N° 109 bis
PRÉCIS D'UNE MONOGRAPHIE
D'UN
CULTIVATEUR-PÊCHEUR-PORTE-CANNE
DU PAYS ADIOUROU-BOUB0OURY
(Côte d’Ivoire)
OUVRIER POLYGAME, CHEF DE MÉNAGE, PROPRIÉTAIRE
DANS LE SYSTÈME DU TRAVAIL SANS ENGAGEMENTS
d’après
LES RENSEIGNENENTS RECUEIILIS SUR LES LIEUX DE 1903 À 1909
PAR
PIERRE ESCARD
Sommaire
Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.
[110] La Côte d’Ivoire, a-t-on dit fort justement, est une forêt bordée par des lagunes. Cette colonie, perle de notre empire occidental d’Afrique, d'’une superficie égale aux trois quarts de celle de la France, fait partie d’une sorte de fédération qui, sous le titre de Gouvernement général de [111] l’Afrique occidentale française, constitue un des plus beaux joyaux de notre domaine colonial. Cette fédération, depuis le décret portant réorganisation du gouvernement général, outre la Côte d’Ivoire, est formée des colonies du Sénégal, de la Guinée française, du Dahomey, du Haut-Sénégal-Niger et du territoire civil de la Mauritanie.
La Côte d’Ivoire est administrativement divisée en cercles, divisions rappelant à peu près celles de nos anciennes provinces. Ce sont les cercles des Lagunes, de Grand-Bassam, d'Assinie, de l’Indénie, de Bondoukou, de Korhogo ou Koroko, de Séguéla, de Dabakala, du Baoulé, de Lahou, de Sassandra et du Cavally.
Chacun de ces cercles, peuplés en général de tribus de races diverses, est partagé en circonscriptions correspondantes à nos départements, et dont le nombre varie avec chaque province suivant la superficie, la population. les intérêts politiques, économiques ou autres de chacune de ces régions.
La famille objet de ce précis de monographie habite le cercle des Lagunes. Ce cercle, dont la population stable peut être évaluée à environ 200,000 individus, se divise en six circonscriptions portant chacune le nom de la ville ou du village servant de résidence au représentant de l’autorité dirigeante. Ce sont les circonscriptions de Bingerville (Bingerville est en même temps le chef-lieu de la colonie), d’Abidjan (point de départ du chemin de fer de la Côte d’Ivoire), d’Agboville, d’Alépé, de Dabou et de Toupa.
C’est le village même de Toupa, chef-lieu de la circonscription, qu’habite la famille N'Guessan.
Situé au nord de la lagune Ebrié, il s’étage sur une petite colline d’une soixantaine de mètres, dominant une jolie baie sillonnée sans cesse de pirogues légères, glissant (à la pagaie ou à la voile) entre des rives verdoyantes et accidentées, couvertes de palmiers eiffelesques dominant de leurs tètes chevelues l’admirable végétation équatoriale de cette contrée à laquelle seul peut être comparé le Congo.
La population de cette province est fort diverse. Elle comprend lesAlladians, les Adioukrous, les Aizis, les Abidjis1, etc. Chacun de ces groupes se subdivise lui-même en peuplades aux mœurs, aux coutumes et aux langages souvent différents.
Le groupe Adioukrou, qui occupe la majeure partie de la circonscription[112]de Toupa, comprend la peuplade Adioukrou-Bouboury et la peuplade Adioukrou-Debrimou2. Il possède environ 40,000 individus.
Dans la province de Toupa, la population fixe ne compte pas d’Adioukrous-Debrimou, ceux-ci s’étant complètement séparés des AdioukrousBouboury, à la suite de luttes intestines continuelles, et s’étant cantonnés dans la circonscription voisine : celle de Dabou.
Le village de Toupa n’est au contraire peuplé — à quelques exceptions près — que d'Adioukrous-Bouboury. Parmi ceux-ci se sont infiltrés cependant quelques Alladians (venus des ports de Jacqueville ou d’Addah-Bocri-Adjacouti), quelques Aizis et aussi quelques nomades Bambaras et Dioulas3venus du Soudan (Haut-Sénégal-Niger) ou de la Haute-Côte d’Ivoire et de nombreux Haoussas d'origine anglaise, attirés dans la contrée par l’espoir d’un gain facile et rémunérateur.
Toupa compte environ cinq à six cents habitants.
Comme presque tous les villages Adioukrous, il se partage topographiquement en trois parties : Afré (en haut); Alaïne (le milieu); Esseré (en bas)4. C’est cette dernière partie du village qu’habite la famille N’Guessan.
La cité, dont les habitants sont tout à la fois agriculteurs et pêcheurs — comme dans la plupart des villages lagunaires, — est formée d'une large avenue presque rectiligne, artère principale du groupement, sur laquelle viennent se greffer dix ou douze petites veines perpendiculaires permettant la circulation dans le sens transversal. La rue principale est bordée de jolies cases rectangulaires, en bambou, groupées par deux ou trois, sur un terrain sablonneux, en forme de petits domaines nettement délimités sur les quatre faces par de hautes palissades de planches grossièrement découpées dans le tronc de gigantesques fromagers.
Le village est situé dans une immense savane entrecoupée de quelques pans de forêt. Dans cette plaine merveilleuse, au-dessus de laquelle s'agitent languissamment les longues palmes vertes des rôniers au bois de fer, broutent, parmi l’herbe haute qui les cache tout entières, les quelque trois cents têtes5de bétail que possède la tribu.
[113] De grandes plantations de palmiers, d’ignames, de manioc, d’arachides, de bananes sont situées à quelque distance des cases, sur des venelles conduisant aux villages voisins ou à l’extrémité de sentiers en labyrinthe où le propriétaire se perd quelquefois lui-même6.
La situation très privilégiée de Toupa parmi ses plantations de palmiers au nord, et la lagune fort riche en poissons, au sud, a permis aux habitants de se livrer — comme je le disais plus haut — tant au travail des champs (lougan en style indigène) qu’à celui de la pêche.
Le climat, très sain en la saison sèche, l'est un peu moins au moment des grandes pluies de mai à août, pluies qui, par suite de la constitution peu accidentée du terrain, occasionnent dans la savane ces larges marais stagnants, source de la maligne fièvre dont l’indigène — contrairement à l’opinion généralement admise — n’est guère plus exempt que l’Européen.
La fondation du poste administratif de Toupa, en 1903-1904, a permis aux indigènes, en leur assurant la sécurité des routes et la tranquillité du pays, de se nettre avec plus de courage, d’assurance et d’ardeur à leurs travaux journaliers. De plus, l'établissement, à l’extrémité d'une longue et large avenue en escalier qui conduit du poste au débarcadère, de quelques maisons de commerce dont la gérance est confiée à des indigènes instruits ou à des traitants sénégalais, a permis au pays de se procurer facilement les produits européens qu’ils se mettent de plus en plus à connaître et à apprécier. Il a surtout permis aux habitants la vente directe de leurs récoltes qu’ils étaient jadis obligés de céder à vil prix à des intermédiaires trés intéressés ou, s’ils voulaient absolument se passer de ceux-ci, qu’ils étaient forcés de transporter assez loin en pirogue ce qui occasionnait de continuels déplacements et des dépenses qui n’étaient guère en rapport avec le gain réalisé.
La vente de leurs graines et de l’huile, qu’ils fabriquent eux-mêmes au moyen de procédés encore fort primitifs, étant leur principale source de revenus, on peut juger combien notre influence toute pacifique a pu aider au développement de ce pays, en luttes continuelles, avant notre arrivée, avec les villages voisins.
Quelques différends existent bien encore entre certains groupes, ayant pour cause principale l'occupation contestée de terrains ou de pêcheries. La propriété des palmeraies, en particulier, est souvent sujet de litige.
[114] Mais, grâce au tribunal de province établi à Toupa, où viennent se régler, devant une juridiction indigène composée de chefs et de notables, toutes les discussions, ces conflits perdent peu à peu leur caractère batailleur, et se terminent presque toujours par des arrangements à l'amiable.
L'occupation française a donc réalisé, jusqu'à ce jour, tout ce que l’on peut souhaiter pour l’instant d'un peuple, assez arriéré encore, soumis à toutes les pratiques les plus grossières du fétichisme, et ne reconnaissant guère comme autorité, avant notre occupation, que celle du chef de famille. Celle-ci est, en effet, à peu près la seule qui existe dans le village, l’autorité des notables étant à peu près nulle. La famille est l’unique unité réelle, le seul organe nettement constitué. Elle est patriarcale, chaque chef de famille vivant en commun avec ses femmes, ses enfante, ses serviteurs. Il est à remarquer, cependant, qu’'elle ne comprend que les individus de la branche utérine. C’est l'aîné des ascendants de cette branche qui prend le titre de chef de famille, jamais le père. La direction de la famille ne passe à la branche paternelle qu’à défaut de parents dans la branche maternelle. Le chef de famille est, en outre, le seul détenteur des propriétés collectives de la famille, et lui seul en peut disposer à son gré. Ces biens se transmettent par héritage, et c'est l’aîné des ascendants utérins ou, à son défaut, les neveux ou niéces, fils ou filles de sœurs utérines, qui deviennent propriétaires.
Cette coutume, générale chez presque toutes les populations fétichistes, est ainsi expliquée par M. Villamur7: « Le noir est, par essence, méfiant et avide de certitude. S'il peut avoir des doutes sur les liens de parenté l'unissant aux enfants nés de son mariage, il ne peut en avoir aucun sur ceux qui l'attachent à ses frères ou soœurs utérins ou aux enfants de sa sœur. »
§ 2. — État civil de la famille.
La famille dont nous nous occupons est actuellement composée de dix personnes :
[115] 1. Aproh, chef de famille, détenteur nominatif des biens des ancêtres, né à Toupa, environ............ 70 ans.
2.N'Guessan Kokra, fils de M’Boa, décédée (sœur d'Aproh), futur héritier et chef réel de la famille, né à Toupa............ 42 —
3.N'Guessan Grah, fils de M’Boa, frère de Kokra, né à GrandBouboury............ 35 —
4.Yeï, première épouse de N'Guessan Kokra, née à Petit-Badienne, et mère des quatre suivants............ 29 —
5.Agniro, garçon, né à Toupa............ 9 1/2 —
6.Nomel, garçon, né à Toupa............ 7 —
7.Ahime, fille, née à Toupa............ 5 —
8.Akoto, garçon, né à Toupa............ 4 —
9.Eliane, deuxième épouse de N’Guessan Kokra, née à AtoutouNord............ 20 —
10.Essoh, petit-fils d’Aproh, né à Cosrou............ 18 —
La famille considère, en outre, comme l’un de ses membres le jeune Malaye, quinze ans environ, petit boy, qui, dit Kokra, lui fut donné en garantie d’un prêt il y a une dizaine d’années, mais qu’en réalité il acheta, au village de Cosrou, à un indigène de cette localité, cette façon d’agir n’ayant pu encore, à cette époque, être interdite d’une façon efficace.
La famille de Kokra a de nombreuses et amicales relations tant avec les notables du village de Petit-Badienne, avec lesquels elle est apparentée par la femme Yeï, qu'avec ceux du village d'Atoutou-Nord, où Kokra est allé chercher sa deuxième épouse Éliane. Ils n’ont plus aucune relation avec les parents de la femme Pié de Panda, épouse divorcée de N'Guessan Grah. Ils sont cependant en voisinage trés cordial avec les chefs de ce village qui ont eux-mêmes reconnu, lors de la séance du tribunal où fut examinée l’affaire du divorce, que les torts incombaient à l’épouse trop légère, laquelle fut, d'ailleurs, suivant la coutume locale, tenue de rembourser la dot qu’elle avait reçue de Grah lors du mariage.
Le chef de famille est actuellement le vieil Aproh, notable du village de Toupa. Suivant la coutume énoncée au paragraphe précédent, c’est lui qui, à la mort de la femme M'Boa, sa sœur, hérita des biens familiaux. Cependant, son âge avancé ne lui permettant plus de s'occuper des affaires, sauf à titre de conseiller, il a délégué, conformément aux us du pays, son autorité à son neveu N’Guessan Kokra, le plus âgé des enfants de sa sœur décédée, chez lequel il vit avec son petit-fils Essoh.
§ 3. — Religion et habitudes morales.
[116] La religion des Adioukrous, comme celle de la majeure partie des habitants de la Côte d’Ivoire, est le fétichisme. C’est la religion de la famille de N’Guessan. Il est fort difficile de faire causer l’indigène sur ce sujet. Craignant, en effet, les représailles du « Génie », il n’ose aventurer la conversation sur ce terrain. Nous savons cependant qu’il croit à un esprit supérieur. Mais celui-ci est tellement au-dessus du pauvre petit Africain que l’on ne se hasarde jamais à s'adresser directement à lui. Son existence ne paraît d’ailleurs être connue que de quelques rares initiés ou de quelques chefs plus éclairés que la masse. Par contre, ce dieu suprême, plein de bonté pour ses adorateurs, leur a délégué une multitude de messagers qui, suivant le nombre de leurs disciples, ont plus ou moins d’influence auprès de la divinité.
Le féticheur, maître suprême dans chaque village du rite à suivre pour se rendre favorables les esprits, n’est point le prêtre du culte. N’Guessan, comme chaque chef de famille, a son fétiche de case qui protège toute la maisonnée et dont il est le ministre. Chacun a, de plus, son fétiche particulier. Le village en a un pour tous les habitants, dont le grand prêtre est, en général, le chef des notables assisté du féticheur. Il y a le bon et le mauvais fétiche. Le bon est presque toujours laissé de côté : son influence se faisant en effet sentir à chaque bonne nouvelle, on ne le craint pas. On ne l'abandonne cependant jamais tout à fait, de peur qu'il ne devienne mauvais à son tour.
Le Grand Fétiche des Adioukrous est le Mando. Cette divinité est une dualité : elle comprend le Mando mâle et le Mando femelle. A chaque événement un peu intéressant pour le pays, on se réunit auprès du lieu où siège le Mando (une sorte d'enceinte ordinairement recouverte de l'ombre d’un arbre à longues branches). Une petite colonne de terre rouge, brillante et comme vernissée, s’élève près du grand arbre, supportant une cuvette renversée qui la protège contre les intempéries, Tout autour s’étagent des piles de bouteilles vides. Quelquefois des morceaux de bois grossièrement taillés, des outils primitifs, des couteaux, des œufs, des feuilles ou des plumes sont placés près de la colonnette. Ce sont les fétiches secondaires.
[117] Après avoir tué un cabri ou un poulet et avoir absorbé quelques bouteilles d'alcool, les notables — dont la face, pour la circonstance, a été blanchie au milieu du front, sur les tempes et parfois sur es lèvres, les joues et le menton, — racontent au grand messager ce dont il s’'agit, et invoquent son influence. Puis on quitte le lieu affecté au Mando, et une fête réunit les notables, fête au cours de laquelle on écorche le cabri, que l'on se partage ensuite en arrosant la distribution de gin ou de rhum de traite. Les bouteilles vides, les cornes de la bête ou les plumes du poulet sont ensuite soigneausement rapportées au Mando, à moins qu’elles ne soient immédiatement distribuées aux notables, qui en feront un fétiche secondaire, familial ou particulier. Ce dernier fétiche sera d'autant plus considéré et honoré que la suite de l’affaire pour laquelle le Mando vient d’être consulté aura été favorable ou non.
Chez N’Guessan, le grand fétiche de la case est un assez volumineux morceau de pierre ferrugineuse, taillée en forme de hache, qui songe mélancoliquement dans un coin de la cour, entouré d’œufs, de coquillages, d’une petite boite à tabac creusée dans une courge minuscule, de quelques plumes de poulets blancs et de cornes de cabris.
Ces objets lui viennent de son oncle Aproh qui les a apportés avec lui en s'établissant chez son neveu. Quelques-uns lui ont été donnés à luimême à la suite d'invocations fétichistes importantes.
Il possède en outre un grand nombre d’autres objets de moindre qualité que l’on invoque suivant les circonstances : Manille8pendue à l’entrée de la propriété, feuilles de palmier attachées à la porte de bois de la case principale, calebasse brisée entourée de coquillages et de gomme copal dans un angle de la cour, etc.
Ces pratiques, qui paraissent absurdes au premier abord, seront cependant loin de nous étonnerquand nous songerons à celles de nos ancêtres les Gaulois qui adoraient la pierre, le fer, le soleil ou la lune. Il est certain, d’ailleurs, que peu à peu cette religiosité fera place à un culte plus clairvoyant, plus intelligent et surtout plus conséquent avec lui-même. Déjà l’influence française, l’éducation qu’on donne à certains enfants dans quelques centres, a permis d'éclairer les esprits, de supprimer les châtiments corporels, les sacrifices humains, qui se faisaient encore il y a peu d'années sans que nous pussions l’empêcher, et bien d'autres pra[118]tiques que nous ne devions pas tolérer. Il est donc probable qu’avec le temps et les générations nouvelles, l’esprit du culte se modifiera encore. C’est en agissant graduellement, avec modération et sagesse, sur le bienétre de l’individu, que nous arriverons ainsi à transformer ce qui reste de défectueux dans leurs mœurs familiales et religieuses.
Comme il a déjà été dit, la famille est la seule unité réelle existante. De là l'autorité du chef du groupe. Cette autorité n’a cependant pas un caractère autocratique. Les femmes, dont le mariage avec le chef de famille a eu lieu en général après achat par consentement mutuel des futurs (la coempio des Romains), ont voix délibérative au conseil de famille chaque fois qu’il s’agit d’un événement un peu important. L'homme protège sa femme, la nourrit, l’habille et doit ne pas la maltraiter. Les femmes de N’Guessan Kokra ne sont pas à plaindre ; il faudrait-se garder de croire qu’elles sont malheureuses. La première, Yeï, a reçu en dot, lors de son mariage, une somme de deux cents paquets9de manilles, sans compter les pagnes et les bijoux. La seconde a reçu quatre-vingt-dix paquets et trois bracelets en or d’une valeur moyenne de 50f chacun10. Si elles se livrent parfois à des travaux assez pénibles, le mari leur tient compte de leur bonne volonté, de leur santé ou de leurs occupations. Il ne les force jamais à un travail au-dessus de leurs forces et sait reconnaître par des cadeaux le travail accompli.
La première femme, Yeïi, a autorité sur la seconde et sur toute la famille après l’oncle, son mari et N'Guessan Grah. Elle reçoit en général une part de cadeaux supérieure à celle qui échoit à Éliane : c’est la coutume du pays. Elle cohabite également plus souvent que la seconde femme avec N’Guessan Kokra. Durant ce temps, elle est exempte des gros travaux du ménage, mais est tenue à la préparation des aliments. C'’est elle qui doit s’occuper aussi du lavage dcs pagnes, du nettoyage de la case et du soin des enfants. Il en est de même pour Éliane lorsqu’est venu son tour de prendre place auprès de l’époux.
Chez les Adioukrous, la polygamie est toujours admise, mais l'homme déjà marié doit, avant d’épouser une seconde femme, obtenir le consentement de la première. Ce consentement — à quelques rares eceptions près — n'est, bien entendu, jamais refusé, la première femme prenant[119]autorité sur la seconde et, de plus, se trouvant ainsi déchargée, du fait de cette deuxième union, des travaux les plus pénibles. La condition de la femme chez elle est donc assez satisfaisante. On verra plus loin qu’au dehors son sort est aussi enviable et qu’elle participe à presque toutes les réjouissances du village.
En ce qui concerne ses relations avec son oncle et son frère, la conduite de Kokra mérite d’être signalée. Il veille sur le vieil Aproh avec un soin quotidien. C’est lui qui s’occupe de voir si celui-ci, presque paralytique, a besoin de quelque chose; qui veille à ce que chaque jour la femme prépare le bain destiné au vieillard, à ce que ses vêtements soient toujours convenables et sa tenue soignée, à ce qu'il ne manque jamais de tabac à priser, dont il fait un véritable abus, et à ce que, à chaque fte de village, il ait sa part de gin, de rhum et de victuailles.
Avec son frère et le jeune Essoh, qui partagent avec lui les divers travaux journaliers, ses relations sont également très cordiales.
Quant aux enfants issus de son mariage avec Yeï, ils sont soignés par les deux femmes avec une même et véritable sollicitude. Le jeune Ademba, captif de case acheté il y a une dizaine d’années, est traité sur le même pied que les enfants de la famille.
C’est ici le cas de rappeler que si l’esclavage existe encore chez ces peuplades primitives, il a un tout autre caractère que celui qu'on y attache habituellement. Le captif de case est un véritable membre de la famille qui l'a adopté. Il en partage les travaux et les réjouissances, les peines et les plaisirs, les douleurs et les joies. Il n'y a aucune différence entre lui et les autres enfants de la maison. L'on a vu maintes fois des captifs, qui par caprice avaient quitté la case familiale, y revenir quelques jours après pour y retrouver ce qu’ils n’avaient pu acquérir ailleurs. « Je veux retourner chez mon maître, disait l’un d’eux en se présentant devant le chef de poste ; chez lui, j’étais heureux, bien nourri, je travaillais peu, il ne me battait jamais. Je me suis loué chez un homme de la ville qui m’amaîtraité et pour lequel j'étais obligé de travailler du matin au soir si je voulais avoir à manger. » C’est le client de la gens romaine.
Le culte des parents morts fait partie de la religion adioukrou. A l’occasion d'un décès, de nombreux fétiches sont placés sur le lieu où dort le défunt, afin qu’il y vienne reposer son esprit. Une année (c’est-à-dire environ six mois de notre calendrier grégorien) après le décès, ces divers objets dans lesquels — d'après la croyance indigène — revit une partie du corps du décédé, seront recherchés en grande pompe, et remis aux divers membres de la fanmille qui les consulteront dans les circonstances[120]difficiles ou graves. C’est ainsi que N'Guessan possède une petite statuette de bois grossièrement travaillé renfermant l’esprit de son père Ademba, un grand coquillage dans lequel s’est glissé le cœur d'un aieul et divers autres objets précieux par le souvenir qui s'y rattache.
Le caractére de toute la famille est plutôt gai. Le mari, très enfant encore, de même que ses femmes, adoe les tam-tams et les pagnes richement coloriés, ainsi que les bijoux et les perles. Tès hospitalier et très généreux, il reconnaît facilement les services rendus et cherche à montrer à ses bienfaiteurs sa gratitude en toute circonstance. Peu instruit, mais en contact permanent, depuis la fondation du poste, avec les Européens et des indigênes sénégalais plus cultivés, il regrette son manque d’instruction et serait heureux que ses fils sachent lire et écrire le français. Il voudrait en faire des interprètes et des commis des postes et télégraphes.
Quant à sa fille, il se soucie peu de son instruction. Ces sentiments sont d'ailleurs ceux de la famille entière, sauf ceux du vieil Aproh, dont le rêve serait d’avoir un au moins de ses petits-neveux commis dans une factorerie européenne où il pourrait, dit-il, « voir les pagnes jolis et lui procurer le bon tabac et le gin qui gagne beaucoup fort ».
C'est avec une grande joie qu'ils ont accepté la création d'une école au poste de Toupa. Ils ont même offert à cette occasion une petite somme — qui d'ailleurs a été refusée — pour défrayer de ses divers achats et récompenser de son labeur l’interprète qui sera chargé de l’instruction des enfants susceptibles de profiter du travail d’étude.
N’Guessan est assez économe et possède déjà un joli pécule. Cependant l'influence néfaste de l'alcool lui occasionne quelquefois des dépenses véritablement superflues, qu’il regrette dés que faites, mais qu'il renouvelle sitôt qu'une circonstance se présente, tout en promettant chaque fois de ne plus jamais recommencer.
Il n’existe, dans la circonscription de Toupa, aucun service d'hygiène ou de santé administré par un docteur. Les membres de la famille, sauf le vieil Aproh, quasi paralytique, jouissent d’ailleurs d’une excellente constitution. N'Guessan est un solide gaillard, de taille moyenne, aux bras musclés et à la poitrine large. Cependant, au début de la saison
§ 4. — Hygiène et service de santé.
[121] des pluies, il est, en général, affecté d’une petite crise fébrile qui se traduit par des maux de tête assez violents et parfois même par des vomissements et le battement accéléré du pouls, joints à une courbature générale légère. Malgré le gin qu'il absorbe en assez grande quantité, il n’a encore aucun symptôme apparent d'’alcoolisme. Les femmes, le frère et les enfants sont pleins de santé.
Il y eut dans la région, en 1906, une épidémie de variole, mais la famille ne fut pas atteinte. Ce fut durant une épidémie précédente que moururent Atioli et la femme Aouyo. En 1903, le petit Ademba fut mordu par un serpent. Soigné par le féticheur du village de Toupa, qui est un peu médecin, il se rétablit assez rapidement, grâce aux cautérisations et aux pansements faits avec des herbes du pays.
En outre de ce féticheur, le village a adopté comme docteur un traitant sénégalais, établi à Toupa depuis une dizaine d’années, qui a guéri, grâce à des mélanges de feuilles, d'écorces, d’herbes, de racines et de fruits, mélanges dont il garde jalousement le secret, de nombreux cas souvent presque désespérés.
A l'heure actuelle, depuis l’établissement du poste administratif (1904), les indigènes viennent fréquemment trouver « leur commandant » (le chef de poste) pour se faire soigner par lui. Les cas qui se présentent, en général, sont les plaies, les accès de fièvre, les coupures, brûlures, voire les simples entorses. Il est même arrivé fréquemment au chef de poste d’avoir la visite de groupes d’indigènes se plaignant de douleurs imaginaires dans le but d’être nantis de quelques remèdes à l'odeur spéciale, dont ils se servaient pour un tout autre usage que celui auquel le destine d’ordinaire la médecine. L'alcool camphré, en particulier, eut, à une certaine époque, un véritable succès de parfumerie chez les femmes élégantes. D'autres se passionnèrent pour l'huile de foie de morue, l’alcool de quinquina et même l’ammoniac.
Le poste possède d’ailleurs une pharmacie assez bien montée dont les médicaments sont renouvelés tous les trois mois environ par les soins du service sanitaire du chef-lieu de la colonie.
Les malades qui, par suite de la gravité de leur état, ne peuvent être soignés à Toupa même, sont envoyés, par les soins de l’administration, soit sur l’infirmerie spéciale du chemin de fer à Abidjan, soit sur l’hôpital de Bingerville.
Fin 1906, une mission dirigée par M. le docteur Bouôt, de l’Institut Pasteur, se fixa quelque temps à Toupa pour examiner et vacciner la population. Toute la famille de N’Guessan subit l'opération, sauf le[122]vieil Aproh qui, malgré tous les conseils qu'on lui donna, refusa de se laisser piquer, affirmant qu'il avait assez de tatouages, et que cela ne le rendrait pas « joli plus ».
L’indigène est, en général, très propre. Chacun se lave complètement le corps matin et soir, chose d'ailleurs aisée pour les habitants lagunaires qui ont l'eau au pied de leur village. Lorsque le bain doit être préparé à la maison, comme c’est le cas pour le vieil Aproh qui ne peut se déplacer, ce sont les femmes ou les enfants qui se chargent d’aller chercher l'eau, de nettoyer le bassin de cuivre qui servira de baignoire, et de tous les détails de la toilette qui se fait au moins une fois chaque jour.
Une habitude contractée par les indigènes avant notre occupation était de laisser s'accumuler dans leurs cours ou derrière leurs cases les détritus de toute nature, les ordures ménagères, véritables foyers de maladies contagieuses et d’infection. Une police bien entendue a sagement influé sur cette fâcheuse coutume, et le village de Toupa est actuellement remarquable par la propreté de ses rues, de ses concessions et de leurs abords.
Une autre habitude plus difficile à déraciner est celle de se prêter la pipe. Cet ustensile, passant ainsi de bouche en bouche, peut devenir un véritable agent transmetteur d’affections graves. Nous n’avons malheureusement pu encore arriver à corriger l’indigène de cette mauvaise habitude, et ce n’est que lorsque celui-ci aura réellement reconnu l’efficacité de nos conseils que l'on pourra peut-être espérer l'en débarrasser.
§ 5. — Rang de la famille.
Comme on l’a vu, le village de Toupa se partage en trois groupes : Esseré, Alaïne et Afré. Mais, en dehors de cette répartition toute topographique, il existe dans chaque village d'autres divisions; ce sont les compagnies, comprenant tous les indigènes du groupe répartis suivant leur âge. Il existe à Toupa quatre compagnies, portant chacune un nom spécial. La première comprend les enfants au-dessous de dix ans et les vieillards; la seconde les garçons de dix à vingt ans ; la troisième les jeunes gens de vingt à trente-cinq ans, et la dernière les hommes de trente-cinq à cinquante-cinq ans.
Il est, à ce sujet, intéressant de signaler ce fait assez curieux qui est[123]une des expressions de ce tendre respect que le noir pratique envers les anciens : le classement des vieillards dans la même compagnie que les tout petits.
Les femmes ne font pas partie des compagnies.
Chaque groupe ainsi constitué est placé sous l’autorité d’un chef, reconnu par ses camarades, comme le plus influent, le plus sage ou le plus riche. L'ensemble des quatre compagnies est dirigé par le chef de village assisté de quelques notables. Les seules circonstances dans lesquelles cette autorité supérieure peut, d’ailleurs, se manifester sont rares, car elles se résument aux cas où le chef de poste se sert de l'intermédiaire de ce chef pour « donner les nouvelles » à la population ou « prendre les nouvelles » de celle-ci.
La compagnie dont fait partie N’Guessan Kokra est celle du nommé Akouéssi, qui a donné son nom à ce groupe des hommes mûrs. Akouéssi est un vieux notable très influent, qui fut jadis fort hostile à notre pénétration, mais qui, à l'heure présente, nous est complètement dévoué. Il est aidé, dans sa charge, par N’Guessan lui-même, qui, grâce à son travail, à son aisance relative et à sa situation de porte-canne du poste, jouit, dans le pays, d’une heureuse considération.
Comme auxiliaire de l'administration il a, en outre, une grande influence sur tout le village, en dehors même de sa compagnie, qui considère souvent ce qu’il dit comme étant « la parole du commandant ». Il n'a, d’ailleurs, jamais abusé de son influence, et sert, au contraire, d'’intermédiaire intelligent en maintes occasions pour l'apaisement de conflits ou les règlements de litiges. Il fut, autrefois, tenté d’user de sa situation un peu privilégiée pour en faire profiter sa famille, dans une palabre de palmeraies entre lui et une autre famille. Mais il fut tellement sermonné, à cette époque, où lui fut même laissée entrevoir la douloureuse perspective de son renvoi, qu'il ne recommença jamais plus. Sa palabre fut d’ailleurs réglée contre lui, ce dont il ne garda aucune rancune. Cela servit, d'autre part, à montrer une fois de plus aux indigènes l’impartialité des jugements du tribunal, et ne fit qu'augmenter notre influence sur ces esprits craintifs, mais aimant la justice.
N'Guessan Grah est, depuis quelque temps seulement, dans la même compagnie que son frère Kokra. Il promet de devenir, plus tard, un des principaux conseils du village, où il est très considéré. Quant au vieil Aproh, son influence, qui fut grande autrefois, est à peu près nulle à l’heure actuelle, mais si l'on ne tient presque jamais compte de ses avis, il n’en est pas moins toujours consulté dans les circonstances sérieuses.
Moyens d'existence de la famille
§ 6. — Propriétés.
[124](Mobilier et vêtements non compris)
Immeubles............ 836f 00
Deux grandes cases en bambou recouvertes de feuilles de palmier, avec portes et fenêtres en bois, évaluées l'une à 40 paquets de manilles (le paquet vaut 4f), parce que presque neuve, l'autre, plus ancienne, à 30 paquets, soit au total 280f 00 ; — 1 autre case de même genre avec porte en bambou un peu plus petite que les précédentes, évaluée à 2 p., soit 96f 00 ; — 1 palissade en bambous et en planches entourant toute la concession, avec une porte en planches avec loquet, charnières en cuivre et cadenas, valeur 10 paquets, 40f 00; — 1 palmeraie d’une valeur d’environ 100 paquets, 400f 00; — 1 petite bananeraie, valeur 5 paquets, 20f 00. — Total, 836f 00.
ARCENT ET CRÉANCES............ 1,100f 00
Somme prêtée sans intérêt à un parent de Grand-Bouboury, 80f00 ; — manilles en réserve enfouies dans le sol de la case, 230 paquets, 920f 00 ; — somme due à Kokra par un Sénégalais pour vente de graines de palmes, et que celui-ci doit payer à son retour de Dakar, où il est allé passer trois mois, 25 paquets, 100f 00. — Total, 1,100f 00.
ANIMAUX DOMESTIQUES (entretenus toute l'année)............ 428f 60
2 vaches, valeur 24 paquets l'une, 192f 00; — 1 vache, valeur 30 paquets parce qu'elle est à l’époque de la parturition, 120f 00; — 1 veau, 32f 00; — 1 chèvre, 16f 00 ; — 2 cabris, à 3 paquets l'un, 24f 00; — 22 poules, à 4 manilles, 17f 60; — 1 petit porc noir, 1 paquet et demi, 6f 00; — 5 pintades à 1 paquet l’une, 20f 00; — 1 chien du pays, 5 manilles, 1f 00. — Total, 428f 60.
MATÉRIEL SIPÉCIAL DES Travaux et industries............ 588f 80
1° Pour l'exploitation des terres et la fabrication de l'huile. — 1 hache, 4f 00; — 3 serpes à défricher, à 2f (forgées dans le pays), 6f 00 : — 1 binette, 3f 00; — 2 bêches (forgées dans le pays, valeur 1 paquet l'une, 8f 00; — 6 coupe-coupe (matchettes), 5 manilles, 6f 00; — 1 pioche, 6f 00; — 7 grands paniers à graines, en raphia, 6 manilles, 8f 40; — 2 petits paniers, 1 manilles, 0f 80; — 3 cercles en rotin pour monter aux palmiers, 6 manilles, 3f 60; — 2 longues lances pour couper et détacher les régimes de graines sur les palmiers, 1 paquet, 8f 00; — 4 grandes calebasses à huile (courges séchées), 2 manilles, 1f 60; — 8 calebasses (canaris) en terre cuite pour la cuisson des graines, 3 manilles, 4f 80; — 3 tonneaux à huile, 60f l’un, 180f 00; — 1 bassine en cuivre, 70f 00. — Total, 310f 20.
2° Pour la pêche. — 1 grande pirogue (12 personnes), 80f 00; — 1 petite pirogue (4 personnes), 16f 00; — 10 pagayes à 3 manilles, 6f 00; — 2 grands filets, 3 paquets l’un, 24f 00; — 1 petit filet, 2 paquets, 8f 00 ; — 6 nasses en bambou, 8 manilles, 9f 60 ; 2 paniers plats, 2 manilles, 0f 80. — Total, 144f 40.
[125] 3° Pour la chasse. — 2 fusils à un coup à pierre, 30f 00; — 5 pierres à fusil, 1f 00; — 8 barres de plomb, 16f 00; — 1/2 baril de poudre de traite, 12f 00 ; — 1 peau de chèvre pour entourer le mécanisme du fusil et le préserver de l’humidite, 1f 20 ; — 5 petites boites à poudre en bois, 1 manille, 1f 00. — Total, 61f 20.
4° Pour les tournées officielles comme porte-canne. — 1 étui à revolver vide servant de sacoche, 10f 00 ; — 1 paire de guêtres en cuir, à lacets, 18f 00; — 1 képi avec galons argent et attributs argent, 45f00. — Total, 73f 00.
Valeur totale des propriétés............ 2,953 40
§ 7. — Subventions.
A la Côte d’Ivoire, où la forêt se partage le terrain avec l’immense savane aux hautes herbes, et où la plupart des produits secondaires de la nourriture poussent naturellement, on pourrait presque affirmer que les dons du sol suffiraient à faire vivre l’indigène, sans que celui-ci se livrt à aucun travail autre que celui de les récolter. Tout est donc privilège pour chacun, et les subventions sont nombreuses. La famille N’Guessan, comme toutes celles du village, coupe son bois servant à la cuisson des aliments, au chauffage de l’habitation durant les nuits froides, ou à la préparation de l’huile de palme, dans les pans de forêt environnant une partie du village Durant toute l’année, les vaches paissent dans la savane, en compagnie du troupeau de la région, et rentrent chaque soir dans la cour de la concession, où elles sont attachées jusqu'au lendemain matin devant les épluchures de manioc et d'ignames ou devant quelque lourd régime de grosses bananes, qu'elles adorent.
Kokra et ses parents aiment la chasse, et liberté entière leur est accordée, comme à tout le monde, de chasser partout, à condition, bien entendu, de ne pas abimer les lougans (champs de manioc, d'ignames, de patates ou d'arachides) et les plantations. Il peut également se livrer, sans aucun contrôle et partout, au travail rémunérateur et agréable de la pêche, sauf dans les parties de lagune où sont déjà établies d’autres pêcheries.
Les femmes récoltent chaque jour dans la brousse, sur la lisière du village, les piments, tomates, gombos et autres condiments, qui y poussent à l’état sauvage et servent à l'assaisonnement des plats familiaux.
Chaque habitant a, en outre, le droit, sans aucune redevance, d'établir ses plantations dans les terres collectives du village, partout où il n’y en a pas encore, ou dans les anciens terrains abandonnés.
[126] Le chef de poste, représentant l’administration, distribue gratuitement, comme on l’a vu plus haut, les médicaments usuels à ceux qui en ont besoin, et prend soin, en cas de maladie grave ou contagieuse, d'évacuer le malade sur les infirmeries ou hôpitaux spéciaux des grands centres, où des soins gratuits et éclairés sont donnés à tous.
On comprend aisément que, dans une région aussi généreuse, dans un pays aussi peu avare de tout ce qui est nécessaire à la vie, l’indigène se laisse facilement aller, sous l’infiuence d’un soleil anémiant, à cette lassitude continuelle, à cette paresse de gestes et même de paroles qu'on a tant de peine à surmonter. On verra plus loin que la création des nouveaux besoins que notre contact a donnés à cette population est l'un des meilleurs remèdes que nous ayons eus pour vaincre ce défaut capital, et en examinant attentivement la famille N’Guessan, on jugera quelle somme de travail l’indigène habilement stimulé peut arriver à donner.
§ 8. — Travaux et industries.
Les indigènes adioukrous, à quelques rares exceptions près, ne se limitent pas, en général, à une seule occupation. Sauf les forgerons, maçons et charpentiers, qui s'adonnent exclusivement à leur métier, d’ailleurs fort rémunérateur, tous les autres indigènes sont à la fois cultivateurs et pêcheurs. A ces deux emplois, N'Guessan Kokra joint, en outre, celui de porte-canne11auxiliaire du chef de poste de Toupa, ce qui l'occupe environ trois jours par semaine.
Aidé par son frère Grah, son cousin Essoh et Malaye, il cultive de petits lougans et soigne sa palmeraie. Ce travail lui assure, ainsi qu’à sa famille, la subsistance journalière, et lui rapporte en sus une certaine somme d'argent due à la vente du superflu des produits de ses champs de bananes, de manioc et de sa palmeraie.
Il se rend à la pêche une ou deux fois par semaine, selon le temps qu'il fait et le loisir que lui laissent ses autres occupations, et rapporte[127]toujours de la lagune une belle quantité de poissons dont il conserve une part pour la famille, et dont l’autre moitié, après avoir été roulée et fumée par les femmes, est vendue aux indigènes de Toupa ou des villages environnants, qui en sont très friands.
Les femmes travaillent surtout aux besognes intérieures de la maison, vont chercher le bois, les piments et autres condiments nécessaires à la confection des sauces. Elles pilent le manioc, le préparent, confectionnent le « foutou12 » journalier, roulent et fument le poisson, forment les pains de bananes et se donnent à tous les soins de propreté intérieure.
De plus, aidées des enfants, elles vont, une fois les récoltes faites, vendre sur le marché ou dans les villages voisins les produits qui ne sont pas conservés à la maison, et ce sont elles encore qui préparent l’huile de palme et les graines vendues aux commerçants et aux traitants de la localité. Elles lavent le linge de la famille : pagnes, mouchoirs, foulards ; nettoient les cases, préparent les bains journaliers et s’occupent des enfants. A elles reviennent la garde et le soin des animaux : poules, cabris, vaches, lorsqu’ils sont de retour à la maison, conduits par Essoh ou Ademba. Éliane et Yeï se rendent le mutuel service de se coiffer, travail long et minutieux qui demande parfois une journée entière. Lorsque le mari est absent, elles sont chargées, parfois, d'aller examiner, avec Grah et Essoh, les filets placés dans la lagune, et de rapporter le poisson. Elles pagaient fort adroitement et avec une grande vigueur. Elles vont, la calebasse énorme sur la tête, chercher, à la petite rivière qui coule au pied du village, l’eau potable, fraiche et claire, et font, lorsqu'il est nécessaire, aux factoreries situées au bord de la lagune, les achats de sucre, pommade, pétrole ou bougies dont elles se servent parfois.
Les enfants, au moins les aînés, Agniro et Nomel (et Malaye), aident leurs parents de toutes leurs petites forces. Ils portent avec aisance leur charge de bois ou la grande cuvette renfermant le linge que l’on s'en va laver à la rivière ou à la lagune. Ils accompagnent au marché la maman chargée de vendre le poisson ou les légumes, et reviennent triomphalement au logis la tête couronnée des paquets de manilles qu’ils ont reçus en paiement des produits écoulés, et qui sont fidélement remis à N’Guessan Kokra lors de son retour à la case. Agniro, qui pagaie déjà fort convenablement, est quelquefois autorisé à accompagner son père à la pêche en lagune, et quelquefois même à la chasse, d’où l’on rapporte[128]parfois, sur la tête ou sur les épaules, une pauvre biche égarée, quelque coriace corbeau au collet blanc, une civette ou quelque chat-tigre.
N’Guessan Grah s’occupe particulièrement, pour sa part, des lougan et de la pêche. La chasse est surtout l’occupation de Kokra, que ses nombreux déplacements comme porte-canne favorisent à ce point de vue. Kokra est souvent absent de chez lui. Chargé, en effet, par le chef de poste, d’aller querir des individus ou des renseignements dans les villages de la circonscription, il est parfois obligé, vu l’étendue du territoire, de demeurer dehors plusieurs jours de suite. Mais si son temps est perdu pour son travail de pêcheur ou d’agriculteur, les nombreux cadeaux qu'il reçoit de toutes parts, à chacune de ses tournées, compensent amplement les pertes dues à son absence. Il est rare, en effet, de ne pas le voir revenir chargé de quelques régimes de bananes, de poules, et même parfois traînant à sa suite un lilliputien cabri ou un mouton, don de quelque chef de village à qui il aura rendu visite et qui lui aura ainsi fait la cour pour se mettre en bonnes relations avec le poste. Malgré les défenses renouvelées qui lui ont été faites à ce sujet, il a été, jusqu’ici, impossible de lui faire refuser ces cadeaux. « Si je refusais, dit-il en réponse à ces remontrances, les notables se fâcheraient, croyant que je ne les estime pas et que j’ai contre eux quelque rancune. » Comme, d’autre part, il ne sollicite jamais rien, et que, lors de chaque fête, ou de la venue à Toupa des chefs de ces villages, il se montre fort généreux à leur égard, on ne saurait trop lui en vouloir, et les autorités ferment les yeux sur ces petites infractions aux règlements.
Il y a un jour de repos tous les six jours, plus deux journées par mois pour les fêtes, et un jour pour le culte, soit en tout cent deux jours de repos sur l’année.
Mode d'existence de la famille
§ 9. — Aliments et repas.
La famille N’Guessan se nourrit presque exclusivement des produits du pays : ignames, manioc, bananes et poissons. Le tout est préparé par les femmes et servi sous forme de « foutou ». Ce plat consiste essentiel[129]lement en l’un de ces produits farineux convenablement pilé à qui l’on donne en l’arrosant peu à peu la forme d’un pain ovale. On trempe celuici dans une sauce très pimentée d’huile de palme ou de jus de poisson cuit soit avec des arachides, des tomates, des gombos (fruit qui donne une sauce très gélatineuse), ou de la courge indigéne. On y ajoute une énorme quantité de petits piments rouges et verts croissant à l’état sauvage autour des cases ou dans les plantations.
Les jours de fête, ce repas sera additionné soit d’un morceau de cabri cuit dans la sauce, soit d'un poulet bouilli et arrosé d’huile de palme ou plus simplement d’une boite de « corned-beef » ou de « ox-tongue » achetée à la factorerie voisine.
Le mets le plus apprécié est le poisson13. Il est presque toujours vendu fumé. Pour le repas, il est recuit dans la sauce. Son prix, peu élevé durant la bonne saison, atteint des chiffres exagérés au moment où la pêche se ralentit, ou les jours où la lagune est « fétiche », c’est-à-dire ceux durant lesquels il est interdit de pêcher sous peine de s’attirer les châtiments du « Mando ». Il y a un jour sur quatre ainsi réservé.
Les repas sont toujours pris en commun dans la cour ou dans la case de Grah, à moins que des occupations ne retiennent les hommes au dehors durant la journée entière. Dans ce cas, ceux-ci ont toujours soin d'emporter avec eux des bananes, des ignames ou quelques tubercules de manioc soigneusement cuits sous la cendre. Kokra y fait joindre ordinairement une petite calebasse qu’il remplit d’huile de palme suffisamment pimentée.
En temps ordinaire, il se fait trois repas par jour : un vers sept heures du matin, où l’on mange des bananes cuites sous la cendre, un second vers dix heures, le plus substantiel de la journée, composé de foutou, de manioc, d'ignames et de fruits, et le troisième vers six heures du soir, où sont dévorés les reliefs du matin, additionnés de bananes ou de manioc s'il en est besoin14.
La boisson habituelle est l'eau, à laquelle, par malheur, l’indigène ajoute fréquemment le soir une ou deux bouteilles d’un affreux gin alle[130]mand ou de rhum américain fortement alcoolisé. N'Guessau Grah et Kokra en abusent souvent.
Le soir, lorsque.le gin manque à la veillée, ou que les enfants ont travaillé avec ardeur, on se partage un « canari de bambou » ou vin de palme dont le goût est assez agréable lorsqu’il est frais. Pris à petites doses, il n’a pas les funestes conséquences du gin ou du rhum et son prix'de revient est nul, car il ne cote que la peine d’aller le recueillir au sommet du palmier rônier qui abonde dans la savane. Tous les jeunes gens, et tout particulièrement Kokra, savent faire ce travail. De temps à autre, on mâche quelques noix de colas achetées au marché ou reçues en cadeaux.
§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.
Les habitations adioukrous sont construites en général sur un même modèle dont le type ne varie guère, au moins quant à l'ensemble extéreur. Ces habitations sont formées de trois cases, de forme rectangulaire, disposées sur le terrain en un vaste carré dont l'un des côtés — celui donnant sur l’artère principale du village — reste ouvert. Ces cases sont construites au moyen des nervures des feuilles du palmier d'eau appelé ban, élégamment assemblées en larges panneaux qui forment, après un crépissage (en terre jaune du pays), un mur trés résistant. Ces murs sont parfois — comme chez N'Guessan Kokra — blanchis ensuite la chaux.
Les quatre côtés de la case, bien posés sur le sol, dans des rigoles de 0m15 à 0m20 préalablement creusées, sont reliés solidement entre eux, à chaque angle, au moyen de grosses lianes, et le tout est enfin fixé par des troncs d’arbres profondément plantés dans le terrain contre les panneaux, formant ainsi une charpente solide à la construction. L'ensemble est recouvert d’un toit à double pente en feuilles de palmier très régulièrement embriquées les unes sous les autres, formant un abri impénétrable tant au soleil qu’à la pluie.
Ces cases sont divisées en deux ou trois compartiments formant les chambres. En plus de la porte, elles sont percées de deux ou trois ouvertures carrées ou rectangulaires servant de fenêtres. Toutes ces ouvertures peuvent être fermées durant la nuit fraiche ou la grosse chaleur par de petits panneaux en bans glissant sur des tiges de bois horizontalement[131]placées en bas et en haut de la percée ou simplement par de petites nattes habilement tressées par les naturels du pays.
Chez N’Guessan, comme chez la plus grande partie des notables riches, ces fenêtres et ces portes sont en bois et fixées au moyen de charnières. Elles peuvent se fermer au loquet ou au cadenas.
La concession de Kokra est un vaste carré d'environ cinquaute mètres carrés, occupé par trois cases placées de la façon que l’on vient de voir et laissant entre elles une vaste cour sableuse dans laquelle s'ébattent les cabris, picorent quelques poulets ou grognent parfois les petits porcs noirs du pays attirés là par des rognures de manioc ou des épluchures d'ignames. Cinq longs cocotiers au tronc raboteux et tordu élèvent leurs têtes chevelues au-dessus de tout ce petit monde, semant une ombre parcimonieuse sur le sable doré et les toits des trois cases.
Au fond de cette cour se trouve la petite case servant d'habitation au vieil Aproh, qui s’y tient presque continuellement, assis sur un léger tabouret à trois pieds, entouré assez souvent de ses petits-neveux et niéces; son petit-fils Essoh habite cette case avec son grand-père et Malaye; à droite et à gauche, deux autres cases plus vastes, divisées en trois compartiments; celui du milieu, non fermé du côté donnant sur la cour, forme véranda. C’est là que les femmes travaillent durant la chaleur, à l'abri du soleil, le « foutou » journalier, font la sieste, se coiffent et bavardent.
Dans la case de droite couchent habituellement N'Guessan Grah, Agniro et Éliane. N'Guessan Kokra, Yeï et les trois plus jeunes enfants se partagent celle de gauche.
L'entrée de la concession, sur la rue du village, est au nord. Derrière la case du vieil Aproh, au sud, sont plantés quelques bananiers, des papayers. Une palissade sépare cette plantation d'une sente étroite, parallèle à l’artère principale et sur laquelle vient se greffer presque à angle droit une venelle conduisant directement de la maison d’Aproh à la riviére. Celle-ci, qui passe en bas de la colline sur laquelle s'étage le village, contourne la lagune à l’ouest avant de venir s'y jeter, auprès des factoreries du débarcadére, en baignant le pied de la petite jetée servant à faciliter l’embarquement des produits. Cette rivière fournit une eau limpide, très douce, un peu ferrugineuse, que les indigènes du pays sont trés fiers d’avoir. Ou eut, un moment, le projet de se servir de l'eau de ce ruisseau pour alimenter Grand-Bassam, le centre commercial et européen le plus important de la colonie, privé d’eau potable ou réduit à la portion congrue. Ce projet fut abandonné à la suite de[132]difficultés financières, mais on pense qu’il pourrait être repris plus tard, l'eau pouvant être facilement transportée par bateaux-citernes de Toupa à Bassam par la lagune.
Les cases sont fort bien tenues, et la toiture est remplacée environ tous les deux ans. Les enfants et les femmes s’occupent chaque matin au balayage consciencieux de la cour et des habitations, ainsi que du nettoyage des ustensiles et menus objets formant le mobilier de ces logements.
Ce mobilier se réduit, d’ailleurs, à fort peu de chose, ainsi que l’on s’en rendra compte par l’énumération des objets qui le composent.
Quant aux vêtements qui ne consistent, à part un pantalon et trois vestons de toile appartenant à Kokra, qu'en pagnes de différentes couleurs et de différentes qualités, en mouchoirs de soie, en foulards, en colliers de perles et en rubans, ils sont également entretenus avec soin, raccommodés lorsque l’urgence s’en fait sentir, lavés au moins une fois par semaine et rangés chaque fois qu’ils ne sont plus portés pendant quelques jours.
N’Guessan Kokra possède, en outre, un chapeau mou marron et une casquette de voyage, et adopte assez souvent, pour son service de portecanne, la veste dolman et le pantalon à l’européenne. Mais, en dehors de ces fonctions, il est toujours vêtu d’un pagne plus ou moins magnifique, dans lequel il se drape majestueusement à la romaine.
Yeï porte aussi quelquefois un costume un peu plus civilisé que le pagne indigène : c’est une sorte de petite jupe allant jusqu'aux chevilles, complétée d’un léger caraco couvrant la poitrine et tombant jusqu'à la taille, qu’il ne serre pas. Ce vêtement, assez gracieux, a été importé dans la région par les femmes Appoloniennes ou Fantis venues de l’est, des régions du Comoé ou de Grand-Bassam. Il est à souhaiter qu'il devienne bientôt, lorsque le sentiment de la décence aura mieux pénétré chez ces populations, le costume de toutes les femmes, dont quelques-unes vont encore à peine vêtues d'un petit pagne chiffonné passant entre les cuisses et soutenu à la taille, sur les reins et sur le ventre, par un mince collier de perles !
Meubles. : Peu nombreux, grossièrement façonnés, mais en bon état et bien entretenus, circonstances que l'on rencontre généralement dans la classe des indigènes travailleurs et aisés............ 521f 10
a) Dans la case de Kora (Yeï, Nomel, Ahime, Akoto)
1° Literie. — 1 bois de lit fait par Kokra aidé du charpentier du village, avec de[133]vieilles planches tirées de caisses à biscuits vides (données par le chef de poste), 20f 00; — 1 paillasse de paille de maïs recouverte d'une épaisse toile à voile grise achetée à la factorerie à raison de 4f le mètre, 32f 00 ; — 1 pagne gris et blanc rayé avec franges, placé directement sur la paillasse, 14f 00; — 1 pagne dit « de Kita » acheté à un Dioula de passage, 45f 00 ; — 1 grande paillasse en paille de riz, de forme carrée, recouverte en toile bleue, pour les enfants, 18f 00; — 1 couverture laine marron, 10f 00 ; — 1 grande natte en raphia de fabication indgène, 1f 00 ; — 2 petites nattes. valeur 3 manilles chacune, 1f 20. — Total, 141f20.
2° Mobilier. — 2 malles en bois zinguées, l'une rouge, l'autre verte, un peu plus petite, avec serrures en cuivre, 26f 00; — 1 petit siège en bois à trois pieds, sculpté à jour (donné par Aproh), 12f 00; — 1 chaise pliante en fer, 14f 00; — 1 chaise en bois, 5f 00; — 3 caisses en bois, ayant renfermé des bouteilles de gin, et servant de sièges, d'une valeur de 1 manille chacune, 0f 60. — Total, 57f60.
b) Dans la case d'Aproh (Malaye, Essoh).
1° Literie. — 1 bois de lit apporté par Aproh, fabriqué avec des planches tirées d’arbres du pays grossièrement rabotées, 15f 00; — 1 paillasse d’herbes sèches enfermées dans un sac formé de deux pagnes usagés, 12f 00; — 2 pagnes, un de Kita (34f 00), autre de fabrication anglaise (12f 00), 46f 00 ; — un petit somnier en bois ban (nervures du palmier d'eau) de 0m20 de hauteur (valeur, 4f 00), recouvert de 3 nattes indigènes (0f 60 l'une), servant de couchette à Essoh et Malaye, 5f 80; — 2 pagnes (5f et 8f), servant de couvertures, 13f 00. — Total, 91f 80.
2° Moiilier. — 1 table fabriquée par le charpentier da village avec d'anciennes caisses de bouteilles de rhum ou de gin, 8f 00; — 1 caisse vide servant de siège, 0f 20; — 1 petit tabouret sculpté au village représentant un serpent enroulé sur lui-même et tenant un plat dans sa bouche, 7f 00; — 1 chaise longue, 18f00; — 1 petit fauteuil en acajou ornementé d'incrustations en cuivre (de fabrication indigène), 12f 00; — 1 grande caisse en planches (achetées à la factorerie), servant d'armomre à linge, fermant au cadenas, 25f 00 ; — 1 petite matle en bois à Malaye, (faite par un menuisier sénégalais de passage à Toupa), 8f 50 — Total, 78f 70.
c) Dans la case de Grah (Agniro, Eliane).
1° Literie — 1 paillasse en paille de maïs, recouverte de toile blanche (servant de lit à Grah), 28f 00; — 1 paillasse en même paille maïs, recouverte d'une couerture en laine marron (servant de lit à Éliane et Agniro), 24f 00; — 2 petits sommiers en bans de 0m20 à 0m30 de hauteur), 8f 00; — 4 pagnes divers servant de couverture (1 neuf, 16f; 3 usagés, 8f, 5f, 4f), 33f00. — Total, 93f00.
2° Mobilier. — 1 hamac en raphia (venu du Soudan), 4f00; — 4 caisses de gin vides servant de siège, 0f 80 ; — 1 armoire à double porte, à trois tablettes (sans tiroirs) avec serrure cassée, cadenas et verrou (achetée à un traitant sénégalais), 42f 00 ; — 1 maîle en bois singuée, 12f 00. — Totai, 58f 80.
Ustensiles : Réduits au strict nécessaire, mais bien entretenus............ 118f 00
1° Servant à la préparation et à la consonnation des aliments. — 2 marmites en terre noire (fabrication indigène), 0f 80 ; — 1 marmite en fonte (achetéee à la factorerie), 2f 50; — 1 verre, 0f 80; — 3 boîtes ayant contenu des conserves et servant de verres, 0f 30; — 1 couteau de cuisine, 0f 90; — 1 grande calebasse (12 grosse courge), servant à metre le repas commun, 0f 20; — 1 petite calebasse pour la sauce, 0f 10; — 1 cuiller en bois, 0f 40; — 1 cuiller en fer, 0f 40; — 3 fourchettes en fer battu, 1f 50; — 2 mortiers en bois pour piler l'igname, le manioc et la banane, 8f 00; — 4 pilons à mortier, 3f 20; — 1 pette boîte en fer pour le poivre, 0f 10; — 1 grande claie en bans servant de arde-manger; 1f 60 ;[134] — 1 tasse en faïence ébréchée, 0f 10; — 2 assiettes faence ébréchées, 0f 10. — Total, 21f 00.
2° Servant au transport et à la conservation de l'eau. — 1 grande cuvette (voir au 4° toilette) (pour mémoire) ; — 1 pot en terre noire, 0f 80 ; — 1 alcarazas avec couvercle, 3f00 ; — 1 seau en fer battu, 4f 00 ; — 1 bouteille en grès ayant contenu 10 litres d’ « Old Tom Gin », 3f 00; — 1 dame-jeanne vide (15 litres), 5f00. — Total. 15f80.
3° Servant à l'éclairage. — 1 petite lampe en cuivre avec son verre, 2f 50 ; — 1 lampe dite « Tempête », complète, 4f 00; — 1 petite calebasse à huile15, 0f 20; — 1 lanterne vénitienne à bougies (détériorée), 0f 10. — Total, 6f80.
4° Servant au blanchissage, au soins de propreté et à la toilette. — 1 grande cuvette en fer émaillé, 8f 00; — 1 bassin en cuivre pour le bain du vieil Aproh, 25f 00; — 1 brosse en chiendent, 2f 00 ; — 1 peigne en fer, 0f 80; — 1 peigne en bois (fabrication indigène), 0f 20; — 1 petite glace paravent à trois miroirs, 2f 40; — 1 parapluie, 8f 00; — 1 grand parasol rouge16, 12f 00. — Total, 58f 40.
5° Servant aux récréations. — 1 tambourin17avec 1 baguette, 4f 00.
6° Servant au besoins du culte. — 3 petites statuettes, 2 taillées sur bois non coloré, la 3° en bois noir, 3f 00 ; — 2 paires de cornes de cabri, 3f 00; — 1 corne de chèvre, 0f 40; — 3 grands coquillages achetés à des Dioulas, 1f 50; — 1 hache en pierre sans manche, 2f 00 ; — 12 cauris (petits coquillages), 0f 40; — 1 petite calebasse cntourée de cuir rouge, 1f 50; — 1 manille pendue à l'entrée de la concession, 0f 20. — Total, 12f00.
Linge de ménage : Très peu abondant, comme chez tous les indigènes. Le linge de ménage est un grand luxe; aussi, ceux qui en possèdent l’entretiennent-ils avec soin............71f 05
Deux chemises de femme (reçues en cadeau d'une Européenne), 12 et 15f, 27f 00; — 3 serviettes éponges (1f 75 l'une), 5f 25; — 11 petits torchons de toile blanche (0f 80), 8f 80 ; — 1 flanelle homme usagée, 3f 00; — 3 chemises homme en flanelle (7f 00), 21f 00 ; — 2 chemises homme en zéphir (3f 00), 6f 00.
VÊTEMENTS18: A part quelques rares vêtements européens, toute la[135]garde-robe ne contient que des pagnes et des foulards. C’est aux vêtements, à leur quantité et à leur qualité, plus même qu’aux bijoux, que l’on mesure la richesse des individus. Aussi, les pagnes et foulards sont-ils nombreux, et quelques-uns ont-ils une réelle valeur. Ils sont bien entretenus et toujours bien propres. Les pagnes riches sont conservés pour les jours de fête, les autres se portent tant pour les travaux que pour les réunions journalières. Valeur............ 1,892f 90
a) Vêtements de Kokra. — 1 pantalon en toile nationale blanche, 8f 00 ; — 3 vestons (2 blancs, 1 kaki) en toile (12f, 10f, 12f), 34f 00; — 1 paire de guêtres et 1 képi (pour mémoire, déjà mentionnés); — 2 foulards de soie coloriés, 28f 00; — 1 paire de gros souliers montants à double semelle, 24f 00 ; — 1 casquette cycliste, 3f 50; — 1 pagne baoulé, 16f00 ; — 2 pagnes haoussas, 24f 00 ; — 4 pagnes de Kita (40 et 42f), 164f 00; — 2 pagnes ordinaires assez usagés (8 et 10f), 18f 00 ; — 2 paires d'espadrilles (1f 50 et 1f 00), l'une rouge, l'autre blanche, 2f 50. — Total, 322f 00.
b) Vêtements d'Aproh. — 3 pagnes anglais, 36f 00 ; — 2 pagnes de Kita, 70f 00 ; — 1 pagne de Kita, très usagé, 15f 00 ; — 1 calotte de velours bleu avec ornements brodés or, 12f 00; — 1 chapeau mou, gris, à larges bords (usagé), 6f 00 ; — 1 pardessus gris, long, en laine (acheté à un Européen), 28f 00. — Total, 167f 00.
c) Vêtements de N'Guessan Grah. — 1 pardessus caoutchouc usagé avec capuchon, 14f 00 ; — 1 casquette en peau de singe à longs poils noirs, 2f 00; — 1 paire de molletières en drap, 4f 50 ; — 6 pagnes divers (baoulé, 2 ; Kita, 3; français, 1), 182f 00 ; — 1 pagne en petite soie, 45f 00 ; — 1 paire espadrilles rouges, 1f 50. — Total, 249f 00.
d) Vêtements d'Esoh. — 1 chéchia, 4f00; — 4 pagnes de fabrication française et anglaise (12f, 12f, 14f, 18f), 56f 00; — 1 pagne baoulé, 22f 00; — 1 ceinture bleue en flanelle, 7f 00 ; — 1 foulard soie, 8f 00. — Total, 97f00.
e) Vêtements de Malaye. — 2 pagnes, 96f 00; — 1 pagne de Kita. 35f 00;: — 1 béret blanc en laine (usagé), 3f 00 ; — 1 paire d'espadrilles, vieilles, 0f 40 ; — 1 paire de souliers à boutons, très usagée, 5f 00 ; — 2 foulards de soie, 14f 00. — Total, 153f 40.
f) Vêtements des autres enfants. — 4 petits pagnes, 16f00; — 2 petits foulards fil coloriés, 3f 50; — 1 petit pagne à franges, 5f 00. — Total, 24f 50.
g)vêtements de Yeï. — 3 caracos, 24f 00; — 22 pagnes, dont 3 de Kita très riches, 330f 00 ; — 8 mouchoirs de soie, 92f 00 ; — 2 jupes courtes en cotonnade, 24f 00 ; — 1 grand foulard de soie, 24f00. — Total, 494f 00.
h) Vêtements d’Éliane. — 5 pagnes de Kita, 182f 00 ; — 8 pagnes divers, 128f 00; — 5 foulards de soie, 44f 00 ; — 1 caraco en soie, 32f 00. — Total, 386f 00.
BIJOUX ET ORNEMENTS DE LONGUE DURÉEE : Très mélangés comme valeur. La famille possède relativement peu de bijoux, si l'on tient compte de sa situation financière. Cela tient au caractère de Kokra, qui préfÈre acheter des pagnes que des perles. La plupart des indigènes ont, en général, pour une assez grande valeur de bijoux, car ils dépensent volontiers leurs gains en achat d'or ou de matières précieuses. Valeur............ 939f 00
1 chaîne tour de cou argent, 16f 00 ; — 1 bracelet ivoire, 14f 00; — 5 bracelets argent massif, 125f 00 ; — 1 plaque or filigrané (pendentif), 88f 00 ; — 1 bijou or[136]représentant un petit caïman, 40f 00 ; — 3 perles bleues, 24f 00; — 1 bague or, 96f 00; — 1 canne ébène à pommeau d'argent gravé, 64f 00 ; — 1 manche de parapluie servant de canne avec poignée argent, 12f 00; — 1 réveil-matin (cassé), 8f 00; — 1 olive en or, 32f 00 ; — 2 bracelets argent (minces), 16f 00; — 1 petit bracelet or, 24f 00; — 3 tours de cou métal argenté, 24f 00 ; — 1 perle rouge, 8f 00 ; — 3 bracelets de cheville en cuivre, avec ornements, 36f 00 ; — 6 colliers de petites perles noires à 4 rangées chacun, 3 de perles vertes et 2 de perles blanches, pour maintenir à la taille le petit pagne couvrant les parties sexuelles, valeur moyenne de l'un, 8f 00, soit 48f00 ; — 2 paires de boucles d'oreilles en argent, 24f 00 ; — 1 épingle à cheveux, tête en or filigrané, 48f00 ; — 1 épingle à cheveux d'un morcau en argent, 12f 00; — 1 griffe de panthère montée sur or, 32f 00; — 2 grosses bagues en argent (28 et 32f), 60f 00; — 1 tour de cou en perles bleues et rouges longues et en perles rondes, 88f 00. — Total, 939f 00.
VALEUR TOTAL du mobilier et des vêtements............ 3,542f 05
§ 11. — Récréations.
La chasse et la pêche sont, pour N’Guessan et sa famille, de véritables distractions, mais elles ne seraient pas suffisantes si ne venaient de temps à autre s’y ajouter les réjouissances du village ou les parties dans les bourgs voisins, les causeries le soir, allongés sur le sable, autour de l’inévitable bouteille de gin ou de rhum de traite ou d'un « canari de bambou », les siestes prolongées à l’ombre des cocotiers dans la cour de l’habitation, ou les longues et silencieuses séances de pipe sous l’arbre « fétiche » du Mando.
Les jours de féte, les repas et les danses sont les principes des réjouissances. Le plaisir de se rencontrer, de causer des amis ou des parents absents, de conter la dernière aventure du village ou de parler du « commandant », d’exhiber ses jolis pagnes ou ses bijoux, de faire voir la dernière emplette faite chez le « Sénégalais » ou le cadeau du chef de poste, constitue aussi l'une des joies de la fête.
Les femmes font presque toujours partie des cérémonies joyeuses. Elles dansent, boivent et fument, mêlant aux odeurs des grossiers parfums de traite et de la pommade dont elles s'enduisent tout le corps, l’âcre senteur du tabac en feuilles, brûlant dans la pipe. Elles s'acquittent fort bien des rôles qui leur sont dévolus, mais ce n’est que dans la danse qu'elles restent ou deviennent véritablement gracieuses. Toutes adorent cet exercice, et l’on voit souvent des femmes très âgées se mêler à la[137]jeunesse pour esquisser quelques pas parmi les hourras ou les moqueries de la foule.
Tous les Adioukrous adorent la danse, le chant et le bruit. N’Guessan Kokra est un ardent partisan de ces réjouissances, et, quoique sa dignité, son titre de notable, sa réputation de sagesse, son emploi près du « commandant » lui paraissent, lorsqu’il n’y a pas fête, des motifs puissants pour l'empêcher de partager les plaisirs publics, il s’y mêle chaque fois qu’il en a l'occasion, tenant avant tout à sa renommée de bon danseur, et entraîné par le son barbare des tam-tams. Yeï et Éliane sont toujours conduites à ces réunions, et les enfants accompagnent souvent leur mère.
Ces jours-là on revêt son plus joli costume, on sort les pagnes les plus éclatants, on se couvre le chef des foulards les plus soyeux après s’être longuement fait coiffer, et l’on s’agrémente aux chevilles, aux poignets, à la gorge, aux oreilles, à la ceinture, aux bras, de ses bijoux les plus beaux.
Le lendemain, le surlendemain et même trois ou quatre jours après, si la fête a duré tout ce temps, ce qui n’est pas rare, on rentre paisiblement chez soi et l’on se débarrasse de ses atours et de ses ornements qui font souvenir, avec joie ou tristesse, des bijoux et des vêtements plus humbles ou plus riches aperçus à la fête. Puis, tandis que l’homme, heureux et fier, s’en retourne à son « lougan », le fusil couché sur l'épaule et Ie coupe-coupe à la ceinture, ou à la pêche sur sa frêle pirogue, la femme se remet joyeusement et simplement à piler le journalier foutou dans les grandes et hautes terrines de bois, dont la forme lui rappelle celle des beaux tam-tams de la veille dont elle a rêvé toute la nuit.
Histoire de la famille
§ 12. — Phases principales de l'existence.
N'Guessan Kokra est né à Toupa vers l’année 1867 ou 1866. Il a donc quarante-deux ou quarante-trois ans. Il est fils d'une femme M'Boa et du nommé Ademba. Il a été impossible de trouver des renseignements cer[138]tains sur les parents de M’Boa, fille d’un vieux chef nommé Esseci. Le père d’Ademba fut un notable de Grand-Bouboury19, appelé Malaye, décédé il y a fort longtemps.
Par sa mère N’Boa, N'Guessan Kokra et N'Guessan Grah sont les neveux du chef Aproh.
Il est fort difficile d'obtenir des indications sur les antécédents de la famille avant l’année 1898. A cette époque, en effet, trois Européens furent assassinés dans la région, à Pandah (village voisin de Toupa), par des indigènes du pays. Les habitants de Toupa, ou du moins une partie de ceux-ci, furent mêlés à cette triste affaire. Le souvenir cuisant qui en est resté dans les mémoires, après les sanglantes répressions de 1890, 1900 et 1903 (durant lesquelles plusieurs villages furent brûlés par nos tirailleurs, et la crainte de provoquer de nouveaux châtiments par un récit malheureux dans lequel cette affaire serait rappelée, a laissé à N'Guessan une inquiétude qui le fait détourner la conversation lorsque des détails lui sont demandés sur ses occupations antérieures. Il est à peu près certain, cependant, qu’il fit partie de la petite troupe armée envoyée à Pandah par les notables de Toupa; qu’il fit le coup de feu contre les Français avec son frère Grah, et qu’il fut, en outre, mêlé aux groupes Boubourys qui nous disputèrent longtemps la région. Ces questions étant maintenant enterrées et ses preuves de loyalisme à notre égard étant nombreuses, il n'y a aucune crainte pour lui à l'heure actuelle ; mais son inquiétude n'en demeure pas moins, et son attitude embarrassée, lorsqu'on l’interroge, a empêché d'avoir des renseignements précis.
Kokra raconte vaguement qu’il travaillait avec son père et son frère aux plantations et aux palmeraies, qu’il allait en lagunes avec eux et à la chasse Un jour son père, âgé. s'apercevant qu'à l’exception de M'Boa n’y avait plus de femme dans la famille, le maria. Cet événement, qui eut lieu il y a une dizaine d’années, fut suivi, très peu de temps après. de la mort d'Ademba, de la naissance d'Agniro, puis du décès de M'Boa. A la mort de celle-ci, Kokra et Grah prièrent leur oncle Aproh, qui était le chef de la famille, de venir habiter avec eux. Celui-ci, qui se trouvait seul avec son petit-fils Essoh, accepta aussitôt. La maisonnée s’élargit quelques années après, à la naissance des autres enfants.
[139] Kokra, devenu alors presque riche, après avoir, selon la coutume locale, pris conseil de son oncle Aproh et demandé à Yeï son assentiment, acheta par consentement mutuel, aux vieux Latte, du village aizi20d'Atoutou-Nord, avec lequel il était en très bonnes relations, la nommée Éliane, petite-fille de Latte, qu'il épousa.
Celle-ci lui donna un enfant, Messéroua, qui mourut à l'âge de deux ou trois mois, à la suite, paraît-il, d’un bain trop prolongé. Cette perte fut la cause d’un grand chagrin pour Kokra, qui n’a plus eu, depuis, aucun descendant, mais qui espère bien en avoir encore avec Éliane.
L’événement le plus notable de l’existence de Kokra fut sa nomination de porte-canne auxiliaire du chef de poste de Toupa. Ce ne fut pas, en effet, une affaire très simple, que cette nomination. Elle eut lieu en 1905, quelques mois après l'installation du poste administratif. Beaucoup d'indigènes qui voyaient, par l’établissement du poste, s'ouvrir une ère de prospérité et de paix pour la région, et qui comprenaient quels avantages et quelle autorité pourrait facilement acquérir l’élu, désirèrent se faire nommer porte-canne. Mais il y avait à tenir compte, dans le choix d'un agent, de nombreuses considérations, tant politiques que commerciales. Il fallait, en outre, ne pas choquer les coutumes locales par un choix non justifié et trop précipité. Il était difficile, d’autre part, de choisir un individu dans la région, alors que l’on venait à peine d’en terminer la pénétration.
Durant la construction du poste, des relations amicales et suivies s’étaient établies entre les Européens qui dirigeaient les travaux et les notables du village, et principalement avec Kokra, dont l’intelligence, l’activité et l'entrain furent de bons auxiliaires en maintes occasions.
Ce fut sur l’indication des chefs et après de nombreuses palabres que Kokra fut choisi et présenté comme le plus capable de rendre des services.
Grand marcheur, en excellentes relations avec tous les notables de la circonscription, intelligent et capable d’initiative, il fut enfin désigné. Il se rappelle encore avec émotion les instants qui précédèrent sa présentation. Elle fut, en effet, retardée quelques jours par la concurrence que lui fit un autre jeune indigène nommé Niava, fort intelligent et actif, qui fut ensuite évincé à la suite d’une histoire de femmes.
A part ce sensationnel événement, aucun incident n’est venu troubler[140]la vie tranquillement heureuse et monotone de cette famille, à qui l'on ne peut rien souhaiter de mieux, il semble, que la continuation de son bonheur paisible et facile.
§ 13. — MOEURS ET INSTITUTIONS ASSURANT LE BIEN-ÉTRE PIHYSIQUE ET MORAL DE LA FAMILLE
On a vu que la création d’une école se préparait à Toupa. Elle a été retardée à la suite d’incidents, mais il est probable qu’elle sera ouverte d'ici peu. Le tribunal indigène, établi d’après les coutumes locales, a été bien accueilli de presque tous les villages de la circonscription21. On a vu aussi que les soins médicaux sont gratuitement donnés aux indigènes.
La pénétration que la France opère actuellement à la Côte d’Ivoire et principalement dans les lagunes — région commerciale importante — le développement du commerce, le commencement d’instruction donné aux enfants, sont les facteurs essentiels de l’état futur réservé aux populations indigènes de notre colonie.
La civilisation, a-t-on dit, consiste à créer des besoins à des gens qui n'en ont pas, pour permettre de satisfaire les leurs à des gens qui en ont trop. Cette déifinition un peu trop pessimiste de nos égoïsmes, de notre besoin d’expansion, de notre superflu d'activité, n’est juste que si elle s’applique aux besoins matériels de l’existence. Mais si l’idée se développe et s’élève, comme elle le doit, après avoir assuré le bien-être physique des individus, au-dessus de ces contingences pour pénétrer les sphères de la morale, on peut alors affirmer qu'elle atteint son objet définitif, qui est la marche de l’être vers le progrès.
C’est ce que tente la France dans toutes ses colonies, et la beauté de son œuvre est idéale.
[141] On a vu par ce qui précède combien la nature a prodigué des ressources de toute sorte aux naturels de la Côte d'Ivoire, combien la vie matérielle y est aisée et combien le peu de besoins des individus trouve avec facilité de quoi se satisfaire. Des moniteurs de culture ont en outre été envoyés dans toutes les circonscriptions pour enseigner aux indigènes le moyen de tirer le meilleur parti possible de leurs travaux agricoles et leur donner l’idée de se livrer à des cultures nouvelles et rémunératrices : telles celles du mais, du cacao, du coton. Quelques-uns ont mis à profit les conseils donnés. N’Guessan n’a pu encore se livrer à ces nouvelles occupations, mais il compte, sitôt qu'il en aura le loisir, préparer une grande plantation de cacao. Son frère Grah débroussaille, en attendant, un vaste terrain pour y semer du mais qui a gratuitement été donné aux indigènes désireux de se livrer à cette culture.
N'Guessan, profitant de nos avis et de notre aide, est dans une aisance touchant presque à la richesse, et son bien-être ne fera sans doute que s'accroître.
Il est juste pourtant d’ajouter qu’il serait mieux loti encore si son désir de montrer plus que ce qu’il possède ne le conduisait à des achats superflus, et s'il pouvait refréner sa passion pour les boissons fortement alcoolisées qui usent sa santé et vident aussi sa bourse.
Mais c’est là le point faible de N'Guessan, comme celui de la plupart de ses camarades, et il est bien difficile de vaincre son orgueil et ses désirs. Ce n'est qu’avec le temps, ce grand pacificateur de toutes choses, qu'il pourra sans doute se corriger.
La vie toute patriarcale de nos gens, les marques de respect pratiquées envers les anciens, l'ambition intellectuelle des alnés pour les plus petits, leur goût pour les belles choses et leur besoin de justice sont de sûrs garants du progrès. Les générations à venir sont donc bien placées, aidées, encouragées et soutenues par nos institutions et l’expérience de peuples plus avancés pour en user avec profit. Notre tutelle doit surtout se manifester par l'exemple; et notre contact de plus en plus intime avec ces primitifs sera la cause la plus puissante de l’amélioration de nos protégés. Il est sans aucun doute que N’Guessan et sa famille profiteront encore de tous les avantages que nous leur portons et bénéficieront matériellement et moralement de notre direction et de nos conseils.
Notes
1. Les Aizis et les Abidjis ne sont d'ailleurs que des races mélangées, venues d'autres régions et qui se sont immiscées peu à peu dans le pays.
2. Ces nos proviennent probablement des familles qui se disputèrent autrefois la région.
3. Les Dioulas sont des indigènes nomades originaires du Soudan ou de la Guinée, faisant en général du commerce de colportage. Par amplification, ce terme a été appliqué à tous les colporteurs.
4. Pour les indignes, le terme « Afré » (en haut) signifie la partie du village ituée vers le soleil levant, donc à l’est, et le terne Essere la partie ounest.
5. Ce troupeau est la propriéte collective du village.
6. Les indigènes mettaient ainsi à l'abri de la dévastation leurs principales plantations pour le cas d'une guerre avec les peuplades voisines.
7. Les mœurs et coutumes de la Côte d'vroire, par Villamur et Clozel.
8. La manille, dont la forme rappelle celle d’un fr à cheval ou d’un jbracelet à demi fermé, est la monnaie courante du pays. Elle est en bronze et vaut environ 0f20.
9. Le paquet de manilles est composé de vingt manilles ficelées ensemble. Il vaut environ 4f de notre monnaie française.
10. Les bijoux et l'argent sont remis aux parents de la nouvelle épousée qui les conservent et les emploient comme bon leur semble. En cas de divorce dù à la femme, le tout doit être remboursé au mari.
11. Le titre de porte-canne provient de ce qu'autrefois chaque chef de poste possédait une canne spéciale qu'il remettait à son agent lorsqu'il l'envoyait dans un village ou auprès d’un chef pour y « prendre ou donner des nouvelles ». Cet emblème, connu de tous, servait à le faire reconnaître comme le véritable messager du « commandant ».
12. Voir paragraphe 9, aliments et repas.
13. Principalement le mâchoiron, poisson de vase à la chair excellente, qui contient très peu d'arêtes.
14. Il y a cependant de nombreuses exceptions à cette règle, car le nêgre a toujours faim et, s'il n'a pas d'occupation pressante, il s’assied souvent près du foyer pour mettre rôtir sous la cendre quelque banane ou un morceau d'igname qu’il dévore ensuite de bon appétit, alors même qu'il vient à peine de terminer son repas.
15. On trempe dans cette calebasse un long morceau de bois entouré, à l'une de ses extrémités, de pulpe de la noix de palme ou du fruit du cocotier, et l'on a ainsi une sorte de torche que l’on tient à la main et dont on ravive la fiamme de temps à autre par un bain dans l’huile.
16. Ce parasol sert assez rarement. Cependant il est rare que le vieuxr chef Aproh ne le prenne à la main ou ne le fasse tenir au-dessus de lui chaque fois qu’il reçoit la visite d'un « blanc » ou de notables de villages voisins.
17. Cet instrument est une sorte de petit sablier en bois creux, recouvert de chaque côté de peaux de mouton reliées entre elles par des cordes. Pour donner les airs, le joueur place l'instrument sous son bras et apant sur la peau (d’un côté ou de l’autre indifféremment), il rapproche ou éloigne son coude du corps pour tendre ou détendre les cordes et donner ainsi un son plus ou moins grave aux notes.
18. Quoique les indigènes aient chacun la propriété de leurs vêtements personnels, il n'est pas rare de trouver sur le dos de l’un ce qui appartient à l'autre. C’est d'un usage courant de se prêter ou d’échanger entre amis — et à plus forte raison entre parents — les pagnes les plus jolis et les plus riches, de façon à paraitre en posséder encore plus que ce que l'on en a en réalité.
19. Grand-Bouboury est en quelque sorte le lieu d’origine de tous les Adioukrous de la circonscrption de Toupa. C'est un gros village de trois à quatre mille habitants, situe à une vingtaine de kilomètres à l’est de Toupa, sur la route de Toupa à Dabou.
20. Les Aizis, qui habitent presque tous des villages lacustres, forment une race spéciale que les uns disent venir du Labou, et que les autres considèrent comme un mélange de races adioukrou et alladian.
21. Sauf par les gens du village d’Osrou, qui se refusent à l'accepter, craignant avec raison que notre justice ne les oblige à rembourser aux villages voisins les fortes sommes qu'ils leur ont jadis empruntées, et à rendre à leur légitime propriétaire de nombreuses palmeraies dont ils se sont empares contre tous droits. Ce village vient d'être récemment puni de son entêtement par l’envoi d'une colonne de police et condamné à payer une amende de près de cent mille francs au Gouvernenment.