N° 1.
CHARPENTIER DE PARIS
(SEINE. — FRANCE.)
DE LA CORPORATION
DES COMPAGNONS DU DEVOIR
(Journalier dans le système des engagements mom entanés)
D'APRÈS LES
RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN AVRIL ET MAI 1856
PAR
MM. F. LE PLAY C.E. ET A. FOCILLON P.U.
Sommaire
- Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
- Notes
- (A) Sur le compagnonnage des ouvriers charpentiers.
- (B) Sur quelques solennités du compagnonnage des charpentiers du devoir.
- (C) Sur la société de secours mutuels des Agrichons (A).
- (D) Sur la grève des charpentiers de Paris en 1845.
- (E) Sur l'organisation des chantiers de charpente dans la ville de Paris
- (F) Sur l'heureuse influence d'un legs reçu par la famille
- (G) Sur une particularité de l'alimentation des ouvriers parisiens.
- (H) Sur l'autorité exercée dans les maisons de Paris par les portiers régisseurs.
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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.
[27] La famille habite, à Paris, une maison située sur un des quais de la rive droite de la Seine (9me arrondissement). Cette maison est composée de plusieurs corps de bâtiment à 5 étages ; on y compte 62 locataires (familles entières ou célibataires). L'ouvrier, qui s'est acquis une certaine réputation dans son art, est attaché à un chantier de charpente pour les constructions. En 1845, il y avait à Paris et dans la banlieue 7,500 ouvriers de cette profession ; mais, depuis cette époque, l'emploi du fer et de la fonte, en restreignant incessamment l'emploi du bois, a réduit ce nombre à 3,000 environ.
Ces ouvriers sont ainsi partagés : 500 Compagnons du Devoir (A), [28] auxquels il faut ajouter 1,500 ouvriers mariés, anciens membres de cette corporation ; 600 Compagnons de Liberté, jeunes et anciens, membres de la Société rivale de celle du Devoir ; enfin 400 charpentiers non compagnons, qui ne sont liés que par une société de secours mutuels. En vertu de contrats intervenus à certaines époques entre les ouvriers coalisés (D) et les patrons, le principe de l'invariabilité et de l'égalité des salaires est depuis longtemps mis en pratique pour les compagnons de ce corps d'état ; mais les chefs de chantier sont payés d'après des conditions spéciales débattues avec le patron (E). La plupart des maîtres charpentiers sont d'ailleurs d'anciens ouvriers que les souvenirs du Compagnonnage unissent à ceux qu'ils emploient. Bien que les rapports des deux classes soient fondés en principe sur un régime d'engagements momentanés, le séjour prolongé chez un même patron n'est pas un fait rare parmi les charpentiers de Paris.
§ 2. — État civil de la famille.
La famille comprend les deux époux, et deux enfants, savoir :
Jean M**, chef de famille, marié depuis 13 ans, né à T** (Aube)............ 41 ans ;
Marie R**, sa femme, née à L** (Meurthe).................. 42 —
Joseph M**, leur fils, né à Paris............................. 12 —
Marie-Augustine M**, leur fille, née à Paris................. 7 —
Quant aux parents des deux époux, le père de l'ouvrier, charpentier comme lui, et ancien soldat, est seul survivant ; il habite encore la ville de T**, avec une femme épousée en secondes noces, et dont il a quatre enfants. Son travail et une pension militaire soutiennent encore aujourd'hui sa nouvelle famille. Marie R** a perdu son père et sa mère ; elle avait 3 frères et 1 sœur, qui ont su se créer, par le travail, des ressources honorables.
§ 3. — Religion et habitudes morales.
Les deux époux sont nés de parents catholiques. L'ouvrier paraît n'avoir reçu qu'un enseignement religieux insuffisant. La perte prématurée de sa mère, les changements considérables survenus à cette époque dans la vie de son père, l'ont éloigné de sa famille dès l'âge de 14 ans. Le Compagnonnage est la seule influence morale qui ait agi sur lui depuis cette époque. Il lui doit une certaine distinction que l'on trouve rarement chez les ouvriers isolés. Soumis dès son début dans la profession, à une surveillance sévère qui contrôlait sa conduite et en eût, au besoin, réprimé les écarts, il s'est formé bientôt à des habitudes d'ordre et à l'observation journalière d'une [29] loi morale. L'ouvrier a encore appris dans le Compagnonnage à s'imposer une tenue décente. La foi dans les traditions de la société, le respect pour la Mère (A) figurent aussi parmi les traits les plus remarquables de cette éducation qui, pour lui, a suppléé jusqu'à un certain point à celle de la religion. La Mère personnifie pour les compagnons, l'association qui a protégé leur jeunesse ; les sentiments que ce nom excite chez eux depuis une époque reculée, offrent un reflet de ceux que le nom du Roi, image vivante de la patrie, entretenait autrefois chez les populations.
En matière religieuse l'ouvrier est d'une indifférence complète, et il n'observe lui-même aucune pratique du culte. Il se plaît cependant à se rendre à la messe solennelle du jour de saint Joseph, fête des charpentiers (B). Doué d'un naturel tranquille, il attache du prix à l'estime de ses camarades et de ses patrons, et ambitionne surtout la réputation d'ouvrier honnête et habile. Régulier dans ses meurs, il a cependant perdu au contact de la corruption d'une grande ville l'énergie et la susceptibilité de certains sentiments moraux. Il s'applaudit d'ailleurs des progrès que lui semblent avoir fait depuis 25 ans ses camarades, en se corrigeant des habitudes d'ivresse et de débauche bruyante. Enfin comme la plupart des ouvriers celui-ci vit dans une complète imprévoyance (F), et, ainsi qu'il arrive souvent en pareil cas, spécialement chez les ouvriers parisiens, une générosité facile forme un trait aimable de son caractère. A une époque où ses moyens d'existence étaient compromis (1848 à 1851), il adoucissait les derniers jours de sa belle-mère en lui dissimulant, avec une courageuse abnégation, les charges que sa présence imposait à sa famille. Aujourd'hui, dans une situation plus heureuse, il écarte toute préoccupation d'avenir, pour accroître jusqu'à l'extrême limite de ses ressources, le bien-être matériel de la communauté.
La femme a été élevée par sa mère dans les habitudes de religion, et les a conservées pendant toute sa jeunesse. Intelligente, active et résolue, elle parait n'avoir jamais connu de passion qui l'ait dominée. Son travail opiniâtre lui a permis de soulager par des envois d'argent, sa mère dont elle connaissait les chagrins domestiques (§ 12), et de se ménager à elle-même quelques épargnes. Sa conduite semble avoir été exempte de tout reproche ; mais on ne trouve guère en elle plus de délicatesse morale que dans son mari. Ses croyances religieuses ont perdu toute énergie, et leur influence ne se retrouve guère que dans les sentiments qui maintiennent la régularité de sa conduite. Le maigre du Vendredi-Saint est la seule pratique religieuse dont elle ait maintenu l'observation dans la famille. Elle va assez souvent à la messe le dimanche, et elle tient [30] à ce que ses enfants s'y rendent habituellement ; elle leur interdit les mots grossiers, et attache un grand prix à leur instruction. Moins soucieuse de leur moralité, elle les abandonne trop souvent à jouer seuls sur les promenades publiques, sans s'inquiéter des chances de dépravation dont la gravité lui a été déjà signalée à plusieurs reprises. Respectueuse envers son mari, elle exerce utilement, et du consentement tacite de celui-ci, une influence prépondérante dans la famille. Elle reçoit immédiatement en dépôt le montant de la paie mensuelle, et c'est elle qui, chaque matin, donne à son mari l'argent nécessaire pour les repas qu'il prend hors du ménage ; à elle, en un mot, conformément à la coutume qui domine chez les ouvriers français [les Ouv. europ. XXX (A)], est confiée toute l'administration intérieure de la famille et la libre disposition de ses ressources.
L'instruction de l'ouvrier, prise surtout dans les écoles du Compagnonnage (A), est toute spéciale à sa profession ; elle comprend la lecture, l'écriture, le calcul, le dessin linéaire et quelques éléments de géométrie descriptive. La femme sait à peu près lire ; mais elle ne peut tracer que quelques lettres. Les enfants reçoivent aux écoles de la ville l'instruction primaire, et le fils se prépare avec assez de soin à sa première communion.
La famille est entièrement étrangère à toute préoccupation politique ; satisfaite de son sort, elle n'a ni haine, ni envie pour ceux qui, partis du même niveau social, se sont élevés à la condition de maîtres (§ 5).
§ 4. — Hygiène et service de santé.
L'ouvrier est de moyenne taille, (1m 68), et de force ordinaire. Il annonce un tempérament sanguin sans plénitude ; ses cheveux sont châtains ; le sommet de la tête est entièrement dégarni. Les seules maladies de son enfance ont été : la petite vérole, qui lui est survenue à 3 ans 1/2, et qui a laissé des traces sur son visage; la rougeole et la fièvre scarlatine. Maintenant il n'éprouve d'autre indisposition que des congestions pulmonaires très-communes chez les charpentiers, et dont ils expriment assez bien la cause en les nommant des sueurs rentrées. Chez lui, elles cèdent facilement à quelques soins de sa femme. Il a reçu dans l'exercice de sa profession, cinq blessures graves, dont quatre intéressaient les membres supérieurs. Traités tantôt par les médecins, tantôt par les empiriques nommés rebouteurs, ils n'ont donné lieu à aucune suite fâcheuse.
La femme est également de aille moyenne, (1m 62), son aspect [31] annonce la force, la bonne humeur et l'intelligence. Elle a les cheveux châtains, le visage pâle ; ses formes générales sont larges et carrées. Depuis l'âge de 16 ans, elle souffre habituellement d'accidents nerveux qui ont en grande partie le caractère hystérique et que nul traitement n'a pu modifier. Le mariage, des couches nombreuses n'ont pas eu plus d'influence, et même en 1851, après de fatigants efforts pour exercer le métier de polisseuse, elle fut atteinte d'une paralysie du bras droit qui ne se dissipa que lentement. Les accidents nerveux sont d'ailleurs communs dans sa famille ; un de ses frères est atteint d'un ramollissement cérébral qui l'a privé de la raison ; sa sœur, morte à 52 ans, était depuis 27 ans épileptique. L'examen détaillé des faits semble indiquer qu'il faut attribuer ces graves altérations de la santé des enfants aux habitudes d'ivresse qui ont abrégé la vie du père.
Mariée à 29 ans, Marie R** a eu, dans l'espace de 8 années, 6 couches heureuses; quatre des enfants, élevés au biberon, sont morts d'affections intestinales avant l'âge de 18 mois. Le garçon, qui est l'aîné des six, est fort et d'une bonne carnation ; la fille, née de la 4eme couche, est petite et chétive, mais sa santé est habituellement bonne.
Les charges de la maladie sont supportées par la famille. Pour épargner les ressources du ménage, la femme a fait quatre couches à l'hôpital, la première et la sixième eurent lieu chez elle, l'une entre les mains d'un médecin, au prix de 40 fr. ; l'autre par les soins d'une sage-femme, à qui l'on donna 9 fr. La femme se croit expérimentée dans certaines pratiques de la médecine usuelle, et traite elle-même les indispositions qui surviennent dans la famille. Confiante dans les idées hygiéniques d'un praticien populaire, elle fait grand usage de l'eau sédative et des préparations camphrées : elle a même fait contracter à son mari l'habitude d'inspirer de temps en temps des cigarettes au camphre. Elle a eu recours elle-même au tabac à priser, pour combattre les somnolences qui caractérisent ses accidents hystériques. La plupart de ces pratiques d'hygiène, très-habituelles en d'autres contrées (les Ouvr. europ., p. 43), se retrouvent communément chez les femmes d'ouvriers parisiens, qui s'attribuent volontiers dans la famille les fonctions de médecin, et se transmettent ainsi un certain nombre de recettes traditionnelles.
§ 5. — Rang de la famille.
L'ouvrier, avant son mariage, occupait dans son Compagnonnage un rang distingué ; plusieurs fois il en a reçu des marques de confiance [32] (§ 12), et il y a laissé une réputation honorable. Il est un des anciens (A) que viennent parfois consulter les compagnons lorsqu'ils ont besoin d'être informés des vieux usages de la Société. Estimé de ses camarades et de ses patrons, il exerce dans le chantier les fonctions de chef ou gâcheur (E). En cette qualité, il dirige les ouvriers et leur distribue l'ouvrage ; il fait la ville, c'est-à-dire qu'il est chargé des travaux exécutés au dehors, au compte de son patron, chez divers propriétaires. Son caractère et sa capacité l'ont mis au-dessus des habitudes d'engagements momentanés ; il est du petit nombre de ceux que l'on occupe encore aux époques de chômage ; depuis 5 ans il travaille chez le même patron, et il y est retenu par des liens mutuels d'estime et d'affection. Le Compagnonnage lui a donné une haute opinion de son état, et il tient à s'y distinguer. Il a tenté de s'élever par une entreprise à une position plus indépendante; mais ayant aperçu bientôt qu'il devait y échouer, il s'est résigné à sa condition, comprenant qu'il n'était pas fait pour en sortir. Il a vu plusieurs de ses camarades devenir maîtres charpentiers, et l'un d'eux est son patron actuel. Il attribue leur succès à quelque chance heureuse, sans se rendre bien compte des causes d'une supériorité qui n'éveille d'ailleurs en lui ni émulation, ni envie.
La famille n'a, en résumé, ni les idées, ni les qualités nécessaires pour s'élever au-dessus de sa position ; peu disposée à s'inquiéter de l'avenir, elle trouve dans son état actuel de bien-être l'une des situations les plus heureuses qu'elle puisse espérer.
II. Moyens d'existence de la famille
§ 6. — Propriétés.
(Mobilier et vêtements non compris.)
Immeubles............ 0f00
La famille n'a aucune propriété immobilière et ne songe même pas à la possibilité d'en acquérir.
Argent............ 208f 88
Somme déposée à la Caisse d'épargne, et provenant d'un legs fait à la femme par sa sœur (F), 40f00; rente annuelle de 8f en fonds français 4 1/2 p. 100, léguée à la femme par sa sœur (évaluée au cours de 94), 168f88.
[33]Matériel spécial des travaux et industries............ 12f 15
1° Outils de charpentier. — 1 Jauge ou règle de 0m 35 sur 0m 03, servant à tracer les mortaises et les tenons, 0f20; — 1 Rainette ou instrument propre à entailler les mortaises, et, en même temps, à aiguiser les scies, 3f 00 ; — 1 compas en fer, 0f 75; — 1 cordeau de coton sur un virolet en bois, 1f 50; — 1 niveau à plomb, 0f 50; 1 racloir pour les escaliers, 0f 75 ; — blanc d'Espagne pour blanchir le cordeau et tracer les lignes, 0f 0. — Total, 7f 30.
Ce matériel est celui que les ouvriers charpentiers sont tenus de fournir dans les villes du Tour de Fance (A) : dans d'autres pays, comme en Normandie, ils doivent posséder, en outre, des outils plus coûteux, tels que haches, besaiguës, etc. Cette coutume éloigne les compagnons des contrées où elle est en vigueur.
2° Matériel pour le blanchissage des vêtements et du linge. — 1 baquet, 1 battoir en bois, 1 brosse de chiendent, 2 fers à repasser avec 1 gril pour les chauffer au charbon de bois, 4f 85.
Valeur totale des propriétés............ 221f 03
§ 7. — Subventions.
Les seules subventions dont jouisse la famille consistent en allocations d'objets ou de services. Le patron abandonne à l'ouvrier, pour les besoins de son ménage, tous les morceaux de bois mesurant moins de 0m 33 de longueur et provenant de la coupe des pièces de charpente exécutées hors du chantier. L'ouvrier a ainsi à sa disposition tout le combustible nécessaire au chauffage domestique ; il n'est donc pas intéressé à aller sous ce rapport jusqu'à l'abus ; il pense d'ailleurs que ce serait manquer à ses devoirs envers le patron. Il consomme ainsi chaque année 1,500 kilogrammes de sapin et de chêne, qu'il rapporte chez lui par charges de 50 kilog. Cette subvention est un des privilèges de la position élevée qu'il occupe dans son chantier (§ 5) ; le surplus de ces déchets est partagé entre les autres compagnons.
Il doit encore chaque année à la libéralité du patron sacs de copeaux de charpente pesant 48 kilog.
Cette subvention concernant le chauffage, si importante pour le bien-être de la famille, n'est pas la conséquence d'un usage établi ; c'est un fait particulier dont il est d'autant plus utile de constater la bienfaisante influence.
L'ouvrier reçoit encore de son patron les morceaux de bois et les clous nécessaires pour l'entretien des meubles du ménage. La dépense annuelle que cette nouvelle subvention épargne à la famille peut être évaluée à 1f 50 ; mais le patron ne la limite pas, et s'en rapporte à la discrétion de l'ouvrier.
La femme doit à ses occupations antérieures des subventions d'une autre nature. Elle a autrefois (de 1848 à 1852) vendu à la [34] halle, des légumes et des fruits ; et, en souvenir des relations contractées à cette époque, elle obtient, des marchandes, certaines réductions sur le prix des principales denrées alimentaires, et même quelques dons de menus objets. La recette ajoutée ainsi dans le cours d'une année aux ressources de la famille a pu être évaluée a 25f29.
Il faut encore considérer comme une subvention l'instruction donnée gratuitement aux deux enfants dans les écoles de la ville. Pour leur procurer la même instruction, la famille aurait à supporter, pendant les onze mois consacrés aux études, si elle avait recours à ne école privée, une dépense mensuelle de 6f pour le garçon et de 3f pour la fille.
§ 8. — Travaux et industries.
Travaux de l'ouvrier. — Tout le travail de l'ouvrier est exécuté au compte d'un patron, hors de la maison, et à la journée. Il consiste dans la confection et la pose des pièces de charpente employées dans les constructions, telles que pans de bois, planchers, échafaudages, combles, mansardes, etc. Ces deux derniers genres de travaux présentent souvent de grandes difficultés, et les coupes variées qu'on y rencontre sont d'abord tracées géométriquement par les charpentiers, afin d'être exécutées avec précision. En même temps, l'ouvrier exerce auprès de son patron les fonctions de gâcheur de levage il surveille les travaux ; il prend les instructions de l'architecte ou de l'entrepreneur du bâtiment; enfin il distribue l'ouvrage aux compagnons et tient le compte de leurs journées (E).
Depuis 1845 (D), l'heure de travail est rétribuée à raison de 0f 50. En été, du 1er mars au 1er décembre, les journées sont de 10 heures de travail effectif ; pendant les mois de décembre, de janvier et de février, les journées de travail deviennent rares et ne comprennent que 8 heures, vu la brièveté des jours. Cette organisation du salaire s'applique uniformément à tous les ouvriers charpentiers de Paris. Outre le chômage d'hiver, il faut habituellement en compter un, d'une quinzaine de jours, à la fin de juillet.
Souvent, après le temps ordinaire de la journée, l'ouvrier fournit à son patron des heures supplémentaires de travail ; celles-ci, lorsqu'elles sont au moins au nombre de deux le même jour, sont payées à raison de 0f 75. Enfin, les fonctions de gâcheur de levage lui valent de temps en temps des suppléments de salaire fixés de gré à gré avec le patron.
[35] On peut considérer comme des travaux secondaires de l'ouvrier, le transport du bois de chauffage accordé par le patron, et les réparations faites, de loin en loin, aux objets en bois qui font partie du mobilier domestique.
Travaux de la femme. — La femme consacre tout son temps aux soins du ménage. Après des tentatives infructueuses pour se créer une profession lucrative, elle a dû se dévouer presque exclusivement aux travaux qui concernent la famille. Elle confectionne pour son mari les chemises, les gilets de flanelle et les vêtements de travail. Elle arrange, avec les vieux habits du père, des vêtements pour le fils. Elle confectionne aussi ses propres vêtements et en tire parti, lorsqu'ils sont vieux, pour habiller sa fille. Elle emploie une autre partie de son temps à l'achat et à la cuisson des aliments, à la tenue du ménage, aux soins qu'exigent les enfants, au blanchissage du linge et des vêtements de la famille. Enfin les heures que laissent libres ces occupations, sont consacrées par elle à des travaux de couture pour diverses personnes.
Travaux des enfants. — Les enfants n'exécutent aucun travail lucratif; le fils suit l'enseignement de l'école primaire communale ; la fille, qui suit également l'école des filles, aide parfois sa mère dans quelque travail d'aiguille à la portée de son âge.
Industries entreprises par la famille. — L'ouvrier a pour industrie la surveillance exercée au compte du patron sur les travaux exécutés hors du chantier. La femme a pour principale industrie le blanchissage des vêtements et du linge. En outre, son expérience de la vente des denrées alimentaires lui permet d'en effectuer l'achat par des moyens économiques, constituant une véritable industrie qui contribue essentiellement au bien-être de la famille.
III. Moyens d'existence de la famille
§ 9. — Aliments et repas.
La famille fait en toute saison 3 repas par jour ; mais l'ouvrier ne peut prendre part qu'à celui du soir ; il fait les 2 autres repas chez un cabaretier, près du lieu de son travail. Cette nécessité lui est onéreuse et occasionne une dépense annuelle de 400f, non compris un demi-kilogramme de pain emporté chaque jour de la maison. On peut évaluer cette dépense au double de celle qui a lieu dans les circonstances rares où l'ouvrier peut venir prendre tous ses repas chez lui.
[36] L'ouvrier quitte donc sa famille à 5 h. 12 du matin en été, à 6 h. 1/2 en hiver ; à 8 heures, la mère et les enfants font un déjeuner consistant en soupe ou café au lait avec du pain ; quelquefois, pour régaler les enfants, la mère de famille prépare du chocolat au lait. Après le déjeuner, le fils et la fille vont chacun à son école, emportant ordinairement pour le goûter une tartine de fromage ou quelque reste du dîner de la veille. Si la mère n'a rien à leur donner en nature, elle remet à chacun 0f05 pour acheter chez le portier de l'école une petite ration de légumes cuits ou de fruits, qu'ils appellent une gamelle. Cette dépense s'élève par an à 4f. La mère prend elle-même à 2 heures pour son goûter un peu de pain, accompagné, en hiver, de fromage, en été, de quelques fruits.
Vers 6 h. 1/2 du soir l'ouvrier rentre, et la famille se réunit pour souper. C'est là, sous tous les rapports, le meilleur repas de la journée. Il comprend : une soupe au pain, un plat de viande, un plat de légumes ou une salade. On le complète parfois avec un dessert de fromage ou de pruneaux cuits. Deux fois par semaine environ, la famille met le pot-au-feu, qui fournit la soupe grasse et le bœuf bouilli. Les soupes maigres sont ordinairement faites avec l'eau de cuisson des légumes, ou avec des oignons cuits ; cette dernière soupe est très en usage parmi les ouvriers parisiens.
Le plat de viande est assez varié ; guidée surtout dans ses achats par les occasions de bon marché, la femme, outre le bœuf bouilli, sert tantôt du foie de bœuf; tantôt du gras-double ou estomac de bœuf roulé en paquet, et coupé par tranches ; tantôt du mouton ou du veau. Les langues de mouton en ragoût, le mou de veau, le pied de veau accommodé à l'huile et au vinaigre après avoir été cuit dans le pot-au-feu, sont aussi des mets fort recherchés par la famille. En hiver on substitue parfois à ces viandes un morceau de porc salé. Le poisson, lorsque le prix en est modéré, figure aussi sur la table pour le souper. Deux fois par an environ, la famille mange une oie, dont la graisse est mise en réserve pour faire la cuisine. Ce régal ne se lie pas, comme il arrive souvent ailleurs, à une solennité annuelle : le bon marché en est la condition première. Les graisses employées pour faire la cuisine sont le beurre en été, en hiver la graisse de porc ou saindoux. A la viande de qualité inférieure, on ajoute, pour en relever le goût, de la chair à saucisses, ou viande de porc hachée menu.
Les légumes consommés par la famille varient avec les saisons ; les pommes de terre et les farineux secs ou verts, tels que les haricots, y occupent une place importante. La diversité des salades est un des caractères remarquables de cette alimentation ; les ressources du climat parisien permettent aux ménages d'ouvriers d'en [37] manger (G) toute l'année. Le fromage est principalement consommé par les enfants ; pour le goûter qu'ils font à l'école, la mère prépare une conserve ainsi composée : elle fait fondre 0k 400 de fromage de Marolles, et 0k 060 de beurre dans 0k 334 de lait crémeux ; cette conserve dure environ un mois, et se prépare 3 fois par hiver.
Le vin est la boisson habituelle de la famille ; mais en ce moment son prix élevé en a fait abandonner l'usage dans les ménages d'ouvriers. La femme y supplée en préparant elle-même avec des raisins secs, de l'eau et du genièvre, une liqueur à laquelle on donne assez improprement le nom de cidre (6). Le mari consomme hors de chez lui, en faisant ses deux repas, 0l 75 de vin, croyant cette boisson indispensable à l'entretien de ses forces. On ne boit d'eau-de-vie dans la famille qu'à de très-rares occasions, par exemple, lorsqu'on reçoit à dîner des parents ou des amis.
§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.
La famille occupe au 5e étage deux pièces dont une seule tire l'air et la lumière d'une fenêtre et d'une lucarne ovale ; la pièce d'entrée n'est éclairée et aérée qu'indirectement. La surface totale de ce petit logement est de 21 mètres quarrés, savoir :
La hauteur de la pièce est de 2m 02.
A ce logement est annexé un petit grenier sous combles où l'on ne peut se tenir debout, et qui sert à placer le linge sale et quelques objets.
Le père et la mère couchent dans la chambre principale ; les deux enfants couchent, chacun séparément, dans la chambre d'entrée.
La maison est médiocrement tenue ; mais le logement lui-même est aussi propre que le permettent l'exiguïté de l'espace et la nécessité de cuire les aliments à la cheminée de la chambre à coucher, ou au poêle de la pièce d'entrée. Sauf ses dimensions trop resserrées, ce logement est sain ; exposé au sud-ouest, il reçoit le soleil et domine sur un des espaces les mieux aérés de Paris.
La famille paie, par trimestres, un loyer annuel de 180f; la portière qui, en l'absence du propriétaire, exerce l'autorité dans la maison, y ajoute, à titre d'étrennes ou d'amendes pour rentrées tardives, un supplément de 3f par an (H).
[38] Le mobilier est exempt de ces recherches de luxe qui marquent une tendance vers la vie bourgeoise. On en peut fixer la valeur ainsi qu'il suit :
Meubles : ils sont simples, mais tenus avec propreté............ 888f 70
1° Lits. — 1 bois de lit en noyer avec sangle, 75f 00 ; — 3 matelas de laine, 95f 00 ; — 2 matelas de plume commune, 60 00; — 1 traversin de plume commune, 8f 00 ; — oreillers, 10f 00 ; — 1 édredon commun, 17f 00 ; — 1 couverture de molleton de laine, 45f 00 ; — 1 paire de rideaux de lit et un couvre-pied en calicot blanc, 29f 00 ; — 1 lit de sangle (pour le fils), 5f 00 ; — 1 matelas de plume commune et un matelas de laine, 19 00; — 2 couvertures, 24f 00 ; — 1 oreiller, 5f 00 ; — 1 petit bois de lit en merisier (pour la fille), 10f 00 ; — 1 paillasse, 4f50 ; — 1 un couvre-pied, 2f 00 ; 1 oreiller, 4f 50 ; — 1 traversin, 4f 00; — 1 couverture grise, 21 00 ; — 2 courtes-pointes de laine, f 00 ; — 2 petits rideaux de calicot, 5f 40. Total, 427f 40.
2° Meubles de la chambre à coucher. — 1 armoire en noyer, avec porte à deux vantaux, 65f 00 ; — 1 table de nuit en noyer, 30f 00 ; — 1 commode en noyer, 50f 00; — 1 table à manger avec toile cirée, 23f 00; — 6 chaises en bois de noyer garnies de paille, 36f 00 ; — 1 glace de 1 mètre sur 0 80, 68f 00 ; — 1 glace de 0 70 sur 0 50, 45f 00; — 1 pendule en bois sculpté sous un cylindre de verre, 60f 00; — 1 corbeille de fleurs, sous verre, 4f 40; — 1 cadre contenant une image coloriée, 0f 35 ; — 1 statuette de la Sainte Vierge, 0f 60 ; — cage pour l'oiseau avec ses ustensiles, 2f 00. — Total,384f 35.
3° Meubles de la pièce d'entrée. — 1 table de cuisine, 8f 00 ; — 1 poêle de cuisine en fonte, avec tuyaux, 25f 20; — 3 tablettes posées par l'ouvrier, 3f 75. — Total, 36f95.
4° Livres. — 4 Livres d'église (paroissiens), 2 Imitations de Jésus-Christ, Combat spirituel, Instruction chrétienne, Cantiques de Saint-Sulpice, Catéchisme, Exercice spirituel, Mémorial des Vierges chrétiennes, Ange conducteur, l'Ame élevée vers Dieu ; Dictionnaire français de Catineau, livre des Codes, les Règles de la bienséance par La Salle, 2 Livres de cuisine, Nouvelle Géographie de Ardent, Histoire de la Révolution de Février par Alfred Delveau, Architecture pratique de Bullet, 21 livraisons de l'Histoire de France d'Anquetil, papier à écrire, plumes, encrier, 20f 00.
Linge de ménage : entretenu et raccommodé avec soin. 19f 20
12 draps de lit en chanvre, 150f 00 ; — 3 draps d'enfant, 6f 30 ; — 7 serviettes de table, 21f 00; — 3 rideaux de fenêtre, 4f 70 ; — 1 nappe, 4f 00; — 10 serviettes de toilette, 5f 00 ; — 8 torchons, 3f 20.
Ustensiles : ils comprennent tous les articles de cuisine et de table nécessaires pour recevoir honorablement un ou deux amis............ 69f 65
1° Dépendant de la cheminée et du poêle — 1 pelle à feu, 1 trépied en fer, 3 paires de pincettes, 2f 00.
2° Employés pour la préparation des aliments. — 2 poêlons en terre, 3 plats en terre ou en faïence, 1 marmite en terre, 1 soupière en faïence, 4 tasses à café en faïence, 3f 10 ; — 15 cruchons et bouteilles pour contenir la boisson domestique, 10 verres à boire, 7f 90; — 3 vases en fonte pour la cuisine, 1 casserole en fer battu, 36 assiettes en terre de pipe, cuillers, fourchettes et couteaux, 17f 35; — 1 fourneau de cuisine, 3f 00 ; — 1 fontaine avec 1 seau en zinc, 1 terrine en poterie, 1 cruche en terre, 17f 60 ; — 1 cafetière avec filtre, 1f 50 ; — 1 passoire et 1 écumoire, 2f 50. — Total, 54f95.
3° Employés pour les soins de propreté. — 1 miroir à barbe, 0f 35 ; — 1 paire de rasoirs, 2f 00; — 1 pot-à-l'eau et une cuvette, 1f 10. — Total, 3f 45.
[39] 4° Employés pour usages divers. — 1 lampe à tringle, 4f 00 ; — 1 paire de mouchettes, 0f 50 ; — 2 chandeliers de cuivre, 4f 00; — 1 thermomètre à alcool, 0f 75. — Total, 9f25.
Vêtements : les deux époux aiment à porter, même les jours de travail, des vêtements convenables............ 77f 5
Vêtements de l'ouvrier (167f 35) : semblables à ceux de la petite bourgeoisie.
1° Vêtements du dimanche. — 1 surtout (paletot) d'hiver en drap noir, 30f 00 ; — 1 habit bleu, que l'ouvrier met rarement, et qui date de 14 ans, 20f 00 ; — 1 gilet de cachemire, 14f 00 ; — 1 pantalon de drap de couleur foncée, 11f 00;—1 chapeau noir ne soie, 8f 00 ; — 1 cravate de satin noir, 2f 25. — Total, 8f25.
2° Vêtements de travail. — 1 ( paletot) de drap bleu, acheté d'occasion, 6f 00; — 1 gilet de cachemire, 2f 00; — 1 gilet d'hiver en drap et à manches, 5f 20 ;— 2 pantalons d'été, uses, 1f 00; — 3 pantalons en grosse toile, 4f 50 ; — 3 bourgerons (blouses courtes) en toile 3f 7 ; — 7 chemises en toile de chanvre,25f 00 ; — 4 chemises en coton, 7f 00; — gilets de flanelle, 3f 60 ; — 3 cravates de coton, 0f 45 ; — 1 cravate longue en mérinos, pour l'hiver, 1f 80; — 1caleçon de tricot de coton, pour l'hiver, 0f 75 ; — 5 paires de as de coton, 2f20 ; — 4 paires 'de bas de laine, 3f 60; —2paires de bottes, 14f00 ; 1 casquette, 1f 25. — Total, 82f10.
Vêtements de la femme (506f 70) : costume populaire, avec le bonnet.
1° Vêtements du dimanche.— 1 robe noire en laine, 20f 00 ;— 1 robe en laine de couleur foncée, achetée d'occasion, 38f 00 ;— 1 robe de soie noire, qu'elle met rarement (c'est la robe des noces), 40f 00; — 1 châle, 42f 00 ; — 1 tablier de laine noire, 2f 75 ; — 5 jupons blancs, 9f 00; — 3 jupons blancs reçus en héritage de la sur, f 00 ; — 1 paire de bottines, 4f 00 ; — 1 bonnet en tulle noir avec une petite dentelle noire et des rubans bleus, 3f 50. — Total, 135f 25.
2° Vêtements de travail. — 1 robe à carreaux de couleur sur fond blanc, en laine dite flanelle, 3f 00 ;— 4 robes de laine reçues en héritage de la sœur, 3f 00 ; — 1 robe en coton imprimé, pour l'été, 3f 00 ; — 2 robes en coton imprimé reçues en héritage de la sœur, 5f 00 ; — 2 châles, 25f 00 ; — 3 tabliers de cotonnade brune, reçus en héritage, 9f 30; — 4 jupons confectionnés avec de vieilles robes, 11f 00 ; — 2 jupons de tricot de coton, 3f 50 ; — 2 gilets de tricot de coton, 1f 00; — 1 gilet de tricot de laine, reçu en héritage, 1f 75; —1 corset, presque usé, 0f50; —4 vieilles chemises de toile, f 5; — 6 chemises de toile, reçues en héritage de la mère, il y a 5 ans, 9f 60; — 47 chemises de toile, reçues en héritage de la sœur, (déduction faite de 40f, pour 40 chemises actuellement engagées au Mont-de-Piété), 40f 00; — 2 paires de bas de laine pour l'hiver, 1f50; — 2 paires de bas de coton pour l'été, 2f 00 ; — 1 paire de souliers en cuir, 2f 00 ;— 1 paire de sabots, 0f 30; — 1 paire de gros chaussons de laine, portés dans les sabots, 1f 00 ; — 2 bonnets du matin en percale blanche, 0f 25 ; — 7 mouchoirs de cou en coton (calicot), 1f 05; — 5 mouchoirs de cou en coton (calicot), reçus en héritage, 0f 75 ; — 1 mouchoir de cou, en soie, 1f 00 ; — 1 vieux mouchoir de cou, en soie 0f 25. — Total, 154f 4S.
3° Bijoux. — 1 paire de boucles d'oreilles en or émaillé, 5f 50 ; — 1 broche en or avec verroteries, trouvée dans la rue, 1f 50; — 1 montre en argent et une chaîne en or, achetées avec l'argent reçu en héritage de la sœur, 210f 00. — Total, 217f 00.
Vêtements des enfants (63f 40) : ils sont tenus avec propreté.
1° Vêtements du garçon. 4 pantalons, 3f75 ; — 4 blouses, 8f 00 ; — 5 chemises, 2 10. — 1 caleçon, 0f50 ; — 3 paires de bas, 0f 45 ; —2 cravates d'été, 0f 30 ; — 1 col de satin noir, donné par la maraine, 0f 75 ; — 1 casquette, 1f10; — 1 paire de souliers, 2f 30. — Total, 1925.
2° Vêtements de la fille. — 5 bonnets, 0f95; — 1 robe de laine donnée par la marraine, 2f 00 ; — 3 autres robes de laine ou de toile, 1f 70 ; — 4 tabliers d'indienne, 1f80. — 5 paires de bas, 1f 30 ; — 4 chemises de toile, 1f 60 ; — 3 caleçons de tricot de coton, [40] 1f 80; — 7 jupons, 1f 30 ; — 2 paires de bottines, 6f 10 ;— 5 châles, reçus en héritage de la tante, 25f 00 ; — 1 surtout de corsage (caraco) en laine noire, 0f 60. — Total, 4f15.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 1,870f 00.
§ 11. — Récréations.
Le caractère des deux époux s'accommode volontiers de récréations douces et de plaisirs de famille. D'ailleurs les dépenses qu'ils font pour le bien-être quotidien, leur interdisent ordinairement tout plaisir coûteux. La famille va au spectacle une fois par an seulement et pour amuser les enfants ; elle préfère les théâtres du Cirque, des Funambules ou des Délassements-Comiques. Deux fois depuis 13 ans, l'ouvrier a conduit sa femme au bal des Compagnons (B). La dépense faite en cette occasion s'élève à 10f les deux époux n'aimeraient pas à la renouveler chaque année ; ils sont d'ailleurs peu disposés à se récréer sans leurs enfants.
Par opposition avec l'usage établi dans la majeure partie de l'Europe (les Ouv. europ., p. 43), la famille ne fête pendant l'année aucune solennité. Le mari n'interrompt son travail que le premier dimanche du mois, lendemain de la paie, et jour habituel de chômage dans les chantiers. La femme ne travaille pas le dimanche ; elle va à la messe, ou, tout au moins, y envoie ses enfants : le reste du temps elle recherche particulièrement les causeries avec ses voisines.
Les dimanches de paie, la famille sort avec les vêtements neufs, et se rend aux Champs-Élysées, à la Villette ou à quelque autre promenade voisine des barrières. Elle y fait parfois quelques menues dépenses pour les enfants. La famille a aussi ses relations d'affection dans la société d'un cousin, ouvrier maçon, chef de famille. Quatre fois par an environ, les deux familles se réunissent à un dîner habituellement composé du pot-au-feu (§ 9), d'un ragoût de mouton ou de veau, d'une salade, de quelques fruits, d'une petite tasse de café à l'eau avec un petit verre d'eau-de-vie, pour chaque convive.
Aux heures qu'il passe chez lui, l'hiver particulièrement, l'ouvrier s'occupe volontiers d'un oiseau (Fringilla canaria, Lath.) qui lui a été donné et que la femme nourrit et entretient avec soin dans une cage élégante. Il consulte aussi avec intérêt un thermomètre à alcool fixé dans l'embrasure de sa fenêtre.
Au milieu de ses habitudes de travail, l'ouvrier est assez fréquemment exposé à des causes de distraction, qui provoquent toujours quelque dépense chez le marchand de vin ; c'est ce qui arrive [41] surtout le jour de la paie. Chaque fois qu'une construction est terminée, le propriétaire donne aux ouvriers qui y ont pris part une somme nommée pour-boire, et qui doit être partagée entre eux. Souvent ils la dépensent ensemble dans un repas où l'on boit assez copieusement : l'ouvrier aime à se rappeler la joyeuse surexcitation de cette ivresse qui n'excède pas cependant certaines bornes. Les charpentiers, même les plus rangés, considèrent ces réunions comme indispensables au maintien des bonnes relations qui doivent exister dans les ateliers.
IV. Histoire de la famille
§ 12. — Phases principales de l'existence.
L'ouvrier est né à T** (Aube) en 1815 ; son père, son grand-père et ses oncles paternels étaient charpentiers. Ayant perdu sa mère à 10 ans, il suivit à Paris son père qui vint y chercher fortune ; mais cette tentative n'ayant pas réussi, le père et le fils rentrèrent, deux ans après, au pays natal. En 1827 le jeune homme commença, sous la direction de son père, l'apprentissage du métier. Quelques mois après, il gagnait déjà, 0f 75 par jour. A la Saint- Joseph de l'année 1828, il entra chez un maître charpentier de Troyes, où il resta plusieurs années avec un salaire journalier de 1f.
Exempté par une heureuse circonstance du service militaire, il vint à Paris en 1836, dans le désir de compléter son instruction professionnelle. Il entra aussitôt en relation avec des Compagnons du Devoir (A), qui travaillaient dans le même chantier, et par leurs soins il fut reçu aspirant ou renard. En 1838, conformément à l'usage adopté par les jeunes ouvriers de sa profession (A), il commença son tour de France, et se rendit à Auxerre (Yonne), où la société des compagnons lui procura immédiatement de l'ouvrage. A la Saint-Pierre de l'année suivante, il y fut reçu compagnon (A) : puis il commença à diriger des travaux, en recevant comme salaire journalier : à la ville 3f; à la campagne 1f 50, non compris le coucher et la nourriture donnés par le patron. Quelques démêlés violents avec les Compagnons de Liberté (A) le forcèrent à quitter Auxerre, et il se rendait à Lyon, lorsque sur la route il fut attaqué par des compagnons d'autres corps d'état, appartenant à des sociétés rivales : après une lutte sanglante, il lui fallut changer de direction pour échapper aux poursuites de l'autorité, et il revint à Paris où, avec [42] l'assistance du Compagnonnage, il put immédiatement se procurer du travail. Sédentaire depuis cette époque, il n'a travaillé en 15 années que chez 3 patrons.
Il eut en 1841 l'honneur d'être désigné pour procéder, avec deux autres commissaires, au remplacement et à l'installation de la Mère des Compagnons Charpentiers. En 1843, il se maria, et conformément aux usages alors en vigueur dans la société, il cessa de faire partie de son Compagnonnage : mais il conserva avec ses membres actuels de bonnes relations. La grève de 1845 (D) éleva de 0f 10 le prix de l'heure de travail ; il en profita, sans avoir joué aucun rôle dans la lutte. Depuis lors l'uniformité de sa vie n'a été interrompue que par la détresse qui suivit la révolution de février 1848. Dénué de ressources, privé de travail, il entra aux ateliers nationaux ; ensuite il se résigna, non sans une profonde humiliation, à vendre dans les rues, des journaux, puis des fruits et des légumes. Sa femme, qui soutenait énergiquement cette épreuve, s'était établie marchande à la halle, quoiqu'elle commençât sa 4me grossesse : tous leurs efforts aboutirent à gagner à peine 1,000f dans l'année. Peu à peu le travail reprit et l'ouvrier put revenir à son métier ; mais dans cette crise avaient disparu, pour n'être jamais remplacés, les derniers restes des économies que la femme avait apportées en se mariant.
Marie R** est née en 1814 à L** (Meurthe), d'un maréchal ferrant chargé d'enfants, bon ouvrier, mais adonné à l'ivrognerie (§ 4). Jusqu'à 22 ans elle resta près de ses parents et consola par son affection et son énergie sa mère souvent victime des brutalités du père de famille en état d'ivresse. Elle profita peu du temps qu'elle passa à l'école ; mais elle devint ainsi que sa sœur une bonne ouvrière en couture. En 1836, elle voulut entrer en service pour amasser quelques épargnes ; elle fut successivement placée à E** (Meuse), à Paris et dans la banlieue. Partout elle montra la même énergie laborieuse ; tout en envoyant à sa mère une partie de son gain, elle réunit en 7 années un petit trousseau et des épargnes qui, à l'époque de son mariage, s'élevaient à 900f. C'est aussi pendant ces années de service dans des maisons bourgeoises, qu'elle acquit les habitudes de bonne administration domestique auxquelles il faut attribuer en partie le bien-être matériel dont jouit la famille.
Après son mariage, elle tenta vainement de se créer une profession lucrative. Obligée par sa santé, en 1853, de renoncer à vendre à la halle, elle ne put davantage supporter le métier de polisseuse en métaux, qui ne lui rapportait d'ailleurs que 60f par semaine. Elle dut donc se borner à ses travaux actuels (§ 8) qui concernent son ménage et y exercent une influence fort utile.
§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
[43] Avant le mariage, l'ouvrier a trouvé dans l'antique institution du Compagnonnage ( A), non-seulement des secours en cas de maladie, mais encore des moyens d'instruction, une direction morale et une protection efficace contre les dangers qu'entraîne, pour un jeune homme inexpérimenté, le séjour à Paris.
Privé par son mariage des avantages de cette corporation ; étranger aux préoccupations qui portent les individus plus prévoyants à se créer des ressources par l'épargne, ou du moins à s'affilier au Sociétés de secours mutuels, l'ouvrier n'a plus trouvé dès lors, dans nos institutions actuelles, aucun moyen de conjurer les chances fâcheuses de la vie humaine.
Les deux époux comprennent cependant qu'en cas de revers ou de maladie, ils n'auraient d'autre ressource que la bienfaisance publique ou la charité privée. Mais malgré les meilleures résolutions, ils ne peuvent se décider à rien retrancher, en vue de l'avenir, du bien-être dont ils jouissent aujourd'hui. C'est ainsi qu'ils n'ont pu encore mettre à exécution le projet, cent fois renouvelé, de s'affilier, moyennant une contribution première de 10f, à la société de secours mutuels, dite des Agrichons, fondée entre les anciens compagnons du Devoir mariés (C).
En résumé, la famille appartient à cette catégorie si nombreuse qui, malgré d'estimables qualités, souffre de l'état d'isolement qu'implique aujourd'hui la constitution de plusieurs sociétés européennes, sans profiter des moyens de succès que celles-ci présentent aux familles les plus prévoyantes et les plus énergiques.
§ 14. — Budget des recettes de l'année.
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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.
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Comptes annexés aux budgets.
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Notes
Faits importants d'organisation sociale ; Particularités remarquables ; Appréciations générales ; Conclusions.
(A) Sur le compagnonnage des ouvriers charpentiers.
[54] On nomme Compagnonnages des sociétés formées entre les ouvriers d'un même corps d'état, dans un but d'assurance mutuelle, d'instruction professionnelle et de moralisation. Le lien qui unit les associés est resserré par la croyance à une antique origine, et par la possession exclusive de quelques traditions mystérieuses.
Il existe entre les charpentiers deux sociétés de Compagnonnage ; l'une, qui paraît la plus ancienne et la plus puissante, est celle des Compagnons Passants, ou Compagnons du Devoir. A Paris, elle occupe principalement la rive droite de la Seine, sur laquelle est situé son chef-lieu. La seconde société, dont le chef-lieu est sur la rive gauche, paraît avoir été fondée par des dissidents de la première ; ils portent le nom de Compagnons de Liberté.
La société des Compagnons du Devoir comprend deux classes : les aspirants nommés Renards, et les Compagnons qui sont appelés Chiens. Jusqu'à ce qu'il obtienne le titre d'aspirant, l'apprenti est désigné sous le nom de Lapin ; le patron l'est habituellement sous celui de Singe. qui, comme les termes précédents, n'a d'ailleurs aucune acception injurieuse. Les compagnons doivent appartenir tout entiers à la société ; aussi pendant longtemps ont-ils cessé, dès qu'ils se mariaient, d'en faire partie. Ils prenaient alors le nom d'anciens compagnons ou Agrichons ; et bien qu'ils n'aient plus aucune part aux dépenses ni aux secours de la société, ces anciens compagnons obtiennent encore un grand respect, et sont toujours les bienvenus aux solennités du Compagnonnage. Depuis peu d'années on a renoncé à cette exclusion, mais elle explique comment encore aujourd'hui on compte moins de compagnons du Devoir à Paris que de compagnons de Liberté (§ 1) ; ceux-ci ayant toujours admis parmi eux les compagnons mariés.
La société des charpentiers du Devoir a pour but de former des ouvriers habiles et éprouvés ; elle exerce en même temps sur eux une pression morale dont l'influence est considérable, et qui les astreint à une certaine régularité de conduite, précisément à l'âge où les passions rendraient dangereuse pour eux la vie errante qu'ils mènent de ville en ville. A ce prix, le Compagnonnage leur assure [55] partout sur leur route une protection fraternelle et des secours contre la détresse ou la maladie.
Une antique organisation réalise ces heureux résultats, et celle-ci se maintient nonobstant le contraste qu'elle forme avec les habitudes modernes, en s'appuyant sur le respect des traditions et sur l'expérience journalière des avantages qu'en retirent ceux qui s'y soumettent. La ville de Lyon est le chef-lieu du Compagnonnage des Charpentiers du Devoir ; elle renferme les codes sacrés de cette corporation, et des archives qu'un incendie a malheureusement détruites en partie, il y a quelques années. Ce chef-lieu est tenu par une cabaretière que les compagnons ont choisie et qui, sous le titre de Mère, personnifie en quelque sorte leur société ; elle est de leur part l'objet d'un respect filial. Un Commis l'assiste pour l'expédition des affaires de la société. Près d'eux se trouve encore le Rouleur plus spécialement chargé de recevoir les nouveaux-venus et de leur procurer de l'ouvrage. Le Rouleur et le Commis doivent être des compagnons.
De même que les corporations analogues qui existent encore dans les pays étrangers [les Ouv. europ. XI (A)], la société des compagnons du Devoir, se conformant à des traditions séculaires, a organisé en faveur des compagnons un voyage d'instruction, nommé Tour de France. A cet effet, elle a fondé, à l'imitation de ce qui existe au chef-lieu, un certain nombre de bureaux, à la tête desquels se trouvent placées autant de Mères. Les villes qui offrent aux compagnons cet avantage sont nommées villes du Devoir, et leur ensemble constitue le Tour de France : ce sont aujourd'hui, à partir de Lyon : Nîmes, Toulouse, Agen, Bordeaux, Rochefort, Nantes, Angers, Tours, Blois, Orléans, Paris, Auxerre et Dijon. Les autres villes situées sur le Tour de France se nomment villes bâtardes ; elles ne renferment pas assez de compagnons pour entretenir une Mère.
La Mère est élue par les compagnons suivant des formes traditionnelles, c'est toujours une femme mariée ; l'état de veuvage serait un obstacle à son élection, mais ne détermine pas l'exclusion d'une Mère déjà en fonctions. L'honnêteté, la régularité des mœurs sont les premières qualités qu'on exige d'elle. Des commissaires délégués par l'assemblée générale préparent son installation ; ils font dresser l'acte notarié qui assure à la Mère la maison où la société s'établit ; ils passent avec elle le contrat qui règle ses obligations. Après la réception qui est l'occasion d'une fête solennelle, elle a droit aux égards partout où elle paraît ; sa présence est indispensable dans toutes les cérémonies ; elle suit la première le convoi funèbre du compagnon ; elle a la place d'honneur à la fête patronale des Charpentiers (B).
[56] Le Commis est un compagnon rétribué par la société, parce qu'il lui donne tout son temps ; à Paris il reçoit 1,800 francs par an. Il est tenu de rester chez la Mère pendant certaines heures du jour et le soir. Si un voyage l'oblige, dans l'intérêt de la société, à quitter Paris, celle-ci lui paie les frais de déplacement. Ses principales fonctions consistent à tenir le livre où s'inscrivent l'arrivée et le départ des compagnons, à régler les comptes, à recueillir les renseignements relatifs à la conduite des compagnons, et à convoquer les assemblées aux époques voulues. Il est en quelque sorte le chef de la société et il en connaît les secrets et les traditions. Souvent cependant ses connaissances à cet égard sont insuffisantes, et l'on a recours alors à quelque ancien compagnon qui a laissé dans la société une réputation ; on va auprès de lui recueillir la tradition du compagnonnage pour y demeurer fidèle en tous points et en toutes circonstances.
Le Rouleur est un compagnon qui pendant une semaine donne son temps à la société ; chacun paie cette dette à tour de rôle. Il reçoit les nouveaux-venus, et, après leur inscription, il les fait embaucher, c'est-à-dire qu'il les met en rapport avec les patrons qui ont besoin d'ouvriers. A Paris il n'a même pas cette mission qui serait trop difficile, et il se borne à les adresser aux divers compagnons chefs de chantier (E). Il doit encore lever les acquits des compagnons qui partent ; cette formalité consiste à s'enquérir si l'ouvrier ne laisse aucune dette, ou n'a lui-même aucune réclamation d'argent à exercer. Cela constaté, il lui en délivre un certificat que l'ouvrier emporte pour justifier de sa position dans les villes du Devoir qu'il visitera successivement.
Les compagnons du Devoir ont des assemblées mensuelles au chef-lieu de leur résidence ; elles ont pour but de traiter des intérêts de la société et d'en régler périodiquement les comptes. Il n'est dû par les compagnons aucune cotisation fixe : à la Saint-Joseph, à la Saint-Pierre, et à la Toussaint, on annonce à l'assemblée le montant des obligations et chaque membre en paie sa quote-part. A Paris la cotisation d'un compagnon s'élève habituellement à 3 ou 4 francs par mois ; ce qui pour 500 compagnons passants suppose une dépense annuelle de 21,000 francs. Elle consiste en frais de réunion, frais de la fête patronale (B), secours aux compagnons malades, blessés, ou très-endettés sans inconduite, frais de réception des nouveaux venus, loyer du local occupé par la Mère, et tenu par elle à la disposition de la société.
Les Charpentiers reconnaissent pour patron saint Joseph, et les compagnons célèbrent sa fête le 19 mars dans toutes les villes du Devoir. Parmi les usages de cette solennité, il faut particulièrement [57] remarquer l'hommage rendu aux personnes qui mettent leur influence et leur position de fortune au service de la société ; deux riches marchands de bois ont souvent rempli, dans ces dernières années, une mission de ce genre auprès des compagnons charpentiers du Devoir ; on les traite dans un repas spécial, un jour ou deux après celui qui réunit les compagnons à la fête patronale. Ce trait de mœurs rappelle une institution analogue conservée par beaucoup de communes anglaises [les Ouv. europ. XXIV (A)].
L'apprenti charpentier qui désire s'instruire, est affilié par quelques compagnons rencontrés dans les chantiers, et bientôt, par leur entremise, il est admis comme aspirant. Dès lors il travaille sous leur direction et se perfectionne par leurs conseils, en même temps que le soir il étudie le trait, qui comprend le dessin linéaire et le tracé des coupes du bois. Le trait est enseigné dans des écoles ouvertes par quelques compagnons habiles à démontrer ; les ouvriers qui les suivent paient une légère rétribution, et fournissent la chandelle, le papier, les règles et les crayons. On peut citer à Paris ou dans les environs six écoles de trait, qui habituellement ouvrent à la Toussaint et ferment vers la fin de mars ; elles se tiennent le soir de 6 à 10 heures. Cette éducation se donne surtout pendant la durée du Tour de France ; elle fait connaître aux jeunes ouvriers toutes les méthodes, et les met en contact avec les meilleurs maîtres.
L'aspirant obtient le titre de compagnon dans une épreuve solennelle ; les réceptions ont lieu surtout à la Saint-Joseph, et, en moindres proportions, à la Saint-Pierre et à la Toussaint. On n'admet comme candidats que les aspirants libérés du service militaire, exempts dè dettes, et dont la conduite a été laborieuse et honnête. A ces diverses époques, et dans les salles souterraines où se tiennent toutes les assemblées du compagnonnage, chaque candidat subit un examen de 1 à 2 heures devant des compagnons experts. Les plus capables (la moitié environ) obtiennent leur titre, et aussitôt ils passent dans la salle spéciale des réceptions, où le Commis, assisté d'un ancien compagnon, l'initie aux secrets du Compagnonnage. C'est alors que le nouveau compagnon prend, du consentement des deux fonctionnaires qui le reçoivent, un de ces noms de guerre qui désignent, outre le pays natal, un des traits distinctifs du caractère. On y ajoute habituellement dans les chantiers un sobriquet tiré de quelque signe extérieur ou de quelque trait des mœurs du compagnon : Vivarais le Conquérant, dit Sans-Barbe; Dauphinois le Courageux, dit le Grand-Nez ; Mâconnais la Vertu, dit le Brun ; Champagne la Sagesse, dit la Petite-Chopine ; Manceau la Prudence, dit la Grande-Soupière ; Angevin la Fidélité, dit le Louche ; Parisien l'Ile d'Amour, dit Courte Cuisse ; Montauban [58] l'Enfant du génie, dit la Grande-Bouche ; Nantais l'Ami du trait, dit le Grêlé, sont des noms de compagnons charpentiers du Devoir. Les nouveaux admis prennent rang à la fête patronale qui suit leur réception ; une place d'honneur leur est réservée au souper ; on y écoute volontiers quelques chansons où ils célèbrent leur admission.
Le titre de compagnon est, aux yeux de l'ouvrier, un témoignage honorable pour sa vie passée, une obligation sévère pour l'avenir La société lui enjoint de payer exactement ses dettes ; aux premières plaintes portées chez la Mère, le Commis, informations prises, secourt le compagnon malheureux ou provoque une réprimande contre celui qui se conduit mal. S'il ne s'amende pas, il peut être en dernière ressource chassé de la société et rayé de son livre d'inscription. Le vol serait puni d'une expulsion ignominieuse.
Pendant toute la durée du Tour de France, le compagnon doit un compte sérieux de son temps ; pour se rendre d'une ville à une autre il a un nombre de jours fixé ; s'il est contraint de le dépasser, il doit en informer le Commis de la ville la plus voisine, en indiquant où il s'est arrêté et quel motif le retient.
Outre ces devoirs qui concernent la vie extérieure, le compagnon est tenu d'observer les statuts de la société, de lui garder un secret inviolable sur certains points, de lui consacrer une part déterminée de son temps, de secourir fraternellement ses compagnons en toutes circonstances, et de soutenir partout l'honneur de la corporation.
Ces obligations morales donnent à l'ouvrier un certain empire sur lui-même et l'habituent à apprécier la valeur de ses actions. En même temps, la foi dans les traditions du Compagnonnage, la soumission à la surveillance exercée par ses pairs, le respect pour les pratiques et les secrets de la société, le culte dévoué pour la Mère, sont des sentiments d'un ordre élevé, dont on ne trouve guère de trace chez les ouvriers isolés. Cet ensemble d'habitudes et de traditions que les compagnons se plaisent à reculer jusqu'à la construction du temple de Salomon, les dénominations qu'ils prennent, leurs réceptions, et, en général, toutes leurs cérémonies, ont une couleur poétique, qui fait trop souvent défaut dans la vie moderne, et qui est propre à développer la délicatesse du cœur et les sentiments de dignité personnelle.
Les personnes disposées à rechercher dans les institutions les conséquences qui en peuvent logiquement sortir, plutôt que celles qui se produisent réellement, seraient peut-être, au premier aperçu, portées à redouter l'influence du compagnonnage. Il est facile en effet d'imaginer les inconvénients que pourrait entraîner, en ce qui concerne le moralité des ouvriers et la sécurité publique, une institution occulte réunissant, en une association puissante, des hommes [59] sortis des classes les moins éclairées. Mais les choses se présentent sous un autre jour, quand on recherche, non ce qui serait possible à la rigueur avec certaines circonstances données, mais ce qui a lieu effectivement dans les conditions actuelles. Tous ceux qui étudieront sans prévention la corporation des Charpentiers de Paris, se rallieront immédiatement à l'impression que nous avons ressentie. Ils constateront que sous l'empire des traditions établies, la corporation offre à cette catégorie d'ouvriers et à la société tout entière, des garanties qu'on est loin de rencontrer aujourd'hui dans le régime d'isolement où vivent, pour la plupart, les autres ouvriers parisiens ; peut-être même est-il vrai de dire que cette association, avec ses rites secrets, exerce sur le bien-être et la moralité des charpentiers une influence encore plus efficace que celle qui résulte de beaucoup de sociétés de secours mutuels établies sous le patronage des maîtres et avec l'appui de l'autorité publique.
(B) Sur quelques solennités du compagnonnage des charpentiers du devoir.
Le 19 mars, jour de saint Joseph, les charpentiers compagnons du Devoir, se réunissent entre dix et onze heures chez la Mère, rue de Flandre à Pantin ; tout le monde doit s'y trouver ; les absents encourent une amende de 5f, à moins qu'ils n'aient à présenter une excuse légitime. Chacun doit être en costume de cérémonie ; on n'admet ni blouse, ni casquette ; mais le compagnon qui n'a pas le costume convenable est dispensé de ce devoir.
A onze heures on se rend en corps à l'église Saint-Laurent pour assister à la messe de midi ; la Mère en grande toilette est conduite en tête par un ancien qui lui donne le bras (en 1856, par un temps pluvieux, elle vint en voiture, les compagnons suivaient à pied). Le chef d'œuvre, exécuté en 1842, est porté en grande pompe dans le cortège ; c'est un modèle d'une pièce de charpente où sont réunies et surmontées les plus grandes difficultés de la coupe du bois. Comme toutes les œuvres de cette espèce, elle a été exécutée par les plus savants compagnons pour montrer le niveau d'habileté auquel s'est élevée la corporation. Le cortège est formé des compagnons couverts de leurs insignes et marchant sur deux files parallèles. La musique d'un régiment les précède durant tout le trajet ; elle entre à l'église et joue pendant la messe. Les musiciens sont invités à souper le soir.
A l'église la Mère prend place dans le chœur ; on dépose le chef d'œuvre en face du maître-autel, et le curé dit lui-même la messe solennelle qui est suivie d'un sermon où l'on introduit l'éloge de la corporation des charpentiers.
On quitte l'église pour retourner à Pantin, et l'on porte le pain [60] bénit chez le maire, les adjoints, le commissaire de police, le curé de la paroisse, quelques fournisseurs, et enfin deux marchands de bois qui exercent au profit de la société un patronage officieux fort utile auprès des autorités et des personnages influents.
A cinq heures on revient chez la Mère pour le souper. Chacun paie 5f pour son écot ; les vins recherchés, l'eau-de-vie et le café se paient à part. La Mère reste jusqu'à la fin du repas, qui dure environ deux heures et demie. Ordinairement les convives occupent deux salles dans l'une desquelles la Mère siège à la place d'honneur, ayant en face d'elle les anciens de la corporation. Dans la même salle sont les compagnons récemment admis. A la fin du repas, la Mère rend compte, dans un discours préparé, de l'état de la Société pendant l'année qui finit. Viennent ensuite les chansons de compagnons. Jamais une femme autre que la Mère n'assiste à ce repas.
Après le souper on va s'habiller pour le bal, qui a lieu dans une salle louée à cet effet. De 1848 à 1851, la gêne devenue générale fit supprimer cette solennité ; depuis lors, elle a eu lieu chaque année au Jardin-d'Hiver. Chaque compagnon a droit à deux cartes d'entrée, et un cavalier peut amener deux dames. Il s'y introduit de la sorte quelques filles de mauvaise vie, dont la présence est tolérée, pourvu que leur tenue soit convenable. La Mère ouvre le bal avec l'ancien ; elle se promène ensuite, recevant partout sur son passage les hommages empressés des compagnons ; elle se retire après une couple d'heures ; et le bal se prolonge ordinairement jusque vers quatre heures du matin.
Le Compagnonnage a d'autres réunions moins solennelles. Une des plus touchantes est l'enterrement d'un compagnon : sous peine d'une amende de 5f, tous les compagnons de la ville doivent y assister avec certains insignes de deuil ; la Mère marche à leur tête derrière le corps. Au cimetière, certains rites accomplis sur la tombe et accompagnés de cris bizarres, terminent cette pieuse cérémonie.
La conduite faite par les compagnons à celui d'entre eux qui quitte une ville du Devoir était une de leurs cérémonies les plus fréquentes. C'était aussi celle qui, en exaltant les sentiments du Compagnonnage, occasionnait le plus fréquemment les rixes entre les diverses corporations. Aujourd'hui, comme on a eu occasion de le remarquer également en d'autres contrées [les Ouvr. europ. III (C)], l'industrie des chemins de fer fait tomber en désuétude les réunions provoquées par les voyages de compagnons : on se fait maintenant les adieux en buvant chez la Mère, la veille du départ.
Les insignes portés par les charpentiers compagnons du Devoir varient selon les diverses solennités. A la fête de saint Joseph, on les revêt tous ; ils consistent en une longue canne en jonc avec bout [61] ferré et pomme en bois d'ébène portant les lettres de la société, V. G. T. U; deux boucles d'oreilles portant suspendues, d'un côté, une petite besaigué (instrument à double tranchant), de l'autre une petite équerre croisée avec un compas ; enfin, des rubans ou couleurs que les Charpentiers portent enroulés au haut de la forme du chapeau. Ces rubans sont de trois couleurs, rouges, blancs, noirs ; et il y en a 4 de chaque couleur : 2 larges de 6 centimètres et longs de 2 mètres, 2 étroits longs de 1 mètre sur 3 centimètres de largeur. Ils portent imprimés en or les 4 lettres de la société, le nom du compagnon avec les figures symboliques du compas et de la besaigüe, et ordinairement quelques dessins relatifs à la passion de notre Seigneur Jésus-Christ. Les rubans ne se vendent qu'à Saint-Maximin, près de la Sainte-Beaume (Var). Un vieux compagnon (actuellement un ancien charpentier), est établi là pour les fournir aux membres des diverses sociétés de Compagnonnage, mais à eux seuls. La Sainte-Beaume (ou sainte grotte) que les traditions désignent comme la retraite où vint mourir sainte Magdeleine, est le lieu sacré de tous les Compagnonnages. Deux cents compagnons visitent habituellement chaque année la grotte et l'ermitage voisin ; ils apportent leurs rubans pour les faire toucher à la statue de Sainte-Magdeleine, et moyennant 0f15, le gardien appose sur leurs livrets et sur les gravures qu'ils achètent le cachet qui témoigne de leur passage au lieu consacré1. Le Commis a d'ailleurs chez la Mère un dépôt de rubans qu'il vend au compte de la société et sans qu'elle y fasse aucun bénéfice. Les boucles d'oreilles se trouvent chez des bijoutiers spéciaux, mais non privilégiés.
La canne est l'insigne et au besoin l'arme du compagnon ; il la porte en parcourant le tour de France, et ne peut se la voir enlever sans recevoir une injure qui est ressentie et vengée s'il est possible par toute la corporation. Les rubans s'emploient diversement : le rouge est la couleur des fêtes ; on fait une conduite avec le blanc et le rouge ; le blanc et le noir se portent aux enterrements.
(C) Sur la société de secours mutuels des Agrichons (A).
La société des charpentiers compagnons du Devoir assure à ses membres des secours de tous genres, lorsqu'ils sont malades. Elle a son médecin qu'elle paie à l'année pour leur donner ses soins ; elle fournit en outre les médicaments, et alloue comme secours 2f par jour de maladie.
Mais dans les anciens usages de la corporation, le compagnon [62] marié ne prenant plus part aux charges de la société n'avait plus droit à son assistance : dans cet état de choses, il retombait dans l'isolement et ne pouvait pourvoir que par sa prévoyance personnelle aux chances de la maladie. Il est permis de penser qu'il n'en a pas été toujours ainsi, et il serait intéressant de rechercher par quelles institutions, sous le régime des maîtrises et des corporations fermées [les Ouv. europ., XI (A)], l'ouvrier chef de famille trouvait les garanties que le compagnonnage cessait de lui offrir. Depuis peu d'années les compagnons du Devoir ont renoncé à exclure les compagnons mariés, mais sans rouvrir leur société aux anciens compagnons que le mariage en avait éloignés.
En conséquence, ces derniers avaient été conduits à fonder une société spéciale de secours mutuels, dans laquelle chaque compagnon marié, verse en entrant une somme de 10f, et paie une cotisation mensuelle de 2f. Pour les compagnons âgés de40 ans révolus, le premier versement est de 16f, puis il augmente de 3f par année jusqu'à 45 ans ; passé cet âge, on ne peut plus être admis. Chaque membre a droit, lorsqu'il est malade, aux soins gratuits d'un médecin, aux médicaments et à une allocation de1f50 par jour de maladie. La plupart des compagnons mariés se sont joints à cette société ; ceux qui n'y appartiennent pas, s'accordent cependant à en reconnaître les avantages (§ 13). La famille décrite dans la présente monographie partage ce sentiment ; mais elle n'a pu jusqu'ici se décider à prélever sur ses recettes la modique contribution d'entrée.
(D) Sur la grève des charpentiers de Paris en 1845.
On appelle grève à Paris une interruption de travail, provoquée par les ouvriers d'un corps d'état, en vue d'obtenir de leurs patrons, une augmentation de salaire. Les charpentiers de Paris ont eu plusieurs fois recours à ce moyen. Ils font remonter à une grève de 1822 les conventions qui fixèrent uniformément leur salaire à 0f35 par heure de travail ; en 1833 une nouvelle grève le fit élever à 0f0; enfin ce tarif lui-même parut insuffisant douze ans plus tard. Le 8 juin 1845, au moment où les travaux étaient nombreux et pressants, les ouvriers se mirent en grève, et réclamèrent 0f50 par heure. Plusieurs patrons consentaient à 0f45 ; mais ils refusèrent d'aller au delà ; tous les chantiers furent abandonnés et l'on organisa la grève pour assurer aux ouvriers les moyens de vivre malgré l'interruption des travaux. Il y avait alors à Paris 7,500 charpentiers, compagnons du Devoir, compagnons de Liberté ou bien ouvriers isolés, qui se réunirent tous pour défendre l'intérêt commun. Après avoir épuisé dans ce but toutes leurs ressources, les deux sociétés [63] trouvèrent crédit auprès de plusieurs fournisseurs et de quelques anciens compagnons. Les patrons qui acceptaient la condition imposée pouvaient employer des ouvriers ; mais ces derniers ainsi pourvus d'ouvrage, obéissant à une convention analogue à celle qui subsiste en permanence dans les unions de Sheffield [Ouv. europ. XXIII (B)], remettaient à la communauté 1f sur leur journée pour secourir leurs camarades inoccupés. Quelques charpentiers essayaient de travailler à l'ancien prix, malgré la grève ; on ferma les yeux pour ceux qui étaient chargés de famille ; mais les autres furent contraints d'abandonner les chantiers, et la police dut souvent intervenir pour s'opposer à ces menées illégales. Dans ces conditions, les assemblées du Compagnonnage ayant été interdites par l'autorité, les ouvriers furent réduits à se réunir clandestinement. Quelques arrestations eurent lieu, et la Mère elle-même fut incarcérée pendant deux jours.
Cependant cette suppression momentanée des ateliers de charpente interrompait toutes les constructions ; les autres catégories d'ouvriers en bâtiment, les maçons, les serruriers, les menuisiers se trouvaient indirectement privés de travail.
En vain, le gouvernement tenta de venir au secours des patrons, en mettant à leur disposition des charpentiers militaires. L'inexpérience de ces ouvriers en fait de travaux civils, et la nécessité où auraient été les patrons de leur fournir des outils et des habits de travail, rendirent ce concours peu utile. A la vérité, les ouvriers chargés de famille souffraient beaucoup de cet état de choses ; mais les affaires des patrons se trouvaient compromises de la manière la plus grave ; aussi ces derniers se décidèrent-ils enfin le 10 août, à accorder les conditions qu'on exigeait d'eux.
C'est dans cette situation que les deux parties signèrent le contrat qui, encore aujourd'hui, est adopté par tous comme la charte des travaux de charpente. Les ouvriers rentrèrent aussitôt dans les chantiers. Pendant le reste de la saison et une partie de la campagne suivante, on préleva sur la journée de chaque ouvrier 0f50 pour amortir les dettes contractées pendant la grève par les deux Compagnonnages. Depuis cette époque, aucune modification n'a été apportée aux conditions établies : en ce moment, les charpentiers continuent à respecter ce contrat, nonobstant l'augmentation considérable qui a été apportée récemment à Paris aux salaires des autres catégories d'ouvriers.
L'analogie signalée ci-dessus entre la grève des charpentiers de Paris et les agitations des couteliers de Sheffield, se retrouve, en général, dans l'ensemble des idées propres à ces deux coalitions. Celles-ci, en effet, tendaient essentiellement à faire prévaloir le [64] principe de l'invariabilité des salaires, principe qui, pour des ouvriers soutenus par l'esprit de corporation, pourvus d'un enseignement méthodique (A), ou trouvant, dans la profession même, une série de situations en rapport avec la diversité des aptitudes [les Ouv. europ. XVI §1ᵉʳ, XXII (B)], n'a pas tous les inconvénients qui se présenteraient dans d'autres conditions.
Tout en condamnant ces interruptions systématiques de travail, on doit louer l'esprit de conciliation qu'ont montré à Paris, comme à Sheffield, les deux classes rivales. Et c'est peut-être ici le lieu de remarquer que l'esprit français, avec ses habitudes impétueuses, peu compatibles avec une résistance calme et méthodique, a rarement fourni l'occasion d'un tel éloge. Pendant plus de deux mois, les ouvriers et les patrons partagés en deux camps ennemis, se sont maintenus dans un état d'antagonisme direct, avec des intérêts vivement surexcités, sans qu'on ait eu à déplorer une effusion de sang ni même une violence grave. Les ouvriers influents des deux corporations ont atténué autant que possible, dans la forme, l'illégalité qui existait au fond de leur entreprise. Ils se sont incessamment appliqués à contenir les impatiences individuelles, comprenant qu'ils avaient intérêt à se concilier, par cette conduite prudente, l'opinion publique. Les patrons, de leur côté, sortis pour la plupart de la classe ouvrière (A), disposés ainsi à comprendre ses passions et ses besoins, ont fait preuve, en cédant à ses exigences, d'un louable esprit de conciliation.
Les deux parties n'ont eu, au reste, qu'à se féliciter de la solution qui a été adoptée. Si les ouvriers y ont trouvé, à l'origine, un salaire un peu supérieur à celui qu'eût alors indiqué peut-être une appréciation rigoureuse de l'industrie du bâtiment considérée dans son ensemble, il faut reconnaître qu'aujourd'hui les patrons doivent regarder ce salaire comme fort modéré ; qu'en conséquence ils se trouvent dédommagés du sacrifice que la charte actuelle leur a d'abord imposé.
(E) Sur l'organisation des chantiers de charpente dans la ville de Paris
L'organisation des chantiers de charpente paraît assez uniforme ; elle se rapporte à deux ordres de travaux, ceux qui s'exécutent au chantier même, et ceux qui se font en ville dans les bâtiments en construction ou en réparation. Les travaux du chantier sont dirigés par un ouvrier nommé gâcheur de chantier ; ceux du dehors par un ouvrier nommé gâcheur de levage. L'un et l'autre travaillent par euxmêmes comme ceux qu'ils dirigent ; mais en outre le gâcheur de chantier surveille la mise à exécution des plans, la taille du bois et sa mise en oeuvre ; il se concerte avec les architectes ou les [65] entrepreneurs ; c'est aussi lui qui embauche et congédie les ouvriers. Ceux-ci n'ont en général de rapports qu'avec lui ; le patron traite seulement avec son chef de chantier, et souvent il ne connaît pas les ouvriers qu'il emploie. Le gâcheur de chantier a ordinairement un supplément de salaire journalier de 2f. Dans quelques chantiers considérables, il y a des chefs à l'année qui gagnent jusqu'à 5,000f. S'il en est besoin, le gâcheur de chantier prend pour l'aider un ou deux compagnons habiles auxquels il fait accorder un supplément de 0f 25 par jour.
Le gâcheur de levage surveille les travaux du dehors ; il distribue l'ouvrage aux charpentiers qu'il dirige ; il s'entend avec les architectes et les propriétaires en ce qui concerne l'exécution des travaux ; il tient compte des journées de ses ouvriers : il reçoit habituellement 0f 25 à 0f 50 en sus du taux normal de la journée.
(F) Sur l'heureuse influence d'un legs reçu par la famille
La famille décrite dans la présente monographie se montre constamment disposée à dépenser tout ce qu'elle gagne : depuis 13 ans . une épargne n'a été réalisée ; en aucun temps l'ouvrier n'a pu avoir de l'argent à sa disposition sans l'employer aussitôt à accroître le bien-être de sa famille (§ 3). Si, à une certaine époque, il a cherché à s'élever au-dessus de la condition d'ouvrier (§ 5), c'était avec le désir de donner à ses profits la même destination. Les projets que les deux époux aiment à faire aux heures de causerie, ont toujours pour but une dépense de ce genre et jamais une épargne. Avant son mariage, la femme, outre son trousseau, avait réuni environ 900 francs d'économies. Cette somme, notablement diminuée par les frais d'entrée en ménage, a bientôt disparu, et c'est à peine s'il en reste n regret. On peut prévoir qu'elle ne sera jamais remplacée, car le mari a peu à peu détruit toute habitude d'épargne chez sa femme, et lui a fait accepter sa facile insouciance et son aimable générosité. En un mot, la nécessité seule semble pouvoir dorénavant limiter les dépenses de la famille, qui seront toujours portées au niveau des recettes.
Un fait très-digne de remarque contraste avec cet irrésistible entraînement. En 1854, mourut la sœur de la femme, à Nancy; célibataire et unie à sa sœur par des liens d'estime et d'affection, elle lui légua par testament tout ce qu'elle possédait, en souvenir des soins dont Marie avait entouré la vieillesse de leur mère. Ce legs comprenait du linge, des vêtements, 350f placés à la caisse d'épargne, et une rente annuelle de 8f achetée sur l'État en 4 12 p. 100. La famille ne considéra pas ces ressources inattendues comme de [66] nouveaux moyens de satisfaire ses goûts ordinaires de bien-être imprévoyant. Après le prélèvement des frais d'héritage et de quelques dépenses qu'il fallut faire pour aller le recueillir, il restait à la caisse d'épargne une somme de 245f que la femme songeait à conserver comme une économie ; le mari intervint et exigea que cet argent fût converti en un souvenir durable. Il ne voulut pas que cette somme courût les mêmes chances que l'argent acquis par les voies ordinaires, et fût dans un moment de détresse déplacée et absorbée dans les dépenses journalières, de telle façon que la pensée de la mourante fût anéantie avec le legs qui la représentait. Ces idées exprimées avec insistance dans une discussion qu'eurent à ce sujet les deux époux, déterminèrent la femme à acheter, au prix de 205f, une montre en argent et une chaîne en or. Le reste de la somme fut laissé à la caisse d'épargne et y est encore actuellement. Quant à la rente de 8f, elle est demeurée intacte, et l'on n'a même pas eu la pensée de toucher au petit capital qu'elle représente. Enfin, pour compléter ce trait il faut ajouter que par suite de la gêne qu'impose aux ouvriers le prix élevé des subsistances, la famille fut obligée, pendant le chômage de 1855 a 1856, de faire un sacrifice, et de recourir au legs de la sœur. La principale préoccupation fut de ne rien anéantir de ce qui en faisait partie ; au lieu de retirer les 40f qui restaient à la caisse d'épargne, on se décida à engager au mont-de-piété pour la même somme, les chemises de toile provenant du même legs on les considère comme étant encore la propriété de la famille et on se promet dé les dégager un jour. En un mot, le dernier acte d'un être aimé a profondément touché les deux époux. Son influence morale a heureusement neutralisé l'attrait irréfléchi qui le porte à la satisfaction des appétits matériels. La volonté d'un mourant a créé pour eux un devoir ; il a transformé le modeste héritage en une propriété d'un ordre relevé qu'on doit tenir à honneur de ne point aliéner.
(G) Sur une particularité de l'alimentation des ouvriers parisiens.
Les nombreuses espèces de salades que l'on cultive sous le climat de Paris se produisent assez facilement pour que les ouvriers puissent en faire un usage habituel. La famille décrite dans la présente monographie, consomme selon les saisons : en mars et avril, le cresson (Nasturtium officinale, R. Br.), la laitue (Lactuca sativa, L.): en mai, juin et juillet, la romaine (Lactuca sativa, L., var.) ; en juillet, août, septembre et même octobre, la chicorée sauvage (Cichorium Intybus, L.), et l'escarole (Cichorium Endivia, L., var. latifolia) ; en novembre et décembre, la barbe de capucin (Cichorium Intybum[67], L., vaiété etiolée par la culture dans les caves); en décembre et janvier, la mâche (Valerianella olitoria,; Mœnch.), le célari (Apius graveolens, L.); enfin en février et mars, le pissenlit (Taraxacum Dens-leonis, Desf). Bien des contrées de l'Europe peuvent envier au climat de Paris et à l'industrie deses maraichers (les Ouv. europ. XXV §1ᵉʳ) une telle variété de ressources alimentaires.
(H) Sur l'autorité exercée dans les maisons de Paris par les portiers régisseurs.
Dans beaucoup de capitales et de grandes villes de l'Europe, les maisons sont occupées, pour la plupart, par une seule famille ; à Londres même (les Ouv. europ. XII §1ᵉʳ), dans la région la plus populeuse, un simple ouvrier occupe souvent une maison entière. C'est alors le locataire lui-même qui doit pourvoir à la réception des visiteurs et à l'exécution des règlements de la police municipale.
Il en est autrement à Paris ; les familles qui habitent seules une maison, sont placées dans des conditions très-exceptionnelle. Celles mêmes qui appartiennent aux classes riches se trouvent ordinairement réunies en assez grand nombre, dans une maison commune dont les principaux appartements sont desservis par la même porte et le même escalier. Dans ce cas, le service de la voie publique, les soins de propreté qu'exige la partie commune de la madison, et la réception des visiteurs sont dévolus à un agent spécial nommé portier ou concierge. En outre, lorsque le propriétaire n'habite pas la maison, le même agent se trouve souvent chargé de faire les locations et de recevoir le montant des loyers. Enfin, dans les maisons d'ouvriers, la force des choses conduit souvent le propriétaire absent à lui attribuer une véritable autorité sur les locataires pour les plier à certaines habitudes d'ordre, de propreté et de convenance. Ici, comme il arrive souvent pour les autres genres de propriété, l'absentéisme du propriétaire a de graves inconvénients, et il est parfois assez difficile d'apercevoir la limite existant entre l'abus et l'autorité utilement exercée.
Le portier reçoit du propriétaire des gages en rapport avec l'importance de la maison ; il reçoit en outre, des locataires, certaines redevances qui varient selon les usages de chaque quartier. Un nouveau locataire donne, sous le titre de Denier a Dieu, une indemnité qui annonce l'intention de conclure le contrat de location dans les 24 heures. Une ancienne coutume, qu'on abandonne chaque jour, obligeait le locataire à une rétribution envers le portier, proportionnelle au prix du loyer, et que l'on nonmait le Sou-pour-livre. Cette rétribution se confond maintenant, dans la plupart des maisons, avec le prix du loyer. Le chauffage du portier est assuré par une redevance [68] en nature sur le bois que chaque locataire fait apporter pour son propre usage. Cette redevance consiste en une grosse bûche par double stère, équivalant à 2 p. 0/0 environ de la consommation du locataire. L'emploi du charbon de terre tend chaque jour à détruire cette coutume traditionnelle.
Dans la maison que la famille habite avec 61 autres locataires (§ 1ᵉʳ), le portier occupe un logement exigu au premier étage de l'escalier commun qui dessert tous les logements. Il exerce assez durement son autorité ; il l'emploie surtout à réprimer la gaieté bruyante des enfants, et à interdire les entrées et les sorties à partir d'une certaine heure. Les visiteurs sont expulsés de la maison à 11 h. 1/2 ; les locataires qui rentrent tardivement doivent payer, à titre d'amende, 0f25 après minuit ; et 0f50 après 1 heure. La sanction de ces pénalités est le droit attribué au portier de renvoyer dans le délai de 6 semaines les locataires récalcitrants, et de les soumettre ainsi aux embarras et aux dépenses qu'impose toujours un déménagement. Malgré ses habitudes régulières, la famille décrite dans la présente monographie, paie annuellement à ces divers titres, en sus du loyer convenu, une somme de 3 francs. Le bois de chauffage étant fourni par le patron (§ 7), et apporté peu à peu par l'ouvrier lui-même, la famille se dispense sur cet article de toute redevance.
Placé dans une condition voisine de la domesticité, ayant toutefois à exercer une certaine autorité pour maintenir le bon ordre dans la maison, le portier, pour remplir convenablement ses fonctions, doit posséder des qualités toutes spéciales. Ces qualités font souvent défaut chez des hommes qui ne sont descendus à cette condition qu'après avoir échoué, faute de jugement ou d'activité, dans une situation plus indépendante. Quelques-uns, par exemple, exercent une tyrannie tracassière ou montrent des prétentions ridicules qui ont plus d'une fois éveillé la verve des romanciers populaires. Ne recevant que des gages modiques, les portiers complètent pour la plupart leurs moyens d'existence en exerçant les métiers sédentaires. de tailleur, de cordonnier, etc. ; les femmes travaillent souvent de leur aiguille ou se chargent de servir les personnes seules ou peu aisées qui habitent les étages supérieurs de la maison.
Notes
1. Renseignements fournis par M. Féraud Giraud, conseiller à la Cour impériale d'Aix (Bouches-du-Rhône).