N° 111 bis

PRÉCIS D'UNE MONOGRAPHIE

D’UN

COOLIE TERRASSIER SETCHOANNAIS

DE LA PROVINCE DU SE-TCH'OAN

(Préfecture de Kia-Ting-Fou. — Chine)

JOURNALIER TRAVAILLANT SUR LES CHANTIERS DU CHEMIN DE FER

DU YUNNAN

DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS MOMENTANÉS

d'après

LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1907

PAR

M. LOUIS REYNAUD

Vice-Consul de France



Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1. État du sol, de l'industrie et de la population

[265] La province du Se-Tch’oan, à laquelle appartient la famille objet de cette étude, est, sans aucun doute, des dix-huit provinces1qui consti[266]tuent l’Empire du Milieu, la plus peuplée et la plus fertile, celle dont la mise en valeur a été faite par les procédés les plus simples et les mieux compris, les plus primitifs et les mieux adaptés aux circonstances locales.

Habitée par une population nombreuse et intelligente, qu’à défaut de statistiques sérieuses et bien établies, on peut évaluer sans exagération à soixante-douze millions d’habitants, sillonnée en tous sens par une multitude de fleuves et de rivières navigables, que des canaux artificiels, véritables chefs-d’œuvre de l'industrie chinoise, relient entre eux pour le plus grand bien des transactions commerciales et de la navigation, fécondée chaque année par les riches terres d’alluvion que les crues de ses cours d'eau déposent dans ses plaines et ses vallées, jouissant d'un climat exceptionnellement doux dans ses parties basses et tempéré dans ses régions montagneuses, la province du Se-Tch'oan semble avoir reçu de la nature tous les dons nécessaires pour en faire un pays d’abondance et de richesse.

Les cultures les plus diverses et les plus variées, depuis le mûrier, le cotonnier et la canne à sucre jusqu’aux céréales et aux arachides, y réussissent à merveille. La fertilité du sol est telle que toutes les terres donnent chaque année une double récolte, et, dans un certain nombre d’endroits même, trois récoltes ne sont pas rares. Le système de l’assolement, pratiqué dans les pays d’Europe, est encore à peu près inconnu chez les Chinois, qui — et c’est bien là un trait caractéristique de leur esprit routinier et traditionnaliste — ensemencent chaque année la même terre d'une manière identique, sans même laisser au sol le temps de se reposer, les terres en friche étant fort rares. Pour arriver à obtenir de pareils résultats et des récoltes aussi belles et aussi drues que celles dont peut s’enorgueillir cette province, pour demander à la terre un rendement aussi considérable, il faut lui donner une quantité prodigieuse d’engrais fertilisateurs, et c’est dans la fumure de ses propriétés qu'apparalt peut-être le mieux la patience depuis ongtemps légendaire du Chinois. L'engrais humain et l'engrais animal sont jusqu' présent les seuls utilisés par les agriculteurs setchoannais ; c'est une merveille de[267]voir avec quel soin ils recueillent cet engrais et avec quelle minutie ile le répandent sur le sol, versant au pied de chaque touffe une écuelle de ce précieux liquide, qui, daus tous les centres importants et en particulier dans les villes, donne lieu à un commerce si actif et si prospêre, dans lequel se sont faites de véritables fortunes. Cet engrals lui-même, dans un pays longtemps exclusivement agricole comme la Chine, n'estil pas la source de la richesse publique ? Sans lui, en effet, la culture ne serait plus possible et ne donnerait plus que des résultats trés médiocres.

Cette culture intensive, car tel est bien le mot qui convient à un pareil mode de travailler la terre, est facilitée par le morcellement de la propriété, qui est divisée à l’infini, chaque famille possédant un certain nombre de terres dont les dimensions sont en général fort exigués. Même dans les pays de grosse production agricole, dans les immenses plaines plantées en rizières, il est rare de trouver un champ ayant plus de six « meous »2de superficie, et la moyenne des propriétés ne dépasse pas trois e meous ».

Peuple essentiellement agricole, le Chinois, et en particulier le Setchoannais, race intelligente et travailleuse, sait tirer un parti merveilleux des ressources natureiles qu’il trouve à sa disposition. Cela est, d’ailleurs, nécessaire dans un milieu où la population est si dense, la natalité si élevée et les familles nombreuses si fréquentes. Les immenses territoires cultivés de la province qui utilisent des millions d’individus, les nombreuses entreprises commerciales des grands centres, les multiples industries naissantes qui emploient déjà des centaines de milliers d’ouvriers et assurent à la province un avenir brillant par suite de la richesse de son sous-sol, peu ou mal connu jusqu'à ces derniéres années, toutes ces branches dal'activité humaine ne suffisent cependant pas à occuper l'intégralité de l’immense population qui habite cette province.

Depuis fort longtemps déjà, il s'est établi un courant trés prononcé et toujours croissant d'émigration setchoannaise vers les provinces voisines du Kouei-ITcheou et du unnan en particulier, moins riches et moins peuplées que le Se-Tch'oan, soit que la famille entière se transporte dans une de ces provinces, soit que le chef de famille seul et ses enfants les plus âgés en état de lravailler aillent chercher à l'extérieur une occupation plus süre et plus rémunératrice que celle à laquele ile pourraient se livrer dans leur propre pays.

[268] Tel est le cas de Li Tcheng-fa, l’ouvrier terrassier dont nous allons retracer l’histoire, qui, au mois de juin 1906, est parti avec son fils alné travailler sur les chantiers du chemin de fer français de Laokay à Yunnansen pour obtenir un salaire supérieur à celui qu’il touchait dans son pays d’origine, et être ainsi mieux à même de subvenir aux besoins de sa nombreuse famille.

La famille de LiTcheng-fa est originaire du village de Ma-Liou-Tchang (sous-préfecture de Kien-Vei, préfecture de Kiating). Ce village, qui est le centre d’un marché fort important, est situé sur la rive gauche de la riviére Ming, l’un des affluents les plus notables du Haut Fleuve Bleu, dans une région très riche et assez calme, habitée par une population d’honnêtes et paisibles cultivateurs, que viennent seules troubler les attaques des contrebandiers et des pirates, et les incursions des tribus aborigènes vivant sur les premiers contreforts du Kien Tchang et du Léang-chan. Deux des produits les plus précieux et les plus recherchés du Se-Tch'oan, la soie et le suif végétal blanc3destiné à la fabrication des bougies, alimentent les transactions du marché de Ma-Liou-Tchang. et avaient autrefois contribué à assurer l’aisance de la famille Li, que des spéculations malheureuses ont brusquement ruinée et plongée dans un état voisin de la misère.

C’est au cours d'une mission, exécutée dans le courant des années 1906 et 1907 pour le compte de la Société française de construction des chemins de fer indo-chinois, chargée des travaux de la ligne Laokay-unnansen, que j'ai été appelé à connaître moi-même Li Tcheng-fa et sa famille. Chaudement recommandé par le missionnaire de sa résidence, il fit une demande d’engagement pour aller travailler sur les chantiers du chemin de fer, et c’est sur ce nouveau champ d’activité que nous allons étudier l’organisation de son existence.

§ 2. — État civil de la famille.

[269] La famille proprement dite de Li Tcheng-fa se compose de neuf personnes le père, Li Tcheng-fa, âgé de quarante-deux ans; sa femme, Li Vang-tché, âgée de trente-sept ans; sept enfants, quatre garçons et trois filles, dont l'aîné, un garçon, a à peine dix-huit ans, et le dernier compte seulement deux printemps4. Un huitième enfant est, à l’époque des observations, sur le point de venir grossir d'une nouvelle unité le nombre déjà considérable des membres de la famille.

A ces neuf personnes, aux besoins desquelles doit suffire l'argent gagné par Li Tcheng-fa et le fils aîné, il faut ajouter la mère de sa femme, qui, suivant une vieille coutume chinoise, vit en commun avec les siens, ce qui fait un total de dix bouches vivant à la même table avec un bien modeste budget.

§ 3. — Religion et habitudes morales.

Convertie depuis prés d'un demi-siècle à la religion catholique, la famille de Li Tcheng-fa a brisé tous les liens qui la retenaient au culte bouddhiste, et tous ses membres font aujourd'hui partie du petit noyau de fidèles, qu’un missionnaire dévoué et plein de zèle a su grouper autour de lui.

Un fait est particulièrement frappant dans l'histoire privée économique et religieuse de cette famille. Fortunée et riche jusqu’au jour où les aieux de ses membres actuels rendaient encore au Bouddha les hommages et les sacrifices prescrits par le rite bouddhique, cetta famille a vu sa situation baisser progressivement et la gêne entrer à son foyer du moment où elle est devenue chrétienne. La chose s'explique assez faci-[270]lement, car, dans un pays où les convertis sont si rsres et où le mot « chrétien » est synonyme d'ami du missionnaire, c’est-à-dire de l’étranger, tous ceux qui se rangent du côté du petit nombre sont immédiatement en proie à la risée et aux chicanes de la majorité ; ils sont boycottés, pour employer une expression que les événements de ces dernières années en Extrême-Orient ont rendue si populaire. Leurs personnes, leurs biens et leurs moindres actes sont soumis aux tracasseries et aux méchancetés des paiens, qui les considérent comme de faux fréres et ne manquent aucune occasion de leur créer des ennuis. Leur famille, leurs propriétés, leur commerce ou leur industrie sont frappés de ce sigoe caractéristique et infaillible : c'est un chrétien, ou ce sont les biens d’'un chrétien. Avec de pareils procédés, dont s'enorgueillit malheureusement trop souvent le nationalisme si peu raisonné et si intransigeant des Chinois, il est fatal qu’une famille chrétienne, si elle veut réellement se montrer digne de ce nom, voie sa situation sociale baisser graduellement, ses ressources diminuer chaque jour, et qu'elle tombe assez rapidement dans la gêne, voire même bien souvent dans la misère.

C’est pourquoi il est aisé de se rendre compte, pour qui a tant soit peu voyagé dans l’intérieur de la Chine, des raisons pour lesquelles la petite population chinoise chrétienne appartient presque exclusivement à la classe pauvre. Il est de règle, en effet, que toute famille riche qui se convertit semble, de ce fait même, renoncer à sa fortune et à sa richesse; il est très rare qu’à la deuxième génération on puisse retreuver quelques-uns des éléments qui faisaient autrefois la prospérité de la famille, au temps où elle suivait la religion commune. Les exceptions à cette règle sont malheureusement fort rares, et si parfois l'aisance dure plus longtemps que de coutume, c'est bien souvent pour finir brusquement, soit au moment des persécutions ou des troubles révolutionnaires, soit à la suite de spéculations malheureuses ou de krachs financiers favorisés par le clan adverse.

Dans de pareilles conditions, on ne sait ce qu’il faut admirer le plus, de la foi convaincue avec laquelle cette famille continue à observer les préceptes de la religion qu’elle a embrassée, ou de la résignation toute faite de dévouement et de sacrifice avec laquelle elle supporte tous les malheurs qui lui arrivent et toutes les misères qui hantent son foyer. L'exemple de cette famille, naguère riche et considérée, devenue, par la fatalité des événements et la haine tenace de ses ennemis, une famille d'humbles et honnêtes ouvriers, est un des plus beaux modèles qu'on puisse offrir aux détracteurs de l’œuvre apostolique des missionnaires,[271]en même temps qu’un des traits les plus caractéristiques de l’histoire quotidienne du christianisme en Chine.

Toutes les cérémonies afférentes à la religion qu’ils ont embrassée sont remplies avec exactitude et ponctualité par les différents membres de la famille. Et, comme me le faisait très justement remarquer le missionnaire de l’endroit, on sent très bien que ce n'est pas, comme chez beaucoup d'autres chrétiens ou soi-disant tels, un culte intéressé et superficiel, mais une foi profonde et solide qui leur permet de supporter les mille petits ennuis quotidiens, matériels ou moraux, qui se glissent dans leur intérieur.

La conversion d’une famille chinoise au catholicisme laisse, néanmoins, subsister parmi ses membres une pratique religieuse empruntée à Ia morale chinoise proprement dite, et contre laquelle l'autorité de l'Église catholique a toujours vainement essayé de lutter. J’ai nommé le culte des ancêtres ou de la famille, qui est à la base de la civilisation chinoise, et qui, naguère, à l’occasion de la fameuse question' des rites, fut l'objet de démêlés retentissants avec la Papauté, dont le refus de reconnaltre la validité de ce culte chinois des ancêtres mit une fin soudaine aux bonnes dispositions qui s’étaient manifestées à la cour de l’empereur Kang-Hi en faveur du catholicisme. Rien n’a pu avoir raison de l’attachement que toute famille chinoise professe pour ce culte familial, dont l'idée est très belle et très noble, mais dont l’application peut être sujette à caution en raison des pratiques superstitieuses dont elle est l'occasion.

Dans la famille de Li Tcheng-fa, on assiste précisément à ce que j'apellerai volontiers la forme christianisée du culte des ancêtres. En vertu des prescriptions de la morale chrétienne, tout le côté superstitieux et matériel de ce culte a été sagement écarté, et on n’a laissé subsister que la partie noble et élevée de cette coutume chinoise, la seule qui aoit reconnue par les ministres de l’Église catholique. On est ainsi amené à dire que, sous cette forme, le cuite des ancêtres n'est qu'un culte des morts plus développé et mieux praiqué que celui dont nous sommes les témoins en Occident. La forme visible, sous laquelle se manifeste ce culte, consiste en un petit autel spécial, qui, suivant la coutume de tous les foyers chinois, se trouve bien en évidence à l'entrée de la maison. Deux vases en métal et une grande coupe en bronze dans laquelle on fait brûler les bâtonnets d’encens, sont les seuls ornements de cet autel dans une famille convertie ; une tablette en bois, sur laquelle sont gravés en caractères chinois les noms, vertus et qualités des aieux, suffit à[272]évoquer le souvenir de ceux qui ne sont plus; c’est devant cetautel familial que, chaque matin, le chef de famille ou son représentant vient s’acquitter de la dette d’honneur qu’il a contractée envers la mémoire de ses ancêtres. En dehors de cette cérémonie intime quotidienne, ont lieu, plusieurs fois par an, à certaines époques fixées par le cérémonial du calendrier chinois, des pèlerinages sur les tombeaux des membres défunts de la famille.

Comme conséquence logique du respect profond que les Chinois témoignent à leurs ancêtres, les tombes ont, en général, un aspect grandiose et constituent des monuments remarquables. Les familles les plus pauvres ont à cœur de donner à ceux des leurs qui disparaissent une sépulture convenable, et c’est faire à un mort l’injure la plus infamante et l’outrage le plus violent que de ne point lui donner de sépulture ou de laisser sa tombe à l’abandon.

Si, en dehors du culte des ancêtres, on ajoute que tous les grands philosophes classiques chinois recommandent la pratique de la piété filiale, on pourrait se faire une haute idée de la morale chinoise, dont les préceptes ont une apparence si noble. Mais ce qui est écrit dans les livres n’est, dans la réalité, observé que par une infime minorité, et le spectacle qu'on a sous les yeux en Chine laisserait croire plutôt à une morale épicurienne et sensuelle due surtout au genre de vie que mènent les classes aisées de la population. Il est, d’ailleurs, intéressant de constater que l’évolution actuelle de la Chine et son accession progressive aux idées modernes paraissent avoir une influence malheureuse sur la vieille morale chinoise des philosophes classiques et amener un relâchement notable des vertus autrefois pratiquées.

§ 4. — Hygiène et service de santé.

La famille de Li Tcheng-fa jouit d’une santé robuste, malgré les conditions misérables dans lesquelles se passe son existence et le peu d’hygiène qui préside à l'entretien de son foyer. La situation sociale de ces braves gens étant des plus modestes et les prescriptions d’hygiène les plus élémentaires demeurant fréquemment inobservées, malgré les conseils et les recommandations du missionnaire, on pourrait croire que cet intérieur chinois laisserait la porte ouverte à toutes les maladies. Il[273]n’en est cependant rien, car cette supposition, qui se vérifierait très souvent dans les grandes villes ou les agglomérations importantes, n’est que fort rarement justifiée dans les campagnes. Le paysan chinois, en effet, qu’il travaille ses propres terres ou qu'il loue ses services à d'autres propriétaires, méne au grand air une existence très active, qui est favorable au maintien de sa santé. Les enfants, quand ils ne sont pas encore en âge de travailler, restent peu à la maison et courent la campagne, où ils se rendent utiles en ramassant des brindilles de bois mort et de l’herbe sèche, ou en gardant les bestiaux de la famille, et rien n’est comique parfois comme de voir un bambin de six ou sept ans juché sur le dos d’un buffle, cet énorme et disgracieux auxiliaire du cultivateur chinois, et conduisant, avec un sérieux imperturbable, cet animal naguère encore réputé très sauvage.

La maladie est rare dans la famille et n’y fait que des apparitions très espacées. Il est intéressant, d’ailleurs, de constater que tous les enfants mis au monde dans cette famille sont vivants et doués d’une bonne constitution: le cas est assez rare pour être noté. La mortalité infantile en Chine est, en effet, énorme et peut être évaluée à 55 °, en'moyenne, chiffre qui, dans certaines régions, s’élève jusqu’à 70. Cette mortalité des enfants en bas âge, due en grande partie aux conditions défectueuses dans lesquelles ces pauvres petits êtres viennent au monde, au manque de soins et aux tares physiologiques de leurs ascendants, est, suivant l’expression imagée d’un économiste chinois moderne, « une soupape de sûreté contre le danger de la surpopulation », danger qui deviendrait imminent si l’inobservation des règles d'hygiène, les grandes épidémies annuelles et l'émigration croissante des sujets chinois à l’étranger ne venaient, dans une certaine mesure, tempérer les effets de la nature extraordinairement prolifique de la race chinoise.

En cas de maladie ou d’indisposition d’un de ses membres, la famille Li fait appel aux lumières et aux soins d’un médecin chinois. Quelques pilules bienfaisantes, un emplâtre volumineux à appliquer sur le membre malade, une embrocation énergique résument les ordonnances médicales en Chine, et constituent la partie la plus communément appliquée et la mieux connue de la pharmacopée chinoise. Pour empirique que nous paraisse cette médecine, elle n’en possède pas moins de très bons principes, et on peut, en tout état de cause, y faire appel sans crainte, étant donné qu'elle est entièrement basée sur le règne végétal et n’emploie comme remédes que des plantes.

§ 5. — Rang de la famille.

[274] Si on a pu prétendre, naguère, que l'égalité la plus parfaite semblait exister en Chine entre tous les citoyens, exception faite pour les membres de la classe mandarinale, les changements survenus depuis une dizaine d’années dans la vie sociale de cet immense empire ne permettent plus de soutenir une pareille affirmation. Cette égalité s’est évanouie lentement, et paralt devoir sombrer d’une manière définitive, quand seront mis en vigueur les nouveaux règlements étudiés à la Cour de Péking, pour l’application du régime constitutionnel à l’empire chinois. L’initiation lente, mais continue, de la Chine aux systèmes occidentaux du gouvernement constitutionnel et parlementaire nous offre un exemple frappant de la disparition de cette ancienne égalité. N’a-t-on pas vu, en effet, pour les premières élections aux conseils provinciaux à l'occasion desquelles a eu lieu la premire manifestation, tout à fait platonique, du reste, du suffrage de la population chinoise, des restrictions nombreuses apportées au droit de vote des jeunes électeurs par les règlements d’administration publique élaborés par le Grand Conseil? Portant, les unes sur la situation sociale des individus, — certaines professions étaient entièrement privées du droit de vote, — les autres sur l'état de leurs revenus, ces restrictions ont porté le dernier coup au principe d’égalité qui, pendant longtemps, avait été à la base de la société chinoise.

Désormais, il existe donc, en dehors de la classe mandarinale, différents échelons dans la société chinoise. En tenant compte des renseignements donnés plus haut sur les antécédents de la famille Li, on peut dire que la fatalité l’a placée dans la dernière classe des citoyens, la plus nombreuse, d’ailleurs, puisqu’elle comprend ces millions de travailleurs de la ville et de la campagne, qui constituent le noyau et l’élément vital de la race chinoise. En ce qui concerne la famille qui nous occupe, cette décadence n’a rien d’infamant ni de dégradant, il faut s’empresser de le constater. Li Tcheng-fa, au milieu des difficultés matérielles nombreuses qu’il a dû supporter du fait de ses ascendants et des pertes pécuniaires qu'il a éprouvées, a toujours conservé ce fonds de loyauté et d'honnêteté qui, malgré ce qu’on a pu en dire, constitue une[275]des qualités dominantes de la population setchoannaise; il a su, en bon père de famille, subvenir aux besoins de sa nombreuse et intéressante progéniture, et, pour lui, la question de posséder un bulletin de vote n’était rien à côté de celle d’entretenir et d’élever sa famille.

De son aisance passée, la famille Li a conservé quelques vestiges échappés à la rapacité de ses créanciers, et qui lui permettent de vivre dans un milieu moins misérable et moins dénué de tout que celui où elle se trouverait fatalement condamnée par sa situation actuelle.

L'inventaire de ses biens va nous permettre de voir exactement les ressources dont peut disposer cette famille.

Moyens d'existence de la famille

§ 6. — Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris)

Immeubles............ 3,200f00

1 maison à trois compartiments et sans étage, 900f 00 ; — 15 « meous » et huit « fen » de terre (un hectare cinq ares) à 145f le meou, 2,300f 00. — Total, 3,200f 00.

ARGENT : La famille ne possède pas d’autre argent que la menue monnaie destinée au paiement des achats journaliers faits pour la nourriture ou l’entretien de ses membres. La somme qui se trouve ainsi en sa possession est absolument insignifiante, tant par suite de ses ressources modestes que des dangers de vol que pourrait susciter une somme plus forte. L’estimation la plus élevée qu’on puisse lui donner ne saurait dépasser 12f............ 12f 00

Matériel spécial des travaux et industries............ 85f05

Pour la culture, 1 « noria » (pompe élévatoire pour les eaux, actionnée par le mouvement des pieds), en compte à demi avec un voisin, 23f 00 ; — 1 houe à petites dents, 1f 45 ; — 1 charrue, de moitié avec un voisin, 4f 50; — 1 râteau de rizière, 1f 40 ; — 2 seaux à engrais, 5f 50; — 1 cuillère à engrais, 1f 20 ; — 1 jarre à engrais, 9f 00 ; — 2 faucilles, 4f 00 ; — 1 caisse pour battre le riz, 6f 00 ; — 1 natte à battre le riz, 2f 35 ; — 1 van, 8f 60 ; — 1 amis, 1f 15; —2 balais, 0f 30; — 6 sacs en toile, 3f 60 ; — 1 moulin à farine en pierre, 13f 00. — Total, 85f 05.

[276] ANIMAUX DOMESTIQUES entretenus toute l'année............ 47f30

1 buffle, en participation avec deux autres cultivateurs, quote-part, 21f 00 ; — 15 poules, 18f 00; — 2 coqs, 2f 80 ; — 5 canards, 5f 50; — 1 chien (pour mémoire, cet animal n'ayant aucune valeur et sa nourriture ne comptant pas, d'ailleurs, dans les dépenses de la famille). — Total, 47f 30.

ANIMAUX DOMESTIQUES entretenus une partie de l'année............ 48f00

1 porc gras, 41f 00; — 1 chèvre, 7f 00. — Total, 48f 00.

Valeur totale des propriétés............ 3392f 35

Indépendamment de ces propriétés, la famille Li, au moment où les observations ont été recueillies, avait chez elle une certaine quantité de provisions ne produisant aucun revenu, d'une valeur de 133f 50, ainsi réparties :

Denrées ou propriétés en magasin. — 420k de riz en paille, à 6f 26 le picul de 60k, 43f 75; — 180k de riz blanc, à 9f 40 le picul, 28f 20; — 150k de paille, à 0f 60 le picul, 1f 50; — 15k de porc salé, à 46f le picul, 11f 50; — 30k de safran, à 28f le picutl, 14f 00; — 40k d'arachides, à 4f 90 le picul, 3f 30; — 30k de sel, à 14f 50 le picul, 7f 25; — 2 jarres de légumes salés, 24f 00. — Total, 133f 50.

§ 7. Subventions

En temps ordinaire, la famille Li ne regoit aucune subvention et vit sur ses propres ressources. Dans les moments difficiles, la mission catholique vient à son aide, soit sous forme de dons ou prêts en argent, soit sous forme de présents en nature. Enfin, dans les années de disette, qui reviennent à intervalles assez courts dans une province aussi peuplés que le Se-Tch’oan, et où une foule da circonstances atmosphériques peuvent influer sur la récolte du riz, les autorités chinoises, désireuses de porter secours aux miséres les plus criantes et surtout de mettre obstacle aux tentatives de révolte et de pillage qui ne manquent pas de se produire en pareilles circonstances, font opérer des distributions gratuites de riz aux pauvres gens, ou tout au moins prennent des mesures pour que la population puisse acheter au prix coûtant cette denrée de premiére nécessité qui est à la base de son alimentation et dont le rôle est encore plus essentiel que celui du pain dans notre pays. Si ces distributions de riz ne suffisent pas à soulager la misère des classes les plus pauvres, les autorités peuvent encore, à titre tout à fait exceptionnel et provisoire, — elles en font un usage trés rare, — procéder à[277]des exonérations d’impôts et à des dégrèvements de taxes, qui constituent bien une subvention déguisée.

En se plaçant à un autre point de vue, enfin, mais toujours dans le même ordre d’idées, on peut faire rentrer dans la catégorie des subventions la faculté laissée aux populations voisines de certains biens domaniaux de faire usage des revenus de ces biens, soit en leur accordant un droit de pacage sur ceux de ces biens qui constituent des pâturages ou mieux des terrains incultes où l’herbe pousse à volonté, soit en leur conférant le droit d’exploiter certaines coupes ou de ramasser le bois mort dans les parties boisées, soit enfin en leur tolérant un droit de jouissance sur les mines que peut renfermer le sous-sol de ces biens de la Couronne. Ce genre de subvention est, d'ailleurs, appelé à disparaître à bréve échéance. En effet, la mise à l’ordre du jour par les différents conseils provinciaux de la double question du reboisement et de l’exploitation des mines, à laquelle les autorités chinoises semblent s’intéresser d’une manière particulièrement active, mettra un terme obligatoire aux tolérances relatives à ces biens domaniaux.

§ 8. — Travaux et industries.

Travaux du mari et du fils aîné. — Enlevés aux travaux de la ferme et de la maison, à la suite du contrat qu'ils ont signé avec les agents de la Société de construction des chemins de fer indo-chinois, Li Tcheng-fa et son fils aîné Li Kouo-ting, habitués aux pénibles travaux de la culture du riz, s’adonnent maintenant aux ouvrages de terrassement pour la construction du chemin de fer.

Trente-cinq étapes leur ont été nécessaires pour arriver dans la région de la sous-préfecture de Yi-Léang, où se trouvent les chantiers qui les emploient. Avant d’entreprendre ce long voyage, ils ont reçu une couverture ouatée pour deux, une veste de travail en toile bleue, un grand chapeau de pluie en fibre de bambou ou de palmier, plusieurs paires de sandales en paille, et tout un matériel de cuisine (marmites en fonte, bols en porcelaine et bâtonnets en bois) pour la préparation de leurs aliments en cours de route ; ils ont reçu, en outre, à titre de viatique, une petite somme d’argent calculée à raison de 10 sapéques5(dix sous)[278]par jour pour le paiement de leurs frais d’auberge, de leur nourriture et de leurs autres menues dépenses. Dans chacune des principales étapes de leur voyage, tous les cinq ou six jours en moyenne, les autorités locales, d'après les stipulations du règlement arrêté pour ce recrutement de main-d’œuvre setchoannaise, remettaient aux convois de travailleurs une somme égale à celle indiquée ci-dessus pour chacune des étapes qu'ils avaient à couvrir avant d’atteindre la résidence d’un nouveau délégué. Ces sommes étaient remises aux chefs de bandes dûment reconnus et désignés par les agents de la Société, et ceux-ci en assuraient la répartition aux travailleurs de leurs équipes respectives sous le contrôle des délégués chinois.

A leur arrivée sur les chantiers, pour lesquels ils étaient désignés, Li Tcheng-fa et son fils ont été incorporés dans une équipe de coolies terrassiers chargés du percement d’une grande tranchée et de la confection du remblai de la voie à l'entrée et à la sortie de cette tranchée avec les terres en provenant. Les outils de travail ont été fournis par la société ou par l'eitreprise dont dépendent les travaux ; ils consistent en pioches, pelles, brouettes et matériel léger Decauville. Peu habitués à manier ces sortes d’instruments qui, dans leur pays, revêtent une forme différente ou n’existent pas, les travailleurs chinois s’en servent au début avec une certaine maladresse. Ils arrivent, cependant, vite à reconnaître la supériorité de l’outillage qu'on leur confie et ne tardent pas à manœuvrer la pelle et la pioche comme des terrassiers de profession. Par contre, pour le déblaiement des terres, la brouette est un instrument dont peu d’ouvriers chinois arrivent à se servir ; ils lui préfèrent tous la méthode locale, plus lente et mieux appropriée à leurs habitudes, qui consiste à transporter la terre dans deux corbeilles en osier, fixées à une tige flexible en bambou qu'on pose sur l'épaule ; chaque panier faisant contrepoids, l’ouvrier se trouve avoir les mains libres et peut ainsi, tout en travaillant, fumer sa pipe à eau ou sa longue pipe en bambou.

Il ne faut, d’ailleurs, pas se faire illusion sur le travail de l’ouvrier chinois. On a dit et répété à différentes reprises qu’il se contentait de salaires dérisoires et travaillait dans des conditions extraordinaires de bon marché ; d'aucuns même, en raison de l’abondance et du bon marché de[279]la main-d'œuvre chinoise, ont prétendu voir en elle une forme nouvelle de ce fameux péril jaune, qui revêtait à leurs yeux les allures d’un danger économique. Le fait serait exact évidemment, si l’on tenait uniquement compte du taux des salaires payés; mais si, en regard de ce facteur, on met en comparaison le rendement en travail, les données du problème changent d’une maniêre singulière. On constate alors que, toutes proportions gardées, la main-d’œuvre chinoise n’'est plus économique et revient aussi cher que celle d'un bon ouvrier européen. Le Chinois, en effet, s’il accomplit de longues journées de labeur, est d’une lenteur telle qu’à la fin de sa journée, il se trouve avoir exécuté à peine le quart de la besogne qu'un bon ouvrier d'Europe aurait faite dans un temps plus court; tout lui est prétexte à flânerie et à musardise, et la visite d'un chantier au travail est bien caractéristique à cet égard. L’individualisme et la jouissance de la liberté individuelle étant deux choses que, par tradition, revendiquent hautement tous les sujets du Fils du Ciel, toute tentative, même détournée, qui tendrait à restreindre cette double prérogative, serait défavorablement commentée, peu observée et n’aboutirait à rien moins qu'à une grève ou à une désertion en masse des chantiers.

Pour appuyer de chiffres précis ce qui a été dit au sujet du soi-disant bon marché de la main-d'œuvre chinoise, j'ajouterai que le salaire journalier d'un ouvrier terrassier, sur les chantiers où travaillent LiTçheng-fa et son fils aîné, est de 45 cents de dollar par homme, ce qui représente, au cours de 2f85 pour un dollar. la somme de 1f 285. Or,l’ouvrier chinois accompiissant à peine en myenne dans une journée le quart du travail d'un ouvrier eurpéen, ceci revient à dire que, en l'assimilant à ce dernier au point de vue du rendement de son travail, l’ouvrier terrassier chinois reçoit un salaire quotidien supérieur à 5f. D’autre part, en tenant compte de ce fait que la société assure à ses ouvriers un logement ou mieux un abri, qu’elle leur vend directement le riz à son prix de revient et qu’elle les fait bénéficier d’autres petits avantages, on arrive à conclure que le sort de ces ouvriers, toutes proportions gardées, est plus digne d’envie que de pitié.

Le règlement de travail appliqué sur les chantiers est, à quelques exceptions près, le suivant : le matin, à six heures et demie en été, à sept heures et demie en hiver, les ouvriers se rendent sur les chantiers après avoir pris une légère collation ; ils y travaillent pendant quatre heures ; à dix heures et demie en été et à onze heures et demie en hiver, Ie travail est suspendu pour le repas et la sieste, car, dans certaines ré[280]gions, il serait dangereux de faire travailler les indigènes pendant le moment le plus chaud de la journée. A une heure et demie en hiver et à deux heures et demie en été, le travail reprend pour durer respectivement jusqu' cinq heures et demie et six heures et demie. D’ailleurs, les heures réservées au travail sur les chantiers ne sont pas consacrées d’une manière absolue à l'accomplissement de la tâche indiquée ; l'ouvrier chinois, en effet, aime à prendre souvent quelques minutes de repos, pendant lesquelles il fume sa pipe, somnole ou cause. En ménageant ainsi ses forces, il arrive à accomplir facilement des journées de quatorze et quinze heures de travail, qui, en réalité, ne représentent pas plus de cinq heures de labeur effectif. Cette manière de faire permet à un certain nombre d'ouvriers, leur travail quotidien sur les chantiers terminé, de s'adonner à des occupations diverses qui leur rapportent toujours quelque menue monnaie. De ce nombre sont Li Tcheng-fa et son fils, qui, au moment de la moisson, par exemple, ou des gros travaux des champs, louent bien volontiers leurs services aux cultivateurs locaux et réussissent ainsi à gagner largement le prix de leur nourriture et à économiser la presque totalité de leurs salaires, qu’en vertu d’accords spéciaux passés entre la société et différentes grosses banques chinoises, ils font déléguer à leur famille.

Deux jours de repos par mois avec salaire payé sont accordés aux ouvriers; rien n'est impératif au sujet du jour où ce repos doit être pris. Généralement, les ouvriers profitent d’un jour de marché ou de foire dans les localités voisines de leur travail pour prendre leur journée de congé; ils peuvent ainsi s'acheter à bon compte différentes provisions et se procurer des distractions variées. En dehors de ces congés réguliers, toutes les grandes fêtes chinoises : jour de l’an, fête des Lanternes, fête du Dragon, fête de l’Empereur, fête de l’Automme, sont chômées par la grande majorité des travailleurs ; pour le nouvel an chinois même, les chantiers restent désertés pendant plusieurs jours.

A ces causes ordinaires de chômage, s'ajoutent parfois des grèves partielles ou générales, dont l’unique raison d’être se trouve dans les revendications purement ouvrières des travailleurs. Nul n'ignore, en effet, la puissance et la force des corporations de métiers en Chine. Elles groupent dans leur sein tous les individus appartenant à une même corporation, et s'occupent de défendre, avec un soin jaloux, les intérêts et les prérogatives de chacun. ne contestation survient-elle dans l'exécution des clauses d’un contrat, dans le paiement des salaires ou dans la manière dont sont traités les membres d’une corporation, celle-ci est immé[281]diatement saisie de l’affaire, l’examine avec impartialité, et rend une sentence qui, au cas où la réclamation est bien fondée, se traduit, par mesure de représailles, sous la forme d’une grève ou d’une cessation partielle de travail. Or, étant donné le milieu spécial dans lequel vivent ces ouvriers du chemin de fer et les nombreuses discussions qu’ils ont entre euf.,e bien avec leurs chefe d’équie et leurs emploers, il ne faut pas S’étonner outre mesure du nombre de grèves qu’on constate sur les chantiers. Ces grèves, d’ailleurs, sont de courte durée, car, en raison même de leur caractère professionnel, un arrangement ne tarde pas à intervenir qui met provisoirement tout le monde d’accord et permet la reprise du travail.

Les accidents du travail survenus sur les chantiers, dans tous les cas où l’enquête démontre que la responsabilité personnelle de la victime se trouve hors de cause, sont réglementés de la manière suivante. S’il y a mort d’homme, une indemnité de 30 piastres est accordée à la famille par l'intermédiaire des autorités chinoises; en cas de blessures graves, entrainant une incapacité totale de travail, le chiffre de l’indemnité accordée est identique; si l’incapacité n’est que partielle, l’indemnité est proportionnée à sa durée et varie généralement entre 5 et 20 piastres. lÉnfin, dans toutes les circonstances où leur état l’exige, les ouvriers reçoivent des soins gratuits dans les ambulances ou les hôpitaux de la société.

Travaux de la femme et des plus jeunes enfants. — Les membres de la famille restés au pays natal continuent à faire valoir les lopins de terre qui entourent l’habitation et à entretenir celle-ci. A défaut de bras assez solides pour exercer les travaux des champs les plus pénibles, et pour compenser l’absence du chef de famille et de l'aîné des enfants, on fait appel, aux époques voulues, au concours d’un ou deux ouvriers agricoles loués à la journée ou à la semaine et payés avec l’argent des délégations envoyées du Yunnan.

Chacun des enfants a dans la maison ses fonctions spéciales, dont il s’acquitte généralement avec la meilleure bonne grâce. La répartition du travail entre les membres d'un même foyer est un trait caractéristique de la famille chinoise, qui frappe d’autant plus l’attention qu'en dépit de cet excellent principe, les intérieurs chinois offrent rarement les qualités d’ordre et de propreté qu'on pourrait s’attendre à y trouver. L'un est chargé de ramasser des herbes sèches et du bois mort pour alimenter le foyer de la maison, un autre veille à la nourriture et à l’entretien des bêtes, un autre a pour mission de pourvoir à l’alimenta[282]tion de la famille en eau; un autre, enfin, aide la mère à la préparation de la cuisine, cependant que les deux plus jeunes gardent le dernier-né.

La seule industrie à laquelle se livrent les membres de la famille Li consiste dans la fabrication des souliers de paille ou « ts’ao hai », que portent tous les Chinois de la classe pauvre, et qui donnent lieu à d'énormes transactions.

Mode d'existence de la famille

§ 9. — Aliments et repas.

Au point de vue de la nourriture, le Chinois est un grand enfant: il mange toute la journée. Son premier acte, au réveil, est de manger, et, au moment de se coucher, souvent à une heure avancée de la soirée, il absorbe encore volontiers un ou deux bols de riz, sans préjudice, naturellement, des différents repas ou collations qu’il fait dans la journée. Les repas ordinaires sont au nombre de quatre ou de cinq, suivant la saison et la longueur du jour. Ils se composent en général, et d'une manière uniforme, de riz cuit à l’étuvée, de légumes bouillis dont le jus sert à arroser le riz, de poisson salé, de fromage de haricots6et de légumes salés conservés dans la saumure ; la viande n'y figure qu’à de très longs intervalles. La boisson courante est le thé, mais, dans certaines régions où cette denrée revient à un prix élevé, on la remplace par des infusions de feuilles n’ayant qu'une très lointaine analogie avec le thé. L’eau-de-vie de riz, dans la famille Li, est un luxe qu’on ne se permet que dans les grandes occasions. En dehors des repas proprement dits, le Chinois aime toujours à grignoter quelque chose; moyennant quelques sapèques, il achète un fruit de la saison, ou un morceau de canne à sucre qu’il déchiquète avec les dents tout en marchant, ou[283]bien il mange une pâtisserie, un beignet ou des boulettes de viande que lui vend un de ces nombreux petits restaurateurs ambulants qui sillonnent les rues des agglomérations chinoises et leur donnent un aspect si curieux.

Le nombre de ces repas et des petites collations faites dans la journée a sa raison d’être, d'une part, dans le peu de propriétés substantielles des aliments absorbés, et, d’autre part, dans la grosse dépense de forces faite au cours d’une journée. Le Chinois de la classe pauvre supplée par la quantité à l’insuffisance nutritive des aliments, et son estomac s’accommode merveilleusement d’un tel régime. Les maladies afférentes à cet organe sont extrêmement rares dans ce peuple, et cela tient évidemment à sa nourriture légère et végétarienne.

§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.

La maison de la famille Li à Ma Liou-Tchang comprend, comme nous l’avons vu plus haut (§ 6), trois « ien » ou compartiments. Les maisons chinoises sont construites de manire uniforme, à l'aide de billes de bois placées de distance en distance sur le sol et sur lesquelles on dispose la toiture, en entourant le tout d’un mur cloisonné en briques ou en pisé, ou de simples planches ; chacun de ces entrecolonnements représente un compartiment.

Plus primitive encore et plus rustique est l'habitation mise par la société à la disposition de ses ouvriers indigènes. C’est un simple abri constitué par des pieux fichés en terre et reliés entre eux par des fascines de branchage enduites d’une légère couche de pisé en argile ; la toiture est faite également de branchages recouverts par des feuilles de palmier ou des plaques de tôle, de manière à éviter la perméabilité, très redoutable dans une région où la saison pluvieuse est particulièrement abondante. Le sol est formé tout simplement par de la terre battue. Dans chacun de ces abris, logent trois équipes de travailleurs, soit une trentaine d’hommes.

Le seul mobilier qu’on y trouve est représenté par les lits des ouvriers, quelques bancs en bois et parfois une ou deux tables en bois blanc. Ces lits chinois sont très primitifs et se composent uniquement de planches placées sur des tréteaux. Une natte posée sur ces planches, et, suivant[284]la saison, une ou deux couvertures en coton ayant déjà de longs états de service, telle est la couchette de l’ouvrier chinois. Dans les régions chaudes et humides, où abondent les moustiques, une moustiquaire grossière entoure le lit, sous lequel se place la caisse ou la malle contenant les hardes de chaque occupant.

Pour être moins sommaire, le mobilier garnissant la maison de la famille Li n'en est pas beaucoup plus conséquent, et, en raison de son état d'usure et de la qualité inférieure des matériaux, et particulièrement des bois avec lesquels il est fait, sa valeur totale ne dépasse guère, avec les ustensiles de cuisine et autres, 725f.

Le chapitre des vêtements, dans une famille chinoise de condition modeste comme celle de Li Tcheng-fa, prête à un certain nombre de considérations originales et intéressantes. Les effets de chaque membre de la famille, à quelque sexe qu'il appartienne, sont faits en toile bleue lavable, de fabrication indigène. Il arrive assez rarement, d’ailleurs, que ces effets soient achetés à l’état neuf ; par une mesure d’économie, qui se concilie fort bien avec les rares notions d’hygiène et de propreté que possède la population chinoise, on achète ses vêtements d’occasion, soit l’encan, soit dans les boutiques de fripiers, soit dans ces innombrables monts-de-piété qui prospèrent d'une manière étonnante en Chine. Les vêtements usagés ainsi acquis sont rapiécés et rapetassés jusqu’à la dernière extrémité ; on les use jusqu’à la trame, et si, parfois, on leur épargne les aléas d'un lavage, c’est moins par négligence ou par paresse que pour éviter une dislocation fatale des nombreux morceaux qui les constituent et qui ne demandent qu’à plaider en séparation.

La garde-robe de la famille est excessivement simple et sommaire, d’autant plus que, pendant la saison d'été, les hommes ne conservent volontiers, pour tout vêtement, qu’un pantalon large et court ressemblant assez à celui que revêtent les sportmen ou les coureurs. En revanche, durant l’hiver, à défaut de vêtements plus chauds que la toile, le Chinois met volontiers sur son dos plusieurs vêtements superposés, dont l’accumulation est en raison de l'intensité du froid, le premier mis ne devant plus être quitté jusqu'aux premières chaleurs. A cette époque de l'année, en raison même de sa manière de se vêtir, le Chinois ressemble à quelque mannequin boudiné et engoncé dans un vêtement trop étroit, et ce costume lui donne une allure à la fois lourde et grotesque, qu’accentue encore le fait de placer sous les vêtements une chaufferette chinoise, composée d’un panier en osier et d’un récipient en terre, dans lequel se consument des cendres chaudes.

[285]Meubles............. 668f 25

1° Mobilier de la pièce servant de la fois de chambre de réception et de salle manger (compartiment central). — 1 autel des ancétres, 14f 00; — 1 brûle-parfums, 2f 00; — 1 table longue, 21f 00 ; — 1 grande table carrée, 18f 00 ; — 4 petites tables à thé carrées, 12f 00; — 2 fauteuils, 9f 00; — 8 chaises, 24f 00 ; — 1 lit à opium et ses fournitures, 43f 00. — Total, 143f 00.

2° Mobilier de la chambre de droite. — 1 grand lit chinois, 25f 00; — 2 petits lits chinois, 22f 00 ; — 1 armoire, 18f 00 ; — 6 couvertures, 72f 00; — 3 nattes, 6f 75 ; — 1 grande moustiquaire, 15f 00 ; — 2 petites moustiquaires, 16f 00; — 5 oreillers chinois, 5f 00; — 1 table, 13f 00; — 4 chaises en bambou, 6f00 ; — 2 tabourets en bois, 3f 00; — 1 chaise percée, 4f 00; — 2 cuvettes émaillées, 7f 00 ; — 1 théière de chambre en porcelaine, 2f 50 ; — 1 coffre en bois, 9f 00 ; — 1 lampe, 2f 50. — Total, 226f 75.

3° Mobilier de la chambre de gauche. — 4 petits lits chinois, 44f 00 : — 2 petites armoires, 30f 00 ; — 4 moustiquaires, 32f 00; — petites couvertures, 80f 00; — 8 oreillers chinois, 8f 00 ; — 1 chaise percée, 4f 00 ; — 2 cuvettes émaillées, 7f 00; — 2 tables carrées, 18f 00 ; — 6 chaises en bambou, 9f 00; — 1 coffre en bois, 8f 00 ; — 1 théière de chambre en étain, 3f 00 ; — 1 lampe portative, 1f 50. — Total, 244f 50.

4° Mobilier de la cuisine. — 1 fourneau en briques à quatre foyers, 32f 00 ; — 1 armoire à vaisselle, 11f 00 ; — 1 table, 6f 00; — 4 chaises en bambou, 5f 00. — Total, 54f 00.

Ustensiles............ 72f 45

1° Ustensiles de cuisine. — 4 marmites en fonte, 4f 40 ; — 4 couvercles de marmites en bois, 1f 60 ; — 2 cuillères en fer, 0f 80 ; — 1 paire de pincettes, 0f 80 ; — 2 pelles en fer, 2f 50 ; — 2 couteaux de cuisine, 2f 00 ; — 2 grandes jarres en grès, 12f 00 ; — 14 pots à conserves en terre, avec couvercles en métal, 9f 50 ; — 18 bols à riz, 4f 50; — 10 assiettes chinoises en porcelaine, 2f 00; — 28 paires de bâtonnets en bois, 0f 75 ; — 18 tasses à thé en porcelaine, 4f 50 ; — 18 petits verres à vin chinois, 3f 00 ; — 3 cuillères en porcelaine, 0f 75; — 1 grande théière en porcelaine, 2f 30; — 6 grands plats en porcelaine, 2f 70. — Total, 54f 10.

2° Objets divers. — 2 pipes à eau, 6f 00 ; — 3 pipes en bambou, 4f 50 ; — 4 parapluies en papier huilé, 2f 80 ; — 1 abaque (machine à compter), 1f 35 ; — 1 écritoire chinois, comprenant pinceaux, pierre à délayer l'encre, récipient à eau et couvercle en bois dur, 3f 70. — Total, 18f 35.

VÊTEMENTS............ 211f50

1° Vêtements de Li Tcheng-fa (27f 55).

2 grands chapeaux en fibres de palmier et lanières de bambou, 1f 40 ; — 2 blouses-chemises, 5f 60 ; — 3 pantalons, 4f 50 ; — 3 vestes de travail courtes, 4f 80 ; — 2 paires de molletières en toile bleue, 0f 90 ; — 2 turbans en toile bleue, 0f 70; — 1 veste doublée en peau de mouton, 4f 75 ; — 2 vieilles paires de pantoufles, 0f 90 ; — 1 veste de travail neuve, 2f 10 ; — 1 grand manteau en fibres de palmier pour la pluie, 1f 90. — Total, 27f 55.

2° Vêtements de la femme Li (33f 95).

3 chemises chinoises, 7f 40; — 3 pantalons, 3f 60 ; — 3 vestes longues, 4f 20; — 2 paires de vieux souliers, 2f 50 : — 1 gilet ouaté pour l’hiver, 4f 75; — 2 tabliers en cotonnade, 5f 00; — 1 paire de boucles d'oreilles en jade, montées sur argent, 6f 50. — Total, 33f 95.

[286] 3° Vêtements des enfants (150f 00).

Taillés, en général, dans les parties les moins usagées des effets paternels, ces vêtements ne sauraient donner lieu à une évaluation exacte et détaillée. Mieux vaut les estimer en bloc à une somme qui n'atteint certainement pas 150f.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 952f 20

§ 11. — Récréations.

Le théâtre et le jeu sont les deux seules distractions proprement dites qui soient à la portée de Li Tcheng-fa et de sa famille, et encore n’en fontils qu'un usage très restreint.

Les représentations théâtrales en Chine sont de deux sortes. Les unes ont lieu dans des thétres proprement dits, et sont payantes ; les autres se donnent dans les pagodcs ou sur des estrades, et sont gratuites. Les premières sont le fait des grandes villes, tandis que les secondes sont réservées en général aux villages et aux marchés de la campagne. La population est très friande de ces genres de spectacles, et l’assistance ne craint pas de rester plusieurs heures debout pour attendre la fin de la représentation; celle-ci, en effet, commence vers midi pour ne se terminer qu’au coucher du soleil. Ces représentations en plein air dans des théâtres populaires sont dues à la générosité de quelques mécènes, nota-bles, chefs de village ou riches négociants qui paient tous les frais de la réunion, dédommagent les acteurs de leur peine, fournissent à l'assistance des friandises ou du tabac, et ont la douce satisfaction, en récompense de leur générosité, d’entendre proclamer à haute voix et en public par le chef de la troupe le montant de leurs libéralités.

Ces représentations théâtrales gratuites, quand elles se font dans une pagode, donnent lieu généralement, pour les membres notables de l'assistance, à de fines agapes servies dans des loges spéciales et auxquelles sont conviés les amis à qui l’on veut rendre une politesse ; en témoignage de reconnaissance, les principaux acteurs de la troupe viennent y servir le thé ou l’eau-de-vie de riz. Il n’est pas rare, au Se-Tch’oan notamment, que les pagodes soient des lieux de rendez-vous et de parties fines, et que des restaurants à la mode y soient annexés ; le soin avec lequel sont entretenus les petits pavillons de ces pagodes, les jardins qui les entourent et le calme qui y règne sont bien faits pour qu'on y vienne chercher un lieu de réunion. Le commun de l’assistance reste debout, et[287]rien n’est curieux comme de voir cette multitude de têtes serrées les unes contre les autres, et au milieu desquelles parviennent encore à circuler le loueur de pipes publiques, le marchand de cannes à sucre ou le diseur de bonne aventure. A certains moments, il. y a, dans cette foule, des poussées telles que les premiers rangs de l'assistance ne pouvant plus se retenir ou s'agripper aux bas-reliefs en bois qui décorent l’estrade sur laquelle jouent les acteurs, tombent pêle-mêle les uns sur les autres, et il en résulte parfois des bagarres et des blessures.

Les acteurs sont tous recrutés parmi l’élément masculin ; la femme chinoise n’a pas le droit de monter sur les planches, et, dans les pièces interprétées, tous les rôles de femmes sont tenus par des hommes, qui, par une mimique très habile et un grimage savant, arrivent à remplir ces rôles à la perfection. Le métier d’acteur est peu enviable en Chine, car celui qui l’exerce ne jouit d'aucune considération et se trouve reléué au dernier rang de la société. C’est ainsi que les premiers règlements électoraux chinois promulgués à l’occasion de la réunion des conseils provinciaux frappent d’incapacités totales les personnes exerçant le métier d’acteur.

Dans l’intérieur du pays, chaque village, chaque bourgade possède son théâtre où des troupes ambulantes viennent, au moins une fois par mois, dnner une représentation. Ce jour-là, le chômage est à peu près complet, tous les hommes valides venant assister à la représentation, dont ils ne perdent pas un mot. Le répertoire de ces troupes comprend surtout des pièces historiques ou ayant trait à des allusions mythologiques, dans lesquelles se glisse toujours une intrigue sentimentale. La mise en scène est très simple ; les costumes, en revanche, se rapportant presque tous à des périodes anciennes de l’histoire chinoise, sont très curieux et fort jolis. Une musique purement chinoise, composée de tamtams, de gongs et de flûtes, forme l’accompagnement inséparable de la pièce.

Le jeu est aussi très en vogue dans les milieux chinois. Les jeux de hasard ont surtout la sympathie de la masse, car, au fond de chaque Chinois, somnolent la passion du jeu et l’amour du gain. La division infinitésimale des monnaies permet aux plus petites bourses l’accès de ces jeux, et il n’est pas rare de voir l'humble travailleur ou le journalier besogneux coudoyer le riche négociant autour de la table où les enjeux s’accumulent à vue d’œil.

Au sein des familles, les jeux perdent ce caractère lucratif et vénal, et deviennent un simple passe-temps. Les cartes et les échecs sont les[288]plus communément pratiqués. Quant aux enfants, les jeux de plein air leur conviennent davantage, et ils manient avec adresse le cerf-volant et le volant chinois composé d'une plaque et de plumes de coq plantées dans le métal.

Dans les réunions privées, à la fin du repas, les Chinois pratiquent volontiers le jeu connu des Italiens sous le nom de « morra », et qu'ils appellent le « honotsimen » (littéralement, frapper avec le poing). Ce jeu, qui se pratique à deux, consiste à lever un coertain nombre de doigts de la main et à prononcer en même temps un chiffre mêlé à une phrase littéraire ; l'addition des deux nombres, si elle donne un chiffre énoncé par un des joueurs, lui assure la victoire, et le vaincu, comme prix de sa défaite, doit en général vider son verre jusqu’à la dernière goutte. Dans ces réunions, les lettrés chinois aiment aussi à cultiver les jeux d'esprit et les allusions littéraires.

Le Chinois, d'ailleurs, ne va pas toujours si loin pour se procurer des distractions. Combien en est-il dont la récréation principale consiste à s'asseoir sur une pierre ou sur un banc, et là, dans une pose statique et immuable, à fumer sa pipe et à laisser son imagination errer dans le vide ! Heureuses natures qui savent comprendre l'existence sous son meilleur côté et qui peuvent s’accorder quelques instants de repos physique et moral en dehors d'un labeur souvent pénible et fatigant, et malgré les difficultés chaque your plus âpres de la vie journalièret

Dans d’autres familles, enfin, — et tel était le cas de celle qui nous occupe avant qu’elle ne soit privée de son chef, — où l’instruction primaire des enfants est commencée par le père, il n'est pas rare de voir le chef de famille, sa journée de travail terminée, consacrer ses loisirs à apprendre à ses jeunes enfants les éléments de la langue chinoise écrite et les initier aux signes idéographiques de cette langue en leur faisant passer sous les yeux un certain nombre de petits carrés de papier sur lesquels sont tracés des caractères faciles à lire et peu compliqués.

Histoire de la famille

§ 12. PHASES PRINCIPALES DE L’EXISTENCE

[289] Li Tcheng-fa est le troisième fils d’une famille d’anciens commerçants et propriétaires fonciers, dont le chef est mort, il y a quatre ans, à l’âge de soixante-sept ans, laissant une veuve qui vit encore et habite avec l'aîné de ses fils, et six enfants dont quatre garçons et deux filles. Tous ces enfants sont mariés et vivent dans les villages voisins du berceau familial ; l’harmonie la plus parfaite règne entre eux, et, malgré leurs nombreuses charges de famille et la situation précaire dans laquelle les ont laissés les spéculations malheureuses de leurs ascendants, ils pratiquent largement les devoirs de la piété filiale en subvenant aux besoins de leur vieille mère, et en secourant parfois, le cas échéant, des misères encore plus grandes que les leurs.

§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille

L’autorité du père de famille, telle que l’entend la constitution sociale de la Chine, pèse d’un poids énorme sur la situation d’une famille. Sa conduite, son travail, son attitude sont les régulateurs du foyer domestique. Il est aussi admirablement aidé dans sa tâche par son épouse, qui, en dehors des soins qu’elle accorde au ménage et de la sollicitude dont elle entoure sa progéniture, tient entre ses mains les cordons de la bourse et veille avec parcimonie aux dépenses de la famille.

La vie en communauté familiale et la pratique assidue du culte des ancêtres contribuent aussi pour une large part à maintenir l’union et le bonheur au sein de cette famille.

BUDGET DOMESTIQUE ANNUEL

§§ 14 à 16

RECETTES ET DÉPENSES DE LA FAMILLE

[290] A vrai dire, il n’existe pas de budget nettement établi; aucune prévision n’est faite sur le chapitre des recettes pas plus que sur celui des dépenses; les rentrées et les sorties de fonds ont lieu au jour le jour, sans contrôle sérieux. L'idée de tenir une comptabilité n'a même sans doute jamais germé dans l’esprit de la famille, et, dans ces conditions, il est malaisé de donner un tableau détaillé de la situation budgétaire. Cependant, à l’aide des données dont nous avons parlé et des observations recueillies sur place, il est permis d'apprécier dans leur ensemble les recettes et les dépenses, en tenant compte de la séparation momentanée qui éloigne du village natal deux des membres de la famille.

Avec ces réserves, le budget domestique annuel de cette famille s'établirait de la maniére suivante :

DÉPENSES ANNUELLES

[291] Le solde du compte annuel est très sujet à variations suivant l’état des récoltes, le travail de la famille et l’état sanitaire de ses membres. Les bonnes années seules permettent, tous comptes faits, de laisser un reliquat disponible. En général, le budget familial se solde par un déficit plus ou moins considérable, à l’occasion duquel, sous la forme de subventions ( cf. § 7), intervient l’assistance du missionnaire catholique, qui, par des dons en nature ou des avances d'argent, rétablit l’équilibre du budget.

Le Gérant : A. VILLECHÉNOUX.

Notes

1. Il est bon de noter en passant que, depuis quelques années, le gouvernement de Péking place au nombre des provinces de l’Empire les trois provinces de Mandchourie (Moukden, Heilong-iang et Tsitsikar) et le Thibet, dont la situation politique est assez embrouillée et qui, au regard de la diplomatie internationale, continue à étre considére comme un simple vassal de la Chine. C’est ainsi que certains ouvrages contemporains parlent des vingt-deux provinces de l'Empire chinois.

2. Le « meou » est une mesure agraire chinoise qui équivaut assez exactement à la quinzième partie de l'hectare.

3. Le suif végétal blanc, peu connu en Europe, mérite une note à raison de son mode bizarre de production. Il provient d'une sorte de sécrétion émise, au moment de sa mort, par un insecte de la famille des papillons. Cet insecte est très abondant dans certaines régions du Haut Se-Teh'oan et dans la vallée du Kion-Tchang, où se trouve l'arbre appclé des Chinois « pé la chou » (arbre à cire blanche), dont il est très friand et dont les feuilles lui servent de nourriture. Qunand il est repu, l’insecte est facilement recueilli et transporté sur un autre arbuste, cultivé spécialement à cet effet. Les propriétés odoriférantes de ce bois amènent chcz l'insecte une sécrétion abondante, suivie de mort : cette sécrétion se cagule à l'air, et on n'a plus qu'à la recueillir. C’est le suif végétal blanc, donf l'origine exacte est encore assez mystérieuse, et qui donne lieu, dans toute la préfecture de Kia-Ting, à un commerce très important et trés rémunérateur pour ceux qui s'y livrent.

4. Les Chinois ont une manière très spéciale de compter l’âge pour eux. au jour de sa naissance, un enfant a déjà un an ; de sorte que, pour connaftre l'ge exact d’un Chinois, il faut toujours diminuer d'une année le chiffre indiqué.

5. La sapèque est une monnaie purement chinoise, en cuivre, percée en son

milieu d’un trou, qui permet d’enfiler les pièces avec une corde pour former des ligatures de mille sapèques; elle a un cours de change très variable et correspond. en moyenne, à un tiers de centime.

6. Ce fromage est fabriqué avec le lait d’un petit haricot cultivé dans le nord de la Chine et connu sous le nom de « soja ». C'est ce haricot qui, depuis plusieurs années, donne lieu, par les ports mandchouriens, à une exportation considérable sur les marchés d'Europe et d'Amérique, et auquel certains savants du continent ont donné le nom de lait artificie.