No 2.
MANŒUVRE AGRICULTEUR
DE LA CHAMPAGNE POUILLEUSE
(MARNE — FRANCE)
(Journalier-tâcheron-propriétaire, dans le système des engagements momentanés)
D'APRÈS LES
RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN MAI 1856
PAR
M. E. DELBET , D.M.
Sommaire
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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1er. — État du sol, de l'industrie et de la population.
[69] L'ouvrier habite la commune de B**, canton de Suippes, département de la Marne, sur la route de Reims à Châlons, à 20 kilomètres de chacune de ces villes. Ce pays appartenait à la Champagne dite pouilleuse, à cause de sa proverbiale réputation de stérilité. Le sol, s'étendant en longues plaines ondulées, y est en effet aride et pauvre. Au sommet des collines et sur leurs pentes, la craie le compose uniquement; dans les vallées, elle se mêle à un gravier calcaire qui souvent la recouvre complètement. Partout c'est une terre légère, éminemment perméable, qui jamais ne reçoit assez d'eau: [70] facile à travailler d'ailleurs, à ce point qu'un seul cheval y conduit la charrue et que les femmes se chargent souvent du soin de labourer.
Ce sol devient pourtant fertile quand il reçoit les engrais convenables. Ainsi, autour des villages, il produit de riches moissons de céréales et de belles prairies artificielles (trèfles, sainfoins et luzernes); mais les habitants de ces villages, peu nombreux relativement à l'étendue de leurs territoires, manquant d'ailleurs de capitaux, donnent tous leurs soins aux champs voisins de leurs habitations, fumés déjà depuis longtemps [les Ouv. europ. XXX (B)]. Ils appliquent aux meilleurs de ces champs une culture perfectionnée et soumettent les autres à l'antique assolement triennal; aux plus éloignés, ils ne demandent qu'une maigre récolte d'avoine tous les cinq ans environ; cette récolte s'obtient sur un seul labour et dépend presque exclusivement des circonstances atmosphériques; assez belle quand l'année est pluvieuse, elle manque presque absolument quand la saison est sèche. Pendant les années qui suivent, la terre ainsi traitée est abandonnée à la vaine pâture sous le nom de peleux ou savarts. Elle se couvre lentement, en trois années, d'une chétive végétation de graminées (genres Poa, Phleum, L, etc.), au milieu desquelles dominent de nombreuses euphorbes (Euphorbia Lathyris, E. Cyparissias, L., etc.). Ces plantes, que le mouton ne mange pas, diminuent encore la valeur de ce maigre pâturage. Aussi les propriétaires, et spécialement ceux qui n'habitent pas sur les lieux, ont-ils recherché d'autres moyens de tirer parti de leurs terres. Depuis vingt ans surtout, une vaste étendue de ces savarts a été plantée en pins (Pinus sylvestris, Lin.) qui déjà ont modifié l'aspect du pays, et qui fournissent aux habitants, presque privés de bois jusqu'alors, un combustible à des prix relativement modérés.
Le lieu où a été construite la maison de l'ouvrier décrit dans cette monographie, quoique situé sur une grande route et à 3 kilomètres seulement de la rivière de Vesles, était récemment encore à l'état de savart. Mais de grands travaux entrepris sur ce point par l'État y ont créé des conditions nouvelles. Ces travaux ont eut pour but de creuser un souterrain de 2,400 mètres sous une montagne de craie pour faire passer un canal du bassin de la Vesles dans celui de la Marne. Commencés en 1840, ils ont retenu sur les lieux, pendant six années, beaucoup d'ouvriers, d'employés et d'entrepreneurs. Il a fallu loger les uns et les autres, et peu à peu des constructions ont été élevées par l'administration et par des spéculateurs. C'est à ce dernier titre que l'ouvrier dont s'occupe cette monographie entreprit un des premiers la construction d'une maison, espérant s'y loger à moins de frais que dans les garnis et comptant en louer une [71] partie à d'autres ouvriers. On pourra voir quelles heureuses conséquences cette spéculation entraîna pour son avenir (§ 12).
Ainsi fut créé, sous le nom de M* B*, un centre nouveau de population, principalement composé de cabaretiers et d'ouvriers turbulents, auxquels vinrent se joindre quelques habitants des villages voisins. En 1846, les travaux ayant été subitement suspendus, toute la partie nomade de cette population se dispersa, et il ne resta plus que ceux qui s'étaient créé dans le pays des intérêts durables. Parmi ces derniers se trouvait le sujet de cette monographie, devenu propriétaire d'une maison.
Dès lors les éléments si divers de cette population tendirent à se fondre et à constituer une unité normale et durable. Elle existe aujourd'hui, au point de vue moral du moins; la singulière situation du village aux confins de quatre communes et de deux arrondissements ne lui permettant pas de former une unité administrative.
§ 2. — État civil de la famille.
La famille comprend 4 personnes savoir:
Victor M**, né près d'Épinal (Vosges).................... 43 ans.
Marie C**, sa femme, née à C* (Marne).................. 34 [ans]
Eugénie-Augustine M**, leur fille aînée................... 15 [ans] 1/2
Augustine-Eugénie M**, leur fille cadette.................. 13 [ans]
Le mariage, qui a eu lieu en 1839, a été précédé de relations illicites. Un enfant né avant le mariage est mort en bas âge.
§ 3. — Religion et habitudes morales.
La famille appartient à la religion catholique romaine, mais ne la pratique en aucune manière. L'ouvrier né dans les Vosges, au milieu d'une population religieuse et élevé dans une famille distinguée par sa piété, a conservé pendant quelque temps en Champagne sa ferveur et ses habitudes de pratique religieuse: mais bientôt il a cédé aux influences du milieu où il vivait et depuis plusieurs années il n'est pas entré dans une église. Cependant, les effets de son éducation première sont encore sensibles chez lui; il parle des idées et des choses de la religion avec une gravité respectueuse qu'il n'est pas habituel de rencontrer chez les populations voisines. Au lieu de suspendre dans sa maison ces insignifiantes enluminures qui se retrouvent partout dans ces campagnes, il l'a ornée de quelques images grossières représentant des sujets religieux et au milieu desquelles se remarquent les tableaux de première communion de [72] ses deux filles. La femme sous ce rapport n'a guère subi l'influence du mari; elle est restée dans cet état de complète indifférence qui caractérise les habitants des villages voisins. Parmi ces quatre villages aucun n'a un curé; les offices n'y sont célébrés que de loin en loin, et encore la plus grande partie de la population s'abstient-elle d'y assister. Tous pourtant se soumettent aux cérémonies qui confèrent le titre de chrétien; mais on fait faire la première communion aux enfants à un âge où cet acte ne peut avoir aucune influence morale sur eux. Les parents, en général, considèrent la prépartion nécessaire comme une charge et un ennui; souvent même quand elle se prolonge, ils menacent le prêtre de retirer leurs enfants sil ne consent à les débarrasser au plus tôt [les Ouv. europ. XXX (B)].
Ces dispositions à l'indifférence, sinon à l'hostilité ont été aggravées encore par le séjour qu'ont fait dans le pays les ouvriers du canal (§ 1er).Ces ouvriers ont singulièrement contribué à détruire, dans les villages qu'ils ont fréquentés, la pureté relative des mœurs, la dignité dans les habitudes qui se retrouvent encore chez les populations agricoles non mêlées (les Ouv. europ. XXXV § 3). Cette fâcheuse influence (A) s'est exercée particulièrement sur les habitants de M* B*, qui ont dans le voisinage une réputation trop méritée d'immoralité et d'improbité. La famille ici décrite se distingue entre les autres par sa droiture, par son amour du travail et par sa disposition à l'épargne, mais sous plusieurs rapports elle reste à leur niveau. La mère qui a été séduite à 16 ans par son mari ne parait pas craindre le même danger pour ses filles qui arrivent au même âge. Elle les laisse presque sans surveillance au milieu des ouvriers logés chez elle, elle tolère même, pour ne pas perdre une occasion de gain, que ces ouvriers amènent dans la maison et sous les yeux de ses filles des prostituées avec lesquelles ils vivent dans un état de véritable promiscuité.
Le mari semble déplorer cet état de choses, mais il n'intervient pas pour le modifier, et lui-même ne donne pas toujours de bons exemples. S'adonnant parfois à l'ivresse, il bat sa femme souvent peu modérée dans ses reproches et n'épargne même pas ses enfants. La femme douée d'un caractère énergique et d'une vigueur physique suffisante sait d'ailleurs se défendre dans ces luttes. Il lui est même arrivé plusieurs fois d'aller chercher son mari de vive force et de le ramener du cabaret avant qu'il ait eu le temps de s'enivrer. Ces scènes déplorables, devenues plus rares depuis quelques années, ne laissent pas de trace entre les deux époux. Mais elles ont une funeste influence sur le caractère des enfants, chez lesquels elles détruisent le respect des parents. Aussi ces derniers doivent-il souvent pour se faire obéir recourir aux menaces et aux coups.
[73] Cette population si étrangère aux pratiques religieuses et dont les mœurs ont ce caractère de brutalité, est pourtant intelligente et douée de précieuses qualités [les Ouv. europ. XX (B)]. Elle est sobre, active, laborieuse, portée à l'épargne et susceptible d'enthousiasme militaire. Elle sent le besoin de l'instruction: ces villages qui n'ont pas de curé, ont tous un instituteur et l'école y est fréquentée par la presque totalité des enfants. Ceux de M* B* vont à une école distante de trois kilomètres, et malgré la difficulté résultant de cet éloignement les parents ne laissent guère les enfants y manquer. Aussi tous savent-ils lire et écrire: l'ouvrier et sa femme sont tous les deux en état d'établir un compte. Leurs deux filles, intelligentes d'ailleurs, ont fréquenté l'école jusqu'à 13 ans et possèdent une instruction élémentaire assez complète.
§ 4. — Hygiène et service de santé.
Le climat de la localité est sain: comme le pays est découvert et situé sur un point élevé, les vents s'y font sentir d'une manière désagréable sans être nuisibles à la santé. Quelquefois, cependant, le vent du nord-est y apporte des miasmes paludéens empruntés aux marécages tourbeux de la Vesles. Mais les fièvres intermittentes qui en résultent n'ont jamais atteint les membres de la famille: l'eau manquant dans le pays, on est obligé de tirer celle dont on a besoin de puits profonds de 30 à 35 mètres et creusés dans la craie. Cette eau, d'une teinte blanchâtre, se boit sans être filtrée. Elle n'a d'ailleurs aucun goût désagréable, et il ne parait pas qu'elle exerce une fâcheuse influence sur la santé.
Tous les membres de la famille jouissent d'une bonne constitution. La femme et les filles n'ont jamais été malades sérieusement, et malgré le peu de soin avec lequel elles marchent pieds nus en été, cette habitude n'a causé jusqu'ici aucun accident. L'ouvrier, quoiqu'il ait été réformé pour défaut de taille, est robuste et soutient les travaux de la maison presque sans boire de vin. Depuis quelques années, il a l'habitude de boire alors un mélange d'eau et de vinaigre, ou d'eau et d'eau-de-vie, auquel il attribue une vertu fortifiante toute spéciale. En exécutant les travaux de terrassement, il a souvent été blessé, mais jamais d'une manière grave. Il a dû pourtant quelquefois interrompre ses travaux à cause du retour assez fréquent d'une maladie, suite des excès de sa vie de garçon. Dans ce cas, au lieu d'avoir recours au médecin éloigné de 4 kilomètres, et dont les visites se paient 4f, il va se faire soigner à l'hôpital de Reims, où on le reçoit par tolérance. Cette facilité avec laquelle il se décide à entrer dans [74] un hôpital est un des traits qui le séparent le plus nettement des habitants des campagnes voisines. Les plus pauvres parmi eux ont une invincible répugnance pour le séjour dans une maison hospitalière, et dire à un homme qu'il mourra à l'hôpital ou que quelqu'un des siens y est mort, est considéré dans le pays comme une très-grave injure.
§ 5. — Rang de la famille.
L'ouvrier appartient à la catégorie des ouvriers-propriétaires. Il possède en effet une maison, un champ et un jardin (§ 6). Mais cette possession, qui exerce sur lui une influence morale très-salutaire, ne tient pas encore une place considérable dans sa vie active et dans ses revenus. Il lui suffit de quelques journées de travail pour cultiver le champ et le jardin. Dans quelques années, quand l'un et l'autre auront été convenablement fécondés, cette propriété acquerra plus d'importance. Déjà la femme pense à louer une vache pour l'année prochaine, et plus tard à en garder une définitivement.
Jusqu'ici la condition de l'ouvrier a été celle d'un journalier et tâcheron agriculteur. Dans ce pays, le travail à la journée est la règle pour cette catégorie d'ouvriers; mais sous ce rapport, l'ouvrier se distingue des autres par son goût pour le travail à la tâche, qu'il recherche en toute occasion. Il va même jusqu'à se charge de petites entreprises dans certains cas, et se vante d'y réussir grâce à l'exactitude de ses prévisions. Bon ouvrier, d'ailleurs, faisant bien et vite ce qu'il entreprend à la tâche, travaillant consciencieusement quand on l'emploie à la journée, il est recherché par les cultivateurs voisins, malgré ses dispositions à l'insolence lorsqu'il est en état d'ivresse. C'est par ces qualités qu'il a pu se former une clientèle chez les cultivateurs des villages voisins. Sa femme aussi a su se créer une clientèle comme couturière, et quand elle n'a pas de journées ou quand les besoins du ménage la retiennent à la maison, elle s'occupe presque constamment à exécuter quelque travail d'aiguille entrepris à la tâche. Indépendamment des autres services qu'elle rend au ménage par son activité et son économie, les bénéfices qu'elle réalise par ses travaux d'aiguille contribuent pour une part considérable au bien-être de la famille (§ 8 et R. 3e Son).
En résumé, dès aujourd'hui la famille atteint une condition supérieure à celle des journaliers-agriculteurs proprement dits (les Ouvr. europ. XXVII, XXVIII et XXIX). Déjà elle a pu franchir les premiers échelons de la propriété (les Ouvr. europ. XXX); il est à remarquer que, placée en dehors de tout patronage, elle a dû surtout cette élévation rapide aux circonstances exceptionnelles qui [75] lui ont permis de réaliser une spéculation très-profitable (§ 8); il est probable que sans le secours de ces circonstances, et si elle n'eût eu d'autre moyen de progrès qu'un travail soutenu et persévèrent, la famille serait toujours restée à un niveau inférieur; les habitudes vicieuses de l'ouvrier, qui ont fait le malheur de la famille pendant les premières années du ménage (§ 11), et dont la femme n'aurait sans doute pu triompher malgré ses énergiques efforts, l'auraient maintenu à la condition d'ouvrier nomade (A).
II. Moyens d'existence de la famille
§ 6. — Propriétés.
(Mobiliers et vêtements non compris)
Immeubles acquis en totalité avec les épargnes de la famille........................ 1,320f00
Habitation: Maison avec appentis pour un porc et des lapins, 1,100f00.
Immeubles ruraux: Jardin (3 ares) attenant à la maison, 100f00; — champ (33 ares) achetés 50f, mais déjà fertilisés et valant 120f00 — Total, 220f00.
Argent........................ 20 00
L'ouvrier jusqu'ici n'a pu réunir une somme d'argent assez importante pour être placée à intérêt. Ses épargnes, à peine réalisées, ont été employées à embellir la maison, à payer l'acquisition du jardin et du champ. Toutefois, il a le goût du placement à intérêt, et son intention est d'employer de cette manière une partie de ses épargne à venir. Il aime à avoir chez lui une certaine somme disponible et gardée par sa femme.
Animaux domestiques entretenus seulement une partie de l'année........................ 31 00
1 porc d'une valeur moyenne de 40, entretenu pendant 7 mois. La valeur moyenne calculée pour l'année entière est de 23f00. —15 lapins élevés chaque année: 8 sont vendus, 5 sont mangés par famille, 2 mère sont conservées pour la reproduction. Ces lapins ont une valeur moyenne de 4f. Chacun d'eux est entretenu pendant 4 mois. La valeur moyenne calculée pour l'année entière est 8f00.
Le jeune porc est acheté an printemps et engraissé avec des pommes de terre, du son et de la farine d'orge; on le tue vers le mois de décembre.
Matériel spécial des travaux et industries........ 170 50
1oOutils pour la culture des jardins et des champs. — 2 bêches, 6f00; — 1 binette (outil double composé d'un crochet à deux dents et d'une palette en fer), 1f50; — 1 crochet à deux dents en fer, 2f00. — Total, 9f50.
[76] 2oOutils pour la récolte des céréales. — 2 faux montées avec accessoires pour les réparer, 16f00; — 3 faucilles, 2f60; — 2 fléaux à battre en grange, 3f00. — Total, 21f50.
3oOutils pour les travaux de terrassement et l'abattage des arbres. — 2 pioches, 10f00 — 2 pelles en fer, 5f00; — 1 pelle en bois, 1f00; — 1 brouette, 8f00; — 1 cognée, 4f00; — 1 serpe, 2f50; — 1 petite hache, 2f00; — 1 lampe de mineur, 2f50. — Total, 35f00
4oOutils pour la fabrication des carreaux de terre. — 2 moules doubles à carreaux, 2f00; — 1 petit cuvier en bois, 4f00. Total, 6f00.
5oUstensiles employés pour le blanchissage. — 1 petit cuvier, 2f50;— 1 battoir, 1f00 — 1 auge à laver, 2f00; — 1 fer à repasser, 1 00. — Total, 6f50.
6oOutils pour les réparations exécutées dans la maison. — 1 ciseau, 2f00; — 1 plane, 3f00; — 1 scie, 5f00; — 1 marteau, 1f00; — 1 truelle, 2f00; — 1 marteau à tailler la pierre ou la craie, 3f00. — Total, 16f00.
7oMobilier pour l'industrie du logeur exercée exceptionnellement par la famille en 1845 et en 1866. — 4 paillasses, 16f00; — 4 matelas de laine ou de plume, 60f00. — Total, 76f00.
Valeur totale des propriétés................... 1,541 50
§ 7. — Récréations.
Le régime de la petite propriété est depuis longtemps établi dans les villages voisins (M* B*.), et chacun y revendique avec âpreté la jouissance de ses droits [les Ouv. europ. XXVII (A)]. Ainsi, le domaine des subventions qui dépendent de la bienveillance et de la tolérance y est-il fort restreint, quelques traces d'anciennes habitudes s'y retrouvent pourtant encore. Ainsi on permet généralement au batteur en grange d'emporter les liens des gerbes par lui battues. Partout aussi le glanage est toléré et la famille en profite pour recueillir chaque année quelques boisseaux de grains; elle ramasse pour ses lapins l'herbe qui croit dans les fossés des routes, et, plus tard, elle pourra la faire paître par sa vache. La commune dont elle dépend possède une assez grande étendue de biens indivis; mais la famille ne peut en profiter. Ces biens composés uniquement de savarts (§ 1), ne peuvent être exploités que par les propriétaires possédant des moutons. Les plus riches habitants sont donc les seuls qui puissent en jouir, tandis que l'ouvrier, à qui la commune demande chaque année trois jours de prestation, ne reçoit d'elle aucun dédommagement.
La principale subvention pour cette famille consiste dans la récolte des excréments d'animaux sur la voie publique. Avant que l'ouverture du chemin de fer eût diminué la circulation sur la route de Reims à Chalons, cette ressource avait une grande importance. La femme se levait avant le jour afin d'être prête pour le passage [77] des rouliers dont l'étape se trouvait au village voisin, et grâce à cette vigilance, elle pouvait, presque sans perte de temps, ramasser chaque semaine un mètre cube de fumier. La vente de ce fumier à 5f50 le mètre cube soutint la famille en 1847 au moment où l'ouvrier, n'ayant pu encore se créer des relations dans le voisinage, restait inoccupé. La famille ramasse encore maintenant plus d'un mètre cube d'excréments par mois, et c'est ce fumier qui, joint à celui du porc et des lapins, lui fournit l'engrais nécessaire à la culture du jardin et du champ, impossible autrement dans ce pays stérile.
On peut encore mentionner au nombre des subventions les sommes d'argent reçues par les enfants, de leurs parrains et marraines en échange de cadeaux en nature de moindre valeur, que ces enfants leur offrent au jour de l'an.
§ 8. — Travaux et industries.
Travaux de l'ouvrier. — Le travail principal de l'ouvrier se rattache à l'agriculture. Depuis la récolte des foins (15 juin) jusque celle des avoines (25 août), il est presque constamment occupé à faucher. A la fin de l'été, pendant tout l'automne et une partie de l'hiver, il bat en grange ou concourt à quelques autres travaux agricoles, tels que le curage des étables et le transport des fumiers. Cependant, das ce pays de petite propriété, où la plupart des cultivateurs exécutent eux-mêmes la plus grande partie de leur besogne, ces travaux ne suffisent pas à l'occuper toute l'année. Au printemps surtout il reste disponible et se livre alors à des travaux ordinaire assez productifs, tels que les terrassements nécessaires à la construction et à l'entretien des routes et du canal. Enfin, il fabrique des carreaux de terre avec lesquels on bâtit dans le pays, et il arrache des peupliers ou d'autres bois sur les bords de la Vesles.
Travaux de la femme. — Le travail principal de la femme est celui qu'elle exécute comme couturière, à la journée ou à la tâche, et dont le salaire est une des principales ressources de la famille. Comme travail secondaire, pendant la moisson, elle ramasse la gerbe derrière l'ouvrier quand il fauche le froment ou le seigle; elle-même coupe le froment à la faucille; dans l'hiver elle aide quelquefois son mari à battre en grange. Elle fournit en outre plusieurs journées pour laver les lessives. Active et laborieuse [les Ouvr. europ. XXX (A)],elle trouve encore le temps de veiller aux travaux de son ménage tenu avec un certain soin. C'est elle qui confectionne, [78] répare et blanchit les vêtements de toute la famille; c'est elle aussi qui cultive presque seule le champ et le jardin, et qui ramasse, avec l'aide des enfants, le fumier sur la voie publique.
Travaux des enfants. — Depuis deux ans la fille aînée a été envoyée pendant une partie de l'année en apprentissage à Châlons dans une maison de lingerie. Elle n'est pas payée, mais elle reçoit la nourriture gratuitement. Quand son apprentissage sera achevé, elle entrera, comme domestique, dans une maison des villes voisines. Chez ses parents, elle aide sa mère dans ses travaux d'aiguille et la remplace dans les soins du ménage; mais depuis son séjour à la ville, elle ne se soumet, qu'avec la plus vive répugnance, à certains travaux de la campagne. On la force pourtant, malgré sa résistance, à battre en grange et à ramasser le fumier sur la route.
C'est à la plus jeune fille que revient surtout cette dernière tâche; elle s'en occupe pendant le temps qu'elle ne passe pas à l'école; déjà, aussi, elle peut suppléer sa mère dans les soins à donner aux animaux et lui permet ainsi de s'absenter. Enfin, en été, c'est elle qui porte la nourriture à son père occupé aux champs.
Industries entreprises par la famille. — La culture du jardin et du champ, l'engraissement d'un porc et l'élevage de lapins sont les industries habituellement entreprises par la famille. La substitution du travail à la tâche, au travail à la journée, lui procure chaque année des bénéfices assez importants; mai il faut spécialement signaler la spéculation exceptionnelle, relative au logement des ouvriers nomades, à laquelle elle se livre de loin en loin (B). Déjà au moment de la construction de la maison une spéculation analogue lui a permis d'acquitter, en une seule année, la dette contractée pour cet objet. Dorénavant ses résultats seront moins importants; ils doivent néanmoins exercer encore une heureuse influence sur l'avenir de la famille et donner un bénéfice annuel qui a été estimé à une moyenne de 40f00.
III. Mode d'existence de la famille
§ 9. — Aliments et repas.
Pendant été, l'habitude du pays est de faire quatre repas réglés comme il suit:
Premier déjeuner (de 4 à 5 heures): composé de pain et de vin; [79] celui-ci est souvent remplacé par un petit verre (5 centilitres) d'eau-de-vie de marc.
Second déjeuner, appelé aussi dîner (9 heures): soupe avec légume et pain, le plus souvent faite au lard ou au salé.
Goûter (2 heures): pain mangé avec le lard cuit dans la soupe du matin, ou, s'il manque, avec du fromage.
Souper (de 7 à 8 heures): soupe comme au dîner; souvent on ne mange à ce repas que des légumes froids et quelquefois des herbes frites dans la pole avec du lard (salade au lard).
En hiver on ne fait que trois repas: on dîne à 11 heures et on soupe à 6 heures. Le matin, on continue à prendre la goutte (5 centilitres) d'eau-de-vie, avec du pain et du fromage. L'usage de l'eau-de-vie prise de cette manière tend à devenir général, surtout depuis que le prix élevé du vin ne permet plus d'en boire. Les femmes mêmes n'y échappent pas dans la classe des journaliers en particulier. La plupart ne prennent pas d'eau-de-vie chez elles; mais quand elles vont en journée, elles réclament le petit verre, et les laveuses de lessive y ont un droit déjà consacré par l'usage.
Il y a dans la famille ici décrite des habitudes de sobriété remarquables, surtout si on réfléchit aux durs travaux que supporte l'ouvrier pendant la moisson. Quand il travaille à la journée dans cette saison, il reçoit par jour une bouteille et demie de vin; chez lui, il le remplace presque toujours soit par une piquette légère, soit par de l'eau additionnée d'un peu de vinaigre ou d'eau-de-vie (§ 4). Dans tout autre moment, la boisson habituelle est de l'eau. L'alimentation se compose essentiellement de pommes de terre, choux, haricots et autres légumes cuits au lard, dont le bouillon sert pour la soupe. Assez souvent aussi, le soir en été, on mange une soupe au lait, mais c'est surtout quand le lard et le salé manquent; presque jamais on ne mange de viande de boucherie à cause de son prix élevé. Les ouvriers nomades ont répandu dans le pays l'usage de certains aliments nouveaux, tels que le café au lait et le riz, Ce dernier est fort goûté de l'ouvrier, et la famille l'introduirait dans sa nourriture ordinaire si elle pouvait se le procurer en gros à un prix convenable.
§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.
La maison, bâtie en carreaux de terre et en blocs de craie taillés, est dans une situation agréable, sur le bord d'une grande route et au milieu d'un petit jardin où se trouve un puits qui fournit l'eau pour les besoins du ménage. Le jardin doit être plus tard entouré de [80] murs, et déjà l'ouvrier en a lui-même construit quelques mètres; le sol, uniquement composé de craie, a été défoncé et remplacé par des terres plus fertiles ramassées sur la route. On y cultive, outre les légumes, quelques plantes d'agrément, et seize pieds d'arbres fruitiers y ont été récemment plantés.
L'habitation est commodément distribuée et paraît saine, quoique le plancher y soit formé par le sol non carrelé. Elle se compose de deux pièces au rez-de-chaussée et d'un grenier arrangé en mansarde. La première pièce sert de cuisine; et on y trouve tout ce qui peut être utile dans un ménage: une cheminée, un évier, un four à cuire le pain, longtemps désiré par la femme et nouvellement construit grâce à ses efforts. La seconde pièce sert de chambre à coucher aux parents et aux enfants; elle est munie d'un poêle qu'on chauffe avec de la houille et autour duquel on passe les soirées d'hiver. La mansarde communique avec la première pièce au moyen d'un escalier en bois construit par l'ouvrier; on y place les légumes, les provisions de toute espèce destinées aux animaux domestiques; c'est aussi dans cette mansarde que couchent les ouvriers nomades logés par la famille dans certaines occasions (§ 8).
Il règne dans la maison une certaine propreté: les murs, blanchis à la chaux, sont garnis de planches sur lesquelles on range les ustensiles du ménage. Quoique plusieurs parties du mobilier soient en assez mauvais état, chaque chose étant à sa place, l'ensemble est convenable.
Meubles: presque tous achetés d'occasion et en état de vétusté; ils sont tenus cependant avec quelque soin............ 302f50
1oLits. — 1 lit pour les époux: 1 bois de lit fait par l'ouvrier, 8f00; — 1 paillasse, 4f00; — 1 matelas de laine, 30f00; — 1 traversin, 4f00; — 2 oreillers, 6f00; — 1 couverture de laine, 10f00; — 1 couvre-pied piqué composé d'une couche de laine entre deux toiles de perse et fait par la femme, 12f00; — rideaux en perse grossière, 4f00; — 1 édredon en duvet d'oie, 10 00. — Total, 88f00.
1 lit pour les deux filles: 1 bois de lit fait par l'ouvrier en planches à peine dégrossies, 4f00; — 1 paillasse, 3f00; — 1 matelas de laine grossière, 20f00; — 1 traversin, 3f00; —2 couvertures de laine, 10f00. — Total, 40f00.
2oMeubles de la chambre à coucher. — 7 chaises en mauvais état, 4f00; — 1 armoire en chêne achetée d'occasion, 40f00; — 1 commode assez élégante achetée d'occasion, 35f00; — 1 poêle en faïence avec un tuyau en tôle, 30f00; — 1 horloge récemment achetée, 18f00; — 2 miroirs, 2f50; — 3 gravures dont 2 encadrées, 1f50. — Total, 141f00.
3oMeubles de la chambre servant de cuisine. — 3 tables en bois blanc dont l'une est munie de tiroirs pour le pain, 16f00; — 2 bancs en bois blanc placés autour de la table principale, 5f00; — 1 dressoir composé de planches fixées contre un des murs de la chambre, 2f00; — 3 gravures dont deux encadrées, 1f50; — 1 petit meuble en osier (salix viminalis, L.), destiné à recevoir les cuillers et les fourchettes, 1f50; — 1 lampe avec crémaillère pour la suspendre, 2f50; — 2 vases à fleurs en porcelaine de rebut, 0f50. — Total, 29f00.
4oLivres et fournitures de bureau. — Livres d'école des enfants et plusieurs exenmplaires [81] de l'Ahmanach liégeois que l'ouvrier achète chaque année, 2 50; — encrier, plumes, papier, livre de compte sur lequel l'ouvrier inscrit les sommes qui lui sont dues à différents titres, 2f00. — Total, 4f50.
Linge de ménage: fait de toile grossière et réduit au strict nécessaire............ 54f00
6 paires de drap en chanvre, 48f00;-— 8 torchons ou serviettes et vieux linges, 6 00. — Total, 54f00.
Ustensiles: communs, en partie usés, comprenant seulement le nécessaire............ 76 70
1oDépendant de la cheminée. — 2 chenets, 1 crémaillère, 1 pelle, 1 pincette, 10 00.
2oEmployés pour la préparation et la cuisson du pain. — 1 auge en bois blanc pour pétrir le pain, 2f00; — 4 corbeilles en osier dans lesquelles on place la pâte pour lui donner la forme de pain, 2f00; — 1 pelle en bois de hêtre de 1m 50 de long servant à enfourner le pain, 2f50; — 1 fourgon en fer avec manche eun bois pour tirer la braise du four, 3 50. — Total, 10f00.
3oEmployés pour la cuisson et la consommation des aliments. — 1 marmite et 1 chaudron en fer, 9f00; — 1 grande soupière et 3 plus petites en terre vernissée, 2 50; — 14 assiettes et 2 casseroles en terre vernissée, 3f20; — 2 plats et autres ustensiles en grosse terre cuite, 2f00; — 2 bouteilles de forme ronde en terre dite de grès servant à porter la boisson aux champs, 1f00; — 7 verres à boire et 6 bouteilles en verre brun, 2 50; — 3 couvercles pour plats et soupières en fer étamé, 1f50; — 1 poêlon en fer battu, 4f00; — 10 cuillers et 10 fourchettes en fer étamé, 2f50; — 3 cuillers à pot en fer étamé, 1f50; — 4 couteaux de poche (il n'y a pas dans la maison de couteaux de table), 3f00; — 2 seaux en bois avec cercles en fer, dans lesquels se conserve l'eau servant aux besoins du ménage, 5f00. — Total, 37f70.
4oEmployés pour soins de propreté. — 1 plat à barbe, 0f50; — 2 rasoirs et ustensiles divers servant à l'ouvrier pour se faire la barbe, 4f00; — 2 brosses pour souliers et habits, 1f50. — Total, 6 00.
5oEmployés pour usages divers. — 1 bassinoire en cuivre, cadeau des parents de la femme, 5f00; — 1 chaufferette (couvet) en cuivre, 2 chaufferettes (couvets) en terre cuite avec accessoires, 4f50; — 4 paniers en osier, dont 2 en mauvais état, servant à ramasser le fumier, 2f50; — 1 panier en paille et osier mêlés (ce panier a été fait par le père de la femme et donné par lui à son gendre pour porter les provisions aux champs; les parois en sont très-épaisses,e t l'air n'y pénétrant pas, la boisson et les aliments s'y conservent frais), 1f00. — Total, 13f00.
Vêtements: choisis exclusivement en vue de l'utilité; sans formes spéciales; presque tous en coton; raccommodés jusqu'à usure complète............ 362 20
Vêtements de l'ouvrier (121f00): sans affinité avec le costume bourgeois.
1oVêtements du dimanche. — 1 veste de gros drap, 12f00; — 1 blouse de toile bleue neuve 7f00; — 1 gilet en étoffe de laine, 4f00; — 1 pantalon de laine, 4f00; — 1 cravate de laine, 2f00; — 1 paire de souliers, 9f00; — 6 mouchoirs de poche en coton, 3 00; —1 chapeau de feutre gris et 1 casquette, 4f00; — 6 paires de chaussettes en laine et coton, 6 00. — Total, 51f00.
2oVêtements de travail. — Vieux vêtements du dimanche (pour mémoire). — 1 gilet avec manches en coton, 1f50; — 2 pantalons en toile bleue légère, 4f00; — 2 gilets tricotés en coton, 3f00; — 1 paire de souliers plusieurs ois réparés, 3f00; — 1 paire de bottes en cuir rouge dit de Russie, pour exécuter des travaux de terrassement, dans des lieux humides, 15f00; — 3 paires de sabots à 0f60 la paire, avec chaussons tricotés [82] par la femme ou confectionnés par elle avec de vieux vêtements, 2f60; —8 chemises grosse toile de chanvre, 40f00; — 1 ceinture dite de gymnastique dont l'ouvrier fit usage pour se serrer les reins pendant le travail, 1f00. — Total, 70f00.
Vêtements de la femme (116 20): sans propension à l'élégance. Les vêtements du dimanche sont portés toutes les fois que la femme va travailler en journée comme couturière.
1oVêtements du dimanche. — 1 robe de laine, 10f00; — 2 jupons de laine, 51f00; — 1 tablier de laine noire, 3f00; — 1 corset, 2f00; — 2 fichus d'indienne imprimée, 2f00; — 6 mouchoirs de poche en coton, 4f00; — 4 paires de bas de laine 8f00; — bonnets, 6f00; — 1 paire de sabots de luxe avec dessus de cuir, 1f50; — 1 paire de souliers, 5f00. — Total, 46f50.
2oVêtements de travail. — Vieux vêtements du dimanche pour mémoire).— 1 robe d'indienne, 4f00; — 1 tablier d'indienne, 1f30; — 4 paires de bas de coton, 6f00; — 4 mouchoirs de tête (marmottes) en indienne, 4f00; — 2 camisoles en coton, 6f00; 2 jupons, l'un d'hiver et l'autre d'été, faits avec de vieux vêtements, 7f00; — 2 coiffes de travail en indienne (béguinettes), 1f00; — 2 chapeaux de paille grossière (casquettes), 2f00; — 2 paires de sabots, 1f20; — 2 paires de chaussons faits par la femme avec de vieux vêtements, 2f00; — 1 paire de gros souliers, 5f00; — 10 chemises en toiles de chanvre et de coton, 30f00. — Total, 69f70.
Vêtements de la fille aînée (100f00): goût de la parure vivement réprimé par les parents.
Ces vêtements sont semblables à ceux de la mère: quelques-uns, comme les camisoles, les chaussures, sont communs à la mère et à la fille. Cette dernière possède quelques objets spéciaux de toilette: 2 bonnets garnis de rubans à couleurs éclatantes et 2 mouchoirs de cou en soie.
Vêtements de la fille cadette (25f00): confectionnés avec les vieux vêtements de la mère et de la fille aînée.
On lui achète seulement chaque année une robe et une paire de souliers d'une valeur de 7f00.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 795f40
§ 11. — Récréations.
Les deux principales récréations de l'ouvrier sont l'usage du tabac à fumer et la fréquentation du cabaret, où il passe quelquefois des journées entières à jouer aux cartes (§ 3). Il y consomme du vin, de l'eau-de-vie et aussi, surtout depuis que le vin est cher, des gouttes (5 centilitres) de liqueurs nouvelles, résultat de mélanges singuliers, et qui souvent doivent être nuisibles à la santé. Ces habitudes, restes d'une ancienne vie de désordre, l'entraînent à des dépenses qui tiennent encore une place importante dans son budget (D. 4e Son.). Mais depuis quelques années il montre une certaine tendance à remplacer les stations au cabaret par les soins à donner à la maison, au jardin et au mobilier. La possession de son champ surtout est pour lui une source continuelle de distraction; il s'occupe activement de l'exploiter de la manière la plus intelligente et la plus profitable pour lui. Déjà même il a arrêté un plan de culture perfectionnée, d'après les observations qu'il a faites dans les fermes et les villages [83] voisins. Il doit commencer cette année l'exécution de ce plan et le poursuivre dès qu'il disposera des capitaux et des engrais indispensables. Les préoccupations qui résultent pour lui de ces études lui ont permis de se distraire des regrets que lui a causés la perte récente d'un petit chien, animal intelligent auquel il avait lui-même enseigné de nombreux exercices. La loi nouvelle; qui frappe les chiens d'un impôt, l'ayant forcé de se défaire de ce compagnon qui le suivait partout, il a conçu de cette perte un vif chagrin et il ne peut encore rappeler ce souvenir sans émotion.
La femme va plusieurs fois par an à Reims et à Chalons, les jours de foire ou de marché, pour les acquisitions. Elle assiste alors à quelques spectacles forains et y conduit quelquefois ses enfants, sa plus jeune fille surtout, pour laquelle elle a une préférence marquée (D. 4e Son.). Mais ses récréations les plus ordinaires sont les visites assez fréquentes qu'elle fait à sa famille, éloignée de quatre kilomètres. Ses filles l'accompagnent dans ses visites qu'elles renouvellent souvent seules. Elles vont voir aussi un frère de leur père, établi dans un village voisin. Il y a ainsi des relations assez suivies entre les membres de la famille, quoiqu'on ne trouve chez ses différents chefs ni estime, ni affection mutuelles. Aux fêtes des villages on se réunit presque toujours pour souper, et, quand on tue le porc, on ne manque pas de s'envoyer réciproquement quelques parties de l'animal, qui, quelquefois, se mangent en commun. Il règne dans ces réunions une assez franche cordialité, mais on ne s'y abstient pas de propos grossiers, auxquels les femmes même prennent part devant les enfants. A la suite de ces dîners, les jeunes filles, et quelquefois les femmes vont danser, tandis que les hommes s'enferment au cabaret, d'où assez souvent ils reviennent ivres.
IV. Histoire de la famille
§ 12. — Phases principales de l'existence.
La femme, née de parents jardiniers et propriétaires assez aisés, a été élevée dans des habitudes d'ordre et d'économie. Elle a appris d'abord à travailler comme tisseuse pour la fabrique de Reims. Mais l'application des appareils mécaniques ayant rendu ce travail plus difficile pour les ouvriers isolés dans les campagnes (les Ouv. europ. XXXIII § 13), sa famille a compris qu'il fallait lui donner une autre direction et l'a mise en apprentissage chez une couturière. Pourvue de cet état, elle se serait sans doute mariée [84] convenablement dans le pays sans les circonstances qui ont amené près d'elle son mari.
Celui-ci, dont les parents étaient pauvres, fréquente l'école dans sa jeunesse et se livre à des travaux agricoles (§ 3). A dix-huit ans, (en 1831), conformément aux habitudes des Vosgiens de son district, il émigre et vient en Champagne, comme colporteur, pour y vendre des articles de mercerie. Guidé par un frère aîné, il réussit bien d'abord dans son commerce. Mais, pendant qu'une maladie le retient à l'hôpital de Chalons, sa pacotille se détériore, et cette perte de son capital lui ôtant toute ressource, il tombe dans la domesticité.
Bientôt (en 1834) commence pour lui une vie de désordres et de continuels changements qui doit durer dix années, et dont il aura dans la suite tant de peine à sortir. Il passe, comme domestique, dans plusieurs maisons où il reste à peine quelques mois. Il demeure plus longtemps chez un meunier, mais il fréquente les ouvriers nomades venus dans le voisinage pour travailler à un canal, et prend avec eux des habitudes qui obligent ce maître tolérant à le renvoyer. Jeté au milieu de ces ouvriers, il travaille avec eux et subit complètement leur influence. Peu après il séduit une jeune fille de seize ans qui, déjà mère, devient sa femme malgré la volonté de ses parents. Malheureusement son mariage ne modifie pas ses habitudes, et des querelles sans cesse renaissantes l'obligent à s'éloigner de la maison de son beau-père, où il avait d'abord été admis. Il va chercher du travail dans les Ardennes, comme terrassier d'abord, puis comme domestique. Mais sa conduite ne change pas, et sa famille est dans le plus complet dénuement, malgré les efforts de sa femme, dont le faible salaire doit encore servir en partie à payer les dettes du mari. Renvoyé à la fin par ses maîtres et ne pouvant plus nourrir sa femme et son enfant, il la laisse retourner chez ses parents, tandis qu'il vient lui-même chercher une occupation à M* B*, où les travaux du souterrain sont commencés (§ 1er). Il y retrouve les ouvriers nomades, et n'étant plus surveillé et soutenu par sa femme, il tombe au dernier degré de l'abaissement, changeant à chaque instant de travail, chargé de dettes et presque toujours ivre.
Son intelligence cependant ne s'altère pas au même degré que sa moralité. C'est alors en effet qu'il conçoit l'idée d'une spéculation qui doit le conduire à la propriété (§ 1 et 8). Sa femme, désirant l'arracher à cette vie de désordre,décide son père à lui fournir, par l'appui de son crédit, les moyens nécessaires pour réaliser cette spéculation. Sa maison est construite en 1844, et il s'y installe avec sa femme, revenue près de lui.
Dès lors commence pour lui une vie nouvelle pendant laquelle il tend à se relever graduellement du triste état où il était tombé.
[85] Devenu plus rangé, et maintenu dans la bonne voie par le désir qu'il a de devenir propriétaire définitif de sa maison, et par l'active surveillance de sa femme, il se met au travail avec énergie. Sa femme apporte au travail une ardeur encore plus soutenue. Très occupée comme couturière, elle se livre en outre à une spéculation fort lucrative concernant la nourriture et le logement des ouvriers (§ 8). Le ménage réalise ainsi des bénéfices considérables; les dettes du mari sont payées d'abord, puis on rembourse les emprunts faits pour bâtir la maison, et, après quinze mois d'efforts, ils en sont enfin propriétaires.
Mais les travaux du souterrain venant à cesser, avec eux disparaissent les sources de bénéfices. Quelques désordres viennent encore troubler le ménage, et l'ouvrier tombe dans le découragement. Sur le point de reprendre sa vie nomade, il est retenu par l'amour pour sa propriété naissante et par les énergiques efforts de sa femme. Bientôt il se met aux travaux agricoles (§ 8) et se procure le matériel nécessaire pour ces travaux (6). Pendant les années difficiles de 1847 à 1850, que la famille traverse péniblement (§ 7), il apprend à supporter les privations. Peu à peu il se crée des relations qui lui assurent du travail; le ménage peut acheter quelques meubles et compléter la maison. n même temps les deux enfants s'élèvent, et on satisfait aux dépenses que nécessite leur instruction. Enfin la famille acquiert un jardin en 1853, un champ en 1854, et arrive à la situation indiquée au paragraphe 6.
§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
L'avenir de la famille est assuré par l'amour du travail et le goût de l'épargne, que les deux époux possèdent maintenant à un haut degré. A une époque où ils étaient moins avancés, leurs premiers succès ont été dus à l'intelligence avec laquelle ils ont su découvrir et exploiter l'industrie du logeur (§ 12). Les bénéfices de cette industrie leur ont permis d'atteindre rapidement à la propriété, et ils ont pu s'y maintenir, aidés par une subvention importante (§ 7). L'heureuse influence exercée sur l'ouvrier par la possession d'une maison a fait naître chez lui de précieuses qualités. Le développement de ces qualités, et en particulier de la tempérance qui, peu à peu, remplace les anciens vices, contribuera dans l'avenir à accélérer les progrès de la famille. L'intelligence dont le mari fait preuve dans la direction des intérêts matériels et l'énergique ardeur pour l'économie que montre la femme dans la conduite du ménage complètent ces garanties de prospérité.
§ 14. — Budget des recettes de l'année.
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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.
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Comptes annexés aux budgets.
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Notes
Faits importants d'organisation sociale; Particularités remarquables; Appréciations générales; Conclusions.
(A) Des ouvriers nomades rassemblés pour les grands travaux publics, et de leur influence sur les populations rurales
[100] Pour compléter le système des canaux et développer rapidement le réseau des chemins de fer, on a exécuté depuis vingt années principalement de grands travaux d'art sur tous les points du territoire. Ces travaux, inconnus aux générations précédentes ou terminés par elles dans de longs délais, ont dû s'achever de nos jours avec une extrême rapidité, et il a fallu pour atteindre ce résultat rassembler un grand nombre d'ouvriers. Les uns, tels que les charpentiers et les maçons pour lesquels un long apprentissage est indispensable, ont été empruntés à des corps d'état déjà constitués. Ceux-là ont apporté sur le théâtre de ces travaux des habitudes anciennes de race ou d'état sauvegardées, chez les premiers par l'institution du compagnonnage [No 1 (A)], chez les seconds, venus en général du Nivernais ou du Limousin, par le désir de rapporter au pays le fruit de leurs épargnes. Ces maçons d'ailleurs habitués à l'émigration n'ont pas subi un déplacement anormal [les Ouv. europ. XXXVI (A)]. Au lieu de venir dans les villes, ils se sont rendus sur les points où les appelaient les travaux, conservant partout leurs habitudes et leur manière de vivre.
Mais à coté de ces ouvriers d'élite, peu nombreux relativement, il a fallu réunir toute une population de terrassiers, de mineurs et de manœuvres de toute espèce. Ces fonctions n'exigeant qu'une certaine vigueur physique, il est venu de tous côtés pour les remplir des hommes habitués à la fatigue et entraînés loin de leur pays par l'appât d'un salaire plus élevé et l'espoir d'une situation meilleure. Certaines provinces, comme l'Alsace et les parties voisines de l'Allemagne, le nord de la France et les Flandres d'un côté, la Savoie et les parties voisines du Piémont de l'autre, ont fourni un grand nombre de ces ouvriers; mais de tous les points sont venus se joindre à ce contingent les travailleurs des villes ou des campagnes jetés hors de leur voie par une cause quelconque, les chômages industriels, le mépris d'une vie plus calme, le goût de la dépense et souvent aussi le besoin de fuir une mauvaise réputation.
Une réunion d'hommes ainsi composée ne présente guère de garanties [101] d'ordre et de moralité. La plupart sont célibataires et n'ayant pas été initiés aux habitudes de prévoyance, ils dépensent presque tous la totalité de leur salaire dont ils pourraient épargner une partie. Ceux qui sont mariés échappent à cause de l'éloignement aux salutaires influences de la famille et cèdent à l'exemple ou à l'entraînement: un assez grand nombre enfin vivent dans le concubinage et subissent les déplorables conséquences de ces sortes d'unions, sans cesse en querelle avec des compagnes de hasard qui n'ont d'influence sur eu que pour les pousser au désordre.
Aucun lien n'existe entre ces hommes grossiers en général et étrangers les uns aux autres; ils n'ont ni habitudes ni traditions communes; restant en dehors de toute pratique religieuse, ceux mêmes qui avaient été élevés dans des idées de piété les perdent au contact de leurs compagnons. Il ne reste donc plus parmi ces hommes aucune des institutions qui se retrouvent, à des degrés différents, dans toutes les sociétés. L'individu est là complètement isolé, et en général aussi mal préparé que possible à accepter la responsabilité qui résulte pour lui de cet isolement (les Ouv. europ. XXXI § 12).
Quelquefois, cependant, l'isolement n'est pas aussi absolu; on voit les ouvriers originaires d'une même province constituer des groupes où se retrouve un certain esprit d'unité; les étrangers surtout Piémontais, Allemands et Belges se rassemblent ainsi en familles qui travaillent et vivent en commun, qui même soutiennent leurs intérêts collectifs menacés par d'autres groupes d'ouvriers: assez souvent aussi ces unions servent de points de départ pour des coalitions dont le but est de forcer les entrepreneurs à élever les salaires. Ces rivalités d'intérêt amènent des luttes quelquefois sanglantes et des désordres de cabaret si fréquents, qu'il faut presque toujours, dans le voisinage, doubler les brigades de gendarmerie.
Mais ceux-là même qui échappent à l'isolement complet par ces espèces d'associations nationales, ne sont pas pour cela préservés du désordre; le besoin de distraction et l'impossibilité pour eux d'en trouver ailleurs, les conduit au cabaret qui, pour les hommes réunis dans ces conditions, tient vraiment la place de l'Église dans les anciennes sociétés; c'est là que se passe tout le temps qui n'est pas donné aux repas ou au travail. L'invincible attraction exercée par le cabaret sur ces ouvriers les rend incapables de travail dès qu'ils ont quelque argent. C'est à ce fait bien connu qu'est due en partie l'habitude, prise par les entrepreneurs, de ne payer qu'à la fin du mois au lieu de le faire chaque semaine; une des conséquences de cette habitude a été de supprimer à peu près complètement la célébration du dimanche. Mais, à la place du repos hebdomadaire, il s'est institué une fête de fin de mois que célèbrent même [102] les ouvriers les plus rangés; cette fête dure deux jours en général pour la masse des ouvriers, mais beaucoup la prolongent jusqu'à ce qu'ils aient dépensé la totalité du salaire disponible: tant que ce but n'est pas atteint les efforts des entrepreneurs intéressés au prompt achèvement des travaux, ne peuvent les arracher au cabaret. Souvent les excès de tous genres auxquels ils se livrent, pendant ces journées, les rendent malades et ils doivent se reposer de ces excès avant de se remettre au travail; aussi beaucoup comptent-ils quatre jours de chômage à la fin de chaque mois.
Le voisinage de ces ouvriers est redouté des populations rurales, dans les pays surtout où leurs habitudes sont connues; on a pu le constater spécialement aux environs de Reims, où depuis seize ans ils ont été rassemblés en grand nombre pour travailler aux canaux et aux chemins de fer. Partout ils ont une réputation détestable; cependant le désir du gain les fait accueillir dans tous les villages, où souvent ils sont nourris et même logés par les habitants; il s'établit donc entre les uns et les autres des rapports continuels nécessités par une vie en commun. Au point de vue pécuniaire, les paysans bien rétribués profitent de ces relations à la condition pourtant d'être vigilants, à se faire payer. Ces ouvriers, en effet, sans respect pour leurs engagements s'étudient à tromper la surveillance de leurs créanciers et réussissent assez souvent à s'échapper sans acquitter leurs dettes. Ce trait de leur caractère est si constant et si bien connu, que partout des précautions sont prises pour éviter ces pertes; quelquefois on exige la garantie des entrepreneurs: plus souvent ces derniers appellent les intéressés aux jours de paie et les soldent directement, ou bien les créanciers se font payer sur l'heure par l'ouvrier qui vient de recevoir son argent. Les paysans, une fois avertis, deviennent très-prudents sous ce rapport et assez habiles pour éviter les pertes. On a pu remarquer que ces sortes de spéculations ont développé, chez les plus intelligents d'entre eux, le goût du négoce et des entreprises commerciales; habitués à n'obtenir de leurs travaux qu'un faible salaire et à attendre pendant une année entière les résultats de leurs cultures, ils ont été séduits par ces spéculations qui donnent à jour fixe et à termes peu éloignés des bénéfices en argent relativement considérables.
Sous le rapport moral l'influence des ouvriers nomades dans les campagnes a été désastreuse [les Ouv. europ. XXXV (B)] : partout sur leur passage il y a eu des filles séduites et des ménages troublés (§ 2). Dans plus d'un cas des femmes mariées ont été enlevées à leur famille et ne sont plus revenues, vouées désormais à la vie errante de ceux qui les emmenaient. On a remarqué que sous ce rapport les ouvriers les plus dangereux ne sont pas les plus grossiers, mais [103] plutôt ceux qui, mêlés pendant quelque temps à la vie des villes, ont gardé quelques habitudes de luxe et d'élégance relative toutes-puissantes pour séduire les femmes de la campagne. Tels sont les tailleurs de pierre, et surtout les charpentiers, qui, gagnant des salaires élevés, vivant d'ailleurs sans se mêler aux autres ouvriers et considérés comme d'une classe plus distinguée, disposent à ces différents titres de beaucoup de moyens de séduction. Les grossiers manœuvres et les terrassiers ont en général moins de succès près des villageoises, mais ils contribuent plus encore à la démoralisation en faisant venir des villes voisines des prostituées de la plus basse classe (§ 3). La présence de ces femmes est presque toujours l'occasion de quelque scandale. Souvent elles se montrent en public dans un état d'ivresse, se querellant ou échangeant de grossiers propos avec ceux qui les ont amenées: les habitants, les femmes et les jeunes filles mêmes, à peine surveillées, accourent à ce spectacle. Enfin les rapports qui s'établissent entre les concubines de certains ouvriers et les femmes des localités où ils vivent ont aussi leur part dans cette déplorable invasion des mauvaises mœurs. Les effets en sont irrémédiables, et on pourrait citer plus d'un village des environs de Reims où les habitudes de désordre et d'immoralité se sont développées encore depuis le départ des ouvriers qui les y ont importées. Les cabarets qui n'existaient pas prospèrent aujourd'hui et sont fréquentés par presque tous les habitants. Les jeunes gens surtout ont pris le goût des dépenses, et se sont créé des besoins nouveaux, tels que l'usage du tabac et des liqueurs de toute espèce qui tendent à se substituer au vin.
Une des suites fréquentes du passage des ouvriers a été de donner lieu à des mariages entre les jeunes filles séduites et leurs séducteurs (§ 12). Le plus souvent les nouvelles mariées ont quitté le pays pour suivre leurs maris. Celles-là n'ont trouvé en général qu'une vie misérable dans la société de tels hommes qui presque toujours les battent et ne fournissent qu'à peine à leurs besoins et à ceux de leurs enfants, qui souvent même les abandonnent. Aussi n'est-il pas rare de voir ces femmes, après quelques années d'absence, revenir demander asile à leurs familles. Il en est qui, parvenant à changer les habitudes de leurs maris dans une certaine mesure du moins, les déterminent à se fixer dans le pays s'il offre des ressources suffisantes. Ces ménages peuvent alors prospérer comme cela est arrivé pour celui de l'ouvrier décrit dans la monographie précédente; mais il est rare que ces hommes deviennent complètement rangés; aussi continuent-ils à vivre un peu en dehors du reste de la population; assez ordinairement même ils sont désignés par un nom spécial qui rappelle leur origine. Ils continuent, par exemple, [104] à porter les noms de canalistes, de chemins de fer, qu'on donne partout aux ouvriers nomades, selon le genre de travail qu'ils exécutent. Il en est cependant qui, mariés à des filles de cultivateurs aisés, sont arrivés à un certain degré de considération, méritée moins peut-être par la dignité de leur vie que par l'intelligence dont ils font preuve dans la conduite de leurs affaires.
Les faits qui viennent d'être cités ont été pour la plupart observés aux environs de Reims, mais les résultats signalés dans cette note peuvent être constatés sur tous les points où ont séjourné les ouvriers nomades, et spécialement sur le parcours des lignes de fer. Partout en France ces ouvriers apportent les mêmes habitudes et partout aussi les populations rurales sont gâtées par leur contact. Celles mêmes dont les anciennes mœurs s'étaient le mieux conservées n'ont pas échappé à ces funestes influences. Ainsi, dans les Vosges, au point où elles sont traversées à la fois par le canal de la Marne au Rhin, et par le chemin de fer de Strasbourg, les habitudes et le caractère des montagnards ont subi de profonds changements. A une autre extrémité de la France, dans les landes de Bordeaux, la moralité des habitants a été atteinte d'une manière plus grave: des jeunes filles et des femmes travaillant comme les hommes aux terrassements, passaient les nuits avec les ouvriers sous des baraques provisoires, et vivaient avec eux dans un état voisin de la promiscuité. Ces habitudes ont eu de déplorables conséquences morales, et, au point de vue hygiénique, elles ont créé un véritable danger pour l'avenir de ces populations, en répandant parmi elles les maladies syphilitiques sous leurs formes les plus graves.
Il serait facile de multiplier ces exemples, mais ce qui vient d'être dit suffit pour montrer combien est funeste l'influence exercée sur les populations par les ouvriers nomades. Si on réfléchit à la multiplicité des travaux qui amènent ces ouvriers sur tous les points du territoire, on trouvera sans doute que ces faits ont une extrême importance et qu'ils doivent attirer l'attention de ceux qui s'occupent d'économie sociale.
(B) Sur les moyens employés par les entrepreneurs pour assurer la subsistance des ouvriers nomades et sur la manières de vivre de ces ouvriers.
Les ouvriers nomades arrivent ordinairement sur le théâtre des travaux sans argent et précédés d'une réputation détestable qui leur ôte toute chance de crédit; souvent aussi les ressources manquent ou sont insuffisantes dans les localités ou ils s'installent: il en résulte que presque toujours les entrepreneurs doivent intervenir [105] pour leur assurer les moyens de subsistance. Cette obligation suscite en général des difficultés assez graves et, dans certains cas où les obstacles avaient été mal calculés, ces difficultés ont été telles que le succès des entreprises en a été compromis. Ainsi, sur le chemin de Bordeaux à Bayonne, les entrepreneurs ont subi des pertes considérables, obligés qu'ils étaient de faire des dépenses énormes pour amener des convois de vivres au milieu des Landes et pour loger leurs ouvriers dans ces plaines désertes. En dehors de ces conditions exceptionnelles, on a recours d'ordinaire à l'une des trois combinaisons suivantes:
1o Quelquefois, l'entrepreneur général d'un grand travail fait installer plusieurs cantines où les ouvriers trouvent à la fois la nourriture et le logement. Dans ce cas les cantiniers opèrent à leur compte, mais l'entrepreneur leur garantit une somme fixe, 2f par jour et par homme en moyenne. Cette somme est payée chaque mois, au moyen d'une retenue préalable faite sur le salaire de l'ouvrier. L'entrepreneur prélève lui-même 3 p. 0/0 sur cette somme, non pas à titre de bénéfice, mais comme compensation le plus souvent insuffisante des pertes nombreuses dont il court les chances. Aussi, ce moyen de la création des cantines n'est-il employé que si les ressources manquent à peu près complètement sur le lieu des travaux.
2o Quand le pays offre des ressources suffisantes pour que les ouvriers puissent se loger et faire préparer leur nourriture, l'entrepreneur n'a qu'à fournir les matières premières. Quelquefois alors un entrepreneur général se fait fournisseur général. Il achète de grandes quantités de marchandises de première main et au meilleur marché possible et il les livre en détail aux ouvriers, ne prélevant qu'un bénéfice minime destiné à l'indemniser de ses frais généraux: il préserve ainsi les ouvriers des exigences du commerce de détail dont les bénéfices sont toujours énormes et qui hausse encore ses prix quand la demande s'accroît.
3o Le plus souvent ce même système est mis en pratique d'une autre manière; ce sont des tâcherons qui se chargent de fournir aux ouvriers travaillant avec eux ou pour eux tous les objets de consommation. Ils achètent en gros chez les marchands des villes voisines et cèdent presque toujours aux prix de facture ou de taxe. Mais ils obtiennent une remise des marchands et cette remise suffit pour rémunérer la personne chargée du détail. C'est ordinairement la femme du tâcheron qui prend ce soin. Dans ce cas les ouvriers étant peu nombreux et la surveillance sévère, il n'y a que peu de perte à craindre. La remise obtenue est donc un bénéfice net, mais licite, juste rémunération d'un commerce désagréable. Il est des cas cependant où le bénéfice prélevé est exagéré, non pas en général [106] sur les objets de consommation, mais sur les fournitures d'outils faites aux ouvriers par les tâcherons.
Dans ces deux derniers systèmes les ouvriers intelligents et économes, les maçons en particulier [les Ouv. europ. XXXVI (A)], se mettent en demi-pension et achètent eux-mêmes les matières premières. Ils payent une somme modique, 12 ou 15f, moyennant laquelle le logeur les couche, prépare leurs aliments, fournissant le beurre et les condiments, et se charge du blanchissage. Ce sont d'ordinaire des familles de paysans, quelquefois aussi des ouvriers mariés qui entreprennent ces spéculations très-fructueuses, comme on a pu en juger par l'exemple cité dans la présente monographie (§ 8). La plupart des ouvriers prennent des pensions complètes; ils sont ainsi dispensés de s'occuper de leur nourriture, mais comme ce sont en général des aubergistes qui tiennent ces pensions, ces ouvriers demeurent en réalité au cabaret: c'est là une condition déplorable pour eux, car ils se trouvent sans cesse sollicités à faire de nouvelles dépenses par les visiteurs et surtout par les cabaretiers eux-mêmes qui souvent exploitent avec une dangereuse habileté leur imprévoyance et leurs vices [les Ouvr. europ. XXXIV (B)].
En résumé, il résulte de cet exposé des faits, que les entrepreneurs obligés de se faire fournisseurs n'abusent pas de cette position pour réaliser aux dépens de leurs ouvriers des bénéfices illicites: on ne trouve là en effet rien d'analogue à ce que pratiquent, en Angleterre, certains fabricants du Staffordshire, sous le nom de Truck system [les Ouv. Europ. XXXIV (B)], odieuse et immorale combinaison au moyen de laquelle le maître coalisé avec les marchands en détail, reprend à l'ouvrier par une voie détournée une partie du salaire nominal.
On peut aussi conclure de ce qui précède que la condition la plus désirable pour les ouvriers nomades, est celle dans laquelle ils peuvent vivre en pension complète ou en demi-pension chez des familles de paysans; ils se trouvent là dans un milieu plus moral que dans les cantines des logeurs, et ils sont moins exposés aux dangereuses tentations du cabaret.