N° 110

AVEUGLE BROSSIER

DE BUÉ

(Cher. — France)

OUVRIER CHEF DE MÉTIER

d'après

LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1909

PAR

M. R. MONESTIER



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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.

[145] La famille qui fait l’objet de cette monographie habite, dans le centre de la France, le pittoresque pays de Bué, situé au creux d’une petite vallée au pied des monts du Sancerrois et à environ quatre kilomètres de Sancerre.

Après être descendu de chemin de fer à la station de Vinon-Bué, sur la ligne de Bourges à Cosne, on s'engage sur une route qui, au bout de deux kilométres, conduit au bourg de Bué, sans qu’aucune maison ni[146]même la flèche d’un clocher ait servi d’indication, du moins au début du parcours. On traverse d’abord une campagne légèrenent ondulée, où les champs non clôturés sont bien cultivés ; ils sont, en outre, très morcelés et parsemés de nombreux noyers qui, de leur grosse masse uniformément arrondie, garnissent le paysage. On laisse derrière soi les bois assez étendus de Vinon.

C’est, en somme, l’aspect ordinaire de presque toute la contrée qu'on vient de traverser depuis Bourges, soit pendant quarante-cinq kilomètres ; mais, ce qui étonne et retient l’attention, ce sont ces hautes collines du Sancerrois qui, toutes proches, barrent le paysage ; elles sont couvertes presque complètement de vignes et les arbres y sont rares.

« Le Sancerrois forme, au milieu des plaines du Berry, de la Sologne et du Val de Loire, une gibbosité remarquable, un massif de collines à la vérité assez modestes, mais bien découpées en mamelons arrondis, et qui, par contraste avec l’uniformité des campagnes voisines, prennent l’aspect et l’importance de petites montagnes. Aussi n’est-il pas rare d’entendre les riverains de la Loire et les Berrichons parler des « monts du Sancerrois1 ».

On se dirige vers la base de ces collines, et bientôt, à un détour du chemin, après avoir traversé la ligne des chemins de fer économiques de la Guerche à Argent, au lieu dit l’Estérille, on distingue l’entrée de ce vallon où coule la fontaine Angèle, « ruisseau qui disparait dans les calcaires fendillés avant d'atteindre la rive gauche de la rivière des Boisseaux2 », et après avoir arrosé de vertes prairies. On découvre en même temps les premières maisons, couvertes pour la plupart en petites tuiles rouges ; puis la vallée se resserre et, en un instant, on est au milieu du village de Bué, que dominent les hauteurs de Bellechaume et de Marloup, d’environ 275 mètres d’élévation. Situé dans une zone moyenne et tempérée de la France, le pays de Bué est sain ; l’eau n’y est peut-être pas tout à fait bonne, parce que les fontaines ne sont pas curées aussi souvent qu’il le faudrait, il n’y a pourtant ni fièvres ni épidémies.

La commune a une superficie de 626 hectares, et est à 230 mètres d'altitude ; elle fait partie du canton et de l’arrondissement de Sancerre, centre de l’administration civile et judiciaire. Elle est traversée du sudouest au nord-est par la route départementale reliant Bourges à San[147]cerre ; à cette route viennent se joindre sur ce territoire ia route allant d’Aubigny à la Charité et celle de Dun-sur-uron à Sancerre.

« Bué est une antique bourgade gauloise. A plusieurs reprises, à l’Estérille, on a retrouvé des objets celtiques, des tombes gauloises, et il est vraisemblable que des assemblées druidiques durent se tenir dès les temps les plus reculés sur le territoire de cette commune, à l'endroit aujourd’hui dénommé le « Carroir » Marloup3.

« On nomme les habitants de Bué les Buétons dans le parler local. Lorsqu'on veut au contraire les désigner par quelque sobriquet caractéristique, on les appelle les sorciers de Bué4. »

Le Berry, comme beaucoup d’autres provinces de la France, a compté jadis un grand nombre de sorciers ; mais, dans le département du Cher, la petite commune de Bué était, avec celles de Menetou-Ratel et de Verdigny toutes proches, célèbre autrefois par ses sorciers ; on raconte encore leurs histoires pendant les longues veillées des soirs d’hiver.

« Les anciens du pays disent que les sorciers de IBué formaient une espèce de corporation et avaient une sorte de suprématie sur ceux des autres communes du Sancerrois.

« Ces sorciers avaient une organisation raisonnée, des mots d'ordre ou de passe, une sorte de rituel non écrit, mais conservé de mémoire entre les initiés, comme chez les druides. »

La population actuelle se compose uniquement de cultivateurs, petits propriétaires laborieux ; il n'y a pas de grosses fermes comme dans le département de la Nièvre, dont on n'est séparé que par la Loire qui coule à six kilomètres de là ; pas de châteaux non plus ; les journaliers sont peu nombreux et les bûcherons comme les ouvriers industriels sont totalement inconnus. On comptait jadis une vingtaine de tisserands dans le pays ; il n’en reste plus que deux à Sancerre : deux frères, dont l'un est aveugle et néanmoins travaille toujours.

Il y a à Bué une petite fabrique de fromages qui occupe trois ouvriers ; on compte cinq aubergistes, deux boulangers, deux charrons, un maréchal ferrant, quatre épiciers, un horloger ; il n’y a pas de boucher. Le nombre des habitants est de 737, dont 240 électeurs ; il y a 210 familles.

Le sol est composé en majeure partie de terres argileuses, siliceuses et calcaires. La culture principale est celle du blé, comme dans tout le Berry ; l’assolement est à trois ans ; pour remplacer les prés, qui sont[148]rares, on fait des fourrages artificiels ; d’une manière générale, toutes les bonnes terres sont cultivées ainsi ; les terres de qualité inférieure et les coteaux d’accès difficile pour la charrue sont seuls plantés en vignes. Cette culture a toujours été très en faveur dans tout le Sancerrois ; la production moyenne par hectare est de 50 hectolitres.

Le pineau noir fait le fond des bonnes vignes du Sancerrois, dont les vins rouges ou blancs sont généralement estimés. Ces vins sont légers et généreux, agréables à boire même peu de temps après la récolte ; mis en bouteilles, ils acquiêrent beaucoup de qualité pendant les premières années. Les prix en sont très variables ; les meilleurs crus atteignent facilement 40f à 50f l’hectolitre après les soutirages du printemps.

Les crus renommés de Bué sont le Sauvignan et le Chêne-Marchand. Dans cette localité, 130 hectares sont plantés en vigne ; ils ont produit 10,000 hectolitres en 1908 et 2,000 seulement en 1909.

Chaque famille, quelle que soit son importance, boit son vin ; les petits cultivateurs font en moyenne, par an, 10 pièces de vin (la pièce comptée à 200 litres) ; sous le rapport de la culture de la vigne, la région est favorisée, les mauvaises années (comme 1909) sont heureusement très rares.

Les deux ou trois principaux fermiers propriétaires font 100 pièces de vin, et plus, chaque année, qu’ils expédient à Bourges et à Paris.

En se promenant dans le village de Bué, ou en gravissant les hauteurs de Bellechaume et de Marloup qui l’entourent, on remarque l’aspect uniforme des habitations, composées pour la plupart d'un grand btiment dont une partie sert de logement et l’autre d’écurie et de grange; les fenêtres sont souvent ornées de fleurs.

Sur les chemins, on rencontre de grandes bandes de chèvres allant au pâturage, le museau caché dans une muselière (généralement un fond de vieux bas) à cause des vignes qu’elles traversent et qu’elles pourraient abîmer ; elles sont conduites par un enfant ou par une vieille femme qui tricote ; on en compte 500 contre 200 vaches seulement. Le commerce des fromages de chèvre dits « de Sancerre » est très important ; c’est par milliers que chaque jour on en fait l’expédition dans des directions différentes ; la petite gare de Vinon-Bué, distante de deux kilomètres seulement, en envoie 30,000 douzaines environ par an à destination de Paris. Ce petit commerce est une grosse ressource pour le pays ; chaque chèvre, donnant environ trois litres de lait en moyenne par jour, permet à son propriétaire de faire au maximum six fromages et de s’assurer, par suite, un gain de 0f 75 ; les plus pauvres du pays ont leur chèvre,[149]même les quelques femmes âgées et veuves auxquelles le bureau de bienfaisance donne seulement quelques bons de pain de cinq livres par an ; car, c'est un fait à remarquer que, s'il n’y a point de grosses fortunes à Bué, il n’y a pas non plus de malheureux ; personne n'y jouit du bénéfice de la loi d’Assistance obligatoire du 14 juillet 1905.

Outre ces huit ou dix pauvres femmes qui font pattre leur unique chèvre sur le domaine d’un voisin complaisant ou le long des petits chemins (la commune ne possédant point de communaux), trois ou quatre hommes, âgés et peu fortunés aussi, trouvent encore à gagner leur pain de chaque jour par une petite tâche appropriée à leurs forces.

§ 2. — État civil de la famille.

La famille étudiée se compose seulement de deux personnes.

Abel B., né le 17 août 1879. à Bué............ 30 ans.

Éléonore R., veuve B., sa mère, née à Bué............ 56 —

Abel B., célibataire, habite avec sa mère, qui tient le ménage et l’aide dans son commerce.

C’est à l'âge de dix-huit ans qu’il est devenu aveugle sans maladie, sans souffrances, alors qu'il travaillait dans les champs ; il remplaçait déjà son père, petit cultivateur mort, deux années auparavant, à quarante-huit ans, des suites d’un accident de voiture.

Il a deux sœurs plus âgées que lui, mariées, l’une à Paris et l’autre aux environs de Sancerre ; une troisième sœur, plus jeune et célibataire, est domestiqus à Paris. Il eut un frère qui mourut en bas âge.

A Bué, il compte de nombreux parents, car son père avait trois frères et deux sœurs qui ont fait souche ; sa famille est depuis longtemps établie dans cette localité.

§ 3. — Religion et habitudes morales.

[150] Abel B. appartient à la religion catholique ; la population de Bué est, du reste, toujours très attachée à ses croyances ; il existe actuellement huit prêtres originaires de Bué et aussi neuf religieuses de divers ordres.

Non seulement tous les enfants sont baptisés, à Bué, mais encore tout le monde va à la messe le dimanche ; les trois quarts des hommes font leurs Pâques ; Abel B. est de ce nombre. Des processions ont lieu aux quatre grandes fêtes de l'année, et sont très suivies, notamment celle qui a lieu pour la clôture des Pâques et qui se déroule dans le pays, précédée de quatre musiciens, au milieu d'une assistance nombreuse venue de Sancerre et des environs. Le dimanche qui suit le 13 août, on promène processionnellement les reliques de sainte Radegonde, qui fut reine de France comme épouse de Clotaire f, c’est la principale patronne de la paroisse ; saint Hubert en est le second patron.

La confrérie de Saint-Hubert, fondée en 1664, existe encore, ainsi que les confréries du Saint-Sacrement et de la Sainte-Vierge, qui réunissent de nombreux adhérents. Deux patronages de garçons et de filles sont très suivis.

Le 22 janvier. jour de la fête de saint Vincent, leur patron, les membres de la confrérie des vignerons (ils sont plus de 200, et Abel B. est de ce nombre), après avoir entendu la grand’messe, vont en cortège, précédés de leur bannière et de leur musique, boire, à la mairie, un vin d’honneur.

Le départ des deux Sœurs de la Charité de Bourges qui, depuis de longues années, faisaient la classe et soignaient les malades avec le dévouement habituel aux religieuses de cet ordre, étaient aimées et estimées de tous, produisit, dans le bourg, une profonde tristesse, leur renvoi précipité fit retentir des cris d’indignation.

Au moment des inventaires des biens de l’église, quelques habitants songeaient même à en retirer divers objets donnés autrefois par eux ou par leurs parents, mais ne mirent pas leur projet à exécution devant l’assurance qu'aucune atteinte ne serait apportée à l’exercice du culte.

Abel B. participe à l’entretien du culte en versant annuellement[151]1f à son curé, auquel il a donné, il y a quelques mois, une marque toute particulière de soumission : depuis qu’il était aveugle, il avait appris à jouer de l’accordéon pour se distraire, caril aime la musique, et souvent, le dimanche, dans la belle saison, jeunes gens et jeunes filles se réunissaient pour danser au son de son instrument, dans la cour qui sépare sa maison de la rue principale. Trouvant, sans doute, que ce passe-temps pouvait avoir des inconvénients, le curé pria le jeune aveugle de ne plus faire danser, et ce dernier, sans récriminer, sans demander d’explications, rangea son accordéon au fond d’une armoire. Il était heureux pourtant de procurer un peu d'agrément à ces jeunes gens dont la fréquentation est sa principale distraction et qui lui témoignent tant de sympathie. C’était sa manière de prouver sa reconnaissance pour les petits services que chacun lui rend.

Bien entendu, Abel B. ne travaille pas le dimanche ni les jours de fête ; quand il a, pendant six jours, « tiré sur la ficelle » de ses brosses, il est bien aise de se reposer.

Il vit avec sa mère dans une communauté d’idées, dans une harmonie parfaite ; cVest un fils très respectueux et très aimant qui évoque, non sans émotion, le souvenir de son père, et qui cherche à faire oublier à sa mère, par ses témoignages d'affection, par le ton toujours enjoué de sa conversation, toutes les tristesses passées, le vide laissé dans la maison par la mort du père et par l’éloignement forcé des trois filles. « Tant que ma mére sera avec moi, dit-il simplement, elle ne sera pas malheureuse, et moi non plus. » Il ne veut pas qu'elle se prive de ce qui lui est nécessaire ou même de ce qui parfois peut lui être agréable.

Lorsqu’elle a été malade, il y a deux ans, il l’a soignée autant que sa cécité lui a permis de le faire.

Elle, de son côté, prend bien soin du seul enfant resté forcément près d’elle ; non seulement elle s'occupe des soins du ménage et aide parfois son fils dans son travail, mais encore elle l'accompagne dans ses déplacements lointains, ou bien, seule alors, elle va dans les environs livrer les brosses qu’il a faites. Surtout elle l’encourage à persévérer dans la voie où il s’est engagé ; elle est fiére de lui et son amour-propre est flatté par la visite de certaines personnes des environs ; ce sentiment est, en vérité, bien compréhensible.

Malgré l’infirmité dont il est atteint, des jeunes filles désireuses de s’établir ont déjà fait des avances à Abel B. ; mais, comme ces jeunes filles ne lui plaisaient pas et qu’il se trouve très heureux avec sa mère, il a feint de ne pas comprendre ; il a, du reste, le temps de songer au[152]mariage, puisqu'il vient seulement d’avoir trente ans. S’il se trouvait seul tout à coup, peut-être chercherait-il une compagne; peut-être aussi resterait-il dans la maison familiale, se contentant d’aller prendre ses repas chez une de ses tantes domiciliée tout près de chez lui.

Abel B. ne s’occupe pas de politique ; lorsqu’il est devenu aveugle, tout le monde sans distinction s'est montré parfait pour lui, et il n’a que de la reconnaissance pour les membres du conseil municipal et du conseil gènéral qui se sont occupés de lui, qui ont voté des subventions importantes pour lui permettre de faire son apprentissage de brossier.

Jusqu'à ce jour, il a renoncé au bénéfice de la loi d’Assistance obligatoire aux vieillards et aux incurables du 14 juillet 1905, estimant que la commune avait déjà fait beaucoup pour lui, et ne voulant pas, étant donné qu’il tire d’un petit lopin de terre un très faible revenu, qu'on puisse lui reprocher de « faire planter de la vigne avec l’argent des autres » ; et pourtant les 60f auxquels il a droit, au minimum, lui seraient bien profitables.

Il n’est pas avare, mais économe et prévoyant; le vol dont il a été victime il y a quelques mois (250f et du linge) n’a pas diminué son goût pour l’épargne ; mais, au lieu de cacher entre deux piles de linge les quelques francs économisés chaque mois, il fait planter de la vigne dans une partie du champ dont il est propriétaire, et fait de petits prêts à sa sœur nouvellement mariée à un cultivateur ; ce dernier ne dispose pas, en effet, des avances nécessaires pour permettre de faire plus rapidement prospérer un domaine, et la moindre aide pécuniaire lui est d’un réel secours.

Abel B. ne va jamais au cabaret, et doit être qualifié de sobre, car, s’il boit pur le vin de son pays, il n’en fait qu’une consommation raisonnable, et ce vin léger ne porte pas à la tête. Pour sa part, il en boit environ 250 litres par an, plus 50 litres d’une boisson légère faite du produit d’une seconde pression du marc de raisin additionné d’eau.

Jusqu'à treize ans il a fréquenté l’école communale, comme ses petits camarades, et ne s’est signalé ni par sa paresse ni par une ardeur extrême à apprendre ; il était dans la moyenne de sa classe. En calcul, cependant, il était toujours le premier, et cette heureuse disposition lui est aujourd’hui d’un grand secours, puisqu'il est obligé de tenir ses comptes lui-même, sa mère sachant seulement lire et pas écrire ; il les écrit en Braille et s'y retrouve fort bien5. Quant à la correspondance[153]en noir échangée entre lui et les fournisseurs de matiéres premiêres ou les épiciers qu'il approvisionne, ce sont des voisins complaisants ou des parents qui se chargent de la faire.

§ 4. — Hygiène et service de santé.

Abel B. est de taille moyenne (1m68 environ) ; son abord est affable, sa physionomie franche ; son teint légèrement coloré indique la santé ; son corps n’a peut-être pas acquis toute l'ampleur qu’on est accoutumé de voir chez un garçon de trente ans, flls de ces robustes ouvriers des campagnes qui passent leur vie au grand air, mais il n’a pas l’apparence chétive de bien des aveugles, et aucun mouvement nerveux n’agite ses membres.

Enfant, jamais il n’a été malade (pas même de la coqueluche ni de la rougeole), et depuis décembre 1897, époque à laquelle il fut bien établi qu’il était complètement aveugle, jamais il n’a ressenti aucun trouble, aucun malaise.

Il y a un an environ, à force de demeurer de longues heures debout devant son établi (il travaille en moyenne douze heures par jour), ses jambes enflaient parfois ; une journée complète de repos faisait disparaître cette enflure ; mais, craignant d’avoir des varices, il s’est acheté un tabouret élevé sur lequel il s'assied de temps en temps tout en faisant ses brosses ; depuis ce moment, il n’a plus jamais été sujet à cette indispositiou.

Son père était très robuste, paralt-il, et mourut des suites d’un accident de voiture (lésions internes).

Sa mère, qui éleva cinq enfants, est âgée de cinquante-six ans ; elle est plutôt petite et porte la coiffe berrichonne ; son visage, brûlé par le soleil, exprime la bonté et est animé par deux yeux où luit parfois une pointe de malice, jusqu’à l’ge de cinquante-quatre ans, sa santé a été excellente, mais à ce moment elle eut une crise de foie qui la cloua au lit pendant trois mois ; elle attribue cette crise à l’émoi ressenti subite[154]ment par le vol commis à leur préjudice et aussi aux épreuves qui ne lui ont pas été épargnées.

Abel B., qui mène une vie très régulière, dont l’alimentation est saine, ne pratique pas d’autre exercice que la marche. Il se contente d’aller le dimanche, dans la belle saison, se promener dans la campagne avec un ami ; ils font ainsi deux ou trois kilomètres tout en bavardant; s'il fait très chaud, ils s’assoient à l'ombre d’un arbre et l'ami fait la lecture du journal ou d’un livre quelconque. La démarche d’Abel B. est régulière ; sur la grande route surtout, sentant quelqu’un marcher à son côté, il va très dreit sans s’appuyer à son compagnon, s’il tient un bâton à la main, c’est plus pour écarter un obstaclé qui pourrait se trouver devant lui que pour s’appuyer ; il connatt d’ailleurs tous les chemins, et le moindre caniveau, la plus faible inclinaison du sol, lui indiquent très exactement l'endroit où il se trouve. Pourtant il ne circule pas seul dans les rues du village.

Sa cécité absolue est attribuée à des convulsions qu'il aurait eues vers l’âge de deux ans et qui n’auraient pas été bien remarquées ; déjà, étant enfant, sa vue était faible, mais il voyait assez pour écrire et lire même au tableau noir sans l'aide de lunettes.

Il allait avoir dix-huit ans, quand, s’étant fatigué un jour à faucher (son père était mort depuis deux ans et il le remplaçait dans l’exploitation du petit bien de famille), il éprouva un très violent mal de tête, et se mit au lit un peu plus tôt que de coutume. A son réveil, les objets qu'il distingua lui parurent brouillés, comme c’était un dimanche, il se rendit à la messe et constata le même phénomène. IRentré chez lui, il essaya de lire le journal, mais un brouillard s’interposait entre les lettres et ses yeux, et, étant allé jusqu’à son champ pour retourner le fourrage, il ne put arriver à le distinguer du sol. La nuit passée, le lundi matin, il voulut sortir de chez lui, mais il lui sembla qu’une taie s’était formée sur ses yeux, devant lesquels dansaient mille moucherons. A la fin de cette journée, en l’espace de quarante-huit heures, il était devenu aveugle.

Consulté aussitôt, le médecin de la ville voisine (car il n’y a ni pharmacien ni médecin à Bué même) déclara qu'à son avis il n’y avait rien à faire et l'engagea à se rendre à Paris. C’est ce qu’il fit, et il en revint au bout de quelques jours, avec un certificat délivré aux Quinze-Vingts, et constatant sa cécité pour les causes suivantes :

Oeil gauche : choroïdite.

Oeil droit : décollement total de la rétine.

[155] Au bout de quelques semaines pourtant, un peu de vision revenait, assez nette tout d’abord, mais bientôt double, plus mauvaise particuliérement par les jours d’orage et baissant progressivement : au mois de décembre 1897, il était pour toujours plongé dans les ténèbres.

§ 5. — Rang de la famille.

Ce qui, dans le pays, attire l'attention sur Abel B., ce n'est pas ce métier de brossier exercé au sein d'une population essentiellement agricole, mais le fait qu'il est exercé par un aveugle, c'est-à-dire par un individu qui, pour les gens de la campagne, n'est généralement plus bon à rien. A Bué, comme dans les environs, ceux qui le connaissent ont de la considération pour lui; on sait qu'il ne réussit dans ses affaires que grâce à un travail opiniâtre. Son infortune si courageusement supportée, son honnêteté, la dignité de sa vie, son attachement pour cette mère, qu'il ne veut laisser manquer de rien, l'affabilité de son caractère, lui ont acquis l'estime et la sympathie de tous ceux qui l'entourent, sympathie mêlée d'admiration bien plus que de pitié ; c'est à qui lui rendra service, quand il reçoit avis qu'un lourd ballot de chiendent ou de bois de brosses est arrivé pour lui à la gare, distante de deux kilomètres, il trouve trois occasions pour une de se le faire apporter sans bourse délier. Si parmi los personnes qui viennent des environs « voir travailler le brossier aveugle », il en est qu’attire surtout la curiosité, il en est d'autres aussi que guident leur seule charité et le souci d'encourager par des achats et de bonnes paroles ce garçon qui ne s'est pas laissé abattre par l'adversité et qui lutte chaque jour pour gagner sa vie.

Quant à ceux qui, autrefois, lors du paiement d'une facture, ont voulu lui faire conserver les quelques sous qu'il devait rendre sur la pièce donnée, ils se souviennent de son refus et de sa réponse simple et fière : « Je ne suis pas un mendiant, je demande du travail » ; ils ne sont point tentés de renouveler une offre qui le blesse.

Moyens d'existence de la famille

§ 6. — Propriétés.

[156](Mobilier et vêtements non compris)

Immeubles : La mère d’Abel B. fit à ses quatre enfants, dès que sa dernière fille fut majeure, l’abandon de tout ce qui lui revenait sur la succession de son mari et de ce qu’elle possédait elle-même, à charge pour chacun d’eux de lui payer annuellement une rente de 50f et de lui donner un hectolitre de vin ou sa valeur en argent, soit environ 30f. La maison est restée indivise entre les quatre enfants, elle représente un capital de 1,600f environ et pourrait être louée 80f au maximum.

Abel est encore propriétaire de 10 ares de terre qu’il a fait planter en vigne depuis quelques années au fur et à mesure des ressources dont il disposait. Il a vendu, pour se faire construire un atelier, la majeure partie des terres qui lui venaient de la succession de son père, environ un hectare............ 1,250f 00

Maison d'habitation en copropriété pour un quart, 400f 00 ; — atelier, 450f 00 ; — 10 ares de vignes, 400f 00. — Total, 1,250f 00.

ARGENT ET CRÉANCES............ 300f 00

Somme gardée comme fonds de roulement, 100f 00 ; — argent prété sans intérêt par Abel à une de ses sœurs, 200f 00 ; — rente viagère due à la mère d'Abel par ses enfants (pour mémoire). — Total, 300f 00.

Matériel spécial des travaux et industries............ 216f 00

Pour la confection des brosses : 1 établi, 15f00 ; — 1 machine à couper les bottes de chiendent, dite guillotine, 70f 00 ; — 1 machine à égaliser les brosses et les balais, 61f 25 ; — des balances, 15f 00 ; — 1 étau, 18f 40 ; — ustensiles divers (pinces, limes, peigne, marteau, etc.), 20f 35. — Total, 200f 00.

Pour le blanchissage du linge et des vêtements : 1 cuve, 4f 50 ; — 1 planche à laver, 0f 50 ; — 1 terrine en terre, 1f 00 ; — 2 fers, 2f 00. — Total, 8f 00.

Pour l'entretien du mobilier : Boîte à outils, contenant rabot, marteau, ciseau, tenailles, etc., 8f 00.

Valeur totale des propriétés............ 1,766f 00

§ 7. — Subventions.

[157] Abel B. ne reçoit aucune subvention fixe. Il ne touche rien de l’Assistance obligatoire et n'a jamais eu la pension externe des Quinze-Vingts (supprimée depuis 1909), parce que sa mêre avait un peu de bien.

Au début de l’hiver, l'Association Valentin Haüy6lui envoie quelques vêtements qui ne représentent pas une somme bien importante (15f environ), car il est très discret dans ses demandes ; ces vêtements sont rarement neufs, témoin le grand tablier bleu tout rapiécé avec lequel il travaille d’habitude.

C’est grâce à l’Association Valentin Haüy qu’il a vu porter de 100 à 200f le crédit qu'il avait aux ateliers de « l'Ecole professionnelles d’aveugles de la rue Jacquier », où il se fournissait de toutes les matiéres premières dont il avait besoin. Actuellement, cette société, en voie de transformation, ayant cessé ses fournitures, il s'adresse directement aux divers marchands, qui ne font d’ordinaire ni crédit ni escompte.

Les voisins lui donnent de temps en temps une salade ou quelques fruits ; pour son chauffage, pendant la mauvaise saison, il achête pour 15f de bourrées et une corde de bois (un peu plus de 2 stéres), du prix de 15f environ, ce sont encore les voisins qui, par gracieuseté, lui coupent son bois et le rangent dans la grange. On a vu qu'il ne paie jamais rien pour le transport des ballots de marchandises de la gare à son domicile, pas plus que pour les grandes quantités de brosserie qu'il expédie à ses clients par le chemin de fer. Il réalise de ce fait une économie d’environ 40f par an (1f pour chaque camionnage).

La subvention dont il tire le plus grand profit consiste dans l'avantage largement accordé aux aveugles travailleurs par les compagnies de chemins de fer de voyager, eux et la personne qui leur sert de guide, en ne payant qu'une seule place dans un rayon déterminé et indiqué sur une carte personnelle. Cet avantage leur a été obtenu, il y a longtemps

Il ne fait pas partie d'une société de secours mutuels; il n'y en a pas à Bué.[158]déjà, par l’intervention de l’Association Valentin Haüy ; il est très apprécié de tous les travailleurs aveugles qui, au nombre de plus de 500, bénéficient de ces facilités de circulation ; il n’est pas dédaigné par les aveugles brossiers, qui peuvent agrandir le cercle de leur clientèle, tout en réalisant par ce moyen une sérieuse économie.

Lors de ses débuts surtout, Abel B. voyageait beaucoup pour se faire connaître ; maintenant que sa clientèle est faite, il se déplace moins ; il estime cependant que le bénéfice retiré de ce chef est encore d’environ 70f par an.

§ 8. — Travaux et industries.

On peut ranger cet aveugle brossier dans la catégorie des ouvriers chefs de métier propriétaires.

En général, le principal avantage de cette industrie, pour ceux qui l’exercent, consiste dans la facilité qu’ils ont de s’y livrer aux heures et pendant le temps qui leur conviennent le mieux, ils sont, de ce côté, entièrement libres, et travaillent en général pour leur propre compte, trouvant cela plus avantageux.

Très régulier dans ses habitudes, Abel B. est installé devant son établi tous les jours, hiver comme été, à cinq heures du matin ; il n'a pas besoin, comme bien d’autres ouvriers, d’attendre le lever du jour pour pouvoir travailler.

Vers sept heures et demie du matin, il s'absente pendant une demiheure environ pour prendre son petit déjeuner ; il laisse à nouveau son ouvrage vers midi, heure du principal repas, et ne le reprend que vers deux heures, après s’être un peu reposé ; enfin, le soir, vers huit heures, quelquefois huit heures et demie, il quitte définitivement son atelier pour souper et se coucher aussitôt ; il fait donc toujours douze heures de travail en moyenne.

Il passe environ trente journées hors de chez lui pour écouler sa marchandise, et se repose les dimanches et jours de fête (60 jours).

Il convient de remarquer qu'il ne s'occupe de rien dans la maison ; c'est sa mère qui prépare les repas et s’acquitte de tous les soins qui incombent à une ménagère.

On ne peut dire qu’il vend uniquement en gros ou en détail, il vend en demi-gros le plus souvent, et établit ses prix de la manière suivante :[159]pour une commande de gros, il ajoute au prix de revient des matières premières employées un peu plus du tiers de cette somme ; par exemple, pour douze douzaines de brosses en chiendent dites « versé-versé », qui représentent 30f de fournitures environ, il demande 42f à 43f.

Pour une commande au détail, au contraire, il ajoute uno somme presque égale à celle représentée par lesmatières premières; par exemple, pour une brosse à habits de sept pouces, à neuf rangs, pour laquelle il aura employé 2f 50 de bois et de soie, il demande 4f 50 à 4f 75.

L'aveugle brossier de Bué égalisant une brosse [§8]
L'aveugle brossier de Bué égalisant une brosse [§8].

Il sait faire tous les genres de brosses et de balais, sauf la brosserie industrielle, dont il n’aurait du reste pas le placement. Ce qu’il fait le plus, c’est la grosse brosserie : chiendent, tampico, piassava et des balais de coco.

Bien que l’émulation que donne le travail en commun lui ait complèVêtement fait défaut, puisqu’il a toujours travaillé seul, il arriverait sans doute, avec des efforts, à devenir plus rapide et, par suite, à produire davantage, en moins de temps, mais ses habitudes de travail sont prises, il ne désire pas les changer ; il n’est pas ambitieux et souhaite seulement pouvoir « joindre les deux bouts » sans rien changer à la vie qu’il s’est faite.

[160] Il aurait également la vente des balais dits de paille de riz (c’est simplement du sorgho), mais il n’a pas appris à les fabriquer.

Certains aveugles brossiers, établis dans de petites villes, ajoutent à leur commerce de « brosses et balais en tous genres » celui des éponges, des peaux pour nettoyer l'argenterie ou les voitures, des plumeaux, de la cire, du cirage, du savon et autres pâtes ou poudres spéciales; ils en retirent un bénéfice d’autant plus appréciable que le gain ainsi réalisé n’est pas le produit de leur travail personnel, mais simplement d'une mise de fonds. Abel B. n'a cherché à vendre aucun de ces articles, pour ne pas faire du tort aux quatre petits épiciers de son village, qui, en revanche, lui font un peu de réclame, c’est un échange de bons procédés.

Un assez grand nombre d’aveugles savent aussi canner les chaises, ce qui est d'un bon rapport, ou faire du filet, ce qui est plus une occupation qu’un gain ; Abel n’a appris ni l’un ni l’autre de ces métiers.

Il n’a pas de frais de guide, sa mère lui en tenant toujours lieu ; s’il avait besoin d’en prendre et d’en payer un, cela lui coûterait environ 70f par an, rien que pour aller chercher ou livrer des commandes.

Si un enfant du village l’accompagne parfois dans une petite course à moins d’une lieue de Bué, et jamais en chemin de fer, c’est par gracieuseté et pour avoir plaisir à lui rendre service.

C’est encore sa mère qui lui fait, dans des proportions déterminées par ui, le mélange du chiendent et du tampico pour les brosses à laver dites « longjumeau » et « versé-versé ».

Ne pouvant soigner lui-même sa vigne, Abel le fait faire à son compte par un vigneron. Actuellement le produit est en moyenne de 4 hectolitres ; quand la vigne sera en plein rapport et dans les bonnes années, il pourra atteindre de 650 à 750 litres.

Mode d'existence de la famille

§ 9. — Aliments et repas.

L’alimentation de l’aveugle brossier et de sa mère est simple, mais saine et sufisamment abondante, elle ne diffère pas de celle qui est[161]habituelle aux gens de la campagne ; c'est dire qu’elle se compose principalement de légumes et de laitage, la viande de boucherie n’étant pas employée tous les jours.

On mange le matin, vers sept heures et demie, la soupe au lait, aux pommes de terre ou aux choux, avec un morceau de fromage, et même parfois un peu de charcuterie, ce premier repas se termine par un verre de café ; puis, à midi, on mange un peu de lard ou de viande avec des légumes autour, un morceau de fromage de vache, moins cher que celui de chèvre, quelquefois un biscuit trempé dans du vin. Le soir, on ne prend guère que la soupe et un peu de fromage. Les meilleurs repas sont ceux où l’on mange du porc avec des pommes de terre ; Abel affectionne aussi les œufs en omelette. Il ne boit d’alcool que trés rarement.

§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements

Bien que située au creux de ce vallon où coule le petit ruisseau qu’alimente la fontaine de Sainte-Radegonde, la maison d'Abel B. est placée dans de bonnes conditions hygiéniques ; elle est orientée vers le levant, bordée au nord et au sud par deux petites rues, à l’ouest par un petit jardin, et sur le devant par une petite cour dont une partie a été convertie en jardin fleuriste.

Construite sur le même modèle que les demeures voisines, en pierres crépies à la chaux, couverte en petites tuiles, la maison qu'habite Abel B., avec sa mére, se compose d’un seul grand corps de bâtiment n'ayant qu'un rez-de-chaussée ; à une extrémité, un cellier étroit mais ayant toute la profondeur de la maison ; à côté, une grande chambre à deux lits (5 métres sur 5m50), qui sert aussi de cuisine; derrière, une petite chambre inoccupée, donnant sur une courette, puis une écurie pour loger deux bêtes et une grange où pourraieut facilement tenir deux voitures ; sur le tout un grenier. L'écurie est vide, il n’y a pas même une chèvre, et la remise sert de débarras pour mettre les grosses bailes de chiendent et les bois de balais ou de brosses qui autrement encombreraient l’atelier. Les pièces sont carrelées ; le mobilier, simple mais suffisant, est trés proprement tenu : une grande horloge, une armoire, un buffet avec ses vieilles ferrures, deux lits, une table et quelques chaises ; le tout orné de nombreuses photographies de la famille, et des épaulettes de chas[162]sœur à pied du père qui, aprés la capitulation de Metz, resta huit mois prisonnier en Prusse.

L’atelier, qui est construit en briques sur champ et recouvert de grosses tuiles, est à l’angle de la cour et de la rue ; les deux fenêtres qui l’éclairent s’ouvrent à l’ouest, comme la porte ; son unique pièce, qui mesure 3 mètres de large, 4 mètres de long et 2m50 d’élévation, est très bien aérée, un peu chaude cependant l’été ; mais elle se chauffe bien en hiver au moyen d’un petit poêle. Pour y pénétrer, on monte une marche comme dans la maison, et cela a bien son utilité : par les temps de gros orages, en effet, le lit du petit ruisseau qui passe à quarante mètres de là se trouve trop étroit pour contenir les eaux qui coulent en torrent des pentes de Bellechaume et de Marloup. Ces eaux se répandent alors en quelques instants jusque dans la cour d’Abel B., mais la pente du terrain est suffisante pour leur permettre de s’écouler assez rapidement.

Les petites dimensions de l’atelier ne permettent pas d'y mettre, outre l’établi et les machines à couper déjà désignées, autre chose qu’un banc, deux chaises et un petit bahut. Accrochée le long d’un mur, une cage contient quatre petits oiseaux dont le ramage perpétuel tient compagnie à l’aveugle, qui veille à ce qu’ils soient proprement tenus et bien approvisionnés.

De même que sa mère, Abel B. est aussi convenablement vêtu que .le permet sa modeste condition, il l’est surtout très proprement ; il ne se promènerait pas sur les chemins de Bué sans mettre un vêtement meilleur que celui avec lequel il travaille et sans se donner (c’est bien le moins) un bon coup de brosse, pour enlever la poussière produite par certaines des fibres qu’il emploie.

Meubles............. 937f00

1° Literie : 2 bois de lit, 85f00 ; — 1 lit de fer, 15f00; — 2 sommiers, 60f 00; — 1 paillasse, 5f 00 ; — 3 matelas, 100f 00 ; — 2 matelas de plumes, 70f00 ; — 3 traversins, 22f 00 ; — 3 oreillers, 30f 00; — 2 édredons, 50f 00; — couvertures, 65f 00 ; — dessus de lit, 8f 00. — Total, 510f 00.

2° Meubles de la grande chambre, cuisine : 2 armoires, 90f 00 ; — 1 bahut, 40f00 ; — 6 chaises, 30f 00 ; — 1 horloge, 28f 00 ; — 2 tables, 29f 00; — 1 suspension, 16f 00 ; — 1 pendule, 35f 00 ; — 1 coffre à pain, 16f 00 ; — rideaux de lit, 14f 00 ; — 1 table de nuit, 26f 00 ; — 1 lampe, 4f 00 ; — 1 glace, 3f 00 ; — 1 accordéon, 10f 00 ; — petits rideaux de vitrage, 2f 00. — Total, 343f 00.

3° Meubles de la petite chambre : 1 table, 13f 00 ; — 1 coffre bahut, 22f 00; — 2 chaises, 8f 00; — 1 table de nuit, 20f 00. — Total, 63f 00.

4° Meubles de l'atelier : 1 banc, 3f 00 ; — 2 chaises, 6f 00 ; — 1 petit bahut, 10f00; — 1 cage à serins, 2f 00. — Total, 21f 00.

Ustensiles............ 121f 10

1 seau, 4f 00; — 2 casseroles en cuivre, 12f 00 ; — 3 casseroles en fer battu,[163]8f 00; — 3 casseroles émaillées, 15f 00 ; — 1 plat en cuivre, 3f 00; — 1 bassine, 2f 25 ; — 1 moulin à café, 2f 50 ; — 2 poêles à frire, 3f 50 ; — 2 pots de graisse, 1f 80 ; — 2 passoires, 1f 75 ; — 1 lampe de cuisine, 1f 90; — 1 panier à salade, 0f 90; — 2 plats émaillés, 3f50; — 1 hachoir et une planche à hacher, 8f 00 ; — 1 bote à sel, 1f 00 ; — vaisselle de table et verrerie, 25f 00 ; — pots à lait, cuillers en bois, pincettes, pelles, chenêts, 7f 00 ; — porte-plat, toile cirée, jusqu'à t, 3f00 ; — couteaux, fourchettes, cuillers, 5f00 ; — ustensiles de toilette, 12f 00. — Total, 121f 10.

Linge de ménage............ 129f 00

8 paires de draps, 80f 00; — 6 taies d’oreillers, 12f 00 ; — 2 douzaines de serviettes de toilette, 20f 00; — 1 nappe, 2f 00; — 2 douzaines de torchons, 15f 00. — Total, 129f 0.

VÊTEMENTS............ 219f15

Vêtements de l'ouvrier (138f 50).

2 costumes, 42f 00 ; — 8 chemises, 16f 00; — 2 paires de chaussures, 18f 00; — 3 chapeaux, 6f 00 ; — 8 paires de chaussettes, 8f 00 ; — 1 pèlerine, 5f00 ; — 2 cravatEs, 3f 00 ; — 1 pardessus d'hiver, 25f 00 ; — 1 gilet de triCot, 6f 00 ; — 2 gilets à manches en lustrine, 6f 50 ; — 3 tabliers bleus, 3f 00. — Total, 138f 50.

VÊTEMENTS DE LA MÈRE (80f 65).

2 robes, 23f 00 ; — 1 châle, 2f 00 ; — 3 caracos, 5f 00 ; — 2 jupons, 10f 00; — 1 paire de chaussures, 10f 00 ; — bas et bonnets, 7f 50; — mouchoirs, 4f 00 ; — pantoufles et galoches, 3f 25; — 3 foulards, 3f 90 ; — 6 chemises de coton, 12f 00. — Total, 80f 65.

VALEUR TOTALE DU MOBILIER ET DES VÊTEMENTS............ 1,406f25

§ 11. — Récréations.

Les récréations que peut goûter Abel B. à Bué sont rares ; elles consistent principalement dans les fréquentes visites que viennent lui faire ses nombreux amis, grands et petits, et qui, du reste, n’interrompent pas son labeur. Régulièrement, chaque jour, un gentil garçon de treize ans vient lui faire la lecture du Petif ourna et reçoit souvent en revanche des indications pour un problème dont la solution l'embarrasse.

Après son repas de midi, Abel B., qui n’est pas fumeur, se délasse en lisant quelques pages du Louis Braille auquel il est abonné, ou de la Revue Braille que lui prête un de ses amis aveugles7. La lecture de[164]cette revue fort intéressante, et qui « raconte tout », dit-il, l’occupe à peu près toute la semaine.

Abel B., étant très absorbé par son travail, ne fait aucun emprunt à la Bibliothèque de l’Association Valentin Haüy.

[165] Pour se distraire encore, il correspond avec ses amis aveugles ou clairvoyants, ou bien fait sur de grandes feuilles de papier spécial des alphabets en Braille, au bas desquels il a soin de mettre son nom, son adresse, sa profession ; il les distribue aux personnes qui viennent le voir, surtout à celles qu’il juge susceptibles de lui faire de la réclame ; il excite ainsi lour curiosité bien plus que par une banale notice imprimée en noir; depuis sept ans, il estime qu'il a déjà distribué sept cents alphabets.

Avant l’observation de son curé, on dansait chez lui, l'été seulement ; les jeunes gens et les jeunes filles venaient au nombre de vingt, de trente parfois. L’hiver, on causait et on jouait aux cartes (il se sert naturellement de cartes pointées). Maintenant on ne se réuinit plus guère chez lui, mais il a toujours des amis avec lesquels il fait de bonnes parties d’écarté. C’est en effet l’écarté qui est, avec le trente et un, son jeu de cartes préféré. On récite aussi des vers, on chante des chansons ou des cantiques ; pour sa part, Abel B., qui aime beaucoup la musique, en sait plus de cent.

Dans la situation où il se trouve, son seul regret est d’être devenu aveugle trop tard pour pouvoir entrer à l'Institution nationale des jeunes aveugles, où il eût appris la musique. Il serait certainement devenu accordeur, car il a l'oreille juste.

Il se rend rarement aux « assemblées » des environs ; il reçoit parents et amis, le dimanche qui suit le 13 août, jour de réjouissance à Bué; tous les anciens Buétons, qui peuvent le faire facilement, reviennent au pays ce jour-là pour prendre part à la fête et danser la bourrée.

Enfin, de temps en temps, un châtelain qui habite une commune voisine vient faire, à Bué, une petite causerie avec projections sur un sujet scientifique le plus souvent : les obus, les toupies flottantes, les navires de guerre, les aéroplanes, etc., etc. Abel B. écoute avec la plus grande attention, se fait expllquer les projections par ses voisins et, grâce aux lectures qui lui ont été faites et à son esprit appliqué, il se rend compte de tout comme s'il y voyait, et il s’amuse énormément.

Histoire de la famille

§ 12. — Phases principales de l'existence.

[166] Abel B. est issu d’une famille de petits cultivateurs propriétaires établie depuis longtemps dans le pays ; un de ses oncles et deux tantes habitent encore Bué. Comme il n’avait que trois sœurs, il était appelé par la force des choses à devenir cultivateur à son tour et à remplacer son père, il n’avait pas l’idée de chercher hors de son village un autre genre de travail que celui qu’il voyait pratiquer par tous les sienrs. Et pourtant le domaine de ses parents n’était pas bien important : 5 hectares de terre de culture, 1 vache, 1 cheval, 2 chèvres, ne sufisaient pas à occuper son père, qui travaillait dans les champs de cultivateurs plus fortunés, il faisait également des roulages et augmentait ainsi ses ressources ; ce n’était pas la fortune, mais c’était le pain assuré et le paysan sait se contenter de peu, contrairement à ce qui arrive trop souvent à l'ouvrier des villes.

Après avoir été en classe jusqu’à treize ans et avoir fait sa première communion, Abel B. venait en aide à son père dans ses travaux agricoles ; il n’avait pas encore seize ans lorsque ce dernier mourut en 1895 et ce fut sur lui que reposa le soin de faire fructifier le bien de la famille; il s’en acquittait déjà consciencieusement lorsqu'il devint aveugle ; les terres du domaine furent alors louées à un voisin jusqu’au jour où la plus jeune de ses sœurs ayant atteint sa majorité, les partages furent faits.

Pour sa part, il eut, en plus de son quart de la maison familiale, 10 bosselées de terre (la bosselée représente 10 ares) ; il en vendit 9 au prix de 900f.

Cette somme lui servit à faire édifier son atelier (450f —§6), 200f furent employés à planter de la vigne dans une partie des 10 ares conservés, le reste, soit 250f, lui permit d’acheter des matières premières, une partie de son outillage et d’entreprendre son commerce.

Lorsqu’il fut nettement établi qu’il était aveugle, en décembre 1897, le maire de la commune, un brave cultivateur, qui savait qu’à Bourges on faisait travailler des aveugles, lui proposa d’aller dans cette ville[167]apprendre un métier ; des démarches furent faites et le conseil général vota bientôt une somme de 750f pour les frais d’apprentissage qui devait durer un an ; ces frais se décomposaient ainsi :

100f pour l’achat des outils indispensables ;

100f pour les leçons de brosserie ;

550f pour prix de la pension (logement, nourriture, blanchissage, etc.).

A l'atelier, Abel B. se montra apprenti docile et attentif. Au bout de l’année, il savait faire à peu près tous les genres de brosses ou balais ordinaires, en chiendent, ou en soie. De plus, il avait mis à profit la fréquentation d'un autre aveugle intelligent qui lui avait appris à lire et à écrire en Braille de façon courante ; sur la recommandation d’une personne qui connaissait l’Association Valentin Haüy, du papier spécial et une tablette lui avaient été envoyés gratuitement par cette Association.

Pour se perfectionner, le conseil général lui alloua encore une somme de 550f pour passer une deuxième année à Bourges.

Lorsqu’il revint à Bué, il avait à se faire une clientèle. Grâce à l’Association Valentin Haüy, il obtint rapidement des cartes de circulation en chemin de fer, à demi-tarif, dans un rayon de soixante kilomètres; les ateliers de la rue Jacquier lui firent une avance de matières premières qui fut remboursée peu à peu, son atelier fut construit; il se mit au travail. Ses efforts furent aussitôt couronnés de succès, puisqu’il fit 2,600f d’affaires la première année, son bénéfice fut seulement de 700f, représentant 27 °, de son chiffre d’affaires. Il n’était pas difficile dans le choix de ses commandes, ce qu’il voulait, c’était se faire connaître. Depuis, il est arrivé à un meilleur résultat.

Sa façon de procéder fut la suivante : accompagné de sa mère, il partait avec des échantillons de son travail pour les localités où il pensait pouvoir faire des affaires, il se rendait d'abord chez le maire, puis chez le curé, pour obtenir des renseignements, et ensuite dans les maisons indiquées par eux. Quelquefois on lui mettait une pièce de 20 sous dans la main en disant qu’on n’avait besoin de rien, il laissait la pièce et allait ailleurs. Il visita les épiciers et eut des commandes ; il en manqua quelques-unes dans une ville un peu importante, ayant voulu faire à une vingtaine d’épiciers des prix qu’ils jugèrent trop élevés. l alla partout, dans les châteaux — non sans émoi — comme dans les demeures les-plus modestes. Il distribua des alphabets en Braille. Chaque lundi, pendant deux mois en été et deux mois en hiver, une annonce paraissait dans le journal de la localité voisine avec son nom, son adresse, sa profession et l’indication de « prix modérés », car, dit-il, « les annonces[168]d'hiver servent à ceux qui habitent la ville et celles d’été à ceux qui viennent passer les beaux jours à la campagne ». Il devint bientôt ainsi le fournisseur de l’imprimerie de ce journal.

Au bout de deux ans, sa clientèle faite, il cessait l’insertion de cette annonce.

Si quelques chtelains du voisinage lui firent de la réclame, sa famille ne resta pas inactive : une de ses sœurs, placée comme domestique à cinquante kilométres de Bué, parla de lui à sa maîtresse ; celle-ci, ayant eu un grand-père aveugle, fut prise de pitié, acheta des brosses, en fut satisfaite et fit à son tour de la réclame pour Abel B., à ce point qu’il réalisa de ce côté un chiffre d'affaires de 500f dés la première année et qu'il obtint des commandes de la aociété coopérative de cette localité.

Entre temps, et pour faire une surprise à son ami aveugle qui lui avait appris à lire et à écrire en Braille, il fit venir de l'Association Valentin Haüy, pour 0f 35, un modéle d’alphabet abrégé, l'apprit seul en peu de temps et écrivit à son ami par ce procédé ; les compliments ne se firent pas attendre.

Il apprit à sa sœur mariée à Paris et à son beau-frère à lire et à écrire l’écriture en points saillants, afin de pouvoir correspondre avec eux en cas de maladie de sa mère.

Actuellement qu'il possède bien son métier, les journées passent toutes semblables, toujours très remplies, il ne se plaint nullement de leur monotonie; au contraire, il déclare bien haut qu’il est aussi heureux qu'un clairvoyant, car il ne pense pas à son mal et, n'ayant pour ainsi dire pas quitté son pays, il lui est facile de se rendre compte exactement de ce qui s'y passe.

« Je suis au courant de la vie de mes semblables, dit-il ; si on me donnait à choisir je préférerais être comme je suis plutôt que sourdmuet ; je puis entendre une conversation, un concert, tenir un commerce, ére utile, puis ma cécité m'attire de la sympathie. De plus ce n'est pas un enfant de douze ou quatorze ans qui irait tenir compagnie pendant des heures à un sourd-muet. Quel entretien pourraient-ils avoir ? J’ai au contraire toujours de l’animation autour de moi, sans compter le bavardage de mes serins. »

Le fait est qu’après un instant de conversation, on s'aperçoit qu’il est au courant de tout aussi bien qu’un clairvoyant de sa condition.

Tout ce qu’il souhaite, c'est de pouvoir trouver toujours du travail et d’avoir la santé suffisante pour le faire. Tant qu'il se portera bien, en effet, son gain modeste lui permettra de vivre avec sa mére sans priva[169]tions et d’équilibrer son budget. Une maladie de quelque durée apporterait une grande perturbation dans sa vie, non pas seulement par les dépenses et les soucis qu’elle occasionnerait, mais parce qu’elle compromettrait une existence en quelque sorte au jour le jour et lui ferait perdre peut-être une partie de sa clientèle. Toutefois, l’Association Valentin Haüy serait là pour l’aider à se relever et pour combattre les mauvais effets de la maladie.

§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille

L’habitude du travail, de l’ordre, de l’économie, l’union avec les siens, la résignation à son sort et, avec la satisfaction du devoir accompli, la considération de ceux qui le connaissent, assurent à Abe1 B., sinon le bonheur tel qu’il pourrait l’avoir s’il était clairvoyant, du moins un très grand bien-être.

Depuis treize années qu’il est aveugle, il n’'a reçu de l’Association Valentin Haüy que des vêtements, une tablette et un poinçon; jamais il n’a sollicité de don en argent, pas même lorsque ses économies lui furent volées.

Au début de chaque année, il rembourse à cette Association, selon la coutume, le montant des timbres apposés, ainsi que l'exige la loi, sur ses permis de chemin de fer, soit 1f 50 pour les Compagnies du P.-L.-M., de l’Orléans et des Chemins de fer économiques.

C’est une précaution prise afin d’éviter des demandes inutiles ; sachant qu’il a une somme — modique assurément — à payer, l’aveugle ne fera pas de demande intempestive.

Il a été dit déjà qu’il n'y avait pas à Bué de société de secours mutuels. Pourtant, comme Abel B. songe à l’avenir, il fait, depuis trois ans, partie d’une société (la Mutuelle de France et des colonies), à laquelle il envoie 6f par mois, et qui, après quatorze années de versements, lui remboursera la somme versée, avec les intérêts accumulés, plus un bénéfice appréciable.

Éléments divers de la constitution sociale

FAITS MPORTANTS D’ORGANISATION SOCLALE:

PARTICULARITÉES REARQUABLES :

APPRÉECIATIONS GÉNÉRALES : CONCLUSIONS.

§ 17. SUR L’ORIGINE ET L'HISTOIRE DE LA BROSSERIE

[179] « Quel peuple a utilisé en premier la brosse Nul ne le sait. C’était trop peu important pour le mentionnner soit dans les papyrus, soit dans les inscriptions hiéroglyphiques.

« Les Phéniciens avaient certainement un objet, peut-être une simple carde, avec lequel ils brossaient leurs étoffes, et nous avons tout lieu de croire que les Égyptiens avaient des pinceaux pour enluminer leurs sarcophages.

« Il est également probable que les Grecs et les Romains possédaient un outil pour brosser, quoique leur dictionnaire soit assez obscur au sujet de cet article ; nous pouvons cependant affirmer, en toute sécurité, que nos ancêtres ne se brossaient pas les dents en se levant le matin.

« Les anciens manuscrits, les anciens livres, sont absolument muets sur ce thème, les vieilles gravures ne représentent guère que des artistes avec leurs pinceaux ; on dit qu'ils les ficelaient eux-mêmes, comme ils broyaient leurs couleurs afin d’avoir de belles nuances.

« D’après tout ce qui précède, il y aurait presque lieu de croire que le pinceau et la brosse à peindre sont plus anciens que la brosse à brosser, quoique, aujourd’hui, la fabrication de cette dernière soit de beaucoup plus importante.

« En fait de types de brosse, à l’exclusion du balai, du pinceau et du blaireau de barbier, le plus ancien que nous ayons pu voir est une brosse à cheveux, à habits, datant du moyen âge8. Cette brosse a[180]la forme d'un plumeau, elle est en soies blanches fortes, la fleur est attachée et passée sur un pivot de bois central faisant corps avet une armature d'un miroir ovale allongé. La partie attachée et poissée sur le manche est cachée par une gaine brodée en fil d’argent et en perles. C’est la racine des soies qui servait pour se brosser.

« Il n’est donc pas question de loquets poussés et tirés, c’est une espèce de pinceau à brosser et ce type ne fait que confirmer nos présomptions que la brosse à peindre est l’origine de la brosserie9. »

Jusqu'en 1789, les fabricants de brosses furent connus sous le nom de vergetiers, car ils faisaient des vergettes, appellation donnée, de nos jours encore, aux brosses à habits en soie. L'origine de la vergette, c’est la « virga » des Romains.

« La virga10était une baguette assez longue, souple et flexible, dont se servaient les anciens pour battre leurs toges et leurs tuniques. Elle fut importée chez nos ancêtres lors de l’invasion des Gaules par les troupes de César. Avec le temps, son usage se répandit et finit par donner naissance à une industrie spéciale, celle des vergetiers, qui, au v° siècle, formaient une corporation régie par des statuts datant de 1485, sous le régne de Charles VII ; ces statuts leur conféraient le droit de faire des brosses, à l'exclusion de tous autres corps de métiers

« L'induatrie des vergetiers a dû suivre une marche progressive assez rapide et acquérir une certaine importance, car, dès 1659, le roi Louis KIV concédait à la corporation des lettres patentes et la constituait en communauté d'arts et métiers.

« Les règlements indiquaient11en quelle matiére devait être fait chaque ouvrage, dans quelles conditions la matière première devait être employée, etc. Les trous dans lesquels on passe le chiendent ou la soie avaient des diamètres déterminés, et les jurés les mesuraient avec un poinçon dont la matrice restait à leur garde.

« Un doyen12et deux jurés présidaient aux destinées de la communauté et la gouvernaient ; leurs fonctions étaient complexes : ils faisaient des visites, recevaient les brevets, donnaient les lettres de maitrise et assignaient le chef-d’œuvre.

« La durée de l'apprentissage était de cinq ans, et chaque membre de la communauté n’avait le droit de recevoir un apprenti que tous les dix ans.

[181] Les vergetiers restèrent en possession de leur privilège jusqu’au moment de la Révolution, où ils prirent le titre de « brossiers », dénomination plus en rapport avec les objets qu'ils fabriquaient.

« Leurs patrons étaient sainte Barbe et saint Martin ; et leurs armoiries : « d'argent au chevron de gueules, accompagné, en chef, d'un balai de même, d’une brosse de sable, et en pointe d’une raquette de gueules emmanchée et treillissée de sable r.

« Les procédés de fabrication des anciens vergetiers, lorsqu’ils se mirent à confectionner les premières brosses, étaient sensiblement les mêmes que ceux usités de nos jours : mais le travail se faisait entièrement à la main.

« L’ouvrier13était capable dans tout : il taillait, sciait et perçait son bois, il préparait ses soies, il montait ses brosses et les finissait entièrement. On fendait des blocs de bois dans le fil, on les façonnait à la scie, au rabot, à la piane, on les perçait une fois fixés dans l'étau avec un vilebrequin qui n'avait pas de manche en bois, mais s'adaptait sur une plaque de fonte attachée sur la poitrine, comme le font actuellement les serruriers qui percent à l’arbalète, sur place, des tros dans le fer.

« Quelques tours lourds et mastocs, munis de gros volants en bois, étaient venus remplacer peu à peu le vilebrequin, la mèche était fixe, et la poitrine, garnie d'un tablier de cuir et d'une espèce de coussin, était le seul guide pour percer les trous.

« On ne connaissait pas la machine à couper le chiendent et à tailler les brosses ; un couperet de bûcheron et un bloc de bois, une paire d’immenses ciseaux servaient à l’usage indiqué.

« Les brossiers se trouvaient toujours dans des pays producteurs de matières premières.

« Il y avait bien des foires ou des marchés où les soies étaient apportées par les tueurs de cochons qui ramassaient leur propre récolte et se chargeaient de vendre celle de leurs amis ; mais c’était seulement à Carhaix, à Guingamp en Bretagne et à Châlons en Champagne, que les marchés se tenaient régulièrement à des époqnes fixes.

« A l’étranger, les principaux marchés étaient : Leipzig, Francfort-sur-Oder, Kœnigsberg, Nuremberg, Pesth, Gand, Amsterdam et Londres.

« Peu à peu les fabricants firent acheter des matières premières à l’étranger, puis les marchands s'emparérent de cette branche de co mmerce. Enfin les chemins de fer unifièrent le marché.

[182] « Le chiendent vint d’Italie et le piassava du Brésil. « Chaque ville eut son genre de produits et l’on peut répartir les spécialités à peu prés comme suit : Berg-op-oom, balais et brosses hollandaises ; Londres, brosserie de toilette ; Bordeaux et Nantes, grosse brosserie ; Paris, brosserie fine ; Charleville, grosse brosserie ; Gênes, balais de sorgho. »

§ 18. SUR L’INDUSTRIE ACTUELLE DE LA BROSSERIE

L’industrie de la brosserie n'a pas fait jusqu'à ce jour, à ma connaissance du moins, l’objet d’une étude spéciale et complète; il ne s'agit pas de combler ici cette lacune, pareil traité ny aurait, d’ailleurs, pas sa raison d’être.

La participation des aveugles dans cette industrie est très restreinte et se borne uniquement au montage simple, avec une ficelle ou un fil de laiton, des fibres végétales ou de la soie sur une plaque de bois ; les aveugles coupent ensuite eux-mêmes, avec une machine spéciale, les fibres ou les soies à la longueur voulue ; ils ne font que les gros placages et ne vernissent presque jamais.

Il n’est cependant pas sans intérêt de donner quelques renseignements généraux sur une industrie dont les produits, souvent très modestes, représentent pourtant en France une valeur annuelle de plus de 40 millions de francs.

Le peu d’intérêt du métier de brossier est, sans doute, cause de la pénurie d’indications techniques à son sujet.

Ce qui est certain, c’est que cette industrie a progressé de façon considérable en France dans le dernier quart du xx° siècle.

Au commencement de ce siècle, la brosserie fine se fabriquait plus particuliérement en Angleterre ; les procédés et les produits employés conservèrent longtemps à ce pays une suprématie incontestée. Mais, petit à petit, cette industrie grandissant en France, « le brossier14commença à se spécialiser, abandonnant le balai et la brosserie de ménage pour s’adonner exclusivement à la production de la brosserie de toilette ».

C’est à Beauvais15que M. Dupont créa, en 1845, la première usine,[183]et sut donner à cette industrie l’impulsion nécessaire pour l'amener à l’importance qui lui revient de nos jours. »

« En brosserie16, on nomme « patte » le morceau de bois plus ou moins épais, percé de part enpart, au foret, de trous ronds égaux disposés en quinconce et convenablement espacés, dans lesquels on fait entrer de la soie ou des matières végétales : chiendent, piassava, etc.

« Pour monter une brosse ou un balai, on passe dans un de ces trous une ficelle doublée en boucle ; des brins de poil d’à peu près même longueur étant réunis en faisceaux, on les engage dans le pli de la boucle et l’on tire la ficelle pour forcer le faisceau à se doubler en entrant dans le trou et à se plier en ses deux moitiés. On a ainsi formé un « loquet ».

« On passe ensuite la même ficelle en boucle dans le trou suivant pour saisir un autre faisceau de poils, et ainsi de suite ; la ficelle reste ainsi engagée dans tous les plis des faisceaux.

« Quand tous les trous sont garnis, on coupe tous les bouts des poils pour les égaliser parallèlement à la patte.

« On pose ensuite sur le dos de la brosse ou du balai, du côté où la ficelle est apparente, une feuille de placage plus ou moins épaisse ; on la fixe avec de la colle ou des clous, quelquefois avec des vis ; on rend le bois bien lisse en le frottant avec du papier de verre, et on le vernit. »

Les brosses communes ne sont pas plaquées : ainsi en est-il des brosses de cuisine en chiendent et des brosses en soie dont on fait usage pour frotter les parquets.

« Les matières17servant à fabriquer les brosses sont tout d’abord le crin de cheval ou de mulet, tiré de la France, de l’Espagne, de la Russie et de la Chine, ét dont le prix oscille entre 5 et 6f le kilo ; les soies de porc, dont la consommation est la plus importante, proviennent de France, de Belgique, de Russie, d’Allemagne et de Chine ; leur prix varie de 2 à 35 ou 45f le kilo. Les matières animales employées pour le montage des brosses sont l’os, la corne, l’ivoire et l’écaille. Les matières végétales qui entrent dans cette fabrication sont le chiendent, récolté un peu partout, le tampico, auquel une ville du Mexique a donné son nom, la fibre de coco (partie de la noix de coco), venant de l'Amérique du sud, le piassava, en provenance du Brésil ; tous ces produits, variables de 0f 70 à 3f le ilo. Les bois des Iles : ébène, palissandre, acajou, citronnier, buis, violette, etc., sont tirés en grande partie de l'Amérique du[184]sud, et les bois communs de France : olivier, peuplier, bouleau, hêtre, merisier, etc., servent au ontage des brosses et balais de tous genres.

« Lè celluloid, depuis sa découverte et son application dans l’industrie, est aussi très employé pour le montage des brosses.

« Anciennement, le brossier préparait lui-même ses fibres, mais, comme il était généralement mal outillé, son travail était plutôt défectueux. Ce fot l’Allemagne, pays de l’article à bon marché, qui comprit la nécessité d’industrialiser cette préparation. En 1875, fut créée, à Strasbourg, la première usine travaillant les fibres végétales d’une manière à peu près pratique. En France, cette préparation se fait depuis 1892.

« La consommation de ces fibres peut être estimée chez nous à environ 500,000 kilos par an. »

L’industrie de la brosserie comprend plusieurs catégories ; celles qui intéressent plus particulièrement les aveugles sont la grosse brosserie et la brosserie fine.

On classe dans cette dernière catégorie, qui représente environ un quart de la production totale de la France, et qui, seule, est exportée : la brosse à dents, la brosse à ongles, la brosse à tête et à habits, toutes les belles brosses des nécessaires ; sous le vocable : grosse brosserie, on range toutes les brosses de ménage et aussi les balais en soie, en chiendent, en coco, la brosserie d’écurie, la brosserie industrielle, mécanique et autre.

On est trés étonné, quelquefois, en constatant la diversité et le nombre des articles employés; il est bien peu de corps de métiers qui n’aient pas leurs brosses spéciales ; il y en a pour glacer les biscuits, et d’autres pour vernir les grandes cartes de géographie, pour coller le papier peint, pour nettoyer les bijoux, les automobiles, les verres de lampes, les persiennes, etc., etc. Il faut signaler aussi les brosses métalliques, dont la fabrication a acquis, depuis une quarantaine d’années surtout, une importance chaque jour grandissante.

L’industrie métallurgique. les manufactures de l'tat, les fabriques de tissus et les filatures font aujourd’hui un grand usage de ces brosses. Elles servent également au bronzage et au polissage des métaux, au ponçage du bois, de la pierre, etc.

Comme elles sont de fabrication moins courante que la brosserie ménagère, elles sont mieux rémunérées.

La fabrication des brosses chevillées date, elle aussi, de quarante ans environ ; elle s’emploie uniquement pour les brosses à dents, à ongles et la belle brosserie de toilette. C'est un travail trop minutieux pour[185]que la plupart des aveugles adultes puissent le faire de façon à en retirer un sérieux bénéfice ; toutefois, il est enseigné dans certaines écoles, comme l’École Braille, par exemple.

Des machines aussi ont été construites, qui fonctionnent de telle sorte que la pincée de poils ou de fibres est toute prête à étre employée, ce qui est une économie de temps et de main-d'œuvre considérable, environ 40 à 50 %.

Enfin, depuis une dizaine d’années, certains industriels fabriquent des brosses sans ficelle. La machine ayant amené un loquet tout prêt à être posé, ce dernier est placé devant le trou à boucher par l'ouvrier qui, d’un coup de pédale donné avec le pied, fait enfoncer au fond du trou le loquet avec une sorte de crampon, qui l'empêche de ressortir. Ce système n'est, jusqu’à présent, employé, disent certains fabricants, que pour les brosses à ongles communes en tampico, vendues 0f 20 environ dans les bazars, et pour certaines brosses de chiendent très ordinaires ; il est pratiqué en province comme à Paris ; d’autres personnes, au contraire, laissent comprendre que, dans certaines fabriques, on monte mécaniquement beaucoup de brosses de soie de qualité moyenne (jamais la très belle brosserie). N'ayant pas eu occasion de visiter d’importantes usines, il ne m'est pas possible d’être affirmatif. Toutefois, il paratt qu’à l’Exposition de 1900, on voyait garnir mécaniquement des brosses en soie.

Un des inconvénients de ce genre de fabrication, c’est d’abord et surtout une augmentation du poids de la brosse ; puis quand, pour un motif quelconque, le loquet est mal posé, il part tout entier, faisant un vide ; enfin, on ne peut donner à ces brosses tous les aspects et toutes les formes désirables, et les bois se cassent souvent au cours du travail, ce qui occasionne une perte sensible.

Actuellement, Paris et le département de l’Oise sont les principaux centres de fabrication de brosserie fine. Dans l’Oise, la majeure partie des ouvriers, principalement les femmes, travaillent à domicile et ne s’occupent que du montage, la coupe et tout le reste se fait dans l’usine.

Les villes où on fait le plus de grosse brosserie sont : Paris, Charleville, Nantes, Lyon, Rouen, Bordeaux, Niort, Lille et Toulouse.

Cette industrie fait vivre plus de 25,000 personnes (environ 15,00Ohommes et 10,000 femmes), qui sont disséminées dans 250 établissements patronaux ; un certain nombre, toutefois, particulièrement dans l’Oise, est occupé à divers travaux de tabletterie : dominos, dés à jouer, etc.

Les salaires n'ont guère progressé depuis une trentaine d'années : il[186]n'y a eu que de 15 à 20% d’augmentation au maximum. A Paris, le dernier tarif des façons, qui date de 1860, n’est pas strictement appliqué par les patrons. Les uns accordent à leurs ouvriers, pour certains articles, le prix de façon du tarif, et pour d’autres articles des prix inférieurs ; il n'y a pas de règle, et les prix varient suivant les fabricants. Les ouvriers qui sont syndiqués ne se plaignent pas de cette manière de faire. Ils ont su, jusqu'à ce jour, vivre en bonne harmonie avec les patrons et obtenir d’eux les relèvements de salaires qu’ils jugeaient indispensables. Le salaire quotidien moyen d’un ouvrier monteur, dans l’Oise, est de 4 à 5f pour un homme, 2 à 2f 50 pour une femme ; les enfants gagnent 1f 75 environ. A Paris, ces salaires sont de 6f pour l’homme et 4f pour la femme, de 1f pour un enfant.

Le prix de vente des objets manufacturés a subi, lui aussi, une marche ascendante, occasionnée principalement par l'élévation du prix des soies.

N’ayant pu trouver de statistique complète permettant de montrer l'extension prise en France par la brosserie depuis cinquante ans, je donnerai seulement les indications suivantes : e 1867, la production totale de brosserie en France était de 22 millions de francs ; elle est aujourd’hui de plus de 40 millions. La maison Dupont, dont deux tiers de la fabrication environ vont à l’exportation, était regardée, à la même époque, comme considérable au point de vue de son chiffre d'affaires, qui ne s'élevait cependant qu’à 1,370,000f; aujourd’hui, il dépasse 4 millions de francs. Les ouvriers de cette maison, qui étaient 700 en 1867, sont 3,000 à l'heure actuelle. On croit pouvoir dire que, depuis cinquante ans, l’exportation a presque triplé ; la consommation a, elle aussi, progressé dans des proportions considérables ; quant à l'importation, elle est insignifiante. La cause de cette plus grande consommation intérieure est tout indiquée : c’est simplement un besoin plus grand et plus général de propreté et une série d'usages industriels nouveaux.

Cette industrie a pris, depuis la seconde moitié du siècle dernier, un accroissement qui ne se ralentit pas, elle est prospère.

§ 19. SUR LA BROSSERIE COMME MÉTIER D'AVEUGLE EN FRANCE ET SUR SES ÉCOLES PROFESSIONNELLES

Ceux qui se sont occupés d'améliorer la situation des aveugles ont toujours pensé que s’il fallait développer leur intelligence par l’éduca[187]tion, il y avait lieu également de leur apprendre un métier manuel susceptible de leur fonrnir un moyen d’existence ou, tout au moins, une occupation et, par suite, une amélioration de leur sort. Valentin Haüy, tout le premier, attachait une grande importance aux travaux manuels enseignés à ses élèves, et lorsque ceux-ci furent admis, le 26 décembre 1786, à se livrer, à Versailles, à leurs divers exercices devant le Roi et la famille royale, tandis que les uns donnaient un concert, les autres faisaient du tricot, des sangles, des cordes, etc., l'un d’eux reliait.

Dans l’ouvrage que Valentin Haüy publiait à la même époque, ssai sur l’éducation des aueugles, il précisait nettement le but vers lequel il tendait : « enseigner la lecture à l’aide de livres dont les caractères sont en relief et, par ce moyen, leur apprendre les langues, le calcul, l’histoire, la géographie, et mettre entre les mains de ces infortunés diverses occupations relatives aux arts et métiers, telles que le filet, le tricot, la brochure des livres, les ouvrages au boisseau, au rouet et à la trame, etc. : 1° pour occuper agréablement ceux d’entre eux qui vivent dans un état aisé ; 2° pour arracher à la mendicité ceux qui ne sont point avantagés des faveurs de la fortune, en leur donnant des moyens de subsistance.

« C’est pour cette raison que, dès 1784, les élèves de l’Institution des jeunes aveugles travaillaient à la corderie, à l’empaillage des chaises, à la vannerie, aux tapis de paille de jonc et de peluche d’Espagne. »

Ce n’est qu’en 1842 que la brosserie fut enseignée aux jeunes aveugles qui, après leur sortie de l’nstitution, devaient gagner leur vie par le travail ; ils montrèrent, dès le début, beaucoup de dispositions pour ce métier, mais on n’a pas d’indication précise sur le bénéfice qu’ils ont pu en retirer. En 1866, l’atelier disparut.

En 1853, la Société de placement et de secours, établie dans le but d’aider les anciens élèves de l’École en « assurant leur placement et en leur donnant dans toutes les conditions et à toutes les époques de leur vie une protection et un patronage permanents », résolut de fonder à Versailles des ateliers spéciaux pour les aveugles travaillant au tournage, au rempaillage, au filet et à la brosserie.

Cette maison, placée sous la direction des Frères de Saint-Gabriel, offrait à ceux qui s’y faisaient admettre les instruments de travail et les matières premières, et pourvoyait à leur existence ; elle se chargeait du placement des objets fabriqués dont la vente, pensait-elle, devait couvrir ses frais. Malheureusement, les dépenses de premier établissement avaient été élevées, les recettes furent faibles et lentes à se for[188]mer ; l’administration ne fut peut-être pas parfaite non plus ; toujours est-il qu’en mars 1855, les ateliers étaient fermés après quelques mois d'existence.

Ce n’est guère que depuis trente ans que l’on a songé et réussi, en France, à mettre les aveugles en mesure d'acquérir une certaine indépendance par un métier manuel suffisamment rémunérateur et, en mêe temps, facile à exercer.

Des hommes se sont rencontrés, plus spécialement émus devant l’une des plus pénibles manifestations de la misère humaine ; ils ont groupé autour d’eux des bonnes volontés, ont parlé dans de nombreuses réunions, écrit des articles de journaux ou des livres ; ils ont créé autour des aveugles une atmosphère de sympathique curiosité et d’intérêt réel, et obtenu promptement des résultats très appréciables.

C'est aux plus humbles qu’on a songé tout d’abord, et en particulier aux adultes, à ces pères à qui incombait la lourde charge de faire vivre de leur salaire quotidien une nombreuse famille, à ces jeunes gens qui subvenaient aux besoins de leurs parents âgés ou infirmes, et qui voyaient subitement crouler l’édifice dont ils étaient la base.

C’est pour remédier dans une certaine mesure au manque de ressources résultant de la cécité, et pour développer chez les aveugles le travail indépendant, que des ateliers furent fondés en 188 par M. Lavanchy Clarke, à Paris ; la société nouvelle18prit le titre de « Société des ateliers d’aveugles ». Les fonctions de président du Comité de direction furent, dès le début, confiées à M. le baron F. de Schickler, qui les exerça pendant vingt-huit ans, il fut un bienfaiteur insigne de cette société.

Dans les ateliers qui furent bientôt installés rue Jacquier, — d’où la désignation fréquente d’Ecole professionnelle de la rue Jacquier, — on enseigna la brosserie, car on pensait obtenir avec ce métier les résultats les meilleurs et les plus prompts.

Par la propagande faite, par l’installation au centre de Paris de magasins où on voyait des aveugles faire des brosses et des balais, cette société contribua à répandre peu à peu dans le grand public cette idée que les aveugles non seulement peuvent travailler utilement, mais qu’ils peuvent gagner de l’argent.

Depuis vingt-huit ans que cette École professionnelle existe, elle a vu[189]passer dans ses ateliers trois cent soixante aveugles adultes. On y a fait de la sparterie, des chaises, des brosses.

Le premier de ces métiers nécessitant un outillage encombrant et dispendieux, étant par suite peu accessible aux aveugles, fut exercé par un petit nombre d’ouvriers qui ne se renouvelaient que par suite de décès ; le chiffre des ventes atteignit toutefois 19,000f en 1906 ; il était, pour 1908, de 16,000f.

Le garnissage des chaises, considéré comme un travail accessoire et parfois insuffisant pour faire vivre celui qui s’y adonne, fut enseigné à bien des apprentis de province ou de Paris, mais on ne chercha pas à en faire une affaire commerciale.

La brosserie, au contraire, dont les produits de natures si diverses sont employés partout et par tous, facile à exercer même en restant au sein de la famille, fut le métier vers lequel on dirigea tous les aveugles.

Au bout de quelques années, grâce à l’intelligente direction d’un homme plein de cœur qui fut pendant vingt-quatre ans le directeur de l’École professionnelle, M. Laurent, le produit des ventes de brosserie atteignit un chiffre important. Il était de 88,000f en 1886, et représentait le travail des vingt-trois apprentis et de quelques ouvriers aveugles chargés des travaux les plus difficiles ; il passait à 118,000f en 1892 pour vingt-neuf apprentis, et s’élevait enfin à 129,000f en 1900; mais il faut remarquer que les ventes à l’Exposition universelle avaient contribué pour 7,000f à ce résultat.

Depuis dix ans, le chiffre des ventes a oscillé entre 110,000 et 120,000f par an. Une des raisons pour lesquelles il ne s’est pas accru davantage réside dans l'exiguïté des locaux, qu'il était impossible d’agrandir. Par suite, le nombre moyen des apprentis a été de 22 par an.

Dans les premières années qui suivirent la création de l’école, une indemnité journaliére de 0f50 avait été accorlée aux apprentis ; elle fut supprimée parce que trop onéreuse pour la Société et fit place bientôt au régime du travail aux pièces. D’après le tarif établi, un apprenti, d’habileté moyenne, arrivait à gagner de 1f 25 à 1f50 par jour au bout de trois mois, en travaillant neuf heures, tandis qu'un ouvrier du même atelier, bien exercé, arrivait à gagner facilement plus du double. On avait préféré majorer fortement le prix des façons, afin de permettre aux ouvriers de se tirer d'affaire, par leur travail, sans avoir à attendre une gratification purement charitable.

Tout en leur faisant remarquer le taux élevé du tarif de la Société, on avait soin de leur donner quelques indications sur la manière de faire[190]leurs comptes lorsqu’ils seraient établis chez eux. On les autorisait même à exécuter à l'atelier, si l’occasiou s'en présentait, une commande recueillie au dehors ; c'était un excellent moyen de leur faire constater ce qu’était réellement le métier et ce qu'ils pouvaient en tirer19.

Voici, pour quelques articles seulement, les prix de façons payés autrefois aux aveugles, rue Jacquier :

Prix de façon payés aux aveugles rue Jacquier (notes annexes)
Prix de façon payés aux aveugles rue Jacquier (notes annexes).

Ce qui est surtout intéressant à constater, c'est le chiffre toujours croissant des matières premières revendues à prix coûtant, par l'Ecole professionnelle à ses anciens élèves établis à leur compte. Cette faveur, que la Societé pouvait accorder, car elle possédait les fonds nécessaires pour faire de grands achats à prix avantageux, et des locaux assez vastes pour pouvoir emmagasiner, s’étendait aussi en 1908 à une centaine d'aveugles qui avaient appris la brosserie par les soins d'anciens élèves de l’École professionnelle ou dans des maisons dont il sera parlé plus loin. Pendant l’année 1888, il était cédé pour 4,326f de matières premières et vingt ouvriers seulement étaient établis à leur compte. En 188, il en était vendu pour 32,976f et en 1908 pour 73,01f ; à cette époque. trois cent soixante aveugles étaient passés par les ateliers de la Société; mais beaucoup ne se fournissaient pas exclusivement rue Jacquier ; un grand nombre traitaient directement avec les marchands de Paris ou de proviuce ; certains aveugles, établis hors de Paris et faisant peu d’affaires, trouvaient plus pratique de s’adresser à leur ancienne école, parce qu'ils étaient assurés d’avoir toujours des marchandises de bonne qualité et surtout par petites quantités. Ceux de Paris, au contraire, à même d'aller chez divers marchands faire leur choix de soie ou de chiendent, y venaient moins nombreux ; ils n'ont pris que pour 28,000f en 1908.

On peut estimer à 80,000f le chiffre des matières premiéres prises directement chez tous les fournisseurs de Paris ou de province par les[191]aveugles de Paris aussi bien que des départements, et dire qu’annuellement les aveugles achètent pour environ 150,000f de soie, chiendent, bois de brosses, etc.

Si on veut connaltre les résultats de l’enseignement donné aux 360 anciens élèves de l’École professionnelle, il y a lieu de déduire tout d’abord le nombre des décédés qui s’élève à 70, celui des incapables n’ayant pas terminé l’apprentissage ou qui ont été conservés par pitié, bien que l’on eût dû les renvoyer à cause de leur manque d’aptitudes, celui enfin des aveugles qui ont trouvé des situations plus avantageuses, soit une trentaine environ. Des 260 qui restent, il faut défalquer 90 à peu prés sur lesquels on n’a aucun renseignement ou qui, sortis depuis quelques mois seulement d’apprentissage, n’ont pu encore faire leurs preuves. Il reste donc 150 aveugles qui exercent, plus ou moins, à Paris comme en province, leur métier de brossier :

25 environ font moins de 500f d’affaires.

55 environ font de 500 à 1,000f d’affaires.

70 environ font plus de 1,000f d’affaires.

Ce qui permet aux premiers de réaliser un gain maximum de 200f, aux seconds de 200 à 400f et aux derniers enfin un bénéfice supérieur à 400f et atteignant parfois 3,000f ; mais la moyenne est plus généralement de 600 700f.

La Société des ateliers d’aveugles de Paris n’a pas suscité en province la création de sociétés similaires préoccupées uniquement de former des ouvriers, sans plus.

Un mode d’assistance par le travail plus répandu en France consiste dans la création d’ateliers où les aveugles adultes ou adolescents font d’abord leur apprentissage, puis restent comme ouvriers tant qu’ils le veulent et tant qu’il y a du travail, sans avoir à se préoccuper de l’écoulement de leurs produits ; ce système est depuis longtemps appliqué en Angleterre et en Allemagne.

La plus ancienne société de ce genre est la Société marseillaise des ateliers d’aveugles, fondée en 1882, à Marseille, par M. le docteur Nicati.

Chaque jour, les aveugles qu'elle occupe, et qu'elle loge s'ils le désirent, moyennant une faible rétribution, viennent travailler au garnissage des chaises, à la vannerie, à la sparterie, à la brosserie, et sont payés en proportion du travail effectué ; ils reçoivent, en outre, une indemnité quotidienne de 1f allouée par la ville de Marseille, et sans laquelle ils ne pourraient se tirer d’affaire.

Le tarif de la brosserie n'est pas connu, pas plus que le gain quotidien[192]proprement dit de chaque ouvrier ; les rapports publiés autrefois n'en faisaient pas mention ; maintenant que ces ateliers dépendent de l'administration départementale, on ne publie même plus de rapport.

Autrefois la caractéristique de ces ateliers était que des aveugles remplissaient les fonctions de directeur, placier-encaisseur, contremaltres, etc., ce qui diminuait considérablement les frais généraux.

Un examen rapide des rapports annuels permet de constater que si les ateliers de vannerie et de sparterie out pris de l'extension, il n'en a pas été de même de l'atelier de brosserie. Ses débuts furent laborieux ; en 1885, on commençait à y faire la brosserie fine : à habits, à cheveux, pour billards; mais en 1880, le chiffre des ventes n’arrivait pas à couvrir le prix d'achat des matières premières ajouté à celui de la main-d’œuvre. En 1895, le chiffre de la main-d’euvre payée aux cinq ouvriers brossiers ne s'élevait qu’à 474f 30 ; c'étaient évidemment des sujets médiocres, mais on se plaignait déjà de chômer trop fréquemment à cause de la concurrence faite par les prisons et par les machines. Après être descendu en 1896 316f 05, le chiffre de la main-d’œuvre remoute un peu et arrive en 1899 à 446f 20; le chiffre de vente de brosserie est, pour cette même année, de 1,903f 20, alors que celui de la vannerie atteint 7,995f 65 et celui de la sparterie 10,715f 15. Pendant les années qui suivent, le prix de la main-d’œuvre se maintient autour de 400f jusqu'en 1900 ; à cette époque, le conseil d’administration de la Société cède ses ateliers et son actif au département des Bouches-du-Rhône.

Si l'atelier de brosserie de Marseille (le seul qui nous intéresse) a donné un si médiocre rendement (2,000f d'affaires et 400f de salaire à répartir entre quatre ou cinq hommes), cela tient d’abord aux sujets employés, rendus trés inférieurs soit par leur âge ou leurs infirmités, soit par leur manque d’aptitude ou de bonne volonté ; ces pauvres gens sont passés en effet souvent, sans plus de succès, dans les ateliers de vannerie ou de rempaillage de chaises, et beaucoup ont été contraints de se retirer. Mais la cause principale de ces piétres résultats réside dans un trop fréquent chômage, dont on n'a pas à rechercher ici les motifs ; il suffit de constater que l’on n'a pas su développer l’atelier de brosserie et qu'on a été obligé d’envoyer souvent travailler dans l'atelier de nmenuiserie ou de sparterie la demi-douzaine d'aveugles brossiers pour lesquels on ne trouvait pas de commandes. Bien qu’il ne soit plus publié de rapports depuis 1904, je crois savoir que la situation est restée la même, le chiffre d'affaires de l’atelier de brosserie n’atteignant pas 3,000f par an.

[193] Quelques aveugles mieux doués sont rentrés dans leur famille pour s’établir à leur compte, mais on ne sait s’ils ont réussi dans leur entreprise.

On vient de voir que le but de l’École de la rue Jacquier était simplement de former des ouvriers adultes, que celui de la Société marseillaise était de conserver dans ses ateliers les aveugles adultes lorsqu’ils avaient terminé leur apprentissage. L’Institut départemental des aveugles de la Seine, appelé plus communément Tcole BPraille, fondé en 1883 par M. Péphau20et situé à Saint-Mandé, a voulu faire plus et mieux. Il prend l’aveugle pour faire son éducation dès l’ge de six ans, aussi bien fille que garçon, provenant uniquement du département de la Seine. Si on découvre dans l’enfant des aptitudes particulières pour la musique, on le fait entrer avant sa treizième année à l’Institution nationale ; dans le cas contraire, on lui fait apprendre à partir de cet âge un métier manuel : brosserie, rempaillage ou cannage des chaises, vannerie, confection des fleurs en perles, et on le conserve dans l’établissement sa vie durant, tout en lui assurant du travail. On ne s'efforce nullement, lorsque l’aveugle a atteint sa majorité, de l’établir isolément et de le pousser à se suffire par son initiative personnelle.

C’est depuis une quinzaine d'années seulement que l’atelier de brosserie de l’École Braille a donné des résultats satisfaisants qui n’ont fait que s’améliorer; dans les premiers temps, en effet, la brosserie n’étant pratiquée que par des adolescents, la production était peu élevée, il n’en est plus de même aujourd’hui.

Production de l'atelier de brosserie de l’École Braille en francs (1895, 1900, 1909) (notes annexes)
Production de l'atelier de brosserie de l’École Braille en francs (1895, 1900, 1909) (notes annexes).

Ce dernier chiffre comprend 110,000f de matières premières et 27,000f de salaires payés aux aveugles. L’école ne réalise aucun bénéfice et se contente de vendre les produits fabriqués au prix de revient. Ses principaux clients sont la ville de Paris et les grands magasins, tels que « la Samaritaine ». Actuellement, les ateliers occupent 33 hommes, dont 13 mineurs, et 16 femmes, dont 3 mineures. L’habileté de ces jeunes gens étant très variable, on s’est préoccupé de répartir habilement le travail entre eux et de les spécialiser de manière à en obtenir le meilleur rendement. Ceux qui ont encore un point de vue, par exemple, sont occupés à faire la brosserie à la poix.

[194] Des chefs d’ateliers et des auxiliaires clairvoyants, en petit nombre d'ailleurs, termineit certains travaux. Comme on a uniquement en vue dans cette étude l'aveugle adulte et les conditions dans lesquelles il peut exercer avec profit le métier de brossier, qu’on ne s'occupe pas du tout de l’éducation professionnelle de l'enfant, on ne considérera pas les conditions dans lesquelles travaillent les élèves mineurs, bien que certains apprentis de dix-huit à dix-neuf ans fassent autant d’ouvrage que des camarades plus âgés de quelques années seulement.

L'ouvrier qui a atteint sa majorité est logé dans l’établissement gratuitement, s'il préfère demeurer au dehors, on lui accorde une indemnité de 200f s’il est célibataire et de 250f s’il est marié. On lui paie le prix de son travail, et on ne lui fait de retenue que pour sa nourriture comptée à un prix très peu élevé, il peut, en effet, se nourrir moyennant 1f 15 pour ses deux repas quotidiens. Son salaire est compté comme suit : brosserie de chiendent, de coco, de piassava, 1f80 les 1,000 trous bouchés et coupés ; brosserie de soie, de 1f80 2f60 selon la nature des brosses ; brosserie à la poix, 3f 30 les 1,000 trous bouchés et coupés, et même, pour les têtes de loup, 4f50.

Un bon ouvrier travaillant neuf heures par jour (c’est la règle de l’établissement) gagne 3f50 à 3f 75; un ouvrier moyen, 2f75 à 3f; une bonne ouvrière gagne 3f par jour ; il y a environ 300 jours de travail par an. C’est donc pour les premiers un salaire annuel de 1,050 à 1,125f, pour les seconds de 725 à 900f, et pour les femmes de 900f; il convient d’ajouter à ces sommes l’indemnité de logement citée plus haut et d’en retrancher le prix de la nourriture (420f par an).

Il est bien évident qu’avec de pareils avantages, les aveugles brossiers n’ont aucun intérêt à quitter l’École Braille ; et ceux qui ont voulu jouir d'un peu plus d’indépendance en s’installant à leur compte sont bien vite revenus, presque tous très déçus, reprendre leur place à l’atelier. Pourquoi, d’ailleurs, se lanceraient-ils dans l'inconnu ? Pour gagner davantage Rien n’est moins certain. Tandis qu'en restant à l’Ecole, ils sont assurés de l’avenir. Somme toute, ce sont des hospitalisés très privilégiés.

Sans rechercher pour le moment si cette manière de traiter les aveugles est la meilleure, on doit constater qu’au point de vue pécuniaire elle est très onéreuse, et ne s’applique pas, en outre, aux aveugles adultes frappés de cécité alors qu’ils ont déjà constitué un foyer ; et ce sont pourtant bien ceux-là qui sont les plus intéressants. De plus, il est peu de villes qui soient capables de dépenser annuellement environ[195]900f par individu21(c’est à ce prix que revient un élève, les frais généraux étant très élevés), pour lui assurer un bien-être qui ne peut être nié. Les élèves de l'École Braille ne sauraient donc se montrer trop reconnaissants de la situation spécialement favorable qui leur est faite.

Outre les trois établissements dont il vient d’être parlé et qui ont été fondés à quelques mois de distance, il y a plus de vingt-cinq ans, dont deux surtout ont pour la brosserie un chiffre d’affaires important, on doit signaler des lnitiatives individuelles plus récentes qui, avec des moyens de développement et de propagande bien moindres, sont arrivés cependant à améliorer la situation d’un certain nombre d’aveugles.

Il s’agit des ateliers de : Bordeaux, dirigés par M. l’abbé Moureaux; Dijon, dirigés par M Boyer; Montpellier, dirigés par . le professeur Truc ; et enfin de l'atelier de femmes des Sœurs de Saint-Paul, installé à Paris ; ces deux dermiers sont placés sous le patronage de l'Association Valentin Haüy.

Les « Ateliers des travailleurs aveugles du Sud-Ouest » — tel est leur nom — sont installés à Bordeaux depuis sept ans, ils ont été fondés à Montferrand, il y a treize ans, par M. l'abbé Moureaux, qui en est resté le directeur et qui s'acquitte de ses laborieuses fonctions avec une grande compétence et un dévouement inlassable.

Ces ateliers, où l'on fabrique des brosses, où l’on garnit des chaises, n'ont d’autres ressources que la vente (dans un magasin situé en pleine ville) des articles confectionnés par les aveugles et de ceux qu’on a coutume de trouver dans les magasins de brosserie, c’est-â-dire des plumeaux, des éponges, de la cire, des peaux de chamois, etc.

Les aveugles adultes hommes qui veulent apprendre ces deux métiers viennent faire un apprentissage qui dure huit mois et pour les frais duquel ils paient 150f. L’aveugle, à ses débuts, gàche toujours des matières premières, et il est nécessaire de rémunérer, dans des ateliers de ce genre, l’ouvrier moniteur, d’abord pour l’encourager à bien montrer à son éléve comment il doit s'y prendre, puis ensuite pour l’indemniser du temps qu’il perd en donnant des explications.

Lee aveugles logent au dehors ou, s’ils le préfèrent, dans la maison même moyennant 10f par mois.

Quand leur apprentissage est terminé, ils vont sétablir chez eux ou bien ils restent à l’atelier s’il y a de l'ouvrage ; ils sont alors payés aux[196]pièces d’après un tarif un peu plus élevé que celui des brossiers clairvoyants de Bordeaux.

En ce qui concerne uniquement la brosserie, le chiffre d’affaires ne m’est pas connu, mais ce qu’il m'est possible d’afirmer, c’est que, dans ses neuf heures de travail quotidien, un bon ouvrier gagne 3f à 3f50, un ouvrier moyen 2f 2f50.

Actuellement, ces ateliers occupent 2 apprentis et 12 ouvriers, déjà 25 aveugles y sont venus et se répartissent de la manière suivante :

12 sont demeurés à l’atelier.

7 sont établis dans leur pays et travaillent avec succès.

2 n'ont pas terminé leur apprentissage.

1 est décédé.

1 est hospitalisé.

1 est malade et incapable de travailler.

1 donne des leçons de musique.

M. Boyer reçoit dans son établissement de Dijon, fondé il y a une vingtaine d’années, des aveugles auxquels est enseignée la manière de faire les brosses, de canner ou rempailler les chaises et, depuis quelques mois, de réparer les chaussures ; il en est passé une quarantaine environ.

Pour une raison de santé, je n’ai pu obtenir des renseignements sur le fonctionnement de l’atelier de brosserie et sur les résultats qui ont été obtenus.

Les ateliers d’aveugles de Montpellier sont dirigés par M. le professœur Truc; ils sont subventionnés par le département; ils ont commencé à fonctionner en 1899. On y enseigne la brosserie, le cannage et le rempaillage des chaises.

Ils occupent actuellement 2 apprentis et 6 ouvriers ; les apprentis de vingt et vingt-huit ans gagnent environ 55f par mois ; les ouvriers environ 65f ; les uns et les autres ont huit heures de travail ; leur occupation principale consiste à faire de la brosserie de chiendent et du cannage ; ils logent en ville, généralement dans des familles d’ouvriers.

Déjà 25 aveugles sont passés par l’atelier de Montpellier, et ceux qui sont allés s’établir chez eux réussissent assez bien.

En plus de l’École Braille située aux portes de Paris, il existe encore en France une maison où les jeunes filles aveugles peuvent venir apprendre la brosserie, et même demeurer toute leur vie si cela leur convient. C’est la maison des Sœurs aveugles de Saint-Paul, située à[197]Paris, 88, rue Denfert-Rochereau, et dans laquelle l’Association Valentin Haüiy a créé, il y a dix-huit ans, un. atelier d’apprentissage avec internat. On y conserve également quelques ouvrières qui ne peuvent aller exercer au dehors le métier qui leur a été enseigné. On y fait toute la brosserie fine et grosse. Le nombre des apprenties qui entrent chaque année dans la maison pour y passer six mois est peu élevé, trois ou quatre seulement, celui des ouvrières varie de dix à douze.

Bien qu’elles aient neuf heures de présence à l’atelier, la somme de travail qu’elles produisent n’est pas considérable, les plus habiles bouchent un millier de trous de brosses en chiendent, ou font 3 brosses dites « limandes » en soie, un plus grand nombre font à peine 2 balais de soie par jour (environ 420 trous). Dans ces conditions, le chiffre d'affaires de l’établissement ne peut pas être trés élevé.

Les ouvrières ne sont pas payées à la pièce, elles reçoivent simplement à la fin du mois un encouragement de 2. à 3f, selon ce qu’elles ont produit. Ce que chaque ouvrière rapporte contribue à payer ses frais d’entretien. Du reste, le but que poursuivent les religieuses de Saint-Paul n’est pas de faire des affaires ; elles veulent seulement occuper le mieux possible les pauvres filles qui sont venues chercher à l'abri de leur cornette un refuge contre les rigueurs de l’existence, elles ne leur assignent donc pas de tâche fixe, elles ne les pressent pas, les laissant faire ce qu’elles peuvent.

Quant aux apprenties qu’elles forment, et pour lesquelles elles reçoivent une subvention de l’Association Valentin Haüy, elles laissent à cette Association le soin de les patronner après leur sortie de l’atelier.

Sur les 50 anciennes élèves revenues dans leur famille avec l’espoir de gagner quelque argent comme brossières, 30 seulement étaient capables de faire utilement leur apprentissage, et, dans ce nombre, on compte seulement 6 ou ouvrières qui gagnent à peu près leur vie.

Les causes de leur insuccés, trop fréquent, hélas ! sont les mêmes que pour les hommes, mais on peut dire, de plus, que les jeunes filles aveugles sont encore bien moins préparées à l’exercice du métier de brossiére ; il leur est plus difficile de faire du commerce. Souvent aussi elles sont moins gées, et il n’est pas, à ma connaissance du moins, de yeune femme aveugle ayant réussi dans la brosserie, elles sont, en effet, absorbées par les soins de leur ménage.

Il ne faut pas compter, non plus, comme pouvant être suffisamment rémunérateur pour les jeunes filles aveugles, le travail de montage exclusif des brosses tel qu'il est fourni aux femmes clairvoyan[198]tes par les grands industriels du département de l'Oise, par exemple.

A deux reprises différentes, des essais ont été tentés en 1892 à Tracyle-Mont (où se trouve l’usine de M. Loonen). et en 1896 à Godchard (près de l'usine de . Dupont), avec des jeunes filles qui venaient de terminer à Saint-Paul leur apprentissage.

Placées dans des conditions analogues à celles où se trouvaient les ouvrières clairvoyantes qui gagnaient en moyenne 2f par jour, leur salaire ne s’élevait guère qu’à 0f75 en moyenne ; une seule ouvrière très habile parvenait, à force d’énergie, à gagner ses 2f quotidiens. (Tarif : 0f40 le mille de trous bouchés et non coupés.) Le travail consistait à monter au laiton des brosses à habits en soie qui étaient ensuite terminées dans l'usine.

Il n’était donc pas possible de songer à persévérer dans la pratique de ce procédé, sans avoir recours à une allocation charitable. Ces jeunes filles, insuffisamment exercées et peu habiles, étaient de plus souvent malades, aussi rentèrent-elles à la maison de Saint-Paul au bout de quelques mois. Les résultats eussent été, sans doute, très différents, si elles avaient été dans des conditions de santé et d'habileté plus normales.

§ 20 SUR LES BROSSIERS AVEUGLES A L’ÉTRANGER

La lecture du paragraphe précédent établit nettement que, depuis trente ans, grâce aux ateliers et aux écoles créés en France, le métier de brossier a pris, pour les aveugles adultes surtout, un développement de jour en jour plus considérable.

Les éléments d’appréciation étant rares, et les conditions de travail et de vie très différentes, on ne saurait affirmer qu’il en est de même à l’étranger, sauf en Allemagne, où l'enseignement de la brosserie est donné même aux jeunes filles dans beaucoup d’institutions. Ce que l'on peut dire, c'est que, dans la moitié des nombreuses écoles ou ateliers existant aujourd'hui, on continue à former des brossiers et on les fait travailler.

Quant aux aveugles isolés habitant, comme Abel B., de petites localités et y vendant directement le produit de leur travail, nous ne savons s’ils réussissent et dans quelle proportion.

[199] D'après M. le docteur Armitage22, les élèves de l’Institut de Varsovie qui, en 1883, s'occupaient de brosserie, gagnaient seulement de 1f à 1f25 par jour, tandis que les cordiers gaguaient 3f.

En 1888, un brossier aveugle pouvait, à Saint-Pétersbourg, gagner de 530 à 030f par an, en province 530f environ.

D'aprés des rapports récents, on occupait 178 aveugles à la brosserie, 69 à la vannerie et 110 à la musique et au chant, dans les établissements de la Société Marie, fondée par l’Impératrice de Russie.

En Suisse, M. Constançon, directeur de l’Asile des aveugles de Lausanne, disait, dans son rapport pour l'année 1906, que, sur 9 ouvriers brossiers, 5 gagnaient annuellement plus de 500f, 1 seulement 400f, et les trois autres moins de 250f

En Danemark, c'est en 1864 que la fabrication des brosses fut introduite à l’Institution des aveugles de Copenhague où, jusqu’alors, on avait seulement enseigné la vannerie et la cordonnerie. Le rapport de cette Institution pour 1888 constate que, « bien que la brosserie ne rapporte pas plus que les autres métiera, elle a l’avantage de pouvoir être pratiquée comme un métier subsidiaire par les musiciens, de plus, c’est le métier qui se paie le mieux pour les femmes aveugles et pour ceux qui ont perdu la vue étant adultes ».

Le plus important des ateliers d’aveugles de Hollande est à Utrecht. I1 occupait, d'aprés M. le docteur Armitage, 46 ouvriers à faire des paillassons en coco, en roseau, en jonc, ainsi que des brosses et des paniers; les ouvriers paraissaient industrieux et étaient payés à la journée.

En Angleterre, non seulement les aveugles s'adonnent à la brosserie, mais ils exercent un plus grand nombre de métiers manuels qu'en France ; ils fabriquent de la vannerie, fendent du petit bois et rempaillent les chaises, ils font aussi des cordes, des matelas et des sacs.

Ils se livrent le plus souvent à ces divers travaux dans des ateliers dépendant d'établissements fondés par la charité privée dans un grand nombre de villes du Royaume-Uni. Quelques-unes de ces sociétés hospitalisent les aveugles ; ils habitent plus généralement au dehors et viennent passer chaque jour quelques heures à l’atelier. Outre le salaire que leur vaut leur travail, ils touchent un supplément charitable, sans lequel ils ne pourraient subvenir à leurs besoins. Ce système offre aux aveugles médiocrement doués un avantage très appréciable, puisqu'ils n'ont pas à se donner de peine pour trouver de l’ouvrage, mais il est[200]coùteux pour la société et il diminue l’indépendance et supprime l’effort individuel, grâce auquel de simples ouvriers sont devenus de petits manufacturiers.

Le métier le plus rémunérateur, en Angleterre, est celui de vannier, mais il est, comme partout, long à apprendre ; celui de brossier rapporte moins, et ceux qui l’exercent, dans les diverses institutions, sont peu payés, tout en ayant un travail régulier.

Le nombre des aveugles qui travaillent chez eux est restreint, leur gain n’est indiqué par aucune statistique.

M. le docteur Armitage signale qu’en 1881, dans un groupement de 436 aveugles qui gagnaient leur vie, on comptait :

110 musiciens, dont sept accordeurs.

95 vanniers.

25 brossiers.

23 employés à la confection des paillassons.

14 au cannage des chaises.

A Liverpool, dans l’atelier créé en 1860, non loin de l’école fondée en 1791, 105 hommes et 15 femmes travaillaient ; dans ces nombres :

Répartition des employés de la fabrique de brosses de Liverpool (notes annexes)
Répartition des employés de la fabrique de brosses de Liverpool (notes annexes).

Le gain des ouvriers brossiers n’est pas indiqué à part ; la rémunération totale était, en 1881, de 3,280 livres, y compris un supplément charitable.

Depuis cette époque, la fabrication des cordes et des sacs a été abandonnée, et on a beaucoup réduit le travail de matelasserie.

Dans les ateliers de Bolton, Bradford, Dundee, Edimbourg, Glascov, Leeds, des aveugles habitant au dehors viennent travailler à la brosserie, comme aussi aux autres métiers déjà mentionnés, mais on n’a aucune indication exacte sur leurs salaires et sur le supplément charitable qui s’y ajoute. On ne mentionne pas ce que les brossiers gagnent individuellement, on ne dit pas non plus si les aveugles employés à d’autres métiers gagnent plus ou moins.

Le système d’ateliers réservés aux aveugles adultes, si répandu dans le Royaume-Uni, n’existait qu'exceptionnellement en Allemagne, il y a une trentaine d’années. Par contre, et surtout en Saxe, la protection des[201]élèves dispersés dans les campagnes, après avoir appris des métiers daus les institutions, y était plus répandue, plus complète que dans tous les autres pays d'Europe. Grâce à elle, 70 à 80 e, des anciens élèves pouvaient gagner leur vie. C’est, en effet, en Saxe, où, soit dit en passant l’instruction des aveugles est obligatoire, que ce système a pris naissance.

Le but de ’Institution de Dresde, fondée en 1807 comme établissement privé, et reprise en 1837 par l'État, était de faire l’éducation des aveugles et de leur apprendre un métier. Des éléves sortis avant 1880, 96), vivaient' à la campagne ou dans de petites localités, et ne recevaient pas de secours autres que ceux accordés par l'Institution Autrefois, on n'enseignait que la vannerie et la corderie, seuls métiers considérés comme rémunérateurs pour les hommes, quoique longs à apprendre. Avec ces deux professions, un aveugle pouvait gagner aisément sa vie sans avoir recours à la charité.

On ne s’occupait de brosserie que pour les filles qui, revenues au sein de leur famille, réussissaient assez bien à écouler leur travail soit dans leur voisinage, soit en l'expédiant à l’Institution, qui se chargeait de la vente.

Depuis une dizaine d’années, la corderie devient impossible, paraît-il, et la brosserie difflcile à exercer, par suite de l’emploi des machines; la vannerie n’a pas à souffrir de cette concurrence, on en fait cependant dans les prisons.

L’Institut de Diren, fondé en 1885, forme des ouvriers brossiers et vanniers, aussi bien que des organistes et des accordeurs. En 189l, on comptait 32 brossiers contre 67 vanniers, 15 cordiers, 69 ouvriers natteurs ; la corderie, toujours à cause des fabriques nouvellement créées, avait perdu beaucoup de sa valeur.

Actuellement, paralt-il, les jeunes filles occupées dans la Province Rhénane à la confection des dentelles pour le clergé vont apprendre, en outre, à fabriquer des brosses.

Dans l’asile de Kiel, enfin, on avait, en 1896, installé un atelier de fabrication des manches et bois de balais et de brosses ; il a cessé de fonctionner il y a deux ans. Depuis cette époque, les bois préparés sont expédiés à l’lnstitution en provenance du Mecklembourg, où le bois et le salaire des ouvriers sont à bien meilleur compte.

Autrefois, sous la direction des clairvoyants, les aveugles étaient occupés aux diverses machines actionnées par un moteur à gaz et nécessaires pour découper, puis raboter, polir, percer le bois, pour tourner les manches des balais et des plumeaux. Mais, dans un atelier de ce genre,[202]où il faut faire travailler des aveugles avec des clairvoyants, la difficulté est de trouver un maître clairvoyant sachant tirer tout le parti possible du bois Actuellement, il n’y a plus que les brosses circulaires qui sont forées par un aveugle, aprés avoir été tournées au dehors de l’asile.

Jadis, les élèves de l’nstitution de Kiel préparaient toutes sortes de matières premières, cela se fait beaucoup moins maintenant, la désinfection des soies coûtant cher et étant assez difficile à faire, elle est, en outre, bien souvent malsaine. Les ouvriers aveugles gagnent plus à monter les brosses qu'à préparer les soies ; quant aux apprentis ou aux maladroits, ils perdent trop de matières premières en les préparant.

§ 21. SUR LA CONCURRENCE DU TRAVAIL DES PRISONNIERS

Si peu que l’on ait occasion de s'entretenir avec des aveugles brossiers, ou même avec de petits entrepreneurs clairvoyauts de brosserie, il est rare qu’on n'ait pas à entendre leurs doléances relativement au travail qui est fait dans les prisons et à la concurrence qui en résulte.

Une distinction s’impose tout d’abord entre les articles fabriqués dans les maisons d’arrêt, de justice et de correction, et ceux des maisons centrales de force et de correction. Dans ces dernières, réservées aux détenus ayant de longues peines à purger, et au nombre de neuf affectées aux hommes, il n’en est qu’une où l’on produise réellement : c’est Poissy. Ce qui est fait à Melun est, en effet, insignifiant. Quant au travail de Clairvaux, il consiste uniquement à fabriquer les bois des brosses que l’on garnit ensuite à Poissy. Enfin, dans les maisons centrales de femmes, on ne falrique pas du tout de brosserie. Partout la main-d’ouvre des détenus ést exploitée soit en régie, directement par l’État, soit par l'intermédiaire de confectionneurs.

Par contre, les prisons à courtes peines, dénommées : maisons d’arrêt, de jusice et de correction, sont soumises l'entreprise. Celle-ci a pour objet l’exécution des services économiques et industriels, moyennant paiement par l’État d’un prix de journée fixé par adjudication, la concession d'une partie du produit de la main-d’œuvre des détenus, et divers avantages accessoires, le tout conformément aux clauses et conditions du cahier des charges. En conséquence, l'entrepreneur est chargé de nourrir le détenu, de le vêtir, blanchir, coucher, éclairer, chauffer, et[203]aussi de le faire travailler ; le prix de la main-d’œuvre est fixé par le préfet, il est variable suivant les établissements.

Les entrepreneurs s'efforcent donc de procurer aux détenus des travaux leur permettant, à eux entrepreneurs, de réaliser un bénéfice susceptible de les aider à s'acquitter des charges qu’ils ont accepté de remplir et pour lesquelles ils ne reçoivent qu’une somme peu élevée. Cette façon de traiter directement avec des entrepreneurs est à la fois très pratique et très économique pour l’État.

Les adjudicataires ont l’entreprise, quelquefois, de dix, douze et même quatorze départements ; ils sont ainsi assurés d’avoir toujours sous la main un certain nombre d'ouvriers disponibles et qu'ils ne paient pas très cher; ils peuvent donc s'entendre avec des commerçants qui ont l’écoulement des objets confectionnés ; il leur est possible de réaliser, par suite, des bénéfices qu’il serait trop long et trop difficile de chercher à connaître, et qui portent plus sur la quantité du travailque sur sa qualité, car, ce que font, dit-on, les prisonniers, ce n’est pas « de la belle brosserie ».

Il n’y a que vingt départements, en France, où l’on fabrique des brosses ; ceux qui produisent le plus sont : la Marne, la Seine, la SeineInférieure, la Somme et l’Oise ; ces trois derniers ont un seul et même entrepreneur, et les chiffres suivants donneront une idée de l'importance de son entreprise.

Les produits du travail de ces trois départements, additionnés, donnent un chiffre de 35,000f, alors que le produit du travail de toute la France est de 100,000f, pour les « brosses, plumeaux et balais seulement », d’après la statistique pénitentiaire de 1907. Malheureusement, dans ce chiffre, il est impossible de séparer la part des « plumeaux » de celle des « brosses et balais ».

En ce qui concerne la production de Poissy, des renseignements plus précis peuvent être donnés : tout ce qu'on y fait de brosserie depuis le mois de juin 1898 est destiné au ministère de la guerre, et, ainsi qu'il a été dit déjà plus haut, le système de la régie directe par l'État y est appliqué, tandis que les autres travaux, tels que : meubles en fer, souliers, chaises en bois et en paille, effectués dans les ateliers voisins, sont exploités par des confectionnaires.

Ce système de la régie directe est plus onéreux pour l'administration pénitentiaire, mais, en revanche, le préjudice causé au commerce se trouve notablement diminué, puisque l’État consomme ce qu’il produit.

L’État fait fabriquer seulement les brosses dites « de petit équipement ».

[204] Les prisonniers qui viennent à Poissy purger une peine allant de un an et un jour à cinq ans de prison n’y séjournent guère que deux ans et demi en moyenne. Ceux qui sont employés à monter des brosses sont répartis en deux grands ateliers, leur nombre varie de 120 à 140; au cours de l’année 1907, ils ont fourni 40,274 journées de travail. Dés leur arrivée, ils apprennent à faire la grosse brosse en chiendent, en usage dans la cavalerie, appelée communément « bouchon » par les soldats et « criniére » dans le commerce. Il est à remarquer qu'on a très rarement occasion d’utiliser dans les ateliers de brosserie un détenu ayant déjà exercé librement ce métier. Ce premier apprentissage de la brosse de chiendent dure généralement quinze jours, pendant lesquels le prisonnier ne touche que la moitié de son salaire, l’autre moitié étant affectée à son moniteur ; peu à peu, il passe aux brosses de soie, en commençant par les plus petites, et termine par la brosse dite « limande », utilisée pour le pansage des chevaux. Un détenu d’habileté moyenne est tenu de boucher et bouche en réalité, par jour, en dix heures de travail : 3,450 trous de brosses en chiendent, ce qui correspond à 46 brosses à cheval; 3,500 trous de brosses à habits, soit 26 brosses ; 3,600 trous de brosses limandes, ou 15 brosses.

La tâche de chaque prisonnier est déterminée par son âge et ses aptitudes, et s’il ne la faisait pas, il serait puni. En général, il fait un peu plus que ce qui lui est ordonné, 400 à 600 trous parfois, il y a d’ailleurs intérêt.

Le tarif d’après lequel les détenus sont payés est le suivant : pour le montage seul, brosse en chiendent, 0f 46 les 1,000 trous ; brosse pour armes, en soie, à reluire, à boutons, à habits, à laver, 0f 49 les 1,000 trous ; limandes, 0f60 les 1,000 trous. La coupe des brosses, le placage, l’ajustage des brosses doubles, le grattage au papier de verre sont payés à part.

Le salaire quotidien attribué aux détenus qui montent les brosses de chiendent et d’armes est en moyenne de 1f60 ; pour les plaqueurs, les coupeurs et ceux qui font les brosses de soie, il est d’environ 2f ; il s’élève à 2f 50 pour ceux qui font les limandes et atteint même 4f pour le vernisseur. Mais, sur ces sommes, un prélèvement de 50 °e est fait dont le produit est affecté à l’entretien du détenu et couvre en grande partie les frais qu’il occasionne à l'État. Le prisonnier ne peut donc disposer que de 50,, dont la moitié encore est mise de côté et lui est dnnée à sa sortie (pécule réservé). En réalité, il a chaque jour, en moyenne, pour améliorer sa nourriture, l’usage du tabac étant interdit, un pécule[205]disponible de 0f 40, 0f50, 0f62 et 1f, d’après les chiffres qui viennent d’être indiqués. Chaque condamnation nouvelle lui fait perdre 10 °-de ce qu’il peut gagner.

Il faut noter que dans cette maison, grâce à une surveillance rigoureuse, il y a très peu de matière première « gâchée à plaisir, par méchanceté », comme on dit quelquefois ; en effet, avant que le détenu se mette à l'’ouvrage, on pèse tout ce qu'il doit employer : bois, chiendent, ficelle, et il est puni quand, sa tche terminée, le poids des brosses faites ajouté aux déchets ne correspond pas exactement au poids primitivement établi.

Le prix de revient de chaque genre de brosse, y compris les bois préparés dans la prison de Clairvaux, est de :

Prix de revient des brosses vendue sau ministère de la Guerre (notes annexes)
Prix de revient des brosses vendue sau ministère de la Guerre (notes annexes).
Montant de la fourniture de brosserie faite au ministère de la Guerre de 1902 à 1909 (notes annexes)
Montant de la fourniture de brosserie faite au ministère de la Guerre de 1902 à 1909 (notes annexes).

Sur cette dernière somme il y a :

441,134f 63 de matières premières (bois compris).

66,432f67 de salaires (part de l’État et part des détenus).

10,076f20 de frais généraux de fabrication (chauffage, éclairage, contremaître, etc.).

On doit signaler encore, pour tâcher d’être aussi complet que possible, les travaux de brosserie exécutés en 1907 par 12 jeunes garçons détenus dans l'établissement d’éducation correctionnelle de Mettray (près Tours). Les renseignements statistiques n'indiquent pas le produit du travail de ces jeunes gens qui ont été occupés de façon régulière cependant; ils ont fourni, en effet, 3,646 journées de travail, soit 303 jours en moyenne par individu.

[206] Bien des discours ont déjà été prononcés, à la Chambre notamment, bien des articles de revues ou de journaux ont été consacrés au travail pénal et à la concurrence qu’il fait à la main-d’œuvre ibre, des pétitions même ont été signées demandant sa suppression ou des changements dans son application. C’est un des côtés les plus intéressants de cette question des prisons qui en présente de si variés.

Le travail pénitentiaire étant considéré comme une chose nécessaire et admise, on ne doit s'occuper ici que de la façon dont il est pratiqué. Point n'est besoin de chercher à savoir si son obligation amènera un amendement moral notable chez la plupart des détenus, ou de demander que les apaches » soient traités avec un peu moins de mansuétude ; car, soit dit en passant, il est pénible de comparer les cellules si confortablement aménagées de Fresnes, par exemple, aux logements sans air et sans jour où s'entassent trop souvent, à Paris principalement, des familles d'ouvriers laborieux et honnêtes. Il y a lieu simplement d’examiner s'il ne serait pas possible de modifier l’état de choses actuel en faveur des aveugles, sans avoir à subir les récriminations des commetrçants. On vient de dire que le travail dans les prisons est nécessaire, cela est évident et son maintien s'impose pour divers motifs : grâce à lui, tout d’abord, la surveillance des détenus est plus facile ; puis, ceux d'entre eux qui, n'étant pas irrémédiablement perdus, veulent réellement s'amender pendant le aséjour qu'ils sont contraints de faire dans une maison centrale, peuvent apprendre un métier qui leur permettra plus tard de ganer leur pain. De plus, pendant leur détention, il leur est possible de mettre de côté une somme plus ou moins importante, ce « capital réservé » les aidera à vivre lors de leur libération, il atteint souvent n millier de francs. Le travail permet encore de n’inscrire au budget qu’une somme peu élevée pour les dépenses de l’administration pénitentiaire. Ce côté économique de la question a une grosse importance, et certainement les entrepreneurs escomptent, lorsqu’ils font une adjudication, le gain que leur feront réaliser les travaux des détenus. Ils demanderaient sans doute un prix plus élevé pour l’entretien des prisonniers, si ces derniers devaient rester oisifs.

Assurément les travaux de brosserie, comme les autres d’ailleurs, exéctés dans les prisons, font du tort à l'industrie Iibre, cela ne peut être nié ; du moment où il y a production, il y a concurrence, mais il ne faudrait pas s'exagérer le préjudice causé.

Bien qu'on ne connaisse pas le chiffre d’affaires des entrepreneurs en ce qui concerne la brosserie (pas plus d'ailleurs que pour les autres trs[207]vaux), on peut supposer cependant qu’il n’est pas extrêmement élevé. Comme cela a été dit déjà plus haut, le seul renseignement que nous possédions nous est fourni par le chiffre des sommes attribuées par les entrepreneurs aux prisonniers pour leur travail et dont ces derniers touchent une partie seulement. Le montant de ces sommes a été de 99,515f87 exactement pour l’année 1907 ; mais il comprend les « brosses, plumeaux et balais ». En admettant que la confection des plumeaux figure dans cette somme pour un quart seulement (c’est une simple supposition), que le salaire des détenus brossiers soit de 1f par jour en moyenne, on arriverait au résultat suivant : à raison de 306 jours ouvrables, le nombre des prisonniers qui auraient travaillé à la brosserie serait de 245, ce qui, avec ceux de Poissy et de Mettray, donnerait un chiffre total de 380 à 400 travailleurs environ. Or, qu'est-ce que cela par rapport aux 11,000 ouvriers libres désignés comme brossiers d’après le dernier recensement dans les seuls départements de la Seine et de Seineet-Oise, et aux 25,000 qui sont disséminés dans toute la France ?

Je sais bien que ces 25,000 ouvriers ne sont pas tous des monteurs et comprennent des perceurs, plaqueurs, vernisseurs, apprêteurs ou tireurs de soie, etc., etc. ; mais, malgré tout, la différence est considérable. Ensuite, le séjour de quelques mois seulement que font les détenus dans les maisons d'arrêt, de justice et de correction, et leur ignorance du métier, ne permettent pas de leur apprendre à faire la belle brosserie ; celle-ci ne peut être exécutée que par des ouvriers rompus à la pratique du métier et, par suite, très habiles ; les prisonniers font donc seulement la brosserie du ménage, commune même, celle qui ne s'exporte pas ; or, c’est justement celle-là que confectionnent le plus les petits fabricants et aussi les aveugles travaillant isolément, à Paris comme en province.

Les grands industriels se plaignent beaucoup moins ; ils reconnaissent bien qu’un préjudice leur est causé, puisque la production est manifeste, mais ils triomphent de cette concurrence par la confection très soignée de leurs articles et par la belle qualité des matières premières qu'ils emploient.

Les malheureux aveugles se trouvent, par contre, dans un état d’infériorité réel ; non seulement ils ont à lutter contre les mêmes difficultéss que les brossiers clairvoyants, mais encore la cécité les empêche de produire une somme de travail aussi considérable. ls reconnaissent que les produits des prisons ne sont pas toujours de qualité parfaite, mais on est obligé de convenir avec eux qu'en raison de leur bas prix ils se[208]vendent bien tout de même. Puis, les aveugles, qui savent que leur valeur personnelle a diminué du fait de la cécité, éprouvent un sentiment d’humiliation à se voir les rivaux de gens sans aveu. Cette situation leur est pénible et, comme ils ne sont pas renseignés, ils s’aigrissent et s’insurgent contre ceux qui, disent-ils, favorisent des souteneurs et des vagabonds.

Ne serait-il pas possible de remédier à cette situation, de limiter, dans une certaine mesure, le tort fait par le travail pénal ?

Sans demander d'utiliser les prisonniers à des travaux agricoles, comme cela se pratique, paraît-il, depuis peu en Suède, notamment, sans mettre les entrepreneurs en demeuré de ne plus faire faire dans les prisons les travaux accessibles aux aveugles, tels que : brosserie, vannerie, fabrication des sacs en papier, des filets, des liens en rotin, etc., ne pourrait-on faire quelque chose ? Ne serait-il pas possible de restreindre peu à peu cette production, en limitant, au moment des adjudications nouvelles, le nombre de journées des travaux accessibles aux aveugles ? La chose ne semble pas irréalisable.

En tous cas, un moyen très simple, indiqué déjà, tout récemment d’ailleurs, par M. P. Villey23, consisterait à faire faire aux aveugles toute la brosserie militaire qui sort des ateliers de la maison centrale de Poissy.

En 1902, M. A. Baldon, directeur de l'École Braille24, remarquait qu’en Allemagne et en Russie les aveugles travaillaient pour l’administration militaire. Ne pourrait-on, en France, en faire autant? Oui, assurément. Il suffirait de répartir entre 3 ou 4 ateliers la fourniture complète de l'armée; la besogne des 120 à 140 prisonniers clairvoyants serait bien faite par 200 à 220 aveugles, d’autant que ces derniers n'auraient pas plus à couper que les détenus, ce qui prend beaucoup de temps ; la coupe, le placage, le vernissage, etc., seraient faits par des auxiliaires clairvoyants. Ne serait-ce pas la meilleure fourniture à donner à ces ateliers régionaux qu’on projette de créer ? Les prix de façons seraient plus élevés qu’actuellement, ils seraient identiques et même supérieurs à ceux payés dans la ville où se trouveraient les ateliers. Il en résulterait, d’un côté, une dépense supplémentaire pour l’État, mais qui pourrait trouver, par ailleurs, une compensation. En effet, les aveugles, mis à même de subvenir en grande partie à leurs besoins, pourraient être[209]moins assistés. Si on ne veut pas tenter l’expérience pour la totalité de cette fourniture, rien n'empêcherait d’en distraire une partie : le chiendent et les brosses à chaussures, par exemple, et de les donner à un atelier spécial installé à Paris.

Les récriminations des fabricants ne seraient pas à redouter, puisque ce serait toujours le système de la régie directe et de la consommation par l’État. On procurerait ainsi l’assistance par le travail à de braves gens, souvent chargés de famille et rendus dignes d’intérêt par suite de leur infirmité. Ces ouvriers aveugles se trouveraient, par suite, un peu favorisés par rapport à leurs camarades clairvoyants, mais ceux qui ont la vue n'ont-ils pas un bien plus grand bénéflce f Enfin, qu'est-ce qu'un avantage accordé à 200 ou 220 pauvres gens qui ne peuvent guère faire autre chose que de boucher des trous, alors qu’il y a en France 25,000 ouvriers et plus occupés par l'industrie de la brosserie, et dont un certain nombre, tout au moins, pourront exercer d’autres métiers ?

Quant aux prisonniers que leurs aptitudes, ou mieux, leur manque de dispositions spéciales fait classer à Poissy dans les ateliers de brosserie, ils seraient répartis dans d'autres ateliers et y trouveraient certainement des travaux appropriés à leurs capacités. Rendus à la liberté, ils ne risqueraient pas de contribuer à faire encore concurrence aux aveugles, puisqu’ils ne pourraient exercer qu'un métier non accessible aux aveugles.

§ 22. SUR LE PFATRONAGE NÉCESSAIRE AUX AVEUGLES

Le métier de brossier permet à une certaine quantité d’aveugles de vivre et de faire vivre leur famille presque uniquement avec le produit de leur travail ; il est, pour un plus grand nombre, une aide très réelle. Beaucoup, sans doute, ne retrouveront jamais les salaires qu’ils avaient lorsqu'ils jouissaient de la vue ; mais un gain de 2f 50 en moyenne par jour, à Paris, et de 1f 75 en province, n’est cependant pas à dédaigner. Qu'on n'aille pas surtout faire croire aux aveugles qu'ils sont capables, comme quand ils étaient clairvoyants, de gagner 5 et 6f par jour en travaillant dans certaines conditions. Il est toujours facile de majorer des salaires (l’École Braille en donne l’exemple), mais alors ce n'est pas un gain réel, c'est une aumône déguisée, une gratification, si on veut. Et si on dispose de fonds assez importants pour en faire[210]bénéficier largement les aveugles, ce qui, certes, est une trés bonne action, pourquoi ne pas laisser ces pauvres gens chez eux, dans leur famille, en leur donnant une gratification plus faible même, et en les obligeant seulement à s'occuper pour ne pas s’ennuyer, en faisant, par exemple, du filet? Beaucoup seraient, je crois, bien plus heureux et bien plus reconnaissants, car l’aveugle, tout comme le clairvoyant, aime sa liberté. Si certains aveugles font des choses que les clairvoyants trouvent extraordinaires, on peut bien dire que, souvent, le besoin de se rendre indépendants a contribué à leur faire faire ces efforts dont on admire le résultat.

Il faut avoir le courage de dire aux aveugles adultes qui entreprennent la brosserie : « Vous allez, à vingt-cinq ou trente-cinq ans, exercer un métier facile, pratiqué par des femmes, par des jeunes gens ; à force de travail et d'énergie, vous arriverez sûrement à améliorer votre situation ; peut-être arriverez-vous à faire de honnes affaires, cela dépend surtout de vous ; courage, nous allons vous aider ! »

L’ouvrier aveugle a toujours besoin, en effet, d’un appui, d'une assistance, d'un patronage quelconque, pour retirer de ses travaux un bénéfice qui en vaille la peine.

Qu’il travaille dans un atelier où on lui paiera son ouvrage le double ou le triple de ce qu'il vaudra, qu'il écoule le fruit de son travail par l’intermédiaire d’une société charitable, ou vende lui-même ses produits, de toute façon l’aveugle sera plus ou moins redevable au patronage de l'amélioration de son sort.

Celui qui fait l’objet de cette monographie n’est-il pas aidé par la sympathie si ardente, si généreuse de ses concitoyens qu’on ne songe pas, autour de lui, à acheter d'autres articles que ceux qu’il confectionne, et aussi par la propagande que certaines personnes sont heureuses de faire en sa faveur ?

Sa situation est évidemment privilégiée. puisqu'il n'a pour ainsi dire pas de charges (les nombreux services que lui rend sa mère compensent la pension qu’il est obligé de lui faire), et qu’il a, outre son logement, un très mince revenu25.

Mais s'il est assuré, par la sympathie qu’il a su inspirer autour de lui, d'avoir toujours du travail, on doit constater que, tout en se donnant[211]du mal, il ne produit pas énormément, parce qu'il n’a pas la dextérité suffisante. Ce qu’il fait est, par contre, de trés bonne qualité ; on le sait si bien que, dans certaines localités des environs où il ne fournit pas, il y a des commerçants qui offrent comme « brosserie d’aveugle » des articles qu’il n'a point fabriqués.

Pour pouvoir parler du patronage des aveugles comme il convient de le faire, le mieux est de puiser largement dans les ouvrages que M. de la Sizeranne a écrits sur les aveugles et, en particulier, dans celui qu’il présentait récemment au public en écrivant avec son cœur et son ardeur d’apôtre : « Puisse-t-il rendre quelques services à ceux qui travaillent avec nous et pour nous ; puisse-t-il faire un peu de bien à cette chére cause à laquelle j’appartiens tout entier26. » Ceux qui l’approchent savent, en effet, que le patronage est l’objet de sa plus vive sollicitude et qu’il compte beaucoup sur son action bienfaisante pour rendre meilleure la situation des aveugles. Empruntons-lui quelques pages :

« Les études d’observation sociale, écrit-il, poursuivies par Le Play pendant tant d’années et à travers tant de contrées, l’ont amené à cette conviction : c'est presque toujours, c’est presque partout, que le travailleur a besoin de bénéficier de subventions gratuites, qu’il a besoin d’être patronné. N’est-il pas chimérique de penser que le travailleur aveugle peut se soustraire à cette nécessité, et cela à l’heure où la lutte est si âpre que l'ouvrier clairvoyant est obligé d'avoir recours à une foule d’institutions patronales pour parer aux éventualités de la vie ? Sociétés de secours mutuels, caisses de retraites, organisation d’écoles pour les enfants, réfectoires économiques, sociétés coopératives de consommation, etc., etc., tout cela, c’est le patronage.

« ....Si le patronage est utile, nécessaire à un grand nombre de clairvoyants, qui, sans lui, végéteraient misérablement, comment ne serait-il pas indispensable aux aveugles ?Le clairvoyant, pour faire sa place dans la vie, n’a qu’une résistance à vaincre : l’encombrement produit dans tant de professions par l’excédent de l’offre sur la demande. Pour l’aveugle, ces difficultés subsistent, mais décuplées par la cécité qui l'oblige à se faire accepter ; puis il a infiniment plus de frais, et son labeur produit beaucoup moins.

« ....A son entrée dans le monde du travail, l'aveugle est accueilli partout avec presque autant de méfiance que de sympathie : on lui témoigne [212] tout à la fois beaucoup de sympathie pour sa cécité et beaucoup de méfiance à l’égard de son travail.

« Cela vient de ce qu'on ignore que l'aveugle est capable de faire quelque chose ; on ne s'habitue que lentement à cette idée. Il faut donc que des personnes compétentes et d’une intelligence qui va au-devant des choses prennent les travailleurs aveugles sous leur protection et disent à la foule : « Je vous afirme que, dans tel et tel cas, vous pouvez sans crainte avoir recours à eux ; expérience faite, je me porte garant de leur capacité. »

« ..Pendant longtemps la sympathie manifestée par le public a eu surtout le caractére et les résultats de la pitié. Elle portait plutôt à faire une aumône aux aveugles qu'à leur procurer du travail et à les mettre ainsi à même de gagner leur vie.

« Or, c'est par le patronage et non par l'aumône que l'Association Valentin Haüy veut aider les aveugles. Pour secourir, il suffit de donner quelque chose ; pour patronner, il faut se donner soi, il faut suivre l’individu, la famille qu'on aide, et cette aide doit étre morale autant et plus que matérielle. Cela exige beaucoup plus de soins et d’efforts, mais aussi combien u’est-ce pas plus sage et surtout plus fécond !... »

« En effet, pour patronner efficacement, nous l’avons déjà dit, l'argent, quoique nécessaire, n'est pas l’élément principal; ce qu’il faut, c'est beaucoup de relations, beaucoup d’inifluence, beaucoup de zèle, de dévouement, de temps ; le zèle, le dévouement, l’intelligence se trouvent partout.

« L’Association Valentin Haüy cherche à mettre en valeur ceux que la perte de la vue avait abattue, parfois presque anéantis : on voit que sa mission est sociale, non moins que charitable.

« Patronner, secourir, ne sont point synonymes : telle personne, telle œuvre croit faire du patronage, alors qu'elle ne fait que de l'assistance. Le secours bien appliaué est utile sans doute, parfois il est indispensable; mais le patronage est singulièrement plus efficace. Le secours vient en aide pour un instant, puis il a terminé sa tâche. Le patronage, lui, cherche le moyen de rendre dans l'avenir le secours inutile : l’un est le médicament, l'autre l'hygiène.

« Aider les aveugles à se créer une clientèle et à la développer, c’est le principal but de l’oeuvre de patronage en ce qui concerne les aveugles munis d’une profession. Il faut être en rapports constants, réguliers, avec ceux qu’on a bien voulu accepter de patronner. Nous devons étudier le caractère, les tendances, la valeur morale de chaque patronné, afin de [213] ne pas nous exposer à donner tout à ceux qui, sans être plus malheureux que d'autres, savent mieux apitoyer sur leur sort, demandent beaucoup plus souvent, avec plus d’insistance. Nous devons être assez psychologues pour distinguer ceux dpnt le caractère est de toujours demander l'aide des autres, et ceux qui, au contraire, attendent la derniére extrémité pour faire part de leurs peines, ceux qui sont insouciants et qu’il faut stimuler, ceux qui s’abandonnent et qui, s'ils ne réussissent pas tout de suite, tombent peu à peu dans le découragement, dans l'inertie ; avec ceux-là, un contact permanent est indispensable.

« Il nous faut suivre chaque aveugle avec sollicitude, afin de pouvoir donner conseils ou secours en tenps vraiment utile, ne pas craindre d’entreprendre des démarches pour faire bénéficier nos patronnés de l’aide de telle ou telle œuvre générale, etc. Il faut enfin nous ingénier à nous procurer de nouvelles ressources pour notre œuvre et chercher tous les moyens possibles de la mettre plus à la hauteur des besoins.

« Il ne faut pas confondre les aveugles qu’il faut assister aujourd’hui, demain, après et toujours, et les aveugles qu'il faut patronner ; pour ces derniers, l’'aide doit consister beaucoup plus dans un patronage moral que dans des secours matériels.

« ....Mais autant il est nécessaire que le patronage soit proposé, sinon imposé à tous les aveugles, autant il importe que le plus d’aveugles possible soient établis chez eux ; c’est l’intérêt de l’individu, c’est aussi l’intérêt de la collectivité. L’intéret de l’individu, parce qu’il est toujours plus digne de mener la vie normale, de vivre chez soi, que d’être enrégimenté dans un asile, si excellent d'ailleurs que puisse être cet asile. C’est l’intérêt de la collectivité, parce que cette dispersion favorise la diffusion de l’idée que les aveugles peuvent travailler utilement. »

C’est à répandre cette idée que l’Association Valentin Haûy s'applique depuis vingt ans. Elle y met tons ses soins, elle s’est occupée individuellement de plus de 8,000 aveugles, sur lesquels un nombre important de travailleurs, elle a enregistré des échecs, mais elle a obtenu souvent des résultats très encourageants.

Le Gérant : A. VILLECHENOUX

Notes

1. Dictionnaire Joanne.

2. Ibid.

3. « Carroir », terrain vague et désert où viennent se croiser plusieurs chemins.

4. Le pays de Bué en Sancerre, par Lucien Jeny

5. L’écriture inventée par le Français Louis Braille consiste en points saillants faits dans du papier assez fort au moyen d'un poinçon. Ces points sont disposés de manière différente selon chaque lettre qu'ils représentent ; ils sont sensibles au toucher, et la lecture est facile après quelques exercices.

6. Association Valentin Haüy pour le bien des aregles, reconnue d'utilité publique, 3, rue Duroc. Paris.

7. Le Louis Braille, imprimé en relief dans le type Braille, a été fondé en 1883 dans le but d'aplanir aux aveugles instruitas le dur sentier de la vie. A ceux qui on appris une profession, il fournit les conseils, les renseignements spéciaux qu'ils ne sanraient trouver ailleurs ; à coux qui sont dans l'aisance ou qui, n'ayant pu réussir dans un apprentissage, vivent dans leur famille ou dans un asile, le Louis Braille apporte un peu de vie et de lumière par des lectures utiles et fortiliantes.

Rédigé dans un but d’utilité pratique, son programme comprend : explication des systèmes, des appareils nouveaux ou perfectionnés reconnus hons et utilisables par des aveugles compétents ; biographies d'aveugles remarquables dont les exemples peuvent être salutaires ; articles sur des questions spéciales intéressant directement les aveugles ; catalogues des livres publiés en Braille, de la musique éditée dans tous les pays; livres et appareils à vendre d'occasion; œuvres d'aeugles publiées pour les clairvoyants ; réponses à des qnestions faites par des abonnés lorsqu'elles sont instructies pour tous ; emplois obtenus par des aveugles ; fondation d'établissements spéciaux : nécrologie des aveugles ou des personnes qui s'occupent d'eux, etc.

Depuis sa fondation, le ouis Braille a reudu de grands services. L'importance des renseignements spéciaux qu'il réunit et que lui seul peut donner à cause des nombreuses relations qu'il entretient avec tout ce qui touche à la cécité le fait rechercher par les aveugles français et étrangers. Sa direction est devenue rapidement le centre des aeugles instruits, et une correspondance quotidienne très étendue lui permet de suivre pas à pas leurs besoins et de leur venir n aide de mille façons. Les aveugles nécessiteux qui ne sauraient faire les frais de l’abonnement (si modique cependant) roçoivent gratuitement, par les soins de l'Association Valentin faiiy, le Louis Braille en seconde lecture.

La Revue Brail est un recueil hebdomadaire, imprimé également en relief et fondé en 1883; elle informe ses lecteurs de ce qui se passe dans le monde litéraire, scientiique, musical et politique. en France et à l'étranger. Elle donne, dans chaque numéro, une chronique des événements de la semaine, et forme, par an, quatre gros volumes de 208 pages.

Grâce à cette revue sérieuse, conciso et substantielle, rédigée par des écrivains d'une véritable valeur, l'aveugle intelligent se tient au courant de tout ce qui préoccupe les esprits cultives et peut, sans peine, prendre part à leur conversation. Ce recueil, tout en se rapprochant du journal quotidien par ses informations et par l'allure rapide de ses articles, est plutét une « revue » en raccourci. Les revues contiennent généralement des articles trs développés destinés aux personnes qui s’intéressent à telle ou telle question. Ce qu'il faut pour une publication imprimée en relief, ce ont des réductions, en quelques pages, du fait intéressant, de la découverte récente, de la pensée saillante qui se rencontrent de temps à autre dans l'un des numéros d’une volumineuse rovue.

Le Louis Braille et la Rerue Braille comptent parmi leurs abonués non seulement des aveugles développés dès l’enfance par une instruction et des aptitudes spécialcs, mais encore beucoup de personnes qui, atteintes par la cécité à une période plus ou moins avancée de leur existence, ont eu l'heureuse idee d'apprendre à lire les caractères en relief. A tout âge, en effet, on peut se familiariser avec le système de lecture et d'ecriture Braille, et en retirer les plus grandes avantages. oilà ce qu’il importe de faire savoir à tous ceux qu perdent la vue ; on ne saurait trop les engager à acquérir, la plus tôt possible, toutes les connaisances capables de leur servir dans leur nouvelle situation.

8. Cet objet se trouve, parait-il, à Nuremberg.

9. Journal de la brosserie française.

10. Rapport de l’Exposition universelle, l’aris, 1900. G. Ason.

11. Trbouriech adal. apport de l'Eaposition universelle. Paris, 1889.

12. G. Amson, 1900.

13. Journal de a brosserie française.

14. Journal de la brosserie française.

15. G. Latouche. Rapport de l’Exposition de Liège, 1905.

16. Dictionnaire de Laboulage.

17. G. Latouche. Rapport de l'Exposition de Liège, 1905.

18. Voir, pour plus de renseignements. la monographie de l'Aueugle accordeur de pianos, par M. Jacques des Forts (Ourriers des Deux Mondes, 3° série, n° 93).

19. La Société des ateliers d'aveugles a changé totalement de direction en juin 1909; en novembre de la même année, elle a fermé l'atelier de la rue Jacquier, et sa période de transformation continue.

20. Voir l’Aueugle accordeur de pianos, par M. Jacques des Forts (Ourriers des Deux Mondes, 3e série, n° 93).

21. M. A. Baldon disait même que d'après le budget, en 1902, un avougle revenait à 1,340 fr.

22. L’Éducation des aveugles.

23. P. Villey. Revue des Deux mondes, numéro du 15 octobre 1910.

24. A. Baldon, « Les aveugles » (Revue internationale de pédagogie).

25. Ce revenu s'est trouvé récemment à peu près anéanti ; les pluies incessantes ont amené des glissements de terrain sur la côte de arloup ou se trouve sa vigne, le sol y est bouleversé. Abel B. ne sait encore s'il replantera la vigne ou s'il vendra le terrain.

26. Trente ans d'études et de propaande en faveur des areugles, par Maurice de la Sizeranne. 1909.