No 10.
FERBLANTIER
COUVREUR ET VITRIER
D'AIX-LES-BAINS
(SAVOIE — ÉTATS SARDES)
(Ouvrier chef de métier et subsidiairement journalier, tâcheron et ouvrier tenancier dans le système du travail sans engagements)
D'APRÈS LES
RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX, EN AOÛT 1857
PAR
M. F. LE PLAY C.E.
Sommaire
- Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
- Notes
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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle de la famille.
§ 1er. — État du sol, de l'industrie et de la population.
[9] La famille habite la petite ville d'Aix-les-Bains, située près de la frontière de France, par 45o 39' de lat. N. et 3o 35' de long. E. (M. P.), à 8 kilomètres au-dessous de Chambéry, dans une petite vallée dont le fond est en grande partie formé par le lac du Bourget et dont les eaux débouchent par un canal étroit dans la rive gauche du Rhône. Les maisons d'Aix, depuis longtemps agglomérées sur le flanc d'une colline abrupte, près des abondantes sources thermales qui rendent cette localité célèbre, commencent à s'étendre dans la [10] plaine contiguë; celle-ci, large d'un kilomètre, est limitée à l'est par cette colline, à l'ouest par le lac, puis par le mamelon de Tresserve longeant la rive sud-ouest du lac et formant promontoire entre les deux ruisseaux qui y portent leurs eaux. La banlieue rurale, complément de la commune d'Aix, comprend 13 hameaux et des habitations éparses qui, avec ceux des communes voisines, fournissent aux habitants d'Aix et aux baigneurs attirés par les sources thermales une partie des denrées nécessaires à leur consommation.
Le sol, dont les strates sont redressées parallèlement à la direction du Rhône, se compose de marnes, de calcaires et de grès sableux appartenant à la formation néocomienne. Les deux principales sources d'Aix sortent de ce calcaire à la température moyenne de +46o c., avec un volume de 4,900 litres par minute. Quelques filets de cette eau distribués au moyen de bornes-fontaines pour les besoins domestiques équivalent, pour la population, à une subvention de combustible (14). Toutes ces eaux forment, à la sortie de la ville, un véritable ruisseau que l'on met à profit, pour les cultures maraîchères, pour le chauffage des serres et pour le blanchissage du linge. L'église d'Aix, établie à 29 mètres au-dessus du lac, est à 255 mètres au-dessus du niveau de la mer; les massifs de montagnes qui dominent, sur les deux rives du lac, le bassin d'Aix, s'élèvent aux niveaux de 1,500 et de 1,600 mètres.
Le climat est fort tempéré: les gelées ne sont ni intenses ni prolongées; la neige tombe rarement et persiste moins souvent encore sur le sol. On trouve à Aix et dans la banlieue beaucoup d'expositions où le figuier et le grenadier croissent à l'air libre. Les fruits du mais, du sorgho, du châtaignier et de la vigne y mûrissent facilement chaque année. La vallée d'Aix est l'un des passages par lesquels de nombreuses bandes d'oiseaux appartenant aux genres Alauda, Anthus, Motacilla, Fringilla, etc., se rendent, à l'arrière-saison de l'Allemagne et de la Basse-Suisse, vers le rivage de la Méditerranée (D.). La chasse de ces oiseaux fournit aux populations un aliment précieux; elle constitue une industrie lucrative (3) pour la famille décrite dans la présente monographie. Le gibier sédentaire détruit par le braconnage, qui est une sorte de droit commun, ne joue qu'un rôle insignifiant dans l'alimentation locale. Les poissons, qui peuplent abondamment le lac et les ruisseaux affluents, sont pour la population un aliment essentiel; le chef de famille décrit dans la présente monographie trouve à la fois dans la pêche une récréation et une ressource (4).
Au point de vue agricole, les principales subdivisions du sol de la banlieue d'Aix sont: la terre arable, avec de nombreuses plantations d'arbres fruitiers, notamment de noyers, de châtaigniers et [11] de hautes vignes dont les pampres se marient à l'érable (Acer campestre L.); les clos de vignes en ceps; les prés secs ou arrosés, épars çà et là sur les collines ou dans la plaine; les prés marécageux, voisins du lac, peuplés de grandes herbes appartenant aux genres Arundo, Juncus, Carex, Spiroea, Lychnis, etc., et fournissant aux étables une litière précieuse connue sous le nom de blache; quelques taillis de chêne ou de bouleau et de petits groupes de futaies: des friches formées pour la plupart d'affleurements de la roche calcaire; des jardins d'agrément et des potagers, et enfin l'emplacement occupé par les maisons et leurs dépendances. Les 1,068 hectares de la commune se répartissent approximativement, ainsi qu'il suit, entre ces diverses subdivisions:

Les principaux produits végétaux du territoire sont le froment, le seigle, le sarrasin, l'orge, l'avoine, le mais, les haricots, les pois verts, le colza, les noix, les châtaignes, les pommes de terre, le vin, et une multitude de fruits et de légumes. Parmi les animaux, on peut citer, à peu près selon l'ordre d'importance, les vaches fournissant à la fois le travail des labours, le lait et le beurre; les bœufs employés pour les transports locaux; les chevaux et les ânes destinés surtout au service des baigneurs; enfin les moutons, les porcs, les volailles, les pigeons et les lapins. Ces deux dernières espèces sont cultivées avec profit par la famille présentement décrite (5,6).
Les seules usines de la banlieue d'Aix sont les moulins à céréales, les pressoirs à huile (8,9) et les autres ateliers nécessaires à toutes les populations rurales et urbaines. L'activité de cette commune s'emploie surtout à recueillir les profits considérables qu'assurent 4,000 baigneurs environ, séjournant moyennement 25 jours. Elle pourvoit à quatre groupes principaux de besoins: 1o la nourriture, qui répartit 600,000f entre une trentaine d'hôtels ou de pensions bourgeoises et un grand nombre de fournisseurs directs des baigneurs vivant en ménage; 2o le logement, qui répartit 250,000f entre 400 propriétaires de maisons et de chambres garnies; 3o les récréations, le blanchissage du linge et les consommations diverses, qui répartissent 200,000f entre 800 personnes environ, voituriers, [12] loueurs de chevaux ou d'ânes, bateliers, guides, marchands et fournisseurs, blanchisseurs, etc.; 4o enfin le service de santé proprement dit qui répartit une somme de 150,000f environ entre les établissements publics de bains et un personnel de 9 médecins, 2 pharmaciens, une centaine de doucheurs, porteurs et autres employés.
La population se distribue, ainsi qu'il est indiqué ci-après, entre la ville et la banlieue:

Les chefs de famille ou de maison se répartissent, ainsi qu'il est indiqué ci-après, entre les diverses professions.

L'affluence de riches étrangers donne, dans cette localité, de faciles moyens d'existence à toutes les classes de la population; néanmoins, dans l'état d'isolement où vivent les diverses subdivisions [13] d'une même famille, et vu l'affaiblissement des liens de patronage (§ 5), plusieurs ménages appartenant à la classe des journaliers vivent dans une situation précaire due à l'imprévoyance, à l'intempérance et au manque de discernement.
À une époque où le nombre des baigneurs s'accroît suivant une progression rapide, la construction des habitations destinées au logement des étrangers devient souvent la principale industrie de la ville d'Aix. Le personnel qui y est employé en permanence est presque toujours insuffisant, et c'est ainsi qu'il faut demander au Faucigny ses maçons émigrants; au Piémont, des maçons-briquetiers, des plâtriers et des peintres; à Paris et à Lyon, des objets d'ameublement de toutes sortes, etc. Le chef de famille décrit dans la présente monographie appartient à la catégorie des ouvriers sédentaires de cette spécialité; cumulant des fonctions qui sont souvent séparées dans les villes plus considérables, il concourt à la construction et à l'entretien des bâtiments en qualité de ferblantier, de couvreur en métaux et de vitrier. Il tient, en outre, avec le concours de sa femme (§ 8), une petite boutique où il vend des objets achetés en France ou fabriqués par lui-même avec des feuilles de fer-blanc, de plomb, de zinc et de verre.
§ 2. — État civil de la famille.
La famille comprend les deux époux et deux jeunes enfants, savoir:
1. Joseph B**, chef de famille, né à Aix, marié en 1861............ 32 ans;
2. Claudine D**, sa femme, née à Aix............ 28 [ans]
3. Alexandre B**, leur fils aîné, né à Aix............ 5 [ans]
4. Ferdinand B**, leur second fils, né à Aix............ 4 [ans]
Plusieurs années avant le mariage, chacun des deux époux s'était créé une situation indépendante de la famille paternelle (§ 12); le choix de la profession et le mariage même ont eu lieu en dehors de toute direction imprimée par les parents. Les rapports avec ces parents et avec les branches collatérales sont presque nuls: une succession déjà recueillie et celles que réserve l'avenir sont les seuls avantages que la famille semble attendre des liens de parenté (B).
Le père de Joseph B** a perdu en 1849 sa première femme, dont l'héritage montant à 4,500f a été partagé conformément à la loi sarde (B), entre Joseph B**, un frère et une sœur établis l'un et l'autre à Aix avec des métiers lucratifs: ce père, âgé de 63 ans et qui occupe [14] encore l'emploi de facteur de la poste aux lettres, est marié en secondes noces et possesseur d'un capital de 5,000f environ.
La mère de Claudine D** a perdu en 1847 son mari, petit entrepreneur de bâtiments, qui a laissé des affaires embarrassées; sa veuve, après une liquidation qui a constaté la perte entière du bien paternel, a pu conserver une petite maison, sa propriété personnelle, ayant une valeur de 6,000f, qui sera partagée un jour entre Claudine D** et deux frères, exploitant aujourd'hui des métiers dans une situation inférieure à celle où leur père s'était momentanément élevé.
§ 3. — Religion et habitudes morales.
Les deux époux appartiennent nominalement plutôt que par la sincérité de leurs sentiments, à la religion catholique romaine; ils n'ont pu même s'élever au médiocre degré de ferveur qui existait chez leurs parents [les Ouv. europ. XXXVI (A)].
Il ne paraît pas que les relations avec les parents aient jamais donné lieu à une action formellement répréhensible; mais on n'y remarque aucun symptôme des sentiments de respect et d'affection qui font, à la fois, la force et le charme de la vie de famille. Peu disposés par les habitudes du premier âge à accepter la direction que les parents auraient pu imprimer, les deux époux conservent cependant une impression fâcheuse de l'isolement où ils se sont trouvés lorsqu'ils ont dû se créer une situation en dehors de toute influence de parenté. Sans désirer la mort des parents, ils envisagent avec satisfaction les perspectives qui se rattachent à deux héritages (§ 2). Bien qu'ils se trouvent dans une situation prospère (§ 6), ils laissent percer, dans leurs discours, un sentiment d'envie contre ceux de leurs frères ou sœurs qui ont eu plus de succès dans leurs entreprises.
Les deux époux n'ont reçu que les premiers rudiments de l'instruction primaire; moins ignorante que son mari, la femme a conservé les notions d'écriture et de calcul strictement suffisantes pour [15] la correspondance concernant l'achat en gros à Lyon, à Genève et à Chambéry, des matières premières de leur commerce et de leur industrie (1). Ils ont, au reste, une intelligence naturelle qui supplée en partie au défaut d'instruction. Ayant tiré de quelques petits échecs un enseignement salutaire, ils apprécient avec un certain discernement les éventualités complexes et les principales conditions de succès de leur profession. Ainsi, par exemple, se sentant dépourvus de l'aptitude nécessaire pour étendre le cercle de leurs opérations commerciales, ils consacrent chaque année leur épargne annuelle à de nouveaux placements hypothécaires (§ 6).
L'amour du travail, la frugalité et la prévoyance sont développés chez les deux époux à un degré assez éminent: sous ce rapport, l'ancienne tradition qui conserve encore ces antiques vertus de la Savoie et l'esprit moderne qui excite chacun à s'élever compriment suffisamment les appétits physiques et remédient jusqu'à un certain point à l'affaiblissement du sentiment religieux. L'esprit de dévouement, qui ne se manifeste ni pour Dieu, ni pour les parents, ni pour le maître, ni même pour la patrie, s'applique sans réserve aux enfants: les deux époux veillent à leur bien-être avec une vive sollicitude; leur principale préoccupation est de faire parvenir un jour ces enfants à une situation élevée, et ils commencent, autant qu'il dépend d'eux, à préparer cet avenir en leur assurant le bienfait de l'instruction.
Les sentiments qui se manifestent le plus habituellement dans la conversation des deux époux sont l'envie et une sorte d'irritation sourde contre les classes supérieures de la société (A). Le discernement, qui a été signalé ci-dessus, ne s'emploie pas volontiers à reconnaître que les situations élevées se lient généralement à une supériorité d'aptitudes. Les deux époux apprécient avec finesse, souvent avec exagération ou injustice, les vices de la classe bourgeoise et des baigneurs qui fréquentent les eaux thermales. Leur principal grief naît des débats que soulève la fixation du prix des salaires et des ouvrages: ils se plaisent à opposer la lésinerie du plus grand nombre à la générosité de quelques-uns, alors même que les ressources nécessaires à cette libéralité se tirent de situations ou d'industries peu honorables. Ils se plaignent vivement des exigences sans cesse croissantes des propriétaires de maisons, en ce qui concerne le prix de location des logements occupés par les ouvriers. Ils se montrent blessés de l'esprit d'injustice qu'ils attribuent en certains cas aux classes dirigeantes: c'est ainsi qu'ils gardent un vif ressentiment d'une condamnation qui leur a été infligée pour un délit de chasse, avec une sévérité qui a paru, en effet, exagérée à des personnes impartiales. Ils fondent un de leurs reproches principaux sur les [16] fréquentes tentatives de séduction, auxquelles les jeunes filles de la classe inférieure se trouvent exposées de la part des bourgeois et des étrangers: à ce sujet, la mère de famille déplore que le goût de la toilette et du luxe, en se développant chez ces jeunes filles, fournisse chaque jour un nouvel aliment à la corruption des mœurs. Les deux époux reprochent encore à la bourgeoisie des sentiments de fierté et d'indifférence à l'égard des ouvriers; ils l'accusent de déserter les antiques traditions de patronage qu'imposaient les mœurs et les institutions religieuses; ils ont été notamment blessés des refus qu'ils ont éprouvés dans plusieurs démarches ayant pour objet de choisir pour leurs enfants des parrains et des marraines dans une situation élevée.
Ces sentiments d'antagonisme n'ont point encore acquis dans cette localité l'énergie qui se remarque en d'autres contrées; mais ils se développent chaque jour et s'infiltrent, pour ainsi dire, dans les mœurs et les institutions. Ils ont eu, par exemple, une influence évidente sur la détermination que le chef de famille a prise de s'affilier à la société de secours mutuels l'Union (C), composée exclusivement d'ouvriers. Possédant déjà un capital assez considérable (§ 6) qui s'accroît chaque année, la famille est en situation de conjurer, par ses propres ressources, les éventualités de chômage et de maladie; elle aurait donc intérêt à réunir à ce capital, sous forme d'épargne individuelle, la somme notable que l'affiliation absorbe annuellement (D. 4e et 5e sections). Beaucoup de membres de l'Union se trouvent dans une situation semblable; la fondation de cette société est donc moins un acte de prévoyance qu'une manifestation, plutôt instinctive que raisonnée, d'un sentiment collectif d'hostilité contre l'ordre social actuel. L'ouvrier décrit dans la présente monographie ne peut être compté au nombre des membres les plus zélés de la corporation: cependant il ne manque jamais d'assister, avec l'assentiment de sa femme, aux réunions et surtout au dîner annuel; il se plaît, dans ces occasions, à retrouver chez ses confrères l'esprit de critique et le sentiment de méfiance dont il est lui-même pénétré à l'égard de la bourgeoisie.
L'antagonisme des diverses classes a toujours été le symptôme le plus apparent par lequel s'est révélé l'affaiblissement des constitutions sociales. Cet affaiblissement est aujourd'hui manifeste, dans cette partie de la Savoie, pour l'observateur qui compare l'état de choses qu'on vient de décrire aux excellentes mœurs et à l'harmonie sociale qui se conservent encore dans les montagnes voisines, notamment dans la région de Bauges, avec la religion, l'autorité paternelle et l'esprit de famille.
Dans les contrées mêmes où l'esprit d'antagonisme s'est le plus [17] propagé, les populations seraient cependant disposées à revenir à d'autres sentiments, si les classes dirigeantes, faisant un généreux effort, s'élevaient à la hauteur morale d'où elles pourraient seulement dominer une situation qui devient chaque jour plus difficile. Ainsi, la mère de famille, au milieu des critiques qu'elle dirige incessamment contre la bourgeoisie, se plaît à faire une exception en faveur d'une famille parisienne qu'elle a servie pendant 3 années (§ 12). Elle rend hommage aux vertus éminentes qui distinguaient sa maîtresse; elle constate avec reconnaissance qu'elle a acquis près de cette dernière la pratique des ouvrages d'aiguille et de tricot, des préparations de cuisine, et en général de tous les travaux qui se rattachent à l'économie domestique; qu'en un mot, elle doit à cette bienfaisante influence les aptitudes qu'elle n'avait pas reçues de ses parents et qu'elle applique, chaque jour, avec succès dans son propre ménage (§ 10).
§ 4. — Hygiène et service de santé.
Se rattachant, par sa situation en latitude, à la région chaude de l'Europe (§ 1er), préservée de la violence des vents par les hautes montagnes qui l'entourent de toutes parts, rafraîchie pendant l'été par les brises provenant des sommets neigeux du mont Blanc, la commune d'Aix n'a guère à souffrir de ces variations brusques de température qui engendrent presque partout les maladies dominantes. Elle est également garantie contre l'action trop énergique du soleil et des vents par l'abondance des arbres épars (§ 1er). Les pentes rapides du terrain, la perméabilité du sol, l'abondance des sources et la faible étendue relative des prés marécageux où l'eau courante ne manque jamais complètement, préservent cette localité des causes d'insalubrité qui se lient ordinairement à la stagnation des eaux. Sous ces heureuses influences, les maladies épidémiques sévissent dans la commune d'Aix avec moins de rigueur que dans plusieurs contrées contiguës: cependant le choléra qui a régné dans cette commune pendant trois mois d'été, en 1854, y a donné lieu à 42 décès.
L'ouvrier est de petite taille (1m 62) et d'un tempérament bilieux; malgré une apparence frêle, il n'a subi que les maladies habituelles à l'enfance; il supporte sans difficulté les fatigues de sa profession et celles de la chasse. La femme, d'une taille peu inférieure, d'une apparence plus robuste et d'un tempérament plus sanguin, jouit également d'une excellente santé; elle n'a point été affaiblie par deux couches peu distantes l'une de l'autre (§ 2). L'aîné des enfants [18] est fortement constitué et a peu souffert de la rougeole et de la scarlatine; le plus jeune enfant a été mis en danger par une maladie nerveuse qui, après avoir résisté à une multitude d'essais de traitement médical, a tout à coup cédé à une crise heureuse de la nature.
Les étrangers, qui fréquentent pendant l'été les eaux thermales, assurent une large rétribution à 9 médecins résidant pour la plupart dans la localité. Ces médecins se font, en général, un devoir d'accorder gratuitement leurs soins à la population ouvrière. En cas de maladie, la femme et les enfants peuvent donc compter sur des soins plus intelligents que ceux qui sont accordés dans les autres communes rurales de la province. Les médicaments pris chez l'un des deux pharmaciens de la ville sont, en résumé,la seule dépense qu'impose à la famille le service de santé. Le père de famille, au moyen d'une souscription annuelle de 6f payée à la société l'Union (C), se trouve personnellement garanti contre les charges directes ou indirectes de la maladie. Le service des deux accouchements a été confié à une sage-femme; l'indemnité attribuée à cette dernière et le supplément de frais de nourriture imposés à la famille ont donné lieu, chaque fois, à une dépense totale de 7f.
§ 5. — Rang de la famille.
La famille occupe, entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, une de ces situations incertaines, fort communes en Occident, et dont le classement définitif dépendra moins des chances imprévues que comporte la vie humaine que des qualités intellectuelles et morales des deux époux et de leurs enfants. Fabriquant lui-même une partie des objets qu'il vend dans sa boutique, entreprenant, à ses risques et périls, de petits travaux de bâtiment, l'ouvrier appartient, sous ces deux rapports, à la catégorie des ouvriers chef de métier. Exploitant un jardin vignoble qui fournit des produits importants à la consommation domestique (2), il a aussi le caractère d'ouvrier tenancier; enfin, ne trouvant pas dans ces situations un emploi suffisant pour son activité, il travaille souvent en qualité de journalier ou de tâcheron pour le compte des propriétaires ou des entrepreneurs de maisons. En raison des placements hypothécaires, dont l'importance s'accroît chaque année (§ 6), l'ouvrier semble s'acheminer peu à peu vers la condition de rentier.
On ne peut, dès à présent, prévoir si cette famille se classera définitivement dans la bourgeoisie; il est douteux qu'elle y occupe jamais une situation élevée. Ses qualités intellectuelles et morales n'ont aucun caractère spécial de distinction ou de supériorité; d'un [19] autre côté, son application au travail et à l'épargne (§ 3) n'offre pas cette âpreté et cette énergie qui sont pour les classes ouvrières le moyen habituel d'émancipation. La famille n'a ni le discernement ni l'initiative nécessaires pour aborder sûrement les entreprises d'une certaine importance, et pour y trouver emploi de tout son temps; elle n'aurait pas non plus l'aptitude administrative convenable pour se charger de tels travaux, comme le font certains chefs de métier plus entreprenants [les Ouv. europ. XXIII et XXXIV, § 8], en s'attachant un ouvrier domestique ou même un simple apprenti. D'ailleurs, la chasse et la pêche, qui sont à la fois pour l'ouvrier une source de profits (3, 4) et une récréation favorite, le détournent d'une application exclusive à son principal métier. Au reste, tout en portant envie à ceux qui s'élèvent dans une situation plus haute (§ 3), les deux époux paraissent cependant apprécier leur insuffisance: ils aperçoivent, du moins assez nettement, les limites que leurs entreprises ne doivent pas dépasser.
Les parents ont fait beaucoup de démarches pour assurer à leurs jeunes enfants le patronage de parrains et de marraines appartenant à la bourgeoisie; ils paraissent regretter que ce patronage arraché par l'importunité plutôt qu'accordé par bienveillance ne soit pas plus affectueux et plus efficace. En général, il n'existe que des relations fort indirectes entre cette famille et les personnes appartenant à une classe plus élevée; mais cette circonstance doit être moins attribuée aux sentiments d'antagonisme qui animent les deux époux (§ 3) qu'à l'ensemble du mouvement qui isole de plus en plus les diverses classes de la société.
II. Moyens d'existence de la famille
§ 6. — Propriétés.
(Mobilier et vêtements non compris)
Immeubles............ 0f00
La famille n'a point de propriété immobilière; mais le capital' qu'elle place à intérêt a pour garantie hypothécaire des immeubles. Ce capital, incessamment accru par l'épargne (D. 5e Son), sera vraisemblablement consacré dans la suite à l'acquisition d'une petite maison: la faille y trouvera son logement et a boutique (§ 10); et elle en tirera profit en louant une on deux chambres garnies aux étrangers pendant 1 saison des eux (§ 1er)
Argent............ 4,938f00
Somme prêtée sur hypothèque on sur simple billet à trois petits marchands ou [20] entrepreneurs de bâtiment... 3,613f00; — créances sur 8 pratiques, auxquelles l'ouvrier a fait diverses fournitures d'objets ou de travaux, déduction faite,d'une somme de 300 fr. due aux fournisseurs de Lyon, de Genève et de Chambéry (§ 8)............ 1,165f00.
Animaux domestiques entretenus toute l'année............ 13f70
Pigeons, 5 couples, 12f50; — Lapins, 1 mère, 1f20.
Marchandises en vente dans la boutique............ 382f10
1o Objets de fer-blanc pur. — 7 cafetières à filtre, 16f80; — 11 cafetières à bec courbe, 44f00; — 7 écumoires, 2f80; — 4 cuillers à pot, 2f60; — 3 passoires à manche, 6f00; — 2 passoires à lait, 2f00; — 5 casseroles à lait, 7f50; — 8 burettes à huile, 10f00; — 2 boîtes à café, 1f50; — 8 poivrières, 4f80; — 4 mesures à lait, 2f40; — 8 entonnoirs, 2f00; — 4 arrosoirs de chambre, 2f40; — 1 Râtelier à ustensiles, 4f00. — Total, 108f80.
2o Objets de fer-blanc, avec parties de bois, de verre et de métaux divers. — 15 seaux à fond de zinc, 804 00; — 14 lanternes, 21f00; — 24 lampes avec globe en verre et réflecteur en papier, 36f00;— 2 réchauds de voyage, à esprit-de-vin, 8f00; — 6 chauffe-pieds en noyer, 21f00; — 3 cafetières à esprit-de-vin, 4f50. — Total, 150f50.
3o Objets en métaux divers. — 2 bouillottes en cuivre étamé, 4f00; — 1 bouillotte en fer étamé, 3f00; — 12 petites seringues à injection, 10f80; — 4 lampes à pompe en étain, 20f00; — 6 clysopompes de Paris, 48f00; — 7 seringues en alliage d'étain, grandes et petites, 37f00. — Total, 122f80.
Matériel spécial des travaux et industries............ 988f80
1o Matières premières des trois métiers (§ 8). — Fers-blancs assortis, 140f00; — zinc en feuilles, 130f00; — Plomb en tuyaux, 120f00; — vieux plombs pour soudure, 28f00; — étain pour soudure, 30f00; — verres assortis, 135f00; — résine, 1f50; — blanc de Troyes ou carbouate de chaux, 15f00; — blanc de céruse, 2f40; — acide chlorhydrique, 1f80; — charbon, huile, fils de fer et de cuivre, clous, pointes et autres matières, 18f60. — Total, 622f30.
2o Outils des trois métiers. — 1 établi en noyer, 15f00; — 1 corde à noeuds avec courroies, 50f00; — 8 enclumes, brutes, polies, à rainures, et petits tas d'acier, 85f00; — 10 marteaux assortis et maillet en bois, 32f00; — Outils à moulures avec raccords, 44f00; — cuivre à souder, avec bassins et fourneau, 21f00; —Poinçons, lettres à imprimer, etc., 18f00; — compas, limes, tenailles, scies à métaux, cisailles, bourdoie à border les cafetières, 25f00; — jusqu'à t, machine à border, outils et ustensiles divers, 15f00. —.Total, 305f00.
3o Outils et mobilier des industries accessoires. — Pour la culture du jardin-vignoble (prêtés par un voisin); — pour la chasse des oiseaux de passage: flets, cages, appeaux, etc., 28f00; — pour la pêche: filets, ligne, boite à appâts, 5f40; — pour l'élevage des lapins: 1 cabane en planches, 4f50; — pour l'élevage des pigeons: planches, nids, 3ᶥ60; — pour le blanchissage: cuvier (prêté par un voisin), 1 baquet et seaux, paniers, fers à repasser, etc., 20f00. — Total, 61f50.
Valeur totale des propriétés............ 6,322f60
§ 7. — Subventions.
Les subventions, provenant de sources fort variées, contribuent dans une proportion notable au bien-être de la famille. Les plus [21] importantes, fournies gratuitement par les trois règnes de la nature, sont: les oiseaux de passage qui traversent, en vols nombreux à l'arrière-saison, la vallée d'Aix (D); les poissons du ruisseau de Tresserve et du lac du Bourget (4); les herbes cueillies le long des chemins pour la nourriture des lapins (6); les graines mangées par les pigeons dans la banlieue d'Aix (5); enfin les eaux thermales, dont la température élevée est mise à profit pour le blanchissage du linge, la confection du pain et autres usages domestiques (14). À ces ressources viennent se joindre: l'instruction primaire donnée gratuitement aux enfants, aux frais de la commune, par les frères de la Doctrine chrétienne; l'usage gratuit, à l'église, d'une chaise payée par la mère de Claudine D** (§ 2): quelques objets de vêtement donnés en présent aux enfants par leurs parrains et marraines; les soins accordés gratuitement à la mère de famille et aux enfants par les médecins d'Aix; du chocolat, des sucreries, des gâteaux, et des jaunes d'œuf donnés gratuitement au ménage par un pâtissier confiseur parent de la famille; diverses semences et des outils donnés et prêtés gratuitement à l'ouvrier pour la culture du jardin-vignoble par un voisin aisé. On peut rattacher jusqu'à un certain point à la catégorie des subventions trois dîners donnés à la famille par ses trois débiteurs (§ 6), les jours ou s'effectue le paiement des intérêts. On ne peut guère classer dans une autre subdivision du budget des recettes l'avantage que s'attribue illicitement la famille en achetant en fraude, c'est-à-dire au détriment de l'octroi (15), aux paysans de la banlieue quelques pièces de bœuf, de vache et de veau.
C'est peut-être ici le lieu de constater que la richesse du climat et la fertilité du sol assurent à cette frontière de la Savoie les productions abondantes et variées qui distinguent les provinces françaises contiguës. Cet avantage se manifeste surtout dans le régime alimentaire (§ 9); il constitue une vraie subvention naturelle dont on peut constater la valeur en comparant l'existence de la famille décrite dans la présente Monographie avec celle des populations du nord [les Ouv. europ. I à VII].
§ 8. — Travaux et industries.
Travaux communs. — Les deux époux interviennent en commun dans la gestion de la partie commerciale de leurs trois métiers. La femme est plus particulièrement chargée de l'achat des matières premières, notamment de la correspondance et des voyages. Elle exerce une influence prépondérante sur les décisions à prendre touchant les achats et les ventes, les travaux à entreprendre, les crédits à accorder, les mesures à adopter pour assurer la rentrée des [22] créances, etc. C'est à elle que sont confiées presque exclusivement les ventes en détail de la boutique [les Ouvr. europ. XXX (A).
Travaux de l'ouvrier. — Le travail principal se rattache à trois métiers qui, dans les grands centres de population, sont ordinairement exercés par des ouvriers différents. L'ouvrier confectionne dans sa boutique une partie des objets de ferblanterie qui y sont vendus (§ 6); il entreprend à son propre compte, ou exécute en qualité de tâcheron ou de journalier au compte des bourgeois de la ville, les couvertures en plomb et en zinc, les chenaux, gouttières et tuyaux de descente en plomb, en zinc ou en fer-blanc; il entreprend également le vitrage des toits, des portes et des fenêtres, etc. Le travail le plus lucratif est la confection et la fermeture des cercueils en zinc destinés à l'ensevelissement des étrangers décédés pendant la saison des eaux (§ 1er). Parmi les travaux secondaires, il faut citer au premier rang la chasse et la pêche, puis la culture du jardin vignoble et l'élevage des animaux domestiques.
Travaux de la femme. — Le concours donné par la femme à la direction des affaires commerciales est, sans contredit, le travail qui contribue le plus au bien-être de la famille; mais, sous le rapport du temps employé, les travaux de ménage constituent l'occupation principale. Parmi les travaux secondaires, il faut citer, selon l'ordre marqué par le nombre des journées employées, la confection des vêtements neufs, le blanchissage du linge, la récolte des produits du jardin-vignoble, la préparation des noix destinées à la confection de l'huile, les soins donnés aux animaux domestiques, etc.
Travaux du fils aîné. — Cet enfant est le seul qui soit en mesure de rendre quelques services à la famille. Les rares moments que laissent disponibles les exercices de l'école, sont employés, pendant la belle saison, à recueillir, le long des voies publiques, les herbes destinées à la nourriture des lapins (6). Cet enfant se rend utile, pendant les absences forcées des parents, en gardant la boutique et en surveillant son petit frère; il va chez les fournisseurs chercher quelques denrées qui se vendent à prix fixe; il transporte quelques produits du jardin à la maison, etc.
Industries entreprises par la famille. — Le caractère distinctif de l'activité de cette famille est d'entreprendre à son propre compte la plupart des travaux qu'elle exécute. Les travaux exécutés à la tâche ou à la journée ne sont acceptés par l'ouvrier qu'à défaut des précédents.
III. Mode d'existence de la famille
§ 9. — Aliments et repas.
[23] Sous le rapport de la variété et de l'abondance, le régime alimentaire ne laisse rien à désirer: il y a même lieu de constater que cette famille se rapproche, parla recherche des mets, des habitudes de la bourgeoisie. Cette situation résulte d'un ensemble de causes parmi lesquelles on peut surtout signaler: les salaires élevés et les profits considérables de l'ouvrier (1); le bas prix et la variété des denrées (§ 7); les habitudes de confort introduites dans le pays par l'affluence de riches étrangers, et surtout l'absence, dans cette famille, de la propension, si marquée ailleurs chez des populations entières [les Ouv. europ. III et XXXII § 12], qui porte à fonder l'épargne sur de sévères privations. L'excellent régime de cette famille est dû aussi en partie aux bonnes habitudes d'administration domestique que la mère de famille a contractées avant son mariage, au service d'une maison bourgeoise (§ 3).
L'alimentation de la famille a pour bases: 465 kilogr. de céréales dont la majeure partie se compose de froment consommé à l'état de pain; 31 kilogr. de corps gras et surtout de beurre de vache; le lait, le fromage et les œufs sous un poids total de 223 kilogr.; 113 kilog. de viandes et 59 kilogr. de poissons; 300 kilog. de vin et de spiritueux consommés, pour la majeure partie, dans le ménage.
La composition des repas varie selon la saison et surtout à raison du renchérissement que l'affluence des étrangers apporte, de juin à septembre, dans le prix de certaines denrées telles que le lait, le beurre, les œufs, les viandes, plusieurs légumes, etc. Les principaux mets sont: le pot-au-feu de bœuf et de vache; les soupes au beurre, au lait, aux œufs et aux légumes; les viandes rôties et en ragoût; les poissons frits et au gratin; les pâtes et gruaux au fromage, au lait, au beurre, cuits au gratin, au four ou à la poêle; une multitude de préparations de la pomme de terre; des préparations variées de porc, de tripes et autres issues de viande de boucherie; des œufs, durs, à la coque, ou assaisonnés de beurre, de sauce ou d'herbes aromatiques; de nombreuses préparations de haricots, de pois et autres légumes; enfin, pendant l'hiver, divers mets de petits oiseaux fournis par la chasse de l'ouvrier (3).
La famille fait chaque jour les trois repas suivants, où l'on ne retrouve guère la régularité habituelle chez les familles vouées aux occupations rurales: 1o le déjeuner (de 8 à 9 heures), avec lait, [24] café au lait, soupes, pain avec beurre ou fromage, etc.; 2o le dîner (1 à 2 heures), avec soupe et l'un des mets ci-dessus indiqués; 3o le souper (7 à 9 heures), avec un autre des mets ci-dessus ou les restes du dîner. L'ouvrier, quand il travaille au dehors, souvent même quand il reste dans sa boutique, fait, le matin, une consommation modérée de spiritueux au cabaret, en compagnie de quelque camarades; il en résulte une charge notable pour le budget (D. 1re. Son).
Quatre fois par an environ, lors de la fête de nom du chef de famille, et en diverses occasions fixées par des convenances individuelles plutôt que par des solennités religieuses, la famille reçoit à dîner deux ou trois convives; elle trouve, à son tour, le même traitement chez ces derniers. Dans ces circonstances, on joint ordinairement au pot-au-feu, ou à la soupe nationale dite de grudeuf, un rôti de viande ou de gibier, une pâtisserie ou un mets de farine connu sous le nom de bugnes, du vin et des liqueurs. On doit encore considérer comme repas ayant le caractère d'une récréation, les trois dîners annuels donnés à la famille par les trois emprunteurs (§ 6), et même ceux que l'ouvrier ou la femme prennent dans une auberge de Chambéry, quand ils sont appelés dans cette ville par les affaires de leur commerce. Ces voyages remplissent, dans l'existence de cette famille, le même rôle que la fréquentation des foires chez la plupart des populations rurales, (les Ouvr. europ. XXVII, XXVII et XXXI §11).
§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.
La famille, depuis l'époque du mariage, c'est-à-dire depuis 1851, a trois fois changé de logement, pour se soustraire aux exigences des propriétaires voulant imposer un accroissement du prix de location (A). Elle occupe maintenant un rez-de-chaussée exigu dans cette partie peu commerçante de la ville qui commence à s'étendre dans la plaine (§ 1er), à 500m environ de l'établissement des eaux thermales. L'habitation présente une surface de 20 mètres carrés, savoir:

[25] La maison, mal placée au point de vue du commerce de boutique (§ 8), offre la convenance spéciale d'être fort rapprochée du jardin-vignoble dont la culture emploie, au grand profit de la famille, les loisirs de l'ouvrier (2). Cette maison se trouve également à proximité des prairies où l'ouvrier chasse au filet les oiseaux de passage (D). La famille cependant n'a pas renoncé, sans une vive contrariété (§ 3), au logement plus considérable qu'elle occupait précédemment au centre de la ville: elle y trouvait, en effet, un débit plus avantageux pour ses marchandises, et l'occasion d'exercer l'industrie la plus lucrative du pays, la location d'une chambre garnie pendant la saison des eaux. Le projet favori des deux époux, la pensée qui les excite incessamment à l'épargne, est l'espoir d'acquérir un jour, en toute propriété, une petite maison placée dans ces conditions.
L'inventaire du mobilier et des vêtements de la famille peut être établi ainsi qu'il suit:
Meubles: réduits au strict nécessaire; la tendance au confort se manifestant seulement, chez cette famille, dans le choix des aliments............ 448f30
1o Lits (prix d'achat). — Lit des époux comprenant: 1 couche en noyer, à fond de bois blanc, 40f00; — 1 matelas de paille (mais), 8f00; — 1 matelas de crin (double enveloppe), 56f70. — 1 traversin de plumes, 4f50; — 2 couvertures de coton blanc, 18f00; — 1 couvre-pied en indienne piquée, 15f00. — 1 lit pour les 2 garçons, comprenant: 1 couche en noyer, 13f00; — 1 matelas dé paille, 7f00; — 1 matelas de crin, 398f00; — 1 traversin de plumes, 4f00; — 1 couverture de coton, 8f00; — 1 couvre-pied piqué en indienne, 12f00. — Lit de réserve: objets divers réunis pour meubler un jour une chambre destinée en logement aux étrangers (§ 6): 1 matelas de crin, couverture, etc... 6sf e0. — Total, 85f20.
2o Chambre-cuisine. — 1 poêle en fonte avec marmite adaptée, 36f00; — Commode à 4 tiroirs en noyer, 35f00; — 1 table de nuit en noyer, 10f00; — 1 table à manger en noyer, 11f00; — 2 chaises en noyer garnies de paille, 4f00; — 1 escabeau en noyer, 1f30; — 1 pétrin-table en poirier, 18f00; — 1 vaisselier en planches de sapin 2f30. — Total, 117f80.
3o Boutique avec soupente. — chaises en noyer, 4f50; — 1 petite table en noyer, 6f00; montre et étagères pour les marchandises, 25f00; — 1 coffre pour les vêtements des enfants, f00. — Total, 38f0.
4o Bibliothèque et estampes. — livres d'église et 1 catéchisme, 2f70; — statuts de la société l'Union (C), 0f10; — 4 estampes encadrées: la Conquête du Mexique (texte français-espagnol), 3f00; — 1 estampe encadrée: Scène grivoise; la Surprise dans les blés, 1f00. — Total, 8f80.
Ustensiles: comprenant seulement le nécessaire et tenus dans un état suffisant de propreté............ 177f45
1o Foyer. — Pelle et pincettes en fer, main à charbon en tôle pour le poêle et le fourneau, 4f10; — fourneau à charbon, en terre, 2f00. — Total, 6f10.
[26] 2o Préparation et consommation des aliments. — 1 casserole en cuivre étamé pour ragoût et rôtis, 10f00; — 1 Plat en cuivre étamé pour gratins, 3f00; — 2 casseroles en fer-blanc, pour lait, 2f50; — 1 poêle à frire en fer battu, 8f00; — 1 cylindre à torréfier le café, 12f00; — 12 couverts en fer étamé, 4f20; — 6 petites cuillers en argent (don des parents) 20f00; — 1 cuiller à pot et 1 écumoire en fer étamé, 2f00; — 3 couteaux communs à manche de bois ou de corne, 2f10; —6 couteaux à manche d'ébène, 4f50;— 1 tranchant à deux mains pour herbes et viandes, 5f00; — 2 passoires en fer-blanc, pour herbes, bouillies, etc., 3f00; — 1 râtelier en fer-blanc, 4f00; — 1 seau en zinc, 5f00; — 1 vase à lait en fer-blanc, 2f00; — 1 cafetière à filtre en fer blanc, 2f50; — 1 mortier en bois avec pilon pour le sel, 0f50; — 1 rouleau à pâtisserie, 0f50; — 1 moulin à café, en noyer et laiton, 4f00; — 4 plats en terre pour gratins, 1f00; — 24 assiettes plates, en terre de pipe, 3f20; — 6 assiettes creuses en terre de pipe, 1f60; — 6 tasses à café avec soucoupes, 2f00; — 1 pot à lait en terre de pipe, 0f90; — 5 pots assortis en terre, allant au feu, 2f20; 6 verres à boire, 0f90; — 2 carafes en cristal (cadeau d'un fournisseur), 5f00; — 2 burettes en verre, pour vinaigre et huile, 3f00. — Total, 114f60.
3o Conservation des aliments. — 2 boîtes à sucre et à café (fer-blanc), 1f20;— 1 huche à sel à couvercle, en bois de noyer, 3f00; — 4 pots en terre pour beurre, graisse et huile, 2f10; — 40 bouteilles à vin, 6f00; — 1 tonneau à vin, 8f00; — 1 tonneau à farine, 0f75; — 2 vases en grès pour l'eau, 2f00. — Total, 23f05.
4o Éclairage. — 1 lampe en fer-blanc à globe de verre, 1f50. — 3 chandeliers en cuivre jaune, 7f50; — 1 lanterne en fer-blanc et verre, 1f50; — 1 Burette à huile (fer-blanc), 1f25. — Total, 11f75.
5o Toilette. —Brosses pour habits et souliers, 2f80. — Vases à laver, 2f00; —rasoirs, ciseaux, peignes, etc., 3f95. — Total, 8f75.
6o Service de propreté. — Balais et plumeaux, 2f40; — 1 arrosoir en fer-blanc, 0f50; — éponges et objets divers, 1f00. — Total, 3f90.
7o Couture et tricot. — Aiguilles à coudre et à tricoter, 0f80; —poinçon, passe-lacets, étuis, etc., 2f00; — ciseaux, dé à coudre en argent, etc. 6f50. — Total, 9f30.
Linge de ménage: en toiles de lin, de chanvre et de coton; entretenu avec ordre par la mère de famille; peu abondant............ 187f10
Grands draps (toile de chanvre), 4 paires, 89f20; -moyens draps (grosse toile), 2 paires, 29f00; — petits draps d'enfant, 2 paires, 20f00; — 16 serviettes (toile de lin),28f00; — 1 nappe (toile de lin), 4f00; — 12 torchons (vieux sacs de grains), 2f40; — rideaux (point); — langes d'enfant dits drapeaux, 6 pièces, 6f00; — linges divers, 8f50.
Vêtements: ils n'offrent aucun caractère spécial de nationalité, de convenance locale et de goût personnel. La tendance à la recherche se manifeste seulement dans les vêtements du dimanche de la femme et des enfants............ 994f40
Vêtements de l'ouvrier (274f45): se rapprochant par la coiffure, le choix des étoffes et la coupe des habits, de ceux de la bourgeoisie.
1o Vêtements du dimanche. — 1 habit de drap noir, 30f00; —1 paletot de drap, 56f00; — 1 paletot de drap léger, 22f0; — 1 gilet de dan 4f00; — 1 ig de soie, 9f30; 1 pantalon de drap noir, 12f00; — 1 pantalon de drap léger, 11f80; — 1 cravate de soie noire, 3f60; — 1 foulard de soie, 3f10; — 1 chapeau en feutre de soie, 7f20; — 1 paire dé bottes, 13f20. — Total, 17f00.
2o Vêtements de travail. — 1 paletot de drap, 28f00; — 2 gilets de drap, portés [27] habituellement comme vêtements de dessus, 6f00; — 3 pantalons de drap, 13f40; — 2 pantalons de coutil, 4f80; — tabliers montants, en toile de coton de couleur, 3f15; — 6 chemises de toile de chanvre ou de coton, 18f00; — 4 cravates de coton imprimé, 5f20; — 1 chapeau rond, à larges bords, en feutre, 4f00; — 2 casquettes en velours de coton et en drap, 2f70. — 3 paires de souliers, 1f00; — 7 mouchoirs de poche, 4f20. — Total, 101f45.
Vêtements de la femme (6f80): conservant, par la coiffure et le tablier, le cachet du costume populaire.
1o Vêtements du dimanche. — 1 robe de laine mérinos, 27f60; — 1 robe de flanelle tartan, 16f90; — 3 jupons de pique anglais, 10f80; — 1 jupon doublé en laine, 3f50; — 1 tablier en laine noire, 2f40; — 10 cls brodés, 12f60; — bonnet de noce (tulle et dentelle), 9f00; — bonnets avec rubans de soie, 11f20; — 1 châle cachemire français, 4f00; — 1 chale en laine, 18f00; — 1 paire de bottines d'hiver, 5f70; -— 1 paire de bottines d'eté, 4f80. — Total, 167f50.
2o Vêtements de travail. — robes de laine imprimée (d'Angleterre), 11f40; — 2 robes doublées (laine et coton), 16f80; — 12 jupons de calicot blanc, 18f80; — 2 jupons doublés, en laine, 5f20; — 1 tablier de laine noire, 1f45; — 4 tabliers de toile de coton, à carreaux, 3f85; — 3 bonnets avec garniture de dentelle commune, 7f20; — 90 mouchoirs de poche (du trousseau), 17f40; — 48 chemises, en toile de lin et de coton (du trousseau), 112f20; — 24 paires de bas de coton blanc (du trousseau), achetés, 0f60; — 12 paires de bas de coton blanc (du trousseau), tricotés en famille, 10f80; — 6 paires de bas de laine noire (du trousseau), 9f40; — 2 paires de bas de laine blanche, 3f60; — 1 châle dit kabyle en laine, 13f20; — 1 paire de pantoufles, pour la maison, f10; — 1 paire de souliers de cuir, 1f60; — 8 camisoles de nuit, 13f30; — 8 serre-tête et 6 bonnets de nuit en piqué anglais, objets divers, 15f40. — Total, 286f30.
3o Bijoux de la femme. — 1 chaîne d'or et 1 croix d'argent (cadeau de noce du mari), prix d'achat, 120f00; — anneau de mariage, 10f00; — 1 montre en argent, 50f00. — Total, 180f00.
Vêtements des enfants (8f15): d'étoffes communes, mais coupés avec soin et tenus avec propreté.
1o Vêtements du fils aîné. — 3 blouses et 3 pantalons d'étoffe en laine et en coton, 12f60; — 6 chemises et 3 cols, 10f00; — 10 paires de bas de laine et de coton, 10f60; — 2 chapeaux en feutre à larges bords et à forme basse, 4f75; — 2 paires de souliers, 6f00; — 3 cravates de soie ou de coton imprimé, 2f60; — 3 mouchoirs de poche, 1f10. — Total, 47f65.
2o Vêtements du fils cadet. — Composés a peu près comme ceux de l'aîné, 38f50.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 1,807f25
§ 11. — Récréations.
Les deux époux trouvent, en commun, leurs principales sources de satisfaction dans les joies de la famille, dans l'affection qu'ils portent à leurs enfants, dans les petits succès de leur commerce, enfin dans les projets qu'ils aiment à fonder sur l'accumulation des épargnes annuelles; toutefois, ces bienfaisantes impressions sont balancées, en partie, par les sentiments d'irritation ou d'envie que [28] provoquent contre la classe bourgeoise les débats relatifs aux prix des salaires et des ouvrages (A). Les repas pris en commun avec quelques amis, à la maison ou au dehors, les voyages d'affaires à Chambéry, les promenades en famille pendant la belle saison, comptent également au nombre des distractions les plus appréciées. Les récréations favorites de l'ouvrier sont la pêche et la chasse des oiseaux de passage; tout en l'éloignant parfois des travaux plus lucratifs de ses trois métiers (1), elles lui offrent une véritable ressource dans certaines circonstances où le travail industriel ferait complètement défaut. Le braconnage au fusil sur les terres de la banlieue et sur la montagne voisine est la récréation la plus habituelle des hommes de la commune; mais l'ouvrier y a renoncé parce qu'il a été condamné, pour délit de chasse, à une amende considérable (§ 3). L'ouvrier, sans montrer aucune propension à l'ivrognerie, se plaît à boire le matin, au cabaret, en compagnie de camarades, du vin ou des liqueurs spiritueuses; il recherche avec un certain empressement, les assemblées mensuelles et le dîner annuel de la société de l'Union (C); il aime, en ces occasions, à se pénétrer de l'esprit d'antagonisme qui se développe spontanément chez les associés, dans le mouvement actuel des idées, contre les autres classes de la société (A).
La femme a pour récréation habituelle la causerie avec sa mère (§ 2), avec les voisines, avec les fournisseurs et les pratiques; elle se plaît aussi à faire, en toilette, des promenades et surtout des visites, les dimanches et fêtes, accompagnée de ses enfants.
Ces derniers trouvent leur principale distraction dans les soins et les caresses de leurs parents; dans les jeux ordinaires à cet âge, pris en société avec d'autres enfant, à l'abri de grands arbres bordant la voie publique; enfin dans les jouets que le père de famille se plaît à fabriquer aux moments de loisir.
IV. Histoire de la famille
§ 12. — Phases principales de l'existence.
L'histoire de cette famille se compose des petits événements qui se produisent habituellement, au sud-ouest du continent, dans ces conditions instables qui touchent, à la fois, à la classe ouvrière et à la petite bourgeoisie; on y retrouve aussi, comme chez toutes les [29] populations urbaines de cette région, le contre-coup des événements de 1848.
Joseph B** est le fils cadet (1er lit) d'un petit employé: ce dernier, cédant à l'entraînement de notre époque vers les fonctions publiques, délaissa, dans sa jeunesse, le métier qui avait jusque-là maintenu sa famille dans une position indépendante, pour s attacher à une administration en qualité d'homme de service; il s'est ainsi placé dans l'impossibilité d'ouvrir lui-même une carrière à ses propres enfants (A). Il a perdu en 1819 la mère de Joseph B**, sa première femme (12) et s'est marié en secondes noces; il a porté, par l'épargne, à 5,000 fr. sa fortune personnelle qui sera un jour partagée entre ses trois enfants: cet héritage est une des ressources sur lesquelles la famille présentement décrite, se plaît à compter.
Joseph B** profita peu de l'instruction élémentaire qui lui fut donnée; n'ayant trouvé dans la famille paternelle ni une profession transmissible, ni la direction intelligente qui aurait pu le guider dans le choix d'une carrière, i commença infructueusement plusieurs apprentissages en Savoie et en France, et ne parvint qu'après des échecs dont le souvenir lui est pénible, à prendre enfin la spécialité de ferblantier. Revenu à Aix en 1846, il y était employé comme compagnon lors qu'éclatèrent les événements de 1848. L'invasion de cette partie de la Savoie par des bandes venues de Lyon, et les agitations politiques qui eurent alors leur origine en France et en Italie, donnèrent à l'imagination du jeune ouvrier un ébranlement dont les conséquences sont encore visibles. Le frère aîné, d'un caractère plus calme, ayant été désigné par le sort pour être incorporé dans la brigade de Savoie, et témoignant le désir de trouver un remplaçant à prix d'argent, Joseph B** se chargea de ce remplacement moyennant une somme de 800 fr. qui est devenue, avec l'héritage maternel (B), le principal noyau du capital actuel (§ 6). Il prit part, avec la brigade de Savoie en 1848, à la campagne du Milanais, puis à la deuxième campagne qui se termina, en mars 1849, à la bataille de Novarre.
Revenu à Aix pour se rétablir des suites d'une blessure, puis réformé peu de temps après, Joseph B** entreprit de nouveau le tour de France pour se perfectionner dans la pratique de ses trois métiers (§ 3). II se fia définitivement au pays en 1850, se maria en 1851 et s'affilia, cette même année à la société de l'Union (C). Celle-ci n'ajoutait aucune garantie à celles que la nouvelle famille tirait de la possession de son capital; mais elle donnait une sorte de satisfaction aux sentiments d'antagonisme (A) et aux aspirations vagues développées chez le jeune ouvrier par les événements de 1848. Depuis lors, Joseph B** a vécu, sans vicissitudes nouvelles, [30] dans les conditions de bien-être et d'enrichissement progressif que décrit la présente monographie.
Claudine D** est issue de parents appartenant au commerce de détail, et qui auraient pu s'y maintenir en employant avec discernement le capital qui leur avait été transmis par héritage. Malheureusement, son père, visant à une situation plus élevée, dissipa sa fortune dans des entreprises inconsidérées. La liquidation de ses affaires, après sa mort survenue en 1847, ne laissa rien à ses enfants; mais sa veuve put se créer des moyens d'existence en donnant à loyer une petite maison, sa propriété particulière, qui sera un jour partagée entre Claudine D** et ses deux frères (§ 2).
Réduite après la mort de son père à une situation précaire, Claudine D**, alors âgée de 18 ans, s'attacha d'abord à la domesticité de l'un des hôtels d'Aix fréquentés par des étrangers. Trouvant cette condition trop dure, et comprenant qu'elle ne pouvait trouver aucun appui dans sa famille, elle se décida à suivre à Paris, en qualité de femme de chambre, une honorable famille qu'elle avait servie dans cet hôtel. Pendant trois années, elle put, dans cette condition, se constituer par l'épargne une petite dot, et surtout acquérir sous la direction d'une maîtresse habile les aptitudes d'économie domestique qu'elle applique, depuis 1851, dans son propre ménage.
Cette famille, en résumé, offre un nouvel exemple de l'instabilité et de l'imprévu qui pèsent de plus en plus, au centre et à l'ouest du continent européen sur toutes les classes de la société. Les deux époux, sous deux influences différentes mais également fréquentes, ont été privés, par l'organisation même de leur famille, de direction et d'appui. Le choix de la profession a été pour eux un résultat du hasard et si l'on recherche les causes premières du succès relatif qu'ils ont obtenu (§ 6), on les trouve moins dans l'action directe de la famille que dans les antiques traditions locales de tempérance et de moralité-qui s'affaiblissent chaque jour (§ 3). Il ne paraît pas que les deux époux soient disposés eux-mêmes à transmettre à leurs enfants, avec la profession qui les enrichit, les bonnes relations de clientèle et l'aptitude pratique qui forment la plus précieuse partie d'un héritage industriel: les critiques incessantes qu'ils font de leur condition ne manqueront pas, à l'aide du temps, de diriger vers d'autres voies les désirs et les efforts de leurs fils, lorsque ceux-ci seront en âge de s'établir.
§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
[31] Les garanties essentielles de la famille se trouvent dans les qualités morales (§ 3), notamment dans l'amour du travail et dans la tempérance qui se résument régulièrement en une épargne annuelle (§ 6). Avec plus d'énergie pour le gain ou l'épargne, ou avec une intelligence plus développée, les deux époux trouveraient dans leur condition présente les moyens de s'élever rapidement à la fortune.
D'autres garanties importantes se trouvent encore dans l'établissement thermal, cause première de l'activité locale (§ 1er), et dans l'ensemble des conditions qui permettent à la famille d'exploiter à son profit les ressources naturelles du pays (§ 7).
C'est à peine s'il y a lieu de mentionner ici les secours éventuels que l'ouvrier, en cas de maladie, recevrait de la société de l'Union (C): pouvant trouver ailleurs gratuitement les secours de la médecine (§ 4), ayant le discernement nécessaire pour faire fructifier les sommes épargnées, l'ouvrier aurait évidemment avantage à accumuler au profit de la famille les sommes qu'absorbent les devoirs contractés envers cette corporation. Les sociétés de secours mutuels offriraient assurément de précieuses ressources à ces catégories d'ouvriers que le manque de prévoyance retient aux degrés inférieurs de l'échelle sociale [les Ouv. europ. XI et XXXIII § 13] ; l'affiliation à ces sociétés est pour beaucoup d'autres un premier symptôme d'émancipation [les Ouv. europ. XIX et XXXVI § 13]. Mais la présente étude démontre que ces sortes d'affiliations contractées avec esprit de camaraderie par des familles prévoyantes, sont tout au moins inutiles.
§ 14. — Budget des recettes de l'année.
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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.
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Comptes annexés aux budgets.
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Notes
Faits importants d'organisation sociale; Particularités remarquables; Appréciations générales; Conclusions.
(A) Sur l'antagonisme social qui se développe en Savoie, comme en plusieurs autres contrées de l'Occident.
[45] Le développement de l'antagonisme social est l'un des symptômes les plus inquiétants qui se manifestent de nos jours chez les sociétés établies à l'ouest du continent européen. Les écrivains qui ont constaté cette situation ont pour la plupart été conduits à en chercher la cause dans l'envahissement de la misère et dans le maintien des institutions imposant aux peuples l'inégalité des conditions. Mais l'étude des classes populaires de cette région me montre chaque jour plus clairement que ces causes, malgré leur importance, sont loin d'exercer sur ce désordre social une influence prépondérante. J'aperçois même souvent que la misère et l'inégalité sont la conséquence plutôt que la cause du mal, et que les populations placées, au point de vue du bien-être matériel, dans les conditions les plus heureuses, sont précisément,celles qui se montrent les plus hostiles à l'ordre établi. La famille décrite dans la présente monographie vient fournir de nouveaux arguments à l'appui de cette vérité. On trouverait difficilement, en effet, à ce niveau dans les contrées où l'ordre social repose sur les bases les plus fermes, des populations pourvues au même degré de bien-être matériel et même de confort (§ 9), ou placées aussi favorablement pour s'élever, sans entraves, à une condition supérieure (§ 13). Il faut donc chercher surtout dans les influences morales qui ont agi sur cette famille et dans le mouvement d'idées qui se propage au milieu des sociétés de l'Occident, l'explication de ce redoutable phénomène.
Chez les natures d'élite, la réflexion et le raisonnement peuvent, à la rigueur, suggérer les vertus nécessaires au maintien de l'harmonie sociale; mais, pour la plupart des hommes, ces vertus résultent des influences qui agissent dogmatiquement sur le premier âge. Dans toute société en progrès, c'est au prêtre et au père de famille que revient la mission d'initier la jeunesse à l'amour du prochain, [46] au dévouement pour la patrie, au respect pour le souverain et les supériorités sociales. Les sociétés souffrent et le désordre apparaît lorsque le bienfait de ces impressions premières est refusé aux jeunes générations. Cette lacune de l'éducation est frappante dans la famille présentement décrite (§ 3); privés de cette initiation nécessaire à l'amour des semblables et au respect des supérieurs, les deux époux ont cédé peu à peu aux mauvais instincts de la nature humaine. Les épreuves de la vie, bien qu'elles aient été moins dures pour eux que pour la plupart des familles de même condition (§ 12), ont été une excitation continuelle à l'orgueil et à l'envie. Ayant asse de discernement pour apprécier les causes de succès dans une société exempte de privilèges, mais se refusant à constater franchement leur insuffisance (§ 5), ils aiment à attribuer à l'injustice des autres classes et aux vices de la constitution sociale les obstacles qui les empêchent de s'élever plus rapidement à la fortune. Éloignés par leur modération naturelle et par les traditions régnant encore dans le pays de la propension révolutionnaire, qui est devenue endémique en d'autres contrées [les Ouv. europ. XXXVI (A)], ils laissent percer, dans leurs discours, une irritation sourde contre l'ordre établi. Se trouvant, à cet égard, en communauté de sentiments avec ses collègues de l'Union (C), l'ouvrier n'a jamais eu la pensée de prendre part à une attaque formelle contre la société; mais une telle entreprise serait loin de le blesser, et l'on aperçoit que ses sympathies, à défaut d'un concours plus actif, pourraient être acquises à des agitateurs qui sauraient exploiter insidieusement le mécontentement populaire. Ces aspirations vagues s'étendent chaque jour, en même temps que l'esprit de tradition s'affaiblit; elles sont loin d'être balancées par d'utiles réformes apportées récemment à l'éducation populaire (§ 7): il est donc à présumer que l'ouvrier transmettra à ses fils (§ 2) une tendance encore plus prononcée vers les dangereuses innovations. En résumé, les germes de révolution déposés dans cette famille se développeront infailliblement si les classes dirigeantes ne s'empressent pas de rétablir en faveur des jeunes générations l'influence combinée de la religion et de la famille.
On ne saurait trop remarquer que cette disposition des classes populaires détruit complètement les anciennes conditions d'équilibre de la société européenne. Dans les contrées du nord et de l'orient où l'harmonie sociale s'est maintenue avec les institutions d'un autre âge, les populations montrent un invincible attachement pour l'ordre établi; leur instinct les porte tout d'abord à repousser les innovations, même celles qui contribueraient le plus immédiatement à accroître leur bien-être [les Ouv. europ. Il et V, § 3] ; elles [47] n'acceptent le progrès que lorsque celui-ci leur est imposé par les classes dirigeantes; et la pression exercée à cet égard est une des sources les plus légitimes de l'influence acquise à ces dernières. Dans les contrées de l'occident où règne l'antagonisme qu'on vient de signaler, les diverses classes de la société s'inspirent de sentiments opposés. Les classes supérieures, désertant leurs anciens devoirs de patronage, puis s'effrayant du vide qui se produit près d'elles, flottent indécises entre la tradition et l'esprit nouveau; les populations ouvrières, de leur côté, encore incapables de discerner le progrès, se montrent de plus en plus disposées à appuyer de folles tentatives de changement.
L'histoire de cette famille signale également l'une des causes d'origine récente qui concourent à détruire chez les populations du sud-ouest de l'Europe l'attachement à l'ordre social: je veux parler de cette déplorable propension aux fonctions publiques qui a porté le père du jeune ouvrier (§ 12) à quitter le métier paternel. Cette direction nouvelle est surtout imprimée par les gouvernements qui envahissent le domaine jusqu'alors réservé à l'initiative individuelle et qui substituent, en toutes choses, l'intervention de leurs agents à celle des simples citoyens. Par une singulière contradiction, le régime parlementaire qui a réprimé si efficacement cette tendance en Angleterre, lui a donné, depuis 1851, dans les États sardes, une plus grande force. Beaucoup d'entreprises confiées précédemment à l'initiative des familles, des syndicats locaux et des communes, sont dorénavant subordonnées à l'action de l'autorité. Une véritable armée de fonctionnaires est chargée de ces nouvelles attributions; et elle s'applique journellement, avec un art infini et une infatigable persévérance, à en reculer les limites, en comprimant de proche en proche, l'activité des chefs de famille et des corporations indépendantes. De là, un malaise social dont il est difficile, au premier aperçu, de mesurer l'étendue. Les pères de famille, ainsi entravés dans leurs entreprises, ne trouvent, ni chez eux ni chez leurs proches, les moyens d'ouvrir une carrière à leurs enfants: ils sont donc conduits à rechercher la faveur de ceux qui peuvent donner accès aux fonctions publiques. Cette direction imprimée à la sollicitude paternelle est une cause permanente d'abaissement pour les situations et pour les caractères. À la vérité, les gouvernements qui cherchent à concilier avec l'équité cette multiplication de fonctionnaires subordonnent à une multitude d'examens l'admission à ces carrières si enviées; mais, trop souvent, cette forme ne fait que masquer l'esprit du favoritisme; elle entraîne toujours une immense déperdition de force, et l'on a remarqué plaisamment que dans certaines contrées d'Allemagne, où domine l'organisation bureaucratique, une moitié de la [48] nation est occupée à examiner l'autre. Chaque gouvernement, d'ailleurs, se réserve le pouvoir de choisir librement certaines catégories d'agents; et bien que ces faveurs ne puissent tomber que sur un nombre restreint d'individus, elles sont le point de mire de tous ceux qui ne peuvent trouver emploi dans le cercle de la vie de famille; elles constituent, à vrai dire, une prime offerte en permanence à l'esprit de révolution.
D'un autre côté, le développement de ce régime augmente incessamment le poids des classes improductives, et se résume nécessairement en un accroissement d'impôts. C'est par là surtout qu'il devient pour les peuples une cause de désaffection. Tel est précisément le résultat produit par le nouveau système de gouvernement en Savoie et notamment dans la famille présentement décrite. Pour donner la mesure du mécontentement que la famille ne cesse de manifester, il suffit de comparer le montant des impôts qu'elle payait, dans une condition sociale qui n'a subi aucun changement: 1o en 1851, à l'époque où les deux époux se sont établis en boutique; 2o en 1857, à l'époque où les éléments de cette étude ont été recueillis.

Enfin, une troisième cause de mécontentement populaire est la rupture des liens moraux qui unissaient autrefois, dans cette localité, le bourgeois et l'ouvrier, et la direction nouvelle imprimée à leurs relations d'intérêt. Autrefois, le propriétaire des biens de ville et de campagne exerçait un véritable patronage sur les gens employés à l'exploitation ou à l'entretien de ces immeubles. Il adoptait et protégeait leurs enfants en qualité de parrain (§ 3); il accordait le logement aux familles moyennant des redevances modérées qui restaient ordinairement invariables, même après une longue occupation des lieux [les Ouv. europ. XXXVI (A)] : souvent il se croyait tenu de leur assurer le retour périodique de certains travaux. Le prix de ces travaux fixé par l'usage donnait rarement lieu à un débat et se réglait même parfois sans recours à un compte d'argent: le propriétaire recevait en journées de travail le prix de ses loyers; il [49] soldait le surplus des travaux exécutés à son profit par des allocations de vin, de noix, de châtaignes et autres denrées fournies par son exploitation agricole.
Il en est autrement aujourd'hui, et il faut reconnaître que, dans le nouvel ordre de choses qui s'établit, le maître prend plus souvent que les ouvriers l'initiative du changement. Les riches repoussent ou acceptent de mauvaise grâce les charges du patronage religieux; et ce seul détail des mœurs nouvelles est une source de mésintelligence qui produit déjà dans cette localité les plus graves conséquences. Le prix de location des logements et le taux des salaires offrent la même mobilité que les valeurs de bourse et se règlent dorénavant en raison de circonstances commerciales et selon l'affluence des étrangers attirés parles eaux thermales (§ 10). On redoute l'enchevêtrement d'intérêts qui résulte des allocations en nature, et l'on veut que la part de chacun soit rigoureusement réglée en argent. Dans ces nouvelles relations, on ne se laisse plus guider par l'usage et l'on ne se préoccupe plus des convenances de ceux avec lesquels on traite. Les moindres affaires soulèvent une discussion dans laquelle chacun se préoccupe exclusivement de son propre intérêt. En résumé, chacun s'isole et se retranche dans son droit strict, en rompant tous les liens qui donnaient autrefois à l'ordre social tant de charme et de sécurité.
L'antagonisme social, avec les caractères que je viens de signaler, a pris de grandes proportions en Italie, en Espagne et en France; il commence à se propager en Savoie, en Suisse et en Allemagne. Dans les régions du Nord et de l'Orient, au contraire, cette tendance reste inconnue ou est dominée par de bienfaisantes influences. L'opposition qui existe, à cet égard, entre les deux zones européennes, semble être en connexion avec des phénomènes politiques qui frappent tonus les yeux. Travaillés par les agitations révolutionnaires, les Italiens et les Espagnols s'écartent chaque jour de la haute situation qu'ils ont occupée; les Français, de leur côté, se maintiennent péniblement dans leurs limites du xviie siècle. Il en est autrement des Russes et des Anglais: bien que placés aux pôles extrêmes de la civilisation, ils maintiennent avec une égale fermeté leur constitution sociale; ils débordent sur des continents entiers soumis par leurs armes ou peuplés par la colonisation; ils présentent, en résumé, depuis deux siècles, le plus merveilleux mouvement de progrès que l'histoire ait constaté jusqu'à ce jour.
Ce fléau, chez les peuples en décadence ou entravés dans leur essor, se manifeste selon les temps et les lieux, avec des nuances différentes; mais il dérive toujours, au fond, de causes identiques. Ainsi qu'il arrive aujourd'hui en Savoie, l'antagonisme se développe [50] partout où s'affaiblissent la religion et la famille. Il sévit d'une manière plus redoutable que les fléaux physiques: les peuples, en effet, à l'approche de ces derniers, s'unissent, en quelque sorte instinctivement, dans une même pensée d'effroi et de conservation, tandis qu'ils s'abandonnent avec une certaine satisfaction aux excitations de l'antagonisme. L'ordre social est bientôt troublé quand cet instinct grossier n'est pas dominé par les influences morales qui élèvent et conservent les nationalités.
Le mal acquiert une haute gravité chez les peuples amenés par un funeste concours de circonstances à repousser systématiquement ces influences morales: telle est la situation où la France se trouve placée depuis la fin du xviie siècle. À cette époque, en effet, un gouvernement funeste, en corrompant les mœurs privées et en supprimant la liberté religieuse, ruina les fondements sur lesquels reposait la société française; et, sous cette déplorable impulsion, on vit bientôt les classes dirigeantes tomber dans les désordres les plus honteux. Privée par cette corruption même de toute direction morale, l'opinion se méprit complètement sur les conditions de la réforme. Justement blessés des scandales donnés par les classes chargées de représenter les institutions les plus respectables, les esprits distingués du xviiie siècle firent remonter jusqu'à ces institutions les critiques qui n'auraient dû s'adresser qu'aux personnes. Dans cette voie, on perdit de vue le mouvement de la civilisation et l'on propagea ces fausses théories d'histoire qui montrent le progrès de la civilisation marchant de front avec la décadence de l'esprit religieux. Abandonnant ainsi le terrain solide de la tradition, les philosophes se mirent à rêver une organisation sociale exclusivement fondée sur la raison.
De dures épreuves ont montré ce qu'on doit attendre de ces théories et des entreprises auxquelles elles ont donné lieu; en fait, la révolution française a produit des résultats diamétralement opposés à ceux que poursuivaient ses fondateurs. Repoussant le point de vue étroit des philosophes du xviiie siècle, et prenant pour guide la tradition nationale, la science moderne sait apprécier l'incomparable grandeur des hommes du xvie et du xviie siècle. Éclairés, en outre, par une expérience chèrement acquise, nos penseurs les plus éminents ont réduit à leur juste valeur les opinions du siècle dernier. D'un autre côté, la persécution révolutionnaire, trompant, comme la persécution religieuse l'avait fait un siècle plus tôt, l'espoir de ses promoteurs, a remplacé un clergé riche et corrompu par un clergé dont le dévouement et les vertus sont admirés de tous.
Cependant les doctrines du xviiie siècle persistent au milieu des masses et elles exercent encore une influence prépondérante sur [51] l'opinion. Elles propagent, dans le sud-ouest de l'Europe, l'esprit révolutionnaire avec les circonstances que signale la présente monographie. Le plus sûr moyen de combattre cette funeste impulsion est de signaler l'opposition d'idées qui existe, touchant les principes conservateurs des sociétés, entre les classes dirigeantes des deux zones européennes caractérisées, l'une par les tendances révolutionnaires, l'autre par l'esprit de stabilité. Lorsque l'observation aura démontré qu'en Russie et en Angleterre, les hommes éclairés se font en toute occasion un devoir d'honorer la religion et l'autorité paternelle, il deviendra difficile de conserver l'opinion qu'ils doivent s'appliquer chez nous à combattre les mêmes principes.
On peut se demander pourquoi l'Angleterre, si profondément convaincue de la fécondité de ces principes, ne s'est pas efforcée d'y rallier les peuples du continent; pourquoi, en d'autres termes, elle n'a pas combattu, avec l'autorité que lui donnait la pratique même de ses institutions, les doctrines matérialistes du xviiie siècle. Il serait assurément injuste de voir dans ce fait une intention machiavélique. Il est cependant permis de constater que dans le temps où l'Angleterre couvrait l'Europe de missionnaires chargés de démontrer que la prospérité commune est intimement liée à la liberté commerciale, elle pouvait les charger également d'enseigner que l'ordre public et la liberté politique, encore plus nécessaires aux peuples, ont pour fondements éternels la religion et la famille.
J'aime à me persuader que cette propagande deviendra prochainement la mission de mon pays: le chaleureux dévouement avec lequel la France a propagé, selon les temps, la vérité ou l'erreur, se fera jour au profit de la civilisation quand nos écrivains seront revenus au sentiment du juste et du vrai. Je crois même avoir entrevu, en Savoie, quelques indices de ce nouvel ordre de choses et de l'influence légitime qui en doit résulter. À une époque où le gouvernement sarde tolérait, en Savoie, l'introduction de jeux publics et d'établissements encore plus condamnables, où il interdisait au contraire les deux grands établissements religieux destinés à l'éducation de la jeunesse, les pères de famille constataient avec reconnaissance que l'influence française prenait, par la force même des choses, le caractère conservateur. Depuis lors, la classe aisée est heureuse d'assurer à ses enfants une éducation morale dans les établissements de Lyon, de Saint-́Étienne et de plusieurs villes voisines de la frontière; les classes populaires de leur côté trouvent l'instruction primaire chez les religieux envoyés par la France (§ 7). Enfin la Savoie doit également à la France l'introduction des conférences de saint Vincent-de-Paul [les Ouv. europ. XXXV, § 13], l'une des institutions modernes qui peuvent le mieux conjurer les effets [52] de l'antagonisme social et balancer les funestes influences que signale la présente monographie.
(A) Sur le régime des successions en Savoie.
En poursuivant mes études sur les peuples européens, j'apprécie chaque jour davantage l'influence prépondérante que le régime des successions exerce sur les mœurs et sur l'ensemble de la constitution sociale. Je constate, d'un autre côté, combien il est difficile de connaître exactement ces institutions fondamentales, c'est-à-dire de triompher, dans ce genre de recherches, des difficultés qu'entraînent la diversité des langues, et surtout les modifications apportées à la loi, selon les provinces et les conditions sociales, par l'usage et par les testaments. On peut être conduit, en cette matière et même en ce qui touche seulement les successions ab intestat, aux plus graves erreurs, si l'on se borne à étudier le texte des lois. Ces difficultés s'appliquent à la Savoie comme aux autres contrées; je n'ai pu les surmonter qu'avec le concours de praticiens expérimentés, et je crois utile de présenter ici un résumé sommaire des faits et des textes que j'ai recueillis.
I. Faits principaux concernant le régime des successions.
Chacun peut disposer de ses biens par testament; cependant une part de ces biens est réservée par la loi aux enfants légitimes existant au moment du décès du propriétaire; cette part ou légitime comprend le tiers des biens s'il y a un ou deux enfants; la moitié s'il y en a un plus grand nombre.
Dans les successions ab intestat, le bien est attribué par portions égales à tous les enfants, si ceux-ci comprennent seulement des garçons non engagés dans la prêtrise ou dans les ordres religieux; il en est encore de même si les enfants comprennent, ou seulement des filles, ou seulement des garçons voués au célibat en qualité de prêtres ou de religieux du culte catholique. Mais le principe de l'égalité des partages n'est plus observé si ces diverses catégories d'héritiers se trouvent en présence.
Dans ce dernier cas, et en écartant d'abord l'éventualité où il [53] existerait, parmi les garçons, des prêtres ou des religieux, on prélève d'abord sur la succession la part dont le propriétaire aurait pu disposer par testament, et on l'attribue, par subrogation spéciale et par portions égales, aux garçons non voués au célibat. Le reste, formant la légitime, est partagé par portions égales entre tous les héritiers, garçons et filles. Conformément à cette règle, un héritage de 12,000f. Abstraction faite des prélèvements du fisc et des frais, se partagerait ainsi qu'il suit, dans les diverses éventualités signalées ci-après:

Dans le cas où il existe à la fois des garçons non voués au célibat, des filles, et des prêtres ou des religieux, on attribue d'abord à ces derniers la part correspondant à un partage égal entre tous les héritiers; puis le reste est partagé, conformément à la règle précédente, entre les garçons et les filles, c'est-à-dire avec subrogation en faveur des premiers. C'est ainsi que le même héritage de 12,000f serait partagé ainsi qu'il suit, dans les diverses éventualités signalées ci-après:

Les garçons non voués au célibat, auxquels sont attribués les avantages de la subrogation, jouissent encore d'un autre privilège. Ils peuvent provoquer le partage en nature de tout l'héritage selon les proportions indiquées précédemment; mais ils ont le droit de retenir les immeubles de la famille en payant à leurs cohéritiers, filles et prêtres, la part qui leur est due.
II. — Exemple de partage d'une succession dans la famille de Joseph B** (§ 2).
[54] La mère de Joseph B** est morte en 1849 laissant un veuf et quatre enfants issus de son unique mariage, savoir: deux garçons et deux filles tous majeurs. Avant que le partage ait été effectué, une des filles est morte à son tour, laissant pour héritiers son père, sa sœur et ses deux frères. Le capital laissé par la mère montait à 4,500 fr.; les deux partages effectués simultanément ont attribué aux quatre héritiers les sommes indiquées ci-après:

III.— Dispositions principales du code de 1838, concernant les successions.
Art. 719. — Les libéralités par testament ne pourront excéder les deux tiers des biens du déposant, s'il laisse à son décès un ou deux enfants légitimes ou légitimés; et la moitié s'il en laisse un plus grand nombre.
Art. 931. — Les enfants légitimes ou leurs descendants succèdent à leurs père et mère ou autres ascendants sans distinction de sexes et encore qu'ils soient issus de différents mariages.
Ils succèdent par tête, quand ils sont tous au premier degré; ils succèdent par souche lorsqu'ils viennent tous ou en partie par représentation.
Art. 943. — Lorsqu'il s'agit de la succession du père ou d'un autre ascendant mâle de la ligne paternelle, la part héréditaire afférente à la femme ou à ses descendants, lors même que ceux-ci ne seraient pas ses héritiers, sera dévolue par droit de subrogation à ses frères germains ou à ses descendants mâles par ligne [55] masculine; cette subrogation aura lieu d'après les règles établies pour les successions. À défaut de frères germains de la femme, ou de descendants mâles de ceux-ci, la part héréditaire sera dévolue à ses frères consanguins ou à leurs descendants mâles par ligne masculine, de la manière ci-devant indiquée. La subrogation n'aura cependant point lieu, au profit des frères ou descendants de frères, qui ne pourraient, eu égard à l'état qu'ils auraient embrassé, conserver ou perpétuer la famille.
Art. 944. — La disposition de l'article précédent est applicable à la succession d'un frère germain ou consanguin, toutes les fois que la sœur qui serait appelée à la succession se trouve en concours avec d'autres frères germains ou consanguins ou avec leurs descendants mâles par ligne masculine.
Art. 945. — L'exclusion prononcée ci-dessus aura de même lieu dans la succession de la mère, mais seulement en faveur des frères germains ou de leur descendants mâles par ligne masculine.
Art. 946. — Ceux qui, aux termes des trois articles précédents, recueillent la part de succession à laquelle était appelée la femme ou ses descendants, sont tenus de donner en compensation, une portion de bien qui, libre de toutes dettes et charges, soit équivalente à la part légitimaire, s'il s'agit de la succession du père, de la mère ou d'un ascendant mâle paternel, et au tiers de la portion virile, s'il s'agit de la succession d'un frère. Dans tous les cas cependant, il sera fait déduction de ce que la femme ou ses descendants auraient reçu du défunt à titre de dot ou de ce qui serait autrement sujet à rapport.
Ceux qui profiteront de la subrogation, auront la faculté de payer la part légitimaire ou le tiers de la part virile en argent ou en immeubles de la succession, d'après une juste estimation. Tant que le paiement-n'aura pas été fait de la manière ci-dessus déterminée, la femme ou ses descendants seront considérés comme copropriétaires des biens de la succession.
IV. — Considérations générales.
La législation de la Savoie, conforme à l'usage des principales régions agricoles de l'Europe, favorise la transmission simultanée du nom de famille et de la propriété rurale. Quant au principe non moins fécond de la transmission intégrale, il est maintenu, à l fois, dans la pratique des familles par la loi (art. 946 du code) et par les mœurs: la fréquence du célibat,dans un pays catholique, atténue, en effet, les inconvénients que présente sous ce rapport [56] l'égalité de partage entre les garçons. Les pères de famille, tout en s'inspirant de l'esprit de la loi, concourent souvent par des dispositions testamentaires spéciales, à favoriser l'attribution du bien de famille à l'un des garçons non voués au célibat. Enfin, comme l'expérience indique journellement, les avantages pratiques de ce régime. Toutes les influences conservatrices et notamment celle du clergé se réunissent pour maintenir, à cet égard, la tradition nationale. On retrouve donc ici, avec des combinaisons différentes, l'ordre de choses, que j'ai signalé dans une précédente monographie [no 3 (A)]. et qui a maintenu jusqu'à ce jour, dans une des contrées les plus originales de la France, la stabilité et le bien-être chez une admirable race de paysans.
Il ne paraît pas qu'on ait jamais pris en Savoie des dispositions plus efficaces pour assurer aux paysans et aux propriétaires roturiers la force qui résulte de la transmission intégrale des biens de famille. Ces classes n'y ont joui, à aucune époque récente, des avantages acquis, avant 1791, aux paysans de la Normandie et de l'Auvergne et qui sont, de nos jours, si appréciés des paysans russes [les Ouv. europ. III (K)] et de tous les propriétaires anglais [les Ouv. europ. XXV (A)]. Mais on trouvait encore il y a peu d'années, dans la loi sarde, la déplorable tendance qui, en fait de propriété, a si longtemps attribué aux noblesses d'Italie, d'Espagne et de France, des privilèges refusés aux autres classes de la population. Ainsi les royales constitutions de 1770 (livre 5, titre 2, art. 1er) donnaient à la noblesse seulement le privilège d'assurer au moyen de fidéicommis l'attribution intégrale du bien patrimonial à l'un des garçons non voués au célibat. La loi du 14 octobre 1837, conçue dans le même esprit, donnait au roi le pouvoir d'autoriser dans les familles nobles, la fondation de majorats inaliénables, d'un revenu minimum de 10,000 fr., transmissibles selon l'ordre de succession fixé par le fondateur.
Ces lois, en donnant le change à l'opinion, ont exercé sur la constitution sociale de ces peuples l'influence la plus funeste. Si les fidéicommis et les majorats amélioraient, dans l'ordre de la noblesse, l'organisation de la propriété et de la famille, il était injuste et à quelques égards odieux d'en refuser le bienfait aux autres classes, sans profit pour la noblesse et au détriment de la société toute entière. On donnait par là occasion de constater que l'institution de la noblesse était contraire aux intérêts généraux du pays. Par une conséquence naturelle, les bourgeois et les paysans ont été conduits à considérer le principe de l'aristocratie comme lié nécessairement à l'idée de spoliation, d'injustice et de jalousie égoïste. Et lorsqu'à leur tour ces dernières classes ont pris une influence [57] prépondérante, elles ont été portées, cédant en cela à une déplorable erreur, à repousser comme injustes les lois qui pouvaient seules assurer la stabilité de l'ordre social, dans un régime exempt de privilèges.
La constitution anglaise a évité cet écueil: plus qu'aucune autre, elle garantit les avantages attachés à la transmission intégrale des biens de famille; mais ces avantages, loin d'être un privilège pour l'aristocratie, sont acquis à toutes les classes de la société. Chacun a pu constater par la tradition même de sa famille la fécondité de ce principe et, dans ces conditions, rien n'a pu donner le change à l'opinion: les roturiers et les nobles, les cadets et les aînés, les pauvres et les riches sont également attachés à l'ordre établi. On a pu, dès lors, se dispenser de recourir à la loi, comme le faisaient au profit d'une caste les anciennes constitutions du continent, pour maintenir la transmission intégrale des biens de famille. On a pu dégager de toute entrave les volontés individuelles, désormais disposées à converger vers un but commun. En laissant à chaque père de famille le soin de régler le mode de transmission de ses biens, on a, en fait, établi le régime qui donne le mieux satisfaction à la liberté individuelle et à l'intérêt public.
Les régimes de transmission intégrale sont, en effet, tellement conformes aux intérêts généraux de toute société qu'ils deviennent une institution populaire partout où ils sont établis au profit de toutes les classes. Cette vérité est évidente en Russie et en Angleterre; elle l'est plus encore en France où certains paysans, résistant à la loi des partages forcés, conservent avec un inébranlable attachement leurs traditions séculaires [no 3, § 3] ; elle est démontrée une fois de plus par l'exemple de la Savoie. Les populations qui jouissaient depuis longtemps des avantages partiels signalés dans la présente note, n'ont subi qu'avec répugnance, lors de leur annexion à la France, le régime de partage foré imposé par la loi de 1793, puis par le code civil; après 1815, elles se sont empressées de reprendre, à cet égard, la tradition nationale. Au contraire, les fidéicommis et les majorats institués en faveur de la noblesse ont toujours été antipathiques à la masse de la population et ils ont été supprimés, à la satisfaction générale, à la suite des événements de 1848.
Il en a été de même en France: la bourgeoisie et le peuple des villes qui, dans l'ancien régime des provinces les plus influentes, étaient privés du bienfait de la transmission intégrale, ont vu avec répugnance les tentatives faites par l'empire et la restauration pour rétablir ce régime sous diverses formes. À toutes les époques où ces classes ont dominé, en 1830 et en 1848 comme en 1791, elles ont employé leur influence à en détruire les dernières traces. Jusqu'à ce [58] jour, elles n'ont pu, malheureusement, s'arrêter à la pensée qu'une organisation qui avait fait la force et la grandeur d'une classe privilégiée pût être établie au profit de la société toute entière. Lorsque le temps et l'expérience auront fait justice de ces préjugés, cette erreur sera certainement envisagée comme un des traits les plus singuliers de notre histoire.
(C) Sur la société de secours mutuels, dite l'Union.
Cette société, fondée en 1851 par les ouvriers d'Aix, a, pour but immédiat de conjurer les plus désastreux effets de la maladie. Elle se compose de personnes toutes vouées aux travaux manuels, et que l'on admet seulement quand elles ont plus de 18 ans et moins de 45 ans révolus. Chaque sociétaire paie mensuellement une somme de 1f00, laquelle, après les six premiers mois, est réduite à 0f50. Il doit, sous peine de payer une amende de 1f00, prendre part aux funérailles de chaque associé décédé. Il doit assister à chaque assemblée mensuelle, sous peine de payer une amende de 0f25 pour chaque absence; enfin, sur l'invitation qui lui en est faite par le président, il doit soigner, à son tour, pendant une nuit, les sociétaires malades ou, s'il ne peut remplir ce devoir, payer une amende de 0f75.
La société est dirigée par un président assisté de quatre dignitaires, et d'un conseil comprenant le vingtième des associés. Le conseil après avoir élaboré les questions qui intéressent la société, les soumet à la décision des assemblées générales. Dès qu'un associé déclare être malade, le président fait constater par le médecin la situation du réclamant; lorsqu'il est établi que la maladie n'est le résultat, ni d'un rixe, ni de l'inconduite, on accorde au malade, jusqu'à complète guérison, les secours de la médecine et de la pharmacie et les soins de deux veilleurs de nuit. On attribue en outre, par jour au malade, une allocation de 1f00, laquelle est successivement réduite, de deux mois en deux mois, à 0f75 puis à 0f50. Après six mois, si la maladie persiste, on peut continuer, par décision spéciale du conseil, cette dernière allocation. Enfin la société prend à sa charge les frais de funérailles d'un associé décédé qui meurt insolvable ou qui laisse sa famille dans le dénuement.
La société de l'Union paraît prospérer au point de vue financier: elle a toujours rempli ses engagements et elle a accumulé un capital [59] qui, en 1857, était employé à bâtir une maison destinée aux réunions du conseil et des assemblées générales.
Il est douteux que cette institution, considérée seulement au point de vue économique, ait des avantages réels pour la majeure partie des associés. Les médecins réunis à Aix pour le service des eaux thermales, et qui prélèvent sur les étrangers un large tribut, se font un plaisir d'accorder gratuitement leurs soins aux ouvriers malades. D'un autre côté, le dîner annuel et les autres occasions de réunion que la société fait naître portent au moins à 18 fr. la dépense annuelle de chaque associé (D. 4e Son); on peut donc présumer que les ouvriers agiraient judicieusement si, au lieu de s'affilier à cette société, ils capitalisent cette somme au profit de leurs familles.
Il existe, dans l'Occident, une multitude de sociétés de secours mutuels, où ces dépenses de luxe étant interdites, les charges supportées par les associés sont appliquées en totalité à des besoins essentiels. Cette organisation de l'assistance est un vrai soulagement pour les familles et doit être considérée comme un premier pas dans les voies de la prévoyance. On doit louer sans réserve celles qui, ne se bornant pas à pourvoir aux éventualités personnelles à l'ouvrier, étendent leurs bienfaits jusqu'à sa famille et assurent, par exemple, des secours à sa veuve, à ses enfants et à ses vieux parents. Les personnes chargées du patronaga des ouvriers doivent assurément encourager ces institutions; mais elles ne doivent pas s'en exagérer l'importance, ni les considérer comme le terme de la perfection à laquelle les classes ouvrières puissent prétendre. L'épargne individuelle faite au profit de la famille, celle qui suppose chez l'ouvrier l'aptitude à dominer ses passions et le discernement qu'implique le placement judicieux du capital accumulé, sera toujours l'indice d'une prévoyance plus complète et d'une moralité supérieure.
Sur les bases où elle est constituée et en raison des dépenses accessoires qu'elle impose, l'Union d'Aix est moins une garantie de bien-être pour les familles qu'une institution politique et sociale.
Elle a été fondée, jusqu'à un certain point, sous l'inspiration qui a présidé à l'établissement de la nouvelle constitution des États Sardes. Jusqu'à présent, elle a moins développé chez les associés la propension à la prévoyance que l'aptitude à la vie publique et le sentiment d'un intérêt collectif plus ou moins opposé à celui des autres classes. Au milieu des débats qui commencent à s'élever en cette localité pour la fixation des salaires, l'Union peut offrir aux associés un point d'appui, et il semble que cette prévision n'a pas été étrangère au progrès de cette corporation. Mais cette disposition des esprits n'aura des conséquences utiles que si elle se maintient dans [60] de justes bornes. Dans cette voie pleine de périls, les 'ouvriers associés doivent s'inspirer sans cesse des sentiments de modération qui deviennent chaque jour plus rares dans les corporations de ce genre, récemment créées à l'ouest du continent. À l'imitation des Unions anglaises [les Ouv. europ. XXIII (B)], et de certains compagnonnages français [no 1, (D)], elles doivent confier la direction de leurs affaires à des chefs prudents et expérimentés, et subordonner tous leurs actes au respect de l'opinion publique.
(D) Sur les passages périodiques d'oiseaux dans la banlieue d'Aix.
Les petits oiseaux appartenant aux genres bergeronnette, pipi, fringille, bruant, alouette, etc., émigrent à l'arrière-saison de l'Europe centrale et septentrionale vers l'Asie ou le rivage de la Méditerranée; puis, en sens inverse, au printemps, par bandes nombreuses. Sur les principaux lieux de passage, ils deviennent l'objet de chasses qui sont à la fois pour les populations une récréation et une source de profits. L'étude de cette industrie, intimement liée en beaucoup de localités au cadre des monographies d'ouvriers (3), pourra fournir un jour des documents précieux à l'histoire naturelle. Il me paraît utile de consigner ici, avec quelques indications générales, un résumé des faits que j'ai observés.
Le passage principal, celui de l'arrière-saison, comprend les espèces qui, s'étant reproduites pendant l'été dans les vastes plaines du centre et du nord de l'Europe, s'acheminent vers le midi dès que le froid et la neige détruisent et ensevelissent les insectes,'les larves, les graines et les végétaux composant leur nourriture ordinaire. Dès la fin d'août, les oiseaux de la Russie et de la Laponie, formant un premier courant, se rendent en Asie par trois passages principaux, la rive occidentale de la Caspienne, et les deux rivages de la mer Noire, à l'ouest du Caucase et à l'est des Balkans; dans toute cette région, le passage vers le midi paraît être interrompu aussi bien par la mer que par les montagnes. Les oiseaux des États scandinaves et de l'Allemagne du nord forment un deuxième courant, qui se trouve empêché par les montagnes de la Bohême, de la Thuringe, du Rhin et de l'Ardenne, de se rendre directement vers le midi; ils longent, en conséquence, les rivages de l'océan Germanique et de la Manche; de là ils se jettent dans la vallée de la Loire où ils sont attirés par la douceur du climat et s'accumulent par troupes [61] innombrables à l'embouchure de ce fleuve. Ils se dirigent ensuite vers le midi, le long du rivage de l'Océan, apportant ainsi d'immenses ressources alimentaires à la basse Vendée, à la Saintonge et au Bordelais. Enfin les espèces de la Hongrie, de la Pologne, de la Bohême, de l'Allemagne méridionale et de la basse Suisse, formant un troisième courant, longent le versant septentrional des Balkans et des Alpes, et débouchent dans le bassin du Rhône par l'étroite échancrure ouverte par ce fleuve entre le Jura et les Alpes; ils se répandent en partie dans la vallée d'Aix, et donnent lieu à l'une des industries les plus lucratives de la famille présentement décrite. Ce dernier courant comprend au moins vingt espèces qui se montrent dans la vallée d'Aix aux époques indiquées ci-après:
La bergeronnette printanière (Motacilla flava, Lin.), du 25 août au 15 septembre; la bergeronnette grise ou lavandière (Motacilla, alba, Lin.), du 15 septembre au 20 octobre; la bergeronnette jaune ou grande queue (Motacilla boarula, Gmel.), qui passe pendant tout l'hiver.
Le pipi des buissons ou bec-figue de vigne (Anthus arboreus, Bechstein), du 5 au 20 septembre; le pipi farlouse ou petit-bec-figue (Anthus pratensis, Bechs.), du 25 septembre au 15 février; le pipi pioncelle (Anthus aquaticus, Bechs.), du 1er octobre au 15 février.
Le fringille moineau (Fringilla domestica, Lin.), du 25 août au 15 novembre; le fringille chardonneret (Fr. Carduelis, Lin.), du 25 août au 15 octobre; le fringille linotte (Fr. Cannabina, Brehm.), du 15 octobre au 15 février; le fringille pinson d'Ardenne ou niais (Fr. Montifringilla, Lin.), du 15 novembre au 15 février, c'est-à-dire pendant la saison d'hiver; le fringille pinson (Fr. coeleds, Lin.), le fringille friquet (Fr. montana, Lin.), le fringille soulcie (Fr. pnetronia, Lin.) et le fringille verdier (Loxia Chloris, Lin.). qui passent également pendant l'hiver.
Le bruant jaune (Emberiza citrinella, Lin.) et le bruant ou rossette des haies (Emb. cirlus, Lin.), pendant l'hiver.
L'alouette commune (Alauda arvensis, Lin.), l'alouette cochevis (Al. cristata, Lin.) et l'alouette lulu (Al. arborea, Lin.), du 15 octobre au 15 février.
Le traquet tarier ou pied noir (Saxicola rubetra, Meyer), du 5 septembre au 10 octobre.
Le principal engin de la chasse est un filet composé de deux nappes rectangulaires, longues chacune de 10m et hautes de 1m 60. Ces deux nappes se tendent parallèlement, sur un sol horizontal, soutenues par des bâtons de même hauteur, de manière que leurs longs [62] côtés parallèles les plus rapprochés soient distants de 2m 50. Ces deux nappes peuvent, à la volonté du chasseur, tourner rapidement autour de ces deux côtés faisant office de charnières, et se croisent, en se recouvrant, sur une largeur de 0m 35. Ce mouvement emprisonne les oiseaux qui volent à une hauteur moindre qu'un mètre au-dessus de l'espace compris entre les filets. Pour déterminer les oiseaux à se jeter dans cet espace, le chasseur a recours à divers moyens ingénieux fondés sur la connaissance des mœurs de chaque espèce et qui exigent, pour la plupart, une longue pratique. Le moyen le plus ordinaire pour les bergeronnettes, les pipis et les alouettes sont l'imitation du cri de l'oiseau libre et l'emploi d'oiseaux captifs de même espèce qu'on fait voleter, au moyen de bascules, entre les filets. Les moments les plus favorables pour la chasse sont, les jours de beau temps, le matin de 8 à 11 heures, et le soir pendant la demi-heure qui précède le coucher du soleil.
L'ouvrier décrit dans la présente monographie est fort habile dans ce genre de chasse et ne pratique guère que celle du matin: il prend moyennement à chaque chasse 8 douzaines d'oiseaux.