N° 60.

MINEUR SILÉSIEN

DU BASSIN HOUILLER DE LA RUHR

(PRUSSE RHÉNANE — ALLEMAGNE).

OUVRIER-TACHERON,

DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS MOMENTANÉS,

D'APRÈS LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN OCTOBRE 1886

PAR

M. L. FÈVRE .

Ingénieur des Mines.



Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1. État du sol, de l'industrie et de la population.

[245] La famille présentement décrite habite le hameau de Dahlbusch, près de la ville de Gelsenlirchen (Province rhénane, cercle d'Essen). Le pays, plat et marécageux, écoule ses eaux dans l'Emscher, affluent de droite du Rhin. Le sol est argileux, froid et médiocrement propre à la culture des céréales ; il a été cependant amélioré par le drainage. Il se prête mieux à l'entretien des prairies et à l'élevage du bétail. Des bois s'étendaient autrefois sur de vastes espaces ; il n'en reste guère que de petits bosquets, derrière lesquels s'abritent les Hofe des paysans.

[246] Le terrain houiller, qui affleure plus au sud, disparait ici sous un recouvrement de marnes crétacées, dont l'épaisseur moyenne est de 200 mètres. Aussi fut-on longtemps sans soupconner l'existence du charbon dans la profondeur. C'est seulement à partir du milieu de ce siècle que des exploitations se fondèrent dans cette région nord du bassin. Favorisées par le nombre et les conditions naturelles de gisement des couches de houille, ainsi que par l'étendue du champ productif, beaucoup moins morcelé entre les concessionnaires que dans les régions centrale et méridionale, elles ont pris un développement rapide, surtout depuis quinze ans. L'industrie manufacturiêre n'a pas suivi l'industrie extractive ; elle est restée concentrée dans la zone médiane du bassin, celle des grandes villes.

La population se divise donc nettement en paysans et mineurs. Les premiers se rattachent au type des propriétaires ruraux à famille souche et à domaines agglomérés, qui prédomine dans toute la plaine de l'Allemagne du Nord. On compte en outre de rares fermiers et un certain nombre de bordiers (Kötter), ne possédant que quelques lopins de terre et obligés de chercher au dehors des ressources supplémentaires ; ceux-ci, à l'encontre des précédents, s'adonnent assez souvent au travail des mines.

Mais la très grande majorité des ouvriers mineurs n'est point originaire du pays. L'immigration, sollicitée par le développement des exploitations houillères, a d'abord drainé les provinces voisines ; depuis 1872, ç'a été le tour des Silésiens, des Polonais, et même des Suédois, Italiens, etc. Ces éléments divers forment une population peu stable, surtout quand vient la hausse, et qu'il y a demande de travail ; les ouvriers se transportent alors facilement d'un charbonnage à l'autre. La crise industrielle des dernières années a toutefois eu à cet égard d'heureux résultats, en provoquant le départ des plus nomades, et forçant les autres à garder leur place de peur de ne plus en retrouver ailleurs ; l'ensemble s'est en quelque sorte tassé, et a acquis plus de fisité et de cohésion. Il y a dix ans, beaucoup, et des meilleurs, partaient volontiers pour l'Amérique ; c'était alors une sorte de fiêvre : ils ont aujourd'hui peu de tendance à émigrer. Bien que les derniers venus, entre autres les Polonais, soient parfois une cause de trouble et de désordre, les mineurs sont en général d'esprit tranquille et les doctrines socialistes n'ont jusqu'ici recruté parmi eux que de bien rares adhérents. Il n'y a pas eu de grève depuis celle de 1872, et encore celle-ci avait-elle des motifs plutôt politiques qu'économiques[247]ou sociaux ; c'était une protestation contre la loi qui frappait d'expulsion les ordres religieux.

§ 2. État civil de la famille.

La famille comprend les deux époux et quatre enfants, savoir :

1.KARL D***, chef de famille, né en Silésie, marié depuis onze ans............ 45 ans.

2.AUGUSTA D***, sa fennme, née dans la Prusse orientale............ 31 —

3.ALBERT D***, leur premier fils, né dans la Province rhénane............ 10 —

4.AUGUSTA D***, leur première fille............ 7 —

5.KARL D***, leur second fils............ 3 —

6.HEINRICH D***, leur troisième fils............ 1 —

Un enfant est mort il y a deux ans.

Les deux aînés n'ont encore d'autre occupation que de suivre les exercices de l'école.

§ 3. Religion et habitudes morales.

La famille appartient à la confession luthérienne. Elle assiste régulièrement tous les dimanche à l'office, à Gelsenlirchen.

La religion a d'ailleurs dans toute la population des racines très vivaces ; la nuance de ses députés au Reichstag, qui sont catholiques ultramontains ou Democrates chrétiens, en témoigne. Les trois cinquièmes environ des ouvriers sont catholiques, les autres protestants ; ils vivent entre eux en très bonne intelligence.

Les mœurs sont ordinairement bonnes ; les naissances illégitimes sont presque toujours régularisées par le mariage. L'entassement de la population en certains points, principalement dans les cités ouvriêres, et l'habitude des familles de prendre un nombre excessif de pensionnaires, sont cependant parfois la cause de graves atteintes à la fidelité conjugale et à la paix du ménage. Les ouvriers nomades, habitant des casernes aménagées par les compagnies, se portent aussi trop souvent, surtout dans les villes comme Bochum, à des attentats contre les personnes ou contre les meurs.

jusqu'à présent le mineur de la Ruhr est resté sourd aux incitations des socialistes. Cn sentiment le protège à cet égard et l'empêche de prêter aux suggestions des agitateurs une oreille complaisante, c'est[248]celui de la supériorité qu'il s'attribue sur les simples ouvriers de fabriques. Son salut (Gliach auf.) l'en distingue, et le relève à ses propres yeux. Les mineurs vestphaliens ont même une fois protesté contre la dénomination de Bergarbeiter (Arbeiter, ouvriers) qu'on leur donnait dans les statuts d'une caisse de secours, et réclamé celle de Bergleute (ˉLeute, gcns), ou de nappen (compagnons).

§ 4. Hygiène et service de santé.

Le pays étant une plaine basse et marécageuse, les fiêvres intermittentes y sont à craindre, surtout pour les nouveaux arrivants ; le drainage du sol en a eependant diminué la fréquence. L'agglomération de la population, quoique moindre que dans la one médiane du bassin, facilite la propagation des épidémies. Enfin la profession de l'ouvrier mineur entraîne pour lui des risques spéciau. Les causes de blessures sont nombreuses : chutes de blocs détachés du massif de houille ou du toitde la couche, coups de mine intempestifs, ruptures de câble, explosions de grisou, inflammations subites de poussières charbonneuses, etc. Le mauvais air respiré, chargé de particules solides, détermine la mélanose. A l'humidité et aux refroidissements sont dus de nombreux rhumatismes.

Sans avoir les apparences d'une forte constitution, Karl D*** jouit d'une bonne santé, comme toute sa famille. En cas de maladie ou de blessure, il a droit aux soins du médecin de la appschaft (Société minière de secours mutuels), et aux médicaments, mais non sa famille. Pour celle-ci, les frais de médecin sont rares. Il y a deux ans, par suitede la maladie d'un enfant, on a dépensé près de 40francs pour les visites du médecin et à peu près autant pour la pharmacie. Le logement est d'ailleurs surélevé au-dessus du sol, très proprement tenu et très sain.

§ 5. Rang de la famille.

Karl D*** appartient à la catégorie des tâcherons. Il s'associe avec quelques camarades, ordinairement trois, pour former une équipe,[249]qui prend à forfait l'abatage, dans un chantier, de la houille ou du rocher, suivant un tarif revisé tous les mois d'accord avec la Compagnie. Il a atteint ainsi le rang le plus élevé auquel il pouvait aspirer comme ouvrier. Il est assuré d'un travail régulier, et son salaire relativement haut lui permet de subvenir facilement aux besoins de sa famille. Rien ne fait d'ailleurs supposer qu'il parvienne jamais à une condition supérieure ; il lui manque pour cela, comme à la plupart des ouvriers allemands, la prévoyance et l'habitude de l'épargne.

Moyens d'existence de la famille

§ 6. Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris.)

Immeubles et argent............ 0f 00

La famille ne possède ni argent, ni immeubles. Son logement et le champ qu'elle cultive sont pris à loyer. Elle ne fait d'épargnes que d'une façon exceptionnelle, en vue d'un but bien défini et rapproché, comme l'acquisition de meubles et d'outils ; elle ne songe pas à se créer une réserve pécuniaire et ne s'occupe pas de l'avenir. Cette absence d'esprit d'économie est d'ailleurs presque générale parmi les ouvriers du bassin.

ANIMAUX DOMESTIQUES : entretenus toute l'année............ 27f 50

1 chèvre, 27f 50.

ANIMAUX DOMESTIQUES : entretenus seulement une partie de l'annèe............ 37f50

1 porc, d'une valeur moyenne de 112f50, entretenu pendant quatre mois : la valeur moyenne, calculée pour l'année entiére, équivaut à 37f 50. L'ouvrier achète ce porc à la fin d'aoùt, l'engraisse et le tue à la Noël pour sa propre consommation.

Matériel spécial des travaux et industries............ 2f 50

Culture du champ. — 1 pioche et une bêche, 2f50.

DROITS AUX ALLOCATIONS des sociétés d'assurance mutuelle............ 97f 95

Droit éventuel : aux secours en cas de maladie, à une pension pour l'ouvrier vieux et infirme ou pour la veuve et les orphelins, 97f95.

Valeur totale des propriétés............ 165f45

§ 7. Subventions.

[250] La Compagnie houillère à laquelle est attaché l'ouvrier lui délivre, pour son chauffage, du charbon menu, à un taux inférieur au prix marchand et invariable depuis vingt-cinq ans, soit à 50 centimes l'hectolitre. Elle lui abandonne aussi pour le même but les vieux bois de mine. Mais c'est sous forme de contribution aux Caisses d'assurance contre la maladie (Krankenbasse) et contre les accidents (Unfallvorsickerungskasse), à la Caisse minière de secours mutuels (Knappschafshasse) et à la Caisse de secours de la mine (Unterstützungskasse), que la Compagnie vient surtout en aide à ses ouvriers.

§ 8. Travaux et industries.

Travaux de l'ouvrier. — L'ouvrier appartient à la classe des haveurs ou piqueurs (Hauer). Son travail a pour objet l'abatage du charbon ou de la roche. Il est en général associé avec trois camarades ; à eux quatre, ils exploitent un chantier, moyennant un prix à forfait, fixé tous les mois. La journée comprend 3 postes de 8 heures chacun ; deux des associés prennent le premier poste, et sont relayés par les autres pour le second ; leur tour de priorité change d'ailleurs toutes les semaines ; quant au troisième poste, il est réservé aux réparations des galeries, qu'exécutent des ouvriers spéciaux.

Pour le percement des galeries à travers bancs, les piqueurs sont payés au mètre courant ; pour l'abatage de la houille, a l'hectolitre, sauf dans certaines tailles préparatoires, où ils reçoivent en plus une indemnité au mêtre courant. Le prix total est rép arti entre les quatre associés, au prorata du nombre de postes qu'ils ont faits chacun. Il comprend le boisage des tailles et le boutage du charbon. La paie a lieu une fois par mois, entre le 15 et le 20. On donne un à-compte le 1f, mais seulement aux hommes mariés. Le salaire moyen par poste atteint presque 5 francs ; il est un peu plus élevé que dans les autres charbonnages des environs.

Karl D*** travaille dans un quartier où l'on doit employer la lampe de ŝreté, à cause du grisou. La mine fournit l'huile, et en retient le[251]prix sur le salaire. Mais la plupart des ouvriers de la Compagnie ont des lampes à feu nu, et achètent eux-mêmes leur huile ; ils en consomment environ 3 litres par mois, à 44 centimes le litre.

Le travail principal ne l'occupant que 8 heures par jour, Karl D*** toute facilité de se livrer à des travaux secondaires de culture ; ii a pris à cet effet en location un petit champ, ou il fait pousser des pommes de terre et quelques légumes.

Travaux de la femme. — Ils se bornent aux travaux ordinaires du ménage, préparation des aliments, blanchissage du linge, entretien et confection des vêtements de la famille, soins donnés aux enfants. Elle aide aussi un peu son mari dans l'exploitation du champ et s'occupe des animaux domestiques.

Industries entreprises par la famille. — Ce sont : la culture du champ, l'exploitation de la chèvre laitière et l'engraissement du porc. Ces trois industries domestiques sont généralement pratiquées par les ouvriers du district, en particulier celle relative à la chèvre, que l'on appelle ici du nom caractéristique de ache du miecur (ˉergmannshu). Certains d'entre eux les développent même davantage et louent un jardin, une prairie, élèvent des poules. Beaucoup aussi prêtent leurs services aux paysans au moment des récoltes.

Mode d'existence de la famille

§ 9. Aliments et repas.

Le régime alimentaire des gens du pays a pour éléments principaux le pain de seigle, les légumes de toute espèce, le lard et la viande de porc, le beurre et le laitage. Le pain de seigle est de deux qualités ; il y a le Graubrod (pain bis), et le Schuarborod (pain noir), spécialement connu en Westphalie sous le nom de Pumpernicel. Les légumes, pommes de terre, choux, carottes, haricots, etc., sont cuits ensemble avec de l'eau, du sel et du lard, et forment une potée, qui tient à l'estomac et n'est pas toujours très goûtée des ouvriers émigrés d'autres contrées. On boit du lait et du petit-lait, quand on en a, sinon de l'eau et souvent rien du tout, quelquefois même de l'eau-de-vie, rarement de la bière.

[252] La famille D*** suit à peu près ce régime ; mais elle consomme relativement moins de légumes, et plus de pain et de beurre. Les repas sont les suivants :

1° 7 heures du matin, on prend du café noir, sucré ou non sucré, et avec un peu de lait, du pain et du beurre.

2° A midi, a lieu le principal repas : on mange des légumes cuits avec du lard ou de la viande de porc.

3° A 4 heures, café, pain et beurre, comme le matin.

4° A 7 heures du soir, on soupe d'un plat de pommes de terre assaisonnées d'un peu de lard ; on boit une nouvelle tasse de café.

Une ou deux fois par semaine, à midi, on remplace la potée par des crêpes faites avec de la farine de sarrasin (Buchueiaenbuchen). Le soir on varie de temps à autre le menu avec un Eierbuchen, sorte d'omelette, où il entre de la farine et du lait. Dans la saison ou on peut avoir des harengs frais, on en mange tous les vendredis ; non que la famille fasse maigre, puisqu'elle est protestante ; mais, comme nombre d'ouvriers sont catholiques et font maigre le vendredi, c'est ce jourlà qu'on en trouve chez les marchands. Le dimanche, le menu est un peu plus relevé. On fait une soupe au riz, et on mange de la viande de bœuf. On achète souvent aussi du pain de froment. Enfin on boit de la bière, qu'on va chercher au cabaret ; on en consomme environ

Chaque fois qu'il revient du travail, l'ouvrier, suivant l'habitude générale des mineurs, boit un petit verre d'eau-de-vie (chnaps). Mais il n'en prend pas du tout pendant les repas. La boisson ordinaire de la famille est le café, sauf à midi, où il est remplacé par du lait ou de

§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.

La maison dont la famille habite une moitié appartient à un ouvrier, qui occupe l'autre partie. Le logement est pris en location à raison de 187f50 par an; le paiement a lieu par trimestre. Karl D*** est en outre tenu de faire les réparations ordinaires ; ce qui lui coûte environ 15 francs par an.

Au rez-de-chaussée se trouve une pièce (Wohnstube), où se tient habituellement la famille et où elle prend ses repas ; cette pièce sert aussi[253]de cuisine. Elle donne sur une chambre à coucher (Schlafaimmer). Un escalier conduit au premier étage, où une mansarde (ˉDachaimmer) fait une seconde chambre à coucher. Le tout est tenu avec une très grande propreté. Les murs, cachés sous une couche de plâtre, sont recouverts d'un papier dans la cuisine ; dans les deux autres pièces, ils sont peints en bleu. L'aérage et l'éclairage sont très bons ; une rangée de pots de fleurs sur les fenêtres donne une note gaie à la ostube.

Du logement dépend une étable extérieure, où l'on élève le porc et la chèvre.

Meubles............. 896f 50

1° Lits. — 3 lits, y compris pour chacun 1 paillasse, 1 matelas, 1 traversin, 1 couverture de plume ; en outre, 1 berceau. — Valeur totale, 465f00.

2° Mobilier des diverses pièces. — 2 tables, 45f00; — 8 chaises, 1 chaise d'enfant, 27f50 ; -— 1 dressoir, 40f00 ; — 2 buffets, 120f 00 ; — 1 commode, 80f00 ; — 1 armoire à habits, 50f00; — 2 coffres, 20f00; — 1 valise, 5f00 ; — 2 porte-manteaux, 4f00 ; — 1 cuisinière en fonte, 40f00. — Total, 431f 50.

Ustensiles............ 104f 50

1° Servant à la préparation et à la consommation des aliments. — Poterie et vaisselle, 20f 00; — vases en fer et en cuivre, 45f 00 ; — couverts, 35f00, — Total, 100f00.

2° Servant a l'éclairage. — 2 lampes, 4f 50.

Linge de ménage............ 46f 00

6 paires de draps, 36f00 ; — 12 serviettes, 10f 00.

Vêtements : simples, mais tenus avec propreté............ 387f 38

Vêtements de l'ouvrier (selon le détail porté au § 16, E). — Ensemble, 183f 63.

1 montre en argent, 25f00. — Total, 208f 63.

VÊTEMENTS DE LA MÈRE (selon le détail porté au § 16, E), 116f2.

VÊTEMENTS DES ENFANTS (voir au § 16, E), 62f50.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 1,434f 38

§ 11. Récréations.

L'ouvrier ne prend guère de récréations en dehors de sa famille. L'usage du tabac à fumer est la principale ; il en consomme en[254]moyenne 33 grammes par jour, ce qui représente une dépense hebdomadaire de 50 centimes ; le dimanche il fume en outre deux ou trois cigares, à 5 Pfeninge chacun (0f0625). Ce jour-là on achète un peu de bière au cabaret, et on la boit entre soi. Deux fois par an, en mai et en septembre, on se rend aux foires de la ville voisine de Gelsenlirchen, et on y fait quelques menues dépenses pour les enfants.

Mais beaucoup d'ouvriers, surtout les jeunes, n'imitent pas la réserve de Karl D***. Ils ont formé de nombreuses Soeiétés ou ereine, Sociétés de chant, de gymnastique et surtout Sociétés patriotiques (riegervereine), groupées le plus souvent d'après la confession religieuse. On se réunit le dimanche à cette occasion, dans les cabarets. Depuis une quinzaine d'années, ceux-ci avaient pris, dans tout le bassin de l'Emscher, une grande extension, la loi donnant toute liberté sous ce rapport. Mais les communes commencent à user de la faculté que leur donne une loi plus récente (du 23 juillet 1879), et s'entendent entre elles pour limiter le nombre des débits, retirer les licences à ceux qui en abusent, et ne plus en accorder de nouvelles.

Les petits journaux sont aussi très répandus aujourd'hui parmi les ouvriers.

Histoire de la famille

§ 12. Phases principales de l'existence.

Karl D*** est né à Neudorf (Basse-Silésie). C'est le fils d'un fores tier. Il a encore deux frères et deux sœurs. Il gagna d'abord sa vie comme terrassier dans les travaux de construction des chemins de fer ; et c'est en cette qualité qu'il vint dans la Province rhénane, en 1872. Dans l'hiver de 1874, l'ouvrage manquait ; il se fit mineur, et depuis, il est resté fidèle à son nouveau métier ; grâce à son travail et à son esprit d'ordre, il compte aujourd'hui parmi les meilleurs ouvriers de l'exploitation. Son salaire relativement élevé assure l'existence présente de sa famille ; mais il le consacre tout entier à son bien-être actuel, et ne fait pas d'épargne. Il envisage cependant l'avenir sans trop de crainte. Il est encore jeune, et peut espérer que ses forces ne[255]le trahiront pas de sitôt. Il sait d'ailleurs que, s'il tombe malade ou devient victime d'un accident, les Caisses d'assurance et de secours lui viendront en aide, ainsi qu'à sa famille.

Ses enfants ne sont pas encore en âge de travailler. Ce n'est qu'à partir de quatorze ans que la loi permet de les employer aux travaux de la mine, et seulement à la surface ; encore doit-on les garder au maximum dix heures, et leur laisser prendre une demi-heure de repos le matin et l'après-midi, et une heure pour le déjeuner; ce qui réduit à huit heures la durée de leur travail effeeti. Des qu'ils ont atteint seize ans, on peut les occuper à l'intérieur : en réalité on les emploie peu avant cet âge. Au charbonnage Dahlbusch, sur environ 1.800 ouvriers, on ne compte guère que 40 enfants de moins de seize ans. Quant aux femmes, la loi défend de les faire descendre dans la mine ; on ne doit les occuper qu'au grand jour. Ce n'est d'ailleurs pas la coutume dans le bassin.

A seize ans, les jeunes gens s'engagent le plus souvent comme ouvriers, et font l'apprentissage du métier jusqu'au moment où ils sont pris pour le service militaire, qui les retient trois ans. Une fois libérés, ils ne tardent pas à se marier et à se fixer. La voie est ainsi toute tracée pour les fils de Karl D***.

§ 13. MOEURS ET INSTITUTIONS ASSURANT LE BIEN-ÈTRE PHYSIQUE ET MORAL DE LA FAMILLE.

Un certain nombre de Compagnies houillères ont fondé des cités ouvriêres, et d'autres institutions, comme des économats, qui leur permettent de procurer aux mineurs le logement et les denrées à bon marché. Toutes contribuent, d'après la loi, aux Caisses de secours en cas de maladie et d'invalidité. La plupart des exploitations possêdent en outre une Caisse spéciale, qui donne des subventions dans des cas extraordinaires, non prévus par la loi.

A Dahlbusch, la Compagnie n'a construit que six maisons ouvrières ; elle avait acheté des terrains pour en ériger d'autres ; mais la stagnation de l'industrie a fait ajourner la réalisation de ce dessein. Les mineurs demeurent donc presque tous, comme Karl D***, dans des logements pris à loyer, soit à la campagne aux alentours des fosses, soit à la ville de Gelsenlirchen. La Compagnie contribue aux Caisses lé[256]gales suivant sa quote-part. En 1884, avant l'augmentation de dépenses causée par les nouvelles lois d'assurance, elle a versé63.500 francs, soit environ 35 francs par ouvrier. Actuellement elle paie dans une année, pour un mineur stable de 2°, classe, comme l'est Karl D*** 40f50 (soit 2f50 4 du salaire) à la Caisse minière (ˉnappschaftshasse), qui est à la fois Caisse d'assurance contre la maladie et Caisse de retraite pour la vieillesse; 17f 50 (soit 1f 20 du salaire) à la Caisse d'assurance contre les accidents ; 6 francs à la Caisse spéciale de la mine ; soit entout, 64 francs, ou plus de 4 3 du salaire de l'ouvrier. Ce dernier verse en outre dans le même but 45f50, ou près de3f20 4 de son gain annuel.

Ces dépenses sont rendues obligatoires par la loi. Seule la Caisse de secours spéciale à la mine (Unterstützungskasse) est libre ; les ouvriers qui y participent paient par mois une cotisation de 25 centimes, qui est retenue sur leur salaire ; mais ils s'assurent ainsi, pour eux etleurs familles, des droits à certaines allocations, qui s'ajoutent parfois à celles qu'ils recoivent des Caisses légales.

L'état suivant des recettes et des dépenses de la Caisse, pour l'année 1885, renseignera sur les sources des unes et sur l'emploi des autres ; il faut d'ailleurs remarquer que l'exploitation compte environ 1.800 ou

État des recettes et des dépenses de la Caisse de secours spéciale à la mine (Unterstützungskasse, 1885) (notes annexes)
État des recettes et des dépenses de la Caisse de secours spéciale à la mine (Unterstützungskasse, 1885) (notes annexes).

Soit, à la fin de cette année 1885, un déficit de 6,388f 55, comblé per une subvention égale de la Compagnie.

Les ouvriers ont aussi formé entre eux des Sociétés de secours mu[257]tuels ; il en eyiste deux à Gelsenlirchen. Mais peu de mineurs de Dahlbusch y participent.

Parmi les institutions de prévoyance, il faut compter les Caisses d'épargne, fondées par les communes. C'est là que les mineurs, ceux qui en font du moins, placent leurs épargnes. Mais au-dessus d'une certaine somme, le taux d'intérêt, qui est de 3 1/2 ou 4%, est réduit ; et alors ils retirent en général leur argent. C'est d'ailleurs presque toujours en vue de se construire une maison qu'ils amassent ainsi un petit capital; leur épargne est donc limitée ; et encore la plupart, comme Karl D***, ne s'en montrent pas capables.

Éléments divers de la constitution sociale

FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE; PARTICULARITÉS REMARQUABLES; APPRÉCIATIONS GÉNERALES; CONCLUSIONS.

§ 17. CONDITIONS ÉCONOMIQUES ET SOCIALES DE L'INDUSTRIE HOUILLÈRE DANS LE BASSIN DE LA RUIHR.

[268] Le bassin houiller, dit de la Ruhr, situé sur la rive droite du Rhin, à cheval sur la Province rhénane et la Vestphalie, s'étend sur une longueur d'environ 65 kilomètres de l'est à l'ouest, et une largeur de 35lil. du nord ausud ; ce qui correspondà une superficie de 2.300 kilomètres carrés. Au point de vue physique, aussi bien qu'au point de vue économique et social, il se compose de trois ones, occupant toute sa longueur et se succédant du sud au nord. Elles ont respectivement pour axes les deux rivières de la Ruhr et de l'Emscher, qui débouchent dans le Rhin, non loin l'une de l'autre, près de Ruhrort, et le dos de pays, ou ligne de faite, nommé Hellveg, qui forme la séparation des eaux entre leurs deux bassins.

La one méridionale comprend la région qui écoule ses eaux dans la Ruhr, et qui s'étend surtout sur sa rive gauche. C'est un pays de collines abruptes et de forets, alternant avec des prairies et quelques cultures ; les gens de la plaine l'appellent la ontagne (ˉBerland), bien que son élévation au-dessus de la vallée ne dépasse pas trois cents mètres. Mais les couches de schistes, grès et conglomérats, qui constituent son ossature, ont subi des plissements multiples, qui les ont redressées en forme de selles, séparées par les creux correspondants. Ces selles dessinent une série de crêtes parallèles, alignées de l'est à l'ouest, dans une direction perpendiculaire à la pente naturelle des eaux ; car dans son ensemble la surface s'incline du sud au nord, du[269]pays montagneux de Siegen vers la plaine basse de l'Allemagne du Nord. Les érosions ont pratiqué dans ces crêtes de nombreuses brèches, qui les découpent en mille petits massifs. Grâce à ces effets de dislocation et d'érosion, les couches de houille ont été amenées au jour en une foule de points, s'offrant pour ainsi dire d'elles-mêmes à l'exploitation ; celle-ci était d'ailleurs favorisée par la configuration spéciale du terrain, qui permettait l'établissement de nombreuses Stollen (galeries débouchant au jour), condition dominante de la vieille ˉBergbau (exploitation minière) allemande. Ledistrict dela Rubr fut en effet le berceau de l'industrie houillère du pays, et le bassin tout entier en a gardé le nom. Mais aujourd'hui son importance n'est plus que secondaire, les accidents des couches et la qualité inférieure du charbon rendant l'exploitation plus difficile et moins fructueuse.

Au nord de la vallée de la Ruhr, les coteaux qui bordent sa rive droite conservent ce même caractêre d'escarpement abrupt et d'accidentation détaillée, que leur donnent les gorges creusées dans leur épaisseur. Mais celles-ci se terminent rapidement, et l'on arrive bientôt au faîte. De l'autre côté le contraste est complet. Le terrain s'abaisse en une longue déclivité, qui va, par une pente presque insensible, rejoindre le fond de la vallée de l'Emscher. Ce dos de pays. appellé Hellveg, constitue la zone intermédiaire, ou de transition de ˉla Montagne à la Plaine (Flachland). Il est formé par le plissement en forme de selle à versants inégaux. des grès houillers inférieurs. C'est des trois régions la plus fertile et la mieux cultivée; elle réunit d'ailleurs sur un même alignement les principales villes de la contrée (Mulheim, Oberhausen, Essen, Vattenscheidt, Steele, Bochum, Langendreer, Dortmund, Unna). La population s'y est condensée dans ces villes, dans des villages, des cités ouvrières, et de nombreuses fermes (ofe).

Enfin vient la ˉPlaine, le pays plat où serpente la paresseuse Emscher, sorte de golfe détaché de la grande plaine de l'Allemagne du Nord, dont il n'est séparé que par une faible élévation de terrain, limite du bassin de la Lippe. Le sous-sol, argileux, est imperméable aux eaux superficielles, qui s'étalent en étangs et en marais, reliés par des ruisseaux traînants.

Aussi les conditions hygiéniques de cetteaone sont-elles inférieures à celles des deux autres ; les fièvres paludéennes, autrefois très fréquentes, y sont toujours à redouter ; les épidémies s'y propagent plus facilement et y durent plus longtemps. Heureusement le drainage[270]du sol a fait de grands progrès, et a fortement atténué le mauvais effet de ces circonstances naturelles.

Le terrain houiller dlsparaît ici sous un recouvrement de marnes crétacées, dont l'épaisseur moyenne est de deux cents mètres, et augmente à mesure qu'on s'avance davantage vers le nord. Aussi fut-on longtemps sans soupconner l'existence du charbon dans la profondeur. On finit cependant par reconnaître qu'à la selle formée par les grès de l'Hellveg succédait, caché par ce manteau de dépôts crétacés, un vaste fond, qui offrait de nombreuses couches de houille, d'une extrême régularité d'allure. De nouvelles exploitations se fondèrent de 1850 à 1860; elles se sont développées surtout depuis quinze ans, et tiennent aujourd'hui hautement la tête de l'industrie minière de la contrée. La production a pris un essor rapide, et dépasse aujourd'hui 28.000.000 de tonnes, c'est-à-dire qu'elle est supérieure d'environ 40 à celle de tous les charbonnages français réunis. L'ancien petit bassin houiller de la Ruhr est ainsi devenu l'un des plus puissants du monde, et marche de pair avec les plus grands bassins anglais.

On comprend facilement que cette transformation a été accompagnée d'un mouvement considérable de population. L'industrie houillêre occupe aujourd'hui plus de 100.000 ouvriers, et bien faible est la proportion de ceux qui sont nés dans le pays même. Les caractères distincts des trois zones se retrouvent encore ici. Les indigènes dominent dans le bassin géographique de la Ruhr ; les immigrés, dans celui de l'Emscher ; dans l'Iellveg, les proportions se balancent. Et encore faut-il compter comme indigênes ceux qui, sortis des provinces voisines, apportaient avec eux à peu près le même langage, les mêmes habitudes, le même genre de vie que ceux des gens du ter

La population originaire se rattache au grand type de la famillesouche hanovrienne ; attachée à ses /fe, à ses domaines agglomérés, à la culture de la terre, elle a toujours manifesté de la répugnance pour les travaux des mines ; il est rare que des fils de paysans s'y adonnent ; mais le cas se présente plus souvent pour ceux des petits bordiers, assez nombreux dans la région. Quoi qu'il en soit, ils n'ont jamais regardé d'un très bon il les nouveaux venus, et disaient d'eux : a Vas u llause nicht taugen vill kommt nach hier und geht in die Grube (Tout ce qui n'est bon à rien chez soi vient ici et va dans la mine). Aussi, vers 1850, au moment où l'extension de l'industrie attirait un grand surcroît de population, les communes, qui[271]possédaient en général de vastes biens communaux, consistant surtout en prairies le long des ruisseaux, se sont-elles empressées de les répartir entre leurs membres, pour n'avoir pas à les partager avec les nouveaux arrivants. Quelques-unes, surtout les villes, comme Dortmund et Bochum, ont cependant conservé les leurs.

L'immigration dans la contrée n'est d'ailleurs pas chose nouvelle. Autrefois, quand l'Etat accordait aux mineurs l'exemption du service militaire et d'autres avantages, des mineurs étrangers, en particulier des Saons, étaient venus s'y établir ; mais c'étaient pour la plupart des ouvriers de métier, qui n'apportaient que de bons éléments.

L'immigration par grandes masses a commencé vers 1850, et a toujours plus ou moins continué, en raison du développement rapidement croissant des exploitations, surtout dans la vallée de l'Emscher. Elle a progressivement étendu son rayon ; c'étaient d'abord des gens des provinces voisines, des bords du Rhin, de la Vestphalie, des frontières de la IHollande, de la Hesse ; c'était en quelque sorte la première phase del'immigration, celle qu'on pourrait appeler permanente. La plupart des nouveaux arrivants se fixaient dans le pays avec leur famille, et se confondaient bientôt avec le noyau des vieux mineurs. Puis est venue une immigrationtemporaire, celle desnomades, Silésiens, Polonais, Suédois, Italiens, venant, non pour s'établir à demeure, mais pour travailler quelques années et gagner un peu d'argent, pour l'envoyer en partie à leur famille restée dans leur contrée d'origine. C'est surtout depuis quinze ans que ces nomades ont afflué, apportant souvent avec eux des éléments de trouble et de désordre, dont l'effet s'est manifesté par une recrudescence des crimes contre les personnes et contre les moeurs.

Aussi faut-il distinguer dans la population des ouvriers mineurs deux parts bien distinctes : d'un côté un vieux fond, rajeuni sans doute par l'affux des provinces voisines, mais qui n'en est pas moins à peu près identifié avec le pays, dont les membres ont souvent avec le sol des attaches intimes, comme propriétaires d'une maison ou d'un petit domaine, et se sont en tout cas établis avec leur famille sans esprit de retour ; fond présentant en somme une grande stabilité. Pardessus oscille le courant variable des ouvriers de passage, en général peu préparés par leurs occupations antérieures au travail des mines, n'ayant point l'intention de se fixer, et partant dès que l'ouvrage diminue ou est moins rétribué. L'invasion de ces nomades a eu sans doute de fâcheux résultats au point de vue de la sûreté et de la mora[272]lité publiques ; mais il ne semble pas que jusqu'ici ils aient contribué à rendre plus difficiles les relations entre les patrons et les ouvriers. La plus grande partie d'entre eux sont en effet des gens qui, comme les Silésiens et les Polonais, ont peut-être l'intelligence plus dure et le sens moral moins droit que les Westphaliens, mais qui ont gardé intacts leur respect pour les patrons et les autorités, leur foi robuste dans l'ordre de choses établi. Aussi le socialisme ne compte que hien peu de recrues parmi les mineurs de la Ruhr, malgré le voisinage d'un de ses principaux foyers, le district industriel de BarmenEberfeld. Les extrémités du bassin, à Mûlheim età Dortmund, paraissaient quelque peu attaquées il y a cinq ans. Mais le mal s'est atténué, au lieu d'empirer, et les élections récentes ont accusé une décroissance notable dans le nombre des voix socialistes.

§ 18. ORGANISATION DU TRAVAIL DANS LES HOUILLÈRES DU BASSIN DE LA RUHR.

La diversité d'origine des ouvriers mineurs fait qu'ils sont loin d'offrir tous les mêmes aptitudes professionnelles. Au point de vue de l'habileté de main et du rendement, les meilleurs sont les Westphaliens, et ceux venus de la Province rhénane. Habitués pour la plupart, dês leur enfance, au travail de la mine, ainsi qu'à ses dangers et aux précautions à observer, ils constituent la majeure partie des piqueurs. Les étrangers arrivent souvent parfaitement ignorants du métier ; aussi préfèrent-ils en général des travaux moins rémunérés, mais plus faciles, comme ceux qui se font aujour. Dans la mine, ayant un moindre rendement que ceux du pays, ils gagnent moins aussi, et ils y sont plus aisément victimes d'accidents. Ils compensent parfois ces défauts par d'autres qualités ; ainsi les Polonais ne peuvent guère être employés à des travaux demandant un peu d'instruction ou de réflexion ; mais ils sont durs, ils sont bons pour les besognes pénibles, pour travailler dans l'eau, dans la boue ; ils sont obéissants, ont peu de besoins, et se contentent de moindres salaires ; ils sont en quelque sorte les Piémontais de la région, et, comme eux, pas toujours aimés de leurs camarades.

Les ouvriers mineurs se répartissent en plusieurs catégories, dont suit l'énumération, avec l'indication des salaires par poste ; ceux-ci représentent la moyenne du mois d'août 1886 au charbonnage Dahl[273]busch, situé au centre de la zone de l'Emscher, un des plus importants de tout le bassin. C'est d'ailleurs là que travaille l'ouvrier qui est l'objet de cette monographie.

Voici ces différentes catégories :

Au fond. — 1° Piqueurs ou haveurs (aer) ; ils sont toujours payés à forfait, comme il a été expliqué plus haut ; ils gagnent par poste 4f80. — 2 Rouleurs, ou herrscheurs (Schlepper); ils sont payés à la journée, et gagnent 3 fr. — 3° Freineurs (garde-freins. Bremser), aux plans inclinés ; salaire par poste, 3f25. — 4° Conducteurs, qui dirigent les trains de vagonnets (Pferdetreiber) ; salaire par poste, 2f 50. — 5° Chargeurs aux cages (Aufschieber), 3 fr. — 6° Receveurs, aux puits (Anschlager), 3f 75. — 7° Réparateurs (employés aux réparations, pendant le 3° poste) (erbauer). Ils sont payés d'une facon variable, suivant le genre de travail auquel ils se livrent. Ils acceptent souvent un supplément de salaire, pour faire l'office de reviseurs, et rechercher le grisou. Leur gain moyen est de 3f 60.

I. A l'extérieur. — 1° Avanceurs (Anehmer), 3f 75. — 2° Moulineurs (Abschdepper), 3 fr. — 3° Machinistes, de 4f25 à 5f 70. — 4° Chauffeurs, 3 fr. — 5° Ouvriers de métier (anderler), 3f 75. — 6° Manœuvres, 2f 50à 3f 125. — 7° Trieurs (lauber) ; ce sont des gamins, payés à la tâche. Ils gagnent environ 1f25 par jour.

Quant aux cadres, ils se composent. — 1e De porions (ˉIFahrhauer) ; on leur donne] par mois 131f 25, plus le chauffage et l'éclairage. et une prime sur l'extraction, variant de 25 à 50 fr. — 2e De maîtres-mineurs, divisés en plusieurs classes (ntersteiger, Steiger, ˉOberslteiger). Ils ont par mois, suivant leur grade et la durée de leur service, de 137f50 à 175 fr., plus une prime sur l'extraction, qui varie de 37f50 à 75 fr., et une indemnité de 5 fr. pour les chaussures. On leur donne en outre le logement, le chauffage et l'éclairage.

Les postes sont de 8 heures à l'intérieur, de 12 heures à l'extérieur. Les changements de poste ont lieu, pour le fond, à 6 heures du matin, 2 heures de l'après-midi et 10 heures du soir. Les deux premiers sont réservés à l'abatage, le troisième aux réparations. Le samedi il n'y a que deux postes ; le troisième est fait le dimanche soir. Les ouvriers alternent toutes les semaines.

Dans ces dernières années, on a dû suspendre le travail une fois par semaine, pendant l'été, faute de débouchés. Les fêtes religieuses cau[274]sent aussi des chômages forcés, particulièrement nombreux au mois de juin. Elles n'ont pas été, commeen France, reportées au dimanche ; on les cél̂̀bre le jour même où elles tombent, et les ouvriers tiennent à les observer.

Malgré tout, on compte encore, à Dahlbusch, 290 jours de travail par an. La moyenne de tout le bassin est même plus élevée, et va jusqu'à 300 jours. Quant aux autres conditions du travail, elles se retrouvent à peu près partout les mêmes. La différence la plus importante à signaler est celle qui est relative aux salaires. Des causes spéciales les maintiennent à Dahlbusch au-dessus du taux ordinaire. La Compagnie n'a pas de maisons ouvrières, ou du moins très peu les mineurs doivent se loger dans des maisons privées, ce qui revient naturellement plus cher. Elle a de plus un bon personnel, qu'elle tient à conserver. Aussi, comme depuis plusieurs années elle a constamment fait des bénéfices, elle n'a pas regardé à accorder de hauts salaires. Il n'y a pas d'ailleurs une très grande divergence avec les charbonnages voisins. Dans la zone de l'Emscher et la majeure partie de l'Hellveg, le salaire des piqueurs varie en effet de 3 marls à 3 marls 1/2, soit de 3f750 a 4f 375 ; ce qui correspond à une moyenne d'au moins 3 mars 1/4, ou 4f 0625, soit 15 environ de moins qu'à Dahlbusch. Dans la zone de la Ruhr oû l'industrie est allée sans cesse en déclinant, les salaires n'ont pas été, comme dans la région nord du bassin, élevés à différentes reprises ; ils en sont à peu près restés au point de départ, soit 2 marks 1/2 (3f 125) au plus pour les piqueurs.

Voici d'ailleurs les moyennes de 1885 dans tout le bassin :

Moyenne du salaire des ouvriers dans le bassin de Dahlbusch (1885) (notes annexes)
Moyenne du salaire des ouvriers dans le bassin de Dahlbusch (1885) (notes annexes).

(1) En 1870, le salaire annuel moyen montait seulement à 828f75. Il a subit une élévation constante jusqu'en 1833, où il a atteint le maximum de 1.008f75. Il a légèrement baissé ces dernières années.

§ 19. INSTITUTIONS CRÉÉES EN FAVEUR DES OUVRIERS MINEURS DE LA RUHR.

Au premier rang se placent les Caisses de secours et d'assurance. J'ai parlé ailleurs (§ 13) de celles qui ont été établies parl'Etat, et que la loi rend obligatoires, aussi bien pour les patrons que pour les ou [275] vriers. Je ne m'occuperai dans ce qui suit que des Caisses libres, qui complètent l'action des premières ; elles se prêtent mieux d'ailleurs à proportionner, dans chaque cas particulier, la valeur des secours à l'étendue de l'infortune, et jouent ainsi un rôle plus directement bienfaisant. Ces Caisses, qui sont toutes spéciales à une exploitation, sont extrêmement nombreuses dans le bassin. Elles peuvent se ramener à deux types principaux : 1e les caisses de secours proprement dites (nterstitungsassen), 2° les caisses de familles (Familienhassen), dont le but est mieux défini.

Les premières viennent en aide aux infortunes non prévues, aux misères incomplètement soulagées par les caisses légales ; elles accordent, en un mot, des secours exceptionnels. Cette monographie en renferme un exemple particulier, pris à Dahlbusch ; mais il est loin de donner une idée précise de leur constitution générale ; elles offrent en effet la plus grande variété, tant au point de vue de la nature des contributions que de celle des allocations. Beaucoup n'ont même pas de statuts, et ne sont alimentées par aucune cotisation fixe, mais par les amendes, les reliquats de salaires, les excédents de compte de l'administration de la mine, etc., et par des contributions extraordinaires, prélevées sur les salaires, auxquelles la Compagnie ajoute le plus souvent une somme à peu près égale. Il en est qui obligent leurs membres à des cotisations mensuelles ; d'autres stipulent les conditions dans lesquelles on peut accorder des secours, les taux qu'on ne doit pas dépasser, et souvent encore sous réserve de l'indigence dûment constatée du demandeur. D'autres enfin ont des règlements détaillés, où tous les cas sont spécifiés.

Le mode d'administration est également variable. Tantôt le directeur de la Compagnie minière décide seul ; tantôt, c'est une commission mixte, où figurent à la fois des ouvriers élus par leurs pairs, et des délégués de la Compagnie parfois les représentants des ouvriers sont seuls juges.

Les Familienbassen sont plus spécialement des Caisses de maladie, non pour l'ouvrier lui-même, mais pour sa femme et ses enfants. Elles leur assurent la gratuité des soins du médecin et l'achat des médicaments à des prix très réduits. Elles ont eu de très bons résultats, surtout au point de vue de la mortalité infantile. Autrefois les mineurs ayant des enfants malades ne se décidaient souvent à les montrer au médecin qu'à la dernière extrémité, alors qu'il n'était plus temps. Aujourd'hui ils pécheraient plutôt par l'excès contraire.

[276] Les ouvriers ont aussi formé directement entre eux de nombreuses sociétés de secours mutuels, dont les membres appartiennent à plusieurs mines. La plupart (bergmdnnische nterstivitaungsuvereine. nappenereine, ete.) ont pour objet de leur garantir des secours supplémentaires, en cas de maladie de longue durée. D'autres (Sterbebassen) subviennent aux frais d'enterrement des membres et de leurs familles, et leur assurent une sépulture décente.

Plusieurs Compagnies ont établi des économats, pour la vente des denrées à bon marché. La plupart vendent au comptant. Au charbonnage d'Alstaden fonctionne un système un peu différent. Il n'y a pas de bureaux de vente spéciaux à la mine ; on prend pour intermédiaires les marchands même de la localité, chez lesquels le directeur achète tous les mois de grandes quantités de riz et autres denrées, à un prix de demi-gros, prix auquel ils doivent les livrer aux ouvriers. Ceux-ci possèdent chacun un livret spécial, sur lequel il leur est ouvert de temps à autre auprès du marchand un faible crédit (de 10 mars par exemple), qui ne peut être dépassé. Ces crédits forment autant d'à-compte sur le salaire, auquel on a soin de les tenir notablement inférieurs. On assure ainsi le débit du stocl acheté d'avance. On trouve à ce système l'avantage de ne pas soulever l'inimitié des marchands de l'endroit, comme il arrive souvent avec les économats ordinaires, qui leur enlêvent leurs clients.

Les vivres et autres objets de première nécessité sont d'ailleurs à bon marché dans le bassin de la Ruhr. La baisse de prix qui s'est manifestée depuis quelque dix ans à peu près sur toutes les denrées, a été pour l'ouvrier un fait heureux ; coincidant avec une augmentation des salaires, elle a contribué à l'amélioration de ses conditions matérielles d'existence. Le logement laisse beaucoup plus à désirer. Le mineur du pays est presque toujours propriétaire d'une petite maison, à laquelle est attaché un jardin, avec un bout de champ, où il récolte des pommes de terre et de quoi nourrir un porc et une chèvre : quelques-uns peuvent même entretenir une ou deux vaches. Se bâtir une maison est d'ailleurs la plus grande ambition de la plupart des mineurs, de ceux du moins qui ne sont pas des nomades. Ils la construisent en général à plusieurs logements ; une maison de quatre loggements, par exemple, coûte environ 10.000 francs, sans compter l'emplacement, qui revientà 1.500 francs. Ils la commencent dès qu'ils ont 3.000 francs environ, et ils empruntent le reste sur hypothèque. Le propriétaire prend un des logements pour lui, et loue les autres à[277]des camarades. Les paysans se sont mis aussi à bâtir, pour les louer, de semblables maisons ; ils ont ainsi plus facilement des aides sous la main au moment des récoltes.

Ces logements dans de petites maisons éparses à travers la campagne sont les plus recherchés des familles de mineurs. Mais souvent tout est plein, et elles sont obligées de se réfugier à la ville voisine, où on paie plus cher, tout en étant plus mal. Vers 1850 et après 1871, l'encombrement était tel, que les lits des pensionnaires ne refroidissaient pas, tant les occupants s'y succédaient sans interruption. Depuis cette époque, l'industrie privée a bâti dans les villes, ou plutôt dans leurs faubourgs, de grandes maisons où les chambres sont suffisamment vastes, claires et aérées.

Les nombreuses cités ouvrières construites par les Compagnies ont aussi remédié à cette situation ; mais il reste encore beaucoup à faire de ce côté. Bien que l'entassement ne soit plus poussé au même point qu'il y a quinze ans, il ne laisse pas que d'être encore considérable. au grand détriment de la moralité et de la tranquillité des ménages. Les familles qui jouissent d'un logement dans une cité, résiste nt rarement à l'appât du gain qu'elles peuvent faire en prenant des pensionnaires, qui sont parois en nombre excessif.

Il y a peu de maisons construites pour loger une seule famille. mais plutôt deux, quatre ou six. Le type intermédiaire est le plus fréquent. La maison est divisée en quatre logements symétriques ; chacun d'eux a son entrée spéciale à l'angle du bâtiment, et comprend deux chambres au rez-de-chaussée, qui est surélévé au-dessus du sol, et deux ou trois au premier étage. D'autres fois, toutes les pièces d'un même logement se trouvent au même étage, mais d'un seul côté du bâtiment ; la même porte d'entrée sert alors aux deux familles habitant l'une au-dessus de l'autre. Les chambres sont claires, aérées, et les logements paraissent sains. Il y a entre les maisons d'assez grands intervalles, occupés par des jardinets, dont chacun a sa part. Les étables et les cabinets d'aisances sont le plus souvent séparés du corps principal de la construction. Le loyer d'un tel logement est compté par mois à 9 ou 12 marls (11f25 à 15 francs).

Quelques Compagnies ont aussi établi des espèces de casernes pour les ouvriers célibataires ; elles sont fréquentées surtout par les Polonais, qui cherchent à vivre à peu de frais, pour envoyer de l'argent à leur famille restée au pays. On les appelle des Menages (Menagen).[278]Celui du puits Barrillon, construit par la société de lerne-Bochum, en présente un bon type. Le bâtiment comprend 3 étages : dans l'axe se trouve une grande salle commune, servant de salle à manger, longue de 15 mètres et large de 8. Sur cette salle s'ouvrent de chaque côté, de petites chambres, qui ont 4 mètres de long sur 3 de large. Chacune d'elles renferme deux couchettes en fer, deux escabeaux, une table et une armoire à deux compartiments ; elles sont ainsi disposées pour deux ouvriers. L'entretien, y compris les paillasses et couvertures des lits, est à la charge de la Compagnie. Le menu est réglé comme il suit : café le matin et l'après-midi ; à midi, légumes avec viande, lard, ou saucisses ; le soir, pommes de terre au riz avec gras de lard. Les pensionnaires achêtent eux-mêmes leur pain et leur beurre. Le tout, logement et nourriture, leur est compté 1 franc par jour. En hiver, un grand poêle chauffe les salles centrales. Il règne d'ailleurs dans cet établissement une grande discipline.

Les mineurs propriétaires sont en majorité dans le bassin géographique de la Ruhr ; la zone de l'Emscher en renferme peu ; les ouvriers y louent leur logement à des particuliers ou demeurent dans des cités ; dans l'Hellveg, il y a partage égal.

Une autre institution, excellente au point de vue hygiénique, est l'installation de grandes piscines, où les mineurs sortant de la fosse se lavent à grande eau, avant de retourner chez eux. Elle est complétée par des vestiaires, où ils laissent leurs habits sales, pour en reprendre de propres. Ce sont d'ailleurs des innovations d'origine assez récente, et qui ne sont guère développées que dans les grands charbonnages de la vallée de l'Emscher.

Quand eut lieu dans cette région le grand afflux de population, après 1871, la fondation de nouvelles écoles devint nécessaire ; mais on ne put suivre tout d'abord ce mouvement si considérable, et pendant une dizaine d'années beaucoup d'enfants durent se contenter d'une instruction fort sommaire. Depuis on a repris le dessus, et la situation est aujourd'hui satisfaisante à cet égard, grâce aux efforts et aux sacrifices des communes et des exploitants. Il y eut d'ailleurs une grande diférence à ce point de vue entre la partie vestphalienne et la partie rhénane du bassin. On fit revivre dans la première une ancienne loi relative à la colonisation agricole, pour l'appliquer à la colonisation industrielle. Elle fixe les obligaions de ceux qui établissent une colonie sur le territoire d'une[279]commune, et en particulier celles qui concernent la construction d'églises, d'écoles, etc. Les industriels entretiennent aussi à leurs frais des écoles de maîtres mineurs (Bergschuden), à Bochum, Essen, etc.

§ 20. ÉTAT SOCIAL DE LA POPULATION DANS LE BASSIN DE LA RUHR.

Il y a trente-cinq ans, F. Le Play, devinant l'importance du bassin de la Ruhr, le signalait comme s appelé à devenir le principal centre manufacturier du continent ». Il manifestait en revanche la crainte que le développement subit de la production des charbons n'amenât une accumulation trop rapide de population, et n'eût pour suite la désorganisation sociale du pays. L'état d'instabilité dans lequel se trouvent actuellement beaucoup de familles ouvrières, les progrès du socialisme dans le district de Barmen-Elberfeld montrent que cette crainte n'était que trop bien fondée. La situation n'est cependant pas aussi mauvaise dans le bassin houiller proprement dit. La population des mineurs a jusqu'ici mieux résisté à l'ébranlement que celle des ouvriers de fabriques. Un certain nombre d'entre eux sont propriétaires de leur habitation et d'un petit domaine, et perpétuent à leur foyer les traditions de la famille-souche. Un bien plus grand nombre n'ont plus de foyer propre, et logent en location ; mais c'est souvent à la campagne ; le propriétaire est un paysan ou même un ouvrier, qui demeure à côté de son locataire ; les relations de bon voisinage qui s'établissent entre eux atténuent les inconvénients du régime de location. Il en est d'ailleurs qui n'acceptent cette situation qu'à contre-ceur, et épargnent pour amasser de quoi se construire une maison. Les exploitants ont aussi beaucoup fait pour procurer à ceux qu'ils emploient le logement avec un petit jardin. Malgré tout, le mouvement a été si rapide que la population n'est pas encore bien assis e sur le sol.

La paix sociale n'a cependant pas été troublée. Patrons et ouvriers entretiennent toujours des sentiments réciproques de bienveillance et de respect. La certitude qu'a le mineur de recevoir des secours quand une maladie, une blessure ou la vieillesse le rend incapable de travail, contribue à lui faire envisager l'avenir avec confiance. Les nouvelles lois d'Empire sur l'assurance ont précisé et étendu ces garanties d'avenir ; il regardait dès l'abord ces mesures légales avec quelque[280]méfiance ; mais, dès qu'il se fut rendu compte des heureux résultats qu'elles comportent pour lui, il les accepta avec reconnaissance.

La désorganisation, en somme, n'a pas encore été poussée aussi loin qu'on pouvait le craindre. Il est resté quelque chose de la stabilité propre à la race saxonne. La cause elle-même de cette stabilité ne subsiste plus que bien amoindrie ; mais ses heureux effets continuent à se faire sentir. A l'avenir de nous apprendre si cet état moyen se maintiendra, ou si l'on doit voir s'écrouler l'édifice aujourd'hui ébranlé, et sur les ruines des anciennes coutumes fleurir le socialisme.