du droit des personnalités, des çofs, ou des belligérants, suivant les cas ; c'est pour le porteur un véritable palladium. Casser son anaya veut dire rompre toutes relations ; c'est la guerre sans trêve. Le taddert est donc une commune et un Etat à la fois, dont la djemaâ est le pouvoir souverain. Le chef du village, amin (maire), est aussi un président de république. Les cofs (partis politiques) qui divisent les communes sont rétrogrades ou progressistes, et comptent leur influence d'après le nombre des amins qu'ils ont fait élire. Le vote est public, et se fait à haute voix, sans abstention ni défaillance. Le çof de la majorité s'assure évidemment la nomination de l'amin parmi ses partisans ; mais la coutume veut, par compensation, que le deuxième magistrat, l'oubid (adjoint), soit le candidat du cof de la minorité. Chef du pouvoir exécutif, l'amin assure l'exécution des volontés de la djemaâ ; président de cette assemblée nationale, il en dirige les débats ; maire de la commune, il en gère les biens et peŗoit les impôts. L'oulil est son contrôleur, contrôleur impitoyable, comme bien on pense, puisqu'il a intérêt à déplacer l'amin pour faire triompher son cof. Les tamens sont les membres de la larouba délégués pour les rapports avec l'amin et répondant de la larouba vis-à-vis du taddert. Les alkals sont les sages, les membres dont l'avis est prépondérant. Le Iabyle, essentiellement démocrate, respectueux de l'individualité, s'est cependant rendu compte que tous n'ont pas le temps de s'occuper des affaires publiques, aussi, excepté dans les cas graves où il y a lieu à plébiscite, l'amin, l'oulil, les tamens et les allals seuls se mêlent du gouvernement. Les tamens représentent la nuance çofique de leurs laroubas ; mais comme il ne serait pas juste que par la représentation de ses tamens une petite larouba eût autant d'influence qu'une larouba nombreuse, le génie kabyle a adjoint aux tamens, des allals d'autant plus nombreux que la larouba est ellemême plus nombreuse, et ils font contrepoids pour assurer une représentation équitable dans les proportions exactes des minorités. Égalité, liberté, contrôle du pouvoir public, protection des minorités, maintien de l'autonomie communale, consécration de la dignitéindividuelle, voilà les résultats de la constitution Kabyle. Aux dangers del'isolement communal pour le commerce ou en cas d'invasion étrangere, elle oppose le groupement en tribus et en confédérations. L'arch ou tribu est la ligue entre villages établis sur le même contrefort de montagne ; ils font entre eux échange de leurs anayas, pour assurer la sécurité du[89]commerce ; on fonde un marché central où chaque village plantera le frêne autour duquel se grouperont ses habitants. L'arch n'est pas seulement une institution d'ordre économique, mais, de même que le taddert est à la fois commune et Etat, l'arch est aussi une institution d'ordre politique, une ligue offensive et défensive, qui, lorsqu'elle est appelée à figurer à ce titre, prend le nom de tarougit, et devient une sorte de division militaire. La réunion des archs en temps de paix, ds tarouguits en temps de guerre, pour voter des changements à la constitution, ou pour acclamer le généralissime, forme la ebila (confédération). Il y a égalité absolue entre les archs comme il y a égalité absolue entre les tadderts.
II existe une analogie complête, dans le Djurdjurah, entre les divisions territoriales et les divisions politiques kabylees. Un simple coup d'eil sur la carte des tribus suffit pour s'en assurer. Le pays est sillonné par de hautes chaînes de montagnes séparées par de vastes vallées. Dans ces vallées se trouvent les contreforts des hautes chaînes circonscrivant des vallons autour desquels les contreforts secondaires ne sont plus que des collines entourées de ravins. Les eaux, avec leurs bassins différents, de rivières deviennent torrents et ruisseaux. Les grandes chaînes groupent sur leurs flancs les confédérations ; les contreforts servent à diviser les archs ; les tadderts sont bâtis sur divers pitons des contreforts. La population, en somme, se compose de grandes masses distinctes et compactes, ralliées fortement par certains intérêts communs, à l'ombre de quelques aaouias, ou sous la protection de certaines grandes familles ; plus quelques tribus qui flottent d'un groupe à l'autre, suivant les passions du jour. Cet édifice social peut sembler solide, mais après vous être élevé de la larouba, au taddert, à l'archr, à la ebila, redescendez cette série hiérarchique, en examinant soigneusement chaque degré ; alors vous reconnaîtrez que l'homogénéité de chaque association est d'autant moindre qu'elle est plus éloignée de la hase, du point de départ, qui est la larouba. Les passions, les rivalités, les luttes sourdes, sont les dissolvants de tout ce bel arrangement. Chaque tribu entend garder son individualité ; chaque village a ses coutumes propres absolument différentes de celles du voisin ; d'ailleurs chaque village est divisé en fractions ennemies. Aussi rien n'est commun comme la guerre de village à village. Un intérêt de premier ordre, l'invasion de l'étranger, peut seul réunir momentanément ces centaines d'orgueilleuses répuhliques minuscules, dans un patriotique oubli de leurs misérables[90]et jalouses rivalités. Le génie politique des kabylees s'est cependant évertué de son mieux à faire la part des intérêts et à éviter tout conflit.
Le droit individuel est chose sacrée : liberté de tester, par exemple, avec toutes ses conséquehnces. Mais alors il peut se faire que des testaments mêlent sur un même point les intérêts de deux laroubas, de deux tadderts, de deux archs, et que grầce à l'influence que donne la propriété il y ait conflit politique. ne vente, un mariage, peut amener les mêmes résultats. Mais ici la solution est donnée par la coutume : la klarouba, le taddert, l'arch a toujours le droit de racheter les biens qui sont passés par le fait de la volonté libre d'un de ses membres dans un camp étranger; d'autre part, la femme, n'étant rien dans le mariage, n'y apporte rien, et son amour pour le mari ou les enfants ne peut brouiller les intérêts de familles distinctes. Restant une personnalité juridique dans la famille de son père, elle peut garder le produit de son travail, aliéner, tester, recevoir un mandat, faire des donations entre vifs ou par testament, mais tout cela dans sa larouba et non dans celle de son mari; si celui-ci meurt intestat. elle ne peut en rien lui succéder. Il serait arrivé trop souvent qu'une larouba ou un taddert n'aurait pas eu les moyens de racheter des biens qui lui échappaient.
Les coutumes (hanoan) sont communes à une confédération ou spéciales à tel ou tel groupe ; mais tel est chez les Iabyles l'amour de la liberté, de la critique, tel est leur respect pour la volonté individuelle, qu'ils n'admettent pas le joug d'une coutume invariable. La lo n'existe que tant que la djemaâ n'a pas manifesté une volonté contraire. Si depuis longtemps, en plusieurs endroits, le droit publie est constant, c'est que les vœux, les besoins, les instincts n'ont pas varié depuis la décision prise et qu'ils étaient identiques pour plusieurs territoires. Aussitôt qu'il y a une différence entre deux tadderts, comme situation géographique, comme richesse, comme influence, les lanouns s'en ressentent immédiatement. Mais ce que le Kabyle n'admet pas, ce sont des principes supérieurs indépendants ; il n'admet d'autre règle que sa volonté. Il ne reconnait que le pouvoir de Dieu et encore le discute-t-il ; quoique, chose étrange, ses légendes parlent sans cesse de rois.
Les transactions sont absolument libres ; il n'y a pas de droit social en face du droit individuel, aucunes formalités, aucunes entraves. Il existe des modèles de contrats, de baux, prévoyant tous les cas qui[91]peuvent se présenter ; mais c'est seulement pour faciliter aux contractants l'expression de leur volonté ; ces formules n'ont rien d'obligatoire. L'association, dans la pensée du Kabyle, n'est pas la subordination de l'individu au groupe pour le fortifier, c'est au contraire l'adaptation des règles du groupe aux besoins de l'individu qui doit en tirer le profit, la force qui lui manquerait dans l'isolement. Le droit civil n'a qu'un objectif : assurer la pleine liberté de l'individu dans toutes les manifestations de sa volonté.
Ce même respect de la personne humaine se retrouve dans le droit pénal, qui ne prononce jamais une minute de prison. Le fier kabylee suppose que rien ne peut être plus sensible à un homme que de l'atteindre dans son amour-propre et qu'auprès de cette atteinte les peines corporelles sont peu de chose. Aussi sa loi impose-t-elle surtout des peines infamantes, qui s'adressent à la considération, la horma on brise les tuiles de la maison du coupable ; on brûle ses vêtements ; on lui coupe la barbe ; on l'exile du taddert ; on le prive de participer aux actes de la djemaâ ; on lui retire la protection publique. Il y a enfin la mort, la mort par lapidation (un vrai supplice de suffrage universel, où chacun apporte sa pierre) ; mais c'est dans le cas où il y a eu injure à la horma de la larouba, du taddert, en cas d'adultêre, par exemple. Quant à l'enfant de la fille-mère, on le tue, parce que, dans le fait, il n'appartiendrait à aucune larouba.
Le vol n'est pas considéré comme déshonorant, c'est un acte de guerre ; on considère toujours le volé comme l'ennemi. Aussi forme-t-on chez les Berbères des associations pour voler de quoi faire un bon repas en commun ; mais on ne volera pas une charrue ; on ne volera pas dans l'enceinte du village, au foyer ; on volera en rase campagne. Dans le fait, avant la domination française, et encore un peu maintenant, la guerre était l'état normal des Kabyles comme c'est celui de tous les Berbères ; aussi chez eux tout est-il fortifié : remparts dans le lIoggar, remparts dans le Mzab, remparts dans le Djurdjurah, remparts dans le Riff; partout des vergers avec des haies qui défendent les abords, partoutdes bandes de chiens redoutables. Au Riff, il n'y a pas un sentier, pas une élévation, pas un ruisseau qui ne soit couvert de travaux destinés à protéger le village ou la tribu ; la lutte est permanente et toujours prévue. Aussi observe-t-on chez ces peuples ce qu'en Corse on appelle la vendetta, ce que l'on peut en tous pays appeler la dette du sang versé. Un meurtre pour eux est un prêt ; les haines sont éternelles et sans pitié.
[92] Le mélange des sangs est si étrange dans cette race herbère que l'on y retrouve des traces positives de sang israélite, ce qui a même fait attribuer pour origine aux Mzabis le pays de Moab. Autre phénomène étrange, unique : dans le cœur du Riff, contrée inaccessible et fermée à l'Europe depuis des siècles, des tribus berbères ont sous leur dépendance des serfs juifs et des serfs cultivateurs formant des agglomérations séparées.
Le Mabi a mieux conservé que les autres l'esprit religieux, le respect de la femme. Il pratique encore la confession publique ; il maintient chez lui une hiérarchie sacerdotale, et avec cela des restrictions à la liberté individuelle rendues nécessaires par sa situation géographique, et destinées à empêcher le dépeuplement et le mélange des sangs. Le Touareg est plutôt guerrier a la façon des chevaliers du moyen âge ; son bouclier porte des devises, et la femme aimée dirige constament sa pensée et son bras. Le Kabyle a été gâté par le oran, dont il ne prend cependant que ce qu'il veut bien. Il n'aime pas non plus que l'on quitte la tribu ou le village, et impose dans ce cas une amende au profit de la communauté qu'abandonne l'individu. Il considêre qu'il y a eu une alliance d'intérêts dans le passé, et qu'elle ne peut se briser sans compensation.
La littérature berbère n'a pas la poésie rêveuse de la littérature arabe, elle est positive. Aussi le conte et la fable à conclusions pratiques la composent-ils presque entièrement. Parfois charmants, parfois obscurs, les réeits berbêres ont cependant une saveur toute particuliêre. Ils dénotent souvent une profonde connaissance du cœur humain. — Une gazelle était malade ; ses voisines accourent de toutes parts la visiter. Mais pendant leur séjour elles mangent l'herbe des environs et la gaelle guérie meurt de faim. Beaucoup d'amis. beaucoup de soucis. — Les fils d'un vieillard causaient entre eux et disaient : Vendons quelques chèvres pour acheter au père une compagne de ses vieux jours. Puis ils changent de conversation. Le vieillard de s'écrier : Oh ! mes fils, reprenez la conversation des chèvres !