No 23.
MANŒUVRE-VIGNERON
DE L'AUNIS
(CHARENTE-INFÉRIEURE — FRANCE)
(Ouvrier-propriétaire dans le système du travail sans engagements)
D'APRÈS LES
RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX DE 1858 À 1860
PAR
M. P. A. TOUSSAINT
ANCIEN DISTILLATEUR D'EAUX-DE-VIE.
Sommaire
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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille.
§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.
[207] La famille habite le village de la G***, commune de L***, arrondissement de La Rochelle, et à 5 kilomètres de cette ville. La commune faisait autrefois partie de l'Aunis, pays dont l'étendue superficielle était d'environ 1,542 kilomètres carrés, et qui a été réuni en 1790 à une partie de la Saintonge et de l'Angoumois pour former le département de la Charente-Inférieure.
La commune est située sur le bord de la mer, en vue de l'île de Ré, qui est séparée du Continent par un canal de 4 kilomètres de largeur.
Le terrain qui constitue le sol du pays est en général tertiaire et [208] argilo-sablonneux; il dépend du bassin de Bordeaux et est dominé par des coteaux ou de petits plateaux de nature crayeuse. C'est sur un tuf également crayeux que reposent les terres dites de Varennes et de Groix, qui sont très-favorables à la culture de la vigne (A). Les seules plaines de quelque importance que l'on remarque dans cette contrée se trouvent sur le littoral et ne sont que des atterrissements de la mer, laissés à l'état de marais au-dessous du niveau des hautes eaux. Mais ces plaines étant pour la plupart endiguées, plus ou moins desséchées, sont cultivées en prairies ou exploitées à l'état de marais salants. Les terres hautes sont généralement cultivées en vignes.
La superficie de la commune de L*** est de 420 hectares; le cadastre se résume dans les chiffres suivants :
Le havre du Plomb qui se trouve dans cette commune était, dès le xie siècle, très-fréquenté par les bâtiments du commerce, qui venaient faire de l'eau à la fontaine de Grimault. Sous le règne de Louis XIV, on eut l'idée de faire de ce havre un port de guerre, mais ce projet fut abandonné. Ce chenal deviendrait pourtant, sans trop de dépenses, un excellent port de refuge pour les navires surpris par les gros temps. Aujourd'hui, le chenal sert à alimenter quelques marais salants, mais il est souvent obstrué par les cailloux que la grosse mer y jette.
La culture de la vigne (A) occupe le premier rang parmi les industries locales; viennent ensuite la culture des céréales (B), l'exploitation des parcs d'huîtres et des marais salants (D), la pêche des poissons et des coquillages (C).
La population de la commune se compose de 420 habitants, la plupart cultivateurs vignerons; on n'y compte qu'un maréchal ferrant, un marchand épicier, un cabaretier, un boulanger, un négociant propriétaire distillateur d'eaux-de-vie, et faisant en outre le commerce de grains. Un bureau de tabac s'est établi depuis peu dans la commune. Il y existe deux moulins à vent. Un poste de [209] douane est installé près des marais salants; il est chargé du service de la côte.
La commune a une foire qui se tient le troisième samedi du mois de mai. Elle est très-fréquentée par les habitants des communes voisines et par ceux de La Rochelle, qui s'y rendent en partie de plaisir.
§ 2. — État civil de la famille.
La famille comprend quatre personnes, savoir :
1. Antoine F***, chef de famille, né à L*** (Charente-Inférieure), marié en secondes noces depuis 15 ans............ 58 ans.
2. Marie P***, sa femme, née à M*** (Charente-Inférieure)............ 50 [ans].
3. Étienne F***, leur fils unique, né à la G***............ 13 [ans].
4. Anne P***, mère de la femme, née à M***............ 70 [ans].
L'ouvrier avait eu un enfant de son premier mariage, contracté 13 ans avant son second. Cet enfant ne vécut que quelques années; sa première femme, d'un caractère très-doux, mourut peu de temps après la mort de son fils, du chagrin que lui causait l'inconduite de son mari.
§ 3. — Religion et habitudes morales.
La famille appartient à la religion catholique romaine, qui est celle de la majorité des populations du département de la Charente-Inférieure; on n'y compte plus aujourd'hui que 16,000 protestants; autrefois le nombre en était beaucoup plus considérable, mais la révocation de l'édit de Nantes a fait émigrer la plus grande partie des huguenots à l'étranger.
Les deux époux ne pratiquent leur religion qu'accidentellement et extérieurement. L'ouvrier, né de parents sans instruction et sans foi religieuse, n'a reçu d'eux aucune notion de morale : aussi ne parle-t-il de la religion que pour la décrier et la tourner en ridicule. La femme vit dans le même état de complète indifférence et d'ignorance volontaire. Ces sentiments sont partagés par la majorité des habitants des communes voisines (E). Ils croient encore au sorciers, aux fées, aux sorts jetés sur les hommes et sur les animaux, aux loups-garous, et à une foule d'autres superstitions. Tous se soumettent, quelques-uns avec répugnance, aux cérémonies du baptême; [210] les enfants font leur première communion à un âge où, ne pouvant être encore assez instruits, cet acte n'a sur eux aucune influence morale, d'autant qu'ils vivent au milieu de parents qui ne leur donnent pas de bons exemples. Ces derniers, en général, considèrent les préparations nécessaires à ce grand acte comme une charge et un dérangement; souvent même, quand l'enseignement préliminaire se prolonge plus qu'il ne leur convient, ils menacent le prêtre de retirer leurs enfants du catéchisme s'il ne consent à les débarrasser au plus tôt. Ils essaient même quelquefois d'employer l'autorité des magistrats contre la délicatesse du prêtre et pour obtenir son consentement; ou bien encore, ils se rendent dans une paroisse voisine où ils espèrent rencontrer plus de facilité à s'acquitter d'un devoir qu'ils trouvent aussi lourd. Ce qui les pousse à agi ainsi, c'est le désir qu'ils ont de faire travailler leurs enfants le plus tôt possible, et de les avoir moins longtemps a leur charge.
Cette indifférence en matière religieuse a pu être aggravée par l'absence de tout ministre du culte pendant 60 ans dans la commune, qui n'était visitée qu'à de rares intervalles par un prêtre des environs. Aujourd'hui, succursale d'une paroisse voisine, la commune a son église desservie par un chapelain, et depuis lors on remarque un certain adoucissement dans les meurs de la population (E).
Le défaut de croyances religieuses a eu dans cette commune de funestes résultats. Les liens de famille se sont relâchés à ce point que les parents n'ont d'affection pour leurs enfants que lorsque ceux-ci sont en bas âge. Ces derniers, de leur côté, perdent en grandissant tout sentiment filial; quelques-uns même voient sans regret s'approcher le moment où ils pourront partager le patrimoine ou cesser de payer la rente viagère à laquelle le plus souvent la loi les a contraints.
Une autre conséquence de l'indifférence religieuse, c'est l'antagonisme qui s'est élevé entre les diverses classes de la société. Les maîtres, et indistinctement toutes les classes dirigeantes, sont craints plutôt qu'aimés de leurs subordonnés, à moins qu'ils ne coopèrent sensiblement à leur bien-être matériel; et encore, dans ce cas, la reconnaissance qu'ils inspirent est-elle toujours entourée d'une certaine méfiance; le bien qu'on leur fait est généralement considéré comme un bien qu'on leur fera payer cher; le communisme serait de leur goût. Le patriotisme ne leur fait pas défaut, mais ce n'est chez eux qu'un sentiment instinctif.
La famille ici décrite ne se distingue pas de celles dont nous venons de faire le tableau moral, elle est à leur niveau.
L'ouvrier s'adonne fréquemment a l'ivresse; il bat sa femme, maltraite sa belle-mère, pour laquelle on n'a du reste aucun [211] respect, et qui, le plus souvent même, n'a pas le droit de parler.
L'instruction est également fort peu répandue dans la commune, qui ne possède une école communale que depuis peu d'années. La population n'éprouve pas le besoin de l'instruction; les enfants ne vont à l'école qu'irrégulièrement et machinalement. Puis, ils cessent de la fréquenter à l'âge où ils seraient le plus à même de profiter des leçons de l'instituteur. Les deux époux ont bien envoyé leur enfant à l'école des qu'il a été en état de marcher, et quoiqu'il n'y fasse pas de progrès sensibles, ils en paraissent émerveillés. Du reste, quand il lui plaît de manquer la classe pour aller vagabonder et piller les arbres fruitiers, il n'encourt aucune disgrâce de la part de ses parents, qui ont eu-mêmes un penchant prononcé pour la maraude.
§ 4. — Hygiène et service de santé.
L'ouvrier est d'une bonne constitution; ses débauches n'ont pas altéré sa santé, il n'est point sujet aux maladies. La femme, quoique d'un tempérament délicat, supporte assez bien les privations résultant de leur imprévoyance. Le fils est d'une faible santé, il a perdu un œil, peu de temps après avoir été vacciné, à la suite d'une fièvre cérébrale.
Le climat de la localité est sain, quoique un peu humide; l'air y est très-vif, il n'y existe pas de maladies chroniques; les plus ordinaires ont pour causes l'évaporation de l'eau des marais, les brusques alternances du chaud et du froid sur le littoral et le défaut de précautions pour en prévenir les effets; ce sont des rhumes, des pleurésies et des fièvres intermittentes.
Aucun médecin n'est établi dans la commune : quand on en a besoin, on fait appeler celui d'une commune voisine; du reste, on n'y a généralement recours que pour des maladies graves et à la dernière extrémité.
On vient d'organiser dans la commune une société de secours mutuels : mais l'ouvrier n'en fait pas partie, ayant dépassé l'âge fixé par les statuts pour y être admis.
Les frais de sage-femme, de médecin et médicaments, n'ont pas dépassé, pour la famille ici décrite, une moyenne de 6f00 par an.
§ 5. — Rang de la famille.
[212] L'ouvrier appartient à la catégorie des ouvriers-propriétaires; il possède en effet une maison avec un jardin et une pièce de vigne (§ 6). Mais cette possession n'exerce sur lui aucune influence morale et salutaire; il n'est pas attaché à sa propriété qu'il n'a pas acquise au moyen d'épargnes, elle provient de la succession de la mère de la femme.
L'ouvrier néglige son jardin et sa vigne : il loue un petit champ de terre d'une contenance de 50 ares, mais qui n'est guère mieux soigné.
La condition de l'ouvrier est celle d'un ouvrier journalier-tâcheron dans le système du travail sans engagements. Tout le travail des vignes est exécuté à la tâche dans le pays; les autres travaux des champs se font à la journée.
L'ouvrier est considéré par le propriétaire de vignes qui l'emploie comme l'un des meilleurs vignerons de l'endroit : aussi l'a-t-il conservé depuis vingt ans. Ce n'est pas par amour du travail qu'Antoine P*** et devenu habile dans son état, mais à force de pratique.
Le besoin force la femme à se livrer à l'exploitation d'une vache qu'elle prend en location; ces soins absorbent une bonne partie de son temps et celui de sa mère; il s'ensuit que les travaux du ménage sont fort négligés.
En résumé, la famille n'a aucun désir de s'élever au-dessus de sa position actuelle; elle ne s'inquiète pas de l'avenir et se plaît dans son état.
II. Moyens d'existence de la famille
§ 6. — Propriétés.
(Mobilier et vêtements non compris.)
Immeubles : représentant la succession de la mère de la femme de l'ouvrier, laquelle en a fait abandon aux deux époux en venant habiter avec eux............ 2,100f00
1o Habitation : Maison composée d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage, 800f00; —. Étable attenant à la maison, 140f00; — Étable à porc, 60f00. — Total, 1,000f00.
2o Immeubles ruraux : Jardin de 3 ares, 100f00; — Pièce de vigne de 34 ares, 1,000f00. — Total, 1,100f00.
[213]Argent............ 5f00
Somme gardée au logis pour les besoins journaliers.
Animaux domestiques entretenus seulement pendant une partie de l'année............ 32f00
1 porc, d'une valeur moyenne de 48f00, entretenu pendant huit mois seulement; la valeur moyenne calculée pour l'année entière est de 32f00.
Matériel spécial des travaux et industries............ 90f75
1o Pour la culture de la vigne et la fabrication du vin. — 1 houe appelée bouelle, 8f00; — 1 houe à deux dents appelée pic, 8f00; — 1 serpe à tailler la vigne. 2f50: — 1 tranche étroite, 2f50; — 2 baquets en bois, 1f00; — 1 fut appelé pièce, 15f00; — 1 fût appelé barrique, 6f00; — 1 fut appelé quart, 3f00. — Total, 46f00.
2o Pour la culture du jardin et du champ. — 1 bêche appelée tranche plate, 2f50; — 1 faux et ses accessoires, 8f00; — 1 faucille, 3f00; — 1 fléau et une fourche en bois, 1f25; — 1 pelle en bois 2f00; — 1 crible, 1f50; — 1 cercloir, 2f00; — 1 grosse serpe, 3f00. — Total, 23f25.
3o Pour l'exploitation de la vache et du porc. — 1 fourche en fer, 1f00; — 1 civière à bras, 9f00. — Total, 10f00.
4o Pour le blanchissage du linge. — 1 petite baille, 1f50; — 1 battoir, 0f25. — Total, 1f75.
5o Pour les réparations à effectuer dans la maison. — 1 scie et 1 marteau, 2f00.
6o Pour la fabrication du pain. — 3 corbeilles en osier, 1f00; — 1 coupe-pâte, 0f75. — Total, 1f75.
7o Pour la pêche de la côte. — 1 tranche, 1 marachon, 1 croc en fer et 1 panier. — Total, 6f00.
Valeur totale des propriétés............ 2,227f75
§ 7. — Subventions.
Il faut placer au premier rang des subventions dont jouit la famille l'herbe broutée par la vache sur la voie publique et sur les terrains communaux, et celle que la famille ramasse dans les vignes aux époques où les propriétaires le permettent (11). Il existe le long de la côte une asse grande étendue de terre qui sert de pacage aux moutons; mais cette subvention ne profite pas à la famille qui n'élève pas de ces bestiaux.
Une autre subvention consiste dans la pêche des coquillages et des petits poissons à la marée basse (9). Les habitants des communes riveraines de la mer considèrent comme biens communaux la plage que les eaux couvrent et découvrent; c'est surtout aux époques des grandes marées qu'ils y vont en foule pour ramasser les coquillages et les poissons qui s'y trouvent.
[214] Il faut aussi ranger parmi les subventions la récolte des escargots ou hélices vigneronnes (Helix Pomatia, Lin.) que la famille va ramasser dans les vignes, et qui servent à sa nourriture (§ 9). C'est surtout à la rosée du matin et à l'époque des vendanges que cette récolte est le plus abondante.
Il existe en outre dans la localité une industrie importante, que l'on peut considérer en quelque sorte comme une subvention, c'est l'exploitation des huîtres (C); mais elle profite peu à la famille ici décrite. En 1845, les habitants de L***, à l'exemple des communes voisines, voulurent avoir des parcs à huîtres; ils demandèrent à l'administration de la marine l'autorisation d'en établir, mais elle leur fut refusée. Les habitants passèrent outre, se partagèrent la plage. et chacun établit un parc sur le lot qui lui était échu, sans que l'autorité vint s'y opposer. En peu de temps ces parcs furent garnis d'une assez grande quantité d'huîtres.
L'ouvrier avait voulu avoir son parc comme les autres habitants de la commune, mais il l'a toujours mal entretenu, et il n'en tire qu'un faible produit (9).
La chasse fournirait encore aux habitants une certaine subvention; on trouve en effet sur le littoral et dans les marais un assez grand nombre d'oiseaux de passage, tels que oies (Anas Anser, Lin.), canards (Anas Boschas, Lin.), sarcelles (Anas Querquedula, Lin.), moratons, goélands (Larus glaucus, Lin.), bécassines (Scolopax Gallinago, Lin.), alouettes de mer (Tringa Cinclus, Lin.), vanneaux (Tringa Vanellus, Lin.), etc., mais les paysans se livrent peu à cette chasse, par suite du prix élevé des permis exigés par la loi. Cette circonstance indispose vivement les paysans, qui se plaignent de ce que la chasse n'est possible que pour les gens riches, qui en ont le moins besoin (E).
§ 8. — Travaux et industries.
Travaux de l'ouvrier. — Le travail principal de l'ouvrier se rattache à la culture de la vigne, et se fait le plus souvent à la tâche pour le compte d'un propriétaire vigneron (A). Ce travail consiste à donne quatre façons de labour à la vigne pendant le cours de l'année, ainsi qu'a la tailler quand elle en a besoin. Ces travaux sont toujours entrepris pour une année entière, et sont rétribués à raison de 18f00 par façon de six mille ceps de vigne.
Les travaux entrepris à la journée, dans les intervalles que laisse le travail à la tâche, consistent dans la récolte des foins et des céréales, le battage des grains, la plantation de la vigne et les vendanges. [215] Le prix moyen de la journée est habituellement de 1f50 avec un litre de vin; pour les travaux de moisson et de vendange, la nourriture est en plus.
Il faut encore comprendre dans le travail principal la prestation en nature pour l'entretien des chemins vicinaux. Quoique ces travaux ne l'occupent que jours par an, l'ouvrier ne les exécute que de très-mauvaise grâce et en murmurant contre les gens plus aisés qui devraient, dit-il, payer pour l'entretien des routes au prorata de leur fortune.
Les travaux secondaires de l'ouvrier sont : la culture de sa pièce de vignes et d'un champ pris en location. Il consacre en outre quelques journées à la pêche sur le littoral et à la récolte des escargots (§ 7).
Travaux de la femme. — L'exploitation de la vache constitue le principal travail de la femme. C'est celle-ci qui va ramasser une partie de l'herbe pour la nourriture de la vache, qui la trait et qui porte le lait à la ville pour le vendre. La femme s'occupe en outre des travaux du ménage, de la préparation des aliments, etc.
Comme travaux secondaires, la femme élève un porc' dont les produits sont consommés dans la famille; elle fabrique le pain, blanchit et entretient le linge et les vêtements de la famille, va ramasser les coquillages sur le bord de la mer, cultive le petit jardin et aide encore son mari dans la culture de la pièce de vigne.
Travaux de la mère de la femme. — La mère de la femme va une ou deux fois par jour, selon la saison, faire paître la vache dans les communaux et ramasser de l'herbe fraîche; elle s'occupe également de la récolte des escargots dans les vignes. Enfin, elle aide sa fille dans tous les soins du ménage.
Travaux du fils. — Le fils n'a pas d'autre travail que d'aller ramasser des coquillages sur le bord de la mer et des escargots dans les vignes.
III. Mode d'existence de la famille
§ 9. — Aliments et repas.
L'alimentation de la famille se compose essentiellement de légumes (pommes de terre, choux, etc.), de viande de porc, de poissons frais et salés, de coquillages marins et d'escargots.
[216] Pendant l'hiver, l'habitude est de faire trois repas réglés comme il suit :
1o Déjeuner, vers les cinq heures du matin, composé de poisson salé (morue, harengs ou sardines) ou d'escargots, de pain, et pour boisson du vin chaud ou de la piquette.
2o Dîner, à midi; rarement on mange de la soupe à ce repas :; car on n'a pas le temps de la préparer; il est ordinairement composé de lard ou de quelques mollusques, ou de poissons frais, et de pain;
3o Souper, à la nuit tombante; il se compose de soupe au lard, tant que dure le porc salé, ou de soupes aux légumes (oignons, poireaux et pois), ou d'un ragoût de morue accommodée avec des pommes de terre.
En été, on fait cinq repas : le premier déjeuner a lieu de 3 à 4 heures du matin; le second déjeuner à 8 heures; le dîner à midi; le goûter à 4 ou 5 heures, et le souper, qui est toujours le meilleur repas, à 8 heures du soir.
Le poisson se fait cuire sur la braise ou bien est accommodé en ragoût avec des légumes. Les moules et les coquillages se mangent souvent crus, simplement trempés dans du vinaigre; quelquefois on les fait bouillir dans l'eau, qui sert ensuite à tremper la soupe.
La famille ici décrite, et en général tous les habitants de ce pays, sont particulièrement friands des escargots que l'on trouve dans les vignes. Ces escargots sont cuits dans l'eau et trempés dans du vinaigre ou dans une sauce composée de beurre, de vinaigre et d'ail. Quelquefois aussi on les fait rôtir sur la braise et on les mange secs avec du sel.
L'eau pure est la boisson habituelle de la famille; le vin de fabrication domestique est consommé sans ménagement peu de temps après la vendange (1).
La sobriété est toujours forcée dans cette famille; si celle-ci ne prend pas une nourriture plus substantielle, c'est qu'elle n'a pas le moyen de se la procurer. Aussi, quand l'occasion se présente de faire quelque festin, à l'époque de la plantation d'une vigne ou de la vendange. par exemple, la famille, le mari principalement, mange avec excès jusqu'à se rendre malade.
§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.
La maison, bâtie en moellons et couverte en tuiles, est dans une situation agréable; elle est ainsi distribuée : au rez-de-chaussée deux pièces; la première en entrant par la rue a une superficie [217] de 15 mètres; elle n'a d'autre ouverture que la porte qui y donne accès; la seconde pièce, qui a une superficie de 1S mètres, sert de cuisine; elle a une cheminée, un évier, et est éclairée par une petite fenêtre de un mètre de hauteur sur 0m60 de large. Dans la première pièce se trouve un escalier en bois qui conduit à une chambre supérieure dans laquelle est placé le lit des époux. Au-dessus de la cuisine se trouve une petite pièce qui sert de grenier et où couche la mère de la femme. Ces deux pièces, la première haute de deux mètres, la seconde de 1m80 seulement, sont toutes deux percées d'une croisée. La maison n'est pas très-proprement entretenue, les murs en sont rarement blanchis à la chaux.
L'étable est située derrière la maison et y est jointe; elle a une superficie de 24 mètres et une hauteur de 3 mètres, et est éclairée par un il de bœuf.
Le jardin, d'une contenance de 3 ares, est situé derrière la maison : il est entouré d'une haie vive d'aubépine; il contient quelques arbres fruitiers, mal entretenus, dont les fruits sont presque toujours mangés avant leur maturité; le jardin serait très-fertile, s'il n'était pas aussi négligé.
Meubles : presque tous achetés d'occasion et fort mal entretenus............ 174f00
1o Lits. — 1 lit pour les époux : 1 bois de lit venant d'héritage, 6f00; — 1 paillasse, 3f00; — 1 lit de plume commune, 30f00; — 1 traversin, 4f00; — 1 couverture en laine, 12f00; — rideaux en coton, 5f00. — Total, 60f00.
1 lit pour la mère de la femme : 1 bois de lit, 5f00; — 1 paillasse, 2f00; — 1 lit de plume, 20f00; — 1 traversin, 3f00; — 1 vieille couverture en laine, 8f00; — vieux rideaux en laine, 4f00. — Total, 42f00.
1 lit pour le fils : 1 bois de lit, 3f00; — 1 vieille paillasse, 2f00; — 1 vieux matelas 10f00; 1 mauvaise couverture en laine, 5f00; — 1 petit traversin, 2f00. — Total, 22f00.
2o Chambre à coucher. — 3 chaises en mauvais état, 1f00; — 1 armoire, 30f00; — 1 table, 3f00; — 1 miroir, 1f50. — Total, 35f50.
3o Chambre servant de cuisine. — 1 table en bois blanc, 3f00; — 1 banc, 1f00; — 1 vieux dressoir et son buffet, 5f00; 1 met ou pétrin, 3f00; — 1 chaise, 0f50. — Total, 12f50.
4o Livres. — 1 livre d'école pour le fils, 2f00.
Ustensiles : communs et en partie usés............ 19f45
1o Dépendant de la cheminée. — 1 crémaillère, 2f00; — 1 pelle à feu, 1f00; — Total. 3f00.
2o Pour le service de l'alimentation. — 1 marmite en fonte, 2f00; — 1 casserole en cuivre, 4f00; — 1 poêle à frire, 4f00; — 1 plat creux en faïence servant de soupière, 0f35; — 1 autre plat plus petit, 0f20; — 6 assiettes en terre, 0f60; — 1 pot à eau et 1 bouteille, 0f60; — 4 verres à boire, 0f40; — 6 cuillers en fer battu, 0f90; — 1 fourchette, 0f10; — 4 couteaux de poche, 0f60. — Total, 13f75.
[218] 3o Pour les soins de propreté. — 1 brosse servant en même temps pour les chaussures et les habits, 1f00.
4o Pour l'éclairage. — 1 chandelier en fer, 0f50.
5o Pour usages divers. — 2 chaufferettes en terre cuite, 0f50; — 1 panier en osier, 0f20; — 1 baquet en bois, 0f50. — Total, 1f20.
Linge de ménage : en toile grossière et insuffisant............ 27f00
3 paires de draps usés, 15f00; — 4 torchons et quelques vieux linges, 6f00; — 2 nappes, 6f00. — Total, 27f00.
Vêtements : communs et mal tenus............ 169f55
Vêtements de l'ouvrier (62f25) : sans affinité avec le costume bourgeois.
1o Vêtements du dimanche. — 1 gilet rond en gros drap et à manches, 10f00; — 1 gilet rond sans manches en toile de coton, 4f00; — 1 blouse en coton bleu, 3f00; — 1 pantalon en gros drap, 8f00; — 1 cravate de coton, 1f00; — 1 chapeau en feutre, 4f00; — 1 paire de souliers, 6f00; 2 paires de chaussettes de laine, 2f00. — Total, 38f00.
2o Vêtements de travail. — Vieux vêtements du dimanche (pour mémoire); — 1 pantalon en toile de fil, 1f00; — 1 pantalon en droguet, 2f00; — 1 gilet en tricot de laine, 1f00; — 1 paire de sabots garnis de clous, 0f60; — 1 paire de sabarons (demi-souliers), 3f00; — 1 chapeau de paille, 0f50; — 6 chemises en grosse toile de lin, 12f00; — 6 mouchoirs de coton, 3f00; — 1 bonnet en laine, 1f15. — Total, 24f25.
Vêtements de la femme (53f75).
1o Vêtements du dimanche. — 1 camisole de coton, 3f00; — 1 jupe en droguet de laine, 7f00; — 2 jupons en gros droguet, 10f00; — 1 tablier de coton, 2f00; — 1 corselette, 3f00; — 1 fichu en coton de couleur, 1f00; — 2 paires de bas de laine, 3f00; — 2 paires de bas de coton, 2f00; — 1 bonnet piqué avec dessus en mousseline, 3f50; — 6 mouchoirs de poche en coton, 2f00; — 1 paire de souliers, 3f00. — Total, 39f50.
2o Vêtements de travail. — Vieux vêtements du dimanche (pour mémoire); — 1 camisole de coton, 1f00; — 1 jupe en gros droguet de laine, 1f50; — 1 tablier en toile grise, 1f00; — 2 coiffures en coton, 1f00; — 1 paire de sabots garnis de clous, 0f75; 6 chemises en toile de lin demi-usées, 9f00. — Total, 14f25.
Vêtements du fils (33f10).
1o Vêtements du dimanche. — 1 gilet de dessus en laine, 5f00; — 1 gilet sans manches en coton, 3f00; — 1 pantalon en laine, 4f00; — 1 cravate de coton, 0f75; — 1 paire de bas de laine, 1f25; — 1 paire de bas de coton, 1f00; — 2 mouchoirs, 0f75; — 1 chapeau en feutre, 3f50; — 1 paire de souliers, 2f50. — Total, 21f75.
2o Vêtements de la semaine. — 1 blouse, 2f00; — 1 gilet de dessous, 2f00; — 1 pantalon de drap, 2f00; — 1 casquette, 1f25; — 1 paire de sabots, 0f60; — 3 chemises de coton, 3f50. — Total, 11f35.
Vêtements de la mère de la femme : tous très-anciens et presque usés (20f45).
2 camisoles, 3f00; — 2 jupes en droguet, 3f00; — 1 vieille mante en grosse étoffe [219] de laine, 5f00; — 1 tablier en toile grise, 1f20; — 2 paires de bas de laine, 1f50; — 1 paire de sabots, 0f50; — 3 chemises, 4f50; — 1 coiffure en futaine pour l'été, 0f75; — 1 coiffure en laine pour l'hiver, 1f00. — Total, 20f45.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 390f00
§ 11. — Récréations.
La boisson et le jeu constituent les deux principales récréations de l'ouvrier; il passe souvent de longues heures au cabaret à boire et à jouer aux cartes. Le dimanche, il aime à rendre visite à ses camarades de la ville ou des villages voisins; on se réunit alors au cabaret, et quand les têtes sont excitées par la boisson, on serait assez tenté de faire une émeute, de se soulever, non pas contre le gouvernement, car la politique est étrangère à toutes leurs discussions, mais contre les classes supérieures de la société, envers lesquelles ils entretiennent une haineuse jalousie et qu'ils accusent d'exploiter les ouvriers (E). Ils ne comprennent pas que, le plus souvent, leur misère n'a d'autre cause que leur vie désordonnée, leur imprévoyance et leur improbité.
La femme, accompagnée de son fils, va deux fois par an à La Rochelle, à l'époque de la foire. Elle en rapporte quelques gâteaux ou friandises qu'on mange en famille. Mais ses récréations les plus ordinaires sont d'aller causer avec les voisines en raccommodant du linge ou des vêtements.
Quand on tue le porc, on réunit pour dîner quelques parents et amis; les membres d'une même famille ne se voient guère que dans ces occasions.
IV. Histoire de la famille
§ 12. — Phases principales de l'existence.
Les parents de l'ouvrier étaient de petits propriétaires vignerons dont les mœurs étaient assez relâchées et qui, ne se préoccupant que du bien-être matériel, ne songèrent à procurer à leur fils aucune éducation morale. Aussi celui-ci tomba-t-il bientôt dans des habitudes de débauche, et dès l'âge de 18 ans, il quittait le toit paternel. Désireux de jouir au plus vite de la totalité des fruits de son [220] travail, il entra comme domestique chez un propriétaire vigneron et mena joyeuse vie pendant quelques années. Puis, désirant se marier, il fut contraint de faire quelques économies, afin de pouvoir se procurer les meubles et ustensiles indispensables pour entrer en ménage. Il épousa la fille de pauvres vignerons, mais il reprit bientôt sa vie de désordres. Sa femme en fut tellement affligée qu'elle tomba malade et mourut peu de temps après avoir perdu le seul enfant qu'elle eût.
L'ouvrier resta veuf pendant plusieurs années, puis il épousa la domestique du propriétaire chez lequel il travaillait.
Celle-ci, née de petits cultivateurs vignerons, a contracté dès son enfance des habitudes empreintes d'un matérialisme grossier; dès qu'elle eut atteint une quinzaine d'années, elle se plaça comme domestique à La Rochelle. Dans cette condition, elle prit de nouveaux goûts et des inclinations peu morales; puis, se trouvant mal chez les maîtres, elle accepta les propositions de mariage que lui fit Antoine, elle n'ignorait pas les mauvais antécédents de celui qu'elle épousait; mais elle espérait prendre sur lui assez d'influence pour le ramener au bien. Malheureusement elle n'y réussit pas, et l'absence, chez les deux époux, de toute éducation religieuse, de tout sentiment moral, amena le désordre dans le ménage. Les querelles commencèrent, les coups suivirent, et depuis lors, ils ne cessent de se maltraiter réciproquement : c'est entré dans leurs habitudes.
La succession du père de l'ouvrier consistait en une part dans la propriété d'une maison et en deux petits champs. Ces propriétés furent vendues par l'ouvrier avant son second mariage, pour une somme de 600f00, qui fut dépensée en débauches aussitôt que reçue. Un seul petit champ lui restait de ce côté, il le vendit peu de temps après son second mariage, et employa le produit de cette vente à construire une étable, afin de pouvoir y entretenir une vache et un porc.
La mère de la femme possédait une maison, un jardin et une pièce de vigne; elle en abandonna la propriété à sa fille au moment du mariage de celle-ci avec l'ouvrier, et demeura avec ses enfants. Depuis lors, les deux époux n'ont fait aucune épargne qui puisse leur permettre d'ajouter quelque chose à cet immeuble; d'ailleurs leurs prétentions ne vont pas jusque-là, ils ne songent pas à améliorer leur sort et vivent au jour le jour.
§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
[221] Les mœurs de la famille sont loin d'assurer son avenir; ce n'est pas non plus la possession d'une petite propriété qui garantirait l'existence des deux époux dans le cas où l'ouvrier viendrait à être frappé d'incapacité de travail. Ils n'auraient alors d'autres ressources que la bienfaisance publique et la charité privée.
Une société de secours mutuels s'est formée récemment dans la localité (§ 6); mais l'ouvrier ne peut en faire partie, ayant dépassé l'âge fixé par les règlements pour y être admis.
Une commission, formant un bureau de bienfaisance et composée du maire et de quelques conseillers municipaux, distribue des secours aux plus nécessiteux. Cette caisse de secours est alimentée, 1o au moyen d'un revenu de 1,910f00, provenant de la vente des marais salants que la commune avait établis autrefois; 2o au moyen de deux rentes, chacune de 50f00, faites à la commune par une vieille demoiselle et par un ancien maire.
L'ecclésiastique qui dessert l'église communale distribue de son côté un assez grand nombre d'aumônes.
§ 14. — Budget des recettes de l'année.
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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.
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Comptes annexés aux budgets.
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Notes
Faits importants d'organisation sociale; particularités remarquables; appréciations générales; conclusions.
(A) Sur la culture de la vigne dans l'Aunis.
[235] L'ancien pays d'Aunis, qui fait aujourd'hui partie du département de la Charente-Inférieure, est un des plus beaux vignobles de la France. On estime que les vignes couvrent le cinquième de la superficie totale de la contrée et qu'elles produisent, année moyenne, environ 300,000 hectolitres de vin : un tiers à peu près de cette quantité est consommé dans le pays ou exporté; les deux autres tiers sont convertis en eaux-de-vie.
La vigne est principalement cultivée dans les terres dites de varennes et celles dites de groix (§ 1ᵉʳ). Dans les premières, qui ont généralement plus de profondeur que les groix, les produits sont plus abondants, mais moins spiritueux, et la vigne a moins de durée. Dans les groix de la craie tendre et marneuse, qu'on ne trouve généralement que dans la Saintonge et l'Angoumois, on obtient l'eau-de-vie la plus estimée, dite de Champagne.
Les cépages blancs sont les plus cultivés, comme étant les plus convenables à la fabrication des eaux-de-vie. La petite proportion des cépages rouges que l'on cultive donne des vins très-foncés en couleur qui servent à la consommation locale. On recueille aussi quelques vins délicats, mais l'excellente qualité des eaux-de-vie et la facilité de leur débit ont amené les vignerons à porter toute leur attention sur les moyens d'en obtenir la plus grande quantité possible.
Nous pensons qu'il ne sera pas sans intérêt d'entrer dans quelques détails sur les procédés de culture de la vigne.
Pour la planter, on emploie généralement des boutures ou pousses de l'année, que l'on choisit toujours sur le cep, avant de le tailler, parmi les sarments dont les nœuds sont les plus rapprochés et qui ont déjà donné des raisins; on coupe ces boutures au-dessus du second nœud, et après les avoir laissées quelque temps dans l'eau, on [236] les enfonce dans des trous de 30 centimètres de profondeur, disposés en quinconce à 1m25 de distance les uns des autres en tous sens. Ces trous sont faits à force de bras, à l'aide d'une barre de fer, d'où est venue l'expression de barrer la vigne. On remplit les trous avec de la terre meuble en scellant la bouture le plus exactement possible, au moyen d'un piquet en bois, afin de ne laisser aucun vide à l'entour. Les plantations se font du milieu de février au commencement d'avril. C'est de cette opération bien ou mal faite que dépend la réussite plus ou moins prompte de la vigne.
On donne ensuite de fréquents labours, et au bout de deux ans on coupe la vigne au-dessus du premier nœud qui se trouve au-dessous de la surface du sol, afin de la faire produire trois à quatre branches principales. Celles-ci donnent alors des raisins et l'on continue d'entretenir ainsi le cep chaque année le plus près de terre possible, afin de préserver les branches des vents de mer.
Les labours se font le plus ordinairement à bras d'hommes, au moyen d'une houe simple appelée boelle, dans les terres meubles, et avec la houe à deux branches appelée pic, dans les groix rocailleuses.
La vigne reçoit généralement trois façons ou labours par an, quelquefois quatre (§ 8). La première façon commence dès le mois de décembre, avant la taille; la seconde aussitôt après la taille, en février, et la troisième après la floraison de la vigne. La quatrième façon, appelée binage, a pour but de retirer la terre voisine du cep, laquelle pourrait faire pourrir le raisin; cette façon n'a pas lieu partout.
Les engrais que l'on emploie à cette culture sont en général les fumiers ordinaires de ferme; mais sur le littoral on se sert spécialement de varech ou sart; cet engrais augmente beaucoup le produit, mais il donne au vin un mauvais goût que l'on retrouve encore dans l'eau-de-vie.
La récolte du vin commence ordinairement à la fin de septembre et dure près de trois semaines; beaucoup de paysans des départements voisins viennent à cette époque louer leurs bras pour la vendange. L'usage du ban de vendange existe encore dans quelques localités; mais cet usage commence à tomber en désuétude; les paysans propriétaires ont toujours le droit de commencer leur récolte quelques jours avant l'époque fixée pour la vendange générale.
Le raisin étant cueilli, on le met dans des baquets en bois, puis dans une hotte; de la hotte on le met dans des crosses, ou on l'écrase à moitié avec un gros croston puis on le transporte au cellier où on le foule avec les pieds; on laisse égoutter pendant quelque temps; on met ensuite toutes les rafles sous le pressoir et le [237] jus qui en découle est reçu dans un grand timbre en pierre, quelquefois dans une grande baille. On le met après dans des fûts, où il fermente pendant dix ou quinze jours, suivant la température; aussitôt la fermentation calmée, le vin est propre à la distillation.
Autrefois, chaque propriétaire d'environ 4 hectares de vignes possédait un alambic, distillait lui-même son vin et livrait directement son eau-de-vie au commerce. Depuis une trentaine d'années, l'art de distiller s'est tellement perfectionné que la plupart des propriétaires ont renoncé à s'en occuper; ils vendent leurs vins à des bouilleurs de profession, qui, à l'aide de nouveaux procédés, en élaborent des quantités considérables. Un établissement de ce genre existe dans la commune de L*** et suffit aux besoins de la localité.
Les eaux-de-vie se divisent en trois qualités principales; celles d'Aunis, celles de Bois et celles de Champagne. Les premières se distinguent par un goût assez prononcé, provenant de l'usage de fumer les vignes avec le varech. Les eaux-de-vie de Bois sont plus sèches, ont à un moindre degré le goût que l'on remarque dans les précédentes et sont mieux classées. Les eaux-de-vie de Champagne, qui se récoltent dans les contrées à sol marneux, sont les plus estimées.
Depuis quelques années, les eaux-de-vie de raisins ont trouvé une grande concurrence dans les alcools que l'on extrait maintenant de différentes espèces de grains, des betteraves et des pommes de terre. Aussi les vignerons de l'Aunis, en présence de cette concurrence, s'attachent-ils moins à améliorer la qualité de leurs eaux-de-vie qu'à en produire de grandes quantités avec le moins de frais possible.
(B) Sur l'état de l'agriculture dans l'Aunis.
Avant la révolution de 1789, la presque totalité du pays d'Aunis n'était qu'un vaste vignoble; les champs de céréales ne s'y rencontraient que très-exceptionnellement. La perte de nos grandes colonies, qui servaient de débouchés aux eaux-de-vie du pays, et les malheurs d'une longue guerre maritime portèrent, vers la fin du siècle dernier, une rude atteinte au commerce et à l'industrie des spiritueux. Ce fut à partir de cette époque que les propriétaires [238] songèrent à transformer une partie de leurs vignes en champs de céréales. De son côté, le paysan, délivré de la dîme et pressé d'ailleurs par le besoin que lui faisait éprouver la perte du patronage, se mit à cultiver avec ardeur pour obtenir de la terre les produits nécessaires à son existence. Les grands domaines se vendirent par parcelles et la culture des céréales se répandit de plus en plus. On calcule qu'elle occupe aujourd'hui dans le département une superficie d'environ 200,000 hectares, soit les 0,30 de la superficie totale. On évalue à 2,250,000 hectolitres les quantités de céréales récoltées. Ces quantités ne suffisent pas aux besoins du département, qui en tire encore 150,000 hectolitres des départements voisins.
Cependant les procédés agricoles ne se sont guère améliorés dans le pays depuis le commencement du siècle. On ne pouvait guère s'attendre à ce que les fermiers et les petits propriétaires fissent une prompte application des procédés nouveaux dans un pays où la vigne préoccupe le plus grand nombre des cultivateurs et consomme la majeure partie des fumiers, et où les baux à ferme n'ont communément qu'une durée de cinq ans. Aussi, le système d'assolement le plus usité, particulièrement dans les terres hautes de l'ancien Aunis, n'est-il encore que triennal, savoir : 1re année, froment; 2e année, avoine ou orge; 3e année, jachère. Cette jachère n'offre le plus souvent dans ces sortes de terres qu'un très-faible produit; il en résulte qu'on n'y élève qu'un petit nombre de bestiaux. On pourrait cependant obtenir des fourrages abondants, et par suite engraisser de nombreux bestiaux, si, au moyen d'un meilleur assolement, on laissait des cultures sarclées. Mais la routine, le peu de durée des baux et l'ambitieuse manie qu'ont les fermiers d'exploiter plus de terres qu'ils ne peuvent cultiver convenablement, tendent à maintenir longtemps encore cet état de choses.
Il ne faut pourtant pas déduire de là qu'aucune amélioration n'a été introduite dans le pays; non, depuis quelques années, un certain nombre de fermiers se sont décidés à faire des prairies artificielles, des sainfoins, des luzernes et des trèfles; et ont remplacé des jachères inutiles par diverses plantes sarclées qui préparent à peu de frais d'abondantes récoltes. L'exemple est donné, il ne faut que le suivre. Un moyen d'activer les progrès serait d'augmenter la durée des baux. Peut-on s'attendre, en effet, à ce qu'un fermier consente à faire de grandes dépenses sur des terres dont il n'a qu'une courte jouissance?
Un autre fait qui mérite de fixer l'attention, c'est l'énorme différence que l'on voit de tous côtés entre les produits que le petit paysan obtient de son propre champ et ceux que le grand nombre des propriétaires retirent des leurs. S'il n'est pas possible de trouver [239] des ouvriers qui travaillent aussi bien pour un fermier que pour leur propre compte, c'est à celui-ci de chercher à remédier à cet inconvénient par de meilleurs procédés agricoles.
(C) Sur les ressources qu'offre la pêche côtière.
La pêche est une des plus grandes ressources des pays maritimes, non-seulement par la valeur de ses produits, mais encore parce qu'elle procure aux classes indigentes du littoral une nourriture saine, abondante et peu coûteuse. Le pays de l'Aunis est placé dans les conditions les plus favorables pour jouir de cette précieuse industrie.
La pêche maritime peut se diviser en quatre classes :
1o La pêche à la mer, qui se fait au moyen de barques pontées de 8 à 20 tonneaux et avec des filets nommés chaluts. Cette pêche emploie environ dans tout le département quatre cents bateaux montés par un millier d'hommes d'équipage.
2o La pêche sur la partie du rivage qui reste découverte à marée basse. Cette pêche se fait avec des filets nommés courtines, que l'on tend lorsque la mer se retire et que l'on va relever, lorsque la mer les ayant couverts, s'est retirée de nouveau.
3o La pêche des écluses, ou enceintes murées, dans lesquelles le poisson entre au flot et se trouve captif au jusant, lorsque la mer a baissé au-dessous du niveau des murs d'enceinte. Ces écluses ne sont pas sans inconvénients pour la navigation, mais ces établissements existent depuis si longtemps qu'il serait bien difficile de les supprimer ou bien de les réduire; l'administration de la marine a même déjà beaucoup de peine à empêcher les créations nouvelles.
Les produits de ces trois sortes de pêche sont, parmi les poissons, des soles (Pleuronectes Solea, Lin.), des plies (Pleuronectes Platessa, Lin.), des merlus (Gadus Merluccius, Lin.), des grondins (Trigla Cuculus, Lin.), des rougets (Mullus barbatus, Lin.), des meuils ou mulets (Mullus Surmuletus, Lin.), des loubines (Centropomus Lupus, Cuv.), des congres ( Moroenea Conger, Lin.), des anguilles (Muroena Anguilla, Lin.). etc., et parmi les crustacés, des crabes (Cancer moenas et Cancer puber, Lin.), des araignées de mer (Cancer Maïa, Lin.), des homards (Cancer Gammarus, Lin.), et enfin des crevettes (Paloemon serratus, Leach.).
[240] 4o La quatrième sorte de pêche est celle des coquillages, tels que : huîtres (Ostroea edulis, Lin.), moules (Mytilus edulis, Lin.), palourdes, pétoncles (Arca Pectunculus, Lin.), jambles, sourdons, guignettes, cancres, etc. À part les moules et les huîtres qui forment de véritables branches d'industrie, cette pêche aux coquillages ne constitue pas un commerce bien important comme valeur numérique, mais elle est extrêmement précieuse, parce qu'elle nourrit toute la population pauvre du littoral (§ 9). C'est à marée basse qu'on se livre à cette pêche, qui dure chaque jour de deux à trois heures, selon la durée du reflux.
Il existe dans l'arrondissement de La Rochelle de nombreux établissements, nommés bouchots, où l'on conserve les moules entre deux palissades de plusieurs centaines de mètres de longueur, et qui s'élèvent de 7 à 8 pieds au-dessus du niveau des vases à marée basse. Ces deux palissades, qui forment un V ou angle dont le sommet est opposé à la mer, sont maintenues par des pieux de 3 mètres de hauteur, qu'on enfonce dans la vase jusqu'à moitié. On enlève les moules, très-petites encore, des lieux où elles naissent, et on les dépose à la main sur les clayons où elles s'attachent et où elles acquièrent, au bout de deux à trois ans, un volume et une finesse de goût remarquables.
Indépendamment de ces établissements, il existe sur divers points de la côte des bancs de moules, d'où on extrait ces coquillages soit à sec à marée basse, soit en les draguant à mer haute.
Les huîtres sont conservées dans des établissements connus sous le nom de parcs, espèces de réservoirs ou bassins creusés dans la plage, dans lesquels on dépose les petites huîtres provenant du dragage sur certains fonds où il existe des bancs de ce coquillage; ce n'est qu'au bout de deux à trois ans qu'elles sont bonnes pour la consommation. Dans les parcs de Marennes, les huîtres contractent cette couleur verdâtre qui est si recherchée par les amateurs. Les opinions sont divisées sur les causes de ce changement de couleur : les uns l'attribuent à une petite mousse qui tapisse le fond des parcs, d'autres à la verdure qui entoure ces réservoirs; quelques naturalistes à un animalcule appelé vibrion; d'autres enfin à la combinaison de l'eau douce et de l'eau salée.
Les huîtres, comme les moules, ne sont bonnes à manger que pendant huit mois de l'année. Durant les mois de mai, juin, juillet et août, elles sont prohibées autant parce qu'elles sont laiteuses et malsaines, que dans l'intérêt du frai et de la conservation des bancs.
Les premiers parcs ont été établis sur cette côte il y a très-longtemps par les pêcheurs auxquels les seigneurs avaient octroyé, [241] dans ce but, quelques petits espaces, moyennant une faible redevance. L'instinct populaire y voyait une source de produits : aussi, quand survint la révolution de 1789, qui dégagea les paysans de toute redevance envers les seigneurs, chacun voulut-il avoir son parc à huîtres. Les municipalités permirent l'installation de ces établissements, et l'idée de la multiplication des huîtres se généralisant, à mesure que les prix de vente augmentaient, la côte fut bientôt couverte d'établissements prospères au grand bénéfice des populations.
On a parlé récemment des nouveaux moyens de faire multiplier les huîtres artificiellement. Ces moyens ne sont pas nouveaux, ils étaient en partie déjà connus des anciens pêcheurs de l'Aunis; seulement ceux-ci ne les employaient qu'autant que les prix de vente des huîtres pouvaient les rémunérer convenablement de leurs peines, et que l'administration de la marine leur laissait la liberté d'en faire usage. C'est qu'en effet celle-ci n'a pas toujours vu favorablement l'extension, sur la côte, des parcs à huîtres; elle prétendait qu'ils gênaient la navigation, et, sous ce prétexte, elle en détruisit un assez grand nombre. Aujourd'hui cependant l'administration de la marine est revenue de ses rigueurs envers les parcs à huîtres, elle leur accorde même sa protection.
(D) Sur l'exploitation des marais salants.
L'établissement des marais salants sur les côtes de l'Aunis remonte à des temps fort éloignés, et les produits de cette industrie ont dû former l'un des premiers éléments du commerce du pays; cependant il est à remarquer que leur nombre a considérablement diminué. En 1612, la généralité de La Rochelle contenait 32,668 livres1 de marais salants; en 1812, il n'y en avait plus que 16,311 livres. Cet abandon d'une partie des marais a eu le grave inconvénient de créer de véritables foyers d'infection qui, sur certains points, ont élevé le chiffre de la mortalité annuelle au 17e de la population totale. C'est évidemment au défaut d'entretien et à l'envasement qui en est la suite qu'il faut attribuer l'abandon d'une grande partie des marais. Plusieurs causes premières avaient amené un relâchement dans les mesures de conservation et d'entretien : 1o les dépenses assez considérables que ces mesures nécessitaient [242] et auxquelles les populations les plus approchées de la côte ne voulaient pas contribuer, parce qu'elles ne leur offraient pas un intérêt immédiat; 2o le défaut de lois spéciales qui eussent obligé les propriétaires à une communauté de sacrifices qu'exigeait la similitude de leurs intérêts.
Un règlement général d'administration et de police, homologué par ordonnance royale du 29 septembre 1824, vint remédier à cette absence de lois spéciales, en créant une surveillance active et en faisant connaître à chacun ses droits et ses devoirs. L'exécution de ce règlement a déjà restitué une certaine étendue de marais à la fabrication du sel. Les calculs les plus exacts portent à 24,582 livres la surface actuelle des marais salants du département de la Charente-Inférieure.
La plupart des salines de la côte sont encore livrées à la plus aveugle routine. Les moyens qu'on employait il y a des siècles sont encore suivis, de nos jours, avec un respect superstitieux que rien n'a pu vaincre.
Voici quelques détails à ce sujet :
Les marais salants se composent : 1o de nombreux canaux appelés vivres, dans lesquels est reçue l'eau de mer qui y circule, s'y concentre et y dépose les terres qu'elle tient en suspension; 2o d'aires, ou petits bassins carrés, de 4 à 6 mètres sur chaque face, dans lesquels l'eau concentrée est épandue en nappes épaisses, lesquelles, soumises à une évaporation rapide sous l'influence du soleil, ne tardent pas à saliner; 3o de bossis ou tailles élevées produites par l'accumulation des terres qui proviennent du percement et du curage des canaux; ces terres très fertiles sont généralement mises en culture.
Le travail commence au mois de mars; on nettoie les canaux, on évacue l'eau douce, on introduit l'eau de mer, on corroie la terre des aires, on les nivelle et on refait les séparations. Le moment de la saumaison dépend de la température plus ou moins chaude; elle commence habituellement vers le solstice d'été et cesse au mois de septembre; on introduit alors dans les marais une assez grande quantité d'eau pour que les gelées ne puissent les détériorer.
Le mode d'extraction du sel est des plus simples. L'eau de mer étant exposée dans les aires à la chaleur solaire, le sel s'y forme en s'y cristallisant à la surface et y produisant une croûte que le saunier ramasse en l'écrémant avec un râteau à long manche ou qu'il brise et fait tomber au fond, où s'amasse bientôt une couche épaisse qu'il recueille avec un outil nommé rable. Il dépose ce sel sur les chemins étroits qui séparent les aires, en petits tas qu'il transporte ensuite sur les bossis, où il les réunit en gros tas. Ceux-ci sont [243] recouverts de paille ou d'herbages pour les garantir de la pluie.
La production varie, en raison de l'influence plus ou moins favorable de la température de 0 à 7600 kilogr. par an et par livre de 50 ares.
La valeur du sel présente également de grandes variations; le prix le plus élevé peut être porté à 2 fr., le plus faible à 0 fr. 75 c. les 100 kilog.
Les marais salants sont généralement exploités par des familles de colons partiaires ou sauniers qui sont à la fois fabricants et laboureurs. Ils reçoivent des propriétaires des salines, comme rétribution de leur travail, le tiers du produit de la vente du sel et la totalité de la culture des bossis des marais qu'ils exploitent.
Un saunier avec sa femme et deux ou trois enfants de 12 à 18 ans peut cultiver 4 à 5 livres de marais; ce travail ne l'occupe pas toute l'année, et il doit chercher ailleurs un supplément de travail qu'il trouve au reste constamment2.
Il a paru utile de compléter ces données générales sur les marais du Département, par quelques détails spéciaux au principal groupe situé à l'embouchure de la Seudre.
Les ouvriers attachés aux marais salants de Marennes forment deux catégories distinctes; 1o les sauniers-lettriers [les Ouv. Europ. XXXIV (A)], qui ont un droit perpétuel au travail de certains marais, et qui reçoivent la moitié du sel produit, à la condition de faire tous les travaux (y compris les réparations que le marais exige); 2o les sauniers à engagement annuel qui reçoivent le tiers du sel produit, comme rétribution du travail de saunaison, les réparations du marais restant à la charge du propriétaire.
Tous les sauniers de cette région se distinguent par des habitudes particulières; indépendamment des rétributions en nature indiquées ci-dessus, ils reçoivent des subventions (Tome 1er, p. 25) extrêmement variées qui contribuent singulièrement à assurer le bien-être de la famille. Ainsi, chaque saunier cultive divers produits agricoles et particulièrement des légumes sur les bossis incessamment engraissés par le limon provenant du curage des canaux et des aires d'évaporation: il jouit d'un pâturage abondant sur ces mêmes bossis et sur les rivages herbus nommés laides; il nourrit des anguilles dans les réservoirs d'eau de mer nommés jars; il cultive des huîtres dans des parcs spéciaux disposés près des marais; il pêche, [244] sur le rivage de la mer, diverses sortes de coquillages et de poissons : il récolte, sous forme de fagots, le bois de chauffage fourni par les arbrisseaux épars sur le bord des réservoirs d'eau de mer, etc.
Le Saunier exécute tous ses travaux en communauté avec sa femme et ses enfants; indépendamment de son occupation principale, il entreprend ordinairement des travaux de culture. Il est logé dans des villages bâtis sur la lisière des marais; souvent il est propriétaire de sa maison et de quelques pièces de terre éparses dans une banlieue extrêmement morcelée; ce morcellement est poussé à ce point, surtout dans les parcelles plantées de vignes, que celles-ci se réduisent parfois à quelques mètres carrés.
Le saunier possède habituellement un cheval d'une valeur moyenne de 100 à 150f, qui est nourri, en grande partie, avec les herbes récoltées ou broutées dans le marais. L'ouvrier s'en sert d'abord pour se transporter lui-même, sur le lieu du travail, aux époques pluvieuses où le marais est impraticable pour des hommes à pied, puis pour transporter, au compte du patron, le sel des bossis au lieu de chargement sur les navires qui doivent distribuer ce produit dans les divers ports de l'Océan, de la Manche et du nord de l'Europe.
Un saunier, aidé par sa femme et par un jeune garçon, peut exploiter 2h,8 de marais ou la surface d'eau est de 1h,6, et la surface cultivée 1h,2. Il y consacre pendant la saison 90 journées; sa femme et son enfant fournissent chacun 60 journées. Comme rétribution de ce travail, la famille obtient une valeur approximative de 246f savoir : sel, 140f; valeur locative du sol cultivé, et des autres parties du marais dont la jouissance est attribuée à l'ouvrier, 106f. La famille consacre le reste de son temps à cultiver le marais et les terres de la banlieue du village, à transporter le sel pour son compte et pour celui du patron : enfin à réparer le marais à prix fait pour le compte du patron.
Ces détails suffisent pour montrer l'intérêt qu'offrirait la monographie du saunier de Marennes : ils expliquent le désir qu'aurait la Société d'Économie sociale d'insérer une belle étude dans une de ses prochaines publications.
(E) Sur l'altération des anciennes mœurs dans l'Aunis, et sur quelques moyens d'y porter remède.
Un fait regrettable à constater, c'est que le niveau moral de la génération actuelle des habitants de l'Aunis est à un degré plus bas [245] que celui de la génération du siècle précédent. Mal initiées à la connaissance de Dieu et de ses lois, les consciences depuis le commencement du siècle ont erré dans les devoirs de la vie civile; le goût des plaisirs des sens a prévalu; on ne s'est adonné à travailler sérieusement à son avenir qu'après avoir usé ses forces physiques, et l'on n'a plus eu alors ni la force de reproduction ni la capacité nécessaire pour élever des citoyens; de là de chétifs fils qui ressemblent à de chétifs pères. L'esprit de famille n'a plus de racine; habitué à partager et à diviser les héritages, quelque médiocres qu'ils soient, chacun trouve naturel d'obtenir ce que la loi lui accorde. Aperçoit-on la moindre inégalité dans les partages, de vives contestations s'élèvent aussitôt et se terminent le plus souvent devant les tribunaux. Cependant l'ancien système de succession est parfois regretté par ceux qui savent en apprécier les avantages, mais personne ne se sent la force de le faire revivre.
Les parents étaient sans scrupule devant leurs enfants leur aversion et leur méfiance contre les personnes qui tendent à améliorer les mœurs; ils ne cherchent pas non plus à dissimuler leurs propres vices. Ne se rendant plus respectables, comment seraient-ils respectés?
L'esprit de charité est banni de la société et a été remplacé par un esprit d'antagonisme (§ 3). On a bien entendu raconter qu'anciennement la société était moins dissolue, que les mœurs étaient plus pures, que ceux qui manquaient à l'honneur étaient mis à l'index de la société, enfin que la confiance mutuelle était plus générale; mais la mémoire de faits particuliers, se rattachant à cet ordre de choses, est complètement éteinte.
La classe des paysans de l'Aunis est en général très orgueilleuse; à la moindre contrariété, ils sont prêts à quitter leurs maîtres; aussi n'acceptent-ils que malgré eux toute disposition de patronage, et les rapports qui existent entre ouvriers et patrons sont-ils peu amicaux.
Est-ce à dire qu'aucun remède ne peut être apporté à cette désorganisation sociale? Nous ne le pensons pas, et chacun peut y remédier dans la mesure de ses forces. Déjà même quelques faits locaux peuvent être considérés comme le commencement d'une réforme de mœurs. Depuis que la commune possède un prêtre et un instituteur, on constate une certaine amélioration chez les enfants (§ 4); les vieillards écoutent avec plus d'attention la parole du ministre de Dieu; les jeunes gens seuls sont encore réfractaires à suivre les bons exemples. Voici, suivant nous, quelques remèdes propres à combattre le mal et à resserrer les liens de famille. D'après la loi du recrutement de l'armée, la plupart des paysans [246] sont enlevés à l'agriculture à un moment où ils seraient le plus utiles à leur famille. Il serait à désirer, qu'en temps de paix du moins, et d'après cette considération que s'il faut des bras pour servir la patrie, il en faut aussi pour la nourrir, il serait à désirer, disons-nous, qu'une disposition légale exemptât du service militaire le fils de famille qui aurait constamment pratiqué, avec son père, l'agriculture ou un art mécanique quelconque. Le père de l'exempté devrait avoir au moins 60 ans d'âge. Cette disposition légale ne devrait pas rencontrer beaucoup d'opposition, et elle aurait pour effet de retenir les jeunes gens à la campagne et sous le toit paternel.
L'introduction d'institutrices dans la commune aurait également un effet salutaire; quelques communes voisines en ont déjà éprouvé les bons résultats, ce qui autorise à penser que si le mal est entré dans le monde par la femme, c'est aussi par elle qu'il doit en sortir. L'instruction sur l'économie domestique manque dans la famille, il serait utile de créer des écoles de ménagères. Certaines personnes préfèrent des laïques pour institutrices; nous pensons qu'en général celles-ci n'offrent pas les mêmes garanties, ni surtout la même prépondérance que des religieuses dont la vocation est éprouvée et qui sont surveillées par des supérieures attentives. Leur mission ne se borne pas à instruire les jeunes filles, elles sont aussi d'un grand secours pour les malades.
Il conviendrait également de créer dans chaque commune un gymnase, une bibliothèque publique qui serait composée de livres utiles et à la portée de tous. Ces créations occasionneraient des rapports sociaux et préviendraient les discussions du cabaret. Enfin, il est toujours utile et nécessaire de procurer des distractions licites au peuple et surtout à la jeunesse, si on veut éviter qu'elle en cherche d'illicites qui lui sont toujours funestes.
Enfin, il est une dernière mesure dont on ne saurait trop recommander l'exécution, c'est la modification de la loi sur la chasse. D'après la législation en vigueur, le paysan peut rarement se procurer cette distraction (§ 11). On ne devrait donc imposer que les chasseurs qui chassent avec des chiens; mais le paysan qui prend un fusil pour se distraire en allant visiter ses champs ne devrait pas avoir de permis de chasse à payer. Si vous l'imposez, il renoncera à ce plaisir innocent et utile à la santé, et ira chercher d'autres distractions au cabaret.
Notes
1. La livre de marais est une mesure superficielle d'une contenance de 50 ares.
2. Résumé de l'enquête parlementaire sur la production et le commerce des sels par M. Favieau, membre de l'Assemblée législative. — Cours de Métallurgie, professé de 1840 à 1855, à l'Ecole des Mines de Paris, par M. F. Le Play, ingénieur en chef des Mines. — Voir aussi les détails donnés sur la condition et sur l'industrie des sauniers de Marennes [les Ouv. europ. XXXIV (A)].