N° 93

AVEUGLE ACCORDEUR DE PIANOS

DE LEVALLOIS-PERRET

(Seine. — France)

CHEF DE MÉTIER ET TACHERON

DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS MOMENTANÉS

d'après

LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LEUX EN 1899

PAR

M. JACQUES DES FORTS



Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1. État du sol, de l'industrie et de la population

[88] La famille qui fait l'objet de cet essai de monographie habite rue F., à Levallois-Perret. La maison où elle demeure depuis six ans, propre et bien bâtie, se compose de petits appartements.

Levallois-Perret, situé près des fortifications, est mis en communication avec le centre de Paris par plusieurs lignes de tramways et d'omnibus et par le chemin de fer de ceinture qui, desservant également les principaux centres suburbains, permet de se rendre en quelques minutes à la gare Saint-Lazare.[89]

L'accordeur de piano de Levallois et sa famille (§1)
L'accordeur de piano de Levallois et sa famille (§1).

[90] La population de Levallois-Perret est surtout une population ouvrière, et si les grandes maisons à six étages y sont encore peu nombreuses, les petits logements semblent devenir plus rares d'année en année. Pour être mieux logé et à 'meilleur compte, l'accordeur devrait aller à Courbevoie ; mais il se trouverait plus éloigné de sa clientèle, d'où perte de temps et grande augmentation des frais de transport.

Il y a actuellement à Paris soixante-six aveugles accordeurs, sortant pour la plupart de l'Institution nationale des jeunes aveugles. Pour la profession d'accordeur, cette institution choisit parmi les enfants qui lui sont confiés les sujets possédant les aptitudes nécessaires ; leur éducation est fort longue : elle dure en général six à neuf ans.

§ 2. État civil de la famille.

La famille comprend les deux époux et cinq filles, savoir :

1.ADRIEN D., chef de famille, né près d'Épernay............ 35 ans.

2.BLANCHE D., sa femme............ 39 —

3.LOUISE D., leur fille aînée............ 8 —

4.THÉRÈSE D., leur deuxième fille............ 7 —

5.GEORGETTE D., leur troisième fille............ 6 —

6.MARIA D., leur quatrième fille............ 4 —

7.HÉLÈNE D., leur cinquième fille............ 6 mois.

Les époux n'ont point perdu d'enfants. Ils n'ont plus ni l'un ni l'autre leurs pères et mères. Seule, la femme a encore une soeur, boulangère, établie dans leur quartier ; elle avait également un frère aveugle, camarade de son mari à l'nstitution nationale des jeunes aveugles. Les aveugles, en se mariant, sont presque toujours obligés de faire quelques concessions ; le plus souvent, ils ont le bon sens de faire celles de l'âge, de l'argent; parfois, ils épousent des femmes plus âgées qu'eux, c'est le cas ici, des veuves, souvent aussi des jeunes filles qui n'ont pour toute fortune que leur profession, leur éducation, leur instruction. L'éducation, l'instruction, la plupart des aveugles, surtout les aveugles musiciens, y tiennent beaucoup.

§ 3. Religion et habitudes morales.

Les époux D. appartiennent l'un et l'autre à la religion catholique,[91]et, s'ils n'en suivent peut-être pas très exactement les préceptes, ils préfèrent cependant, malgré une augmentation de dépenses de 4 fr. 50 par mois, envoyer leurs trois filles aînées chez les sœurs plutôt que de les voir fréquenter l'école gratuite et laique.

Três sobre, Adrien ne va jamais au cabaret, et sil prend par hasard un verre de liqueur, c'est qu'il pense ne pouvoir le refuser à celui qui le lui offre.

Son pluis grand plaisir, quand son travail ne l'appelle pas au dehors, est de rester au milieu des siens, auxquels il porte la plus vive affection. Sa femme surtout est l'objet de toute sa sollicitude.

Aussi, très unis, les deux époux paraissent heureux.

Il en est bien souvent ainsi dans de tels ménages. Presque toujours, on trouve chez les femmes d'aveugles de grandes qualités, une haute valeur morale, quelle que soit d'ailleurs leur condition ; cela se concoit : seule, la femme qui considère la vie sous sonaspect sérieux, qui cherche le bonheur non dans des frivolités, mais dans le dévouement à son mari, à ses enfants, seule, cette femme épouse un aveugle pour lequel l'existence est toujours plus rude. Celui-ci, en effet, plus facilement que le clairvoyant dans la même situation, doit se contenter d'une position pécuniaire modeste. En est-il plus malheureux en ménage pour cela.... Quelques aveugles musiciens, artistes, joignant à une excellente éducation et à de très bonnes manières des qualités morales extrêmement solides, pourraient, il est vrai, arriver à une situation plus brillante en ne se mariant pas. Mais, pour la majorité, le mariage met les aveugles à l'abri du découragement et de la solitude et est, en définitive, pDlus utile que nuisible à leur position. Cependant, ils ne doivent pas se marier trop jeunes, avant que leur situation professionnelle soit assez solidement établie. Pour être suffisante, une clientèle d'accordeur doit produire, par an, de 1,000f a 1,200f en province, de 1,800f à 2,000f a Paris. C'est d'ordinaire vers la trentième année, après huit ou dix ans de vie solitaire où, le plus souvent, l'accordeur prenait pension dans un hôtel ou dans une famille, qu'il aspire à se créer un intérieur.

Le sentiment de l'ordre est trés développé dans la famille D., mais on aimerait à ce que celui de la prévoyance le fût un peu plus et que, pendant la bonne saison, ils missent, ce qui ne paraîtrait pas impossible, davantage de côté pour passer plus facilement la mauvaise, qui va de juillet à octobre. Il est juste d'ajouter cependant qu'ils remboursent chaque année, par petits acomptes, un emprunt de 375f, contracté il y a trois ans, lors d'une grave maladie du chef de famille.

[92] Les questions politiques semblent intéresser D. « On est citoyen comme un autre et on lit. » Éloigné des idées avancées, il n'approuve pas les discussions stériles et les débats irritants qui entravent le commerce ; et, s'il trouve ses impôts trop lourds, il n'est cependant pas partisan de l'impôt progressif sur le revenu. Si on charge trop, en effet, son propriaétaire, celui-ci augmentera ses loyers, et c'est donc lui, l'ouvrier, en fin de compte, qui paierait. Le meilleur moyen de diminuer les impôts serait de faire des économies.

Il ne parait pas avoir grande estime pour les députés et les candidats a la députation. Ceux qui sont socialistes ne sont souvent que des aristocrates tout comme les conservateurs : ils cherchent à tromper le peuple pour se faire élire.

§ 4. Hygiène et service de santé.

De taille moyenne et bien campé, Adrien D. est excellent marcheur, qualité qui lui rend de grands services, car il est souvent obligé de fournir de longues courses Il jouit d'une bonne santé et n'a jamais été malade, si ce n'est il y a trois ans, quand il a subi une grave atteinte d'infuenza.

Sa femme aussi a un fond de bonne santé ; comme, toutefois, ses nombreuses maternités l'ont un peu fatiguée, D. tient à ce qu'elle se soigne bien et la force à prendre une nourriture plus substantielle que le reste de la famille. Il ne veut pas non plus qu'elle épargne les remèdes quand ils sont jugés nécessaires.

Les deux filles aînées ont eu la coqueluche et la rougeole sans être autrement malades.

Une enquête approfondie sur les enfants d'accordeurs aveugles montrerait qu'ils n'ont nullement à souffrir de la cécité de leur père, ni sous le rapport physique, ni relativement à leur avenir. On en pourrait citer qui sont devenus eux-mêmes accordeurs, d'autres professeurs de musique, comptables, employés de commerce, instituteurs et institutrices, ou simplement bons ouvriers ou ouvrières dans tel ou tel métier.

Les frais de maladie supportés par la famille proviennent surtout de l'achat d'eau de Vichy et des couches de la femme. Chacune d'elles provoque une dépense de 25f comme honoraires de la sage-femme.

§ 5. Rang de la famille.

[93] L'union, l'honnêteté, la vie régulière du ménage lui ont rendu facile le petit emprunt dont nous avons parlé et lui assurent l'estime des voisins, qui aiment à lui venir en aide en lui donnant surtout des vêtements et en gardant les enfants quand mari et femme sont obligés de s'absenter l'un et l'autre.

§ 6. Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris)

Immeubles............ 0f 00

La famille ne possède aucune propriété immobilière.

Argent............ 22f 00

L'accordeur place, pendant la bonne saison, à la Caisse d'épargne, une petite somme qu'il dépensera pendant la mauvaise saison. Actuellement, cette somme est de 22f00.

Matériel spécial des travaux et industries............ 187f 00

1e Outils d'accordeurs. — Une trousse d'accordeur de pianos, 80f 00.

2° UStensiles pour le blanchissage et l'entretien du linge, 107f 00.

Valeur totale des propriétés............ 209f 00

§ 7. Subventions.

La famille n'a droit à aucune subvention fixe. Elle pourrait cependant envoyer ses enfants à l'école communale gratuite, mais n'use pas de ce

La sœur de l'aveugle, qui est boulangère, donne à chacune de ses[94]quatre nièces, les aînées, 0f10 tous les dimanches. Cette petite somme est mise dans une tirelire et on n'y touche que dans les moments pressants.

Enfin, l'accordeur reçoit de diverses personnes des vêtements qui servent à l'habiller en partie lui et sa famille. Les charges, de ce côté, sont donc peu élevées.

§ 8. Travaux et industries.

Travaux de l'ouvrier. — L'accordeur peut être rangé dans la catégorie des ouvriers tacherons, puisqu'il est payé tant par piano accordé.

Il travaille soit pour le compte d'un facteur, soit pour son propre compte, et les accords lui sont payés de la façon suivante :

1° Au compte du facteur : au magasin, 1f ; chez un client abonné, 1f 50 ; chez un client non abonné, 2f pour un piano droit, 3f pour un piano à queue.

2° A son propre compte, 3f pour un piano droit, 4f pour un piano à queue.

Il fait aussi quelques réparations, comme changer les cordes cassées, et obtient une commission du facteur quand il lui fait vendre un piano. Ces réparations et ces commissions lui rapportent une centaine de francs par an.

Pour les déplacements que nécessite sa profession, l'aveugle est accompagné d'un jeune guide entretenu par la famille. Comme il travaille beaucoup à l'atelier du patron, les courses sont pour lui moins fréquentes que pour nombre d'autres accordeurs.

Travaux de la femme. — Le soin des enfants, l'achat et la préparation des aliments, la confection et l'entretien des vêtements, le blanchissage du linge, constituent ses principales occupations.

Certains accordeurs emploient leur femme comme guide, mais c'est le petit nombre et il est bien préférable, en effe, que la femme reste au foyer ; cela devient tout à fait nécessaire lorsque arrivent les enfants ; si elle est bonne ménagère, la vie à deux ne coûte pas plus cher que lorsque l'accordeur vivait seul et qu'il fallait se nourrir au restaurant. Quelquefois aussi, la femme ajoute une industrie à celle de son mari : elle fait de la couture, tient un petit commerce ou même donne des lecons, car il s'en trouve plus d'une qui a son brevet d'institutrice.

Industries entreprises par la famille. — Pendant la morte-saison, le[95]chef de famille répare avec sa femme des chaises cannées. Il compte développer cette industrie dont il ne s'est pas encore occupé heaucoup. Il voudrait aussi apprendre à raccommoder les chaussures pour pouvoir réparer toutes celles de la famille.

Les services qu'un aveugle adroit, industrieux et complaisant peut rendre dans un ménage sont assez nombreux, quantité de faits pris dans la vie réelle le démontrent.

Les femmes, surtout, ne renoncent pas, quoique privées de la vue, aux soins de l'intérieur. Beaucoup savonnent, repassent, font la cuisine ; citons une mère de quatre enfants qui continue, malgré le labeur de son métier de chaisière, à tailler et coudre elle-même tous leurs vêtements. Plusieurs aveugles ont obtenu des prix Montyon pour leur ingénieux dévouement soit à des frères et sœurs élevés par elles, soit à de vieux parents malaudes ou infirmes qu'elles ont soignés pendant de longues années avec une entente parfaite et infatigable.

Souvent aussi, dans une famille dont le chef a été atteint de cécité, les rôles sont intervertis : tandis que sa femme continue au dehors la lutte pour l'existence, l'aveugle, se substituant à elle, fait le ménage, y compris la cuisine, soigne les enfants, les lave, les habille, les déshabille, les amuse, balaie, fait les appartements, prend, en un mot, tous les soins d'ordre, de propreté, d'hygiène que réclame l'intérieur. Un autre, placé dans une très modeste aisance, se charge de tout ce qui concerne la cave : mise du vin en bouteiles, nettoyage et rangement de celles-ci ; c'est encore lui qui scie et monte le bois, exécute lui-même les menus travaux de menulserie dans son petit appartement, ayant bien rarement recours à un homme du métier. Lorsqu'il est au logis, il se réserve toujours le soin de répondre à la sonnette extérieure et d'ouvrir la porte ; c'est lui qui met le couvert, et à table coupe et distribue le pain, etc.

D. se prête très volontiers à ces menues occupations ; il aide souvent sa femme dans les soins du ménage : c'est lui qui allume le feu le matin, se lève la nuit pour les enfants, etc.

Mode d'existence de la famille

§ 9. Aliments et repas.

[96] L'alimentation de la famille, quoique soumise aux règles de l'économie, est bonne et substantielle, mais dépend un peu dè ses ressources : en été, pendant la morte-saison, elle ne mange pas tous les jours de la viande, qui est alors remplacée par des légumes verts.

En général, la nourriture se compose de pain de froment, de lait de vache, de viande de bœuf, d'un plat de légumes ou de pàtes.

Le ménage, 5 compris le jeune guide qui reçoit sa nourriture chez l'aveugle, fait trois repas par jour :

1° A huit heures du matin, avant le départ du père, le déjeuner, qui se compose de café au lait avec sucre et pain.

2° A midi, le dîner, qui comprend un plat de viande, en général du ragoût, avec un plat de légumes, pommes de terre, haricots ou lentilles. Les légumes sont quelquefois remplacés par du macauroni ou des nouilles. A cause de son estomac délicat, la mère remplace presque chaque jour le ragoût par un morceau de viande grillée.

3° Le soir, à sept heures, le souper : la famille, qui se trouve alors réunie au complet, prend une soupe aux légumes avec un plat de viande et du fromage. Le dimanche on met le pot-au-feu avec carottes, choux, poireaux, auquel on joint, comme friandise, en été, une ou deux salades.

§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.

L'appartement occupé par la famille au deuxième étage se compose d'une antichambre, d'une chambre ù coucher, d'une saulle aǹ manger, d'une cuisine, d'un cabinet de débarras et d'un petit couloir.

La chambre à coucher, de cinq mètres sur quatre mètres, donne sur la rue et est bien éclairée ; quant aux autres pièces, elles ont vue sur une cour intérieure et sont obscures.

Le loyer, qui se paie par trimestre, s'élève à 280f. Il faut y ajouter 10f pour l'eau et 23f 90 pour les impôts.

[97] L'accordeur n'a pas de bail écrit.

Meubles. : achetés successivement............ 1,208f 00

1e Lierie. — 1 lit pour les époux : 1 bois de lit, 50f 00 ; — 1 sommier, 35f 00 ; — 1 matelas, 40f 00 ; — 1 traversin, 12f 00; — 1 lit pour les enfants : 1 bois de lit, 35f 00 ; — 1 sommier, 30f 00 ; — 1 matelas, 35f 00 ; — 1 traversin, 1I0f 00; — 1 lit en acajou avec sommier, 80f 00 ; — 1 lit de fer : une cage, 15f 00 ; — 1 paillasse, 5f 00 ; — 1 matelas, 15f 00; — 1 oreiller, 6f 00. — Total, 368f 00.

2° Meubles des différentes chambres et de la cuisine. — 1 armoire à glace, 170f 00 ; — 1 armoire ordinaire, 45f 00 ; — 1 table de nuit, 35f 00 ; — 6 chaises, 36f 00 ; — 1 petit guéridon, 25f 00 ; — 1 suspension, 35f 00; — 1 pendule avec 2 candélabres, 125f 00; — 1 buffet, 35f 00 ; — 4 rideaux, 4f 00 ; — 1 piano, 300f 00; — 1 machine à coudre, 30f 00. — Total, 810f 00.

Ustensiles............ 241f 70

1° Pour la préparation et la consommation des aliments. — 2 grandes casseroles en fonte, 7f 00 ; — 1 filtre, moulin à café et boîte, 8f 00 ; — 1 panier à salade, diverses boites assorties, 10f 00 ; — poêles, passoires et casseroles émaillées de diverses grandeurs, 20f 00 ; — 2 bouillottes, 6f 00; — 2 grands plats émailles, 5f 00 ; — 1 hachoir, 1 planche à hacher, 10f 00 ; — 2 pots au lait, 4f 00 ; — 1 bassine, 4f 00; — 1 panier à provisions, 5f 00; — 1 boîte à sel, 1f 25 ; — 3 cuillères à pot, 1f 50 ; — 1 poêle à marrons, 1 soufilet, pincettes, étouffoirs, 6f 00 ; — 3 casseroles en fer battu, 3f 75 ; — 2 saladiers, 3f 00 ; — 1 plat en terre cuite, 0f 50 ; — 6 couteaux de table, 4f 20 ; — 12 cuillères et fourchettes d'étain, 5f 10 ; — 12 petites cuillères d'étain, 0f 60 ; — 1 service de table, 25f 00; — 1 huilier, salière et moutardier, 2f 00; — 12 bols, 6f 00 ; — 1 porte-plat, 0f 75; — 1 légumier, 0f 75 ; — 1 service à café, porcelaine décorée, 20f 00 ; — 2 verres ordinaires, 1f 50 ; — 8 verres cristal, carafons et assiettes fantaisie, 10f 00. — Total, 171f20.

2° Pour l'éclairage, le chauffage et les soins de propreté. — Pelle à feu, pincettes, chenets, etc., 12f 00; — 1 boîte à charbon et pelle, 1f 00 ; — 3 seaux de ménage, 1 seau à charbon, 10f 00 ; — 1 bidon à essence, 1 bidon à pétrole, 5f 00; — 1 cuvette émaillée, 2 vases pour la toilette, 9f 00 ; — 1 fontaine, 13f 00 ; — 1 baignoire, 8f 00 ; — 1 lampe, 2f 50 ; — 2 paniers, 3f 50 ; — 1 botte à ordures, 3f 00 ; — 1 balai de crin, 3f 50. — Total, 70f 50.

Linge de ménage............ 240f00

6 paires de draps, 4 paires de rideaux, 115f 00 ; — 5 paires de draps d'enfants, 30f 00 ;— 8 taies d'oreillers, 16f 00 ; — 1 service damassé brode, 25f 00 ; — 3 douzaines de serviettes de toilette, 30f 00 ; — 2 douzaines de torchons de vaisselle, 21f 00. — Total, 240f 00.

VÊTEMENTS............ 671f 75

VÊTEMENTS DU MARI ET DE LA FEMME (361f 75).

2 complets, 180f 00 ; — 2 calecons, 2 chemises blanches et 4 chemises de nuit, 25f 00; — 3 chapeaux, 20f 00 ; — 1 pardessns, 30f 00 ; — 6 paires de chaussettes, 4f 00 ; — 2 paires de souliers, 20f 00 : — 1 fichu en laine, 41f 00; — 3 jupons, 10f 00; — 8 paires de bas, 5f 75 ; — 4 paires de pantalons, 8f 00 ; — 2 paires de chaussures, 12f 00; — 1 costume, jupes ordinaires, 1 corset, 25f 00; — 3 douzaines de mouchoirs en toile, 12f 00 ; — 3 tabliers bleus, 6f 00. — Total, 361f 75.

[98] VÊTEMENTS DES ENFANTS (310f 00).

15 robes, 50f 00 ; — 8 tabliers, 20f 00 ; — 12 paires de chaussures, 50f 00; — 20 paires de chaussettes et bas, 25f 00 ; — 1 layette complète, 15f 00; — 18 chemises, 27f 00 ; — 12 panalons, 18f 00 ; — 18 jupons, 18f 00 ; — 12 tricots et corsets, 12f 00; — 15 flanelles, 15f 00; — 5 fichus de laine, 10f 00 ; — 10 chapeaux, 20f 00; — 5 manteaux, 20f 00 ; — 5 collets, 10f 00 — Total, 310f 00.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 2,361f 45

§ 11. Récréations.

Quand le dimanche arrive, fatigué par ses courses de lav semaine, l'accordeur n'a qu'un désir : rester au milieu des siens. Les récréations de la famille sont aussi simples que peu coûteuses : ajoutez seulement, pendant les grandes chaleurs de l'été, quelques promenades tous ensemble, durant lesquelles on achete quelquefois un jouet pour les enfants.

Histoire de la famille

§ 12. Phases principales de l'existence.

Adrien D. se range lui-même dans les aveugles de naissance : s'il a vu le jour, ce n'a été que pendant quelques semaines et il n'en a nul souvenir.

Il est né le 8 juin 1863, au sein d'une famille assez nombreuse : il a eu quatre frères et une soeur.

Ses parents, petits cultivateurs, firent de mauvaises affaires et, comme beaucoup de ceux qui se trouvent dans ce cas, vinrent à Paris, pensant y reconstituer leur petite fortune. Il n'en fut malheureusement pas ainsi.

Le pére, qui n'était pas intelligent, fut employé pendant huit ans comme homme de peine chez un carrossier, après quoi, il passa pour huit autres années aux tramvays sud.

Tant que la mère fut là, la famille vécut vaille que vaille, mais après sa mort, la misère se fit cruellement sentir : la fille unique était encore trop jeune pour remplacer la mère absente. IHeureusement pour lui,

[99] Adrien put être soustrait à cette profonde misère en entrant à neui ans a l'Institution nationale des jeunes aveugles, bénéficiant d'une bourse particulière, la fondation Vignette. Comme il avait l'oreille juste, on lui fit apprendre l'accord des pianos et, son éducation jugée suffisante au bout de neui ans, on le livra à ses propres ressources. Adrien avait alors dix-huit ans. Il dut retourner chez son père et sa sœur ; ses débuts furent très pénibles.

Il y a quelques années, l'Institution nationale des jeunes aveugles n'était pas. parait-il, aussi bien outillée qu'aujourd'hui et Adrien rencontrait souvent chez sa clientêle des pianos dont il ne connaissait pas le mécanisme. Il dut donc parfaire son éducation lui-même.

Pendant quatre ans, il est comme apprenti, sans rien gagner, chez un facteur. Après ce stage, il devient accordeur de la même maison. Avec la petite clientèle personnelle qu'il commençait à se faire, c'était non pas la fortune assurée, mais l'avenir moins sombre : il pouvait songer à se marier.

A l'Institution nationale des jeunes aveugles, il s'était pris d'une sincère affection pour un de ses camarades avec lequel il resta três lié. Ce camarade avait une sœur. Adrien l'épousa en 1888.

Semblable mariage n'est pas rare. Cela montre bien que, lorsqu'on voit les aveugles de près, on n'a plus nulle terreur de vivre avec eux, puisque bon nombre de jeunes filles en ayant déjì un dans leur famille ne craignent nullement d'en introduire un second. Elles savent que, contrairement au préjugé si répandu, la cécité n'est pas la paradgsie, l'annihilation de l'individu, qu'au contraire, gràce à l'habitude, elle passe comme inapercue dans la vie de chaque jour, ne se révélant qu'à certains moments, par exemple, à l'impossibilité de se guider seul dans un rayon éloigné et sur un terrain inconnu, etc. Mais, de là à l'impression d'anomalie constante, de tristesse indélébile et « ténébreuse » qui fait de l'aveugle un épouvantail pour ceux qui ne l'ont jamais approché, il y a loin....

D'autre part, pour peu qu'une jeune fille ait des goûts sérieux, un peu affinés, elle préférera souvent, en dépit de la cécité, le musicien, l'accordeur même ayant reçu une certaine éducation, une bonne instruction, muni d'une profession qui n'est plus le metier, elle le préférera à l'ouvrier jouissant de ses deux yeux, mais plus rude, plus inculte et dont le gagne-pain semble plus vulgaire. Parlant des débouchés qui, de nos jours, s'ouvrent aux femmes dans l'enseignement ou dans les administrations publiques : postes, télégraphes, chemins de fer, ete., M. Leroy-[100]Beaulieu a dit : « Presque toutes ces nouvelles carrières féminines, sans être absolument incompatibles avec le mariage, lui sont peu propices. Une receveuse des postes ou une institutrice publique ne peut guère épouser un simple maneuvre des champs, ni un ouvrier de manufacture, ni même un bien modeste artisan. Elle se sent intellectuellement très supérieure à ce niveau. Certaines de ces jeunes filles parviennent à se marier avantageusement ; mais beaucoup ne se marient pas qui se seraient sans doute mariées si elles avaient été de simples couturières ou des ouvrières des champs. » Cet état de choses est assez favorable aux aveugles, dont un certain nombre épousent précisément des femmes de cette catégorie, qui trouvent en eux la culture intellectuelle à laquelle elles ne veulent pas renoncer.

Le mariage pour la femme aveugle est beaucoup plus rare et beaucoup plus chancecu. Les soins du ménage, si l'on est dans une situation modeste, la surveillance du personnel, si l'on a de la fortune, rendent la vue presque indispensable. Malgré certains exemples qui constituent l'exception, le mariage demeure tout au moins dificile pour la femme aveugle. Il parait qu'aux Etats-Unis elle trouve assez facilement à se marier dans de bonnes conditions, sans doute parce que le rôle de la femme dans son intérieur différe notablement, de l'autre côté de l'Atlantique, de ce qu'il est en Europe où la mère de famille, la maîtresse de maison, la ménagère, à quelque degré social qu'on la place, joue un rôle très actif et presque prépondérant.

Blanche D. appartient à une famille parisienne du faubourg Saint-Antoine. Elle est née le 24 février 1859 et a par conséquent quatre ans de plus que son mari.

Les deux époux n'ont jamais quitté Levallois-Perret, où ils habitent la même maison depuis six ans.

§ 13. MŒURS ET INSTITUTIONS ASSURANT LE BIEN-ÉTRE PHYSIQUE ET MORAL DE LA FAMILLE

L'accordeur fit partie de la Société de placement et de secours en faveur des élèves sortis de l'Institution nationale des jeunes aveugles et de l'Association Valentin Haüy pour le bien des aveugles. Il verse à la première 3f par an, à la seconde 1f1. Ces associations ne donnent pas des[101]sommes fixes en cas de maladie ou de chômage, mais distribuent des secours à ceux de leurs membres qui en ont le plus besoin et paraissent le mieux les mériter. C'est ainsi que de 1881 à 1898, l'accordeur a reçu 560f de la Société de placement et de secours. L'une de ces allocations (100f) accordée à D., il y a trois ans, lors de sa grave maledie, n'a pu malheureusement l'empêcher de contracter, en cette circonstance, un emprunt de 375f.

Adrien D. ferait volontiers partie d'autres sociétés d'assurances mutuelles, mais, avec ensemble, celles-ci ferment leurs portes à tout aveugle. On ne s'explique pas cette exclusion systématique.

Par son travail, D. ne fait-il pas vivre honorablement une famille nombreuse ? Il y a là, semble-t-il, une question de justice, d'équité et de solidarité qui mérite d'attirer l'attention.

Éléments divers de la constitution sociale

FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE : PARTICULARITÉS REMARQUABLES; APPRÉCATIONS GÉNÉRALES; CONCLUSIONS2

§ 17. SUR LA PROFESSION D'ACCORDEUR DE PIANOS PARMI LES AVEUGLES

[111] Il n'y a guère que cinquante ans que l'accordage des pianos est devenu une profession habituelle pour un bon nombre d'aveugles. C'est l'Institution nationale des jeunes aveugles, de Paris, qui l'a inauguré comme telle et qui est devenue l'école d'accordage la mieux organisée de France et de l'étranger.

«.... L'accord des pianos fut longtemps, en France, une pratique routinière laissée à des. ouvriers plus ou moins exercés, mais étrangers à toute théorie raisonnée. Le premier qui appliqua les procédés de la science et de l'art à l'accord des pianos fut un aveugle, ce fut Claude Montal. Il prit possession pour ainsi dire de cette industrie et en décrivit les procédés : il fut accordeur habile et il consigna son expérience dans un livre qui est deyenu règle en cette matière. Il est donc juste que ses compagnons d'infortune soient les premiers dans la voie qu'il a, sinon ouverte, du moins considérablement élargie.

« Dès 1821 ou 1822, un autre aveugle, sorti de l'Institution de Paris, M. Dupuis, avait compris que l'accord des pianos n'était pas inaccessible pour lui ; il s'était livré à la pratique de cet art, et aujourd'hui, il est, depuis plus de trente ans, l'accordeur le plus recherché dans la ville d'Orléans ; mais c'est là un fait isolé, et e'est bien réellement dans l'Institution de Paris, c'est par Montal. que l'art de l'accordeur est devenu. en France, une industrie sérieuse pour les aveugles. [112] «.... L'un des élèves de l'Institution, M. Siou, alla se perfectionner aupres de Montal et devint habile accordeur. Ayant été nommé, un peu plus tard, proiesseur dans l'Institution, il fut chargé à son tour, vers la n de 1842, de diriger la classe d'accord, et c'est par lui qu'elle est devenue ce qu'on la voit aujourd'hui.

« M. Siou a formé un très grand nombre d'accordeurs qui, sans exception, sont arrivés à une position satisfaisante, plusieurs à une belle position3 ».

Bon nombre de facteurs de Paris et de province emploient des accordeurs aveugles. Tout accordeur a, en général, trois genres de travail : 1° dans le magasin du facteur chez lequel il est employé ; ces accords-là ne lui sont pas payés cher ; 2° chez des particuliers pour le compte de son patron ; ce travail est meilleur ; 3° enfin chez des clients personnels. Un aveugle qui arrive à avoir une bonne clientèle personnelle peut gagner de 2,000f à 3,000f par an et quelquefois plus. Celui qui travaille à la fois pour un facteur et à son compte gagne facilement, s'il est attaché à une bonne maison, de 5 à 10f par jour.

L'accordage des pianos est un travail qui convient admirablement à l'aveugle, c'est certainement le « métier le plus lucratif que, jusqu'ici, il puisse exercer. Tous les métiers manuels qui sont à sa portée, tels que : brosserie, cannage et empaillage, ileterie, grosse et moyenne vannerie, sont des métiers faciles n'exigeant (sauf peut-être la vannerie) qu'un court apprentissage, peu d'intelligence, peu de force physique ; ils sont considérés comme métiers de femmes et très peu rémunérés, étant à la portée de tout le monde. Bien au contraire, l'accordage des pianos exige des aptitudes spéciales : finesse de l'ouie, sûreté de la main, qui ne sont pas données à tous ; le piano contient un mécanisme assez complexe et, sous peine de commettre des bévues qui peuvent devenir graves, le premier venu ne peut pas s'improviser accordeur ; il faut un apprentissage.

Profession fermée au vulgaire, voyons maintenant comment et pourquoi elle est ouverte aux aveugles4.

La justesse de l'oreille, première condition nécessaire pour faire un bon accordeur, l'aveugle la possède souvent, la perfectionne aisément. Le mécanisme du piano, assez compliqué, je l'ai dit, pour que n'importe qui n'ait pas la tentation d'y toucher, est d'assez grandes dimensions[113]pour que la main de l'aveugle puisse très facilement y travailler, monter, démonter les pièces, se rendre compte de tout. Puis, ce qu'on peut appeler le lieu d'exercice de la profession est favorable à l'aveugle. En efet, il y a plus d'un travail, comme, par exemple, bêcher, arracher les pommes de terre, relever les vignes, qui, en soi, pourrait facilement être fait par l'aveugle, mais dont l'exécution oblige à un constant déplacement, sur un terrain étendu, condition défavorable ; tandis qu'ici, rien de tel : tout se fait dans un espace très limité ; dès lors que l'aveugle est devant son piano, il agit en pleine aisance, il n'a plus à se déplacer jusqu'à l'achevement de son travail. S'il accorde dans une fabrique ou dans un magar sin, il lui est facile, sans l'aide de personne, de passer d'un piano à un autre, car ceux-ci sont généralement réunis et fort rapprochés dans deux ou trois pièces. Assurément, un guide est nécessaire pour se rendre chez le client; ce guide, dont il sera question plus loin, est une cause notable de dépenses pour l'accordeur aveugle, c'est pour lui une diminution de recettes, mais cette infériorité de gain ne constitue nullement une infériorité dans l'exécution de sa tàche, et si l'employe gagne moins, l'emplopeur n'a aucunement à en soufrir.

Il arrive assez souvent que le public se montre bien disposé à l'égard des accordeurs aveugles. Volontiers on attribue à l'homme privé de la vue une grande précision de l'ouie, et lorsqu'on a pu faire admettre que sans y voir il est possible (après apprentissage) de se reconnaître dans le mécanisme d'un piano, la confiance s'établit. Il n'est pas rare d'entendre dire : « Je fais toujours accorder mon piano par des aveugles, ils ont l'oreille beaucoup plus juste que les clairvoyants.... » La vérité est que les bons accordeurs aveuggles ont fait un apprentissage, tandis que les clairvoyants s'emparent du métier plus ou moins empiriquement, par routine : un camarade complaisant donne, dans un coin de l'atelier, les premiers principes, puis, peu à peu, on se forme la main et l'oreille aux dépens des pianos qu'on rencontre.

Il n'y a que dans les écoles d'aveugles qu'il existe des cours d'accord méthodiquement organisés. A l'Institution nationale, par exemple, les élêves ne peuvent obtenir le diplôme d'accordeur qu'après avoir passé au moins trois ans dans les cours spéciaux où ils apprennent à fond l'accord et la réparation des pianos ; ils consacrent à cette étude plusieurs heures par jour ; à leur sortie de l'école, ils subissent un sérieux examen de la part d'un jury compétent où siège au moins un représentant de l'une des grandes maisons de facture de Paris.

Les accordeurs qui sortent de l'nstitution nationale ont tous perdu la[114]vue dès l'enfance, puisqu'on ne peut entrer dans cet établissement après l'âge de treize ans ; pour ceux que la cécité a frappés dans le courant de la vie, encore assez jeunes, cependant, pour pouvoir apprendre l'accord et qui s'y trouvent comme disposés par leur profession préalable (tels les employés de commerce, mécaniciens, horlogers, etc.), la ville de Paris a organisé des cours spéciaux annexés aux écoles communales, 21, rue des Petits-Hôtels, et 27, rue de Poissy. La direction de ces cours est confiée à d'habiles accordeurs aveugles. Chaque année, les élêves subissent des examens ; un jury composé d'accordeurs réunis à cet effet dans les ateliers de l'importante maison Bord (qui, depuis de longues années déjà, occupe plusieurs accordeurs aveugles) décerne un diplôme à ceux qui sont vraiment reconnus capables d'exercer leur profession ; ils s'y sont d'ailleurs préparés par un stage dans les ateliers jugé très nécessaire. 180 aveugles ont, depuis 1878, fréquenté ces cours ; parmi eux, 20 ont été diplômés ; un bien plus grand nombre a trouvé ensuite une occupation rémunératrice chez divers marchands de pianos.

Asse souvent, l'aveugle accordeur est également pianiste à un degré quelconque, parfois même bon pianiste ; cela augmente ses chances de réussite, car certaines personnes sont bien aises d'entendre jouer leur piano lorsqu'il vient d'être accordé et préfèrent l'accordeur pianiste à celui qui ne l'est pas.

C'est dans les agglomérations de 5 à 20,000 ames que les accordeurs aveugles réussissent le mieux. Sauf exception, dans les grandes villes, il faut longtemps pour se former une clientèle : il est si difficile de se faire connaître.... puis, il y a tant de concurrents qui baissent les prix et gâtent le métier. Dans de trop petites localités, les pianos ne sont pas assez nombreux pour assurer un noyau de clients ; il faut alors tout demander aux accords de campagne. Autrefois, la clientele des châteaux, des chefs-lieux de canton plus ou moins retirés était productive ; il fallait beaucoup de temps pour aller d'une habitation a une autre, mais chaque client payait bien : au moins 10f par piano isolé, 5f pour ceux qui se trouvaient groupés ; l'accordeur faisait une ou deux tournées n par an; on savait qu'il ne reviendrait pas de longtemps et l'on faisait accorder pour profiter de son passage. La grande facilité des communications a modifié tout cela : aujourd'hui, des accordeurs plus ou moins novices (mais peu importe, on ne s'en apercoit qu'après....), montés sur bicyclette, parcourent les campagnes, allant proposer leurs services au rabais partout où se trouve un piano : de là baisse notable dans les prix. En effet, autrefois, à moins de faire des frais de voyage considérables, il[115]n'était possible de visiter qu'un nombre restreint d'habitations isolées ; maintenant, avec la bicyclette, on peut, sans frais, rayonner autour du centre d'opérations. Afin de lutter contre cette concurrence, certains accordeurs aveugles ont recours au tricycle tandem ; leur guide, généralement un enfant de dix à quatorze ans, est dressé à diriger le tandem ; l'aveugle, monté à l'arrière, pédale avec énergie, veille au frein, à la régularité de l'allure et fait en sorte de tenir en éveil l'attention du jeune conducteur : il arrive peu d'accidents. Puis, à la suite de démarches répétées faites par l'Association Valentin Haüy, les grandes compagnies de chemin de fer délivrent aux « travailleurs n qu'elle accrédite et qui voyagent avec un guide pour l'exercice de leur profession, l'autorisation de ne payer qu'une place pour deux. Gràce à cela, l'aveugle peut soutenir la concurrence du clairvoyant. Il y a actuellement deux cents accordeurs aveugles qui sont titulaires de cartes comprenant un parcours total d'environ 40,000 kilomètres. Pour démontrer l'utilité de ces permis, il suffit de dire qu'avant leur création, tel, parmi ceux qui en bénéficient, avait pour plus de 600f par an de frais de chemin de fer.

Quant à la marche, elle est plus ou moins fatigante, selon le genre de clientèle et de travail : tel accordeur qui travaille surtout au magasin, à l'atelier du patron, qui accorde les pianos de clients relativement groupés, ne marche pas énormément ; tel autre fait une moyenne de huit, dix, parfois plus de quinze kilomètres par jour.

Dans les grandes villes, l'accordeur aveugle est obligé de beaucoup marcher, car les compagnies d'omnibus, de tramvays ne consentent jusqu'ici ù aucune diminution de tarif en sa faveur. A Paris, on le rencontre souvent affairé, conduit par l'enfant qui porte sous son bras ou en bandoulière la trousse de cuir. Pourvu que cet enfant, outil utile, mais purement mécanique, sache lire le nom des rues, le numéro des maisons, c'est tout ce que l'aveugle demande ; car, lui, a dans la tête le plan de la ville. Dans cette association, ce sont des yeux mis au service de celui qui ne voit pas. Le plus ordinairement, c'est entre la sortie de l'école et l'entrée en apprentissage que les enfants exercent ce métier, auquel M. Barberet a fait place dans son curieux volume sur les professions non classées5.

A Paris, jusqu'à ces dernières années, on trouvait assez facilement, comme guides, des enfants de onze à quatore ans, au prix de 30f par mois ; on les avait toute la journée, mais on ne les logeait, ni ne les[116]nourrissait, ni ne les habillait. Maintenant, cela devient difficile à ce prix, il faut leur donner en plus le repas de midi. Aussi, bien des accordeurs préfèrent-ils prendre à demeure un enfant qu'ils logent, nourrissent, habillent complètement et à qui ils ne donnent rien,sinon de petites gratiications à titre d'encouragement. De la sorte, ils ont l'enfant toujours à leur disposition, s mieux en main ; la bonne influence qu'on cherche à avoirjsur lui n'est pas neutralisée, contrariée, par celle, trop souvent médiocre, de la famille ; on est plus sûr de l'exactitude, de la propreté du costume, etc.

Il ne faudrait pas confondre le guide de l'aveugle muni d'une véritable profession : organiste, accordeur ou même simple ouvrier, avec celui de l'aveugle mendiant ou chanteur de rues. Dans le premier cas, le guide est, en somme, un petit seroiteur aux gages de l'aveugle travailleur, tandis que pour l'aveugle mendiant, c'est, la plupart du temps, un associe qui recueille la recette et la répartit en ayant soin, généralement, de se réserver la plus grosse part.

Je connais des aveugles (je parle des travailleurs) qui, tenant à avoir des instruments souples, prennent l'enfant dês l'age de sept à huit ans et se chargent de son éducation. Le petit a dans sa poche crayon et papier, avec son livre de classe ; pendant que le piano s'accorde, il apprend ses leçons et fait son devoir. Le soir, dans la mansarde qu'ils partagent, l'aveugle devient maître d'école, il fait la classe : catéchisme, grammaire, arithmétique; parfois même, l'apprenti grammairien devient apprenti cuisinier et la bourse du professeur y trouve son compte comme le savoir de l'élève. Il arrive aussi qu'en voyant chaque jour accorder, monter et démonter des mécanismes, le guide apprend le métier d'ouvrier.

Certains accordeurs aveugles, opérant dans des villes d'importance restreinte et dont la circulation n'est pas très active, se passent de guide et prennent l'habitude de circuler seuls, parfois même assez avant dans la campagne environnante. Voici ce qu'écrit l'un d'eux parlant d'un chef-lieu de 20,000 habitants: « Établi à la ville, je connanis par leur nom et leur position les boulevards, les places, les rues et jusqu'aux moindres carrefours ; je tiens les quatre coins du centre et des faubourgs n'étant jamais accompagné que par hasard, en dépit des voitures et des autres obstacles. Et pourtant, notre ville est bien incommode : certaines rues n'ont que des trottoirs trop étroits pour la circulation ; ceux des grandes rues sont assez larges, mais les étalages en interdisent l'accès ; d'autres, enfin, sont percés de larges trappes fermant les entrées des[117]caves et que souvent les imprudents laissent ouvertes (j'avoue que cet écueil, avant de le connaître, me montra un jour la mort bien près de moi). Rien de tout cela ne m'empêche de circuler librement, à tel point que toutes les personnes qui ne me connaissent pas dans l'intimité refusent de croire que je suis complètement aveugle, ce qui fait qu'on m'avertit très peu des obstacles imprévus.

Il est rare que les accordeurs aveugles parviennent à une grande vieillesse, d'abord parce que la proportion des santés défectueuses est probablement plus forte chez les aveugles que chez les clairvoyants, bien des cas de cécité provenant de maladies ;puis le métier est dur.... Étre dehos par tous les temps, prendre chaud en marchant, froid en stationnant pour de longues séances dans des pièces quelquefois glaciales, manger à des heures très irrégulières, de là résultent maladies d'estomac, bronchites et usure générale.

§ 18. SUR L'INSTITUTION NATIONALE DES JEUNES AVEUGLES

L'Institution nationale des jeunes aveugles, fondée en 1784 par Valentin Haüy (1745-1822), devint établissement d'État en 1791 et fut installée en 1843 dans les bâtiments spécialement construits pour elle qu'elle occupe aujourd'hui, 56, boulevard des lInvalides. Elle a pour but d'élever et d'instruire des enfants aveugles et de les préparer, suivant leurs aptitudes individuelles, à l'exercice d'un- métier, d'un art ou d'une profession libérale. C'est la première école d'aveugles qui ait existé dans le monde et elle reste le modèle des institutions françaises, type constamment copié quoique jamais égalé, à cause des immenses ressources financières et artistiques exigées par l'organisation et l'entretien d'une école de cette nature. Les aveugles n'y sont pas reçus avant dix ans ni après treize ans et jamais conservés au del̀ de vingt et un ans. La durée du cours d'études est de huit années pour les éleves musiciens et de cinq pour ceux qui ne peuvent apprendre qu'une profession manuelle. Le prix de la pension est de 1,200f par an (trousseau, 320f) ; des bourses ou fractions de bourses sont entretenues dans l'établissement sur les fonds de l'État et sur ceux des départements ; d'autres sont dues à des fondations particulières.

L'Institution nationale reçoit, en deux catégories absolument séparées, 160 garçons et 80 jeunes filles. Elle relêve directement du ministère de[118]l'intérieur. Le directeur a sous son autorité pour la surveillance de l'éducation et de l'enseignement, dans le quartier des garçons, un censeur, et dans le quartier des jeunes filles, une institutrice. Un aumônier est chargé du service et de l'enseignement religieux. L'enseignement intellectuel comprend : lecture et écriture en relief, langue française et éléments des études littéraires, histoire et géographie générales, arithmétique et notions élémentaires de mathématiques et des sciences naturelles. Chaque année, un certain nombre de brevets élémentaires sont obtenus par les élèves ; quelques-uns arrivent àu brevet supérieur, au baccalauréat moderne et classique et même, en ces dernières années, aux prix et accessits du concours général.

L'enseignement professionnel comprend, pour les garçons : accord des pianos, fileterie, tournage, empaillage et cannage des sièges pour les filles : tricot, fileterie et divers ouvrages d'agrément.

L'enseignement musical est, de tous, le plus développé ; des études approfondies, en dehors de celle du piano et d'un instrument d'orchestre, préparent àL la pratique de l'orgue et au professorat musical. Quatre premiers prix d'orgue et bon nombre de seconds prix ont été remportés au Conservatoire national de musique par des élèves de l'nstitution ; dixsept églises importantes de Paris, beaucoup d'églises cathédrales ou paroissiales des départements ou de l'étranger ont eu ou ont encore des organistes formés par elle et très estimés aussi comme professeurs de musique ; plus de cent musiciennes aveugles sont placées comme telles.

L'Institution nationale, à la fois école secondaire et école professionnelle, sorte d'école supérieure pour les aveugles, est encore école normale spéciale pour la formation de ses professeurs, dont la presque totalité est recrutée parmi ses meilleurs élèves, leur savoir et leurs capacités étant d'ailleurs garantis par un stage et de sérieux examens. On y a une grande confiance dans les aptitudes de l'aveugle, confiance qui, poussée a l'extrême, pourrait ne pas être sans inconvénients, mais qui, contenue dans de sages limites, encourage l'élève a travailler avec ardeur parce qu'il compte sur le succès.

L'Institution nationale applique de façon absolue la separation entre les garçons et les filles. Il est très sage de prévenir les inclinations et les mariages entre aveugles, condamnés partout par la science et la philanthropie. La question est ainsi comprise, même en Amérique, qui est bien le pays de la réunion scolaire des deux sexes. Dans les mariages entre aveugles, en efet, les enfants participent souvent, dans un degré plus ou moins grand, à la cécité des parents ; ensuite, il est évident qu'ù moins[119]de qualités exceptionnelles d'adresse, d'ordre, d'activité, bien des détails, même importants, seront négligés dans un ménage d'aveugles ou occasionneront un surcroit de dépenses dans un budget déjà fort chargé.

§ 19. SUR LA SOCIÉITÉ DE PLACEMENT ET DE SECOURS EN FAVEUR DES ANCIENS ÉLÉVES DE L'INSTITUTION NATIONALE DES JEUNES AVEUGLES

La Société de placement et de secours en faveur des anciens élèves de l'Institution nationale des jeunes aveugles a été fondée en 1855. Elle a pour but de s'occuper du sort physique et moral des élèves musiciens et ouvriers (les premiers sont de beaucoup les plus nombreux), d'assurer leur placement et de leur donner, dans toutes les conditions et à toutes les époques de la vie, une protection et un patronage permanents ; elle y met pour condition la bonne conduite et le travail dans la mesure des forces et des moyens de l'aveugle.

La Société est composée de membres participants (cotisation annuelle, minimum 3) et de membres honoraires (5f). Sur les 16 membres du conseil d'administration, 8 au moins doivent être aveugles. Cn comité de dames patronnesses aide le conseil dans la propagande en faveur de la Société et dans le placement des patronnés.

Chaque année, il sort en moyenne de l'Institution nationale, après leur temps d'études régulièrement accompli, 15 jeunes gens et 8 jeunes filles. Déjà renseignée sur les aptitudes, la xaleur morale et professionnelle de chacun d'eux, sur sa situation, sa famille, ses protecteurs, etc., la Société prend en mains ces pupilles, leur cherche un emploi, fait les démarches nécessaires pour l'obtenir, leur achète les outils ou les instruments indispensables à l'exercice de leur profession et subvient aux premiers frais d'installation. Tant que l'aveugle se conduit honorablement il est assuré de trouver dans la Société de placement et de secours un appui moral et matériel des plus efficaces. L'aide pécuniaire accordée varie beaucoup et est déterminée par les minutieux renseignements soigneusement classés dans le dossier de chaque ancien élève. Les secours de 50 à 150f sont les plus nombreux ; il est rare qu'on dépasse 300f. et qu'on donne moins de 20 ; parfois tout ou partie du don est transformé en pret ou accordé sous forme de subvention mensuelle. On cherche, en un mot, à faire moralement et matériellement le plus de bien possible en dépensant le moins possible. Les causes de demandes les plus fré[120]quentes sont les maladies, le chômage, les voyages faits en vue de créer ou d'agrandir une clientèle, le renouvellement ou l'achat d'instruments. Les membres du conseil et leurs auxiliaires se partagent la correspondance et les visites ù domicile, si importantes puisqu'elles renseignent exactement sur la situation de chaque aveugle, sur ses besoins, ses aspirations ; aussi les étend-on autant que possible ; plus d'un professeur de l'Institution y consacre une partie de ses déplacements de vacances.

Une société de patronage en faveur des aveugles travailleurs, telle que la Société de placement et de secours, est et restera une œuvre indispensable dans quelque pays que ce soit. Si fortement organisée que soit la famille, elle ne pourra pas toujours faire le nécessaire pour trouver l'emploi qui convient à son fils ou à sa fille aveugle, parce que cet empoi sera trop souvent en dehors de sa sphère. Sans doute, il est bon, toutes choses égales d'ailleurs, de donner de préférence à un aveugle une profession s'harmonisant avec la situation sociale de sa famille ; mais il faut peu ̧ompter sur celle-ci pour le soutenir et le placer ; l'expérience est, en cela, d'accord avec le raisonnement.

§ 20. SUR L'ÉCOLE BRAILLE

L'École Braille, ainsi nommée en mémoire de l'aveugle français Louis Braille (§ 21), inventeur du système d'écriture pour les aveugles. a été créée à Paris en 1883, pour recevoir les enfants aveugles du département de la Seine (garçons ou filles) dès l'âge de six ans, alors que l'Institution nationale des jeunes aveugles ils ne peuvent être admis qu'a l'âge de dix ans. En outre, cet établissement se propose, par une organisation d'atelier-asile succédant immédiatement à l'école, de conserver les aveugles toute leur vie, en se chargeant de leur assurer du travail.

Fondée par M. Péphau, au nom de la Société d'assistance pour les aveugles travailleurs, qu'il dirige et dont le siège est ̀ l'ospice nautional des Quinze-Vingts, l'École Braille fut ouverte à Maisons-Alfort, puis transportée à Paris, 152, rue de Bagnolet ; devenue bientôt insuffisaunte, elle fut, en 1888, définitivement installée, rue Mongenot, à Saint-Mandé, par le conseil général de la Seine, qui la prit entièrement à sa charge. Depuis 1897, une écolematernelle a été annexée et reçoit les enfants des deux sexes dès l'âge de trois ans.

Tout enfant aveugle incurable, indigent, né de parents français domi[121]ciliés dans le département de la Seine, est reçu gratuitement à l'École Braille.

L'instruction primaire et professionnelle est donnée aux enfants de six à treize ans.

Dans le programme d'instruction, une place très spéciale est faite aux « lecons de choses et à l'étude des objets usuels par la manipulation ; la lecture et l'écriture sont enseignées d'après le système Braille ; la géographie, d'apres des cartes spéciales créées à l'école.

A treize ans, après examen, l'atelier est ouvert aux élêves. Ils doivent jusqu'ù leur majorité suivre chaque jour, à l'école, les cours d'adultes. Devenus plus âgés, ils donnent tout leur temps à l'atelier. Des logements sont mis à la disposition des ouvriers majeurs (célibataires, mariés ou sans famille), qui n'acceptent pas la vie en commun ; le mobilier de ces logements est la propriété de l'aveugle. Le paresseux, comme l'indiscipliné, est renvoyé ; autrement l'ouvrier ne quitte la maison que lorsqu'il est devenu incapable de travailler. Il est alors placé dans un établissement spécial s'il n'a pu amasser un pécule suffisant pour protéger sa vieillesse.

L'établissement abrite actuellement 170 élêves ou ouvriers des deux sexes. Une commission de surveillance et de perfectionnement désignée par le conseil général de la Seine, qui a délégué ses pouvoirs au fondateur de l'école, dirige la maison.

Sous l'autorité d'un directeur, l'enseignement intellectuel est donné aux garçons comme aux filles par des maîtresses clairvoyantes et des maîtresses aveugles. Celui des travaux manuels est réservé à des chefs d'atelier et comprend la brosserie, le canuage et empaillage des chaises, la vannerie, les couronnes de perles.

Les deux grands traits qui distinguent l'École Braille des autres écoles françaises consacrées aux aveugles sont : 1° qu'au point de vue professionnel, les métiers manuels sont seuls enseignés, tandis que la musique ne figure au programme que comme récréation ; 2° que lorsque les élèves ont terminé leurs études, au lieu de chercher à les établir isolément et de les pousser à se suffire par leur initiative personnelle, on a organisé un atelier avec internat qui les conserve toute leur vie.

Dans les autres écoles d'aveugles, on espère qu'après avoir reçu une sérieuse instruction intellectuelle et professionnelle, et à la condition de les soutenir par un patronage actif et judicieux, un bon nombre d'aveugles pourront arriver à vivre en exercant individuellement la profession qui leur a été apprise ; tout au contraire, le conseil général de la[122]Seine estime que jamais l'aveugle travaillant isolément ne peut arriver à gagner honorablement sa vie; en conséquence, il a voulu que l'asile avec atelier succédant immédiatement, pour lui, à l'école intellectuelle et professionnelle.

§ 21. SUR LA BIBLIOTHÈQUE BRAILLE

Tous les aveugles, même les moins doués sous le rapport de l'imagination, aiment passionnément la lecture ; cette prédilection, pour ainsi dire innée chez eux, s'explique : le clairvoyant a mille moyens spontanés de s'instruire et de se distraire ; l'aveugle, lui, doit tout demander à la parole aite ou écrite, à la conversation ou à la lecture ; c'est par elle que le monde extérieur se révèle à lui. Les lectures à haute voix, si goûtées des aveugles, tiennent une place sérieuse dans leur enseignement ; un maître d'étude, qui lit bien et qui aime à lire, fait tout ce qu'il veut des écoliers aveugles. Il n'est pas de moyen plus rapide de leur faire connaître les chefs-d'œuvre littéraires de tous les pays, de toutes les époques, et le détail des événements historiques ; récits du passé ou relations de voyage, poésie surtout, tout ce qui s'adresse a l'imagination a un singulier attrait pour eux. Ainsi s'explique la « plus-value de culture intellectuelle qui frappe souvent lorsqu'on compare l'aveugle travailleur, ouvrier même, à son analogue clairvoyant. in brossier aveugle etonnait grandement une de ses clientes qui l'interrogeait sur l'emploi de ses soirées, en répondant qu'il lisait avec ses filles le Genie du ehristianisme. Auparavant, c'était un volume de Lamartine qui faisait ses délices.... Ceci n'est nullement un fait isolé. La plupart des jouissances populaires s'adressent aux yeux, l'aveugle se tourne vers celles de l'esprit et s'y attache d'autant plus que son éducation spéciale l'y a prédisposé. Aussi la privation de lecture, ce besoin si légitime, constitue une des principales souffrances que traîne après elle la cécité. Pour la plupart de ceux qu'elle atteint, la nécessité de recourir à autrui implique une dépense disproportionnée aux ressources, et pour tous une dépendance pénible. Parmi ceux qui entourent l'aveugle, combien ont les loisirs, combien la complaisance, nécessaires.... Un lecteur salarié est plus maniable, mais, en général, les aveugles ne sont pas riches. Ieureusement, ils peuvent aussi lire par eux-mêmes ; de tout temps, ceux qui l'ont essayé l'ont fait naturellement en promenant les doigt (en[123]général, l'index de la main droite) sur des caractères en relief. Mais Valentin Haüy a été le créateur de la bibliographie tangible. Le premier livre imprimé en caractères romains de grande dimension, produits en relief sur du papier fort, parut en 1786 ; mais la dimension même de ces caractères constituait un obstacle insurmontable à la rapidité de la lecture et surtout de l'écriture ; le véritable outil intellectuel des aveugles est dû à l'un d'eux, Louis Braille, professeur à l'Institution nationale des jeunes aveugles, qui, ep 1826, inventa l'alphabet conventionnel destiné à rendre tant de services et qui porte son nom. Le point en relief, beaucoup plus approprié au doigt que la ligne, est la base de cet alphabet. Avec un maximum de six points diversement disposés, Braille représente lettres, ponctuations, chiffres, signes orthographiques, sténographiques et musicaux. Ces caractères occupent moins d'espace et sont plus tangibles que les lettres romaines ; on peut regretter qu'ils soient conventionnels, mais c'est précisément parce qu'ils sont conventionnels et combinés spécialement à l'usage de l'aveugle qu'il peut sen servir avec cette aisance, cette rapidité lui permettant presque de suivre les clairvoyants. Jusqu'ici, il n'est pas, pour lui, de système pouvant rivaliser de sûreté, de facilité, de promptitude — qu'il s'agisse de lire ou d'écrire — avec celui de Braille, maintenant répandu dans le monde entier. Un fait curieux à noter, c'est que, gràce à la logique simplicité du système Braille, les enfants aveugles apprennent a lire et surtout à écrire avec moins de temps et d'efforts que les autres enfants. Aussi la méthode écrite a été substituée comme base de l'enseignement à la méthode orale, et donne de tout autres résultats. Il en est de même dans l'enseignement musical, où le système a joué un rôle très important et très bienfaisant.

L'écriture Braille n'est pas pour les aveugles un système d'école, non, c'est une écriture dont ils font usage à chaque instant de leur vie et qui leur permet, dans une foule de circonstances, de se suffire a eux-mêmes pour l'exercice de leur profession, leurs affaires, leurs plaisirs. En dehors de la correspondance avec leurs parents, leurs amis dont beaucoup ont appris ce système, l'organiste ou le proifesseur y a recours pour lire et écrire la musique, l'accordeur pour faire ses comptes, inscrire l'adresse du elient, etc., l'homme de lettres, enfin, pour prendre rapidement des notes dans un cours public, ou l'analyse coinplête des discours entendus, lire et relire facilement les principaux chefs-d'œuvre de l'esprit humain.

Mais les livres publiés en relief sont bien peu nombreux, leur volume[124]et la qualité du papier les rendant fort chers à imprimer. La bibliothèque circulante s'impose donc pour les aveugles ; elle a été organisée à Paris, en 1884, et renferme aujourd'hui plus de 5,000 volumes : ouvrages religieux, littéraires, historiques, récits de voyages, biographies et romans. Elle est alimentée par les dons des établissements qui impriment à l'usage des aveugles et surtout par le travail bénévole de plus de 400 copistes dont beaucoup de femmes du monde, promptement faliarisées avec le système. Ces volumes sont reliés par des aveugles et circulent par toute la France et à l'étranger, au moyen de colis postaux ou de bibliothèques roulantes expédiées périodiquement dans les localités où se trouvent un certain nombre d'aveugles instruits pour lesquels ces livres ou cahiers de musique constituent souvent l'outil professionnel de première nécessité. A Paris, le service de la Bibliothèque Braille6 — ouverte le mercredi de deux à quatre heures — est fait par des bibliothécaires non moins aveugles que les lecteurs qui viennent euxmêmes faire leur choix. Quand la lecture a usé les manuscrits, ils sont recopiés par des aveugles qui, n'ayant pas de travail plus lucratif, gagnent ainsi quelques centimes par heure. La bibliothêque Braille se développe chaque jour et compte environ 500 lecteurs ; œuvre de charité morale et intellectuelle, elle doit intéresser tous les esprits élevés qui aiment à lire et à faire lire ; on peut y contribuer soit par des dons en argent, soit par un concours personnel d'activité intelligente que les besoins croissants rendent très précieux.

Deux périodiques, imprimés en relief, ont aussi été créés en 1883; le Louis Braille (mensuel, 3 fr. par an), rédigé dans un but d'utilité pratique, donne aux aveugles tous les renseignements et conseils spéciaux qu'ils ne sauraient trouver ailleurs. Les aveugles nécessiteux le reçoivent gratuitement en seconde lecture. La Revue Braille (hebdomadaire, 7 fr. par an), recueil sérieux, concis et substantiel, rédigé par des écrivains d'une véritable valeur, informe ses lecteurs de ce qui se passe dans le monde littéraire, scientifique, musical et politique, et les tient au courant de tout ce qui préoccupe les esprits cultivés.

Ces périodiques comptent parmi leurs abonnés des personnes atteintes de cécité à une période plus ou moins avancée de leur existence ; ils sont lus et appréciés en Belgique, en Suisse, au Canada et par les aveugles de l'étranger sachant le français. « Dans son petit village, écrivait-[125]on d'Alsace, en 1897, votre abonné, le jeune T., attend avec impatience l'arrivée de son journal, « un journal français, » dit-il avec joie. Ses amis, ses voisins se réunissent alors dans une auberge et donnent le singulier spectacle d'un aveugle lisant son journal à toute une réunion de paysans clairvoyants. Il a l'air un peu sorcier et vous devez passer aux yeux de tous ces braves villageois pour un faiseur de miracles ! »

§ 22. SUR L'ASSOCIATION VALENTIN HAÜY

L'Association Valentin Haüy, fondée à Paris, en 1889, et reconnue d'utilité publique en 1891, a pour but d'étudier, d'appliquer et de propager tout ce qui peut concourir à l'instruction, au soulagement, en un mot, au bien moral et matériel des aveugles, dont le nombre atteint en France 40,000, sur lesquels moins de 2,500 recoivent l'assistance de l'État. Embrassant toute la question des aveugles, cette Association cherche à agir, en,leur faveur, sur l'opinion publique et est, entre les personnes et les œuvres qui s'occupent d'eux, le lien vivant, le fil de transmission, ayant pour nœudl'initiative privée et permettant un constant échange des idées, des efforts de tous au profit de tous. Toutes les personnes charitables qui sintéressent à un aveugle peuvent trouver auprès d'elle renseignements et direction ; elle prend aussi en main les intérêts de l'aveugle isolé et l'initiative d'améliorations souvent pressantes, mais ne correspondant pas au but particulier de telle œuvre, de tel établissement.

Depuis 1895, le siège de l'Association Valentin Haüy est situé, 31, avenue de Breteuil, et centralise ses divers services : secrétariat général avec dossiers, répertoires, renseignements de tous genres concernant la cécité, lieux de réunion des commissions, de rédaction des périodiques, bibliothèques et musée, dépôt d'objets à vendre, manufacturés par les aveugles, et de vieux papiers, atelier, vestiaire, ouvroir, etc.

Cette « modeste maison des aveugles, » entièrement meublée par la charité (l'Oeuvre évite autant que possible les frais généraux et jusqu'ici les seuls employés rémunérés sont des aveugles ou parents d'aveugles), est ouverte tous les jours (dimanches et fêtes exceptés), de 10 h. à midi et de 2 h. à 5 h. ; le mercredi, où la plupart des services fonctionnent simultanément, est le jour le plus intéressant pour la visiter.

[126] Les moyens d'action de l'Association V. H. sont le concours actif de ceux de ses membres qui consacrent à l'œuvre une part de leur temps et de leurs facultés et les ressources matérielles provenant de : Membres adhérents, 1f par an.

Membres perpétuels, 25f une fois donnés.

Membres donateurs, don au-dessous de 500f.

Membres bienfaiteurs, don au-dessus de 500f.

Un comité de dames patronnesses s'efforce d'augmenter ces ressources. Le Conseil d'administration est composé, par parties égales, de clairvoyants et d'aveugles ; actuellement le secrétaire général est un aveugle, M. Maurice de la Siaeranne.

Plusieurs groupes locaux fonctionnent en province, notamment à Chalon-sur-Saône, Lyon et Montpellier.

Le Conseil d'administration se fractionne en trois commissions qui se réunissent chaque mois :

La 1re — Administration et propagande — comprend la comptabilité, les questions budgétaires, la correspondance générale (la propagande n'est point limitée a l'Oeuvre elle-même, mais embrasse la cause entière des aveugles), les rapports avec la presse dans le but d'éclairer l'opinion sur la véritable situation de l'aveugle, et avec les pouvoirs publics, les grandes administrations ; elle provoque l'adoption des mesures favorables, la création ou le perfectionnement des établissements utiles aux aveugles

L'Association Valentin Haüy est auxiliaire et non rivale des euvres ayant le même but ; loin de créer des établissements similaires de ceux déjà existants, c'est vers ceux-ci qu'elle dirige ses patronnés, les placant, souvent a ses frais, dans l'établissement qui semble le mieux répondre à chaque besoin spécial.

La 2e commission — Etudes et peblications — est composée de spécialistes ayant étudié la plupart des systèmes, des appareils propres aux aveugles : l'unification de ces systèmes et l'expérimentation de ces procédés, le perfeetionnement et la vulgarisation du matériel scolaire et de l'outillage spécial, l'impression et la vente à bon marché des livres en relief et le choix des ouvrages à publier, tel est son champ d'action. A cette commission se rattauchent aussi les Conferences Valentin Haüy, le Musee et la Bibliothêque Valentin Haüy, collections uniques au monde de livres et d'objets concernant les aveugles, la Bibliothèque Braille et les publications spéciales (§ 21).

Le Valentin Haüy, imprimé à l'usage des clairvoyants, revue uni[127]verselle des questions relatives aux aveugles, est aussi le bulletin mensuel de l'Association.

La 3e commission — Patronage, prophylaxie et statistique. — adjoint aux membres du Conseil de nombreux auxiliaires et se fractionne en quatre sections ayant chacune sa réunion mensuelle :

1° Enfants : pour veiller sur leurs premières années, et parfois les arracher à des parents qui les maîtraitent ou les exploitent ; pour leur procurer livres et appareils d'écriture, les préparer à l'école spéciale et les y faire admettre, leur assurant ainsi le bienfait d'une éducation religieuse, intellectuelle et professionnelle.

2° Apprentis : soit par ses propres ressources, soit en intervenant près des conseils généraux ou municipaux, des institutions charitables, etc., l'Association V. H. procure l'apprentissage d'un métier aux aveugles qui en sont susceptibles et qui ont dépassé l'age scolaire.

3° travailleurs : elle les aide à utiliser la profession apprise, tàche plus difficile que de la leur apprendre ; formation d'une clientèle, « avances au travail » pour outillage ou matières premières, dons ou prêts de livres et d'instruments de musique, conseils, encouragements : c'est le secours moral et matériel sous toutes ses formes, qu'il s'agisse de musiciens ou d'ouvriers, et il s'étend parfois à toute la famille de l'aveugle,

ne moyenne de 450 permis de demi-place est obtenue annuellement des Compagnies de chemins de fer en faveur des aveugles voyageant avec leur guide pour l'exercice de leur profession.

4° ieillards ou impotents ; l'Association V. H. s'efforce de les faire bénéf̂cier des institutions charitables publiques ou privées, facilite l'hospitalisation, ou bien les secourt à domicile. En dehors de la fabrication des sacs en papier (§ 23), elle a organisé (à Paris et en province) le travail à domicile : tricot, crochet, filet, parfois un peu de couture, pour les mères de famille pauvres atteintes de cécité.

L'écoulement de ces travaux, bienfait moral et matériel pour les ouvrières, se fait grâce aux commandes obtenues par l'Oeuvre.

Un oestiaire (le mercredi de 2 à 4 h.), alimenté par des dons en nature et par le travail de dames charitables réunies en ouvroir bimensuel, permet aux aveugles indigents et même à leur famille de faire réparer leurs vêtements et de s'en procurer.

Des consultations gratuites, juridiques et médicales, sont données aux aveugles soit verbalement (mercredi de 3 a 5 h.), soit par correspondance.

Une salle de reunion et de récréation pour les hommes aveugles est ouverte le dimanche de 1 à 5 heures.

[128] Sous le nom de Caisse des loyers, une prime trimestrielle, proportionnée à l'épargne réalisée par les aveugles nécessiteux, leur est accordée pour les aider à payer leur loyer.

Pour secourir une catégorie d'aveugles particulièrement intéressante, les femmes que leur âge our d'autres causes empêchent d'être admises dans une école et qui veulent devoir leur subsistance non à l'aumôme mais au travail, l'Association V. H. a créé, chez les Sœurs aveugles de Saint-Paul, 88, rue Denfert-Rochereau, a Paris, un atelier d'apprentissage de brosserie, avec internat, ou sont conservées à ses frais celles des ouvrières qui ne peuvent aller exercer dans leur famille la profession apprise. Pour celles que leur santé rend incapables d'un travail suffisant, elles sont placées et entretenues par l'Association dans l'asile-ouvroir des Dominicaines de Saintes (Charente Inférieure).

Enfin, une école, confiée par l'Association Valentin Haüy aux Sœurs aveugles de Saint-Paul, est en voie de création à Chilly-Mazarin (Seine-et-Oise), pour recevoir les enfants aveugles arrieres physiquement ou intellectuellement, et pour cette cause repoussés jusqu'ici de toutes les autres écoles spéciales ; c'est une lacune importante qui va être comblée.

L'Association V. H., non moins désireuse d'eviter la cécité que de la soulager, étudie et vulgarise la prophylaxie. Afn de prévenir l'ophtalmie purulente qui cause 35%, des cas de cécité, elle répand par milliers une notice populaire : « Conseils aux mères qui ne veulent pas que leurs nouveau-nés deviennent aveugles. »

Enfin, elle multiplie les enquêtes statistiques ayant pour but de rendre plus précis et plus efficace l'exercice du patronage. On le voit, celui-ci est la clef de voûte de l'Oeuvre des aveugles, il s'étend à tous ceux dignes d'intérêt qui lui sont signalés ou s'adressent directement à elle. En 1899, elle s'est occupée de plus de 1,600 aveugles.

§ 23. SUR LES MÉTIERS EXERCÉS PAR LES AVEUGLES

Les aveugles qui ont perdu la vue après l'âge scolaire et qui n'ont pas d'aptitudes pour l'accord, peuvent apprendre un métier manuel à l'Ecole professionnelle de la Société des ateliers d'aveugles, à Paris, 1, rue Jacquier. Le baron F. de Schickler en est le principal bienfaiteur et le président du Comité exécutif. Cette Société a été fondée en 1881, dans le but de procurer aux aveugles, surtout a ceux freppés de cécité après[129]l'âge scolaire, les moyens d'exercer un état et de développer chez eux le travail indépendant.

Tout aveugle, âgé de dix-huit ans au moins, de quarante ans au plus, ayant une santé et des aptitudes suffisantés pour le travail, peut être admis à cette école, qui n'est ni un asile ni un hospice ; l'aveugle y vient le matin, retournant le soir, comme un autre ouvrier, dans sa famille. Quand il connaît son métier à fond, il s'établit chez lui et travaille à son compte, cédant sa place à d'autres qui ont besoin du même apprentissage que lui : de la sorte, il y a comme un constant roulement dans la répartition du bienfait.

Les éléves ne sont ni logés ni nourris par l'école, l'application d'un régime uniforme à des hommes d'âges et de conditions différentes présentant de sérieux inconvénients ; mais ils sont rétribués dès leur entrée suivant un tarif un peu plus élevé que celui en usage dans les ateliers de clairvoyants. Ce gain, d'abord minime, croit en raison de leurs progrès ; il est cependant insuffisant pour permettre aux apprentis qui ne vivent pas dans leur famille de subvenir à leurs besoins ; de là la nécessité de leur venir en aide.

Un certain nombre de conseils généraux et de municipalités, jugeant conforme aux principes d'humanité et d'une sage administration de mettre, par une subvention créée une fois pour toutes, un aveugle en état de se suffire, ont créé des bourses de séjour lui permettant de venir passer à Paris le temps nécessaire à l'apprentissage et de retourner ensuite s'établir en province avec le bénéfice de l'instruction acquise. Il est a désirer que cet exemple soit suivi. Une somme de 600 est énéralement suffisante pour la durée d'apprentissage d'un élève économe et laborieux. On trouve, dans le voisinage de l'école, des pensions au prix moyen de 75f par mois pour nourriture, logement et blanchissage.

En dehors des professions musicales, le métier de brossier a été indiqué par l'expérience comme le plus avantageux pour les aveugles ; le cannage et le rempaillage des chaises sont considérés comme des professions accessoires destinées à utiliser le temps de l'ouvrier lorsque le travail de brosserie lui manque. L'apprentissage complet de celle-ci dure en moyenne un an. Lorsqu'il est achevé, l'ouvrier brossier s'établit dans son pays. La Société des ateliers d'aveugles l'aide à se procurer les matières premières nécessaires, mais elle ne peut se chargger de l'écoulement des produits ; c'est à l'ouvrier à se créer une clientèle ; la plupart y parviennent, les diffieultés ne sont pas insurmontables ; les principales résident dans l'indifférence du public qui confond trop facilement le[130]secours donné par charité avec la rémunération d'un travail ; puis dans la timidité du travailleur aveugle qui a, en effet, besoin de beaucoup de courage et de confiance pour se décider à entrer en rapports d'affaires avec le public, à traiter les questions si variées d'achat de matières premières et de vente des produits.

Euvre non d'aumône improductive, mais de relèvement autant que de secours, la Société des ateliers d'aveugles s'efforce de faire de ses élèves des hommes libres et indépendants, de leur donner une éducation professionnelle complète pour qu'ils puissent, en exerçant leur profession dans leur famille même, la transmettre au besoin à quelqu'un des leurs et s'affranchir ainsi de travailler chez des étrangers. D'autre part, cette instruction professionnelle très complète rend parfois l'ouvrier aveugle supérieur même au clairvoyant : un élève des ateliers de la rue .Jacquier, sorti en 1899, a été choisi par une fabrique des environs de Paris où l'on avait besoin d'un homme intelligent et connaissant tous les genres de brosserie pour exécuter les articles en dehors de la fabrication courante. On voit donc qu'un aveugle actif et intelligent, connaissant bien son métier, peut s'établir à son compte avec de sérieuses chances de succès.

Mais pour qu'un aveugle réussisse soit dans l'accord des pianos, soit dans la brosserie, il faut plusieurs qualités d'âge, d'adresse, d'intelligence, que beaucoup ne réunissent pas. Aux ouvriers atteints de cécité à un âge qui ne leur permet plus d'apprendre un nouveau métier, aux personnes restées jusqu'à cet âge sans travailler, il faut un ouvrage très facile et des produits pouvant aisément s'écouler. L'Association Valentin Haüy a voulu leur procurer ce moyen facile de gagner leur vie en organisant pour eux la fabrication des sacs en papier destinés aux halles et marchés. En 1893, elle a créé dans ce but un atelier d'apprentissage (6, rue Saint-Sauveur) où quelques jours d'assiduité suflisent pour se rendre maître du procédé fort simple ; c'est un aveugle qui l'enseigne ù ses confrères. Il s'agit de confectionner, avec du papier plus ou moins fort, des sacs variant de 13 à 30 centimètres de hauteur et destinés à recevoir les marchandises des fruitiers, épiciers, etc.; toutes les opérations peuvent se faire vite et sans le secours de la vue, l'outillage n'est ni compliqué ni coûteux. Après ce court apprentissage, l'aveugle, ayant reçu gratis 20 kilos de papier, retourne chez lui, où sn femme et ses enfants peuvent le seconder ; c'est le travail en faumille, bien préférable au travail en atelier ; il doit vendre lui-même ses sacs et y parvient en général assez facilement, les marchands fruitiers en boutique, en voiture[131]ou même au panier, les petits revendeurs formant une clientèle nombreuse et sympathique. Mais pour que cette modeste industrie soit suisamment rémunératrice, il importe de fournir à l'ouvrier le papier nécessaire à un prix infime sinon gratis : deux fois par semaine, il revient a l'atelier chercher sa provision, qui lui est livrée à quelques centimes le lilo ; cette petite rétribution masque l'aumône, apprend à économiser la matière première et enfin indemnise quelque peu l'Oeuvre de ses charges ; la consommation de papier augmente avec le nombre des fabricants de sacs et devient énorme. Pour en atténuer les frais, l'Association Valentin Haüy (31, avenue de Breteui) sollicite instamment des administrations et des particuliers tous les vieux papiers : registres, mémoires d'entrepreneurs, rapports, journaux, vieux livres, etc., tout est utilisé, même les rognures ; les papiers impropres aux sacs font des cornets à tabac que l'œuvre se charge d'écouler (ce travail, le plus facile de tous, est réservé aux malhabiles, aux vieillards isolés) ; et ce qui ne peut rien envelopper se vend comme dechet en échange de bon papier.

Depuis six ans, cent quarante fabricants de sacs ont été formés a l'atelier de la rue Saint-Sauveur ; le tiers environ a persévéré dans ce travail, et ce sont ceux qui l'ont entrepris presque aussitôt après avoir perdu la vue, avant d'avoir contracté des habitudes de paresse et de mendicité. C'est là le point capital : au moment même où l'ouvrier ne peut plus travailler de son métier, mais jouit encore d'un reste de vue, il faut, en l'aidant, si besoin est, dans le paiement de son loyer, l'empêcher de vendre ses meubles et lui conserver un intérieur qui le maintient dans la condition de travailleur ; puis, profitant du faible répit que lui laisse encore la cécité complète, lui fournir le moyen d'échapper à l'inaction, l'aider à apprendre un métier, quel qu'il soit, approprié à ses facultés. Cette année, l'atelier de sacs, en patronnant 43 aveugles, tous pourvus de famille, a fait vivre plus de 100 personnes.

Un métier encore assurément accessible aux aveugles et qu'il convient de signaler ici, c'est la cordonnerie ; jusqu'à présent, elle ne leur est enseignée qu'à l'Institution de Ghlin-lez-Mons (Belgique) et à celle de Copenhague, où elle a pris surtout une grande extension. On y enseigne avec succès la grosse, la moyenne cordonnerie et tous les genres de réparations. Le contremaître a imaginé quelques outils spéciaux fort ingénieux, afin de permettre aux aveugles de marquer exactement la place ou ils doivent percer le cuir pour introduire l'aiguille. Un des anciens élèves, très intelligent, a épousé une jeune fille aveugle, sortie comme lui de l'Institut royal de Danemarl, et a plusieurs enfants. D'abord éta[132]bli à la campagne et n'y réussissant pas, il est venu se fixer à Copenhague, où il a acheté un petit fonds de cordonnerie et est arrivé à se créer une assez bonne clientèle; il est chargé d'entretenir une partie des chaussures de l'nstitution et fait beaucoup de réparations en plus du commerce de chaussures.

§ 24. SUR L'HOSPICE DES QUINE-VINGTS

L'hospice national des Quinze-Vingts a pour hut de secourir des aveugles français adultes et indigents de l'un et l'autre sexe. C'est l'un des di établissements généraux de bienfaisance qui existent en France, et le doyen des asiles consacrés aux aveugles. Saint Louis fit élever la Maison des Quinze-Vingts vers 1254 ; lui et ses successeurs la dotèrent richement. En 1775, le cardinal de Rohan la transféra dans les locaux actuels (28, rue de Charenton).

L'hospice dépend entièrement du ministère de l'intérieur et comprend deux catégories de pensionnaires, dont l'une conduit à l'autre : les externes bénéficiant de trois degrés successifs de pension annuelle : 100, 150 et 200f, et les internes logés dans l'hospice, où ils bénéficient de divers avantages en argent et en nature. Pour être admis à recevoir les secours annuels, il faut être Français, âgé d'au moins vingt et un ans, justifier d'une cécité complète, incurable, et d'un état d'indigence dûment constaté. Pour l'admission a l'internat, il faut être âgé d'au moins quarante ans et avoir fait partie de la classe des pensionnaires à 100f pendant un an au moins.

Le conjoint et les enfants de l'aveugle peuvent demeurer avec lui dans l'hospice, les garçons jusqu'à quatore ans, les filles jusqu'à vingt et un. Les uns et les autres sont mis en apprentissage, par les soins de l'administration, à partir de quatorze ans ; jusque-là ils touchent 0f 15 par jour ; les femmes d'aveugles reçoivent 0f 30 par jour ; il en est de même pour les maris d'aveugles à partir de soixante ans. L'aveugle lui-même reçoit (en dehors du logement dont il doit fournir le mobilier) 1f 50 et 6255 grammes de pain par jour. En cas de maladie, l'aveugle et son conjoint sont admis à l'infirmerie de l'hospice tenue par des Surs de Charité ; retenue est faite alors sur l'allocation journalière.

L'établissement n'a aucun caractère pédagogique ou industriel. Les pensionnaires travillent s'ils le veulent soit chez eux, soit en dehors de l'hospice, mais l'établissement lui-même ne s'en occupe pas.

Le gérant : A. VILLECHÉNOUX.

Notes

1. Suivant l'usage établi par Le Play lui-même, cette dépense annuelle de 4 francs ne figure pas au budget des dépenses (§ 15, section V), elle est considérée comme remboursée par une égale allocation moyenne. En réalité pourtant, il y a un débours effectif de 4 francs.

2. La Société d'économie sociale remercie l'Association Valentin Haüy pour le bien des aveugles et son éminent secrétaire général, M. Mauriee de la Sizeranne, qui ont bien voulu ajouter, à l'attachante monographie de M. Jacques des Forts, quelques notices sur les métiers que peuvent exercer les aveugles et sur les euvres qui ont pour but de les assister.

3. De l'accord des pianos par les aveugles, par J. Guadet, Paris, 1859.

4. Voir, sur les aptitudes physiques et intellectuelles des aveugles, l'ouvrage : ˉLes aveugles par un aveugle, par Maurice de la Sizeranne. Paris, Hachette.

5. La Boheme du travail, J. Barberet. Paris, Hetzel.

6. Actuellement au siège de l'Association Valentin Haüy, 31, avenue de Breteuil