N° 16.

MONTEUR D'OUTILS EN ACIER

DE LA FABRIQUE D'HÉRIMONCOURT

(DOUBS — FRANCE)

(Tâcheron chef d'industrie dans le système des engagements volontaires permanents)

D'APRÈS LES

RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN AOÛT ET SEPTEMBRE 1858

PAR

M. CHARLES ROBERT

MAÎTRE DES REQUÊTES AU CONSEIL D'ÉTAT.



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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.

[285] La famille qui fait l'objet de la présente monographie appartient au district agricole et industriel décrit dans un type précédent (N° 15, § 1ᵉʳ) ; l'ouvrier habite le village d'Hérimoncourt et travaille dans l'usine de Terre-Blanche, l'une de celles qu'exploitent les frères P***, sur le territoire des communes d'Hérimoncourt et de Valentigney, et qui sont destinées à la fabrication des outils en acier. Il se rapporte à la catégorie des tâcherons monteurs d'outils. Avec le secours de quatre ouvrières formant, à l'usine, un petit atelier placé sous sa direction et dont le matériel spécial lui appartient, il entre [286] prend à des conditions débattues avec les patrons et fixées temporairement, le montage de certains outils en acier. Le salaire de ces ouvrières, rétribuées comme lui à la tâche, est fixé par le patron sur les propositions discutées et souvent modifiées que l'ouvrier lui-même a faites. Les patrons, servant ainsi d'arbitres entre le tâcheron chef d'industrie et les ouvrières qu'il emploie, empêchent que celui-ci n'abaisse abusivement le prix de la main-d'œuvre, et ne les exploite à son profit. C'est la règle suivie dans les usines des frères P*** ; certains forgeurs, tâcherons, chefs d'industrie dépendant du même établissement, mais travaillant chez eux, emploient des compagnons que les patrons ne connaissent pas et dont ils n'ont pas à défendre les intérêts.

La femme de l'ouvrier exerce une industrie domestique dans les moments que lui laissent les soins du ménage ; elle pare et perce les pignons de montre, pour une fabrique du pays. Des travaux accessoires, entrepris par elle au compte de la famille, exercent une heureuse influence sur le bien-être du ménage.

L'habileté de l'ouvrier, sa bonne conduite, l'énergie et l'esprit de prévoyance de sa compagne placent la famille à un niveau élevé et en font un type de l'ouvrier aisé dans ce district industriel.

§ 2. — État civil de la famille.

La famille se compose de trois personnes, savoir :

1. Georges B***, né à Hérimoncourt (Doubs), marié depuis 4 ans 1/2............ 30 ans;

2. Catherine C***, sa femme, née à Meslières, à 2 kilomètres d'Hérimoncourt............ 30 [ans]

3. Emma B**, leur fille, née à Hérimoncourt............ 3 [ans] 1/2

Le père de l'ouvrier, Jean B***, est décapeur d'acier dans la même usine (N°15) ; malgré son âge, il soutient sa famille par son travail et il en améliore la position par ses épargnes.

Les parents de la femme de l'ouvrier habitent la commune de Meslières ; son père, âgé de 54 ans, a travaillé dans le pays comme ouvrier tailleur de pierres ; il est aujourd'hui garde de nuit dans une usine, et propriétaire d'une maison et de quelques champs cultivés par lui ; il possède une vache, une charrue et deux chevaux. La valeur de sa propriété est d'environ 4,000f; il a eu sept enfants, dont la femme de Georges B*** est l'aînée, et il s'est toujours trouvé dans une position difficile ; sa femme, malade depuis quatre ans, ne peut plus travailler.

§ 3. — Religion et habitudes morales.

[287] Les deux époux professent et pratiquent, comme leurs parents, la religion protestante, et appartiennent à l'Église de la confession d'Augsbourg. Georges B*** aime à lire dans la Bible le soir lorsqu'il a du loisir, et le dimanche quand il ne sort pas ; il a déjà lu deux ou trois fois le Nouveau-Testament tout entier ; il va souvent le dimanche au temple d'Hérimoncourt, et consacre ce jour au repos. Retenue assez fréquemment au logis par des travaux de ménage, sa femme qui, étant fille, ne manquait jamais d'assister au cule public, regrette de ne pouvoir s'y rendre avec la même régularité. Elle s'occupe avec une grande sollicitude de l'éducation de sa petite fille ; bien que fatiguée par la turbulence de cette enfant qui l'empêche de se livrer avec assiduité à son travail d'horlogerie (§ 8), elle la garde à la maison auprès d'elle, de peur que la fréquentation des autres enfants du village lui donne des habitudes de vagabondage et de grossièreté ; elle la conduit dans les champs, lorsqu'elle va les cultiver (§ 8), et attend avec impatience le moment où elle pourra l'envoyer à l'école gratuite fondée par une dame d'Hérimoncourt (A).

L'ouvrier Georges B*** sait lire et écrire couramment, et faire parfaitement les quatre règles de l'arithmétique. Par suite de la brièveté de son séjour à l'école primaire d'Hérimoncourt qu'il a quittée à l'âge de 11 ans, pour entrer dans une fabrique d'horlogerie, il a dû faire d'assez grands efforts pour acquérir ces connaissances élémentaires. Elles lui étaient cependant tout à fait indispensables pour l'exercice de sa profession : ayant quatre ouvrières à la tâche sous ses ordres (§ 8), il doit tenir pour chacune d'elles un tableau indiquant avec détail la main-d'œuvre exécutée ; il doit pouvoir faire les calculs que comporte l'application des prix aux pièces fabriquées. Grâce à son goût pour la lecture, il a quelques notions de géographie et d'histoire ; mais il sent et regrette l'insuffisance de sa première instruction (A). Sa femme sait lire, mais elle ne peut écrire qu'avec peine à cause du manque d'habitude.

L'ouvrier et sa femme vivent avec les parents de chacun d'eux dans les meilleurs rapports. De continuels échanges de services et de bons procédés ont lieu entre le ménage de Georges B*** et celui de son père Jean B***, qui habite au rez-de-chaussée de la maison et qui se loue de la manière dont son fils aîné et sa belle-fille remplissent leurs devoirs envers lui. Georges B*** et sa femme, en effet, au lieu de placer leurs économies à 5 p. 0/0 dans la Caisse d'épargne de la maison P** ou d'acheter de la terre, ont avancé [288] gratuitement 330f à leurs parents d'Hérimoncourt (N° 15 § 12), et 200 à leurs parents de Meslières, auxquels ils font le dimanche de fréquentes visites : de plus, il est rare que Georges B*** et sa femme se permettent une dépense d'agrément sans en faire profiter en partie le ménage peu fortuné de Jean B***.

§ 4. — Hygiène et service de santé.

L'ouvrier Georges B*** est de moyenne taille, jouit d'une bonne santé, et n'a jamais eu de maladie grave.

Sa femme, petite, brune et fortement constituée, se livre, sans en ressentir de suites fâcheuses, aux travaux que son zèle pour la prospérité de la famille lui a fait entreprendre (§ 8). A l'âge de 12 ans, elle a été atteinte de fièvres dont elle a souffert pendant deux ans, et qui n'ont pas reparu.

Leur petite fille est fraîche et robuste.

L'ouvrier, qui verse à la Caisse de secours des ouvriers de la maison P*** (N° 15 (D)], une cotisation de 1 1/2 p. 0/0 de son salaire, dont le montant, du 1er août 1857 au 1er août 1858, s'est élevé à 16f 38, a droit pour lui et sa famille aux soins du médecin et aux médicaments ; de plus, s'il est malade, il a droit, à compter du cinquième jour, à une indemnité égale à la moitié de son salaire. Le ménage n'aurait recours aux soins du médecin et ne ferait valoir son droit aux médicaments qu'en cas de maladie sérieuse. Lorsqu'un des membres de la famille n'est qu'indisposé, on achète les menus médicaments qui peuvent être nécessaires.

§ 5. — Rang de la famille.

Georges B*** est considéré par le directeur de Terre-Blanche comme un des meilleurs ouvriers de cette usine. Habitué de bonne heure aux travaux industriels, intelligent et adroit, il a pu être placé à la tête d'un atelier important, celui du montage de certains appareils spéciaux, travail d'assemblage et d'ajustage très-compliqué ; sa bonne conduite lui a gagné l'estime des patrons et des ouvriers. Le carnet de Georges B*** ne mentionne aucune amende pour retard ou contravention aux règlements. Marié depuis quatre ans, et père de famille, il comprend l'importance et les avantages de l'économie; toutefois, le chiffre de 50 à 60f auquel s'élèvent annuellement les dépenses qu'il fait le dimanche avec ses amis montre que l'amour de l'épargne est moins grand chez lui que chez sa femme ; celle-ci, en effet, voudrait mettre de côté autant d'argent que possible pour [289] acheter de la terre ; elle renoncerait à ce désir sil fallait, pour le satisfaire, retirer à ses parents et à ceux de son mari les épargnes montant à 530f qui leur ont été prêtées sans intérêts, mais elle pense qu'il serait bon, pour développer chez son mari l'esprit d'économie, d'acheter un champ à crédit ; elle est persuadée que si les termes de paiement étaient échelonnés sur un délai de deux ou trois ans, le ménage pourrait sans difficulté, et moyennant quelques privations, d'autant moins pénibles qu'elles auraient un but précis, arriver à solder le prix de l'acquisition.

II. Moyens d'existence de la famille

§ 6. — Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris)

Immeubles............ 00f 00

La famille ne possède aucun immeuble ; elle pourra arriver à la propriété immobilière soit par voie d'héritage du chef des parents de l'ouvrier et du chef des parents de sa femme, soit en employant à l'acquisition d'un champ les épargnes amassées. Les droits éventuels de l'ouvrier dans la succession de ses père et mère, qu'il partagera avec son frère, peuvent être évalués à 1,500f; les droits éventuels de même nature qui appartiennent à sa femme représentent une valeur d'environ 4 à 500f.

Argent............ 590f 00

Les époux ont prêté, sans intérêts, leurs épargnes à leurs parents, savoir :

1° Une somme de 330f à Jean B***, père de l'ouvrier (N° 15, §12) ;

2° Une somme de 200f au père de la femme de l'ouvrier qui habite Meslières, pour l'aider à subvenir aux besoins de sa famille.

Ces deux sommes ont été économisées sur le produit des salaires de l'ouvrier et de sa femme, pendant les années 1856 et 1857.

3° Une somme de 40f reste disponible entre les mains de la femme pour pourvoir aux circonstances imprévues qui pourraient se présenter.

Matériel spécial des travaux et industries............ 145f 75

Outils servant à l'ouvrier et aux ouvrières sous ses ordres pour travailler l'usine. — 16 pièces dites guides, en acier, à 1f 50 la pièce, 24f 00 ; — 16 arbres en acier à 0f50 la pièce, 8f 00 ; — 10 mèches à 0f 35 la pièce, 3f 50 ; — 30 limes de toute espèce, 20f 00; — menus outils de toute espèce, pour assembler et ajuster, tels que ciseaux, compas, 34f 50. — Total, 90f 00.

Matériel relatif au tour d'horlogerie employé par la femme. — 1 établi en bois, 6f 00; — 1 tabouret, 1f 00; — accessoires du tour d'horlogerie prêté par la maison pour laquelle la femme travaille, 0f 50. — Total, 7f 50.

Outils servant à la culture du jardin et du champ. — 1 pelle-bêche, 5f00; [290] un râteau de fer, 1f 50; — 1 grande pioche, 2 50; 1 petite pioche pour sarcler, 1f 7; — 1 crochet pour arracher les pommes de terre, 2f 50; — 3 corbeilles pour récolter les légumes, 2f 00 ; — 7 sacs pour mettre les pommes de terre, 13f 00. — Total, 28f 25.

Ustensiles employés pour le blanchissage. — Cuveau pour couler la lessive, 10f 00; — drap pour la lessive en très-grosse toile, 7f00 ; — 2 baquets, 2f 00 ; — 1 fer à repasser, 1f 00. — Total, 20f 00.

Pour les menus travaux relatifs à l'entretien du mobilier, et pour le sciage du bois, l'ouvrier se sert d'outils qui appartiennent à son père.

Valeur totale des propriétés............ 735f 75

§ 7. — Subventions.

Le logement occupé par l'ouvrier représente, d'après le taux actuel des loyers dans la commune [N°15 (F)], un loyer mensuel de 8f : son père ne lui demandant que 5f, la différence entre ces deux chiffres constitue une subvention de 36f par an.

Une autre subvention notable est celle qui consiste dans les avances sans intérêt faites à l'ouvrier par les patrons. [N°15 (G)] ; des sommes plus ou moins fortes sont souvent prêtées ainsi aux ouvriers qu'un motif honorable oblige à emprunter. Georges B*** qui doit employer, pour le travail dont il est chargé, des outils dont la valeur est de 90f (§ 6), a reçu ces outils de la maison P*** en mai 1857; la somme due par lui a été remboursée peu à peu, par à-compte de 5f retenus sur la paye mensuelle, et il ne doit plus aujourd'hui que 15f.

Il faut mentionner un cadeau de fruits provenant du jardin de Jean B*** et donnés par ce dernier à son fils, et le travail fait par Jean B*** pour scier une partie du bois de son fils.

Jusqu'à présent Georges B*** 'a eu aucune part aux distributions de bois d'affouage faites par la commune d'Hérimoncourt (N° 15 § 7), il a réclamé contre son omission sur la liste des ayants droit et il y sera porté pour 1859. Sa fille n'étant pas encore en âge de fréquenter l'école, il ne paiera, pour avoir part aux distributions de bois, qu'une taxe de 3f (A).

George B*** ne va pas, comme son père, faire des achats à bon marché au delà de la frontière suisse située à 6 kilomètres de la maison (N°15 § 7).

§ 8. — Travaux et industries.

[291] Travaux de l'ouvrier. — Georges B*** entreprend, comme tâcheron, le montage de certains outils ou appareils spéciaux. Pour exécuter ce travail il a sous ses ordres un petit atelier composé de quatre filles. On lui remet les pièces préparées ; le montage de ces pièces exige sept ou huit mains-d'œuvre ou façons exécutées pour la plupart par les quatre ouvrières à la pièce qui composent l'atelier de Georges B***, Celui-ci surveille et active le travail des ouvrières et met aussi la main aux diverses façons ; puis il remet aux chefs de l'usine la pièce montée et finie. On porte à son compte une somme fixe pour chaque article monté qui sort de son atelier, le prix des diverses mains-d'œuvre faites par ses ouvrières qui sont, elles aussi, à la tâche, a été fixé (§ 1ᵉʳ) de concert avec les patrons ; on le déduit du total des sommes portées au compte de l'ouvrier, et l'excédant représente à la fois son salaire et son bénéfice.

Il convient de placer ici une observation générale sur la fixation des prix pour le travail à la tâche. Au début d'une fabrication nouvelle, lorsque les éléments du prix dé revient ne sont pas encore parfaitement connus, les patrons font le prix avec l'ouvrier à tant la pièce ; cet ouvrier, encore novice, qui n'a pas l'habitude du genre de travail dont il se charge, peut produire, par exemple, 20 pièces par jour, dont le prix, fixé à 0f15 l'une, va lui faire gagner un salaire de 3f; mais il s'exerce, devient plus adroit et surtout plus alerte, et arrive à fabriquer, par exemple, 40 pièces par jour. Le prix d'unité de 0f15 représente alors un salaire journalier de 6f. Ce salaire est anomal, car l'ouvrier qui le reçoit n'a peut-être qu'un travail purement manuel à faire, et n'a d'autre mérite que celui de la rapidité, tandis qu'à côté de lui, ses camarades, ouvriers à la tâche, et ajusteurs à la journée, ouvriers intelligents auxquels un long apprentissage a été nécessaire, et qui sont employés à des travaux où la dextérité de la main doit être aidée par la réflexion et la justesse du coup d'œil, ne gagneront que 2f50 à 3f. Pour éviter cet inconvénient, le prix à tant la pièce n'est fixé avec les ouvriers que pour une période déterminée, et les arrangements librement convenus entre les deux parties, et loyalement observés, se succèdent sans réductions arbitraires. Ces changements de prix ont déterminé des fluctuations dans le salaire de Georges B*** qui a été de 70f à 80f par mois, s'est élevé exceptionnellement à 120f et 130f, et se trouve ramené aujourd'hui à un taux moyen de 90f.

Georges B***, par exception, travaille quelquefois à la journée ; il gagne alors 2f 65.

[292] La journée qui commence à 5 heures du matin et finit à 7 heures du soir, représente douze heures de travail effectif.

L'ouvrier s'occupe le soir en rentrant de l'usine, et quelquefois le matin, de scier le bois de chauffage que consomme la famille ; le temps qu'il emploie à ce travail équivaut environ à quatre journées par an ; il consacre une ou deux journées à l'entretien du mobilier, et au dépeçage du porc acheté et tué à Noël.

Travaux de la femme. — La femme se lève avant cinq heures du matin, prépare les aliments, et porte une fois par jour à l'usine le repas de son mari, de son beau-père et de son beau-frère ; le second repas leur est apporté par sa belle-mère ; elle soigne et surveille son enfant, raccommode les habits et le linge de la famille et s'occupe de tous les détails du ménage ; elle blanchit elle-même le linge.

Elle travaille chez elle à la tâche, au moyen d'un tour d'horlogerie, mû avec le pied et prêté par les patrons, au percement des pignons de montre, pour le compte d'une maison d'Hérimoncourt. On lui remet les pignons bruts ; son travail consiste à leur donner un coup de lime et à les percer ; elle reçoit pour la douzaine, 0f 08, 0f 06, ou 0f 03 selon la dimension du trou; les pignons à 0f 03 sont ceux qui lui rapportent le plus ; elle a toujours de l'ouvrage. Le produit de ce travail, auquel la femme consacre mensuellement environ 15 journées, en employant tout le temps dont elle peut disposer, s'élève quelquefois à 18 et 20f par mois ; il ne descend presque jamais au-dessous de 12f; en moyenne, il est de 15f.

Enfin, la femme s'occupe de la culture d'un jardin situé vis-à-vis de la maison et d'un champ éloigné de 2 kilomètres, formant ensemble 8 ares, et loués à l'année à raison de 20f50; elle pioche ce champ et ce jardin trois fois par an, et fait tous les travaux d'ensemencement, d'entretien et de récolte ; ces deux parcelles de terre produisent des pommes de terre, des choux, des haricots et d'autres légumes, et leur exploitation est pour la famille une précieuse ressource.

Industries entreprises par la famille. — Le montage des outils en acier, entrepris par l'ouvrier est la première de ces industries. L'industrie principale de la femme consiste dans le percement des pignons de montre, entrepris par elle à la tâche. La famille tire avantage des industries accessoires entreprises en outre par la femme; ce sont : l'exploitation du champ et du jardin, loués à l'année, le blanchissage du linge et des vêtements de la famille, la salaison [293] et le fumage d'un porc acheté et tué à Noël et consommé dans le ménage pendant l'année suivante.

III. Mode d'existence de la famille

§ 9. — Aliments et repas.

L'alimentation de la famille a pour base les pommes de terre, quelques légumes et la viande de porc salé et fumé. Le pain, consommé en petite quantité, est blanc, de bonne qualité, il est acheté chez un aubergiste-boulanger.

En partant avant 5 heures du matin pour son travail, l'ouvrier prend une goutte d'eau-de-vie et un peu de pain.

A 8 heures du matin, sa femme lui porte un déjeuner composé de café au lait et de pommes de terre ; elle prend à la maison avec sa fille un repas semblable.

Le dîner de midi se compose d'une soupe de légumes, le plus souvent de pommes de terre, préparée avec de la graisse de porc ou du beurre. Pendant la saison d'été, on mange à dîner de gros haricots verts et des choux récoltés dans le jardin et le champ loués à l'année. Ce repas est porté à l'ouvrier par sa mère. Le mardi et le jeudi le dîner est rendu plus substantiel par l'addition d'une certaine quantité de viande de porc, provenant d'un porc acheté, tué et salé à Noël. Le dimanche, la viande salée est remplacée par de la viande de bœuf fraîche, achetée à la boucherie.

Le souper, à 7 heures 1/2, ou 8 heures du soir, est le seul repas qui ait lieu en famille pendant la semaine ; il se compose, en été, d'une soupe d'oignons et de pommes de terre ; quand ce dernier légume manque, on y supplée par une omelette de deux ou trois œufs dont la femme ne veut jamais prendre sa part ; en hiver, on mange à souper des pommes de terre avec du lait ; le dimanche et quelquefois pendant la semaine, on remplace le lait par le café au lait.

L'eau est la boisson ordinaire pendant les repas ; mais, presque tous les ans, à l'occasion de la fête patronale, et quelque temps avant l'on achète un petit tonneau de vin, d'une contenance de 50 à 60 litres ; pendant les six semaines qui précèdent la fête, on en boit quelquefois aux repas ; la femme joint souvent une chope de vin au dîner que son mari prend à l'usine ; lors de la fête, qui réunit les parents et les amis (§ 11), on consomme environ 10 à 15 litres ; [294] mais il en reste encore assez pour que le tonneau ne soit vide qu'un mois ou six semaines après. L'ouvrier partage fréquemment avec son père le vin qu'il va chercher au tonneau ; sa femme ne boit presque jamais de vin.

L'ouvrier et sa femme se plaignent de la cherté des articles d'épicerie et de mercerie [N° 15 (H)].

§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.

La famille occupe au premier étage de la maison dont le père de l'ouvrier est le propriétaire (N° 15 § 10), et moyennant un loyer réduit de 5f par mois, un petit logement de deux pièces, savoir :

1° Une pièce d'entrée sur laquelle débouche l'escalier, et où est placé pendant l'été le fourneau-poêle qui sert à la cuisson des aliments.

2° Une chambre à coucher pour les époux et leur enfant, servant d'atelier à la femme pour ses travaux d'horlogerie. Cette chambre est éclairée et ventilée par deux fenêtres à six carreaux placées en face l'une de l'autre ; en hiver, on y transporte le fourneau-poêle.

La surface totale de ce logement est de 25mq,13, dont 18mq,54 pour la chambre à coucher, et 6mq,59 pour la pièce d'entrée. Sa hauteur est de 2m,20. Les deux pièces sont blanchies à la chaux et planchéiées.

Le logement comprend en outre un petit grenier pour mettre le bois, la paille et le linge sale, et la moitié d'une petite cave creusée sous le plancher de la chambre à coucher du rez-de-chaussée et dans laquelle on descend par une trappe et une échelle.

Le ménage est tenu par la femme avec soin et propreté.

Meubles : fort simples, mais bien entretenus............ 453f25

Lits. — 1 Lit en bois peint avec sangle, 22f 00; — 1 paillasse, 9f 00. (Il n'y a pas de matelas ; le lit est rempli de paille, sur laquelle on met la paillasse ; on ne fait usage ni de couvertures, ni de drap supérieur ; un couvre la paillasse d'un drap unique sur lequel on couche, et on se recouvre d'un édredon appelé duvet, plein de plume commune.) — 1 duvet de plume commune, dans une taie qui est de coton bleu par-dessus, et de toile blanche du côté qui touche au corps, 28f 00 ; — 2 traversins remplis de plume commune, 10f 00; — 1 lit en bois de chêne donné à la femme par ses parents et de la même dimension que le premier, 30f 00; — 1 paillasse, 9f 00 ; — 1 duvet et 2 traversins donnés à la femme par ses parents, 38 00 ; — rideaux de coton bleu, 20f 00 ; — paille pour les deux lits, 10f. — Total, 176f 00.

Meubles de la chambre à coucher. — 1 Grande horloge achetée il y a trois.ans par le mari qui, dans ce but, avait vendu sa montre remplacée depuis, 48f 00; — 1 grande armoire en bois peint pour serrer les habits, 50f 00 ; — 1 petite caisse en noyer, placée sur cette armoire et donnée à la femme par son mari pour serrer ses bonnets, 6f; — 1 table ronde en chêne, 30f 00; — 1 chaise en bois de chêne, 3f 00; — 6 chaises de [295] paille achetées a un marchand ambulant, 18f 00; — 1 miroir acheté d'occasion, 7f 00; — 1 petit miroir à barbe, 1f 25,; — 1 petite chaise et 1 tabouret pour l'enfant, poupées en lambeaux, 3f 00. — Total, 166f23.

Meubles de la pièce d'entrée. — 1 Fourneau-poêle avec tuyaux et marmites en fonte pour le chauffage et la cuisine. acheté à Montbéliard, 50f; — 2 tablettes pour mettre les baquets et les ustensiles de ménage, 6f 00; — 1 armoire pour la vaisselle, 35f 00. — Total, 91f 00.

Livres. — La sainte Bible, donnée gratuitement par l'Église aux époux lors de leur mariage ; — le Nouveau Testament de Notre-Seigneur Jésus-Christ, donné de la même manière à l'ouvrier lors de sa confirmation ; — une autre édition du Nouveau Testament; — Nouveau choix de Psaumes et de Cantiques pour les églises, les écoles et les familles de l'inspection ecclésiastique de Montbéliard ; — arithmétique de l'École primaire, par Bergery; — les Mille et une Nuits, contes arabes traduits par Galland, achetés par l'ouvrier au prix de 2f 00. — Total, 20f 00 environ.

Ustensiles de ménage............ 62f 25

Dépendant du foyer. — 1 crochet en fer pour attiser le feu et 1 pelle en fer-blanc, 0f 50.

Employés pour le service de l'alimentation. — 1 moulin à café, 4f00; — 1 cafetière en fer-blanc, 2f00 ; — 1 grand pot au lait,1f 00 ; — 6 petites tasses à café, 1f20; — 1 sucrier en porcelaine dorée, gagné à la loterie à la fête, 1f00; — 1 sucrier en faïence, 0f50; 5 bouteilles, 1 carafe, 14 verres, 5f 85 ; — 2 flacons pour eau-de-vie et eau de noyau, 1f 00 ; — 3 tasses pour café au lait, 12 assiettes en faïence, 1 soupière en faïence, 2 soupières en poterie commune, vases en terre, en grès et en fer-blanc, plats en faïence et en terre, 10f 00 ; — 12 couverts en fer, 4 couteaux, 2 cuillers à servir la soupe. 2 cuillers dites poches, 1 écumoire, 3f 00 ; — 1 bassin en cuivre pour l'eau, 250 ; — 1 baquet cerclé en fer, 2f50 ; — 2 bidons en fer-blanc pour porter les repas à l'usine, 2f00. — Total, 36f55.

Employés pour les soins de propreté. — 1 rasoir, 3f 00 ; — 1 cuvette, 0f30 ; — 1 balai, 1f 00. — Total, 4f 30.

Employés pour usages divers. — 1 lampe, 2f50 ; — 1 autre lampe, 1f 03; — 1 lampe de travail pour la femme, 3f 00; — 1 parapluie en soie, 10f 00; — 1 parapluie pour aller à l'usine, 4f 00; — 1 vieux parapluie, 1f 00. — Total, 22f 00.

Linge de ménage fait de toile de chanvre et soigneusement raccommodé............ 65f 50

6 draps de lit, 36f 00; — 6 taies de duvet et 12 taies de traversin, 10f 00; — 1 nappe, 81 00; — 7 serviettes, 10f50 ; — 8 essuie-mains en toile de chanvre, 4f 00.

Vêtements propres et bien tenus ; la mise de l'ouvrier et de sa femme est convenable et décente ; le linge de corps est très-fréquemment changé et blanchi............ 634f 95

Vêtements de l'ouvrier, 299f 30.

Vêtements du dimanche. — 1 habit en drap bleu, que l'ouvrier ne met que très rarement, et qui date de son mariage, 30f 00; — 2 pantalons de laine, à 10f 00 l'un, 20 00; — 1 pantalon neuf en drap, 20f 00 ; — 3 gilets dont 1 en drap noir, 24f 00 ; — 1 blouse de dimanche, en toile bleue, qu'on peut mettre pour aller à l'église, 8f 00 ; — 1 gros gilet de laine à manches, pour mettre sous la blouse en hiver, 10f 00 ; — 1 chapeau noir en soie, que l'ouvrier ne met que très-rarement, 10f 00; — 1 cravate noire en soie, 4f 00; — 1 casquette, 4f 00: — 1 paire de brodequins neufs, 12f 00; — 1 paire de bottes remises à neuf, 15f 00. — Total 157f 00.

[296]Vêtements de travail. — 1 blouse, 5f 00; — 2 demi-blouses, 6f 00 ; — 1 pantalon de velours grossier, 7f 00; — 1 pantalon en fil et coton, 6f 00 ; — 1 vieux gilet, 1f 50; — 1 casquette, 2f 00; — 1 paire de sabots, 0f 80; (1 paire tous les deux mois); — 25 chemises en toile de chanvre dont 11 en bon état, à 5f 00 l'une, et 13 usées à 3f 00 l'une, 94f 00 ; — 2 caleçons en coton, 5f 00; — 4 paires de bas de coton, 6f 00; — 18 mouchoirs de poche en coton, 9f 00. — Total, 142f 30.

Vêtements de la femme, 248f 30.

Vêtements du dimanche. — 6 bonnets à la mode du pays, dits bonnets huguenots, avec rubans et broderies en or ou argent, dont 1 à 5f 00, et les autres à 4f00, 25f00 ; — 2 robes en laine, 32f 00; — 3 robes en coton, 27f 00 ; — 2 tabliers en soie, 8f 00; — 9 tabliers en laine, 6f 00 ; — 1 paire de souliers, 650; — 1 châle en laine, 13f00; — 1 fichu en laine, 9f 00; — 3 fichus laine et coton, 15f 00. — Total, 141f 50.

Vêtements de travail. — 2 robes en coton, 4f 00 ; — 1 jupon en coton, 3f 00; — 20 chemises en toile de chanvre, dont 10 à5f 00, et 10 usées à 2f 00, 70f 00 ; — 8 bonnets, 4f 00 ; — 18 mouchoirs de coton, 9f 00 ; — 6 paires de bas de coton, 9 00; — 2 paires de bas de laine, 4f 00 ; — 1 paire de vieux souliers, 3f 00; — 1 paire de sabots, 0f 80; (1 paire tous les deux mois). — Total, 106f 80.

Vêtements de la petite fille, 52f 35.

2 robes du dimanche, 10f00; — 1 réseau pour mettre sur la tête le dimanche,2f00;

2 bonnets du dimanche, 5f 00; — 8 chemises,12f00; — 5 paires de bas de coton, 2f50; — 2 paires de bas de laine, 1f 50 ; — 4 mouchoirs de poche, 0f 80; — 4 bonnets et 2 réseaux, 3f 50; — 1 chapeau de paille, 3f00 ; — 3 robes pour la semaine, 6f60 ; — 3 paires de souliers, 6f05. — Total, 52f35.

Bijoux............ 35f 00

1 montre en argent, achetée par l'ouvrier, 35f00.

Valeur totale du mobilier, et des vêtements............ 1216f 55

§ 11. — Récréations.

Les repas et les visites de parents et d'amis auxquels donnent lieu les fêtes patronales d'Hérimoncourt et de Meslières (§ 11), tiennent le premier rang dans les récréations de Georges B*** et de sa femme.

Comme justification de la dépense assez élevée, 20f environ, faite dans le ménage de l'ouvrier pour les repas et les gâteaux de la fête patronale d'Hérimoncourt, il convient de faire remarquer que les restes de ces repas servent à nourrir la famille pendant la plus grande partie de la semaine suivante ; d'un autre côté, la dépense atteindrait certainement un chiffre bien supérieur si l'ouvrier et les frères de sa femme, qui viennent à cette occasion de Meslières pour leur rendre visite, prenaient l'habitude de célébrer la fête au cabaret ; mais il faut ajouter que dans les diverses communes du pays, les fêtes patronales n'ont pas lieu en même temps ; de telle sorte que l'ouvrier et sa femme, qui avaient reçu à [297] Hérimoncourt leurs parents de Meslières, ont été, huit ou quinze jours après, passer avec eux les deux jours de la fête de cette dernière commune ; la femme de l'ouvrier, qui craint toujours les occasions de dépense et regrette les journées qui ne rapportent point de salaire, voudrait que toutes les fêtes du pays fussent célébrées le même jour.

Le dimanche, l'ouvrier et a femme vont ordinairement se promener avec leur enfant du côté de Meslières ; ces visites sont rendues fréquentes par l'état de maladie de la mère de la femme. Georges B*** aime la lecture ; le dimanche, lorsque le temps est mauvais, et le soir, il se plaît quelquefois à lire à sa femme des passages de divers ouvrages prêtés par la bibliothèque populaire établie à Hérimoncourt pour les ouvriers de la maison P*** (B), ou par des camarades ; la lecture à haute voix faite par l'ouvrier des Contes des Mille et une Nuits, achetés par lui, a beaucoup diverti sa femme.

Un grand nombre d'ouvriers, habituellement sobres, se laissent entraîner à quelques excès de boisson lorsqu'ils ont reçu leur paie mensuelle. Georges B***, au contraire, rapporte toujours à sa femme la totalité de son salaire ; mais il dépense environ 4 à 5f par mois en buvant au cabaret le dimanche avec un ou deux amis.

IV. Histoire de la famille

§ 12. — Phases principales de l'existence.

Georges B**, né en 1827 (N°15 § 2), a été employé, dès l'âge de 11 ans, dans une fabrique d'horlogerie d'Hérimoncourt, à faire les commissions ; il recevait 0f25 par jour. En 1839, il entra dans la maison P***, à l'usine de Terre-Blanche, où il fut chargé de graisser, de soigner et d'empaqueter les outils, et gagna bientôt 0f45. Son salaire s'élevant avec la difficulté et l'importance de son travail, il touchait, lorsqu'il atteignit l'âge de 20 ans, un salaire de 1f45 par jour.

A cette époque, en 1848, il s'engagea volontairement pour deux ans ; cette résolution eut pour causes le manque de travail et ses rapports avec un employé de l'usine dont il croyait avoir à se plaindre. Le tirage de la classe à laquelle il appartenait eut lieu pendant qu'il était sous les drapeaux. Exempté par son numéro, il rentra dans ses foyers à l'expiration de son engagement.

Les salaires que reçoivent à Hérimoncourt les ouvriers horlogers [298] (N° 15 § 1ᵉʳ) sont en général supérieurs à ceux des ouvriers de l'usine de Terre-Blanche ; la moyenne des premiers est aujourd'hui de 80 à 90f; celle des seconds de 60 à 65f; de plus, le travail de l'horlogerie moins fatigant, moins salissant que celui de l'usine, attire davantage certains ouvriers. Georges B*** en quittant le service militaire se mit à l'horlogerie, mais il renonça définitivement, huit mois après, à ce genre de travail pour rentrer dans la maison s où il est employé aujourd'hui, comme tâcheron, au montage des outils (§ 8). Il a épousé, en 1854, à l'âge de 26 ans, Catherine C*** qui ne lui a apporté qu'un petit trousseau d'une faible valeur ; il ne possédait rien, et a acheté peu à peu avec les économies faites sur son salaire, les meubles et les ustensiles indispensables à un ménage. Il a dépensé ainsi environ 600f.

La femme Catherine est la fille aînée d'un cultivateur de Meslières (§ 2) ; elle est restée dans la maison paternelle jusqu'à l'âge de 20 ans ; sa mère étant toujours malade, elle s'occupait des travaux du ménage, et des soins à donner à ses frères et sœurs plus jeunes. De 20 à 22 ans, elle a été placée, comme bonne d'enfants, dans une famille d'Audincourt. Cédant ensuite aux conseils d'une de ses parentes, ouvrière en horlogerie, elle prit le parti de se livrer à cette industrie qu'elle exerça pendant quatre ans comme denteuse de pignons, dans une fabrique de la commune de Seloncourt ; elle demeurait avec sa parente. Elle s'est mariée avec Georges B*** l'âge de 26 ans, et, en 1855, elle a donné le jour à une fille. Elle continue dans son ménage (§ 8), à travailler à l'horlogerie ; mais un apprentissage spécial lui a été nécessaire pour pouvoir s'occuper du percement des pignons.

§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

La famille de l'ouvrier porte en elle-même des garanties d'avenir, et l'influence de la femme réussira à y développer le goût de l'épargne qui conduit à la propriété. Habile et laborieux, l'ouvrier, s'il sait tirer parti du salaire élevé et des bénéfices qui lui sont attribués, doit moins redouter les fâcheuses éventualités que songer aux moyens de continuer, par le travail et l'économie, la petite fortune commencée par son père (N° 15 § 6), pour s'élever définitivement à la condition d'ouvrier-propriétaire. Même après que le partage légal aura divisé en deux parts l'héritage paternel, il aura entre les mains une valeur presque double de celle dont son père est parti, et les ressources dont il dispose pour l'augmenter sont beaucoup plus considérables. Les mêmes moyens extérieurs sont à sa [299] disposition ; la caisse de secours mutuels organisée dans l'usine [N 15 (D)] lui permettra de conjurer les chances d'accidents ou de maladie, ou d'en atténuer tout au moins les conséquences. La caisse d'épargne établie dans l'usine [N° 15 (E)], les avances que les patrons n'hésitent pas à faire gratuitement à leurs ouvriers [N 15 (G)] lui faciliteront l'épargne pour l'acquisition de nouvelles parcelles de propriété. Logé à prix réduit dans la maison de son père, il se trouve à l'abri des prétentions exagérées de certains propriétaires du pays; à défaut de cet avantage, il aurait pu diminuer ses dépenses en recourant aux logements à bon marché construits ou loués par les chefs de l'usine, pour leurs ouvriers [N° 15 (F)].

Le bien-être moral de la jeune famille, dont l'ouvrier est le chef, trouvera en outre dans certaines institutions émanant des chefs de l'usine, des garanties qu'il convient de mentionner ici.

Si la fille de Georges B***, ou d'autres enfants qu'il aurait par la suite, travaillent pour la maison P***, ces enfants recevront gratuitement, aux frais de cette maison, les éléments de l'instruction primaire ; Georges R*** qui sait d'ailleurs, par expérience, que cette instruction n'est pas moins utile à l'ouvrier que la force même de ses bras, devra, sous peine d'amende, leur faire suivre cet enseignement. Quant à l'instruction primaire communale, le taux de la rétribution scolaire est très- peu élevé à Hérimoncourt, et à Valentigney l'instruction primaire est complètement gratuite (A). Pour le présent, la famille fait usage des Bibliothèques populaires fondées par les frères P*** pour leurs ouvriers ; ceux-ci peuvent emporter chez eux, pour les lire en famille, les ouvrages qui composent ces bibliothèques (B). L'ouvrier se procure ainsi certains livres religieux ou d'autres ouvrages intéressants pour en faire lecture aux moments de loisir.

Bien que la famille semble peu exposée aux chances de la misère, si quelque malheur imprévu venait l'atteindre et détruire tout son bien-être, elle trouverait, dans plusieurs institutions charitables, des ressources qui ont été indiquées précédemment (N° 15 § 13) et dans une autre institution qui intéresse spécialement les jeunes enfants. Les communes d'Hérimoncourt et de Valentigney profitent de l'Association évangélique pour le patronage des enfants indigents de la circonscription de l'inspection ecclésiastique de Montbéliard (C). Cette association recueille les enfants indigents, abandonnés ou mendiants, les place dans d'honnêtes familles, leur fait donner l'instruction et l'éducation des enfants du pays et les patronne jusqu'à ce qu'ayant terminé leur apprentissage, ils soient en état de pourvoir par eux-mêmes à leurs besoins.

§ 14. — Budget des recettes de l'année.

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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.

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Comptes annexés aux budgets.

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Notes

Faits importants d'organisation sociale ; Particularités remarquables ; Appréciations générales ; Conclusions.

(A) Sur l'instruction primaire dans les communes d'Hérimoncourt et de Valentigney.

[312] Dans ces deux communes, quelques vieillards sont les seuls habitants qui ne sachent absolument ni lire ni écrire ; les autres ont généralement reçu les éléments de l'instruction primaire ; beaucoup lisent et écrivent couramment, et savent compter ; mais le nombre est malheureusement trop grand encore de ceux qui ne sont pas assez lettrés pour faire eux-mêmes leurs affaires. L'expérience journalière prouve que les ouvriers industriels dont l'instruction primaire est insuffisante, peuvent être entravés dans l'exercice de leur profession, quelle que soit d'ailleurs leur habileté manuelle, par l'impossibilité de faire un compte, de tenir un carnet (§ 3) ; il est évident, d'un autre côté, que l'ignorance des femmes est une cause de désordre et de ruine en les empêchant d'avoir une idée exacte de la situation et des dépenses du ménage. On ne peut trop insister sur ce point capital ; il faudrait à toute femme d'ouvrier une excellente instruction primaire, quelques notions théoriques sur la gestion du ménage, l'hygiène et la propreté. Les faits observés dans la localité prouvent que c'est souvent l'incapacité de la femme qui met obstacle à la prospérité de la famille, et qu'il y a un intérêt social de premier ordre à ce que les filles du peuple soient élevées et instruites convenablement.

On n'a pas remarqué que la supériorité relative des habitants d'Hérimoncourt et de Valentigney, au point de vue dé l'instruction primaire, ait été l'occasion de déclassements fâcheux ; ils ne sont pas détournés du travail industriel et agricole par l'espoir d'employer plus utilement dans un autre état les connaissances élémentaires qu'ils reçoivent, et dont l'effet est d'augmenter leur capacité professionnelle ; mais il arrive assez souvent que des fils d'ouvriers [313] ou de cultivateurs, qui font preuve d'une aptitude particulière, sont admis dans les bureaux des usines où ils deviennent plus tard employés.

Ces faits positifs et matériels, s'ajoutant aux considérations d'un ordre plus élevé qui dominent la question de l'instruction populaire, ont poussé les administrations municipales et les chefs d'industrie à favoriser le développement de l'instruction primaire par tous les moyens en leur pouvoir.

Les conseils municipaux se montrent, en effet, disposés à donner gratuitement l'instruction primaire aux enfants de la commune, ou tout au moins à abaisser fortement le taux de la rétribution scolaire. A Hérimoncourt, tout habitant, ayant droit ou non à l'affouage, qui envoie à l'école un ou plusieurs enfants, quel qu'en soit le nombre, ne paie qu'une rétribution scolaire de 6f par an ; les ayant-droit à l'affouage, qui n'envoient pas d'enfants à l'école, paient néanmoins à l'instituteur une taxe de 3f. Les enfants d'Hérimoncourt vont régulièrement à l'école en hiver. Il en est de même à Valentigney où l'instruction primaire est complètement gratuite. Dans une commune voisine, où chaque enfant doit payer une rétribution scolaire de 0f 50 par mois, beaucoup d'ouvriers industriels ont cessé d'envoyer leurs enfants à l'école. Une circulaire du préfet du Doubs, en date du 24 janvier 1857, adressée aux administrations municipales du département, les informe que les communes n'auront droit à des subventions que si la rétribution scolaire est établie d'une manière positive, et les invite à ne pas abaisser cette rétribution au-dessous de 0f50 par enfant et par mois, d'après une décision du conseil départemental de l'instruction publique qui a maintenu les taux supérieurs de 0f 60, 0f75 et 1f. Cependant, sur dix communes comprises dans la perception dont Valentigney dépend, huit ont maintenu le principe de la gratuité.

Les garçons et les filles sont réunis à Hérimoncourt dans la même école. Cette circonstance contribue à faire apprécier par la femme de Georges B*** a faculté d'envoyer bientôt sa fille à l'École gratuite tenue par une personne charitable d'Hérimoncourt, et où 40 petites filles, placées sous une influence religieuse et entourées de soins maternels, apprennent à lire, à écrire, à coudre, à tricoter, à broder et à chanter, et sont réunies à la fin de l'année autour d'un arbre de Noël.

La maison P*** emploie 67 enfants au-dessous de 16 ans qui ne peuvent suivre à aucune époque les leçons de l'école communale ; elle leur donne les éléments de l'instruction primaire qui est pour eux non-seulement gratuite, mais obligatoire. On leur enseigne la lecture, l'écriture et le calcul ; la maison P*** paie 200f par an à [314] l'instituteur communal de Valentigney pour faire la classe tous les soirs de 7 à 8 heures, et tenir une école du dimanche. Les adultes illettrés peuvent assister à ces leçons et en profitent quelquefois : quand on suit de bonnes méthodes, quelques mois de leçon suffisent à un adulte d'une intelligence ordinaire pour apprendre à lire et à écrire passablement ; pour les- enfants qui demeurent autour de l'usine de Terre-Blanche, un employé du bureau de cette usine, ancien instituteur, qui reçoit pour ce travail 80f par an, fait la classe tous les jours pendant une demi-heure, après le repas de midi ; enfin, pour les enfants qui habitent Hérimoncourt, l'instituteur de cette commune, moyennant une indemnité de 150f, fait chaque soir une classe d'une heure. Tous les enfants-ouvriers de l'usine, garçons et filles, assistent à la classe. En cas d'absence non justifiée d'un enfant, le père qui a négligé de l'envoyer à la classe,' ou l'enfant lui-même, est passible d'une amende de 0f 10 pour chaque contravention. On peut, sans doute, regretter que les conseils des patrons et leur influence morale n'aient pas suffi pour amener à l'école tous les enfants de leurs ouvriers ; mais ces chefs d'industrie ont pensé que le but devait être atteint, même au prix d'une légère contrainte que comporte d'ailleurs l'application de la loi du 22 mars 1841 relative au travail des enfants employés dans les manufactures, usines ou ateliers. Cette loi, en effet, a rendu l'instruction primaire obligatoire pour certaines catégories d'enfants ; son article 5 porte ce qui suit : « Nul enfant âgé de moins de douze ans ne pourra être admis » (1° « dans les manufactures, usines et ateliers à moteur mécanique ou à feu continu, et dans leurs dépendances ; 2° dans toute fabrique occupant plus de 20 ouvriers réunis en atelier), « qu'autant que ses parents ou tuteur justifieront qu'il fréquente actuellement une des écoles publiques ou privées existant dans la localité. Tout enfant admis devra, jusqu'à l'âge de douze ans, suivre une école. Les enfants âgés de plus de douze ans seront dispensés de suivre une école lorsqu'un certificat, donné par le maire de leur résidence, attestera qu'ils ont reçu l'instruction primaire élémentaire. » Aux termes de l'art. 8, des règlements d'administration publique devront « assurer l'instruction primaire et l'enseignement religieux des enfants. » L'article 9 porte que la loi et les règlements d'administration y relatifs seront affichés par les chefs d'industrie dans chaque atelier avec les règlements intérieurs qu'ils seront tenus de faire pour en assurer l'exécution. Enfin, d'après les articles 11 et 12, en cas de contravention à la loi, les chefs d'industrie seront traduits devant le juge de paix du canton et punis d'une amende de simple police qui ne pourra excéder 15f, et, s'il y a récidive, devant le tribunal de police correctionnelle et condamnés à une amende de 16 à 100f.

[315] Dans la petite sphère où il est établi, le système répressif adopté par la maison P*** a le mérite d'assurer l'accomplissement d'un devoir social trop méconnu par les pères de famille et pour lequel on a plusieurs fois réclamé en France, au nom de la religion, de la morale et des principes conservateurs de la société, une sanction légale qui existe dans un grand nombre d'États : on sait, en effet, que l'instruction primaire est obligatoire en Prusse, en Saxe, dans le Hanovre, dans le grand-duché de Bade, dans le duché de Weimar, en Bavière et en Autriche1. Il en est de même en Portugal, en Danemark et dans le Würtemberg. Aux États-Unis, l'instruction primaire est obligatoire et gratuite dans le Massachusetts, et dans les États tels que celui de New-York, la Pennsylvanie et l'Iowa qui ont admis ce qu'on appelle system of public schools2.

Les progrès réalisés par la libre action de l'initiative individuelle sont certainement préférables à ceux qu'impose la puissance publique ; mais quand ce premier moyen fait défaut, le second devient un expédient auquel il est nécessaire de recourir, et dont l'emploi se justifierait aisément : « Si la raison de l'utilité publique suffit au législateur pour toucher à la propriété, pourquoi la raison d'une utilité bien supérieure ne lui suffirait-elle pas pour faire moins, pour exiger que des enfants reçoivent l'instruction indispensable à toute créature humaine, afin qu'elle ne devienne pas nuisible à elle-même et à la société tout entière ? Une certaine instruction dans les citoyens est-elle au plus haut degré utile ou même nécessaire à la société Telle est la question. La résoudre affirmativement, c'est armer la société du droit de veiller à ce que ce peu d'instruction nécessaire à tous ne manque à personne. l est contradictoire de proclamer la nécessité de l'instruction universelle, et de se refuser au seul moyen qui la puisse procurer. Il n'est pas non plus fort conséquent peut-être d'imposer une école à chaque commune, sans imposer aux enfants l'obligation de la fréquenter. Ôtez cette obligation, à force de sacrifices vous fonderez des écoles ; mais ces écoles pourront être peu fréquentées, et par ceux-là précisément auxquels elles seraient le plus nécessaires... Point d'âge fixe où [316] l'on doive commencer à aller aux écoles et où on doive les quitter ; nulle garantie d'assiduité ; nulle marche régulière des études. La vraie liberté ne peut être l'ennemie de la civilisation3. »

Les statistiques judiciaires montrent que le bienfait de l'instruction manque à la plupart des criminels : sur 6,124 accusés jugés contradictoirement par les cours d'assises en 1856, 2,698 étaient complètement illettrés ; 2332 savaient lire seulement ou écrire et lire imparfaitement4.

En matière d'instruction populaire, la France n'est pas au rang où on aimerait la voir placée : le dernier compte rendu sus le recrutement de l'armée publié par M. le ministre de la guerre, et qui s'applique à la classe de 1855, constate que, sur 317,855 jeunes gens inscrits sur les tableaux de recensement de cette classe, 102,485, c'est-à-dire le tiers environ, ne savaient ni lire ni écrire ; 10,162 savaient lire seulement ; 195,209 savaient lire et écrire (l'instruction de 9,699 n'a pu être vérifiée). Il résulte du même compte rendu que. dans le département du Doubs, sur 2,757 jeunes gens inscrits, 84, c'est-à-dire environ 3 sur 100, ne savaient ni lire ni écrire ; 36 ne savaient que lire; 2,535 savaient lire et écrire (l'instruction de 102 n'avait pu être vérifiée). Il convient de faire remarquer que l'instruction primaire avait été rendue obligatoire dans l'ancien comté de Montbéliard par les ducs de Würtemberg, souverains de ce comté.

S'il s'agissait ici de traiter, à un point de vue général, les questions que soulève le principe de l'obligation appliqué à l'instruction primaire et ses rapports avec l'institution du suffrage universel, il serait facile de faire ressortir les avantages d'une mesure qui pourrait s'ajouter à la sanction directe d'une pénalité et par laquelle la loi suspendrait l'exercice du droit électoral à tous les degrés, pour tout citoyen atteignant sa majorité sans savoir lire et écrire. l importe d'accélérer la marche d'un progrès, réel à la vérité, mais qui s'accomplit avec une extrême lenteur ; le nombre des jeunes Français, âgés de 21 ans et ne sachant ni lire ni écrire, était en 1833 d'environ 46 sur 100 ; et, en 1855, 23 ans après, ce nombre était encore d'environ 32 sur 100.

Le tableau ci-après permet de suivre en quelque sorte pas à pas, cette difficile conquête de la lumière sur les ténèbres :

Nombre proportionnel au chiffre total des inscriptions des jeunes gens inscrits au tableaux de recensement des classes de 1833 à 1855, et ne sachant ni lire ni ecrire [notes annexes]
Nombre proportionnel au chiffre total des inscriptions des jeunes gens inscrits au tableaux de recensement des classes de 1833 à 1855, et ne sachant ni lire ni ecrire [notes annexes].

[317] C'est pour une période de 23 ans un progrès moyen de 0,59 pour 100 par an ; de telle sorte que, la proportion obtenue en 1855 étant de 32,24 pour 100, il faudrait, en suivant le même mouvement, attendre l'année 1909 pour arriver à 0.

« Aujourd'hui, en France, plus de 400,000 jeunes garçons, et plus de 450,000 jeunes filles, c'est-à-dire 850,000 enfants de sept à treize ans ne reçoivent aucune espèce d'instruction ;... que nous sommes loin encore de ce programme tracé, il y a quarante ans, par le ministre, interprète de la pensée de Napoléon Ier ; il faut, par l'instruction primaire, élever à la dignité d'homme tous les individus de l'espèce humaine (Rapport présenté par Carnot à l'Empereur en 1815)5 ».

(B) Sur les bibliothèques de la maison P***

La fondation des bibliothèques populaires de la maison P*** remonte à l'année 1847. La première fut établie à Hérimoncourt. Il a fallu cette année (1858) renouveler complètement ces bibliothèques, les volumes, au nombre de 250 à 300, qui les composaient se trouvant tout à fait usés. Les ouvriers et leurs enfants se montraient fort empressés à les lire; ils peuvent les emporter chez eux ; la distribution a lieu deux fois par semaine.

Les ouvrages qui forment aujourd'hui ces bibliothèques ont pour la plupart un caractère religieux ; ce sont de petits livres publiés par les deux sociétés des traités religieux de Toulouse et de Paris ; des relations de voyages en Europe et dans les diverses parties du monde ; des ouvrages élémentaires d'histoire, de géographie, d'arithmétique, [318] de géométrie, de physique, de chimie, d'astronomie, d'agriculture ; quelques manuels d'arts et métiers ; plusieurs publications périodiques, savoir : le Magasin pittoresque; l'Ami de la jeunesse, recueil publié par l'Église libre évangélique de Paris ; l'Almanach des familles : cet almanach, publié depuis cinq ans par une réunion de pasteurs et de laïques, se vend 0f20 le numéro, et se tire à 20,000 exemplaires ; il est lu avec grand plaisir par les ouvriers du pays de Montbéliard, et contient, avec des anecdotes morales et religieuses, le récit des grands événements politiques, les découvertes scientifiques et industrielles faites pendant l'année, et des notions d'agriculture et d'hygiène. Cette publication est en progrès.

Un petit journal hebdomadaire, rédigé dans le même esprit, va être prochainement fondé à Montbéliard, et répandu autant que possible dans le pays.

(C) Sur la société de patronage des enfants indigents.

L'Association évangélique pour le patronage des enfants indigents de la circonscription ecclésiastique de Montbeliard (qui embrasse 44 paroisses protestantes réparties entre les départements du Doubs, de la Haute-Saône et du Haut-Rhin, et comprend ainsi une centaine de communes dépendantes de l'ancien comté de Montbéliard), compte actuellement neuf années d'existence. La nécessité d'une œuvre de cette nature se faisait particulièrement sentir dans ce pays en 1849. La mendicité et le vagabondage des enfants avaient pris des proportions inaccoutumées, et les fondateurs de l'association voulurent attaquer le mal dans sa source. Cette association est organisée de la manière suivante : Les sociétaires de chaque commune se groupent autour d'un comité local qui recherche les enfants pauvres, les fait admettre au nombre des patronnés et fait la collecte annuelle. A la tête de l'œuvre se trouve un conseil central composé de 8 membres dont 11 laïques et 7 pasteurs, et chargé à la fois de la direction morale et de l'administration ; c'est lui qui prononce l'admission au' patronage, et règle les conditions du placement des patronnés ; ses décisions sont exécutées par le bureau formé du président, du vice-président, du censeur, du trésorier et du secrétaire.

Les patronnés ou enfants adoptés sont placés dans des familles honnêtes qui les élèvent chrétiennement et leur donnent l'habitude du travail. Lorsque des enfants catholiques sont recueillis et secourus par [319] cette association protestante, ils sont toujours confiés à des familles catholiques. Chaque enfant a un patron ou une patronne qui le dirige et le surveille dans la famille où il est placé ; il est de plus sous la surveillance très-efficace de l'inspecteur délégué par le conseil central pour visiter, plusieurs fois par an, les comités de section. Les enfants patronnés reçoivent l'éducation morale et religieuse ainsi que l'instruction primaire ; lors du placement d'un patronné dans une famille, l'association stipule qu'il sera traité comme l'enfant de la maison ; qu'il participera au culte domestique, et fréquentera l'école et l'église. Le patron et l'inspecteur veillent à l'exécution de ces conditions ; lorsqu'elles ne sont pas remplies, ce qui est extrêmement rare, le conseil central déplace aussitôt le patronné pour le confier à une autre famille. Les enfants patronnés sont bien traités dans les familles nourricières où ils sont placés ; elles savent, en effet, que c'est une œuvre de charité qui s'accomplit dans leur sein et par leur concours ; l'orphelin patronné appelle papa et maman son maître et sa maîtresse, et ceux-ci le mettent, en effet, au nombre de leurs enfants ; l'esprit charitable et chrétien qu'on trouve dans la population du pays de Montbéliard, a permis à l'association d'atteindre son but ; les familles qui reçoivent les patronnés ne demandent que des prix de pension très-réduits qui, malgré leurs variations, ne dépassent jamais 10f par mois et restent le plus souvent au-dessous, tandis qu'en dehors du patronage, le prix de pension d'un enfant estde 20 à 25f. Ces prix n'ont pas été augmentés pendant les années de cherté.

Lorsque le patronné a terminé son apprentissage, ce qui arrive ordinairement vers l'âge de 16 ou18 ans, c'est presque toujours par les soins de l'association qu'il trouve du travail.

Les résultats obtenus sont on ne peut plus satisfaisants. Dans l'espace de neuf ans, 415 enfants ont été patronnés, et 237 sont sortis du patronage en état de gagner leur vie honorablement. On a remarqué que les défauts et les vices qu'engendre la misère, tels que la paresse, la tendance aux petits larcins, le mensonge, la malpropreté et la grossièreté des manières et du langage, cèdent à la bonne influence de la famille nourricière, de l'école et du patronage, et.. sur les 237 sujets qui ont cessé d'être patronnés, quelques-uns seulement, une dizaine environ, n'ont pas répondu par leur conduite aux espérances de l'association ; tous les autres gagnent leur vie, soit comme ouvriers avec des salaires de 30 à 50f par mois, soit comme domestiques, payés à raison de 5 à 15f par mois. Dans les paroisses des cantons de Montbéliard, Blamont, Audincourt et Hérimoncourt, aucun enfant protestant ne mendie : on attribue ce progrès à l'œuvre entreprise par l'association de patronage.

[320] Les ressources de cette association sont tout à fait éventuelles. Elle s'est constituée avec l'espoir d'être soutenue par la charité des populations du pays de Montbéliard, et son attente n'a pas été trompées. En huit ans (les chiffres de l'année 1858 ne sont pas encore connus, sauf celui des patronnés qui est de 178) elle a reçu 89,017 73, et elle a dépensé 88,677f 95. Ces sommes se répartissent de la manière suivante entre les huit années :

Recettes, dépenses et nombre de patronés annuels de la Société de patronage des enfants indigeants (1850-1857) (notes annexes)
Recettes, dépenses et nombre de patronés annuels de la Société de patronage des enfants indigeants (1850-1857) (notes annexes).

Pendant l'année 1857, la dépense moyenne par enfant patronné a été de 72f 70; le nombre de ceux des donateurs et souscripteurs qui habitent la circonscription du pays de Montbéliard, et parmi lesquels se trouvent beaucoup de cultivateurs et d'ouvriers, s'est élevé à 4,885.

Notes

1. De l'Éducation populaire dans l' Allemagne du Nord, par M. Eugène Rendu, 1855.

2. Le journal le Courrier du Havre, cité par le Moniteur du 26 mars 1858, fait connaître dans les termes suivants l'admission en Australie du principe de l'obligation de l'enseignement primaire : « Les journaux anglais donnent la plus entière approbation à une mesure que le parlement de Melbourne vient de prendre par l'adoption d'un bill qui punit d'une amende le père de tout enfant de sept ans incapable de lire et d'écrire ou ne fréquentant aucune école. » Le Morning Post voudrait, pour sa part, qu'une semblable loi, qui ne peut que produire les effets les plus salutaires, fût adoptée en Angleterre.

3. Rapport présenté à la Chambre des pairs par M. Cousin, le 21 mai 1833, au nom de la commission chargée d'examiner le projet de loi relatif à l'instruction primaire (Loi du 28 juin 1833).

4. Compte général de l'administration de la justice criminelle en France pendant l'année 1856.

5. M. Eugène Rendu. Juin 1857.