N° 15.

DÉCAPEUR D'OUTILS EN ACIER

DE LA FABRIQUE D'HÉRIMONCOURT

(DOUBS — FRANCE)

(Journalier-propriétaire dans le système des engagements volontaires permanents)

D'APRÈS LES

RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX, EN AOÛT ET SEPTEMBRE 1858

PAR

M. CHARLES ROBERT

MAÎTRE DES REQUÊTES AU CONSEIL D'ÉTAT.


Sommaire


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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.

[233] L'ouvrier Jean B**, qui fait l'objet de cette étude, travaille dans l'usine de Terre-Blanche, située sur la commune d'Hérimoncourt, arrondissement de Montbéliard, département du Doubs, et appartenant à la famille P***. Il habite le village d'Hérimoncourt.

La maison P***, pour le compte de laquelle travaille cet ouvrier, possède quatre usines : celle de Terre-Blanche, dans la commune d'Hérimoncourt ; celle de Meslières, dans la commune de ce nom ; celles de Valentigney et de Beaulieu, dans la commune de Valentigney, sur le Doubs. L'usine de Meslières, qui est une annexe de celle de Terre-Blanche, ne comptant que dix ouvriers, nous ne [234] parlerons avec détail que des communes d'Hérimoncourt et de Valentignmey1.

Le territoire de ces deux communes, où la propriété est très divisée (A et B) est fertile et bien cultivé. L'agriculture y prospère à côté de l'industrie. La commune d'Hérimoncourt compte 900 habitants, dont 650 protestants et 250 catholiques ; ils sont presque tous ouvriers, et la plupart travaillent pour la maison P** les autres fabriquent des pièces détachées pour petite horlogerie, telles que pignons et ébauches de montres et de mouvements de pendules. La seule industrie exercée dans la commune de Valentigney, presque entièrement protestante, qui compte 1,100 habitants, est celle de la maison P***, Toutefois, quelques habitants travaillent dans un établissement situé sur la limite de la commune d'Andincourt.

La maison P***, fondée dans ce pays en 1819, et dont l'importance a beaucoup augmenté depuis cette époque, occupe, dans les quatre usines qu'elle possède et où elle dispose d'une force motrice de 300 chevaux, 567 ouvriers, dont 424 hommes, 68 filles, 8 femmes mariées, et 67 enfants au-dessous de 16 ans. Elle fabrique à Terre-Blanche et à Meslières la grosse quincaillerie, les outils de menuisier et autres en acier et en fer rechargé d'acier, tels que fers de rabots, ciseaux, compas, vilebrequins ; divers ustensiles de ménage comme les moulins à café, et d'autres articles dont la fabrication compliquée exige des soins minutieux. Dans les usines de Valentigney et de Beaulieu, la maison P*** fabrique toutes les espèces de scies laminées, les grosses ébauches soudées pour taillanderie et les aciers laminés en bandes minces pour ressorts d'horlogerie et autres usages ; les aciers pour jupons, dont la fabrication pendant les dernières années a été considérable, appartiennent à cette catégorie.

Disposés à comprendre les avantages de l'épargne (E), les ouvriers de la maison P*** présentent en outre deux caractères remarquables ; le premier consiste en ce qu'un grand nombre d'entre eux sont en même temps propriétaires d'une maison et de plusieurs champs. Les 567 ouvriers de cette maison forment 364 familles dont 151 sont propriétaires (A) ; le second caractère, par lequel ils rentrent dans le système des engagements volontaires permanents, et qui peut être considéré tour à tour comme la cause ou comme l'effet du premier, c'est la force et la stabilité du lien moral qui les attache à la maison P*** (C).

[235] Les ouvriers de la maison P***, forgeurs, aiguiseurs, reveneurs (qui font revenir, c'est-à-dire qui détrempent l'acier trempé), limeurs, découpeurs, emboutisseurs, polisseurs de métal ou de bois, aplatisseurs, lamineurs, tourneurs, perceurs et monteurs, travaillent à la tâche et sont appelés piéçards ; ils reçoivent la matière ou les articles bruts, et sont payés à tant la pièce. Quelques-uns seulement, chargés de mains-d'œuvre délicates telles que les trempes et certains ajustages, ou d'ouvrages très-simples comme le décapage de l'acier ( § 8) travaillent à la journée. Les ouvriers sont propriétaires de presque tous les outils dont ils se servent. Le taux des salaires a suivi dans le pays une progression rapide. Depuis huit ou neuf années, ils ont augmenté de 25 p. 100. Des filles de 15 à 25 ans, et des enfants au-dessous de 16 ans, travaillant à la tâche, gagnent, les premières jusqu'à 40f par mois ; les seconds jusqu'à 30f; les hommes gagnent généralement de 50f à 90f par mois.

De 1844 à 1849, un mouvement prononcé d'émigration vers l'Amérique du nord, et notamment vers l'Ohio et le Michigan, s'est fait sentir dans la contrée et particulièrement dans la commune de Valentigney, où l'on compte aujourd'hui 30 à 40 conscrits réfractaires qui étaient âgés de 7 à 12 ans lors du départ de leurs familles. Les émigrants partaient avec l'intention de se livrer à l'agriculture. Plusieurs familles sont déjà revenues, mécontentes de l'insuccès de leurs efforts ; d'autres, plus heureuses, sont restées en Amérique. Ce mouvement d'émigration est complètement arrêté depuis 1849 ; l'année 1846 est celle où il a été le plus fort. Il faut remarquer que dans les communes d'Hérimoncourt et de Valentigney, les pauvres sont en très-petit nombre et faciles à assister.

Le travail du fer n'a rien d'insalubre ; et cette population saine, robuste, courageuse, attachée au sol et voisine de la frontière, produit de bons soldats ; mais le service militaire est pour eux l'impôt payé à la patrie par le citoyen, et ne devient que très-exceptionnellement une vocation. Tous les ans, on voit des pères de famille s'imposer les plus durs sacrifices, et même s'endetter quelquefois pour leur vie entière, afin d'exonérer leurs enfants ; chaque tirage donne lieu dans les familles à des scènes d'affliction. De jeunes ouvriers, déjà initiés par un long apprentissage à l'exercice de leur profession, s'arrachent avec peine à des travaux lucratifs, pour aller rejoindre le régiment. Il arrive souvent que dix ou douze conscrits de la même classe s'assurent entre eux contre les chances du sort ; chacun verse avant le tirage une somme déterminée, et le produit des versements ainsi faits sert à payer la prime d'exonération pour ceux que le sort désigne. Ces petites sociétés d'assurances mutuelles sont connues dans le pays sous le nom de conventions.

[236] Les rapports des ouvriers de la maison P*** avec leurs patrons sont ceux qu'engendrent l'estime et la confiance réciproques. En 1848, ces ouvriers ont offert spontanément de travailler à crédit, ajournant eux-mêmes après la crise le paiement de leurs salaires.

En 1848, en 1851 et en 1852, ils ont tous voté avec le parti de l'ordre. Ils sont, du reste, complètement étrangers aux discussions politiques, ne lisent que rarement un journal, et sont incapables, comme leur conduite en 1848 l'a noblement prouvé, de se laisser entraîner aux désordres d'une émeute quelconque.

§ 2. — État civil de la famille.

La famille comprend les deux époux et deux enfants, savoir :

1. Jean B***, chef de la famille, né à Bard, près Montbeliard (Doubs)............ 72 ans;

2. Marianne B***, sa femme, née à Audincourt (Doubs)............ 64 [ans]

3. Émile B***, leur fils cadet, né à Hérimoncourt, célibataire, habitant la maison paternelle comme pensionnaire à raison de 30f par mois............ 23 [ans]

Georges B***, leur fils aîné, né à Hérimoncourt, âgé de 30 ans, occupe comme locataire avec sa femme et sa fille âgée de 3 ans 1/2, l'étage supérieur de la maison de son père ; il a un ménage séparé et fait l'objet d'une monographie spéciale (N° 16).

Les deux époux ont eu un troisième enfant, Célestine B***, née à Hérimoncourt, en 1831, qu'ils ont perdue à l'âge de dix ans.

§ 3. — Religion et habitudes morales.

Jean B*** et sa femme appartiennent à la communion protestante de la confession d'Augsbourg ; cette religion était celle de leurs parents. Ils assistent aussi souvent qu'ils le peuvent, les dimanches et les jours de fête, au culte public célébré dans le temple d'Hérimoncourt. Jean B*** en est empêché quelquefois par la nécessité d'être de garde à l'usine. Ils ne savent ni lire ni écrire ; et livrés fort jeunes à eux-mêmes, ils n'avaient reçu qu'une éducation très-négligée ; mais, soutenus par une véritable piété, ils ont pu traverser des jours difficiles avec résignation et courage ; ils ont l'un pour l'autre une vive affection, et consacrent au travail les forces qui leur restent, sans souhaiter autre chose que la conservation de leur santé et la prospérité de leurs enfants.

Jean B*** est toujours un des premiers à l'usine, située à deux kilomètres de sa maison, et où il faut arriver à cinq heures du matin.

[237] On n'a jamais pu lui reprocher la plus légère faute. Le total des amendes (D) qu'il a encourues dans l'usine depuis trente ans est de 0f30 ; son fils cadet, Émile B***, n'a pas profité de cet exemple, pendant la dernière année, il a encouru pour retards, absences non autorisées ou débauches, un assez grand nombre d'amendes montant ensemble à 9f05, et dont le taux varie des 0f15 à 2f.

Les ouvriers qui travaillent dans les usines d'Hérimoncourt et de Valentigney sont laborieux, honnêtes et intelligents. Ils appartiennent en très-grande majorité à la communion protestante de la confession d'Augsbourg ; on compte parmi eux quelques catholiques, et quelques membres d'une église protestante dissidente non salariée par l'État ; ils suivent presque tous assidûment les exercices du culte public ; ils ouvrent volontiers leur bourse pour soulager l'infortune. Au mois d'octobre dernier, ils se sont spontanément cotisés pour offrir un don de 330f à l'un de leurs camarades, père de famille, qui venait de subir l'amputation du pied, à la suite d'une longue maladie. Une quête faite récemment dans les quatre usines par le directeur d'un établissement de sourds-muets protestants, fondé dans le département du Gard, a produit 303f. L'autorité des pères est généralement respectée par les enfants.

Si l'on examine attentivement cette population ouvrière au point de vue des tendances et des sentiments, on distingue immédiatement deux groupes d'individus se conduisant bien à l'usine. Le premier se compose d'ouvriers qui ont de fortes convictions évangéliques. Leur conduite est exemplaire ; ils ne mettent jamais les pieds au cabaret, sont d'un commerce doux et agréable et peuvent être cités comme modèles aux autres ; leurs rapports avec leurs camarades et avec tous ceux qui les approchent sont fraternels et affectueux ; ils sont aussi bien dans la famille qu'à l'atelier, toujours fidèles dans l'accomplissement de leurs devoirs, et pratiquant l'obéissance. On comprend que pour les chefs d'industrie, de tels hommes sont inappréciables. Le second groupe contient des ouvriers assidus au travail, économes et sobres (mais sobres par économie); l'amour du gain est leur seul mobile. Parmi ceux-ci, plusieurs sont loin d'être irréprochables dans leur vie privée. Après avoir distingué ces deux groupes de la masse des ouvriers de la maison P***, on peut encore diviser le reste en deux catégories : la première est formée d'individus marchant passablement bien, mais se faisant rappeler au devoir de temps à autre ; en un mot, d'individus qui ont besoin d'être stimulés ; la deuxième catégorie, peu nombreuse, comprend ceux qui, s'abandonnant à leurs mauvais penchants, aiment par-dessus tout le cabaret, et sont des hommes de désordre dans l'usine comme dans la famille.

[238] Presque tous ces ouvriers savent lire, écrire et compter ; il y en a peu qui soient complètement illettrés ; ils parlent à la fois la langue française et un patois local qui s'en éloigne assez pour ne pouvoir être compris par les étrangers.

Aucun ouvrier de la maison P*** ne vit en concubinage. L'un d'eux, sur son refus d'épouser une fille qu'il avait rendue mère, a été immédiatement renvoyé. D'anciennes coutumes du comté de Montbéliard, encore en vigueur, autorisent les garçons à entretenir des relations assez familières avec les filles, et ces dernières jouissent d'une grande liberté ; cependant les enfants naturels sont rares dans le pays ; en trois ans, on n'en a compté que deux dans la commune de Valentigney; en six ans, on en a compté quatre à Hérimoncourt ; les fautes sont assez fréquentes, mais le mariage les répare presque toujours.

Un certain penchant à l'ivrognerie, qui se manifeste surtout après la paye mensuelle, est le défaut principal des ouvriers d'Hérimoncourt et de Valentigney ;mais cette disposition qui amène quelquefois des rixes brutales est énergiquement combattue. L'ouvrier qui, après avoir encouru dans l'usine trois amendes pour ivrognerie, retomberait dans la même faute, serait renvoyé ; d'un autre côté, l'administration surveille avec vigilance les cabaretiers (J).

Il convient de remarquer qu'à Hérimoncourt, où l'influence des patrons a pu s'exercer depuis plus longtemps et d'une manière plus continue, les habitudes des ouvriers sont meilleures qu'à Valentigney. Toutefois, l'extension de l'industrie de l'horlogerie a amené des ouvriers étrangers qui ont donné de mauvais exemples, et dans certaines familles, le goût de la propreté a fait place à l'amour du luxe ; les vêtements sont souvent trop recherchés, et plus d'un jeune ouvrier n'amasse lentement une petite épargne que dans le but de la dépenser tout entière au cabaret lors de la fête patronale. D'un autre côté, l'agglomération d'un plus grand nombre d'ouvriers a déterminé à Hérimoncourt une hausse considérable sur le prix des loyers ; les cultivateurs propriétaires de logements ont profité sans scrupule de l'occasion qui s'offrait à eux, et ce renchérissement est une cause réelle de souffrance (F).

§ 4. — Hygiène et service de santé.

Le climat d'Hérimoncourt est sain ; ce village est situé au fond d'un vallon que sa position protège contre les grands froids, mais où, pendant l'été, la fraîcheur et l'humidité du matin et du soir peuvent être une cause de maladies.

[239] Jean B***, âgé de 72 ans, est d'une taille un peu au-dessus de la moyenne ; sa constitution est robuste. Se trouvant comme soldat du 30e régiment de ligne à la bataille de la Moskowa, il a été frappé par un éclat d'obus qui lui a emporté deux doigts de la main gauche ; les campagnes qu'il a faites de 1808 à 1813, et les privations qu'il a subies en revenant de Russie n'ont pas altéré sa santé. Mais, vers 1845, occupé dans l'usine de Terre-Blanche à son travail de décapage (§ 8), il voulut retirer avec une pince du bain d'acide sulfurique étendu d'eau où elles étaient plongées, plusieurs longues et lourdes scies d'acier dites passe-partout, et fit un violent effort qui occasionna une hernie ; il avait alors près de 60 ans ; le médecin qu'il consulta lui ayant prescrit de porter un bandage, il en fabriqua un lui-même, dont il se sert depuis cette époque, n'ayant pas voulu, par discrétion, s'en faire donner un autre par la caisse de secours fondée en 1853 pour les ouvriers de la maison P*** (D). Malgré l'accident survenu, il ne cessa pas de travailler ; mais on chercha autant que possible à ménager ses forces (I).

Les émanations de l'acide sulfurique qu'il respirait constamment pendant l'opération du décapage ne paraissent pas lui avoir été nuisibles, mais il est souvent arrivé que l'acide, en se répandant, lui a fait aux jambes de profondes brûlures, de manière à mettre quelquefois l'os à découvert. Les souffrances causées par ces blessures n'ont jamais pu le déterminer à interrompre son travail. Un de ses yeux, dans lequel il a reçu autrefois un grain de poudre et qui est d'ailleurs fatigué par l'âge, commence à faiblir.

Sa femme, âgée de 64 ans, est de taille moyenne ; les travaux excessifs auxquels elle s'est livrée pour élever ses enfants et contribuer à rendre la famille propriétaire d'une maison et d'un jardin (§ 12), lui ont laissé assez de force pour suffire aux soins de son ménage et à la culture des 24 ares de terres dont elle a entrepris l'exploitation. Il y a environ six ans, elle a été atteinte de rhumatismes dont elle a longtemps souffert ; elle a été traitée par le médecin de la Société de secours des ouvriers de la maison P***, et se loue beaucoup des soins qu'elle a reçus. Depuis deux ans, elle n'éprouve plus aucune douleur.

Émile B***, fils cadet de l'ouvrier, n'est jamais malade.

Moyennant une retenue de 1 1/2 p. 100 sur son salaire, qui est de1f67 par jour, Jean B*** a droit pour lui et sa femme, en cas de maladie, aux soins du médecin et aux médicaments, et de plus, si c'est lui qui est malade, à une indemnité journalière égale à la moitié de son salaire. Le montant annuel de la retenue de Jean B*** est de 7f86. Le salaire de son fils Émile B***, qui est de 2f50 par jour, [240] est soumis à une retenue semblable dont le montant annuel est de 11f25 (D).

§ 5. — Rang de la famille.

Jean B*** et sa femme jouissent de la considération des habitants du village et des ouvriers de l'usine ; ils sont aimés et estimés par les patrons de la maison P***, dont l'un est le parrain [N°10 (A)] du plus jeune fils. Jean B*** travaille pour cette maison depuis trente ans ; âgé de 41 ans lorsqu'il y est entré, il n'a pu s'y distinguer par une capacité professionnelle supérieure ; l'apprentissage et l'habitude lui manquaient également : aussi n'a-t-on pu lui confier que le décapage (§ 8) qui n'exige ni grande habileté manuelle, ni longue initiation. Ce travail, d'un ordre inférieur, ne peut être comparé aux mains d'œuvre souvent compliquées et difficiles qu'exécutent à la tâche la plupart des ouvriers de la maison P*** mais l'âge de Jean B*** sa vie irréprochable, l'énergie avec laquelle, aidé par les efforts de sa femme, il est parvenu à force de patience et d'économie à s'élever à la propriété immobilière ; enfin, sa qualité de vieux soldat de l'empire, lui attirent de la part de ses concitoyens et de ses camarades des égards qu'il mérite et auxquels il est sensible.

II. Moyens d'existence de la famille

§ 6. — Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris.)

Immeubles : Acquis par l'ouvrier pour 880f00, avec le produit de l'héritage du père et de la mère de sa femme ; réparés, améliorés et agrandis avec les épargnes faites sur son salaire............. 3,000f 00

Habitation. — Maison contenant deux logements dans le corps de bâtiment principal, et, dans un petit bâtiment annexe, une chambre habitable et une étable à porcs, 2,400f00 ; — Parcelle de terre occupée par le chemin en pente qui monte vers la maison, 50f00. — Total, 2,450f00.

Immeubles ruraux. — Jardin de 8 ares, attenant à la maison, composé d'un potager et d'un petit verger, 550f 00.

Argent............. 0f 00

La famille ne possède actuellement aucune somme disponible.

[241]Animaux domestiques entretenus seulement pendant une partie de l'année............. 75f00

Deux porcs, d'une valeur moyenne de 50f00 chacun, entretenus pendant 9 mois, de la fin de mars à Noël ; la valeur moyenne calculée pour l'année entière est de 75f00.

Matériel spécial des travaux et industries............. 46 50

Outils pour la culture du jardin et de deux champs loués à l'année. — 2 grandes pioches, 5f 00; — 1 petite pioche pour sarcler, 1f75; — 1 pelle-bêche, 5f 00 ; — 2 crochets pour arracher les pommes de terre, 5f 00; — 2 pelles pour travailler, 3f00 ; — 1 râteau en fer, 1f 50 ; — 1 râteau en bois, 1f 00; — 3 corbeilles pour récolter les légumes, 1f75; — 6 sacs pour les pommes de terre, 6f00. — Total, 30f 00.

Ustensiles pour le blanchissage du linge et des vêtements. — 1 chaudière, 3f00 — 1 chaudière plus petite, 1f 00; — 2 baquets, 1f50. — Total, 5f 50. (Le cuvier et le drap nécessaire pour la lessive sont prêtés par la belle-fille de l'ouvrier.)

Outils pour le sciage du bois et l'entretien de la maison et du mobilier. — 2 scies, 3f 00; — 1 hache, 5f 00 ; — 1 petite hache à main, 3f 00. — Total, 11f 00.

Valeur totale des propriétés 3,121f50

§ 7. — Subventions.

L'achat à bon marché, au delà de la frontière suisse (située à 6 kilomètres), du café, du sucre, de la chicorée et du tabac, est une ressource lucrative pour le ménage de Jean B***, il fait sa provision à peu près tous les quinze jours en allant se promener le dimanche du côté du canton de Berne. Cette ressource peut être considérée à la fois comme le bénéfice d'une industrie et comme une subvention : au point de vue de l'économie que font quelques pauvres ménages au moyen de ces achats, on ne pourrait qu'applaudir à la tolérance d'une administration qui consentirait à les ignorer ; quoi qu'il en soit, Jean B***, qui est d'ailleurs rempli de délicatesse, se livre avec une tranquillité parfaite et sans aucun scrupule de conscience à cette petite contrebande. L'avantage qu'elle procure au ménage n'est pas moindre de 40f65 par an ; on en comprend l'importance lorsqu'on remarque que le salaire annuel de l'ouvrier Jean B*** 'est que de 500f environ. À l'influence des droits qui pèsent sur le sucre et le café s'ajoute, pour en rendre la consommation plus coûteuse, celle des épiciers de la localité qui exigent souvent des prix excessifs (H).

On doit placer en seconde ligne, parmi les subventions, le prêt sans intérêts fait à l'ouvrier, par son fils aîné, d'une somme de 330f, provenant des économies de ce dernier ; cet argent a été employé [242] jusqu'à concurrence de 250f, à éteindre une dette d'égale somme qui portait intérêts à 6 p. 100 (§ 12).

Il est une autre subvention à laquelle les habitants d'Hérimoncourt tiennent beaucoup : c'est l'allocation, à prix réduit, d'une portion du bois d'affouage distribué par la commune. D'après la règle établie, tous les ayants droit à l'affouage doivent payer une taxe de 6f ou de 3f applicable au traitement de l'instituteur [N°16 (A)].

On peut encore compter au nombre des subventions le don fait par le fils aîné de quelques litres de vin, notamment lors de la fête patronale (§ 11), et de quelques fruits secs ; ainsi que la faculté dont profite la femme de ramasser de l'herbe le long des chemins pour la nourriture des porcs qu'elle engraisse.

§ 8. — Travaux et industries.

Travaux de l'ouvrier. — Jean B*** surnommé Jean le laveur, parce qu'il décape ou lave l'acier, travaille à la journée dans l'usine de Terre-Blanche. Il est aussi occupé de quelques menus travaux au magasin. Le décapage ou lavage de l'acier dans un bain d'acide sulfurique étendu d'eau est un travail pénible ; d'une part, il faut assez fréquemment soulever avec effort de lourdes masses d'acier ; d'un autre côté, le décapeur respire sans cesse la vapeur suffocante de l'acide. Jean B***, âgé aujourd'hui de 72 ans, et atteint d'une infirmité contractée dans le cours de ses travaux (§ 4), ne décape que de temps en temps ; les patrons l'emploient, autant que possible, à des travaux faciles. Il est attaché au magasin, graisse les outils, scie le bois, et fait chauffer les aliments apportés aux ouvriers par leurs femmes. La journée de travail commence à 5 heures du matin, hiver comme été, finit à 7 heures, et comporte 12 heures de travail effectif. Les ouvriers ont une demi-heure à 8 heures du matin pour déjeuner, une heure à midi pour dîner, et une demi-heure de repos à 4 heures. Le salaire de Jean B*** est de 1f 67 par journée de 12 heures. Ce salaire, fixé pendant de longues années à 1f50, avait été élevé à 1f 67, abaissé ensuite à 1f25 par le directeur de l'usine, et rétabli enfin par les patrons à son chiffre actuel. Une partie de ce salaire pourrait être considérée comme une subvention.

Jean B*** se livre chez lui à plusieurs travaux secondaires. Le soir, en rentrant de l'usine, et quelquefois le matin, en été, avant de s'y rendre, il scie les neuf stères de bois que le ménage consomme pendant l'année pour le chauffage et la cuisine ; il fait les menus travaux nécessaires pour entretenir la maison et le mobilier; [243] il saigne, dépèce et aide à préparer le porc engraissé dans la maison pour être tué à Noël ; enfin, comme il n'a pas entièrement oublié le métier de tailleur qu'il exerçait au régiment dans lequel il a servi, il consacre une partie de ses loisirs à raccommoder lui-même ses vêtements de travail.

Travaux de la femme. — Le travail principal de la femme consiste dans les soins du ménage, dans la préparation des aliments qu'elle et sa belle-fille portent, l'une à 8 heures, l'autre à midi, à l'usine de Terre-Blanche, pour l'ouvrier et pour ses deux fils ; et dans l'entretien des vêtements et du linge.

Travaux des enfants. — Le fils cadet, qui fait encore partie de la famille, travaille a l'usine de Terre-Blanche, en qualité d'ajusteur. Il est payé à la journée à raison de 2f50 ; son salaire s'élève annuellement à 750f environ, mais ne profite à la famille que jusqu'à concurrence de la somme de 30f par mois, qu'il paie à ses parents pour sa nourriture, son logement et son entretien ; il conserve à sa charge tous les frais d'achat concernant l'habillement (§ 12).

Industries entreprises par la famille. — Les industries entreprises pour augmenter le bien-être de la famille reposent presque entièrement sur l'activité et le travail de la femme. C'est elle qui cultive le jardin de 8 ares attenant à la maison, et deux champs de 8 ares chacun, loués à l'année et situés à une certaine distance. Elle pioche et retourne ce jardin et ces champs environ trois fois par an ; un des champs est labouré à la charrue par un cultivateur, moyennant 2f. Elle fait tous les travaux d'ensemencement et de récolte, notamment l'arrachage des pommes de terre. Elle a récolté l'année dernière, dans ces 24 ares de terre qui reçoivent le fumier de deux porcs engraissés dans la maison, et pourvoient en partie à leur nourriture, environ 27 sacs de pommes de terre, 500 choux, des haricots en assez grande quantité, plusieurs autres légumes et quelques fruits. Le produit du jardin et des champs est entièrement consommé dans la famille, qui n'achète aucun légume au dehors. Des deux porcs engraissés dans la maison, l'un, tué à Noël, est salé et fumé pour servir à la consommation de l'année suivante ; l'autre est vendu à la même époque ; enfin la femme de l'ouvrier blanchit elle-même le linge et les vêtements du ménage et ceux du fils qui paie pension.

III. Mode d'existence de la famille

§ 9. — Aliments et repas.

[244] La famille se nourrit principalement de pommes de terre, de légumes, de viande de porc salé et fumé et de café au lait.

Elle fait trois repas, le déjeuner à 8 heures du matin, le dîner à midi, le souper à 8 heures du soir. Le déjeuner et le dîner sont pris à l'usine par l'ouvrier et son fils cadet, et leur sont apportés par la femme de l'ouvrier et sa belle-fille, ainsi qu'au fils aîné qui travaille dans la même usine. Le souper a lieu en famille à la maison.

Avant de partir pour l'usine, où ils doivent toujours être rendus à 5 heures du matin, l'ouvrier et son fils cadet prennent ordinairement une goutte d'eau-de-vie et un peu de pain. Le pain consommé dans le ménage est blanc et de bonne qualité. On l'achète chez un aubergiste-boulanger du voisinage.

Le déjeuner se compose tous les deux jours de café au lait,les autres jours de pommes de terre au lait, ou de soupe.

Pour le dîner de midi, la femme fait une soupe à laquelle sont mélangés des légumes, pommes de terre, choux ou haricots, suivant la saison, accommodés ordinairement avec du beurre, et plus rarement avec de la graisse de porc. Les mardis et les jeudis on ajoute aux légumes de la viande de porc salé et fumé. Les corps gras sont employés aujourd'hui dans le ménage à la préparation des légumes en plus grande quantité qu'autrefois. La femme de l'ouvrier a remarqué, et cette observation a été faite également par la femme de son fils aîné, qu'une forte portion de légumes préparée avec peu de graisse ne soutient pas les forces d'un travailleur aussi bien qu'une faible ration de légumes accompagnée d'une dose convenable de graisse ou de beurre. Pendant huit mois de l'année environ, on mange de la viande de bœuf le dimanche, une fois par quinzaine, lorsque le lard commence à manquer. Le veau est considéré comme viande de luxe ; on n'en achète guère que deux fois par an, notamment lors de la fête patronale.

Le souper du soir se compose de pommes de terre et de lait. En été, lorsque les pommes de terre font défaut, la femme de l'ouvrier achète environ 20 douzaines d'œufs qu'elle prépare en omelettes.

On ne boit pas de vin dans le ménage. Lors de la fête patronale, Georges B**, le fils aîné de l'ouvrier, qui avait acheté quelque [245] temps auparavant un petit tonneau de vin, en a donné six litres à son père, auquel il offre souvent une chope de vin de la même provenance. Jean B*** n'en consomme hors de la maison que pour une valeur de 5f par an. Quant au fils cadet, Émile B***, il se dédommage au cabaret de la privation de vin qui lui est imposée pendant les repas de famille.

§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.

La maison qu'habitent Jean B*** et sa femme est leur propriété. Elle se compose : 1° d'un rez-de-chaussée formant un petit logement ; 2° d'un étage contenant aussi un petit logement occupé par le ménage de leur fils aîné ; 3° d'un corps de bâtiment plus petit, appuyé contre le premier, et comprenant au rez-de-chaussée une étable à porcs, et au-dessus une chambre occupée par le fils cadet.

Cette maison, située à l'extrémité du village d'Hérimoncourt, dans une position pittoresque, sur un endroit élevé auquel on arrive par une pente assez rapide, est isolée des autres habitations ; elle se trouve à une petite distance d'une fontaine. Elle est couverte en tuiles ; derrière s'étend le jardin potager de 8 ares cultivé par la femme de l'ouvrier, et qui contient 6 pommiers.

Jean B*** et sa femme habitent le logement du rez-de-chaussée ; il comprend :

1° Une pièce d'entrée, pavée, servant de cuisine, aérée par la porte de la maison et par une petite fenêtre placée à côté ; elle contient en face de la porte un foyer au niveau du sol ; une cheminée, près de laquelle un four est disposé dans l'épaisseur du mur pour sécher les haricots, s'ouvre au-dessus de ce foyer ; l'escalier de bois qui mène au logement du fils aîné et à la chambre du fils cadet débouche dans cette pièce qui sert ainsi d'entrée commune à tous les membres de la famille.

2° Une chambre dans laquelle couchent Jean B*** et sa femme, chauffée en hiver par un fourneau-poêle en fonte que l'on enlève en été, et aérée par deux fenêtres placées en face l'une de l'autre.

La hauteur de ces deux pièces est de 2m23, leur surface totale de 30mq24, dont 12m pour la pièce d'entrée, et 18mq24 pour la chambre à coucher.

Sous le plancher de cette dernière chambre se trouve une petite cave grossièrement creusée dans la terre, et qui sert aux deux ménages ; elle communique avec la chambre par une trappe et on y descend par une échelle. Un grenier dépend aussi de ce logement.

La pièce habitée par le fils cadet, Émile B***, est située au-dessus [246] de l'étable à porcs et aérée par deux fenêtres placées vis-à-vis l'une de l'autre ; elle est planchéiée. Sa hauteur est de 2m30, sa surface de 16mq45.

Ces diverses pièces, dont les murs sont blanchis à la chaux, sont tenues dans un état convenable de propreté.

Le mobilier qui les garnit est extrêmement simple.

Meubles : Grossiers, presque tous usés par un long service. La plupart des vieux meubles autres que les lits ont été achetés d'occasion en bloc, au prix de 40f, d'une famille qui a quitté le pays............. 278f 50

Lits. — 1 vieux bois de lit en chêne, que l'ouvrier et sa femme ont fait faire en Suisse, 13f00; 1 édredon ou duvet de futaine rempli de plume commune, qui, d'après l'usage du pays, remplace le drap supérieur et la couverture, 28f00; — 1 duvet pareil pour mettre dessous en cas de maladie, 28f00 ; — 2 traversins de futaine remplis de plume commune, 14f00; — paille pour remplir le lit, que l'on recouvre de quelques vieux linges pliés et d'un drap, et sur laquelle on couche, 10f00; — rideaux de coton bleu, 14f00. — Total, 107f00.

Meubles de la chambre à coucher. — Vieille table carrée en noyer, sur laquelle on mange, et 4 vieilles chaises en bois, objets qui appartenaient à l'ouvrier avant son mariage, 7f00; — 2 autres chaises en bois, 4f00 ; — 1 banc de bois, fabriqué par l'ouvrier, 2f 00; — 1 petit miroir pour la barbe, 1f 00 (depuis quelque temps, l'ouvrier se fait raser une fois par semaine à raison de 0f10) ; — 1 fourneau-poêle en fonte avec marmite et tuyaux, acheté à Montbéliard, 50f00; — 1 vieux bahut en chêne, 25f00. — Total, 89f 00.

Meubles de la pièce d'entrée servant de cuisine. — Petite armoire en bois avec quatre tablettes au-dessus, 10f00.

Meubles de la chambre du fils cadet qui paie pension. — 1 vieux lit de noyer, 5f00 ; — 1 duvet, 28f00; — 1 traversin, 7f00 ; — 1 paillasse, 3f00; — 1 armoire pour les habits, 26f00 ; — 1 table, 3f 00; — 1 banc, 0f 50. — Total 72f50.

Le fils cadet, lors de sa confirmation, a reçu gratuitement de l'église le Nouveau Testament, mais il laisse ce livre en dépôt chez son frère aîné.

Ustensiles : Peu nombreux, plus ou moins détériorés et réduits au strict nécessaire............. 31f85

Dépendant de la cheminée et du fourneau-poêle. — 1 pelle, 1f 00; — 2 crémaillères pour la cheminée, 3f 00. — Total, 4f 00.

Employés pour les besoins de l'alimentation. — 12 assiettes blanches en faïence, 6 couverts en fer et 2 couteaux, 2f 00 ; — 6 tasses pour le café au lait, 1f 35; — 6 petites tasses, 1f 00; — 1 soupière et 2 vases en poterie commune, 0f50 ; — 1 écumoire, 0f50; — pots pour le saindoux, le beurre et la farine, tasses de poterie colorée, 1f 00 ; — 4 bouteilles, 1f00 ; — 8 verres, 1f 00; — 1 baquet pour l'eau, 1f 00; — 1 moulin à café et 1 cafetière, 4f00 ; — 3 bidons en fer blanc pour porter à l'usine le repas de l'ouvrier et de son fils cadet, 3f00. — Total, 16f35.

Employés pour les soins de propreté. — 2 rasoirs, 2f 00; — 2 brosses pour souliers (les fils de l'ouvrier en font seuls usage ; l'ouvrier et sa femme ont l'habitude de graisser leurs souliers), 1f 00; — 1 balai, 1f00. — Total, 3f00.

Employés pour divers usages. — 1 vieux parapluie, 2f 00 ; — 1 bâton ferré pour l'hiver, 0f50 ; — 1 rouet avec quenouille, 6f 00 (à cause du prix de la matière première, la femme n'a pas du tout filé cette année). — Total, 8f50.

[247] Linge de ménage : Fait de toile, de chanvre et de coton mélangés, raccommodé avec soin ; la femme n'achète de la toile que par exception, elle file au rouet du chanvre dit œuvre et du coton, et fait tisser les fils ainsi fabriqués............. 7f00

6 draps de lit, achetés à raison de 6f 00 l'un, 30f00 ; — 3 draps, faits avec du chanvre et du coton filés par la femme, 9f00; — 5 taies en coton pour le duvet de plume, dont 3 en bon état et 2 usées, 13f 00; — 5 taies de traversin, 5f00 ; — 6 essuie-mains, 3f 00; — 2 nappes en coton, 3f00; — 5 nappes en toile de chanvre, 5f00.

Vêtements : Extrêmement simples, raccommodés jusqu'à ce qu'il soit absolument impossible de les porter............. 182f 00

Vêtements de l'ouvrier (107f75):

Vêtements du dimanche. — 1 habit bleu, d'étoffe dite droguet, qui a 12 ans de durée (l'étoffe, qui a été envoyée au teinturier, puis au tailleur, a été tissée avec du fil de chanvre filé par la femme, et avec la laine de deux moutons qu'elle élevait à grand' peine à cette époque en les menant paître le long des chemins), 15f 00 ; — gilet de droguet, 5f00; — pantalon de droguet, 8f 00; — pantalon fil et coton, 5f 00 ; — blouse bleue de dimanche pour l'été, 6f 00; — souliers usés, 3f 00 ; — casquette, 5f 00; — 1 paire de bas de coton, 1f 00. — Total, 47f 00.

Vêtements de travail. — 13 chemises de toile de chanvre, en assez bon état, et 2 vieilles, 40f 00 ; — vieux pantalon de droguet brûlé par l'acide qui sert à décaper l'acier, 1f 50 ; — veste de laine à manches pour mettre sous la blouse, 6f00; — vieille blouse, 0f50 ; — sabots garnis de clous (1 paire par an), 1f00 ; — chaussons pour mettre dans les sabots l'hiver, 0f 50; — 1 paire de vieux bas de laine, 0f25 — 12 mouchoirs de coton, 6f 00; — 2 bonnets de coton blanc, 1f00; — 1 bonnet de travail en laine noire, 1f 00; — 1 gros bonnet en laine pour l'hiver, 1f 00. — Total, 60f75.

Vêtements de la femme (74f25) :

Vêtements du dimanche. — 2 robes noires en coton à 9f 00 chaque, 18f00 ; — 1 fichu noir, 5f 00; — 1 jupon en droguet, 5f00; 2 bonnets noirs dits bonnets huguenots, 1f 50, — 4 fichus blancs en percale pour mettre autour du cou (gardés à part dans une caisse), 10f00. — Total, 39f50.

Vêtements de travail. — 1 robe de coton, 3f00; — 1 autre robe déchirée pour mettre pendant le blanchissage de la première (mémoire); — 12 chemises à demi usées 24f00; — 2 paires de bas de coton, 2f 00 ; — 1 paire de bas de laine, 1f50; — 1 fichu noir en laine, 3f00 ; — 1 vieux bonnet, 0f25; — 1 paire de vieux souliers, 1f 00. — Total, 34f75.

Bijou. — L'ouvrier et sa femme ne possèdent aucun bijou ; ils n'ont pas de bague d'alliance. L'ouvrier avait une montre lorsqu'il s'est marié, mais il l'a vendue pour subvenir aux besoins de la famille, et ne l'a pas remplacée. Il a reçu, il y quelque mois, la médaille de Sainte-Hélène.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............. 566f35

§ 11. — Récréations.

La fête patronale d'Hérimoncourt, qui a lieu le 22 août, peut être considérée comme la principale récréation de l'ouvrier et de sa [248] femme, bien qu'à cause de leur âge ils n'y prennent plus qu'une part indirecte. La fête patronale joue un grand rôle dans cette commune et dans les communes voisines ; c'est l'époque de tous les achats importants de vêtements ou de mobilier ; on se prépare à la célébrer par un nettoyage complet de la maison ; les logements sont blanchis à neuf, et les meubles en mauvais état sont réparés ; cette coutume est scrupuleusement observée, même dans les ménages les plus mal tenus (N° 13 § 11). On fait aussi une lessive générale du linge ; on veut, en un mot, que l'habitation soit digne de recevoir les amis et les parents dont la fête amènera la visite. Sur la place publique et dans les rues du village, la fête donne lieu aux réjouissances accoutumées en pareil cas, et les cabarets, les marchands ambulants, les jeux de toute espèce, les danses en plein vent, se partagent la population ; c'est dans les repas et dans les réunions de famille qu'elle a son caractère original ; ces repas, les longs entretiens qui les suivent et qui se continuent le verre à la main, fort avant dans la nuit, sont pour beaucoup de ménages une occasion de dépenses relativement assez fortes ; mais, suivant d'anciennes habitudes, ils rassemblent autour de la même table les membres dispersés d'une famille nombreuse qui viennent souvent de fort loin pour y assister, et le jour de la fête est celui où le plus pauvre ouvrier distribue libéralement à ses amis le gâteau traditionnel que sa femme ne pétrit qu'une seule fois par an.

À l'occasion de cette solennité, la femme de Jean B*** a ajouté aux pommes de terre et aux légumes qui figurent presque à tous les repas, du bœuf, du veau, de l'andouille et des gâteaux fabriqués par elle avec de la farine, du beurre et des œufs. Le fils aîné avait fait présent à son père de six litres de vin qui ont été bus dans le ménage pendant la durée de la fête, c'est-à-dire le dimanche et le lundi ; ce lundi privilégié est, en effet, un jour de chômage et de repos. Pour les ouvriers qui, comme Émile B***, le fils cadet de Jean B***, ne sont ni économes ni rangés, les bruyantes réunions du cabaret, les chansons entonnées en chœur par les buveurs attablés se prolongent quelquefois jusque dans la journée du mardi.

On a vu (§ 9) que Jean B***, qui malgré son âge avancé ne boit pas de vin à ses repas, n'en consomme hors de la maison que pour 5 à 6f par an. Aussi cette dépense doit plutôt figurer au chapitre de l'alimentation qu'à celui des récréations. On ne peut pas davantage placer dans cette dernière catégorie l'usage du tabac à chiquer dont l'ouvrier consomme environ 17 rouleaux par an ; il n'a pas contracté volontairement cette habitude, elle a pour cause le séjour de 18 mois qu'il a fait pendant les guerres de l'Empire sur les bords de la Baltique (§ 12) et l'ordre donné à chaque soldat, sous peine [249] de quatre jours de prison, de faire usage des rations de tabac distribuées comme préservatif contre le scorbut.

Si des simples récréations on passe aux satisfactions morales, il faut entrer dans quelques détails pour faire comprendre le bonheur avec lequel ce vieux soldat mutilé de Wagram et de la Moskowa, dont la mémoire a conservé en traits ineffaçables, avec l'itinéraire de ses campagnes, le souvenir de Napoléon Ier, a reçu la médaille de Sainte-Hélène. Oublié lors d'une première distribution, il éprouvait un chagrin qu'il cherchait en vain à dissimuler à sa femme et à ses enfants ; aussi sa joie a-t-elle été grande lorsque le maire de la commune est venu lui apporter cette médaille: n'osant l'attacher sur une blouse, et ne possédant pas d'autre vêtement d'été, il la porte le dimanche, malgré la chaleur, sur un épais habit d'hiver. C'est la seule récompense qu'il ait jamais reçue, et le seul objet qui, dans son humble maison, rappelle les glorieux événements auxquels sa jeunesse a été mêlée.

IV. Histoire de la famille

§ 12. — Phases principales de l'existence.

Jean B*** est né en 1786, près de Montbéliard (Doubs) ; son père, ouvrier, avait eu 12 enfants, s'abandonnait à la débauche, et ne prit aucun soin de son éducation ni de son instruction. Appelé sous les drapeaux en 1808, Jean B*** fut incorporé dans le 30e régiment de ligne qui fit partie du corps d'armée commandé par le général Davoust ; il est entré triomphalement, pieds nus, dans la capitale de l'Autriche ; il a combattu ensuite à Wagram ; son régiment parcourut la Moravie, la Hongrie, le Tyrol, la Saxe, et séjourna pendant 18 mois sur les bords de la Baltique. La campagne de Russie commença : Jean B*** se trouvait sur le champ de bataille de la Moslowa, lorsqu'un éclat d'obus, brisant son fusil, lui emporta deux doigts de la main gauche ; dirigé alors sur Wilna, avant la retraite de l'armée, il revint en France par Kœnigsberg et Berlin et fut réformé en 1813.

Rentré dans ses foyers, il devint domestique, et, en 1826, il épousa, à l'âge de 41 ans, Marianne B*** âgée de 33 ans, qui appartenait à une famille de cultivateurs d'Audincourt ; elle n'avait que 11 ans quand sa mère resta veuve avec 6 enfants ; elle trouva bientôt une place de servante, et était dans cette position depuis [250] 20 ans lorsqu'elle se maria. Jean B*** ne possédait alors qu'une table et quelques chaises dont il se sert encore aujourd'hui. Il entra l'année même de son mariage dans la maison P***. N'ayant fait aucun apprentissage spécial, il y fut d'abord employé, comme homme de peine, à scier du bois ; mais il eut bientôt appris à décaper l'acier (§ 8) et gagna ainsi 1f10 par jour.

En 1833, il perdit son père qu'il avait soutenu jusqu'à sa mort ; sa femme lui avait donné en 1827 un fils, et en 1831 une fille qui mourut à l'âge de 10 ans ; son second fils naquit en 1835.

Le père et la mère de Marianne B*** venaient de mourir en lui laissant quelques parcelles de terre valant environ 900f. La possession de cet héritage donna à Jean B*** et à sa femme l'idée d'acheter une petite maison ; ils réalisèrent immédiatement ce projet, et dès la fin de l'année 1835, ils devinrent propriétaires d'une masure contenant un rez-de-chaussée éclairé par une seule fenêtre et un grenier, et d'un jardin de 8 ares, contigu à la maison. L'acquisition fut faite au prix de 880f, dont 100f payables comptant, et le reste en deux termes dans le délai de 2 ans. Le paiement de cette dette fut difficile : on vendit de la terre jusqu'à concurrence de 500f; on employa quelques économies péniblement amassées ; les patrons firent des avances sans intérêts dont ils se remboursèrent peu à peu par de faibles prélèvements sur la paye mensuelle de l'ouvrier (C) ; on devait au boulanger pendant qu'on s'efforçait ainsi de solder le prix de la maison achetée à crédit ; enfin la femme, prenant ses enfants avec elle, allait travailler à la moisson chez les cultivateurs du village. Dès 1840, le fils aîné fut admis à l'usine de Terre-Blanche, et gagna bientôt 0f60 par jour ; le plus jeune y entra en 1845. C'est vers cette époque que Jean B*** fut atteint d'une infirmité résultant d'un effort fait en travaillant au décapage (§ 4).

En 1848, année où leur fils aîné s'engagea pour deux ans [N° 16, § 12], l'ouvrier et sa femme ajoutèrent et à leur chaumière un petit corps de bâtiment contenant une étable à porcs et une chambre habitable destinée au fils cadet ; cette construction coûta 800f qui furent payés avec des économies.

Épargnant toujours malgré ses faibles ressources, Jean B*** déposa à la caisse d'épargne de la maison P** (E), pendant le cours de l'année 1851, en 13 versements, une somme totale de 255f; en 1853, son fils aîné, auquel le tirage avait donné un bon numéro et qui avait quitté le service militaire, manifesta l'intention de se marier et de vivre auprès de ses vieux parents. L'ouvrier se décida alors à réparer et à agrandir la masure achetée en 1835; il changea l'aménagement du rez-de-chaussée, le surmonta d'un étage contenant deux pièces, multiplia les ouvertures malgré l'impôt des portes [251] et fenêtres, et remplaça le chaume par la tuile. Ce travail donna lieu à une dépense de 1,300f. Afin d'y faire face, on vendit pour 100f ce qui restait des parcelles de terre dont la femme avait hérité ; on retira de la caisse d'épargne de la maison P*** les 255f déposés en 1851 ; on y ajouta environ 150f provenant d'économies faites postérieurement. Restait à trouver 500f. L'ouvrier emprunta dans ce but à un habitant du village 250f à 5 p. 100 par an; un autre prêteur, plus exigeant, livra aussi 250f, mais au taux de 6 p. 100. Au mois de juillet 1854, le fils aîné se maria, et vint, avec sa femme, habiter gratuitement d'abord, puis moyennant un loyer de 5f par mois, l'étage nouvellement construit. Dès qu'il put amasser quelques économies, il songea à libérer son père du paiement de cet intérêt de 6 p. 100, et lui prêta dans ce but, sans intérêt, une somme de 250 f; il lui a aussi avancé cette année, de la même manière, une somme de 80f, sans destination spéciale. L'ouvrier Jean P*** et sa femme sont donc encore débiteurs aujourd'hui d'une somme totale de 580f, dont 250f portent intérêt à 5 p. 100, et 330f sont prêtés gratuitement par leur fils aîné.

Le fils cadet de l'ouvrier, Émile B***, âgé de 23 ans, n'est pas marié, et a été exempté du service militaire par le numéro qui lui est échu au tirage ; il travaille comme ajusteur à la journée dans l'usine de Terre-Blanche, et gagne 2f 50. Par suite des amendes qu'il encourt assez souvent, et de quelques absences irrégulières, son salaire moyen par mois n'est que d'environ 60f. Il sait assez bien lire et écrire ; c'est un ouvrier habile, qui travaille avec intelligence, et pourrait facilement s'élever dans la hiérarchie des ouvriers de l'usine ; mais son caractère faible le rend accessible aux mauvais conseils et aux entraînements de la dissipation, et le livre à la fâcheuse influence de quelques jeunes gens de la localité. Le prix de la pension qu'il paie à ses parents est de 30f par mois. Il lui reste donc environ 30f qu'il dépense en plaisirs de cabaret et en habits, car il recherche la société des filles du village, et tient à être vêtu le dimanche avec un certain luxe. Lors de la dernière fête patronale, il avait acheté 20f de drap pour un pantalon. Il y a deux ans, son salaire se confondait encore avec les ressources de ses parents qui pourvoyaient à son habillement comme à toutes ses autres dépenses ; mais il se plaignait constamment de n'être pas assez bien vêtu, se dérangeait parfois le lundi, et ne rapportait à la maison qu'une portion minime de son salaire. Les choses en vinrent au point que ses parents voulaient cesser de l'avoir chez eux ; ils se bornèrent cependant à exiger de lui une pension qui n'est pas toujours payée régulièrement, et à le laisser s'habiller à ses frais et suivant ses goûts. Il est filleul de l'un des patrons qui, [252] ayant ainsi sur lui une autorité particulière, a décidé que la pension de 30f serait payée directement à son père par le bureau de l'usine, qu'une somme de 5f par mois seulement lui serait remise pour ses menues dépenses, et que le reste de son salaire mensuel ne lui serait payé que sur la justification régulière de ses besoins.

§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

Le chef de famille possède les qualités énergiques qui assurent à l'ouvrier les moyens de s'élever dans l'échelle sociale. Son obstination à épargner, quelque restreint que fût son salaire, l'a conduit à transformer le plus modeste héritage en une propriété d'une valeur plus que triple. Dans cette contrée où l'industrie s'est développée au milieu de populations agricoles, l'ouvrier qui s'élève par l'épargne n'a pas en vue d'atteindre la condition de patron qui est inaccessible pour lui ; mais il aspire à posséder son habitation et quelques morceaux de terre, et dès que cette terre est suffisamment étendue, il retourne à la vie exclusivement agricole (A). La famille a donc pour première garantie de bien-être l'énergie et l'esprit de prévoyance de l'ouvrier.

Mais si, comme beaucoup d'autres, il eût été moins heureusement doué, il eût trouvé autour de lui toute une série d'institutions protectrices émanées soit de l'initiative des chefs de l'usine où il travaille, soit de la charité des personnes aisées du pays, de l'autorité municipale, ou de l'église protestante à laquelle il appartient.

On peut citer d'abord la Caisse de secours des ouvriers de la maison P***, qui, moyennant une retenue sur le salaire de l'ouvrier, lui donne, ainsi qu'à sa famille, les soins du médecin et les médicaments, lui paie, s'il est malade, une indemnité journalière, et accorde des secours aux veuves (D).

Les patrons de cette même usine ont aussi fondé dans leur maison une caisse d'épargne où les ouvriers, en déposant leurs économies, reçoivent immédiatement un intérêt de 5 p. 100, et ils peuvent retirer leurs fonds quand ils le désirent (E).

Par esprit de bienveillant patronage et pour aider des familles gênées momentanément ou préoccupées d'achats de terres, les chef de l'usine font souvent à leurs ouvriers des avances gratuites, [§ 12 , (G)].

Enfin si Jean B*** n'était pas propriétaire de la maison qu'il habite, il pourrait trouver un logement à bon marché dans les habitations ouvrières construites ou louées par la maison

[253] Il existe dans le pays une société charitable, dite Société libre des amis des pauvres, qui fonctionne régulièrement, donne des secours temporaires aux habitants nécessiteux, et assiste d'une manière continue deux ou trois familles qui sont dans le dénuement par suite d'infirmités ou d'autres causes. Elle donne aussi à chaque pauvre étranger qui se présente au village, où la mendicité est interdite, de 1/2 kilog. à 1 kilog. de pain de deuxième qualité. Les pauvres sont en très-petit nombre à Valentigney et Hérimoncourt.

En énumérant les garanties de bien-être qui protègent les ouvriers de la maison P***2, il faut rappeler les secours que ces ouvriers pourraient recevoir, soit des bureaux de bienfaisance établis à Hérimoncourt et Valentigney, soit des caisses presbytérales des églises de ces deux communes qui distribuent aux pauvres, par l'intermédiaire du pasteur et des anciens, des secours prélevés sur les revenus des paroisses et sur le produit des quêtes et dons. Enfin, il faut mentionner, pour mémoire, et relativement aux ouvriers qui cesseraient, en quittant la maison P***, de faire partie de la société de secours mutuels, les soins gratuits des médecins cantonaux d'Audincourt et de Blamont.

§ 14. — Budget des recettes de l'année.

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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.

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Comptes annexés aux budgets.

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Notes

Faits importants d'organisation sociale ; Particularités remarquables ; Appréciations générales ; Conclusions.

(A) Sur les avantages qu'assure la réunion du travail industriel et de la propriété rurale.

[265] La réunion dans la même famille du travail industriel et de la propriété rurale est un fait général dans les cantons de Blamont, d'Audincourt et de Montbéliard, et les ouvriers-propriétaires sont considérés par les chefs d'industrie comme les meilleurs. Stimulés en effet par le désir de féconder et d'agrandir le petit domaine reçu par voie d'héritage ou acquis au prix des plus rudes privations, ils prennent ou conservent d'excellentes habitudes de zèle, de régularité et d'économie. Avant l'établissement de l'industrie dans les communes d'Hérimoncourt et de Valentigney, celles-ci étaient fort pauvres et ne contenaient guère que des pâturages où les habitants élevaient quelques chèvres ; mais, dès que le paysan put envoyer ses enfants à l'usine, l'agriculture, profitant à la fois du travail de plusieurs membres de la famille, et de l'épargne faite sur les salaires industriels des autres, se développa rapidement dans cette contrée, qui, depuis un demi-siècle, s'est transformée complètement. On y récolte aujourd'hui du blé, des pommes de terre, de l'avoine, du seigle, de l'orge et divers légumes. C'est un pays de petite propriété et de petite culture dont le sol, très-fertile, est extrêmement divisé (B). Les chefs d'industrie ont quelquefois remarqué que l'élévation du taux des salaires agissait d'une manière fâcheuse sur les habitudes de certains ouvriers industriels ; cette augmentation de ressources n'a que des avantages pour ceux qui sont poussés à l'épargne par l'amour de la propriété immobilière ; en cas de chômage ou de crise, les récoltes du champ et les industries accessoires, telles que l'engraissement d'animaux domestiques, qui peuvent se rattacher à une petite exploitation rurale, constituent pour la famille une précieuse ressource ; en temps ordinaire, elles l'affranchissent en partie du tribut onéreux que beaucoup de ménages d'ouvriers paient aux divers fournisseurs et intermédiaires auxquels ils sont obligés de recourir (H).

[266] L'ouvrier qui possède une maison échappe aussi à la gène que le renchérissement des loyers fait éprouver en ce moment à ses camarades non propriétaires (F).

En constatant les heureux résultats que présente la combinaison du travail industriel et de la propriété foncière, il convient de remarquer que les cultures effectuées dans ces conditions se renferment dans des limites nécessairement restreintes ; l'ouvrier, en effet, qui passe toutes ses journées à l'usine, ne peut s'occuper que fort peu de la culture ; tout le poids de ce travail porte ordinairement sur la femme ; la culture ainsi entreprise n'a pour objet que la consommation de la famille ; c'est le plus souvent pour se procurer les pommes de terre, les légumes, et la viande de porc salé et fumé, principaux aliments des habitants du pays. C'est quelquefois pour récolter le blé qui servira à fabriquer le pain dans le ménage, et pour entretenir une vache laitière, que l'ouvrier industriel de la localité ambitionne la possession de la terre ; s'il n'est pas propriétaire, ou si son jardin est trop petit, il loue des champs à l'année. C'est ce que fait l'ouvrier dont nous avons présenté la monographie. Si le domaine de l'ouvrier-propriétaire constitue une exploitation rurale à laquelle ne puissent suffire le travail de la femme et des enfants, un labourage et quelques autres façons payées à part, il loue tout ou partie de sa terre à un cultivateur, ou, ce qui arrive plus fréquemment, il quitte l'industrie pour se livrer exclusivement à agriculture. Dans la commune d'Hérimoncourt, quine ouvriers propriétaires environ ont abandonné l'usine pour se faire paysans, mais leurs enfants sont bientôt venus les y remplacer.

L'ouvrier Jean B***, comme on l'a indiqué ci-dessus (§ 6), est propriétaire d'une petite maison ; sa femme cultive des pommes de terre et des légumes sur 24 ares dont 8 seulement sont la propriété du ménage ; les 16 autres sont loués à l'année ; de plus, elle engraisse deux porcs. D'autres ouvriers de la localité exploitent de plus grandes surfaces, et possèdent des bestiaux, mais la petite fortune immobilière de Jean B***, qui vaut environ 3,000f, peut servir de type moyen ; de plus, l'exemple remarquable de cet ouvrier qui, gagnant 1f50 par jour, a pu, en 20 ans, élever deux fils, et économiser plus de 2,000f pour rebâtir et agrandir sa maison achetée au prix de 800 avec le montant d'un héritage, montre quelle peut être la puissance de l'épargne appliquée avec persévérance à l'amélioration de la propriété immobilière.

Il a paru intéressant de chercher à connaître,; sur les 364 familles dont un ou plusieurs membres (424 hommes, 76 filles ou femmes et 67 enfants) travaillent dans les usines de la maison P***, le nombre de celles qui s'appuient en même temps sur le travail industriel et [267] sur la propriété foncière. Cette recherche a donné les résultats suivants :

En ce qui concerne les 311 ouvriers travaillant dans les usines de Valentigney et de Beaulieu, la propriété foncière existe dans 80 familles sur 218; 26 ne possèdent pas de champs et n'ont qu'une maison valant de 1,500f a 2,000f. Les 54 autres familles qui possèdent aussi une maison, sont, en outre, propriétaires de champs et se livrent à l'agriculture ; un grand nombre cultive environ 6 quartes (48 ares) ; 15 d'entre elles, d'après l'expression usitée dans le pays, en ont pour leur pain; quelques-unes, en petit nombre, ont une récolte supérieure à leur consommation. Ces 54 familles agricoles peuvent être classées ainsi qu'il suit, eu égard à la valeur de leurs propriétés, maison et terres réunies : 5 familles, 10 à 12,000f; — 6 familles, 5 à 8,000f; — 11 familles, 4,000f; — 14 familles, 3,000f — 13 familles, 2,000f et au-dessous.

Quant aux 256 ouvriers des usines de Terre-Blanche et de Meslières qui comprennent 146 familles, la propriété foncière existe dans 71 de ces familles : 5 possèdent des immeubles pour une valeur de 10 à 12,000f; —, pour une valeur de 5 à 8,000f; — 10, pour une valeur de 4,000f; — 25, pour une valeur de 2,000f; —26, pour une valeur de 1,000f et au-dessous.

(B) Sur le morcellement de la propriété dans les communes d'Hérimoncourt et de Valentigney, et sur le mode de transmissions des héritages.

Le principe de la division de la propriété et du partage égal de l'héritage du père entre les enfants est entré profondément dans les meurs de la population de cette contrée. Le sol fertile des communes d'Hérimoncourt et de Valentigney qui produisent du blé, des pommes de terre, de l'avoine, du seigle, de l'orge et des légumes, est parfaitement cultivé.

L'amour de l'égalité absolue dans les partages avait été poussé si loin à Valentigney que cette commune était connue et citée pour une de celles ou, par suite d'un morcellement exagéré, il semble que le sol doive bientôt être divisé en molécules. Lorsque dans une succession ouverte au profit de trois héritiers, par exemple, il se trouvait trois parcelles de terre, on ne se bornait pas à attribuer une parcelle à chaque héritier ; on divisait chaque parcelle en autant de fragments qu'il y avait d'héritiers, de sorte que chacun se trouvait [268] avoir trois tiers de parcelles séparés souvent par d'assez grandes distances. Ce système de partages pouvait se comprendre jusqu'à un certain point quand les champs dépendants de la succession étaient voisins, et cultivés l'un en blé, l'autre en avoine, le troisième en légumes ; mais, appliqué d'une manière générale, il ne pouvait se justifier, et la pratique en fit bientôt toucher au doigt les fâcheuses conséquences. Ainsi, on remarqua qu'un hectare de terre cultivé par un seul propriétaire rapportait, par exemple, 100 doubles décalitres, et que le même hectare, partagé entre quatre héritiers, ne rapportait plus que 80 doubles décalitres ; on comprit que chaque division nouvelle, en multipliant les limites et les angles, fait perdre un ou plusieurs traits de charrue et que le cultivateur obligé de courir sans cesse d'une parcelle à une autre gaspille un temps précieux. L'intérêt personnel servit de guide ; la propriété trop morcelée se recomposa peu à peu d'elle-même par voie d'échanges et de transactions privées, et il est très-rare aujourd'hui de voir les partages produire des parcelles inférieures à une quarte (8 ares). C'est un minimum généralement admis dans le pays toutes les fois qu'il s'agit de terres labourables à la charrue ; quant aux terrains ou jardins dont le sol est très-riche, qui sont situés près des maisons et des villages, qui se vendent parfois au mètre, et où l'on cultive à la main divers légumes, il est évident que les partages peuvent, sans inconvénient, dépasser le minimum adopté pour les champs labourables. C'est ainsi que des parcelles de deux ares sont encore fréquemment divisées. Les ouvriers propriétaires de la localité aiment beaucoup la terre ; la possession de la moindre parcelle donne souvent lieu à de vives discussions, mais les procès sont extrêmement rares.

Les observations qui précèdent montrent l'importance que les enfants attachent à avoir chacun sa part égale dans l'héritage immobilier du père ; lorsqu'il y a des filles, la règle ne change pas ; elles reçoivent aussi leur lot de champs, mais elles le vendent le plus souvent à des tiers pour avoir une dot en argent. Lorsqu'il y a dans la succession une maison et des champs, la maison est généralement attribuée aux fils, les filles reçoivent de l'argent, des objets mobiliers ou de la terre.

(C) Sur la permanence des engagements dans la maison P***

Les ouvriers de la maison P*** dont les patrons sont enfants [269] du pays, et qui compte environ quarante ans d'existence dans la même localité, se distinguent par la puissance du lien qui les y rattache ; de génération en génération beaucoup de familles envoient leurs membres travailler dans ses usines. C'est ainsi que l'ouvrier Jean B*** travaille depuis plus de trente ans dans les usines d'Hérimoncourt et que ses deux fils y comptent déjà l'un quinze, l'autre treize années de travail. Cette maison n'emploie que quelques ouvriers nomades. Ce sont des Allemands qui, après avoir travaillé plusieurs mois dans les usines, retournent dans leur patrie pour revenir l'année suivante ; tous les autres possèdent des immeubles dans la localité ou y sont domiciliés sans aucun esprit de changement. Les tentatives faites à diverses époques pour attirer certains d'entre eux, par des offres avantageuses dans d'autres établissements, sont restées sans effet.

Quelles sont les causes de cette remarquable fixité L'union de la propriété foncière et du travail industriel ; la rareté des chômages dans une industrie telle que la fabrication des outils et de la grosse quincaillerie, objets de première nécessité qui, même dans les temps de crise, trouvent presque toujours des consommateurs ; enfin et surtout le patronage exercé par les chefs d'industrie sur les ouvriers qui se sentent protégés, et savent qu'en cas de chômage ils ne seraient pas abandonnés, et les diverses institutions, caisse de secours mutuels (D), caisse d'épargne (E), prêts sans intérêts (G), logements à bon marché (F), instruction primaire gratuite [N°16 (A)]. par lesquelles les patrons ont cherché à augmenter le bien-être physique et moral de cette bonne et intelligente population.

(D) Sur la caisse de secours mutuels établie entre les ouvriers de la maison P***.

En 1853, les patrons provoquèrent la formation d'une caisse de secours mutuels entre leurs ouvriers ; ceux-ci furent tous appelés à voter par oui ou par non sur l'institution de cette caisse qui devait avoir pour principales ressources une retenue sur les salaires et une cotisation fournie par les patrons. Au dépouillement du scrutin, on trouva 20 votes négatifs, mais la volonté de la majorité fit loi, et les patrons étaient trop persuadés de l'utilité de l'œuvre entreprise et de la nécessité d'y associer tous les ouvriers, pour ne pas triompher facilement de quelques résistances isolées, inspirées par l'ignorance [270] ou l'entêtement ; il fut décidé que la retenue serait obligatoire, et que tout ouvrier qui refuserait de la laisser prélever sur son salaire devrait sortir de l'usine. Il est presque inutile de dire qu'il ne fut pas obligé d'en venir à cette extrémité, et que les opposants furent heureux de profiter, comme leurs camarades, du bienfait de l'association. Certains forgeurs de l'usine de Terre-Blanche qui s'étaient prononcés contre la fondation de la caisse, et qui, en leur qualité d'ouvriers externes (G), avaient pu continuer à travailler à l'usine sans faire partie de la société, vinrent bientôt prier les patrons avec instance, d'admettre leur adhésion tardive.

Le règlement de l'association porte que les ouvriers de la maison P***, dans le but de se prêter mutuellement assistance en cas de maladie, s'adjoignent à leurs patrons pour former une caisse de secours, et arrêtent les dispositions suivantes :

« Un comité est chargé de surveiller l'application du règlement, d'arrêter les comptes de fin d'année, d'administrer la société et de décider les questions qui ne seraient pas suffisamment prévues par le règlement ; il est composé : 1° des patrons (au nombre de deux) ; 2° des contre-maîtres (au nombre de six) ; 3° d'ouvriers, en nombre égal à celui des contre-maîtres, choisis parmi ceux qui, par leur caractère et par leur position, doivent jouir de la confiance des autres.

« Les ressources de la caisse consistent : 1° dans une retenue sur le salaire de tous les ouvriers, fixée à 1 1/2 p. 0/0, afin de former une réserve suffisante en cas d'épidémie, et qui pourra être réduite par le comité ; 2° dans une cotisation versée par les patrons, et égale au quart du montant total des retenues ; 3° dans le produit des amendes encourues par les ouvriers. (Ces amendes, dont les ouvriers peuvent être passibles pour retards, malfaçons, indiscipline et, ce qui arrive très-rarement, pour absences le lundi, ivrognerie, ou refus d'envoyer leurs enfants à l'école primaire gratuite [N°16 (A)], varient de 0f10 à 2f, taux moyen d'une journée de travail ; elles peuvent être doublées en cas de récidive, et sont prononcées par le directeur de l'usine.)

« La caisse est chargée, 1° des frais de médecin et de pharmacie pour tous les ouvriers, ainsi que pour leurs femmes et leurs enfants, si toutefois ces femmes et ces enfants ne travaillent pas dans d'autres usines; le médecin est choisi par le comité et reçoit un traitement annuel ; 2° du paiement, à compter du 4 jour de maladie, d'une indemnité journalière, dite demi-solde, égale à la moitié du salaire moyen de l'ouvrier malade ; cette demi-solde ne serait pas due si la maladie était la suite de débauches ; tout ouvrier qui tombe malade dans les trois premiers mois de son entrée dans les usines de la [271] maison, n'a pas droit à la demi-solde si cette maladie a une origine antérieure à son admission ; 3° du paiement des pensions de 10 à 15f par mois, que le comité peut accorder à la veuve, en cas de mort d'un chef de famille pendant quatre mois au plus.

« Les patrons sont chargés de prélever chaque mois la retenue sur le salaire de tous les ouvriers, et de tenir un compte exact des recettes et des dépenses ; ils soumettent ce compte au comité à la fin de chaque année ; les excédants de recettes de la caisse de secours sont déposés à la caisse d'épargne de la maison (D). »

Immédiatement après la constitution de la société, les six ouvriers qui devaient siéger dans le comité avec les six contre-maîtres et les patrons furent élus par le suffrage de leurs camarades, au scrutin de liste.

Le comité fut installé aussitôt et fonctionne régulièrement depuis cette époque ; les procès-verbaux de ses délibérations sont inscrits sur un registre ad hoc.

Quelques abus qui s'étaient produits ont amené le comité à user deux fois du droit qui lui appartient à l'égard des difficultés que ferait naître .l'application du règlement ; en 1856, il a décidé que la demi-solde ne pourra être payée pendant plus d'un an, et en 1857, que cette demi-solde sera due non plus à partir du quatrième jour de maladie, mais seulement à compter du cinquième.

Un exemple fera connaître l'esprit qui anime ce comité d'ouvriers dans l'exercice de ses fonctions administratives. Le procès-verbal de la séance du 22 janvier 1854 porte ce qui suit : « L'attention du comité a été appelée sur le nommé T*** qui s'est fait une blessure à la main en frappant sa femme ; la demi-solde lui revenant ne lui sera pas payée, puisque ce serait tolérer le vice ; des ordres sont donnés en conséquence. »

Les prévisions des patrons et des ouvriers associés qui, en 1853, lors de la fondation de la société, fixaient la retenue à 1 1/2 p. 0/0, en vue du cas d'épidémie, ont été cruellement justifiées ; le choléra, dès l'année suivante, est venu fondre- sur la contrée. Parmi les ouvriers de la maison 70 environ furent atteints, dont un mortellement. Les patrons allèrent eux-mêmes au chevet des cholériques leur donner des soins et leur faire prendre les remèdes et les médicaments nécessaires. Les réserves de la caisse de secours furent bientôt épuisées ; elle ne put fonctionner qu'au moyen des avances faites par la maison. À la date du 30 juin 1856, ses comptes présentaient un découvert de 3,200f. Ce déficit a été comblé par les patrons.

Les comptes de la société de secours qui, sa dette ainsi éteinte, n'avait plus rien en caisse au 30 juin 1850, constatent les résultats [272] suivants pour les deux années écoulées depuis ce jour jusqu'au 30 juin 1858 :

Résultats de la société de secours mutuels des ouvriers de la maison P*** du 30 juin 1856 au 20 juin 1858 (notes annexes)
Résultats de la société de secours mutuels des ouvriers de la maison P*** du 30 juin 1856 au 20 juin 1858 (notes annexes).

Cet excédant a été versé à la caisse d'épargne de la maison, conformément au règlement de la société,

Il résulte des chiffres ci-dessus que la moyenne de l'indemnité journalière dite demi-solde, payée aux ouvriers malades, a été de 0f8812; que la moyenne de la dépense en visites de médecin et en médicaments, s'élève par jour de maladie à 2f3313, et qu'ainsi chaque ouvrier malade coûte, en moyenne, à la caisse de secours 3f 21 par jour.

(E) Sur la caisse d'épargne spéciale établie dans la maison P*** pour les ouvriers de cette maison.

La maison P*** a fondé en 1850 une caisse d'épargne spécialement destinée à recevoir les économies de ses ouvriers. Cette caisse a été organisée dans le but d'éviter aux ouvriers qui étaient obligés autrefois d'aller porter leur argent à la caisse d'épargne de Montbéliard, à 7 kilomètres de Valentigney et à 11 kilomètres d'Hérimoncourt, la perte de temps et la fatigue du voyage, les formalités du [273] dépôt, et surtout la tentation de dépenser en route une partie des économies qu'ils allaient déposer.

Cette caisse est établie sur les bases suivantes : L'ouvrier déposant retire 5 p. 0/0 de ses fonds à partir du jour du dépôt, et reçoit un livret ou compte courant qui reste entre ses mains. Il peut retirer ses fonds du jour au lendemain, en tout ou en partie, sans prévenir à l'avance. Les intérêts sont capitalisés chaque année.

Vivement sollicités par les patrons, les ouvriers se montrent en général disposés à l'épargne ; il faut remarquer toutefois que la presque totalité des versements faits à la caisse émane des ouvriers non propriétaires. En effet, la plupart des ouvriers de la maison P*** appartiennent à la classe agricole, qui est la plus économe ; mais les épargnes de ceux-là ne sont pas déposées dans la caisse ; elles restent dans la famille et servent à améliorer ou à agrandir la maison qu'elle habite ou le domaine rural qu'elle cultive. C'est l'emploi qu'ont reçu les épargnes de Jean B*** (§12).

Au 30 juin 1858, la caisse d'épargne de la maison était dépositaire d'une somme totale, intérêts compris, de 35,900 appartenant à 90 ouvriers, dont 64 travaillent dans les usines de Valentigney, et 26 dans celles d'Hérimoncourt.

Les 64 dépôts des ouvriers de Valentigney peuvent se classer ainsi : Cinq dépôts de 1fà 20f; six de 20f à 50f; neuf de 50f à 100f; dix de 100f à 200f; six de 200f a 300f; cinq de 300f à 400f; neuf de 400f à 500f; deux de 500f à 600f ; trois de 600f à 700f; un de 790f; un de 946f; un de 1,141f; un de 1,252f; un de 1,700f; trois de 2,000f à 2,100f appartenant à un lamineur, à un aplatisseur et à un magasinier ; un de 2,960f appartenant à un tourneur.

En ce qui concerne les ouvriers d'Hérimoncourt, où la classe semi-agricole l'emporte sur la classe purement industrielle, on a vu que le nombre des dépôts n'est que de 26 ; leur classification donne les résultats suivants : trois dépôts de 1f à 20f; deux de 100f à 200f trois de 200f à 300f; deux de 300f à 400f; sept de 400fa 500f; un de 724f; deux de 800f à 900f ; un de 1,552f appartenant à un forgeur ; un de 1,702f appartenant à une ouvrière qui travaille à l'usine avec son mari.

La disposition à l'épargne va toujours en augmentant chez les ouvriers de la maison P***,et la progression serait encore plus sensible si un bon nombre d'entre eux ne remettaient pas leurs économies à leurs parents pour solder le prix d'acquisitions d'immeubles, ou pour rembourser des dettes.

(F) Sur la cherté des loyers et sur les moyens employés pour y remédier.

[274] Le développement de l'industrie dans la localité et particulièrement dans le vallon d'Hérimoncourt a rendu les logements rares et les loyers chers. Des logements dont l'aménagement et la salubrité laissent beaucoup à désirer, qui ne contiennent le plus souvent qu'une ou deux petites chambres, un galetas et une cuisine, et qui étaient loués, il y a quelques années, à raison de 5f et 6f par mois, ont atteint aujourd'hui les prix de 9f, 10f et 12. La maison P*** désirant à la fois soulager l'ouvrier et le rattacher de plus en plus, par l'attrait du bien-être matériel, à l'usine où il travaille, a cherché depuis longtemps à remédier aux inconvénients et aux souffrances qui résultent de l'élévation du taux des loyers et de l'insalubrité des logements ; elle a d'abord fait construire des habitations ouvrières pouvant contenir chacune plusieurs familles d'ouvriers ; c'est ainsi qu'elle possède, non loin de l'usine de Terre-Blanche, 24 logements ; près de l'usine de Valentigney, 11 logements dans une maison spéciale que certains ouvriers nomades ont surnommée par dérision la Bastille (le nom lui est resté) ; enfin à l'usine de Beaulieu, 4 logements. Ces 39 logements se composent d'une chambre, d'une mansarde habitable, d'une cuisine et d'une cave ; un petit jardin d'un are est annexé à chacun d'eux. Ils sont loués aux ouvriers de la maison P*** à raison de 5f et 6f par mois, et valent au taux actuel 8f, 9f et 10f. Un second moyen employé par la maison P*** consiste dans la location d'un certain nombre de logements qu'elle sous-loue à ses ouvriers, en ne leur demandant qu'un prix inférieur à celui qu'elle paie aux propriétaires ; la maison a pu obtenir ces logements, pris en bloc, à un prix un peu moins élevé que le prix ordinaire, parce que les propriétaires avaient ainsi la certitude d'être payés au terme. On a loué de cette manière dans le village d'Hérimoncourt, 22 logements. Total 61 logements. Sur 364 familles rattachées aux quatre usines, et dont un grand nombre, 150 environ, habitent des maisons qui leur appartiennent (A), 61 ont donc pu être logées à prix réduit. Mais ce résultat est encore insuffisant, et la maison P*** se propose de construire, l'année prochaine, près de l'usine de erre-Blanche, une habitation ouvrière qui contiendra 15 logements.

La dépense totale de cette construction ne dépassera pas 22,500f, de telle sorte que chaque logement reviendra, clefs en main, à 1,500f. La valeur du sol, estimé à 1,200f, n'est pas comprise dans ce chiffre de 22,500f. Le bâtiment sera élevé sur caves, composé d'un rez-de-chaussée et d'un étage et ressemblera à un long chalet ; les [275] portes des logements du premier étage s'ouvriront sur une galerie extérieure protégée par la forte saillie du toit ; l'escalier sera placé à l'extérieur ; les logements disposés à la suite l'un de l'autre, aérés et éclairés sur les deux façades, et complètement indépendants, seront de deux sortes ; les logements ordinaires comprendront une chambre à coucher de 16 mètres carrés, une chambre cuisine de même grandeur, une mansarde habitable, une cave et un bûcher pouvant recevoir 9 à 12 stères de bois ; les logements dits grands, contiendront une chambre der plus. Des placards seront disposés dans les murs. À chaque logement ordinaire ou grand, sera annexé un jardin potager d'un are. Les habitants dé cette maison jouiront d'une pompe qui fournira de l'eau excellente; à l'un des angles du bâtiment, seront disposés, dans une chambre commune servant de buanderie, un four et une baignoire qui pourra être transportée dans les logements en cas de maladie ; elle se chauffe par-dessous au moyen d'un appareil économique, et pourra être employée, en cas de besoin, à faire la lessive. Les prix de location seront fixés de manière à rapporter 5 p. 00 d'intérêt et 3 p. 00 d'amortissement, soit, en moyenne, à 10f par mois. Le mobilier de chaque ménage locataire sera assuré contre l'incendie, par la maison P***. Cette assurance sera comprise dans le prix du loyer, et on la laissera ignorer aux assurés afin de ne pas diminuer leur vigilance.

(G) Sur les prêts gratuits faits par les patrons aux ouvriers.

Des avances d'argent sans intérêts sont faites fréquemment par la maison P*** à ses ouvriers, dans des circonstances diverses, par exemple pour leur permettre de subvenir dans un moment difficile, à la subsistance de leurs familles ; lorsqu'il y a urgence à payer un loyer arriéré, à solder une partie du prix d'acquisition d'une maison ou d'un champ acheté à. crédit, ou pour tout autre motif connu des patrons et approuvé par eux. L'usage de ces prêts est fort ancien, il a existé de tout temps dans la maison P***. Les avances ainsi faites sont remboursées par des retenues opérées sur le montant de la paie mensuelle, et dont la quotité est fixée par les patrons, eu égard au gain, à la position, aux embarras ou à l'aisance de l'ouvrier débiteur. Au 30 juin 1858, le compte de ces prêts gratuits présentait pour les quatre usines de la maison P*** une avance totale de 5,309f 05 répartie entre 7 ouvriers débiteurs, dont 11 avaient reçu des sommes supérieures à 100f, parmi lesquelles on voit figurer des prêts de 455f, [276] 640f et 737f. Ces emprunteurs favorisés sont des ouvriers forgeurs, dits ouvriers externes, qui dépendent de l'usine de Terre-Blanche, mais qui entreprennent chez eux à la tâche, des travaux qu'ils exécutent avec des compagnons payés par eux, et tout à fait étrangers à la maison P***. Ces forgeurs ont souvent en main un grand nombre de pièces très-avancées, mais non terminées ; obligés de payer leurs compagnons avant de toucher le prix qui ne peut être réglé que sur la livraison des pièces finies, ils se trouveraient dans le plus grand embarras s'ils ne recevaient pas des patrons les avances relativement considérables qu'on voit figurer à leur compte.

(H) Sur les tentatives faites pour diminuer le prix des subsistances.

Dans les localités industrielles où la population n'est pas assez nombreuse pour qu'une concurrence sérieuse puisse s'établir entre les fournisseurs, ces derniers ont un véritable monopole dont ils abusent trop souvent ; les ouvriers, obligés de ménager leur temps et leurs forces, ne peuvent aller s'approvisionner à la ville et subissent forcément les prix exagérés que leur impose l'avidité de l'épicier ou de l'aubergiste. On peut dire sans exagération que dans la plupart des villages du pays, il existe deux ou trois épiciers qui s'enrichissent aux dépens de la population ouvrière. D'un autre côté, en ce qui concerne les étoffes, les vêtements et les ustensiles de ménage, les ouvriers sont exploités par des marchands ambulants qui deviennent sédentaires lorsque la prospérité croissante du pays leur permet de compter sur des bénéfices certains. Deux marchands juifs de cette catégorie viennent de s'établir à Hérimoncourt. Dans les communes d'Hérimoncourt et de Valentigney, le pain est taxé depuis un an ; quant à la viande, la hausse excessive du prix des fourrages qui pousse beaucoup de cultivateurs à se défaire de leurs bestiaux a amené une baisse passagère ; mais le prix des objets de consommation nécessaires au ménage de l'ouvrier, et notamment le sucre, le café, l'huile, le savon, les divers articles d'épicerie, de mercerie et de rouennerie se maintiennent, par le fait des intermédiaires, à un taux fort élevé. Les ouvriers racontent eux-mêmes et l'expérience démontre que lorsque le prix des denrées s'élève à Montbéliard, cette hausse se fait sentir immédiatement dans les ménages d'Hérimoncourt ; si, au contraire, les prix s'abaissent au chef lieu d'arrondissement, ce n'est que trois semaines ou un mois après que cette diminution profite aux ouvriers qui l'ignoraient ou ne pouvaient [277] s'en prévaloir. Il faut ajouter que la fâcheuse habitude qui existe dans la plupart des ménages de ne pas payer comptant le fournisseur, et d'avoir un livret sur lequel sont inscrits les objets achetés, donne lieu souvent à de graves abus. Si la femme de l'ouvrier, chargée des achats, n'est pas vigilante, ou ne sait pas lire et écrire couramment, les inscriptions faites par le fournisseur, et dont elle ne peut se rendre compte, s'accumulent sur son livret; elle se trouve entraînée par la facilité du crédit à des dépenses que le fournisseur encourage ; peu à peules avances, d'abord insignifiantes, se transforment en dettes criardes ; l'ouvrier souscrit alors des billets; il ne peut les payer à l'échéance, et quelquefois, poussé à bout, il se voit contraint de vendre à réméré au fournisseur sa maison ou son champ. La ruine de plusieurs familles du pays n'a pas d'autre cause.

En 1851, la cherté des articles d'épicerie était vivement sentie par les ouvriers de l'usine de Terre-Blanche. Le directeur et les employés de ces usines avaient remarqué que les ouvriers qui achetaient beaucoup chez l'épicier étaient toujours obligés de demander aux patrons de fortes avances (G), et ils provoquèrent la formation, entre les ouvriers de l'usine, d'une association pour l'acquisition à bon marché des légumes secs et des articles d'épicerie et de mercerie. Cette association fut constituée le 26 avril 1852, par un acte signé de tous les ouvriers adhérents, au nombre de 54 chefs de famille. Aux termes de l'acte d'association, les ouvriers nomment : 1° un gérant chargé des acquisitions, des livraisons et des comptes ; 2° un comité de surveillance de trois membres pour contrôler les opérations du gérant, vérifier les comptes, arrêter les prix d'acquisition et fixer le crédit de chaque participant, c'est-à-dire la quantité de denrées à lui livrer, ainsi que la quantité et la nature des marchandises à acheter. À la fin de chaque mois, la somme des livraisons faites à chaque ouvrier est portée sur un bulletin annexé à son carnet, et cette somme lui est retenue sur sa paie mensuelle. L'acte d'association porte, en outre, que les patrons ont accepté la proposition qui leur a été faite de solder les factures, à la condition que l'association leur garantira la rentrée de leurs avances ; ils se chargent, de plus, du transport gratuit de toutes les marchandises de Montbéliard à l'usine de Terre-Blanche, où se fait la distribution aux ouvriers.

La maison P*** restait ainsi en dehors de l'association, et se bornait à avancer sans intérêts les fonds nécessaires aux achats. Les ouvriers associés procédèrent, par la voie du scrutin, aux élections prescrites par les statuts. Un employé de l'usine fut nommé gérant ; le comité de surveillance fut composé d'un employé, d'un contremaître et d'un ouvrier. Ces diverses fonctions étaient complètement [278] gratuites. Deux fois par semaine, le soir, les membres du comité faisaient la distribution des denrées achetées.

Afin de couvrir la dépense du transport jusqu'à Montbéliard, les avaries survenues pendant le trajet, et les déchets inévitables lors de la distribution de certaines denrées telles que l'huile, on composait pour chacune d'elles un prix moyen un peu supérieur au prix . d'achat.

L'association commença à fonctionner régulièrement au mois de septembre 1852. Les farines de 1re qualité, qui auraient coûté à Hérimoncourt 0f 60 le kilog. revenaient, achetées à Besançon, à 0f43, transport compris ; les ouvriers faisaient leur pain eux-mêmes ; ils employaient gratuitement pour cet usage un four établi à l'usine de Terre- Blanche. Les légumes secs, haricots, pois, orge, lentilles, etc., revenaient, achetés à Besançon, à 5f le décalitre au lieu de 6f50; acheté au Havre, le sucre, que les épiciers d'Hérimoncourt faisaient payer 2f le kilog., revenait à 1f 80; la mélasse de même provenance à 0f58 au lieu de 0f 90, et le café à 2f10 le kilog. au lieu de 2f 60 ; acheté à Marseille, le savon revenait à 1f 06 le kilog. au lieu de 1f50 ; enfin, pris à Strasbourg et à Montbéliard, l'huile à brûler revenait à 1f 05 le kilog. au lieu de 1f60, et le vinaigre à 0f 35 le litre au lieu de 0f45. L'économie ainsi réalisée par les achats directs peut être estimée en moyenne à 25 p. 100. Éclairés par l'expérience et par les conseils de leurs camarades, quelques ouvriers récalcitrants qui n'avaient pas voulu d'abord entrer dans l'association, s'y étaient fait admettre ; certains sociétaires avaient cherché à spéculer sur le bas prix des objets achetés, en se faisant délivrer par la société, pour les revendre, des denrées dont ils n'avaient pas besoin pour leur consommation ; mais les autres ouvriers s'empressèrent de les signaler au comité de surveillance, qui mit fin à cette manœuvre.

Les ouvriers profitaient ainsi des bienfaits de l'association qui, depuis le mois de septembre 1852 jusqu'au mois d'avril 1853, leur avait livré à prix réduit pour plus de 9,000f de denrées, lorsqu'à cette époque des difficultés s'élevèrent. Irrités de se voir abandonnés par leur clientèle, et d'être en outre contraints par la concurrence de l'association à baisser leurs prix, les fournisseurs s'efforcèrent de lui créer des embarras et de lui enlever ses adhérents ; plusieurs sociétaires endettés depuis longtemps chez les épiciers, furent menacés d'être poursuivis à outrance s'ils continuaient à faire partie de la société ; quelques ouvriers qui ne pouvaient comprendre la nécessité d'établir un prix moyen supérieur au prix d'achat pour couvrir les déchets, furent induits à récompenser le zèle du gérant et du comité par des doutes sur la gratuité absolue de leurs fonctions ; [279] enfin, il arriva par malheur sur ces entrefaites qu'un retard eut lieu dans l'envoi d'une fourniture importante de farines attendue par les sociétaires, qui durent retourner chez les boulangers après avoir rompu avec eux. Ces causes réunies amenèrent la fin de l'association. Les comptes clos au mois d'avril 1853, se soldèrent par un boni de 47f 10 qui fut versé à. la caisse de secours mutuels (D). Mais l'exemple était donné et l'expérience faite ; des groupes d'ouvriers se formèrent pour faire en commun des acquisitions à prix réduits chez les marchands en gros de Montbéliard. Cet usage se maintient, et les épiciers d'Hérimoncourt sont forcés de tenir compte de cette concurrence, si imparfaite qu'elle soit ; beaucoup d'ouvriers regrettent l'association ; ceux qui la dénigraient autrefois en demandent aujourd'hui la réorganisation avec les plus vives instances ; les patrons se proposent de faire droit à ces réclamations ; ils vont rétablir immédiatement l'association de l'usine de Terre-Blanche tant pour satisfaire à des besoins réels que pour préparer la population ouvrière à l'exécution d'un projet plus vaste, conçu au moment de la grande cherté des subsistances par plusieurs chefs d'industrie, ajourné alors par suite de quelques dissentiments, mais qui peut être repris d'un moment à l'autre, et dont nous devons dire quelques mots.

Plusieurs chefs d'industrie de la localité, occupant ensemble près de 2,000 ouvriers dont les familles représentent une population de 5 à 6,000 personnes, se réuniraient pour livrer à cette population, au prix de revient : le pain fabriqué par l'association dans une boulangerie spéciale ; la farine, la viande de porc salée et fumée, les légumes secs, le vin, l'huile, le sucre, le café, les articles d'épicerie et de mercerie ; certaines étoffes communes, certains vêtements de travail confectionnés, et jusqu'à des ustensiles de ménage, le tout acheté aux meilleures sources avec les avantages que présentent les relations et le crédit de plusieurs établissements considérables. Les chefs d'industrie associés formeraient un fonds de roulement de 40,000f les achats, faits par eux, et payables à trois mois, seraient soldés avec les rentrées ; les dépenses annuelles, savoir : la location d'une maison, 1,500f, les intérêts du fonds de roulement, 2,000f; l'intérêt et l'amortissement à 10 pour 100, d'un mobilier d'exploitation de 10,000f, soit 1,500f ; le salaire d'un employé gérant, 1,500f; de deux aides, 1,200f; de deux garçons boulangers et d'un aide, 1,800f; les frais de transport et de voyages, 2,000f ; les assurances, déchets et avaries, 1,500f, s'élèveraient ensemble à 13,000f, pour des achats qui pourraient dépasser le chiffre d'un million par an. Un comité composé de trois des chefs d'industrie associés, se réunirait trois fois par semaine au bureau du magasin pour décider les achats et vérifier les [280] marchandises. Pour inspirer de la confiance aux ouvriers et empêcher tout malentendu entre eux et les patrons, chaque chef d'industrie pourrait faire connaître périodiquement le résultat des opérations de la société à un conseil formé de trois ouvriers et de trois chefs d'atelier de son usine. Il va sans dire que les chefs d'industrie s'interdiraient tout bénéfice ; le prix des denrées ne serait augmenté que de 2 à 3 p. 00 pour couvrir les dépenses annuelles évaluées à 13,000f, et pour former un fonds de réserve destiné à abaisser le prix du pain pendant les époques de cherté, système qui se rattache au principe sur lequel est fondée la caisse de la boulangerie de Paris3.

(I) Sur les accidents qui surviennent dans les ateliers.

Des précautions minutieuses ont été prises dans les usines de la maison P*** pour préserver la santé des ouvriers, et pour les protéger contre les accidents de plus d'un genre qui les menacent. C'est ainsi qu'à l'aiguiserie, où se trouvent des meules qui produisent une poussière insalubre, on a établi des ventilateurs-aspirateurs d'une grande puissance ; mais les meules à aiguiser présentent un autre danger moins facile à conjurer. Il est arrivé une ou deux fois que ces meules de 1m50 de diamètre, tournant avec une grande rapidité, se sont brisées en éclats qui détruisent tout sur leur passage. On les éprouve avant leur emploi en les lançant à toute vitesse lorsque l'atelier est vide. Enfin, dans les quatre usines, les arbres verticaux dits arbres de pointe, les arbres horizontaux et les engrenages sont enveloppés de caisses de bois pour protéger les ouvriers. Ces précautions qui rendent les accidents plus rares, ne peuvent les prévenir toujours. Depuis sa fondation, la maison P*** a compté trois accidents mortels ; un assez grand nombre d'ouvriers ont eu les [281] doigts coupés ou écrasés, mais quelques-uns, exemptés du service militaire par leur infirmité, ont pu cependant continuer leur travail ; tout récemment, un graisseur de machines âgé de 30 ans, nouvellement marié, a eu la main droite saisie et emportée par un engrenage ; en proie à de cruelles souffrances, il ne se plaignait que de l'incapacité de travail qui devait être la suite de cette mutilation. Des secours temporaires aux familles en cas de mort (D), un poste facile, tel que celui de garde de nuit ou de portier pour les mutilés encore valides, quelquefois des pensions viagères, sont les expédients ordinairement employés par les chefs d'industrie de la localité pour venir en aide aux victimes des accidents ; mais ces soulagements précaires qui n'ont d'autre garantie que la charité du patron ne sont pas suffisants ; l'attention des chefs d'industrie doit être appelée sur les moyens de compléter et d'étendre l'application de la généreuse et juste pensée qui a inspiré à l'empereur Napoléon III la création d'un asile pour les ouvriers mutilés ou rendus infirmes dans le cours de leurs travaux. Cet asile doit être spécial au département de la Seine, mais le rapport adressé à l'Empereur par M. le ministre de l'intérieur, le 8 mars 1855, au sujet de sa création, porte que le même bienfait pourra être successivement étendu aux grands centres industriels de l'empire. Le décret qui institue l'asile met au nombre des ressources qui composent sa dotation, « les abonnements pris par les chefs d'usine », et décide que, pour les mutilés qui voudront rester dans leurs familles, l'admission pourra être convertie en une subvention annuelle. Sans prétendre toucher prématurément aux questions que soulèvera l'exécution de ces deux dispositions du décret, on peut rappeler avec le rapport déjà cité de M. le ministre de l'intérieur, « qu'en pensant à nos glorieux blessés des camps, l'Empereur a songé que l'industrie a ses blessés comme la guerre », et se préoccuper de la manière dont les conséquences de ce principe pourront être tirées ; l'ouvrier mutilé, plus souvent peut-être encore que le soldat, préférera au séjour dans un asile, la vie de famille et une pension, et il faudra encourager cette préférence, car en supposant que la dépense annuelle nécessaire pour l'entretien de 300 mutilés dans un asile atteigne 300,000f, 1,000 pensions de 300f produiraient une plus grande somme de bien-être ; d'un autre côté, les veuves et les enfants en bas âge de ceux qui succombent par suite d'accidents mortels, ne devront pas être abandonnés à la misère. Il est permis d'espérer que les sentiments d'humanité des chefs d'usine les pousseront à marcher résolument dans la voie de progrès ouverte par l'initiative de l'Empereur, et à étudier les conditions dans lesquelles ils pourraient, en s'abonnant avec un asile, remplacer, par une contribution annuelle, proportionnelle aux risques spéciaux [282] de chaque industrie et à laquelle s'ajouteront, peut-être, des retenues sur les salaires, le fardeau souvent très-lourd des indemnités et des secours qu'ils paient à leurs mutilés ; on peut affirmer qu'à côté du bienfait résultant de l'admission dans les asiles, des subventions graduées, analogues aux pensions de l'armée, et servies aux mutilés et aux veuves soit par les caisses des asiles, soit par une caisse unique, répondraient directement à l'un des besoins les plus pressants et les plus légitimes de la population ouvrière.

(J) Sur l'influence des cabarets.

L'influence des cabarets est funeste au bien-être moral et matériel des populations industrielles et agricoles ; elle trouble la paix du ménage, anéantit l'autorité-du père de famille, et rend l'épargne impossible ; elle fait perdre à l'adulte célibataire le goût du travail, affaiblit son intelligence et le rend incapable de remplir un jour les devoirs d'un chef de famille ; enfin cette influence regrettable pousse les enfants mineurs à la désobéissance et à l'insubordination ; elle les détache de leurs parents et détruit leurs facultés et leurs forces au moment de la croissance.

D'après le décret du 29 décembre 1851, aucun café, cabaret ou débit de boissons à consommer sur place ne peut être ouvert sans la permission préalable de l'autorité administrative ; le préfet peut ordonner la fermeture de ces établissements soit après une condamnation pour contravention aux lois et règlements, soit par mesure de sûreté publique ; tout individu qui ouvre un établissement de cette nature sans autorisation préalable, ou contrairement à un arrêté de fermeture, encourt une amende de 25f à 500f, et un emprisonnement de six jours à six mois.

Dans le département du Doubs, les cabarets sont soumis, en outre, à diverses mesures de police prescrites par un arrêté préfectoral du 19 mars 1852. Cet arrêté défend aux cabaretiers, aubergistes, et autres débitants de boissons, de recevoir les jeunes gens qui n'ont pas atteint l'âge de 21 ans ; c'est une excellente disposition trop peu observée dans la commune d'Hérimoncourt et dans les localités voisines. Il est très-rare qu'un maire cultivateur ose verbaliser contre un cabaretier qui aura reçu des jeunes gens de 18, 19 ou 20 ans ; dans la commune de Valentigney, l'autorité municipale a appliqué cinq ou six fois cette disposition de l'arrêté, et un cabaretier a été [283] condamné à deux jours de prison par le tribunal de Montbéliard pour avoir reçu un mineur ; un autre article du même arrêté défend aux cabaretiers et aubergistes de servir des boissons aux individus dont la raison serait altérée par suite d'excès ; malgré cette prescription, qui a en vue les ivrognes connus pour tels, il ne se passe pas de dimanche où le cabaretier ne s'empresse de les recevoir et de les exploiter.

De nombreuses demandes ont été adressées au maire de Valentigney pour obtenir l'autorisation d'ouvrir de nouveaux cabarets ; ces demandes ont toujours été rejetées ; d'un autre côté, en provoquant des condamnations sévères, ce magistrat est parvenu à réduire à trois, pour une population de 1,100 âmes, le nombre des auberges existantes ; mais dans une commune voisine, qui compte 2,600 habitants, il y a 19 cabarets ; dans cette même commune l'ivrognerie a récemment été la cause d'un meurtre.

Les sages mesures prises par l'administration supérieure, telles que la suppression d'un grand nombre de cabarets, la fermeture des débits de boissons clandestins, et une police beaucoup mieux faite aujourd'hui qu'autrefois, atténuent le mal que produisent ces établissements ; toutefois l'ivrognerie se propage à Valentigney et dans les communes voisines, et, par suite, les scènes de désordre qu'elle provoque dans l'intérieur des familles deviennent plus fréquentes ; le prix élevé du vin a porté les ouvriers à boire une détestable eau-de-vie de pomme de terre ou de topinambours, avec laquelle s'abrutissent aujourd'hui ceux qui trouvaient il y a quelques années dans le vin une ivresse moins malfaisante et moins redoutable ; on sait que l'eau-de-vie, surtout lorsqu'elle est falsifiée, détermine souvent des actes comparables aux effets de la folie furieuse.

Le récit d'un fait qui s'est passé il y a quelques années dans la commune d'Hérimoncourt permettra d'apprécier la portée de l'influence que l'ouverture d'un débit de boissons peut avoir, dans certains cas, sur la marche d'un établissement industriel. Un cultivateur de cette commune, homme avide et rapace, vint construire vis-à-vis de l'usine de Terre-Blanche des logements d'ouvriers et une maison dans laquelle il se mit à vendre d'abord des légumes et du lait, et bientôt de l'eau-de-vie ; après plusieurs avertissements sévères qui lui furent adressés par les chefs d'industrie, il régularisa en apparence sa situation en prenant une licence pour vendre l'eau-de-vie à pot renversé,; mais trouvant ce commerce trop peu lucratif, il continua à vendre en détail aux ouvriers, aux heures des repas, des boissons alcooliques, et attira ainsi chez lui les hommes, les femmes et même les enfants. Le caractère et les allures des ouvriers, changèrent bientôt visiblement ; le désordre et l'insubordination s'introduisirent [284] dans les ateliers qui avaient marché jusque-là avec le plus grand ordre, et les patrons, presque impuissants à conduire l'usine ainsi bouleversée, considéraient l'ouverture de ce cabaret comme un véritable fléau. Les gendarmes appelés par eux purent heureusement saisir le cabaretier en contravention et dresser procès-verbal ; il fut condamné par le tribunal de Montbéliard à 500f d'amende et à 15 jours de prison, et son établissement fut fermé par ordre du préfet. La cause du désordre cessant, les ouvriers se calmèrent, mais il fallut un certain laps de temps pour arriver au rétablissement complet de l'ordre et de la tranquillité.

Notre législation, qui place l'ouverture et l'existence des débits de boissons dans les attributions du pouvoir discrétionnaire de l'administration, semble inspirée par cette idée fort juste que certaines industries peuvent, au point de vue moral, être assimilées aux établissements que la loi appelle « dangereux, insalubres et incommodes, » et dont la création et le maintien sont entourés de nombreuses garanties. On s'est souvent demandé, en France et à l'étranger, si d'autres mesures plus énergiques ne devraient pas être employées pour combattre l'ivrognerie et entraver la consommation des liqueurs fortes. Dans un discours prononcé à Boston en 1837, devant les délégués des sociétés de tempérance, Channing réclamait la prohibition absolue de la vente au détail des liqueurs spiritueuses, qu'il assimilait aux poisons : « personne, disait-il, n'a moralement le droit de fournir ce qu'interdit le bien de la société4 ». Les moyens préventifs et répressifs donnés à l'administration française par le décret de 1851 peuvent paraître suffisants, à la condition qu'ils seront énergiquement employés, et que les maires n'useront du droit d'autoriser l'ouverture de nouveaux cabarets que sous le contrôle vigilant de l'autorité supérieure.

Notes

1. Ces deux communes faisaient partie autrefois du comté de Montbeliard, qui dépendait de l'empire d'Allemagne et na été réuni au territoire français qu'en 1793. Ce pays a été gouverné successivement par les anciens comtes de Montbéliard et par les ducs de Wurtemberg.

2. Pour présenter le tableau complet du système de patronage organisé par les chefs de l'usine en faveur de leurs ouvriers, il faudrait mentionner l'instruction primaire, obligatoire et gratuite donnée aux enfants qui travaillent dans la maison P***, les bibliothèques populaires organisées par cette maison, et la société de patronage pour les enfants indigents de la circonscription ecclésiastique de Montbéliard. Mais l'ouvrier Jean B** et sa femme n'ayant pas de jeunes enfants et ne sachant pas lire, les observations relatives à ces divers points ne se rattacheraient pas directement à cette monographie [N°16, (A), (B), (C)].

3. Il existe en Suisse plusieurs associations destinées à procurer à la classe ouvrière les denrées à prix réduits : la société de Consommation ou Consumverein de Zurich, et le Consumverein de Lucerne, fondées en 1852, donnent à leurs membres le pain et les articles d'épicerie; l'Association de consommation de la Chaux-de-Fonds, établie en 1854, et la Boulangerie sociale de Sainte-Croix fondée en 1855, ne fournissent que le pain; — la Société vaudoise de consommation fondée à Lausanne en 1854, et la Société veveysane de consommation fondée en 1857, distribuent à leurs membres, à prix réduits, le pain, la viande de boucherie et des aliments préparés. — Dans le Hanovre, à Linden, un établissement appelé Restaurant économique distribue par jour 2,000 rations d'aliments préparés. (Voir la brochure intitulée : Des sociétés mutuelles de consommation, par E. Raoux, Lausanne, 1858.) Tout le monde connaît l'Association alimentaire de Grenoble fondée en 1851, et qui distribue chaque jour plus de 3,000 rations consommées à domicile, ou dans les vastes réfectoires qu'elle a établis.

4. Chainning, Œuvres sociales. Discours sur la tempérance.