N° 91.

MÉTAYER DE CORRÈZE

(BAS-LIMOUSIN — FRANCE)

OUVRIER TENANCIER

DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES PERMANENTS,

d'après

LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1863 ET 1864

PAR

M. L' ABBÉ TOUNISSOUX ,

Vicaire à Corrèze,

RÉVISÉS SUR LES LIEUX EN 1897

PAR

M. ROBERT G. DAVID .


Sommaire


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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.

[501] La famille habite le village de Vernat, commune de Corrèze. Ce chef-lieu de canton, comprenant 8 communes, est à égale distance, une vintaine de kilomètres, de Tulle, d'Egleton et de Seilhac. C'est avec Tulle, chef-lieu d'arrondissement et de département, que Vernat a les relations les plus fréquentes. On y aboutit par deux routes vicinales de grande communication, dont l'une se raccorde à la route nationale de Lyon à Bordeaux, et l'autre à la route nationale de Limoges à Tulle. On s'occupe, en ce moment, d'ouvrir un chemin vicinal qui [502] conduira directement à Tulle, en longeant la rivière de la Corrèze.

Quoique Corrèze n'ait pas une grande importance par sa population et son commerce, elle n'en porte pas moins le nom de ville depuis des temps très reculés. La plupart des maisons qui lui servaient d'enceinte sont encore revêtues de leurs créneaux, ce qu'on appelait la porte de la ville existe encore, et conserve ce même nom. Il serait difficile de trouver dans le Limousin, peut-être même en France, une localité qui possédât proportionnellement autant de constructions anciennes. Jusqu'ici les habitants, se sont senti fort peu de goût pour les améliorations, à part quinze ou vingt maisons bâties dans ce siècle, toutes les autres ont une origine fort ancienne. Ce sont des habitations vastes, solidement construites, mais sans harmonie aucune dans la distribution. Ceux qui sont habitués aux appartements bien calfeutrés auraient tort de chercher là une habitation pendant la mauvaise saison.

La ville de Corrèze, à 0°33'06'' de longitude, 40°20'17'' de latitude et 260 mètres d'élévation au-dessus du niveau de la mer, se trouve en entier dans un bas-fond, de sorte qu'il faut descendre pour y aboutir, de quelque côté que l'on arrive. Elle se trouve sur la rive droite de la Corrèze, rivière qui a donné son nom au département. Il est probable que ce nom appartenait à la rivière avant d'être donné à la ville. Il lui vient, dit-on, du mot coureuse. Ce qu'il y a de certain, c'est que. son cours est très rapide, surtout entre Sarran et Tulle.

C'est encore dans le canton de Corrèze que se trouvent les fameuses montagnes de Monédières, tellement élevées et tellement froides pendant l'hiver que les habitants les regardent comie une véritable Sibérie. Plusieurs communes de ce canton et des cantons voisins ont été invitées par le Préfet à se réunir pour faire la chasse aux loups et aux sangliers dans les bois de ces montagnes.

La commune paraît jouir d'une grande salubrité, car elle compte passablement d'octogénaires qui travaillent encore les champs ; il est rare que les maladies épidémiques arrivent jusque-là. Le sol est beaucoup moins fécond que dans la partie sud et ouest du département, mais il vaut beaucoup mieux que tout ce qui se trouve au nord, attendu que les châtaigniers ne peuvent guère venir dans ces dernières contrées. On y récolte principalement du seigle, du sarrasin, des châtaignes, des noix. La fécondité des prairies, surtout de celles qui se trouvent aux environs de la ville, est vraiment remarquable. Quoiqu'il y ait encore beaucoup à faire, sous l rapport des planta[503]tions, pour utiliser les terrains improductifs, ce pays peut être considéré comme passablement boisé, surtout en châtaigniers et en chênes. Le sol de la commune est généralement sec et sablonneux, à l'exception de deux ou trois villages dans lesquels on peut ensemencer du froment au lieu de seigle.

La ville n'a pas de biens communaux ; il n'en est pas de même de quatre ou cinq villages des environs, qui en possèdent 235 hectares.

La superficie totale de la commune est de 3.477 hectares ainsi répartis :

Répartion des hectares de la commune de Vernat (Corrèze) (§1)
Répartion des hectares de la commune de Vernat (Corrèze) (§1).

Corrèze possède quatre huileries où sont apportées toutes les noix du canton et de plusieurs communes voisines. Les huiles de noix qu'on y fabrique ne sont pus entièrement consommées dans le pays ; tout l'excédent passe à des négociants de Clermont qui, dit-on, les mélangent avec des huiles de qualité inférieure. Il y a également une carderie à laine, trois pressoirs à cidre, quine moulins dont six servent au public et neuf aux propriétaires seuls. On compte encore deux marchands de bois de marine, deux marchands de cuir, dont l'un fait aussi le commerce de laine et de cire. Les marchands de vins en gros sont au nombre de quatre, les magasins de rouennerie au nombre de trois, et les magasins d'épicerie au nombre de deux. Enfin il existe huit auberges ou cabarets et deux cafés, mais les uns et les autres ne sont guère fréquentés que les dimanches et les jours de foire.

Le territoire de la commune comprend 7.292 parcelles appartenant à 451 propriétaires parmi lesquels 18 seulement vivent de la location de leurs immeubles.

Sur ce nombre :

Répartition des parcelles de la commune de Vernat (Corrèze) entre les propriétaires (§1)
Répartition des parcelles de la commune de Vernat (Corrèze) entre les propriétaires (§1).

[504] On peut encore les classer de la façon suivante, à raison de l'étendue de leurs propriétés :

Répartition des hectares de la commune de Vernat (Corrèze) entre les propriétaires (§1)
Répartition des hectares de la commune de Vernat (Corrèze) entre les propriétaires (§1).

D'après le dernier recensement, la population de la commune est de 1.689 habitants, savoir :

Catégories socio-professionnelles des habitants de la commune de Vernat (Corrèze) (§1)
Catégories socio-professionnelles des habitants de la commune de Vernat (Corrèze) (§1).

Les ménages sont au nombre de 347, ainsi divisés :

Catégories socio-professionnelles des ménages de la commune de Vernat (Corrèze) (§1)
Catégories socio-professionnelles des ménages de la commune de Vernat (Corrèze) (§1).

Il est facile de constater, d'après ce qui précède, que Corrèze est un pays essentiellement agricole ; les ménages privés d'immeubles ruraux sont très clairsemés. Tous les bourgeois, à l'exception d'un seul, ont tenu à conserver ce qu'on appelle une réserve, pour la faire exploiter sous leur direction par leur domestique ou des ouvriers pris à la journée.

§ 2. État civil de la famille.

La famille est composée de douze membres, savoir :

1.PIERRE L***, métayer chef de famille, né à Nevers et marié à Corrèze............ 68 ans.

2.LÉONARDE P***, femme du métayer, née à Orliac de Bar............ 75 —

3.ANTOINE L***, leur fils aîné, né et marié à Corrèze............ 44 —

4.JEANNE V***, épouse du fils aîné, née à Chaumeil............ 38 —

5.LÉONARDE L***, première fille d'Antoine, né à Corrèze............ 15 —

6.LÉONARD L***, premier fils d'Antoine, né à Corrèze............ 13 —

7.MARIE L***, deuxième fille d'Antoine, née à Corrèze............ 11 —

[505] 8. MION L***, troisième fille d'Antoine, née à Corrèze............ 9 ans

9.JEANTOU L***, deuxième fils d'Antoine, né à Corrèze............ 7 —

10.PIERRE L***, troisième fils d'Antoine, né à Corrèze............ 5 —

11.LÉONARDOU L***, quatrième fils d'Antoine, né à Corrèze............ 2 —

12.JEAN L***, père du métayer, né et marié à Naves............ 94 —

Le métayer a perdu sa mère en 1833 ; il a une sœur mariée dans un village de la même commune. Il avait aussi un frère qui est mort à l'âge de cinquante ans.

Outre son fils aîné qui, selon l'usage habituel du Limousin, vit avec lui, le métayer a eu trois autres enfants : Gilles, métayer d'un autre domaine du village appartenant au même propriétaire ; Pierre, sabotier au chef-lieu de la commune, et François, mort à l'âge de quarante ans.

§ 3. Religion et habitudes morales.

Corrèze est une paroisse où les sentiments religieux sont véritablement profonds. Tout le monde se fait un honneur et un devoir de ne pas travailler le dimanche, et même de ne pas manquer la messe. Bien que les familles bourgeoises soient en général les moins religieuses, comme dans le reste du Limousin, il n'en est pourtant pas une seule, dans la paroisse, qui affecte de mépriser les lois de l'Eglise. Généralement, toutes les femmes font leurs paques; la plupart se confessent encore à la Toussaint et à la Noël. Quant aux hommes, c'est tout au plus si la moitié d'entre eux s'approchent des sacrements une fois l'an.

La famille qui fait l'objet de la présente monographie ne fait pans exception à la règle générale. Tous les soirs, la prière est faite en commun par la maîtresse de la maison ; le dimanche, une partie de la famille part de bonne heure pour entendre la première messe, qui se dit à sept heures, et se hâte de rentrer au village pour remplacer les autres membres qui vont entendre la seconde messe, ordinairement à one heures. Malgré l'intervalle qui sépare les offlces, c'est à peine si les premiers sont de retour quand les autres doivent partir : car chaque messe, en y comprenant le prône, dure près d'une heure et demie, et la distance du village de Vernat au chef-lieu de la commune est presque de quatre kilomètres, par de mauvais chemins. Tous les membres de la famille accomplissent le devoir nascal. Parmi[506]les enfants les deux aînés ont déjà fait la première communion ; les deux filles qui viennent ensuite fréquentent le catéchisme depuis trois ans, elles seront probablement admises cette année à la première communion.

La famille est loin d'oublier ses membres défunts. Outre les cinq services d'usage célébrés pour chaque défunt dans l'année même du décès, elle fait chanter annuellement un service pour le repos de tous ses morts ; elle n'oublie pas non plus de faire renouveler, dans la semaine qui suit la Toussaint, l'inscription de leurs noms sur le catalogue, dit nécrologe, qui est lu, chaque dimanche, au prône, avant la récitation du de profndis. Cette inscription coûte annuellement pour chaque mort la somme de 3 francs.

Tous les membres de la famille vivent dans le plus parfait accord ; quoique le métayerrsoit le seul maître, les trois hommes se concertent. souvent pour savoir ce qu'il y aura de mieux à faire dans la journée. Les femmes n'ont pas l'habitude de s'occuper des travaux extérieurs ; néanmoins, lorsque des bestiaux sont achetés ou vendus, le métayer se fait un devoir et un bonheur de faire connaître à toute la famille le prix d'achat et de vente. Les deux épouses ne consultent guère leurs maris pour la vente du beurre, du fromage et des œufs. L'argent qui en provient est ordinairement employé par elles aux petites dépenses du ménage, et principalement à l'achat de ceux de leurs vêtements qu'elles prennent dans les magasins.

Cette famille, comme toutes celles des villages de la commune, est très hospitalière ; il lui serait pénible de laisser repartir une personne sans l'avoir engagée à prendre quelque chose. N'étant pas très riche, elle ne peut pas faire d'abondantes aumônes, mais il est rare qu'un pauvre s'en retourne sans avoir reçu la moitié d'une galette de sarrasin ou un morceau de pain.

Généralement, les paysans du Limousin ne tiennent pas assez à la propreté en ce qui concerne les soins à donner aux habitations et aux vêtements. La famille qui fait l'objet de la présente monographie laisse bien moins à désirer que d'autres sous ce rapport, car la nouvelle maison que lui a fait construire le propriétaire est de nature à lui inspirer plus de goût à cet égard.

Les mœurs ne pourraient guère être plus simples ; les sentiments de vanité et le goût de la dépense sont presque inconnus. Toute l'ambition du métayer est de pouvoir payer la dot de ses enfants, et principalement de celui qui a épousé la fille du métayer voisin. Jean L**[507]père du métayer, avait acquis une partie de l'immeuble possédé par la famille, soit au moyen de ses épargnes annuelles, soit au moyen de la dot que lui apporta sa femme ; quand Pierre, son fils aîné, s'est marié, il lui a donné le quart de son avoir, selon l'usage du pays. Il va sans dire que le métayer actuel a tenu à constituer les mêmes avantages à son fils aîné lors de son mariage.

Le métayer et sa femme n'ont reçu aucune espèce d'instruction ; il en est de même du père du métayer. Quant au fils adné et à sa femme, ils savent lire dans leur paroissien. Les petites filles n'ont pas fréquenté l'école et ne doivent pas y aller. L'aîné des garçons va en classe tous les hivers, depuis trois ans ; l'intention de la famille est d'agir de même à l'égard des autres garçons.

Le métayer n'a aucun zèle pour les améliorations agricoles, mêmè pour celles le plus évidemment utiles. Le propriétaire n'a jamais pu lui faire comprendre qu'il ya beaucoup plus d'avantage, dans nos pays, à former des prés que des champs. Le métayer reste toujours persuadé qu'il y aurait de graves inconvénients à transformer des terres en prés, et surtout à porter dans ces prés les engrais qu'il tient à réserver exclusivement aux terres labourées. Il faut encore bien des années pour que le paysan de ces contrées sorte de ses habitudes invétérées ; il faut pour cela que les propriétaires les plus intelligents du pays prouvent, autrement que par des théories, qu'on peut abandonner la routine avec de réels avantages pour soi-même.

La famille est une de celles qui savent se contenter de leur position et ne pensent nullement à quitter le pays pour aller à la recherche de grandes fortunes. Elle ne consentirait jamais à abandonner le certain pour l'incertain ; elle éprouverait même une répugnance très prononcée à transporter son domicile hors du canton.

§ 4. Hygiène et service de santé.

Le métayer est de taille ordinaire, de tempérament sanguin. Il n'u jamais été atteint de maladie grave, mais il est sujet aux érésipêles. Ces indispositions ne l'ont jamais déterminé à faire appeler le médecin ni à prendre de remède.

La femme est de tempérament frêle ; la moindre imprudence suf[508]fit pour lui faire contracter un gros rhume, quelquefois même une pneumonie. C'est ainsi qu'elle a gardé le lit pendant plus d'un mois en 1860 ; à cette époque, elle fit appeler le médecin deux fois, ce qui l'empêcha de le faire venir plus souvent, ce fut la crainte de la dépense, car chaque visite du docteur dans ce village ne coûte pas moins de cinq francs. Si le médecin était appelé aussi souvent qu'il le faudrait pour une maladie de longue durée, ses honoraires joints au prix des médicaments qu'il faut presque toujours envoyer chercher par un exprès, auraient de quoi épouvanter et même gêner les familles comme celle-ci, dont les ressources suffisent à peine aux dépenses les plus nécessaires.

Le vieux père n'a supporté qu'une maladie grave, c'était en 1861 ; il est parfaitement rétabli. Il ne manque pas de venir à Corrèze tous les dimanches pour assister à la messe ; on l'entend assez souvent entonner des chansons joyeuses pendant les besognes les plus pénibles. Ce bon vieillard se livre à tous les travaux aussi bien que son fils et son petit-fils, il ne fait exception que pour les occupations qui demandent de grands efforts.

Les petits enfants du métayer n'ont pas encore connu de maladie sérieuse ; toutes leurs indispositions ont été regardées par les parents comme des maladies de vers ; les remèdes employés par eux dans ces circonstances consistent en un chapelet fait avec des aulx, qu'on leur passe autour du cou. Lorsque l'indisposition persiste, la mère fait acheter chez un épicier de Corrèze des bonbons de semen-contra. Voici de quelle manière procèdent généralement les paysans de cette contrée, quand un membre de la famille se trouve mal : aussitôt que le malade est alité, on va chercher au chef-lieu du pain blanc, un litre de vin et un peu de viande de veau; si le malade mange et boit, c'est signe de guérison ; s'il refuse de manger, c'est preuve qu'il est sérieusement atteint. Dans ce cas, on s'empresse de faire venir le médecin et le curé, ainsi que le notaire, s'il y a lieu.

Les bons effets obtenus par la science médicale dans ces campagnes se réduisent à bien peu de chose. Les villageois, surtout les moins aisés, redoutant les dépenses, ne se décident guère à mander le médecin que lorsque le danger de mort est pour ainsi dire imminent. Du reste, le médecin une fois appelé a l'habitude de ne revenir pour le même malade que lorsqu'il reçoit un second avis ; sans ce nouvel appel, il ne se croirait pas en droit de faire payer sa visite. De tout cela, il résulte de très graves inconvénients pour le malade : tantôt le médecin, n'ayant[509]pu reconnaître, dans une première visite, les vrais caractères de la maladie, n'ordonne que des médicaments inutiles ou dangereux ; tantôt les remèdes sont administrés en temps inopportun par la fille ou la vieille mère. Les familles ne retirent souvent de la visite du docteur qu'une seule consolation, celle de pouvoir apprendre au public que le malade n'est pas mort sans avoir été vu par le médecin. Cet état de choses est bien triste, mais il est fort difflcile d'y remédier; il faudrait pour cela rendre les villageois plus riches, ou abaisser le prix des visites du médecin. La seconde chose n'est pasplus facile que la première ; car les villages sont très éloignés du chef-lieu. Tout ce que l'on pourrait faire de mieux, ce serait d'obtenir du bureau de bienfaisance la gratuité des remèdes pour les familles peu aisées ; car il 'y a guère que celles-là qui se résignent à se passer du médecin ou à ne le faire appeler qu'une seule fois.

Les soins de propreté personnelle sont très sommaires : les hommes se lavent la figure quand ils se font la barbe chaque dimanche ; les femmes ne se lavent non plus que le dimanche ; les jeunes filles le font encore quand elles vont à une foire ou une noce.

§ 5. Rang de la famille.

Dans la classe des cultivateurs paysans, le premier rang est tenu par les propriétaires ;le second, par les métayers ou fermiers des domaines ; le troisième, par les petits fermiers connus sous le nom de bordiers, et le quatrième, par les simples domestiques. Le domestique une fois majeur tient assez souvent à se marier pour devenir bordier ; de même il ne tarde pas moins au bordier d'avoir des enfants capables de le seconder et de le mettre ainsi en position de se constituer métayer il va sans dire que tous les veux du métayer sont de pouvoir acheter une propriété au moyen de ses épargnes.

D'après cela, il est facile de comprendre le degré de considération dont peut jouir la famille qui fait l'objet de la présente monographie. Ce qui fait encore qu'elle est très bien vue dans le pays, c'est que tous ses membres sont hospitaliers, doux et honnêtes.

Le pere du métayer jouit d'une considération toute particulière, et parce qu'il a été métayer du même maître pendant plus de 60 ans, et parce qu'il est le plus âgé de la commune, et que, malgré son âge[510]avancé, il se montre toujours gai et prévenant à l'égard des personnes qui le rencontrent.

Moyens d'existence de la famille

§ 6. Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris.)

Immeubles, venant en partie du père et de la mère, et augmentés par la dot de la femme et celle de la bru. La famille n'a ni meubles, ni ustensiles, ni bestiaux dans cette propriété............ 3.500f 00

Une maison, 800f 00; — une grange avec écurie,300f00; — un jardin, 100f00; — un pré, 1.500f00; — trois petits champs, 800f 00. — Le tout situé dans le village le plus proche de celui qu'habite la famille. — Total, 3.500f00.

ARGENT : Somme gardée habituellement au logis............ 50f 00

ANIMAUX DOMESTIQUES gardés toute l'année............ 120f00

10 moutons, 120f 00.

Matériel spécial des travaux et industries............ 275f20

1° Pour l'exploitation des champs et prés. — 1 fourche en fer à long manche pour engranger le foin, 1f 30; — 8 rateaux en bois, 6f 00 ; — 20 fourches à faner, 5f 00; — 4 faulx montées, 16f00; — 8 faucilles, 8f00 ; — 1 marteau avec enclume pour battre les faulx et les faucilles, 5f 00; — 1 crible en fil defer, 2f 00 ; — 2 cribles en bois, 2f 00;— 10 sacs detoile, 15f 00 ; — 1 vieux boisseau pour mesurer les grains, 3f00; — 1 petite romaine, 2f 00 ; 4 houes, 12f 00; — 4 hoyaux, 8f 00 ; — 4 pelles à bêcher, 12f 00 ; — 4 garrots en bois pour lier les gerbes, connus sous le nom de liadours, 4f 00; — 5 fléaux, 5f 00 ; — 1 couperet pour rigoler les prés, 3f00. — Total, 109f 30.

2° Pour l'exploitation des animaux domestiques. — 3 fourches ou tridents, 3f 00; — 1 pelle anglaise, 1f 00; — 1 seau en fer-blanc pour traire les vaches et les brebis, 1f 75; — 6 pots en terre pour le lait, 1f 50; — 1 couloire ou filtre, 0f 40; — 1 culllère pour vider le lait, 0f 50 ; — 1 marmite pour contenir et faire chauffer la crème dont on fait le beurre, 1f 00; — 1 baratte, 3f 00; — 1 moule pour faconner le beurre, 0f50 ; — 2 pots en terre pour le lait caillé, 0f80; — 1 case en bois pour faire sécher les fromages, 4f 00; — 1 seau pour porter la nourriture aux porcs, 0f50; — 1 marmite pour faire cuire les pommes de terre et les châtaignes pour les bœufs et les porcs, 8f 00. — Total, 25f 95.

3° Pour le jardinage. — 1 pelle à bêcher, 2f 00; — 1 serfouette, 1f 25 ; — 1 brouette, 5f 00; — 1 râteau, 0f 75. — Total, 9f 00.

4° Pour la coupe du bois de chauffage. — 1 petite scie, 2f 00; — 2 cognées et 2 hachereaux, 14f 00; — 1 grande massue en bois pour frapper sur la cognée, 1f 00; — 2 coins en fer pour fendre le bois, 1f 00. — Total, 18f 00.

[511] 5° Pour l'exploitation des châtaigneraies. — 10 corbeilles, 3f 00; — 8 mauvais sacs, 6f 00. — Total, 9f 00.

6° Pour le blanchissage du linge. — 1 cuve pour couler la lessive, 10f00; — 1 grande marmite,10f 00; — chaudrons en cuivre pour les petites lessives,30f 00; —1 battoir, 0f25; — 2 fer à repasser, 2f 00. — Total, 52f 25.

7° Pour la fabrication de la toile et des étoffes. — 1 peigne pour le chanvre, 7f 00; — 1 paire de cardes pour la lalne, 2f0; — 5 quenouilles et 15 fuseaux pour filer la laine et le chanvre, 1f 00 ; — 1 instrument en bois pour dévider, 3f00;— 0 alguilles à tricoter, 0f 9. — Total 13f40.

8° Pour la fabrication du pain. — 1 maie en chêne, 15f00; — 1 pétrin, 8f00 ; — 2 tamis, f00; — 16 corbeilles, 8f 00; — fourgons, 2f40; — pelles à enfourner, 2f20; — 1 pelle en bois, 0f 50 ; — 1 balai, 0f20. — Total, 38f30.

Valeur totale des propriétés............ 3.945f 20

Il n'est pas sans intérêt de joindre à la liste des propriétés du métayer celle des immeubles et meubles de la ferme appartenant au maître.

Immeubles............ 34.576f 00

Maison occupée par le métayer, 2,400f ; — 2 granges avec étable, porcherie et poulailler, 800f 00; — 4 jardin (4 ares), 4 prés (9 hectares 9 ares), 2 pacages (1 hectare), 15 champs (13 hectares), bois chataigneraies (3 hectares), 9 futales ou bruyères plantées en chênes (3 hectares 33 ares), bruyères (1 hectare 66 ares). Le tout d'une valeur de 31.36f. — Total, 3.576f 00.

ANIMAUX DOMESTIQUES entretenus toute l'année............ 3.033f 00

4 boeufs, 4.00f00; — 2 taureaux, 325f00; — 4 vaches, 600f00; — 0 moutons, 20f00; — 30 brebis, 20f00; — 6 porcs, 390f00 ; — 12 poules, 18f 00. — Total, 3.033f00.

MATÉRIEL SPÉCLAL DES Travaux et industries............ 391f 00

2 charrettes, 200f 00; — 2 tombereaux, 60f00 ; —4 araires avec leurs accessoires, 30f00; — jougs avece leursaccessoires, 0f00 ; — 1 paire de marques ou tilles pour broyer le chanvre, 6f00;— échelles,6f00; — 11 chaînes en fer pour attacher les bêtes à cornes à la crèche, 33f 00; — 4 rateliers, pour les bêtes à cornes et pour les bêtes à laine, 5f00; — 1 auge de bois pour les porcs, 5f 00; — 1 scie pour scier les arbres, 6f00. — Total, 391f00.

VALEUR TOTALE du domaine y compris les bâtiments, les bestiaux et les outils............ 38.000f00

§ 7. Subventions.

Il n'y a dans la commune aucune société ayant pour but de donner des secours aux malheureux. Le bureau de bienfaisance lui-meme ne fait aucune distribution, car il a pris le parti d'employer ses ressources annuelles à l'achat de rente sur l'État, afln, dit-il, de pouvoir compter plus tard sur un capital sufflsant. Cette règle de conduite[512]pouvait être excellente pendant les bonnes années, le nombre des pauvres étant alors très restreint, mais elle a été regrettable pendant quelques années malheureuses. La famille ne reçoit donc aucune subvention de la commune ni des sociétés de bienfaisance.

Il convient de signaler ici les avantages suivants dont jouit le métayer : 1° le logement fourni par le propriétaire ; 2° la faculté de couper dans le domaine tout le bois nécessaire pour son chauffage, pour les lessives, pour le four à pain et le séchoir des châtaignes ; 3° la jouissance du jardin dont tous les produits lui appartiennent ; 4° la liberté d'exploiter à son compte 33 ares de champ et toute la quantité de bruyères qu'il lui convient de défricher; 5° la permission de tenir à son seul compte 10 moutons, dont les produits lui reviennent exclusivement, à l'exception du fumier, qui doit être employé à l'exploitation du domaine ; 6° le droit de garder tout le lait des vaches et des brebis pendant les 15 jours des moissons ; 7° les étrennes faites au moment de la vente des bestiaux aux membres de la famille qui les ont soignés ; 8° la liberté qu'ont les enfants de glaner à leur propre compte dans les champs récoltés ; lorsque le produit du glanage par un des enfants s'élève à la somme de cinq ou six francs, cette somme est employée à l'achat de ses premiers souliers, jusque-là, cet enfant ne porte que des sabots ; 9° les petits cadeaux en vêtements que la femme du propriétaire fait aux enfants ; 10° un don de 7 litres de vin fait au métayer par le propriétaire au moment de la rentrée des gerbes dans les granges.

Il y a lieu de noter que les bénéfices des subventions concernant les 33 ares de champ, les bruyères défrichées et les 10 moutons sont attribués au fiis aîné. Si le métayer avait des frères ou des fils cadets travaillant pour le compte de la famille après avoir passé l'âge de 1I ou 18 ans, ces derniers bénéfices leur reviendraient en entier. Ce serait là tout leur salaire, en y ajoutant les vêtements qui, dans ce cas, sont fournis par le chef de famille.

§ 8. Travaux et industries.

Travaux des hommes. — C'est le métayer lui-même qui est chargé du soin des bêtes à cornes et des bêtes à laine. Cette occupation lui laisse fort peu de temps dans la mauvaise saison. Aussi s'abstient-[513]il, alors, d'aller travailler avec les autres hommes, surtout quand ils sont dans les champs et prés les plus éloignés. C'est à peine s'il s'occupe de rassembler quelques feuilles et d'en conduire une partie pour la litière de la basse-cour.

Quand les bestiaux vont paitre, le métayer travaille avec les autres hommes. Cette liberté lui est donnée depuis la fin mai jusqu'à la fin novembre. C'est le fils alné qui est chargé du jardinage, il s'occupe aussi d'une manière spéciale de défricher les terrains incultes et de bêcher les 33 ares de champ que le maître laisse exploiter au seul compte de la famille. A part ces deux occupations, le fils aîné travaille avec son père et son grand-père.

Les occupations des hommes aux diverses saisons de l'année se succèdent à peu près comme suit : après avoir battu les gerbes pendant une grande partie du temps qui s'écoule de la Noél au mois de mars, les hommes emploient les trois mois qui suivent à planter les pommes de terre, à nettoyer les prés et à préparer les terres pour les avoines et sarrasins.

A l'époque de la moisson, le métayer prend une quinzaine de moissonneurs pendant 3 ou 4 jours pour couper les seigles. Une partie des fourrages est récoltée avant les seigles et l'utre partie après. La première sert à faire coucher dans les granges les moissonneurs étrangers à la commune.

Après la récolte des fourrages, le métayer avec son flls ou son père s'empresse de labourer de nouveau les terres qui doivent être ensemencées de seigle. Ils s'occupent ensuite de récolter l'avoine, le chanvre, le sarrasin et les pommes de terre. Les hommes et les enfants emploient une grande partie d'octobre et de novembre à la récolte des châtaignes.

Travaux des femmes. — Selon l'usage du pays, les femmes ne s'occupent des travaux extérieurs que lorsqu'il s'agit de faner le foin, de couper le seigle ou le sarrasin, de ramasser les châtaignes et les pommes de terre; alors même, il n'y a guère que la bru qui soit employée à ces travaux. Pendant le reste du temps, les femmes se contentent de préparer les repas, de soigner les enfants, de laver et raccommoder le linge, de filer la laine et le chanvre pour la confection des vêtements.

Travaux des enfants. — La petite-fllle du métayer est occupée à garder les bêtes à laine pendant toute l'année, sauf les jours les plus pressés de la moisson ; alors elle est remplacée par un de ses frères.

[514] Le petit-fils le plus âgé fait pâturer les bœufs pendant l'été et va à l'école en hiver. La deuxième fille garde les vaches jusqu'à la fin décembre, et la troisième surveille les porcs pendant une partie de l'année. Elle garde aussi les agneaux pendant quelques mois.

Les petites-filles du métayer travaillent beaucoup au filage du chanvre ; toutes les trois y sont occupées presque continuellement, aussi bien en gardant les troupeaux dans les champs qu'en restant au coin du feu pendant les longues veillées d'hiver. Afin que les femmes aient plus de temps libre pour le filage, les hommes, pendant les veillées, s'occupent à peler les châtaignes nécessaires pour le premier repas du lendemain.

Industries entreprises par la famille. — La famille est chargée de cultiver un domaine à titre de colon partiaire. Les principales industries dont les produits sont partagés, sont : l'exploitation des champs, des bêtes à cornes et des bêtes à laine, de la basse-cour et des chataigneraies. Tous les outils agricoles sont entretenus à frais communs.

Les seules industries que le métayer entreprenne à son propre compte, sont la culture du jardin et des terrains portés au nombre des subventions, l'exploitation de ses dix moutons, la fabrication du pain, celle de la toile et des étoffes et le blanchissage du linge.

C'est ordinairement le métayer qui achète ou vend les animaux pour le compte du propriétaire ; mais il a soin, avant de conclure le marché, de prendre l'avis du maître, à moins que celui-ci, n'ayant pu venir à la foire, ne lui ait donné tout pouvoir.

La femme du métayer ne va guère aux foires des cantons voisins, mais il est rare qu'elle manque celles de la localité, qui sont au nombre de dix-sept. Plusieurs membres de la famille viennent à ces foires sans nécessité aucune. C'est là un abus déplorable : le temps perdu ainsi pourrait être employé utilement à des améliorations agricoles.

Deux des quatre bœufs sont vendus annuellement et remplacés par d'autres d'un prix inférieur. C'est ordinairement à la foire des Rameaux que s'opèrent ces ventes et ces achats. Les vaches ne sont vendues que lorsqu'elles sont trop vieilles ou qu'on leur reconnaît des défauts graves. Les veaux sont achetés à l'âge de deux mois par les bouchers de Tulle ou de la localité.

C'est à la foire du 20 mai que l'on vend les moutons; quant aux brebis, on engraisse les plus vieilles pour les vendre à l'arrière-saison.

Les agneaux qui ne sont pas gardés pour remplacer les moutons[515]vendus, sont conduits aux marchés de Corrèze tenus pendant les trois dimanches qui suivent la Saint-Jean. La vente des porcs se fait à Corrèze le 22 décembre et surtout le 9 janvier. Ceux qui ne sont pas vendus alors sont amenés à lau foire de Tulle du 1 janvier.

Mode d'existence de la famille

§ 9. Aliments et repas.

Quoique la famille vive aussi bien que toutes celles de sa condition, on peut dire qu'elle dépense assez peu pour sa nourriture, relativement au nombre des membres qui la composent. Tout ce qui constitue l'alimentation est récolté dans le domaine ; les bases principales de cette alimentation sont le seigle, le sarrasin, les pommes de terre, les châtaignes et les légumes du jardin, carottes, choux, haricots, etc. Le laitage est aussi pour beucoup dans la nourriture de la famille. Elle n'a recours à la viande de boucherie que lorsqu'un de ses membres est en convalescence, ou quand il s'agit de célébrer une fête. En temps ordinaire, elle consomme de la viande salée, provenant de l'abatage annuel d'un porc gras. Elle ne boit jamais que de l'eau, à l'exception des trois ou quatre jours de fête.

Selon l'usage du pays, la famille fait trois repas en hiver et quatre en été. En hiver, le premier. repas, qu'on appelle dlner, se fait à 8 heures ; le second, appelé goûter, à 1 heure; et le troisième, appelé souper, a lieu à la tombée de la nuit.

Le dlner se compose de soupe et de châtaignes. La famille consomme alors près de 30 litres de châtaignes. Quand il n'y a plus de châtaignes vertes ni sèches, on mange des pommes de terre cuites dans de l'eau pure, ou bien dans la soupe.

Au goûter, on sert un morceau de lard ; s'il n'y en a point, on se contente d'un plat de légumes en sauce, ou bien de pommes de terre en ragoût ; quelquefois on fait des bouillies de froment ou de sarrasin. Les gaulettes de sarrasin remplacent le pain. La famille serait grandement privée si elle passait un seul jour sans manger de ce galettes, connues dans le pays sous le nom de tourtous.

[516] Le soir, on ne mange que la soupe ; le fromage est pourtant servi pour ceux qui en veulent.

Pendant l'été, les repas se font à 6, 11 et 4 heures, et un dernier à la fin du jour, après la cessation des travaux.

Le matin, on prend la soupe avec du pain beurré ; à 11 heures la soupe encore, du porc salé, si ce n'est pas un jour d'abstinence, et du fromage. La salade faite au lard ou à l'huile est servie au troisième repas, à moins qu'il n'y ait du lait avec des crêpes de sarrasin. On sert quelquefois aussi du petit beurre, c'est-à-dire ce qui est resté dans la baratte après que le beurre a été formé. En été comme en hiver, le dernier repas se compose de soupe et de fromage.

Pendant la mauvaise saison, le premier et le dernier repas se prennent toujours à la maison ; assez souvent, en été, les trois premiers sont pris dans les champs. Les jours d'extra sont la fête votive, le dernier jour de carnaval et les deux jours pendant lesquels les gerbes sont engrangées. C'est alors seulement que l'on boit du vin en famille, et que l'on fait quelques pâtés de viande ou de pommes. Le mets indispensable à toute fête est la bouillie de miche. En cela, la famille ne fait que se conformer aux usages les plus suivis dans le pays.

Les hommes se livrent à des travaux trop pénibles pour supporter les jeûnes ; ils s'y soumettent pourtant le mercredi, le jeudi et le vendredi de la semaine sainte. Les femmes jeûnent toutes les fois qu'elles n'ont pas de motifs spéciaux de s'en dispenser.

§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.

La maison occupée par la famille est de construction récente. Jusqu'ici, Pierre avait été très mal logé, comme le sont généralement tous les métayers du pays. Les habitations des villageois consistent ordinairement en une cuisine, une mauvaise chambre et un grenier. Ils sont condamnés à supporter l'obscurité ou le vent, selon qu'ils placent ou enlèvent une porte massive destinée à fermer la seule ouverture de la maison. Ces habitations sont presque toujours entourées de bourbiers infects ; il semble qu'on affecte de placer ces sources d'engrais le plus près possible de la maison. L'ignorance seule est la cause de ces mauvaises habitudes, car il serait facile de garder les mêmes engrais par des procédés différents.

[517] L'habitation de la famille se distingue donc des autres, en ce qu'elle a des croisées et qu'il n'y a pas de bourbier devant la porte. Une autre différence non moins frappante, c'est qu'elle est couverte d'ardoises, tandis que toutes celles des métayers et même de la plupart des propriétaires des villages sont simplement couvertes en chaume. Une troisième distinction, c'est que la cuisine ne renferme pas de lits, tandis qu'il en est autrement partout ailleurs.

Le bâtiment a sa principale facade, longue de 10 mètres, tournée vers le midi. Entre la maison et la grange se trouve une vaste cour dans laquelle coule une source abondunte alimentant tout le village. L'habitation du métayer est composée d'une cave, d'un re-de-chaussée et d'un grenier. Le re-de-chaussée est divisé en quatre places : sur le devant, une cuisine et une chambre que le maître s'est réservée ; derrière, des chambres à coucher : l'une contenant deux lits est occupée par le métayer, son fils et leurs femmes, l'autre renferme également deux lits, l'un pour le vieux père et un petit enfant, l'autre pour les deux garçons les plus âgés. Il y a enfin un cinquième lit augrenier pour les trois filles, et un sixième dans l'écurie pour celui des hommes qui veut y coucher, car on ne laisse jamais les bestiaux seuls pendant la nuit.

Meubles. : presque tous achetés autrefois par le vieux père............ 335f05

1° Literies. — Lit du métayer : 1 lit en chêne, 15f 00; — 2 paillasses (paille et balle d'avoine), 13f 00 ; — 1 traversin, 2f 00; — 1 couverture piquée, 8f 00 ; — rideaux d'indienne, 6f 00 ; — lit du fils aîné : 1 lit en noyer, 22f 00; —2 paillasses, 15f 00 ; — 1 traversin,2f 50 ; — 1 oreiller, 3f 00; — 1 couverture piquée, 10f 00 ; — rideaux d'indienne, 8f00; — lit du vieux père : 1 lit en chène, 10f 00; — 2 paillasses, 11f00 ; — 1 traversin, 2f00; — 1 couverture piquée, 7f00; — lit des deux garçons : 1 lit en chene, 6f 00 ; — paillasses, 11f00; 1 traversin, f00; —1 couverture, 7f 00 ; — lit des trois filles : 1 vieux lit, 4f00; —2 palllasses, 11f00; — 1 traversin, f00; — 1 couverture, 7f00; — lit placé dans l'écurie : 1 lit, 3f 00; — paillasses, 8f00; —1 traversin, 1f00; —1 mauvaise couverture, 3f00; — 1 vieille limousine, 1f00; — 1 berceau en cerlsier, f 00; — 1 paillasse, f00; — 1 traversin, 1f00; — 1 couverture, 2f00; — 1 rldeau, 0f 20; — 1 llen du berceau, 0f50. — Total, 208f20.

2° Mobilier de la pièce principale. — 1 table longue, 10f00; — 2 bancs, 6f 00; — 4 chaies, 5f00 ; — bancs au coin de la chemlnée (l'un d'eux sert de coffre pour le sel), 6f00. — Tota, 7f 00.

3° Mobilier des chambres à coucher. — 2 armoires en chêne, 60f00; — 1 coffre, 10f00; — 1 miroir, 0f50. — Total, 70f 50.

4° Mobilier du grenier. — 1 coffre, 10f 00; — 1 miroir, 0f30 ; — 3 grands coffres dits bennes pour le graln, 15f00. — Total, 5f30.

5° Objets relatifs au culte domestique. — 1 crucifix en bois, 0f 75 ; — 1 bénitier, 0f20 ; — 1 livre de messe, 0f60 ; — 10 chapelets, 22f30. — Total, 4f05.

Ustensiles : très communs et réduits au strict nécessaire............ 77f 85

1° Dépendant du foyer. — 2 chenets, 3f00 ; — 2 cremaillères, 3f00; — 1 pelle et des pincettes, 2f00; — 1 canon en fer tenant lieu de jusqu'à t, 1f20. — Total, 9f20.

[518] 2° Dépendant de la cuisine. — 4 marmites, 30f00; — 1 poêlon avec pelle en fer, 2f00 ; — 1 andrilliere en fer, 2f 00; — 1 casserole en cuivre, 4f 00 ; — 1 brège (instrument en bois pour peler les chataignes), 0f50 ; — 3 seaux en bois, 4f00 ; — 3 seaux dits casseroles en fer-blanc, 8f 00 ; — 1 cuiller en bois, 0f 30; — 20 écuelles, 3f00 ; — 20 cuillers et 50 fourchettes, 3f00; — 11 couteaux de poche, 4f50 ; — 3 balais, 0f15. — Total, 61f 45.

3° Servant à l'éclairage. — 1 urne en fer-blanc, 3f00; — 2 lampes dont l'une en cuivre et l'autre en fer-blanc, 3f00; — 1 mauvais chandelier, 0f20; — 1 lanterne, 1f 00. — Total ; 7f 20.

Linge de ménage : tout fait avec la toile grossiére du pays............ 123f 00.

15 paires de draps de lit de toile commune, 100f00 ; — 4 torchons, 1f00; — 3 essuiemains, 2f00 ; — 12 serviettes, 10f00; — 6 nappes, 7f00; — 6 petits draps pour berceau, 3f 00. — Total, 123f00.

Vêtements : la plupart des étoffes dont la famille confectionne ses vêtements sont fabriquées avec la laine et le chanvre récoltés dans le domaine. C'est à peine si l'on achète en magasin, en fait de vêtements d'hommes, quelques chapeaux, cravates et gilets. Pour les femmes la dépense est plus considérable ; elles achètent leurs fichus, leurs coiffes ou bonnets, leurs robes d'été et la plupart de leurs tabliers.

Les vêtements des jours de travail sont en grande partie ceux qui étaient portés, les dimanches, pendant les années précédentes. Les vêtements des hommes sont confectionnés par un des tailleurs de la localité qui vient à la journée avec deux ouvriers ou ouvrières. Ceux des femmes sont faits par une couturière de la localité qui vient aussi chaque année travailler à la maison une semaine ou deux. La bru se charge de confectionner les vêtements de ses plus petits enfants. Valeur............ 970f55.

VÊTEMENTS DU MÉTAER (137f 50).

1° Vêtements du dimanche. — 1 veston, 13f00 ; — 1 rondin de droguet, 8f00 ; — 1 pantalon de mélange, 10f 00; — 1 pantalon de droguet, 7f50; — 1 gilet de velours, 2f 00 ; — 1 chapeau noir, 3f 00; — 1 chapeau de paille, 2f00 ;— 1 paire de souliers, 10f00; — 1 cravate en soie, 2f 00; — 2 paires de chaussettes, 2f 00; — 1 manteau de marègue, 10f 00 ; — 12 chemises, 36f 00; — 2 mouchoirs, 1f00. — Total, 106f 50.

2° Vêtements de travail. — 1 veston neuf, 9f 00; — 1 pantalon de mélange non teint, 7f50 ; — 1 pantalon de toile pour lier les gerbes, 2f 50; — 1 gilet de mélange, 4f00; — 1 cravate, 1f 00; — 1 bonnet en laine, 1f00 ; — 1 paire de sabots bridés et ferrés, 2f 00; — 2 vieilles paires de chaussettes, pour les 15 ou 20 jours les plus froids de l'année (mémoire); — 1 tablier de cuir, 2f 50; — 1 paire de guêtres pour les grands voyages, 1f 50. — Total, 31f00.

VÊTEMENTS DU VIEUX PÈRE ET DU FILS AINÉ (275f 00).

Leurs vêtements sont en même nombre, confectionnés de la même manière, de la même étoffe que ceux du métayer. Lorsque le tailleur vient à la journée, il travaille pour tous à la même pièce d'étoffe. Le prix total des vêtements de dimanche du vieux père et du fils aîné est donc pour les deux de............ 213f00

Celui des vêtements de travail est de............ 62f 00

[519]Vêtements de la femme du métayer (133f 80).

1° Vêtements du dimanche. — 1 robe de peigné, 19f00; — 1 robe d'indienne, 6f 00; — 2 fichus, 4f 00 ; — 1 tablier de laine, 4f 50; — 1 tablier de coton, 1f 50; — 3 coiffes, 3f 00; — 1 serre-tète, 0f20 ; — 1 chapeau de paîlle bordé en velours, 2f 00; — 5 paires de bas, 10f00; — 1 paire de souliers, f 50 ; — 1 chemises, 36f00; — 6 mouchoirs, 2f50; — 1 capuchon d'etofe, 10f00. — Total, 103f0.

2° Vêtements de travail. — 1 robe en droguet, 14f350; — tabliers en droguet, 6f00 ; — 2 fichus d'indienne, f50; —1 paire de sabots,1f50; — 4 coiffes de toile grossière,1f20; — 1 bonnet de nuit, 0f40. — Total, 26f10.

3° Bijoux. — 1 croix en argent, 1f50; — 2 anneaux en argent, 3f00. — Total, 4f 50.

VÊTEMENTS DE LA BRU (184f 80).

1° Vêtements du dimanche. — 1 robe de peigné, 0f00; — 1 robe d'indienne, 9f00; — 2 fichus, 6f00 ; — 3 tabliers d'indienne, 9f00 ;— 4 coifes, 6f00; — 1 serre-tête, 0f20; — 1 chapeau de paille avec velours, 3f00; — 5 paires de bas, 10f00 ; — 1 paire de souliers, 4f50; — chemlses, 36f00;— 6 mouchoirs, 1f50; — 1 capuchon de baracan, 20f00. — Total, 128f 20.

2° vêtements de travail. — 1 robe de droguet, 14f00; — 2 tabliers de droguet, 0f00; — fichus d'indienne, 5f00; — 1 paire de sabots couverts en cuir, dits socques,2f50 ; — 1 paire de sabots ordinaires, 1f60 ; — 2 coiffes, 4f00; — 1 bonnet de nuit, 0f50. — Total, 33f60.

3° Bijoux. — 1 croix en or, 10f 00; — 1 bague en or, 10f00; — 2 bagues en argent, 3f 00. — Total, 23f 00.

VÊTEMENTS DE LA PETITTE FILLE AINÉE (107f00).

1° Vêtements du dimanche. — 1 robe de peigné, 17f 00; — 1 robe d'indienne, 11f 00, — 1 jupe, 2f 00; — chus, 6f 00 ; — tabliers dindlenne, 6f 00; — bonnets, 6f 00 ; — 1 chapeau de paille avec rubans, 5f 00; — 4 palres de bas, 8f 00; — 1 paire de souliers, 4f 00; — 6 chemises, 14f 00; — 1 collerette, 2f 00; — des manchettes, 1f 00; — 4 mouchoirs, 2f 00. — Total, 84f 00.

2° Vêtements de travail. — 1 robe en droguet, 12f 00; — fchus, 4f 00; — 1 paire de ocques, f00; — 1 paire de sabots, 1f 50; — 3 bonnets, 4f 00; — 1 bonnet de nuit, 0f10. — Total, 3f90.

VÊTEMENTS RÉUNIS DES DEUX AUTRES PETITES FILLES (82f 00).

1° Vêtements du dimanche. — 2 robes de peigné, 20f 00; — 2 robes d'indienne, 12f 00; — 2 fichus, 3f 00; — 2 tabliers de coton, 3f 00; — 2 bonnets, 3f00; — 4 paires de bas, 4f 00; — 8 chemises, 16f 00; — 4 mouchoirs, 1f 00; — 4 paires de sabots, 2f 00. — Total, 64f00.

2° Vêtements des jours ordinaires. — 2 robes de droguet, 149f 00; — 2 fichus, 2f00; — 2 tabliers, 2f 00. — Total, 18f00.

VÊTEMENTS RÉUNIS DES QUATRE GARCONS, dont le plus jeune porte encore la robe (49f55).

Vêtements des dimanches et des jours ordinaires. — 3 rondins de droguet, 12f 00; — 3 pantalons de droguet, 1f 00 ; — 3 gilets faits avec des chlffons de revendeuse, 0f 75 ; - 3 chapeaux, 3f00; — 3 bonnets de laine, f 00; — 1 paire de soullers pour le plus âgé, 6f00; — 8 paires de sabots, 5f00; — 12 chemises dont neuves, 8f00; — 4 mouchoirs, 0f80. — Total, 49f55.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 1.506f45

§ 11. Récréations.

[520] La danse est le seul amusement usité dans la commune pour la jeunesse ; encore ne s'y livre-t-on que pendant quelques dimanches de l'année. Il est rare qu'une fille danse plus de trois ou quatre fois par an. Il est reconnu, à Corrèze, que la jeunesse d'aujourd'hui se livre bien moins aux amusements qu'on ne le faisait il y a seulement vingt ans. Quoique les jeunes gens et les jeunes filles soient, en réalité, plus précoces dans le mal qu'autrefois, ils n'oseraient pas user de la même liberté dans les amusements. Aujourd'hui, le public est beaucoup plus sévère dans ses appréciations à cet égard. La maîtresse de la maison se ferait un scrupule de laisser danser chez elle ; elle ne le permettra que dans un seul cas, autorisé par l'usage : ce sera le dimanche où les bans de ses filles seront publiés à l'église pour la première fois.

Le métayer va assez souvent au cabaret, le dimanche, sous prétexte de causer d'affaires avec des connaissances ; cela lui arrive en moyenne deux fois par mois. Le vieux père allant toujours à pied au chef-lieu de la commune pour entendre la messe du dimanche, ne s'en retourne jamais sans avoir pris un verre de vin, une portion de viande et 250 grammes de pain blanc. Sa dépense n'est, chaque fois, que de 60 centimes.

Le fils aîné ne va jamais au cabaret, à moins qu'il ne soit forcé de s'y rendre pour traiter quelque marché ; il est avant tout un homme d'ordre et d'économie. C'est pourquoi il se hâte de rentrer au village après avoir entendu la messe, et revient de la foire de Corrèze sans y avoir mangé ni bu.

Pas un seul membre de la famille ne s'est encore permis d'user de la pipe ou de la tabatière.

La petite fille aînée, la seule en âge de se livrer à la danse, se garde bien de fréquenter les bals qui, du reste, n'ont guère lieu que dans les auberges. Elle se permet pourtant d'y aller le dernier dimanche de carnaval; elle s'en prive le jour de la fête votive, car elle est obligée de rester au village pour tenir compagnie aux parents venus des autres paroisses. Elle assiste au bal public que donne la commune, le jour de la distribution des primes du comice cantonal.

Pendant les veillées de l'hiver, tous les membres de la famille sont[521]occupés, les femmes à filer, et les hommes à peler les châtaignes ou à faire des paniers. Cela n'empêche pas que ces soirées ne soient de véritables récréations : car tous les membres de la famille étant alors réunis, la conversation devient souvent animée et presque toujours plaisante. Ce que la famille aimerait par-dessus tout, ce serait de pouvoir, tout en travaillant, entendre la lecture de quelque ouvrage intéressant faite à haute voix par le fils aîné ou le petit-fils du métayer. Malheureusement elle n'a pas de livres et craint trop la dépense pour en acheter. Elle désirerait vivement pouvoir s'en procurer par des abonnements à bon marché, mais la commune de Corrèze est, comme toutes les autres du département, moins trois, privée des bienfaits d'une bibliotheque communale.

Histoire de la famille

§ 12. Phases principales de l'existence.

Le vieux père n'était marié que depuis deux ans lorsqu'il quitta Naves, canton de Tulle, pour venir à Corrèze comme métayer du domaine qu'il occupe actuellement. Le peu de bien que son père lui avait laissé en mourant, fut vendu pour payer ses dettes, de sorte que Jean L*** ne possédait qu'un peu de mobilier quand il devint métayer en 1796.

Lorsque son fils aîné se maria avec une fille de la commune d'Orliac de Bar, le contrat de mariage porta, selon l'usage du pays, que le beau-père recevrait la dot de la bru, à la charge de nourrir et d'entretenir les époux et leurs enfants. Le beau-père n'a pu percevoir cette dot, qui était de 1.300 fr., qu'en faisant une acquisition d'immeubles. C'est alors qu'il acheta une partie du bien que la famille possède encore aujourd'hui. Il est bien entendu que le père s'obligea, de son côté, à donner à son fils alné le quart de son avoir présent et à venir.

Le métayer actuel a fait la même donation à son fils aîné lors de son mariage. Ce dernier a pris sa femme d'une assez bonne famille de la commune de Chaumeil. Bien qu'elle eût six frères et sœurs, et[522]que l'aîné ait hérité du quart en sus de sa part, la dot de chacun fut de 1.700 francs. Le beau-père employa cet argent à de nouvelles acquisitions, pour garantir la dot de la bru. En 1861, le père du métayer, se trouvant trop vieux pour aller aux foires, s'est déchargé de la maîtrise; Pierre L***, son fils aîné, est devenu métayer en titre depuis cette époque.

Le bien patrimonial n'a guère été augmenté que de la valeur des dots de la femme et de la bru. Cet état de choses n'est pas bien surprenant : car la famille a été obligée à son tour de payer plusieurs dots. Ce n'est pas tout, les trois enfants du métayer éprouvant une grande répugnance à partir pour le service militaire, la famille s'est mise en état de les exonérer tous les trois. Il est facile de comprendre que pour subvenir à ces frais, le métayer a été obligé d'emprunter à gros intérêts.

Les ménages nombreux seraient plutôt un avantage qu'un fardeau pour nos paysans sans l'obligation qui résulte pour les garçons de partir pour l'état militaire, et sans l'habitude qu'ont les parents de se dépouiller de leur avoir pour faire à leurs enfants, à l'époque de leur mariage, toute la dot qu'ils peuvent espérer.

§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

Grâce aux habitudes du pays qui veulent que tous les fils aînés s'établissent au foyer domestique, la famille compte en ce moment quatre générations réunies sous un même toit. Elle en compterait probablement cinq en peu de temps si Antoine L***, le petit-fils aîné, n'avait l'intention de conférer le droit d'aînesse au plus âgé de ses garçons de préférence à Léonarde sa fille. Quoi de plus beau que ces familles nombreuses, dans lesquelles tout fonctionne dans la plus parfaite harmonie ? L'esprit de famille semble avoir conservé à Corrèze mieux qu'ailleurs sa force et sa pureté.

La famille ne compte sur le secours d'aucune institution pour les besoins de la vieillesse : elle compte sur le travail des jeunes et le revenu de la propriété qu'elle possède. Le fils aîné conservera tout le bien patrimonial, car son père aura payé la dot de ses cadets en[523]quelques années par la propre dot de sa bru et les petites économies qu'il réalise annuellement.

Le métayer actuel conserve encore son père âgé de 94 ans. Ce bon vieillard n'est à la charge de personne, caur le travail ne lui fait pas de peine ; mais en serait-il autrement qu'il n'aurait rien à craindre pour les secours nécessaires. Il est assuré, tant qu'il vivra, d'être respecté et soigné par tous : il en sera de même du métayer actuel. Il y aura toujours, dans la famille, des enfants capables de gagner du pain pour les vieux aussi bien que pour les jeunes. Un fils aîné considérerait comme un crime à ses yeux, et une honte aux yeux du public, de laisser souffrir ses parents pendant leur vieillesse.

S'il prenait fantaisie au maître, ce qui n'est pas probable, de changer de métayer. celui-ci n'aurait aucune peine à trouver ailleurs un domaine de la même valeur. Les vieux n'ont donc rien à craindre tant que la famille conserve son esprit d'économie et son amour pour le travail. Comme les jeunes de pareille condition, ils ne prennent du repos que lorsque la maladie les retient au lit ; et les dépenses occasionnées par les maladies se réduisent absolument à l'achat de quelques médicaments et au prix de deux ou trois visites de médecin.

§ 14. Budget des recettes de l'année.

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§ 15. Budget des dépenses de l'année.

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§ 16. COMPTES ANNEXÉS AUX BUDGETS.

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Éléments divers de la constitution sociale

FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE ;

PARTICULARITÉS REMARQUABLES ; APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES ; CONCLUSIONS.

§ 17. DE L'ÉTAT MORAL ET RELIGIEUX DES HABITANTS DE CORRÈzE.

[539] La paroisse de Corrèze compte bien moins d'âmes pieuses, connues ici sous le nom de dévotes, que plusieurs paroisses environnantes ; mais, en revanche, le nombre de ceux qui affectent de mépriser les pratiques religieuses est bien moins grand qu'ailleurs, on peut même dire qu'il n'en existe point. Pas une seule famille n'oserait braver hautement les lois de lEglise sur le repos du dimanche, ou l'abstinence du vendredi, et presque toutes ont conservé la bonne habitude de faire, chaque soir, la prière en commun.

Les convictions religieuses ne servent pas peu à maintenir ici le respect des lois morales. Généralement, le paysan de Corrèze est égoiste jusqu'à l'avarice ; sans l'efficacité du sentiment religieux, ses instincts le porteraient à manquer, assez souvent, de bonne foi dans les relations et les transactions car ce paysan éprouve toutes les mauvaises impulsions de la nature, tout en étant privé des sentiments d'honneur et de délicatesse qui sont inspirés par une bonne éducation. Il est certain que les villageois, très ignorants de toute chose, excepté de la manière d'acquérir de l'argent, doivent à l'influence des idées religieuses tout ce qu'il y a en eux de bon et d'honnète ; il n'est point d'autre sentiment capable de les diriger dans tous les actes de la vie qui sont de nature à échapper à la vigilance des gendarmes et des tribunaux. On n'a donc qu'à se féliciter, sous tous les rapports, des fortes convictions religieuses régnant dans ce pays ; ce qu'il faut regretter, c'est que ces convictions ne soient pas mieux éclairées. Il[540]est vraiment déplorable que la femme qui se ferait un vrai scrupule de ne pas baiser l'anneau de Mgr Évêque, n'éprouve aucun remords quand elle a causé dix dommages à la propriété de son voisin, ou qu'elle lui a enlevé sa réputation par les médisances les plus graves ou les calomnies les plus honteuses.

Les Corréiens ont pour les morts le respect le plus religieux, il ne se fait guère de funérailles sans que l'église soit presque pleine. Bien que la commune soit divisée en deux partis très tranchés, depuis les élections du conseil général, néanmoins, amis et ennemis, tout se confond le jour d'un enterrement, et cela spontanément, car il n'est pas d'usage ici de faire prévenir pour ces sortes de cérémonies. Les familles font célébrer cinq services pour chaque membre défunt, dans l'année même du décès. Ces cinq services, ou messes chantées, sont les messes d'enterrement, de huitaine, de quinzaine, de quarantaine et d'anniversaire. En outre, les villageois ont l'habitude de faire chanter un service, tous les ans, pour les défunts de la famille ; les habitants de la ville se contentent de faire dire une messe basse.

On fait encore dire une messe basse à une chapelle de la Sainte Vierge, connue sous le nom de Chapelle du pont de salut n, quand un membre de la famille est gravement malade, ou qu'un des enfants doit subir le sort pour la conscription militaire. Ce sanctuaire vénéré se trouve sur les bords de la rivière, à dix minutes de la ville.

§ 18. DE LA PROPAGATION DE L'INSTRUCTION DANS LA COMMUNE DE CORRÈLE.

Les habitants de Corrèze se font remarquer par la justesse de leur jugement ; ils ont presque tous, au suprême degré, ce qu'on appelle le gros bon sens de Jeannot. Ce qui n'est pas moins certain, c'est que tous les jeunes gens de la commune qui ont fréquenté les grandes écoles de la capitale, ont obtenu un des premiers rangs.

Ce qui est vrai des dons naturels, on ne peut pas le dire de l'instruction et de l'éducation : sous ce dernier rapport, Corrèze est loin de mériter une mention honorable. Quand on cherche des personnes sachant lire et écrire parmi celles qui ont quarante ans et au-dessus, c'est à peine si on en trouve une sur trente. Au-dessous de cet âge, la proportion est loin d'être si triste, mais elle n'est pourtant pas[541]bien consolante encore. Quoique les écoles de la commune n'aient jamais été aussi fréquentées que de nos jours, sur 310 enfants âgés de trois à quinze ans, il n'y en a guère que 100 qui apprennent à lire en ce moment. Les parents ne sont pas encore assez pénétrés de la nécessité et des bienfaits de l'instruction. Ils montreraient beaucoup plus de zèle s ils comprenaient que celui qui sait signer peut éviter les honoraires du notaire pour des quittances ou autres actes qui peuvent se rédiger sous seing privé. La négligence des parents n'est pas la seule cause de cette infériorité sous le rapport de l'instruction. Pour s'en convaincre, il suffit de savoir que les villages constituent les deux tiers de la population de la commune, et que la plupart de ces villages sont éloignés du chef-lieu de près de cinq kilomètres. L'enfant qui va à l'école pendant l'hiver, est obligé de partir au point du jour pour ne revenir chez lui qu'à la nuit ; il faut convenir que ces voyages sont bien durs pour un enfant de six à sept ans, surtout quand les chemins, déjà trop pénibles par suite des accidents de terrain, sont couverts de neige ou de boue. Cela est encore plus regrettable quand l'enfant, comme cela arrive presque toujours, est obligé de passer sa journée en classe ou dans les rues de la ville, n'ayant pour toute nourriture que le morceau de pain qu'il a pris, le matin, en partant de chez lui.

Ces inconvénients sont bien moins graves en été, puisque les jours sont plus longs et moins mauvais, mais il faut remarquer que la plupart des villageois ne sauraient se passer de leurs enfants pendant la bonne saison. Ceux qui sont trop jeunes pour prendre soin des bestiaux, sont employés à garder leurs frères plus jeunes à la maison pendant que la mère s'occupe de la basse-cour, ou va porter les repas dans les champs. Tous ces obstacles ne sont pas insurmontables, mais il n'y a guère que les parents bien convaincus de la nécessité de l'instruction qui consentent à passer par-dessus.

Comme l'école communale, depuis quelques années, compte 80 enfants en hiver et 40 en été, l'instituteur s'est cru obligé de prendre à ses frais un instituteur adjoint. Les ressources qu'il tire de l'excédent de la rétribution scolaire et de son titre de secrétaire de mairie sont presque suffisantes pour lui faire supporter les charges qu'il s'est imposées. Il est à regretter, néanmoins, que la commune ne vienne pas à son secours pour un surcroilt de dépense beaucoup plus utile aux parents qu'à lui-même.

Le conseil municipal, ayant appelé en 1858 trois sœurs de Nevers,[542]s'était engagé à leur donner annuellement une somme de 1.200 francs sans y comprendre les frais de logement. Comme le logement n'avait été accepté par elles qu'à titre provisoire, dans l'espérance d'en obtenir un autre plus convenable, la supérieure générale a retiré les trois sœurs, quand elle a cru reconnaître que l'administration municipale ne s'occupait pas sérieusement d'acquérir une habitation mieux appropriée.

Les sœurs étaient parvenues à donner un grand élan à l'instruetion, car le nombre de leurs élèves s'élevait à 50 en été, et à 90 en hiver. Les jeunes filles de la localité avaient gagné sensiblement sous bien des rapports. Malgré cela, plusieurs parents se plaignent de ce que le genre d'éducation donné à leurs filles a été trop conforme à celui des villes, et pas assez en rapport avec les occupations ordinaires des femmes du pays. Selon eux, les filles qui ont fréquenté l'école sont devenues beaucoup plus exigeantes pour leur toilette, et après avoir passé plusieurs années à lire, à coudre, à tapisser ou à broder, elles n'ont plus que de la répugnance pour les travaux qui occupent journellement leurs mères, c'est-à-dire les besognes les plus communes du ménage et de la basse-cour. Ils se plaignent de ce que ces filles n'ayant plus de goût que pour les travaux de l'aiguille, se voient en quelque sorte forcées de quitter leur village pour aller habiter la ville. De plus, ajoutent-ils, telle fille qui avec une dot de 1.000 à 1.500 fr. était heureuse d'épouser le fils d'un petit propriétaire ou d'un bon métayer, ne veut plus maintenant pour époux qu'un monsieur, elle ne veut plus être paysanne, mais bien porter le nom et la toilette d'une dame. Il faut convenir que des goûts semblables ont de grands inconvénients, surtout dans une commune comme Corrèze où les jeunes filles, même fort recommandables, ne peuvent trouver à se marier dans ces conditions; c'est ce qui explique pourquoi cette localité possède tant de filles majeures.

§ 19. DE L'INDIFFÉRENCE DES HABITANTS DE CORRÈE PAR RAPPORT AUX AMÉLIORATIONS AGRICOLES.

Il en est des habitants de Corrèze comme de ceux des communes environnantes ; ils ne comprennent pas encore assez l'importance des améliorations agricoles ; pourtant, elles sont presque innombrables[543]les transformations utiles que l'on pourrait opérer dans des pays encore si arriérés. Il serait très facile, par exemple, de multiplier les fourrages en changeant en prairies un très grand nombre de simples pacages et de terres labourées ; non seulement les sources sont bonnes et abondantes, mais lesaccidents de terrains permettent de conduire l'eau très loin et d'en tirer parti pour l'arrosage des terres.

Le plus grand obstacle au progrès agricole est l'entêtement des paysans ; ils font tous la même réponse quand on leur parle de ces sortes d'améliorations : ils disent que si tous les propriétaires de France opéraient de pareilles transformations, le blé finirait par être rare et se faire payer trop cher. On n'est pas encore parvenu à leur faire comprendre que si leurs terrains sont favorisés de la nature pour la production des fourrages, il en est d'autres en France et ailleurs qui sont beaucoup plus propices à la production des céréales. Tous les cultivateurs conviennent que leurs terres capables d'être transformées en prairies leur donneraient le double par ce dernier mode d'exploitation, mais cette conviction ne suffit pas pour leur faire abandonner leur esprit de routine.

L'entêtement du paysan est d'autant plus capricieux et préjudiciable, qu'il lui serait très facile de remplacer par d'autres terres celles qu'il transformerait en prairies. On a pu voir par le tableau du cadastre reproduit au commencement de cette monographie, que la commune de Corrèze comprend 1.213 hectares de bruyère sur une superficie de 3.477 hectares. La plus grande partie de ces bruyères pourrait être cultivée, et l'autre partie pourrait être utilisée par des plantations. Ce qui fait que les propriétaires ne touchent pas à leurs bruyeres, c'est qu'ils regardent ces landes comme absolument essentielles a l'exploitation des bêtes ̀ laine. Ce n'est lè qu'un prejugé, caur certains domaines, tels que celui dont il est question dans cette monographie, donnent autant de bénéfice sur les bêtes à laine que d'autres qui ont six fois plus d'étendue en bruyères. La terre cultivée, en effet, ne sert pas moins de pâture aux bêtes à laine pendant une grande partie de l'année, et s'il est nécessaire de les retenir plus longr temps à l'étable, l'excédent des fourrages récoltés en sus par suite des améliorations n'est-il pas plus que sufflisant pour combler le déficit des bruyères Cela est d'autant plus vrai que par ce mode d'opérer, les bêtes à laine sont mieux nourries, et les engrais plus abondants.

Une seule chose pourrait faire sortir le paysan de son état d'ignorance et d'entêtement : la force de l'exemple. Il se décidera sans[544]crainte à renoncer à sa routine quand il aura vu les bourgeois exécuter utilement ces améliorations. Malheureusement, sauf quelques rares exceptions, les bourgeois ne sont guère plus zélés que les paysans. Ils comprennent tous l'importance et l'utilité des améliorations, ils manifestent tous de bonnes intentions, mais peu sont assez hardis ou plutôt assez amis de leurs vrais intérêts pour conformer leurs actes à leurs convictions.

Ce qui prouve que les bourgeois ne sont pas tous également élés pour ce qui tient au progrès agricole dans le pays, c'est que plusieurs d'entre eux refusent de faire partie du comice cantonal. Cette indiffrence est d'autant plus blâmable qu'outre le mouvement favorable que les encouragements peuvent imprimer à l'agriculture du pays, le comice cantonal distribue, chaque année, aux cultivateurs du canton une somme de 7 800 francs qui lui vient presque en entier du gouvernement ou du département. C'est à peine si les souscriptions soldées s'élèvent à 150 francs.

§ 20. DE LA TENDANCE DES CORRÉIENS A QUITTER LEUR PAYS POUR S'ÉTABLIR DANS LES GRANDES VILLES.

Il y a quinze ans, le canton de Corrèze était celui du département qui comptait le moins d'émigrants. A part les jeunes gens qui étauient partis pour l'état militaire, c'est à peine si sept à huit personnes de Corrèze avaient quitté la commune pour aller servir, comme domestiques, des bourgeois de Tulle ayant des relations avec nos habitants. Il en est bien autrement depuis quelques années. La plupart des filles qui embrassent l'état de couturière ou de modiste vont faire leur apprentissage à Tulle, et finissent par perdre l'amour du pays. Les filles de paysans sont toutes condamnées à garder les bêtes à laine ; quelques-unes, c'est aujourd'hui le petit nombre, consentent à les garder jusqu'à l'époque de leur mariage ; d'autres ne veulent s'assujettir à cette occupation que jusqu'à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans ; après cela, elles sont censées monter d'un degré, en se louant comme domestiques pour l'intérieur du ménage chez un bon paysan ou un bourgeois du pays. Celles qui se placent chez un bourgeois ne tardent pas, une fois qu'elles ont appris à faire un peu de cuisine, à éprouver le besoin d'aller à Tulle et surtout à Paris, pour gagner de plus gros salaires. Aussi[545]la capitale a-t-elle enlevé, de cette manière, un assez grand nombre de jeunes personnes dans l'espace de cinq ou six ans. Il en est résulté que les salaires des domestiques ont considérablement augmenté depuis deux ou trois ans. Les maîtresses de maison, qui ici n'avaient jamais donné à leurs servantes qu'une somme annuelle de 30 ou 40 francs, avec quelques vêtements, sont fort étonnées de voir réclamer plus du double en ce moment.

Sous ce rapport, il en est des hommes comme des femmes : en 1862 et surtout en 1863, l'augmentation si subite des salaires avait tellement effrayé les cultivateurs, que plusieurs d'entre eux avaient diminué le nombre de leurs domestiques ; depuis cette époque, presque tous se sont décidés à remplir les lacunes. Pourvu que les salaires restent ce qu'ils sont en ce moment, le mal ne sera plus bien grand, car si, d'un côté, le cultivateur est condamné à payer des salaires plus élevés, d'un autre coté, l'exploitation des bestiaux lui rapporte le double d'autrefois. Du reste, moins grande sera la différence entre les salaires des campagnes et ceux des villes, moins les ouvriers et les domestiques éprouveront le désir de quitter leur pays, et plus l'agriculture conservera de bras pour ses travaux.

Avec le taux actuel des salaires, les ouvriers et les domestiques de ce pays ont beaucoup plus d'intérêt à rester chez eux qu'à se réfugier à Paris ou ailleurs. Rien ne le prouve mieux que l'expérience de tous les jours. Parmi les jeunes gens ou jeunes filles qui ont quitté le pays dans l'espoir de faire fortune, on n'en connait pas un seul qui soit arrivé à son but, et il en est plusieurs qui n'ont pas un centime d'épargne à la fin de chaque année. La plupart gagnent d'assez forts salaires, mais les depenses qu'ils font d'une manière ou de l'autre suffisent pour absorber toutes leurs recettes pour les uns, ce sont les frais de maladie ; pour d'autres, ce sont les dépenses de toilette ou de cabaret. Tous les domestiques et ouvriers qui restent au pays sont beaucoup plus avancés à la fin de chaque année, et surtout au bout de cinq à six ans, car ils font en sorte, lorsqu'ils gagnent 100 francs, d'en réserver au moins 50. Le tout n'est pas de gagner, c'est de conserver ; or telle personne qui est sage et économe dans son pays, risque beaucoup, en allant à Paris, de se débaucher. Malheureusement, tous les jeunes gens et jeunes fllles ne sont pas en état de se livrer à de justes appréciations à cet égard. Qu'un jeune homme revienne au pays avec un habit de drap fin et des bottes vernies, cela suffit pour le faire supposer riche comme un Crésus, et monter l'ima[546]gination de tous les compatriotes de son âge. Il en est de même quand une ancienne servante revient avec un chapeau très orné et une jupe bien montée. La grande source du mal vient donc de ce que les villageois s'arrêtent plutôt aux apparences qu'à la réalité. Ce mal ira en croissant jusqu'à ce que les principaux de la localité aient éclairé les paysans sur le véritable état des choses, et pris toutes les mesures d'intérêt public capables d'augmenter le bien-être dans les campagnes ; car, il faut bien le dire, le canton de Corrèze est un des plus arriérés sous le rapport des améliorations publiques ; la plupart de ceux qui ont quitté le pays, quoique souvent plus malheureux qu'avant sous bien des rapports, éprouvent une grande répugnance à revenir habiter une localité qui n'est autre qu'elle était il y a cent ans. Les véritables amis du progrès croient à d'importantes transformations, une fois que l'administration communale sera sortie de son engourdissement, jusqu'ici la plupart de nos conseillers municipaux se sont fait une gloire auprès des électeurs, d'avoir voté contre toute espèce d'impôts ayant pour but la réalisation d'une importante amélioration publique.

Beaucoup d'étrangers au département s'imaginent que le Limousin serait incapable de nourrir ses habitaunts si plusieurs ne quittaient leur pays. C'est là une grave erreur, comme nous l'avons fait observer dans la nouvelle édition de notre ouvrage : efons pas les camtpagnes. Quiconque étudiera de près le territoire du Limousin se convaincra sans peine que ce pays est essentiellement agricole, capable de nourrir quatre fois plus d'habitants qu'il n'en compte en ce moment. L'abondance des intelligences, des capitaux et des bras pourrait beaucoup plus pour le bien-être général, que les prétendus avantages de l'absentéisme, avantages qui ne sont en réalité que des pertes et des ravages.

§ 21. DU « BORDERAGE » ET DU MÉTAYAGE A CORRÈLE.

Tout bon propriétaire d'un village de la commune compte un ou deux borderages. Le borderage est composé ordinairement d'une petite maison avec étable, jardin et un ou deux champs. Le bordier n'est donc autre chose qu'un petit fermier habitant un village. Quand ce fermier se trouve au chef-lieu de la commune, il porte le titre ordi[547]naire de fermier et non celui de bordier. Le prix de location d'un borderage est ordinairement de 110 à 150 francs.

Généralement le bordier a droit de tenir quelques bêtes à laine, qui sont gardées par la bergère du propriétauire. En revanche, il est tenu de donner 15 ou 20 journées à son maître pendant les temps les plus pressés de l'année. Comme l'exploitation du borderage ne sufft pas pour occuper continuellement le bordier, celui-ci va en journée toutes les fois qu'il est demandé par un propriétaire du village ou des environs.

Ceux qui se constituent bordiers sont ordinairement les nouveaux ménages résultant du mariage d'un cadet avec une cadette. Comme les deux époux sont presque toujours de ceux qui ont vécu dans l'état de domesticité, ils embrassent leur nouvelle position avec bonheur, ayant l'intention bien arrêtée de monter plus haut, une fois qu'ils auront des enfants asse robustes pour les seconder. Quoique la position de bordier soit élevée d'un degré au-dessus de celle de domestique, elle ne passe pas néanmoins pour très brillante ; quand en parlant d'un ménage, on ajoute que c'est le ménage d'un bordier, on dit par cela même qu'il n'est pas riche. C'est pourquoi tout bordier qui peut compter sur ses enfants pour le travail des champs, s'empresse de chercher un domaine pour l'exploiter à titre de colon partiaire. Le métayer tient le rang du milieu entre le propriétaire et le bordier. Quand un nouvel arrivé fait ses visites dans un village, et qu'il tient à voir tout le monde, il va d'abord chez les propriétaires, puis chez les métayers et en troisième lieu chez les bordiers. Les mendiants vont assez souvent à la porte des métayers, mais jamais à celle des bordiers.

L'étendue des propriétés réunies, connues ici sous le nom de domaines, peut varier entre 25 et 40 hectares. Leur valeur est de 20 à 35.000 francs. Il va sans dire que les paysans qui n'ont qu'un seul domaine, l'exploitent eux-mêmes ; les bourgeois ont des méteyers, mais tous, à l'exception d'un seul à Corrèze, exploitent à leur compte une petite réserve, composée ordinairement d'un jardin, d'un pré, et quelquefois d'un ou deux champs. Ce sont les propriétés les plus voisines de leur habitation.

Les raisons que donne le propriétaire pour préférer un métayer à un fermier, paraissent bien concluantes surtout quand il s'agit d'un pays comme celui-ci où les exploitations agricoles s'opèrent dans des limites si étroites. On a reproché bien souvent au métayage d'être un véritable obstacle aux grandes améliorations ; ces reproches pour[548]raient avoir leur raison d'être dans les contrées où les fermiers consacrent annuellement des centaines de mille franes à l'exploitation des biens qui leur sont confiés, mais il ne peut en être de même ici. Le métayer n'a aucune raison pour négliger les améliorations qu'un fermier aurait intérêt à exécuter. S'il faut un bail à long terme pour dédommager le métayer de ses dépenses, la position n'est-elle pas la même pour le fermier Le métayer ne profite que partiellement, il est vrai, du bénéfice des progrès réalisés, mais aussi il ne supporte qu'en partie les dépenses occasionnées par ces améliorations. S'il se montre si indifférent, cela tient à son ignorance et non à sa position.

Le propriétaire a raison de préférer le métayage à tout autre mode d'exploitation, quand il ne peut pas ou ne veut pas se charger du soin d'exploiter lui-même son bien. En effet, en agissant ainsi, il trouve moyen de tirer un plus grand revenu de ses propriétés. Tel domaine qui ne s'affermerait que 1.100 ou 1.200 francs, en rapporte plus de 1.500 par métayage. Il est évident que le fermier prenant sur lui-même tous les risques de pertes de bestiaux et de mauvaises récoltes, tient à se dédommager des dangers qu'il encourt, par l'infériorité du prix de fermage. De plus, comme il suffit à un ménage pour entrer dans un domaine à titre de colon partiaire de compter des bras vigoureux, le propriétaire trouve dix métayers quand il trouverait un fermier.

Ce n'est pas tout : quoique le propriétaire bourgeois tienne à se débarrasser des soins d'exploiter sa propriété par lui-même, il y a une prérogative qu'il tient à sauvegarder, c'est celle de conserver son titre de maître et de pouvoir, comme tel, donner des conseils sur la manière d'exploiter et les faire écouter. Cette prérogative, il ne la perd nullement par le métayage, car le métayer ne fait rien d'important sans le consulter. En serait-il de même avec un fermier, qui peut, son bail à la main, considérer le propriétaire comme un étranger Cette prérogative paraît d'autant plus chère à nos bourgeois que, se tropvant dans un pays tout à fait calme et retiré, ils ne peuvent guère se procurer de distraction plus légitime et plus salutaire.

Quoique le métayage soit censé établir des parts rigoureusement égales entre le propriétaire et le colon pour tout ce qui tient aux produits du domaine, il y a des usages de toute sorte dérogeant à cette loi. Ainsi, tous les métayers du canton sont logés par le propriétaire, mais plusieurs sont tenus à contribuer pour la moitié aux frais d'en[549]tretien, surtout pour la couverture des bâtiments en chaume. Tous les métayers peuvent prendre dans le domaine le bois qui leur est nécessaire pour le chuuffage et les réparations, mais plusieurs sont condamnés à ne couper que des branches d'arbre pour le chauffage de la cuisine et du séchoir des chàtaignes, et sont forcés d'arracher de la bruyère pour chauffer le four à pain. l'ous les métayers ont droit de défricher à leur seul compte le sol inculte, mais tous n'ont pas le droit de bêcher au même titre 33 ares de champ cultivé. Quelques-uns, comme celui qui fait l'objet de l présente monographie, tout en ayant la permission d'exploiter ces 33 ares, sont privés de la faculté d'y employer l'engrais recueilli dans le domaine. Les maîtres se réservent che leurs métayers un certain nombre de kilogrammes de beurre et de fromage par vache nourrie dans le domaine, au lieu de prendre chaque jour leur part de lait ; mais la quantité exigée n'est pas la même pour tous. Chaque maître laisse au métayer des pommes de terre, des châtaignes et des grains pour la nourriture des porcs, mais la quantité n'étant pas déterminée, dépend presque entièrement de la générosité du propriétaire. Autrefois, les bourgeois envoyaient annuellement leurs métayers au pays des vignobles avec charrette et bœufs pour leur conduire le vin nécessaire ; mais aujourd'hui ces bourgeois préfèrent s'approvisionner chez les marchands du pays, et plusieurs font payer une redevance annuelle à leurs métayers pour l'exemption de cette corvée. a plupart des propriétaires les obligent également à leur préparer et à leur conduire quelques stères de bois, la quantité est variable.

Si l'on compare ce qui se pratiquait autrefois entre propriétaires et métayers à ce qui se fait aujourd'hui, on s'aperçoit sans peine que les vieux usages tendent à disparaître, surtout depuis quelques années. Tous les propriétanires de Corrèze qui ont conservé les mêmes familles pour métayers depuis plus de soixante-dix ans, ont voulu apporter des modifications aux anciennes stipulations. Propriétaires et métayers ont pris la bonne habitude, depuis quelques années, d'écrire leurs conventions ; il n'en était pas de même dans les temps passés, on s'en rapportait à l'usage du pays pour les principales stipulations, et l'on se contentait de régler verbalement ce que l'on voulait spécifier.

Nous reproduisons ici le seul écrit ancien que nous ayons trouvé. Il est copié littéralement sur le livre de compte de M. de B***, le plus fort propriétaire de la commune.

« Le 20 novembre 1792, Pierre Tourneix, dit Chambre, est venu [550] mon métayer au village du Bech dans le domaine dit du village aux mêmes conditions des autres métayers et usages dudit village.

« Il est convenu que tout est partageable dans le domaine, sauf deux sétérées de terre que le métayer pourra bêcher à son profit ; il passera une de mes vaches de la réserve avec celles du domaine, comme les autres métayers. Il a reçu deux sétiers de chênevis qu'il sera tenu de rendre à sa sortie.

« Il a reçu quarante-deux sétérées et demie de terre bien ensemencée, qu'il sera tenu de rendre à sa sortie, égale à celle des voisins.

« Pierre C*** et Courtine de B***, experts nommés par nous deux, ont estimé le cheptel comme il suit :

Cheptel de Pierre Tourneix (notes annexes)
Cheptel de Pierre Tourneix (notes annexes).

« Il a reçu de plus trente brebis mères qui n'ont pas été estimées et qu'il doit rendre en égal nombre à sa sortie. S'il y en a plus, elles seront retenues à 4 l. la pièce ; de même, s'il y en a moins, elles ne seront payées qu'à ce taux.

« Il a reçu pour travailler le domaine une charrette et une chareille, une paire de roues, le tout demi-usé ; douze cercles de fer pour boutons de roue, quatre augiers de fer, six paires de boîtes pour les roues, quatre colliers de fer pour les heufs, sept attaches pour vaches, deux reilles pesant huit livres chacune, poids de Corrèze.

« Il a reçu trois bois de lit ; toutes les portes ont leur serrure avec clef, à l'exception de l'étable des bœufs et des vaches qui n'a qu'un verrou. De plus il a été acheté deux paires de boîtes pour les roues, et on en a retiré une paire qui était cassée.

« Pour l'année 1803 jusqu'en 1807, ledit Chambre a affermé les cochons, les châtaignes et une eyminée de pommes de terre pour 85 l. et deux sacs de châtaignes vertes. Il a reçu pour cheptel 32 1.

« Il doit donner quatre chapons à la Noel, cent œufs dans l'année, filer quatre livres d'étoupe, poids de Correze, et faire toutes les corvées comme les autres métayers ».

§ 22. DE L'EXPLOITATION DES CHATAIGNERAIES.

[551] Le châtaignier est de tous les arbres de ce pays celui dont l'exploitation est la plus fructueuse. Non seulement, comme tous les autres, il sert pour le travail et le chauffage, mais les châtaignes qu'il donne chaque année, sont des produits dont l'exploitation est la moins coûteuse. Si les bénéfices paraissent peu considérables, c'est que les hommes du pays ont pris la mauvaise habitude de s'occuper euxmêmes de la récolte des châtaignes, dont ils pourraient laisser le soin aux femmes et aux enfants.

Lorsque le canton sera traversé par le chemin de fer de Lyon à Bordeaux, les châtaignes trouveront un écoulement beaucoup plus facile et arriveront par cela même à un prix plus élevé. L'exploitation deviendra plus fructueuse qu'elle ne l'a été jusqu'ici, car, en ce moment, c'est à peine s'il sort du canton 100 hectolitres de châtaignes.

Presque toute la récolte est consommée sur place. Chaque famlle en fait son repas du matin pendant près de neuf mois de l'année. Comme les châtaignes vertes ne peuvent se conserver que jusqu'au mois de mars, tout bon propriétaire possède un séchoir dans lequel il en fait sécher une grande partie au moment de la récolte. De cette manière, on les conserve aussi longtemps qu'on le désire.

Les Corréiens font manger une grande partie de ces produits aux beufs et aux porcs. Il est d'usage de faire moudre une partie des chàtaignes sèches pour les donner en pâte aux animaux. Si le canton nourrit autant de porcs, cela tient en grande partie à l'abondance de ces fruits. On évalue le produit de la vente annuelle de ces animaux dans le canton à plus de 200.000 francs. Cette vente s opère à la foire du 22 décembre et surtout le 9 et le 20 janvier. Les bons cultivateurs nourrissent jusqu'à dix porcs qu'ils vendent ordinairement plus de 100 francs par tête. Il n'est pas de simple bordier qui n'en engraisse un ou deux.

§ 23. DE QUELQUES COUTUMES DE LA COMMUNE DE CORRÈLE.

Le mets indispensable aux villageois pour les jours de fête est la bouillie de miche préparée avec de la farine de froment, du lait[552]et du pain blanc coupé en petits morceaux. Cette bouillie est servie dans tous les villages le jour de la fête votive, le jour où l'on engrange les gerbes, ainsi qu'à tous les. autres jours de réunion de famille. L'usage veut, par exemple, que lorsqu'une femme est accouchée, ses parents viennent lui faire une visite le dimanche d'après, en lui portant quelques kilogrammes de pain blanc. Pour les recevoir, la famille prépare des bouillies de miche. Le jour du baptême, qui est ordinairement le lendemain de la naissance, le parrain invite à l'auberge la marraine, la personne qui a porté l'enfant, ainsi que le père, s'il est venu au chef-lieu pour assister au baptème.

Tous les propriétaires font des noces quand leurs enfants, surtout l'aîné, se marient. Les noces des paysans se font assez souvent à l'auberge ; elles comprennent deux repas dont le dernier se prolonge jusqu'à minuit. Les jeunes gens invités se font un devoir et un honneur de tirer des coups de pistolet toute la journée, principalement quand la noce arrive au chef-lieu de la commune, ou qu'elle sort de l'église après la messe de mariage. Si le prêtre marie plusieurs époux à la même messe, c'est à qui sortira le premier de l'église, car les premiers sont censés devoir être les plus heureux. Ces prejugés semblent toutefois disparaître et l'on ne voit plus guère de rixe à ce sujet. C'est encore l'habitude de faire le charivari lorsque l'un des deux futurs est veuf. Un usage rigoureusement observé chez les paysans, c'est de présenter aux époux venant de l'église un potage dans la même écuelle ; lorsque ces époux en ont pris quelques cuillerées chacun, on leur retire l'écuelle en y mettant une poignée d'avoine. Tout cela se passe devant la porte de la maison où se fait la noce. Les jeunes gens et les jeunes filles passent la plus grande partie du jour à danser au son du violon; les vieux restent à table très longtemps.

Les jeunes gens de la noce font une invitation aux deux nouveaux mariés pour le dimanche d'après. Chacun d'eux invite le nombre de filles qu'il lui convient, en s'obligeant à payer proportionnellement. Cette fête, connue sous le nom de poude, commence après la dernière messe et dure qu'à dix ou onLe heures du soir. Elle consiste à boire et à manger, et surtout à danser ; c'est toujours à l'auberge qu'elle a lieu.

La plupart des villageois ont conservé l'habitude de s'expliquer par un signe quand ils veulent refuser leur fille au jeune homme qui vient la demander en mariage. Ce signe consiste à prendre un[553]tison pour l'appliquer horiaontalement vers la pierre du foyer. Un autre usage chez les parents de la fille qui est sur le point de se marier, c'est de donner un bal le soir du dimanche où les bans ont été publiés à l'église pour la première fois.

I existe encore relativement au mariage un usage vraiment touchant quand il est bien rempli. Le matin même de la noce, le futur époux accompagné des jeunes gens invités se rend au domicile de sa fiancée ; une fois arrivé devant la porte, on place un balai et une chaise devant celui que le futur a choisi pour son contrenovi celui-ci, passant au-dessus du balai sans le toucher, se met à genoux sur la chaise, et après avoir fait le signe de la croix avec de l'eauu bénite qu'on lui a présentée, il adresse humblem ent les paroles suivantes au père de la fiancée, ou à celui qui le représente : « Nous ne sommes pas venus ici pour boire ni pour manger, mais bien pour vous demander, au nom de Dieu et de la sainte Eglise, ce que nous avons « désiré et ce que nous désirons encore. Si vous voulez bien me s confier ce précieux dépôt, je m'engage à le rendre à celui auquel il appartiendra. Ce n'est point pour maîtraiter votre fille, que nous nous chargeons de la nourrir et de l'entretenir. Alors le père va chercher sa fille qui s'est cachée dans quelque chambre ou au coin de la cheminée, la conduit gravement vers le demandeur et la lui confie en ces termes: Si je consens à me séparer de ma fille, c'est que je suis persuadé que ma protection sera dignea ment remplacée par une autre. Cette séparation me sera moins s pénible si elle contribue au bonheur de deux époux. » Le contremovi qui a fait la demande pour le fiancé, prend la jeune fille que lui remet le père comme au véritable fiancé, et marche en tête de la noce en conduisant ainsi la jeune fille par le bras ; il la mène dans la sulle de la mairie pour le mariage civil, de là, à l'église pour le mariage religieux ; après la bénédiction nuptiale, la mission du contrenoui est terminée, c'est l'époux lui-même qui se charge de conduire son épouse en sortant de l'église.

Il y a des formules de demande beaucoup plus compliquées ; il arrive souvent que celui qui a été désigné d'avance pour remplir le rôle de contfrenooi s'exerce pendunt des heures entières auprès de ceux qui en savent plus que lui. C'est un point d'honneur de bien s'acquitter de cette mission.

En bien d'autres matières aussi les Corréiens ont gardé d'anciennes coutumes ; ainsi celui qui achète des bestiaux, se fait étren[554]ner par le vendeur de quelques pièces de cinq centimes. L'acheteur est censé mettre cette étrenne dans le plat de collecte des âmes du Purgatoire, mais il est reconnu que plusieurs acheteurs ne se font aucun scrupule de violer cette obligation.

Ce n'est pas l'habitude à Corrèze, comme cela existe dans quelques lieux environnants, que le curé parcoure les villages de sa pa-r roisse pour bénir les bestiaux. Ici, l'on se contente de dire une messe à cette intention le jour de Saint-Roch.

Les cultivateurs ne manquent jamais de porter à l'église, le jour des Rameaux, des verges de noisetier. Ces verges, une fois bénites, sont placées dans les étables, dans le but de préserver les bestiaux de toute espèce de maladies.

C'est dans le feu de Saint-Jean que l'on fait passer des branches de noyer destinées, dit-on, à préserver les bâtiments des effets de la foudre. C'est encore dans ce but que l'on prend un tison du même feu pour en faire des croix sur les portes des habitations.

Pas un seul cultivateur ne néglige de planter au milieu du champ qu'il vient d'ensemencer une croix de paille entourée d'anges fabriqués de la même maière.

On n'en finirait pas si on voulait énumérer ici dans leurs détails les habitudes propres aux villageois de ce pays. Quoique le paysan semble s'éclairer un peu tous les jours, il n'en est pas moins superstitieux. On compte passablement de prétendus sorciers qui ont, à ses yeux, le pouvoir de faire disparaître la fièvre intermittente, les brûlures, etc., comme aussi d'enlever secretement le lait des vaches et de guérir les bestiaux. Si une femme ne peut réussir à former le beurre après avoir fouetté la crême pendant une demi-journée, elle s'imagine que telle ou telle personne qui s'est présentée à elle pendant son opération, lui a porté malheur.

§ 24. DE LA TRANSMISSION DE LA PROPRIÉTÉ CHEL LES CORRÉIENS.

A Corrèze, comme dans tout le reste du département, surtout dans la classe des paysans, l'habitude des parents est, lorsqu'un des enfants se marie, de lui constituer une dot. équivalant à peu près à la portion d'héritage qui lui reviendrait après leur mort. Cette habitude entraîne de graves inconvénients qu'il est facile d'apprécier. Les pa[555]rents en s'obligeant à payer en quelques années la forte dot qu'ils font à leurs enfants, se condamnent par cela même à emprunter ; comme l'intérêt de cet argent est, au moins, de cinq pour cent, et que la propriété rapporte beaucoup moins, il arrive quelquefois que les chefs de famille sont forcés de vendre leurs biens ou de les laisser vendre en justice, et cela assez souvent sous l'instigation d'un fils ou d'un gendre.

Parmi les parents qui se dépouillent ainsi avant leur mort, il en est plusieurs qui se voient obligés plus tard de réclamer une pension à leurs fils ou à leurs gendres. Il est facile de comprendre que c'est là une nécessité bien triste, surtout quand il faut recourir aux tribunaux pour faire solder cette pension, et que, parmi ceux qui doivent la payer, il en est qui sont dispersés aux quatre coins de la France.

Quelques parents commencent à comprendre les graves. inconvénients de cette habitude, mais ils n'osent faire exception à la règle commune, ils craignent, du reste, en faisant autrement, de ne pas trouver de parti convenable pour leurs enfants. Tant que les paysans conserveront l'habitude de constituer et de payer des dots à leurs enfants, ceux du pays qui voudront se soustraire à cette habitude, ne pourront prétendre pour leurs enfants à des partis avantageux ; mais il est certain que cet inconvénient disparaitrait si tous les parents étauient aussi prudents que ceux de hien d'autres départements. Qu'un père qui a 100.000 francs de rente, en donne 40 ou 50 à son fils à son mariage, rien de mieux, puisqu'en gardant de quoi vivre, il trouve le moyen de rendre l'existence plus douce à son fils ; mais il ne peut en être de même quand il s'agit d'un père qui n'ayant qu'un capital de 8 à 10.000 francs s'en dépouille totalement par le mariage de ses enfants. Il est rare que le paysan soit forcé pour ses propres besoins d'entamer son capital avant l'âge de cinquante ans, nais il peut en être autrement après. C'est donc une véritable imprudence de se dépouiller de ses ressources au moment où l'on peut commencer à en avoir besoin. Il est possible que la constitution d'une dot soit utile à un enfant pour un bon mariage, mais l'utilité n'est-elle pas plus grande pour un père et une mère qui ne sont plus guère en état de gagner leur pain à la sueur de leur front Le bien n'appartient-il pas aux parents avant d'appartenir aux enfants, surtout quand il est le fruit de leur travail ? De deux choses l'une : ou les parents auront besoin de leur avoir dans le temps de leurs infir[556]mités, ou il ne leur sera pas nécessaire ; s'ils en ont besoin, il est tout naturel que le vieux soit secouru avant le jeune. encore valide ; si ces ressources ne sont pas nécessaires aux parents, ils ne les emporteront pas avec eux au tombeau, et les enfants les retrouveront un jour. très souvent le retard est pour l'enfant un bien plutôt qu'un mal ; tel fils que le besoin a porté au travail et à l'économie, n'aurait fait qu'un paresseux et un débauché s'il avait pu vivre sans se gêner.

Que de pères et de mères ne verrait-on pas condamnés à la plus triste misère par ce mauvais usage, s'ils n'avaient l'habitude plus sage de garder auprès d'eux un de leurs enfants marié, en l'avantageant dans leur successionl De cette manière, les parents trouvent dans la dot d'un gendre ou d'une bru des ressources qui leur permettent de payer la dot des autres enfants sans vendre le bien, et même sans emprunter beaucoup1. Ce qui convient encore mieux aux parents, c'est que l'enfant qui a le privilège d' aîné » reste continuellement avec eux, et pourvoit sous tous les rapports aux besoins de leur vieillesse. C'est ce qui fait que la commune de Corrèze compte si peu de pères et de mères condamnés à souffrir ou même à réclamer des pensions viagères.

Le privilège ainsi accordé à l'un des enfants est encore mieux justifié quand on considère que l'aîné ne peut pas disposer de sa dot aussitôt que ses frères, et qu'il est obligé de se plier aux habitudes de ses vieux parents pendant bien des années. En outre, l'occupation de la maison paternelle entraîne des exigences et des dépenses dont les cadets sont dispensés.

Assurément, il ne faut pas approuver les parents qui font des privilêges purement gratuits à quelques-uns de leurs enfants au détriment des autres, quand ces derniers n'ont démérité en rien ; mais nous n'en partageons pas moins les sentiments de ceux qui condamnent les contraintes du code civil sur la transmission des biens. Qu'un père fasse des parts égales entre tous ses enfants, rien de mieux, mais nous voudrions au moins que les enfants n'eussent pas le droit de dire que s'ils héritent, c'est en vertu d'une loi et non en vertu de[557]la bonne volonté des parents. N'est-il pas fâcheux que le père soit dans l'impuissance de punir un fils coupable et de récompenser celui qui a été généreux à son egard ? Si un père de famille dépense tout son avoir dans la débauche, la société n'a aucun frein pour l'arrêter ; mais si ce même homme, au lieu de gaspiller son bien, en réserve une partie excédant le quart, pour récompenser l'enfant qui lui a donné les preuves d'une affection toute particulière, ou pour lui donner la faculté de conserver intact le patrimoine de ses an-. cêtres, alors la loi intervient pour le déclarer mauvais père et annuler son acte

Sans doute, la loi actuelle pour but de sauvegarder les intérets des enfants contre l'arbitraire de quelques parents capricieux, mais outre que la loi est presque impuissante dans des cas pareils, ne savons-nous pas que ces cas sonttrès rares, que la société actuelle compte beaucoup plus de mauvais fils que de mauvais pères ? S'il est utile de sauvegarder les intérêts matériels des enfants, il serait encore plus utile de sauvegarder l'autorité paternelle, base de toute autre autorité.

Tous ceux qui connaissent les meurs de nos campagnes, savent que le droit des enfants au partage des biens entraine les plus graves inconvénients. Combien de procès dans les successions où les honoraires des huissiers, des avocats et des avoués, joints aux droits d'enregistrement, sont plus que suffisants pour absorber le prix d'un bien qui se vend au tribunal 2 Tout le monde sait quelle dépréciation subit toute propriété dans ce cas : pourtant ne suffit-il ' pas des caprices d'un seul enfant pour que l'héritage entier soit condamné à l'expertise et à la vente, et la famille ainsi ruinée2 ?

Ces raisons, et bien d'autres que nous pourrions énumérer, font désirer une plus large liberté dans la transmission des biens, et cela dans l'intérêt de l'autorité paternelle, de la prospérité des familles et des progrès de l'agriculture ; et on ne peut voir sans regret les pères de famille être sous ce rapport moins bien partagés en France que partout ailleurs.

§ 25. DE L'ESPRIT D'ÉCONOMIE DES CORRÉIENS.

[558] Corrèze est citée comme une des communes du département où il y a le moins de variations dans les fortunes. Presque toutes les familles augmentent annuellement leur avoir ; mais elles ne le font que peu à peu et pour ainsi dire insensiblement. Cela ne peut être autrement dans un pays essentiellement agricole, où les entreprises hardies sont peu goûtées et réputées impossibles. C'est sans doute pour le même motif que les banqueroutes y sont presque inconnues. Ici, tout le monde est positif; on préfère mettre plus de temps à faire fortune que de s'exposer par des aventures à perdre celle que l'on a. Il est reconnu que si les épargnes annuelles sont si générales dans la commune, cet état de choses tient bien plus à l'esprit d'écoomie qui caractérise le canton, qu'à l'importance des ressources, vu qu'il n'y a pas ici de grandes fortunes, ni un grand commerce.

Il en est du bourgeois de Corrèze comme du paysan : il se fait remarquer par une tendance très prononcée à l'économie. L'intention de faire des épargnes annuelles est tellement arrêtée chez lui, qu'il prend assez facilement lui-même la détermination de se passer des plaisirs et des agréments qui sont pourtant naturels à sa condition. Ainsi, pour arriver plus promptement à; son but, il se prive volontiers des plaisirs de la table, des distractions du café, des agréments des voyages, de la lecture des journaux, etc., etc. Son esprit d'économie est le même pour ce qui tient à l'enbellissement des habitations et à l'élégance de la mise. Il sait se priver de tout ce qui pourrait augmenter ses dépenses ordinaires.

Il est certain que, sous ce rapport, les bourgeois de Corrèze ne ressemblent nullement à la plupart de ceux des cantons voisins : aussi peut-on assurer que tous font des épargnes annuelles, tandis que bien d'autres de leur condition ne vont qu'en déclinant, surtout depuis que l'esprit de vanité et l'amour du luxe ont pénétré jusque dans les campagnes.

Le bourgeois sait ici se faire violence à lui-même pour renoncer aux agréments et aux plaisirs qui coûtent de l'argent ; mais s'il cherche à éviter les occasions de dépense pour les rendre aussi rares que possible, il ne tient pas moins à se faire honneur lorsque ces oc[559]casions lui paraissent inévitables. Il refuse par exemple assez souvent une invitation pour n'être pas tenu de la rendre ; mais s'il fait tant que de l'accepter, il rend presque au centuple.

Le paysan a tous les mêmes instincts d'économie que le bourgeois ; mais son éducation étant bien inférieure, il en résulte la même infériorité pour ce qui tient au point d'honneur et à la délicatesse. Il n'y a guère qu'un point sur lequel le bon paysan rougirait de lésiner, c'est quand il s'agit des funérailles de ses parents ou des nores de son aîné. Dans ces circonstances, il tient à faire tout en grand, selon sa propre expression, au risque d'éprouver plus tard des regrets sur le taux élevé des dépenses.

L'aisance du paysan est plus grande que jmais ; cela tient à plusieurs causes. Les bénéfices sur les bestiuux et la basse-cour ont presque doublé dans l'espace de quelques années. Le cultivateur voit done doubler ses recettes sans avoir augmenté ses dépenses, car il récolte presque tout ce qu'il consomme. Le vin et la viande ont augmenté de prix ; cette augmentation se fait sentir chez le bourgeois, mais non chez le paysan qui sait se priver de tout cela. Il en est de même de tous les frais de toilette et d'éducation qui n'ont presque pas changé pour lui.

Il faut noter toutefois que les jeunes dépensent beaucoup plus que les vieux, même parmi les paysans. Les filles achètent des vêtements en magasin beaucoup plus que leurs mères, et surtout que leurs grand'mères qui n'usaient que des étoffes fabriquées dans le pays. Bien des jeunes gens dont les pères visitaient à peine le cabaret, le fréquentent maintenant ; les dépenses de ce chef ont atteint souvent le trple de ce qu'elles étaient autrefois, d'autant plus facilement d'ailleurs que la plupart de ces jeunes gens sont des fumeurs consommés.

Quoique les jeunes fassent beaucoup plus de dépenses que les vieux, on ne peut pas dire pourtant que ces dépenses soient excessives, car ce ne sont guère que les paysans les plus riches qui vont au café, et ils n'y vont que les jours de foire et dans quelques autres circonstances solennelles. Il n'en est pas de même dans quelques communes environnantes, où le cultivateur et l'artisan ne savent procéder à la moindre transaction sans passer des journées entières au cabaret ou au café.

Ce qui nuit par-dessus tout à la prospérité de la plupart des familles, c'est la trop grande fréquentation des foires et l'amour des procès. Si l'on calculait toutes les pertes de temps et d'argent que[560]l'on pourrait éviter sous ce rapport dans le canton, on arriverait à des résultats effrayants. On peut espérer que ces abus ne tarderont pas à disparaître en partie, car la classe la plus intelligente de la population commence déjà à les déplorer.

§ 26. Notes SUR L'HISTOIRE DE LA FAMILLE ET LES MODIFICATIONS DES CONDITIONS GÉNÉRALES DU MILIEU DEPUIS 1864,

recueillies sur les lieux en 1897, par M. Robert G. David.

La ville de Corrèze a encore conservé certains vestiges du moyen âge qui lui donnent un caractère fort original. La porte de ville existe toujours ; on a même réparé récemment dans le style ancien une maison bâtie tout à côté et qui en complète l'effet architectural. Autour de l'église, très ancienne mais agrandie en ces derniers temps, les vieilles maisons sont toujours debout ; toutefois il a fallu les réparer, refaire les toitures qui s'effondraient ; hélas. on a sacrifié pour cela l'ornement à l'utile et les créneaux si curieux ont disparu. Et puis, autour de ces antiques constructions, serrées entre elles et séparées seulement par des ruelles étroites, des maisons neuves se sont élevées, principalement sur les bords de la grand'route qui mène au Nord vers Saint-Augustin et Treignac. Elles sont toutes bien baties en pierres de taille, avec ces matériaux superbes provenant du pays et possédant l'aspect et presque toute la solidité du granit. Corrèze a certainement pris depuis cinquante ans une assez grande extension. Des voies plus nombreuses qu'autrefois la desservent un peu de tous les côtés ; une route vicinale directe vers Tulle par les vallées rocheuses de la Corrèze et de la Vimbelle, qui était en projet en 1863, est aujourd'hui achevée. Le chemin de fer de Clermont à Brive par Ussel et Tulle est également terminé ; malheureusement, par suite d'influences locales, la ligne passe loin de la ville, et les six kilomètres qui les séparent sont certainement une entrave au développement de Corrèze. Les régions avoisinantes se sont civilisées et améliorées, et l'on n'entend plus parler aujourd'hui comme jadis, presque avec terreur, des loups et des sangliers qui peuplaient les Monédières.

Avec les nouvelles constructions, de nouvelles habitudes se sont aussi implantées dans Corrèze. En quine ans, le nombre des cafés est[561]monté de un à huit. Des magasins ont été ouverts en ville, et les gens de la campagne qui avaient jadis beaucoup de petites fabrications domestiques, ont trouvé plus commode d'acheter les produits tout faits. C'est ainsi que les huileries qui étaient très nombreuses ont presque totalement disparu, une seule subsiste. On préfère acheter de l'huile de cola, du pétrole ; la production de l'huile de noix, qui se faisait dans le pays et se vendait au loin, a beaucoup diminué et les noyers disparaissent peu à peu. Les moulins, les pressoirs deviennent rares. Les magasins ont aussi fait disparaître les colporteurs qui parcouraient les chemins, il y a peu de temps encore, et portaient leurs marchandises de maison en maison dans les campagnes.

La répartition du sol en terres, prairies, bois, landes est restée à peu de chose près la même qu'en 1864. Quelques défrichements de terrains incultes ont cependant été opérés dans certaines propriétés. Il en a été ainsi notamment pour le domaine qu'occupait le métayer, observé dans la monographie qui précède : l'étendue des prés et surtout des champs a augmenté ; enfin le propriétaire a fait faire de nombreuses plantations, principalement des plantations de pins. Le domaine s'est également agrandi par l'achat de terres et de bois à des propriétaires voisins. Il comporte actuellement quatre beufs, six vaches, deux ou trois veaux, soixante-dix à quatre-vingts moutons et pas de chèvres, au grand avantage des plantations d'arbres, dont ces bêtes funestes sont les plus terriblesennemies. La vente des bestiaux pour le travail et non comme bêtes de boucherie, s'élêve à 4.000 francs. On vend peu de seigle et de sarrasin, qui servent principalement à la nourriture du métayer et de sa famille. Les recettes du domaine sont de 1.000 à 1.500 fr. pour le propriétaire et autant pour le métayer.

Le chef actuel de cette exploitation, Jean L***, est le petit-fils du métayer étudié par M. Tounissoux ; il avait alors sept ans, il est aujourd'hui marié et père de famille. Son ménage se compose de sa mère, sae femme et six enfants, cinq filles êgées de seiae, quinze, treize, dix et cinq ans et un garçon de quatre ans. A ce foyer, les habitudes et les mœurs n'ont pas varié. C'était jadis et c'est encore une des familles les plus chrétiennes et les plus recommandables à tous les points de vue de la paroisse de Corrèze.

La vie de la famille est demeurée modeste, mais L*** et les siens ne se trouvent pas genés. L'auteur de la monographie fait remarquer que de son temps (1863), le bureau de bienfaisance refusait presque[562]tout secours, à qui que ce soit, afin de consacrer uniquement ses recettes à la constitution d'une réserve par l'achat de rentes sur l'É tat. Aujourd'hui cette manière d'agir, qui a pu être dure au début, a porté ses fruits. Le bureau de bienfaisance dispose de ressources assez considérables qu'il distribue largement en subventions de toutes sortes.

Les travaux et industries dans le domaine sont restés les mêmes. Les paysans continuent à faire eux-mêmes leur pain et à fabriquer leurs étoffes de droguet ; puis ils font venir le tailleur chez eux pour confectionner leurs vêtements. Le chef du domaine s'occupe uniquement des bestiaux et ne travaille dans les champs que dans les cas d'urgence ; les travaux ordinaires sont effectués par ses enfants quand ils sont en âge de travailler, ou par des domestiques qui sont engagés suivant le besoin. A l'époque des moissons, en effet, il est d'usage que les dimanche, mercredi et vendredi de chaque semaine, les hommes et les femmes des environs qui sont sans occupation, se rassemblent sur la place publique de Corrèze et se louent à la journée au plus offrant. Les femmes s'occupent continuellement à filer la laine, aussi bien le jour en gardant les troupeaux que le soir pendant les veillées ; les hommes, pour leur permettre d'y consacrer plus de temps, se chargent de peler les châtaignes. Le métayer cultive toujours comme jadis 33 ares, dont il a l'usufruit, et douze moutons, au lieu de dix, lui appartiennent en propre. Malgré les changements survenus, le battage à la machine est inconnu à Corrèze, partout on bat encore au fléau.

Les aliments, le nombre des repas, le mobilier, les vêtements, rien n'a changé ; tous les hommes en travaillant, même dans les champs, portent des tabliers de cuir. Cependant le goût signalé en 1864 chez les femmes et les jeunes filles d'acheter des robes et des chapeaux dans les magasins de la ville pour avoir l'air de dames, s'est naturellement développé, et c'est dans ces magasins qu'on se fournit des toilettes du dimanche.

Les récréations aussi sont toujours du même genre; à la campagne, elles ne peuvent guère varier. Les hommes vont au café ou au cabaret ; le métayer, suivant les bons exemples de son père et de son grand-père, y va rarement, quelquefois les jours de foire pour conclure une affaire. Les filles — du reste encore jeunes — vont peu au bal, quoique la danse soit plus en honneur qu'autrefois. Leur mère, qui ne semble pas partager sur ce point l'avis de la plupart des mères de[563]famille de Corrèze, n'aime pas à voir ses filles se livrer trop souvent à la danse et aux fréquentations qu'amênent les bals.

La famille L**, qui a conservé les anciens principes de croyance et de morale, est restée très unie. Il y a juste un siècle qu'elle est entrée dans le domaine de V***, L'arrière-grand-père du métuyer n'est mort qu'a l'âge de quatre-vingt-dix-sept ans ; son fils et son petit-fils sont morts à un âge bien moins avancé, de sorte que Jean L*** s'est trouvé à la tête de la ferme encore tout jeune et sans enfant. Comme le domaine est important, il a dû au début prendre de nombreux domestiques, ce qui était pour lui une charge assez lourde; aujourd'hui ses filles ont grandi et il n'a plus de servantes, mais il a encore des domestiques hommes. Sa femme, qui est de Corrèze, a reçu à son mariage une dot relativement considérable de 3.300 francs.

L'histoire de la famille provoque une intéressante observation en ce qui concerne les successions. L'ancien métayer possédait une propriété qu'il avait même agrandie par ses travaux et ses économies, son fils put la conserver ; mais à la mort de ce dernier, des partages furent rendus nécessaires, il fallut morceler la propriété, on ne s'entendit pas et les biens durent être vendus ; chaque cohéritier eut pour sa part la somme de 800 francs : le petit bien qui était la base d'une famille stable, a été remplacé par des parts en argent, en général bien vite dissipées. Cet exemple met de nouveau en évidence un des vices souvent signalés de la législation civile française et montre une fois de plus les pernicieux effets du partage forcé des patrimoines.

Les observations recueillies en 1864 sur les éléments de la constitution sociale, sur les usages et l'état des mœeurs, pourraient d'une manière générale être encore relevées aujourd'hui. Le mouvement d'émigration qui porte vers la ville une partie des populations de nos campagnes, se manifeste d'une façon malheureusement trop sensible, mais sans que ce goût augmente chaque année dans de grandes proportions. La répartition des habitants de Corrèze en domestiques, bordiers, métayers, propriétaires demeure à peu près la même. Les châtaigneraies sont encore fort nombreuses, et les châtaignes continuent à être un des revenus du pays.

Les vieux usages de la commune pour tout ce qui touche le mariage, les fêtes, les différentes pratiques de la vie se sont fidèlement conservés. Un fait à noter est une certaine précocité des jeunes fllles. Dès qu'elles ont atteint l'age de seie ans, les jeunes paysannes ont l'idée arrétée de se marier. La tendance, autrefois signalée, qui leur[564]faisait rechercher les petits bourgeois, les fonctionnaires, pour prendre ainsi l'air et le titre de dames, aurait plutôt disparu : actuellement les paysans se marient entre eux. Mais cette idée si précoce du mariage, bien que louable en soi, aboutit quelquefois à des conséquences fâcheuses. En effet, pour atteindre leur but, les jeunes filles attirent autour d'elles le plus possible de jeunes gens, et elles se montrent fières d'en avoir un cortège. Les mères de famille elles-mêmes, loin d'enrayer le mal, favorisent plutôt ce goût de leurs filles et partagent un sentiment de fierté qui flatte leur amour-propre. De là est née dans le pays une pratique à laquelle on donne le nom de bergerage, c'est une sorte de chasse à la bergère. Le dimanche, les jeunes paysans ne travaillent pas dans les champs, mais les bergères doivent mener tous les jours leurs troupeaux dans les pàturages. Il en résulte entre garçons et jeunes filles une fréquentation souvent dangereuse. Pour tâcher de préserver un peu les jeunes filles, le curé de la paroisse a institué la Congrégation des Enfants de Marie dont les membres se réunissent une fois par mois pour entendre quelques conseils pratiques et moraux. Ces efforts semblent donner de bons résultats, et on peut espérer que le bergerage ira en diminuant.

Les pratiques religieuses ont en général subsisté dans toute la pas roisse. Le repos du dimanche est observé partout ; toutes les femmes et plus de la moitié des hommes font la communion pascale ; le culte des morts et le nécrologe ont même pris encore plus d'importance qu'autrefois ; seule une ancienne coutume tend à se perdre, celle de la prière faite chaque soir en commun. Le pèlerinage de Corrêze à N.-D. du Pont de Salut est encore plus fréquenté, et chaque dimanche, la plus grande partie des paysans des environs se rendent à ce petit sanctuaire caché dans un repli de la vallée de la Corrèze, au pied d'un énorme rocher que surmonte une croix de granit, de plusieurs mètres de haut. La légende rapporte qu'autour de la chapelle, dans un rayon très étendu, jamais aucun accident n'est arrivé, et l'on raconte même que deux personnes n'ont échappé à la mort que par miracle en tombant du rocher qui domine la chapelle.

Cependant les anciens principes de croyances religieuses ont subi, à Corrèze comme partout, l'influence de l'esprit du temps, sans qu'on puisse d'ailleurs citer de faits précis qui signalent d'une facon évidente leur affaiblissement. Ce changement doit être attribué à l'action néfaste des journaux révolutionnaires et socialistes qui se sont introduits dans les campagnes depuis douze ans, et en ont modifié les idées et les[565]meurs. Ce fait et bien d'autres semblables montrent que la diffusion de l'enseignement scolaire, en augmentant le nombre des personnes qui savent lire, a maintes fois produit - comme le prévoyait M. Thiers qui lutta en 1871 avec tant de force contre le projet de la loi sur l'instruction obligautoire — un résultat tout opposé à celui qu'on disait alors vouloir obtenir. Trop souvent la lecture n'a développé chez les gens peu cultivés que les mauvaises passions. Il n'est pas rare, même en Limousin, de voir aujourd'hui les paysans lire les journaux dans les champs en gardant les bestiaux, ce qui ne s'est jamais vu autrefois.

Quoi qu'il en soit, l'enseignement scolaire s'est fort largement développé dans les dernières années. Le grand-père du métayer actuel n'avait fait donner aucune instruction à ses enfants. Actuellement Jean L***, le chef du domaine, envoie à l'école ceux de ses enfants qui sont en âge d'y aller, et compte les y envoyer tous à mesure qu'ils grandiront ; ce progrès s'est d'ailleurs manifesté d'une facon générale. Tous les enfants vont à l'école, le nombre des élèves a presque doublé. L'école libre congréganiste, tenue par les sœurs de la Providence de Portien, compte de 80 à 100 élèves ; l'école laique de filles, de 35 à 40; l'école laique de garçons, 100 élèves ; enfin il existe une école mixte de hameau dans un des villages de la paroisse et qui instruit de 30 a 40 élèves. De plus, greâce à une généreuse donation d'un ancien avoué de Tulle, on fit construire, sur une hauteur dominant la ville, une école libre de garçons qui sera dirigée par les Frères des Écoles chrétiennes. La maison est même assez vaste pour qu'on puisse y établir un pensionnat, et il est à présumer qu'on trouvera dans la paroisse plus d'une vocation.

La répulsion qu'éprouve le paysan limousin pour les améliorations agricoles ne s'est pas modiflée. Il n'aime pas et n'a jamais aimé à perfectionner ses procédés de culture. Il a peu de goût pour les défrichements, encore moins pour la substitution des prairies aux champs. Cependant dans le domaine de V***, grâce à l'initiative intelligente et persévérante du maître, des défrichements de landes et de chàtaigneraies et leur transformation en terre et en prairies ont été effectués.

Les progrès réalisés en ce qui concerne l'instruction se manifestent surtout relativement à l'hygiène et à la santé. Au début de la maladie, on a bien conservé l'ancienne habitude de présenter au mlade de la viande et du vin : s'il mange il est guéri, s'il refuse la nour[566]riture il est sérieusement malade ; cependant, s'il semble aux membres de la famille que la maladie présente un caractère de gravité, on n'hésite pas, comme jadis, à envoyer chercher le médecin et à le faire revenir si le besoin s'en fait sentir.

Le caractère des habitants de Corrèze n'a pas changé, ils ne sont pas plus liants, ils ont gardé cet esprit d'économie signalé jadis comme allant quelquefois jusqu'à l'avarice. Cependant, quoique étant encore très rangés, ils dépensent plus que leurs grands-pères. Autrefois on allait à Tulle à pied ; aujourd'hui on se laisse tenter par le bon marché du chemin de fer, et en outre on ne regarde plus de si près à se passer quelques petites fantaisies ; on trouve cela fort naturel et, les goûts s'étant modifiés, il semble même que l'on ne pourrait pas s'en passer. Aussi, à la fin de l'année, ces petites dépenses, qui, prises séparément, sont àcoup sûr bien minimes, finissent par faire un total ; et le paysan corrézien, quoique aussi économe de tempérament que son aieul, se trouve n'avoir qu'une somme d'argent bien moins considérable à mettre de côté pour arrondir son bien ou garantir sa vieillesse.

En resumé, bien que l'influence du temps que nous traversons se soit fait sentir à Corrèze, il est peu de communes où les sentiments religieux, c'est-à-dire les sentiments qui servent de base à la morale, se soient conservés aussi vivaces. Il est peu de régions, sau peutêtre l'Aveyron, où le prêtre soit aussi aimé et respecté. A Corrèze, il est une véritable autorité sociale, le représentant de la paroisse. Aux dernières élections municipales, les habitants se sont donné une excellente municipalité. L'accord le plus cordial existe ainsi entre les deux autorités de la commune, le maire et le curé. Dans l'apaisement des rivalités et des conflits, Corrèze trouvera le calme et la tranquillité qui font le bonheur des villages comme celui des nations.

Notes

1. L'observation des faits et la discussion de nombreux budgets de famille ont montré que la quotité de moitié des biens est nécessaire pour assurer la conservation du domaine familial. C'est ce qui explique que ce régime existe presque partout où la liberté n'est pas plus grande encore. Au contraire, en France la quotité disponible se réduit au quart ; dans ces conditions, elle ne peut avoir d'effets utiles : enfant qui la reçoit reste écrasé par les charges hypothécaires, si même un procès pour lésion ne vient pas ruiner tous les héritiers ensemble. (V. les Ouvriers des Deux Mondes, 1re série, t. Ier, Paysan du Lavedan ; et Le Play, l'Organisation de la Famille, etc.)

2. Consulter sur ce sujet l'épllogue de lhlstoire d'une famille du Lavedan par M. E. Cheysson, dans Organisation de la Famille de F. Le Flay, 4e édition. — V. aussi l'Enquete sur la ituation des familles et les résudtats du régime de succession en F'rance, 1f° série, 1887-1868; 2e érle, 184-1897; 3e° série, en cours.