N° 9.
PÊCHEUR CÔTIER
MAÎTRE DE BARQUE
DE SAINT-SÉBASTIEN
(GUIPUSCOA. — ESPAGNE)
(Ouvrier, chef de métier dans le système du travail sans engagements)
D'APRÈS LES
RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX, EN JUIN 1856
PAR
MM. A. DE SAINT-LÉGER C.D. ET E. DELBET D.M.
Sommaire
- Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
- Notes
- (A) Sur les associations ou communautés de pécheurs côtiers à Saint-Sébastien.
- (B) Sur l'usage de réserver certains travaux aux femmes des pécheurs à Bilbao et à Saint-Sébastien.
- (C) Sur l'ancienne organisation industrielle des provinces basques.
- (D) Sur l'altération des anciennes mœurs coïncidant, dans les provinces basques, avec un certain développement industriel.
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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.
[403] La famille habite Saint-Sébastien, ville fortifiée, peu distante de la frontière française et couvrant dans cette direction le territoire espagnol. Cette ville est assise sur le terrain crétacé inférieur et entourée des montagnes de troisième ordre qui terminent la chaîne des Pyrénées du côté de l'Océan. Elle est située sur une étroite presqu'île, entre l'embouchure d'un petit fleuve, le rio Aramea, et une baie assez profonde formée par le golfe de Gascogne : une partie de cette baie abritée des vents de mer par le mont Urgull qui termine la presqu'île, a été convertie en un petit port au moyen de jetées. Saint-Sébastien appartient au Guipuscoa, l'une des trois provinces basques qui ont pu jusqu'ici conserver en partie leurs antiques privilèges (fueros); elle a rang de ville (ciudad), et quoiqu'elle ne soit pas la capitale de la province, elle en est la ville la plus [404] importante. Brûlée et détruite à la suite d'un siège, en 1813, elle s'est rapidement relevée de ses ruines et sa population est aujourd'hui de plus de 12,000 âmes, dont 2,200 citoyens communaux (vecinos) [les Ouv. europ. XXIV (A)]. Plusieurs fonctionnaires espagnols et les consuls des gouvernements étrangers y résident habituellement. En été, les baigneurs s'y rendent en grand nombre de toutes les parties de l'Espagne, attirés par les agréments d'un climat constamment tempéré et par la beauté des sites environnants.
Le commerce de Saint-Sébastien a été, à diverses époques, très-florissant ; elle fut au xviie siècle le siège des puissantes compagnies de Caracas et des Philippines ; elle exportait jadis beaucoup de laines, provenant surtout de la Péninsule. Quand vint la décadence du commerce de l'Espagne, ce port, entravé dans son développement par un régime douanier défavorable (C), fut à peu près délaissé ; mais, depuis que les douanes ont été reportées à la frontière des Castilles, il est rentré sous le régime commun et a repris en partie son ancienne activité. Resserrée entre une étroite enceinte de murailles, et exposée aux effets de la guerre, la ville n'est d'ailleurs pas industrielle par elle-même et ne paraît pas destinée à le devenir ; elle n'a d'importance que comme entrepôt. Le mouvement de son port s'accroît rapidement depuis que des usines de toute espèce ont été créées dans le Guipuscoa et dans les provinces voisines. En 1855, les importations se sont élevées à une valeur de 7,500,000f et les exportations à une valeur de 10,000,000f. Ce commerce important se fait d'ailleurs presque tout entier par navires étrangers, le port ne possédant que quelques bâtiments d'un fort tonnage. Sa marine se compose principalement d'embarcations destinées au cabotage et à la pêche. Ces dernières sont au nombre de cinquante environ.
La pêche est la plus ancienne industrie des habitants de Saint-Sébastien et elle a été longtemps la plus importante pour eux et pour ceux des côtes voisines. La tradition rapporte qu'ils se livrèrent les premiers à la pêche de la baleine et qu'ils continuèrent de le faire tant que cet animal put se trouver dans les mers de l'Europe. Plus tard, ils firent des armements pour la pêche de la morue dans les mers du Nord et furent longtemps, dans ces parages, les rivaux des Anglais. Aujourd'hui il ne se fait plus guère de ces armements, et les pêcheurs de Saint-Sébastien exercent leur industrie seulement dans la mer voisine de leurs côtes. Ils s'organisent par groupes plus ou moins nombreux, selon l'importance de la barque qu'ils montent ; pour former des équipages de pêche. Chacun des associés est rétribué par une part des produits de la pêche. La barque appartient d'ordinaire à un capitaliste, qui a lui-même une part proportionnelle dans ces produits. Il est représenté dans l'exécution de [405] l'entreprise par un Maître de barque qu'il choisit lui-même et auquel il attribue une certaine partie des bénéfices ; dans quelques cas, ce maître est lui-même co-propriétaire de l'embarcation, et reçoit à ce titre une part plus importante.
La saison de pêche est l'hiver ; à Saint-Sébastien, pendant l'été, plus de la moitié des embarcations sont inactives, et celles qu'on emploie, étant plus légères, ne sont montées que par un petit nombre d'hommes. Les pêcheurs, qui deviennent alors disponibles, s'engagent comme matelots sur les bâtiments qui font le cabotage avec les ports voisins de l'Espagne et de la France, et spécialement ceux de Bilbao, Santander et Bayonne. En hiver, ils reviennent à la pêche qui prend alors une grande activité et se fait avec de grandes barques, montées d'ordinaire par dix-huit hommes d'équipage. Pendant cette saison, les pêcheurs de toutes les côtes voisines apportent leur poisson à Saint-Sébastien, qui devient, sous ce rapport, le centre d'un commerce important. La vente du poisson s'y fait par l'intermédiaire d'un préposé municipal, dans un établissement spécial (pescaderia) ouvert depuis l'année 1843. Une faible partie seulement du poisson pêché se vend pour la consommation de la ville ; presque tout s'expédie pour les villes de l'intérieur, par des moyens de transport assez imparfaits. Il est probable que quand les voies ferrées permettront dans ce pays une circulation plus rapide, la consommation du poisson augmentera, et que les pêcheurs ayant un débouché assuré se trouveront dans de meilleures conditions. Aujourd'hui il ne se fait à Saint-Sébastien ni salaison ni conserve d'aucune espèce dans des proportions un peu importantes.
Le pêcheur décrit dans cette monographie, est un maître de barque ayant la moitié de la propriété de l'embarcation qu'il dirige : cette embarcation est une de celles qui sont montées en hiver par dix-huit hommes. En été, il se livre aussi à la pêche, mais sur une barque moins importante.
§ 2. — État civil de la famille.
La famille comprend sept personnes, savoir :
1. Jose D**, chef de famille, né à Saint-Sébastien (Guipuscoa), marié depuis 14 ans............ 45 ans.
2. Carmen X**, sa femme, née à Passagès (Guipuscoa)............ 30 [ans]
3. Juan D**, leur fils aîné, né à Saint-Sébastien............ 13 [ans]
4. Pedro D**, leur second fils, [né à Saint-Sébastien]............. 10 [ans]
5. Dolores D**, leur fille aînée, [né à Saint-Sébastien]............ 8 [ans]
6. Antonio D**, leur troisième fils, [né à Saint-Sébastien]............ 6 [ans]
7. Carlos D**, leur quatrième fils, [né à Saint-Sébastien]............ 2 [ans]
Deux autres enfants sont morts en bas âge.
[406] La disproportion d'âge qui existe entre les deux époux est un fait exceptionnel dans les habitudes du pays et qui excita une sorte de scandale parmi les camarades du pêcheur. Malgré ces circonstances, le ménage n'a pas cessé d'être heureux sous tous les rapports.
Les époux ont tous deux perdu leurs parents. Les divers membres de leurs familles, qui étaient nombreux, ont été dispersés au moment de la guerre civile et se trouvent aujourd'hui dans des situations très-inégales.
§ 3. — Religion et habitudes morales.
La foi catholique romaine et la pratique religieuse ont persisté jusqu'ici dans toute la province et même dans les villes où, comme à Saint-Sébastien, le voisinage de la France et la présence d'un grand nombre d'étrangers contribuent cependant à les altérer. Les pêcheurs, vivant dans des conditions particulières, ont moins subi cette influence étrangère que d'autres classes de la population, et ils conservent en général toute leur ferveur religieuse. Comme cela s'observe d'ordinaire chez les peuples méridionaux, ils ont pour la Vierge une dévotion spéciale, mais ils ne manifestent pas les tendances superstitieuses qu'on a souvent signalées chez cette classe dans d'autres contrées. Leur principale fête consiste dans la Romeria (pèlerinage) qu'ils vont faire au Santo-Chriso de Lœso : on désigne sous ce nom une vieille image en bois conservée près de Passagès dans une antique basilique où les paysans basques, espagnols et français, viennent la vénérer le 17 septembre de chaque année ; les pêcheurs de toute la côte, et en particulier ceux de Saint-Sébastien, s'y rendent spécialement le 22 février, époque qui correspond pour eux à la fin de la période la plus active de la pêche. Il est à remarquer que les devoirs du culte n'entravent jamais les pêcheurs dans l'exercice de leur profession, le clergé leur accordant toute latitude sous ce rapport quand les circonstances le demandent.
La famille ici décrite ne se distingue pas au point de vue religieux de celles qui sont placées au même niveau social : tous ses membres accomplissent d'une manière régulière leurs devoirs de piété ; la femme surtout le fait avec un zèle et une activité remarquables. Elle a garni sa maison d'images représentant des sujets religieux et les offre chaque jour à la vénération de ses enfants. Elle dirige d'ailleurs avec soin leur éducation religieuse, et sa sollicitude sous ce rapport offre un heureux contraste avec l'indifférence des parents constatée chez cette classe dans différentes parties de la France [N° 2 § 3] et surtout en Angleterre. [Les Ouv. europ. XXII (B) ;N°s 6 et 8 § 3. Contrairement à ce qui arrive d'ordinaire dans des [407] situations analogues et malgré ce èle religieux, la famille ne fait presque aucune dépense pour le culte. Cela tient à ce que depuis la récente suppression des dîmes, le clergé est rétribué par la municipalité au moyen d'un impôt en partie proportionnel ; cet impôt dont la quotité est réglée entre les représentants du clergé et ceux de la ville, fournit ainsi à toutes les dépenses du culte, et les pêcheurs sont dispensés d'y concourir à cause de leur pauvreté.
Le chef de famille et sa femme sont sans instruction ; ils savent à peine quelques mots d'espagnol et parlent habituellement un dialecte de la langue basque (Eskuara) : ils appartiennent l'un et l'autre aux générations élevées pendant les troubles civils ; ils n'ont pu fréquenter l'école avec assiduité. Le pêcheur cependant aurait pu apprendre à lire et à écrire, mais il ne paraît avoir eu aucune disposition pour l'étude. Il souffre, comme maître de barque, de cette absence d'instruction, parce que ne pouvant tenir lui-même le livre de pêche, il est obligé de confier ce soin au peseur public ou à un autre pêcheur. Les enfants de la famille seront mieux partagés sous ce rapport, grâce au soin avec lequel les parents veillent à ce qu'ils fréquentent les écoles gratuites de la ville. Ces écoles sont dirigées par des laïques, et cependant l'instruction religieuse y occupe la première place. On peut y recevoir une instruction plus développée qu'elle ne l'est en France dans des écoles analogues ; on peut en outre trouver un complément d'éducation dans des écoles d'adultes et dans des écoles spéciales pour le commerce et la marine. L'instruction donnée aux filles comprend la couture et les autres travaux du ménage. Grâce à ce système d'enseignement si libéralement conçu, les aptitudes de chacun peuvent être développées dans les conditions les plus favorables.
Les mœurs des pêcheurs sont recommandables à plus d'un titre : les filles se conduisent en général très-bien, maintenues dans le devoir par les idées de piété et par la puissance de l'opinion qui étend jusqu'à leur famille le déshonneur de celles qui ont failli. Les femmes mariées vivent uniquement dans leur ménage et exécutent en outre certains travaux (B) sur le port, en vue de leur habitation. Les ménages des pêcheurs sont cependant tenus avec peu de soin, et les enfants, qui sont presque toujours nombreux, sont souvent malpropres et couverts de haillons. Cela tient à ce que ces familles vivent en général dans un état de misère et de dénuement. Les bénéfices sont peu considérables et les idées de prévoyance rarement développées parmi elles. La conduite des hommes est cependant assez régulière et ils ne s'adonnent pas à l'ivresse. Mais ils vivent au jour le jour et sans se préoccuper de l'avenir. En été, époque de la morte saison pour eux, ils ne peuvent payer lèurs fournisseurs [408] et font des dettes qui absorbent à l'avance leurs gains de l'hiver. Tous tiennent à honneur de solder ces dettes dès qu'ils peuvent le faire, et ils conservent ainsi un crédit dont ils paient d'ailleurs l'intérêt à un taux très-élevé sous forme d'augmentation du prix des objets de consommation.
La famille ici décrite offre, au point de vue moral, des traits qui la distinguent des autres familles de pêcheurs. La femme, intelligente et active, est d'une distinction remarquable. Conformément à ce qui s'observe souvent en France, dans les classes ouvrières, c'est elle qui dirige à peu près exclusivement les intérêts moraux et matériels du ménage [Les Ouvr. europ. XXX (A)] : elle le fait avec succès, et le mari n'intervient jamais dans l'administration domestique. La discrétion de sa femme sait d'ailleurs lui faire accepter cet état de choses sans que son amour-propre ait à en souffrir; il fait seulement à ce sujet quelques plaisanteries d'un ton très-bienveillant et qui témoignent de son acquiescement tacite. Du reste, sa considération dans le public et son autorité sur ses enfants ne paraissent pas en être affaiblies. Ces derniers, soignés par leurs parents avec la plus tendre affection, sont envers eux respectueux et dociles. Cette famille enfin, placée dans une condition inférieure et dont les habitudes sont souvent grossières, montre une délicatesse morale et une distinction qui paraissent être dues à l'influence exercée par la femme et surtout au développement du sentiment religieux.
§ 4. — Hygiène et service de santé.
Le climat de Saint-Sébastien est sain et agréable. Quoique placée sous une latitude méridionale, cette ville, grâce au voisinage de la mer et à celui des montagnes, jouit pendant l'été d'une température modérée.
La famille est elle-même placée dans de bonnes conditions hygiéniques. La maison qu'elle habite, adossée à la pente du mont Urgull, est humide dans certaines parties, mais son exposition directe vers le sud compense cet inconvénient. Quoique d'une stature peu élevée, le pêcheur est d'une vigueur athlétique et n'a jamais été malade. L'usage d'épais vêtements en laine et de manteaux de toile cirée paraît suffire pour le défendre contre l'influence des changements trop brusques de température. Habitué dès son enfance à la vie de marin sur une mer qui a la réputation d'être difficile, il ne se préoccupe en aucune manière des chances d'accident auxquelles il est chaque jour exposé. Ces chances paraissent être d'ailleurs assez éloignées pour les pêcheurs de Saint-Sébastien, quoique leur audace soit proverbiale ; mais il n'existe aucune statistique qui permette de les apprécier exactement. Le dernier naufrage dont on ait conservé le [409] souvenir remonte à trois années ; il entraîna la mort de six hommes. Aucune institution spéciale n'existe pour assurer, dans des cas de ce genre, une protection efficace aux veuves et aux orphelins ; mais on organise dans la ville des souscriptions publiques qui viennent, du moins dans une certaine mesure, en aide aux plus malheureux.
La femme et les autres membres de la famille jouissent d'une excellente santé. Les enfants ont été quelquefois indisposés, et, dans ce cas, on a fait venir, pour les soigner, un médecin dont les visites se paient 2 réaux (0f50). C'est là un fait exceptionnel parmi les pêcheurs et qui doit être attribué à l'état de bien-être relatif de la famille et à un sentiment de délicatesse morale qui lui fait craindre pour ses enfants le séjour de l'hôpital. C'est dans cet établissement, entretenu par la ville et placé, du reste, sous tous les rapports, dans d'excellentes conditions, que les pêcheurs et les membres de leur famille vont presque toujours se faire soigner.
§ 5. — Rang de la famille.
Ayant une part dans la propriété de la barque qu'il dirige comme maître, le pêcheur se rattache à la catégorie des chefs de métier ; sa situation se distingue pourtant de celle qui est habituelle pour les ouvriers de cette classe, parce que, en raison de sa nature même, le travail de la pêche est entrepris par association avec d'autres personnes. Grâce à ce titre de propriétaire de barque que possède son chef, la famille occupe, parmi celles des pêcheurs de Saint-Sébastien, une des positions les plus considérées. Il est à remarquer cependant qu'elle ne tend nullement à s'isoler, sous aucun rapport, d'autres familles moins heureuses et vit avec elles sur un pied de complète égalité. On ne trouve chez elle aucune tendance à se rapprocher de la bourgeoisie. C'est là d'ailleurs une conséquence du sentiment d'égalité qui règne en Espagne entre toutes les classes, et qui a constitué jusqu'ici un des caractères les plus saillants de son état social [Les Ouv. europ. XXI (C)]. Depuis quelques années, et sous l'influence des idées étrangères, les mœurs tendent à s'altérer sous ce rapport, surtout dans le voisinage de la France. Ainsi, à Saint-Sébastien, on commence à introduire dans les églises ces démarcations si contraires au véritable esprit chrétien, qui sont déjà passées en habitude dans d'autres régions de l'0ccident, mais dont on n'a pas encore l'idée dans les provinces méridionales de l'Espagne. Cédant à l'exemple, la femme du pêcheur ici décrit loue une chaise à l'église pour assister plus commodément aux offices du dimanche et satisfait ainsi un goût de confort que d'autres femmes de pêcheurs moins heureuses ne peuvent satisfaire.
[410] L'état de bien-être dans lequel se trouve aujourd'hui la famille est le résultat du travail et de la prévoyance de ses chefs et surtout de l'heureuse direction donnée par la femme aux affaires du ménage (§ 3). Les qualités que les deux époux ont dû manifester pour parvenir à ce rang sont un signe de leur valeur morale, et les détails déjà donnés à ce sujet montrent assez que sous le rapport individuel ils sont très-dignes de la position qu'ils occupent ; ils s'y maintiendront certainement et parviendront. sans doute à posséder une barque entière.
On doit remarquer du reste que la position de cette famille n'est nullement exceptionnelle ; elle est accessible à tout pêcheur intelligent, laborieux, et doué de l'esprit de prévoyance. On constate cependant que presque tous ceux qui s'y élèvent ont commencé par se créer un capital de réserve avant leur mariage. Les premiers besoins du ménage, et bientôt après les charges résultant de l'accroissement de la famille absorbent à l'avance les ressources de ceux qui n'ont pas cette prévoyance, et entravent leur avenir.
II. Moyens d'existence de la famille
§ 6. — Propriétés.
(Mobilier et vêtements non compris.)
Immeubles............ 0f 00
(La famille désirerait beaucoup posséder une maison, mais habitant une ville enceinte de murailles et où l'absence de place a forcé de construire des maisons à étages nombreux, elle ne pourra jamais satisfaire ses désirs sous ce rapport).
Argent............40 00
Cette somme, conservée habituellement dans un meuble (§ 10) dont la femme a seule la clef, se compose de deux parties : l'une (15f 00), appartenant en propre à la famille, est employée à la satisfaction de ses besoins ordinaires ; l'autre, dont elle n'est que dépositaire (25f 00), appartient à l'association des pêcheurs exploitant la barque que le chef de famille commande en qualité de maître. Cette dernière somme constitue le fonds de roulement au moyen duquel l'association réalise les acquisitions et les réparations de son matériel.
La famille ne possède aucun argent placé à intérêts ; ses épargnes ont été employées jusqu'ici à faire les versements nécessaires pour compléter les 800 00 représentant sa part de propriété dans la barque. Les épargnes à venir doivent être laissées entre les mains du capitaliste co-propriétaire de cette barque pour être cumulées et servir plus tard à l'acquisition d'une autre embarcation quand celle-ci sera usée.
Matériel spécial des travaux et industries............ 992f 50
1° Barque de pêche. — Une part (la moitié) dans la propriété d'une grande barque non pontée, spécialement construite pour la pêche. La valeur totale de cette barque [411] munie de son gréement, d'une boussole et autres accessoires, est évaluée à 1600 00; la part possédée par la famille doit donc être évaluée à 800f 00.
2° Engins de pêche. — Part de la famille (une moitié) dans la propriété des engins de pêche constituant le matériel de l'association et qui, d'après les usages, doivent être fournis par le propriétaire de la barque. Ces engins comprennent une grande quantité de lignes et un seul grand filet pour la pêche de la sardine. Les principales lignes sont celles qu'on emploie pour la pêche du thon; chacune d'elles a une longueur de 150 mètres environ et une valeur de 22f 00. L'ensemble des engins fournis par les propriétaires de la barque à l'association de pêcheurs a une valeur approximative de 250f 00, et la part de la famille peut être évaluée à 125f 00.
3° Engins de pêche possédés par le pécheur à titre individuel. — 8 lignes à morue composant l'apport que chaque pêcheur doit fournir en entrant dans l'association, 40f 00 (chacune de ces lignes, quand elle est neuve, a une valeur de 7f 00 environ); — vieilles lignes et débris de filets gardés par la famille, ayant une valeur approximative de 20f 00. — Total, 60f 00.
4° Ustensiles pour la fabrication de l'huile de foie de morue. — 1 chaudron avec accessoires, servant à faire bouillir les foies qui fournissent cette huile, 6f 00 ; — 6 bouteilles servant à conserver l'huile, 1f 50. — Total, 7f50.
Valeur totale des propriétés............ 1,032 50
§ 7. — Subventions.
Le poisson des mers est une production indépendante de tout travail humain et constitue une richesse naturelle ; on peut donc dire que l'industrie des pêcheurs, qui repose essentiellement sur l'exploitation de cette richesse, bien que s'exerçant dans les pays les plus civilisés, se rapproche à certains titres de celle des tribus sauvages qui vivent des produits de leur chasse au milieu des forêts ou des steppes. Toutes deux ont ce caractère que les moyens d'existence sont fournis à ceux qui s'y livrent par une subvention [les Ouvr. europ. XXI (B) : à ce point de vue l'analogie est complète entre les chasseurs du Nouveau-Monde et les pêcheurs de Saint-Sébastien, car l'exercice du droit de pêche n'est soumis, dans cette ville, à aucun impôt direct ou indirect. Du reste, il est fort difficile d'assigner une valeur quelconque à cette subvention, et on ne peut guère le faire qu'en prenant pour base le taux des droits exigés, dans d'autres contrées, de ceux qui se livrent à la pêche.
En dehors de ce droit d'usage, base de son industrie, la famille ici décrite jouit de plusieurs autres subventions résultant du régime communal et appartenant à la catégorie des services alloués. Celles dont elle profite actuellement sont : la gratuité de l'instruction pour ses enfants et la gratuité du culte dont les ministres, à Saint-Sébastien, sont rétribués directement par les fidèles au moyen d'un impôt spécial payé seulement par les personnes aisées. En outre, les membres de la famille, si les circonstances l'exigeaient, pourraient être admis à l'hôpital et obtenir une place, au temps de leur vieillesse, dans un asile spécial.
[412] On voit, par ces exemples, que les institutions de bienfaisance sont très-multipliées à Saint-Sébastien ; il en est de même, d'ailleurs, dans le Guipuscoa tout entier et, en général, dans les villes des provinces basques. Depuis longtemps il est admis en principe, dans ces provinces, que chaque commune doit se charger de l'entretien de ses pauvres, et on doit constater que dans aucun pays l'assistance n'est organisée d'une manière plus complète et plus satisfaisante. Cet heureux résultat est dû à l'action combinée des lois et des mœurs qui, imposant la charité aux riches, assurent le soulagement des plus dénués.
§ 8. — Travaux et industries.
Par sa nature même, le travail de la pêche est exposé à de fréquentes interruptions soit à cause des mauvais temps, soit à cause des températures élevées qui, en été, rendent la pêche impossible, en supprimant les débouchés. Il y a donc de nombreuses journées pendant lesquelles les pêcheurs sont obligés de rester à terre. Presque tous les consacrent ordinairement au repos, aux promenades et à d'autres récréations ; il en est cependant qui, dans ces moments de loisir, travaillent à la réparation de leurs engins de pêche ou se livrent à la récolte des moules et à la pêche des espèces de poissons qui fréquentent les bords du rivage.
Travaux du chef de famille. — Pendant la saison froide l'occupation constante du chef de famille est la pêche. Quand l'état de la mer le permet, il quitte le port dès quatre heures du matin et reste absent jusqu'au soir ; assez souvent même les barques restent pendant vingt-quatre heures sans revenir au port quand la mer devient mauvaise. En prévision d'accidents de cette nature, chaque pêcheur emporte d'ordinaire des vivres pour trois jours : celui qui est ici décrit ne manque pas de le faire depuis qu'une tempête l'ayant surpris, il fut retenu en mer près de quatre jours et jeté avec son embarcation sur la côte voisine de Santander, à plus de 100 kilomètres de Saint-Sébastien.
Comme maître de barque, le chef de famille exerce à peu près les fonctions d'un capitaine de navire ; il a la responsabilité des manœuvres et les commande seul. Mais ces manœuvres étant en général peu importantes, il n'est pas absorbé par les soins du commandement et concourt avec tous les autres pêcheurs aux opérations de pêche. Ses travaux accessoires comprennent les soins d'administration et de surveillance auxquels il est obligé comme maître de barque. Il n'exécute lui-même aucun travail de [413] réparation sur cette barque et ne s'occupe pas de l'entretien et de la confection des engins de pêche.
Travaux de la femme. — Les travaux de ménage constituent son occupation principale ; mais malgré les soins qu'exige une nombreuse famille, et quoique la maison soit entretenue avec une propreté qui touche à l'élégance, elle trouve le temps de remplir, près de l'association de pêcheurs dont son mari fait partie, la fonction de femme de barque. En cette qualité, elle est obligée de travailler à la réparation et à l'entretien des engins de pêche et de se trouver présente au moment où la barque rentre au port pour transporter le poisson à la Pescaderia, où il doit être mis en vente. Le salaire qu'elle reçoit pour ce travail se compose d'une demi-part de pêcheur, et il contribue à augmenter les ressources de la famille.
Comme travail accessoire, elle exécute une partie des travaux de couture nécessaires à l'entretien des vêtements de la famille ; l'autre partie de ces travaux et la confection des vêtements neufs sont confiés à une ouvrière spéciale payée à raison de 1f par jour si on ne lui donne que le chocolat du matin, et de 0f50 si on la nourrit complètement.
La femme concourt aussi quelquefois au déchargement du sable contenu dans la cale des navires qui arrivent dans le port sur lest. Ce travail, ainsi que quelques autres du même genre, est réservé aux femmes, et surtout aux femmes de pêcheurs, par ordre de la municipalité : elles l'entreprennent par association d'après des conditions débattues avec le capitaine du navire à décharger, et en retirent un salaire qui s'élève à 0f75 par jour en moyenne (B).
Travaux du fils aîné, de treize ans. —Jusqu'à l'âge de douze ans, ses parents n'ont exigé de lui aucun travail manuel et lui ont fait fréquenter l'écule. Depuis une année, il a été mis en apprentissage chez un maître charpentier de marine qui a une réputation d'habileté et qui, comme ami de la famille, se charge de lui enseigner sa profession sans exiger aucune rétribution. Plus tard, on a' dessein de lui faire exercer le métier de charpentier à Saint-Sébastien ou de le laisser émigrer sur les bords de la Plata, s'il le désire.
Travaux du second fils, de dix ans. — Cet enfant va encore à l'école ; on le destine à l'état de pêcheur, et dans un an il doit entrer comme mousse sur l'embarcation de son père. Après une année d'apprentissage, pendant laquelle il ne recevra aucune rétribution, il aura droit à une demi-part de pêcheur.
Travaux de la fille, de huit ans. — Quoique bien jeune, cette enfant rend à la famille d'importants services ; en se chargeant de [414] la garde de ses jeunes frères, elle permet à la mère de se livrer à des occupations lucratives ; elle s'acquitte d'ailleurs de sa tâche avec une intelligence et un soin remarquables. Un tel exemple montre bien comment, dans les familles nombreuses, les filles aînées apprennent de bonne heure, et par la force des choses, à se livrer aux soins domestiques et se préparent à être de bonnes ménagères.
Industries entreprises par la famille. — L'exploitation d'une barque, entreprise par association avec un capitaliste, constitue l'industrie principale de la famille. La pêche, à laquelle le chef de famille se livre comme membre d'une association de pêcheurs non capitalistes, est aussi une entreprise industrielle dont l'organisation doit être étudiée d'une manière spéciale. Enfin, l'élaboration de l'huile de foie de morue, que la femme fabrique pour la consommation du ménage et pour la vente, constitue une industrie accessoire intimement liée au travail principal.
III. Mode d'existence de la famille
§ 9. — Aliments et repas.
La femme, qui dirige le ménage avec une judicieuse économie, n'impose cependant à la famille aucune privation sous le rapport du régime alimentaire ; les enfants surtout reçoivent de la nourriture à toutes les heures de la journée et dès qu'ils en demandent à leur mère. Les trois repas, qui se font à heure fixe, réunissent tous les membres de la famille excepté le père quand il est parti pour la pêche. Ces repas se succèdent dans l'ordre suivant :
1° Déjeuner à huit heures : il se compose, pour le pêcheur, de pain, de poisson et d'un verre de cidre ; pour la femme de pain et de chocolat à l'eau qui déjà, dans cette partie de l'Espagne, est un mets national ; pour les enfants, de pain et de lait froid ou chaud, suivant la saison.
2° Dîner à midi : soupe au lard et à la viande, le plus souvent, et légumes divers ; quand la soupe est à l'huile seulement, on mange d'ordinaire un morceau de viande de boucherie cuit avec des légumes, ou des légumes seuls.
3° Souper à sept ou huit heures du soir : ce repas se compose presque toujours uniquement de poisson frais ou séché ; on l'accommode le plus souvent sans légumes, mais on y mêle beaucoup de piment.
Le chef de famille déjeune habituellement avant de partir pour la pêche. Il emporte avec lui du pain et. par exception, de petites [415] quantités de viande froide ; le plus souvent, en effet, les pêcheurs vivent en mer des produits de leur pêche qu'ils accommodent eux-mêmes de manière à pouvoir les manger immédiatement. Comme boisson, la provision emportée par chaque pêcheur, pour une jour-. née d'absence, se compose ordinairement de deux à trois décilitres de vin et de vingt à trente centilitres d'eau-de-vie. L'usage de ces deux spiritueux est considéré par les pêcheurs comme indispensable pour entretenir leur vigueur et leur permettre de résister aux fatigues de la profession [N° 2 § 4].
Dans son intérieur, la famille ici décrite ne fait usage de vin qu'à certains jours de fête ; elle boit habituellement du cidre fait avec les pommes que les campagnes du Guipuscoa fournissent en abondance. Ce cidre n'est pas acheté en gros, mais pris à la cidreria la plus voisine par quantités de un litre environ, pour les besoins de chaque repas.
Considéré dans son ensemble, le régime de la famille est remarquable par sa simplicité et sa constante uniformité. Sous ce rapport, quoique habitant une ville, les pêcheurs de Saint-Sébastien sont placés à peu près dans les mêmes conditions que les paysans agriculteurs. Comme légumes ils mangent spécialement des pommes de terre, des choux et des haricots. Ils font usage du pain de froment pur, mais de seconde qualité, ou de méture (froment et maïs) dans les années difficiles. On peut voir, par l'exemple de la famille ici décrite, que la quantité de pain mangée par les pêcheurs est peu considérable. Cette particularité doit être attribuée, sans doute, à ce que le poisson entre dans leur alimentation pour une part très importante.
§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.
Il y a quelques années encore, les pêcheurs de Saint-Sébastien étaient forcés d'habiter dans l'enceinte fortifiée de la ville, et les portes s'ouvrant le matin et se fermant le soir à des heures fixes, ils souffraient beaucoup de cet état de choses. Souvent, ils ne pouvaient rentrer au port qu'après les heures fixées pour la fermeture, et, dans ce cas, ils étaient obligés de passer la nuit dans leurs barques ou sous des abris insuffisants. Il n'en est plus ainsi aujourd'hui : de grandes constructions, spécialement destinées aux pêcheurs, ont été élevées tout près du port. Ces constructions étant adossées contre le mont Urgull, dont les pentes sont très-rapides, le rez-de-chaussée à peine éclairé et très-humide n'a pu être habité ; une partie a été employée à faire des magasins ; l'autre, donnant sur le port, forme une galerie couverte par le premier étage, et [416] sous laquelle les enfants des pêcheurs peuvent jouer en toute saison.
La famille ici décrite habite un des logements du premier étage qu'elle loue à raison de 15f par mois. Ce logement se compose d'une grande salle avec une alcôve pouvant contenir deux lits, et d'un cabinet, dont la fenêtre, comme celles de la première salle, donne sur le port. Il comprend en outre deux autres pièces, qui ne reçoivent qu'un jour insuffisant par des ouvertures donnant sur les pentes de la montagne. L'une de ces pièces sert de cuisine ; l'autre contient les provisions de bois, de charbon et divers ustensiles de ménage. Toutes ces pièces sont chaque année blanchies à la chaux aux frais du locataire.
L'ordre et la propreté règnent dans toute la maison ; il y a même, dans la pièce principale, une certaine recherche voisine de l'élégance. Tout est simple cependant, et rien ne témoigne de cette tendance à se rapprocher de la bourgeoisie, qui, dans des situations analogues [les Ouv. europ. XVIII et XXXV § 10], se manifeste assez souvent par la recherche d'objets riches, mais de mauvais goût.
La valeur du mobilier et des vêtements peut être établie ainsi qu'il suit :
Meubles : suffisants pour les besoins du ménage ; simples de forme mais tenus avec un soin extrême.............. 409f 00
1° Lits. — Il y a dans la maison 3 lits principaux à peu près pareils, comprenant chacun : 1 bois de lit en bois blanc peint: — 1 matelas à étui de toile, rempli de paille de maïs ; — 1 matelas à étui de toile, rempli de laine grossière; — 1 traversin à étui de toile, rempli de laine plus choisie ; — 1 couverture en laine. — Total, pour un lit, 78f 00.
2 autres lits, destinés aux enfants, ont une valeur de 40f 00 chacun. — Total, pour les 5 lits, 308f 00.
2° Mobilier de la chambre principale. — 1 meuble servant à la fois de caisse (§ 6) et de commode, acheté d'occasion, 25f 00; — 1 glace, 6f 50; — 1 petite table en bois blanc, 4f 00; — 6 chaises, à 3f 25 chacune, 19f 50; — 8 tableaux représentant des sujets religieux : toutes ces images, coûtant chacune 2f ̀00 avec le cadre, sont de fabrique française, 16f 00. — Total, 71f 00.
3° Mobilier de la chambre à coucher des enfants. — 1 vieille armoire, 6f 00; — 2 chaises, 3f 00. — Total, 9f 00.
4° Mobilier de la cuisine. — 1 vieux meuble en sapin, 3f 00 ; — 2 petits bancs et 4 chaises en assez mauvais état, 6f 00 ; — planches fixées aux murs et servant à placer les ustensiles, 5f 00. — Total, 16f 00.
5° Mobilier du magasin aux poissons. — 1 meuble servant de magasin à sel, 5f 00. — Total, 5f 00.
Ustensiles : ne comprenant que ce qui est nécessaire aux besoins du ménage ; assez souvent achetés d'occasion ; toujours tenus avec la plus grande propreté............ 88 85
1° Dépendant du foyer de la cuisine. — 1 crémaillère, 2 chenets, 1 pelle et 1 pincette, 1 jusqu'à t, 17f 00. — 1 trépied, servant à poser les chaudrons sur le feu, 4f 00. — Total, 21f00.
[417] 2° Employés pour la cuisson et la consommation des aliments — marmite en fonte, 5f 00; — 2 chaudrons en cuivre, 20f 00; — 2 casseroles en fer-blanc, 3f 00; — 2 casseroles en terre cuite, 0f60 ; — 14 assiettes en porcelaine anglaise, 3f25 ; — 10 écuelles en bois servant pour les enfants, 1f 50; — 5 plats en terre cuite, 1f25 ; — 6 tasses à café avec soucoupes et 1 sucrier en porcelaine anglaise, 3f 00; — 11 cuillers et 11 fourchettes en fer battu, 2f 75 ; — 4 bouteilles, dont 1 pour le vinaigre, 1f00; — 5 verres à boire, 0f50 ; — 3 seaux avec cercles en fer, 12f 00. — Total, 53f83.
3° Servant à l'éclairage. — 1 lampe à bec, dans laquelle en brûle l'huile de foie de morue fabriquée dans le ménage, 3f00.
4° Servant au blanchissage du linge. — 2 petits cuviers employés seulement pour savonner les vêtements des plus jeunes enfants, 4f 00.
5° Servant à des usages divers. — 3 paniers en osier employés pour transporter les provisions, 3f 00; — 1 parapluie couvert en étoffe de coton, 4f 00. — Total, 7 00.
Linge de ménage : en toile de lin de belle qualité, assez abondant............ 269f 00
7 paires de draps à 20f 00 la paire, 140f 00 ; — 8 nappes à 8f 00 pièce, 64f 00; — 10 serviettes, 30f 00; — torchons et linges divers, 20f 00; — rideaux de l'alcôve, en coton, 15f 00. — Total, 269f 00.
Vêtements : leurs formes rappellent encore par certains détails celles de l'ancien costume basque, mais l'ensemble est modifié : ils se distinguent des vêtements des autres pêcheurs par le soin avec lequel ils sont tenus............ 440 00
Vêtements du chef de famille (153f00). — Semblables à ceux de tous les pêcheurs.
Vêtements des jours de fête et de travail (ce sont exactement les mêmes). — 3 chemises de pêcheur en étoffe de laine grossière de couleur rouge : elles viennent de fabrique française et coûtent chacune 16f 00 quand elles sont neuves, 36f 00; — 3 pantalons de gros drap gris, coûtant 12f 00 chacun, 36f 00 ; — 2 manteaux ou capotes en toile cirée, portés à la mer, 15f 00 ; — 2 bérets en étoffe de laine bleue (boilas), 4f 00 ; — 10 chemises en toile de chanvre, 60f 00; — 2 paires de souliers, 12f 00. — Total, 153f00.
Vêtements de la femme (132f 00). — Costume ordinaire des femmes de pêcheurs, exempt de toute recherche de luxe, mais très-soigné.
1° Vêtements du dimanche. — 1 robe en laine, 20f 00 ; — 1 jupon de drap rouge bordé de velours noir, 10f 00; — 1 corset, 3f 00; — 1 mouchoir de tête en étoffe de couleur, 2f 00; — 1 autre mouchoir de tête en étoffe blanche brodée, 4f 00 ; — 1 châle en laine, 12f00. — Total, 51f 00.
2° Vêtements de travail. — 1 vieille robe de laine, 5f 00; — 2 robes ordinaires en étoffe de coton, 12f 00; — 3 jupons en étoffes diverses, 9f 00 ; — 3 tabliers en toile de coton (indienne), 6f 00; — 3 mouchoirs de tête en coton, 3f 00 ; — 8 chemises en toile de chanvre, 32f 00 ; — 3 paires de bas en laine noire, 6f 00; — 2 paires de souliers, 8f 00. — Total, 81f00.
Vêtements des enfants (155f 00). — Ils n'ont rien de spécial dans leurs formes, qui sont à peu près celles des vêtements des parents. Grâce à l'active surveillance de la mère, ils sont tenus avec un soin et une propreté qui fait distinguer les enfants de cette famille de ceux de la plupart des autres pêcheurs. La valeur de ces vêtements peut être établie approximativement ainsi qu'il suit :
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 1,207f 85
§ 11. — Récréations.
[418] Le pêcheur et sa femme cherchent leurs distractions principales dans le développement des affections domestiques et dans les plaisirs pris en famille. Souvent le pêcheur reste à la maison pendant ses heures de loisir, occupé à caresser ses enfants ou à jouer avec eux. Le dimanche et les jours de fête, il sort avec sa femme set ses plus jeunes enfants pour faire des promenades aux environs de la ville, ou pour assister aux danses que les jeunes gens exécutent en plein air et pendant le jour sur les remparts. Aux jours de grandes fêtes, et surtout à Pâques et à la Pentecôte, toute la famille prend part à un repas exceptionnel par l'abondance et le choix des mets ; à la fin de ces repas, on sert ordinairement quelques tasses de café noir, dont l'usage est considéré comme un grand luxe.
En dehors de ces distractions prises en famille, le pêcheur va souvent se promener en compagnie de ses camarades et se livre avec eux à des jeux d'adresse, dont le théâtre habituel se trouve dans le voisinage d'une cidreria ; l'enjeu consiste ordinairement en une pièce de monnaie, quelques verres de cidre ou des cigares. L'habitude de fumer est générale dans la population et surtout parmi les pêcheurs ; mais on ne constate que rarement chez ces marins la coutume de chiquer, si répandue chez les hommes de cette condition dans les pays septentrionaux. Par suite d'une répugnance particulière, le pêcheur ici décrit, quoiqu'il ait exécuté plusieurs voyages au long cours, ne fait usage du tabac sous aucune forme. Ses fils, au contraire, quoique fort jeunes, ont déjà l'habitude de fumer.
Il se présente chaque année deux circonstances qui sont pour toute la famille des occasions de plaisir : la première est spéciale aux pêcheurs qui, après les cérémonies religieuses du pèlerinage au Santo-Christo de Lœso, se réunissent par groupes pour faire en commun un repas de fête ; la seconde est la fête patronale de la ville, qui se célèbre le 15 août, et dont les réjouissances se prolongent pendant plusieurs jours. Les combats de taureaux, organisés par les soins de la municipalité, ont surtout le privilège d'exciter l'intérêt de toutes les classes de la population. Les chefs de la famille ici décrite ne manquent jamais d'y assister avec tous leurs enfants, pour qui ce spectacle est la récréation la plus goûtée. (D. 4ᵉ Son.) Il est juste d'ailleurs de remarquer que ces courses sont loin d'avoir le caractère de sauvagerie qu'on est trop porté à leur attribuer en France. Ce sont avant tout des luttes où les acteurs doivent faire preuve de vigueur, d'élégance, d'adresse et de courage. C'est à ces différents titres qu'elles sont si chères au peuple [419] espagnol, parmi lequel elles contribuent à perpétuer les traditions chevaleresques.
Dans toutes ces fêtes populaires, on remarque à Saint-Sébastien, comme dans toutes les parties des provinces basques, la modération que les classes les moins distinguées de la population montrent au milieu des plaisirs. Il est rare qu'on rencontre des hommes ivres dans ces circonstances ; l'ordre se maintient dans la foule sans l'intervention d'aucune force armée, et il y a même dans l'ensemble de la population un sentiment de dignité qui serait vivement blessé d'une intervention de ce genre.
On doit citer encore comme un trait ayant rapport aux distractions que les pêcheurs de Saint-Sébastien ne recherchent pas avec passion les excitations de la loterie, qui existe en Espagne comme moyen d'impôt. Quelquefois, cependant, ils s'associent plusieurs entre eux pour prendre un billet dont le prix est assez élevé ; mais, en général, ils préfèrent chercher des distractions du même genre dans les jeux d'adresse ou de hasard auxquels ils se livrent entre eux.
IV. Histoire de la famille
§ 12. — Phases principales de l'existence.
Né de parents pêcheurs, et destiné par eux à la même profession, le chef de famille a commencé son apprentissage comme mousse sur une barque de pêche à l'âge de 11 ans. Il a continué à se livrer à cette profession jusqu'au moment où les événements de la guerre civile vinrent disperser sa famille. Réfugié en France à la suite de ces événements, il vint s'établir à Saint-Jean-de-Luz et à Bayonne, où il vécut d'abord de son travail comme pêcheur et comme matelot de cabotage. Plus tard, il prit part, pendant quatre années, à des expéditions organisées à Saint-Jean-de-Luz pour la pêche de la morue sur le banc de Terre-Neuve. Engagé comme matelot sur un navire armé pour cette pêche, il reçut pour solde une part proportionnelle dans les produits ; ses gains s'élevèrent pour la première année à 950f, mais pour chacune des années suivantes ils ne dépassèrent pas en moyenne 550f. Naturellement économe et habitué à une vie sobre et régulière, il ne dissipa point ces sommes en folles dépenses, comme le font d'ordinaire les matelots au retour de ces expéditions, et parvint à se constituer, par l'épargne, un petit capital. Rentré en Espagne après la cessation de la guerre civile [420] en 1842, il revint à Saint-Sébastien et ne tarda pas à se marier avec la fille d'un pêcheur de Passagès. Son capital fut employé, partie pour monter son ménage, partie pour acquérir une part dans la propriété d'une barque de pêche dont il devint le chef.
A partir de ce moment, la position de la famille a été à peu près constamment la même. Son chef n'a cessé de se livrer à la pêche qu'à de courts intervalles pour s'engager pendant quelques mois d'été comme matelot sur des bâtiments de cabotage. Les produits de son travail ont suffi pour maintenir la famille au niveau où elle se trouve actuellement. Il a fallu pour atteindre ce but réaliser chaque année une épargne de 150f à 200f environ. En effet, la durée d'une barque de pêche ne dépasse pas en moyenne 5 à 6 ans, et il faut pendant chacune de ces courtes périodes reconstituer un capital de 800f à 900f, destiné à solder en partie l'acquisition d'une nouvelle barque. Grâce à des habitudes d'ordre et à une sévère économie, la famille ici décrite a pu le faire jusqu'ici. Une fois cependant, l'accroissement du nombre des enfants ayant beaucoup augmenté ses charges, l'épargne a été complètement insuffisante, et pour combler le déficit le pêcheur a dû faire comme matelot un voyage à la Havane. Ce voyage, entrepris à la tâche, a produit une somme de 800f; qui a été employée en partie à payer l'acquisition de la barque possédée aujourd'hui par la famille. Pendant l'absence du mari, l'épargne accumulée et les produits du travail de la femme ont presque complètement suffi pour soutenir la maison sans qu'on fût obligé de faire des dettes de quelque importance.
Les diverses circonstances de la vie de cette famille sont très propres à donner une juste idée de l'existence des pêcheurs de la côte du Guipuscoa. Presque tous, en effet, passent par des situations analogues. Alternativement matelots de cabotage ou de long cours et pêcheurs, ils pourraient en général s'élever à la condition de propriétaires de barque s'ils avaient le goût de l'ordre et de l'économie. Mais d'ordinaire ils prennent de bonne heure l'habitude de dissiper au retour de leurs voyages les gains qu'ils font comme matelots. Après s'être livrés pendant leur jeunesse à la navigation de long cours qui, tout en leur permettant de parcourir le monde, donne des salaires assez élevés, ils deviennent plus tard sédentaires quand ils sont mariés et chefs de famille. Ils se livrent alors à peu près exclusivement à la pêche, qui suffit le plus souvent pour leur assurer une existence à l'abri du besoin. Mais ils continuent dans cette nouvelle situation à suivre leurs habitudes d'imprévoyance et vivent presque tous au jour le jour.
§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
[421] Ayant montré pendant sa vie de garçon une force morale d'un bon augure pour l'avenir, le chef de famille a pu économiser un petit capital qui, à son entrée en ménage, l'a placé tout d'abord dans d'excellentes conditions pour réussir ; plus tard, par ses habitudes laborieuses et régulières, par la simplicité de ses goûts, il a assuré à la famille des ressources qui ont toujours suffi à ses besoins. De son côté la femme, par son activité, son aptitude aux travaux domestiques et par l'intelligente direction qu'elle a su imprimer aux intérêts du ménage, a beaucoup contribué à maintenir la famille dans la situation prospère où elle se trouve aujourd'hui. Ces qualités morales des deux époux qui jusqu'ici ont fait leur succès devant plutôt se développer que s'amoindrir, et leurs charges devant diminuer rapidement puisque deux des fils arrivent à un âge où ils pourront se livrer à un travail productif, l'avenir de la famille peut être considéré comme complètement assuré. Elle arrivera sans doute bientôt à posséder une barque entière, et même pourra consacrer une partie de son capital à l'établissement de ses enfants.
La famille est d'ailleurs garantie contre les plus redoutables éventualités de l'avenir par un système d'assurance mutuelle propre aux associations de pêcheurs. D'après ce système, si le chef de famille tombe malade ou est frappé d'un accident, il continue à recevoir sa part des produits de pêche comme s'il contribuait au travail, et cela pendant un temps indéfini.
Mais il est un danger contre lequel la famille n'est pas protégée, c'est la perte de la barque dont l'exploitation constitue sa principale ressource. Un tel danger paraît être si éloigné aux yeux du pêcheur et de sa femme, qu'ils ne s'en préoccupent nullement ; ils n'ont jamais pensé à s'en préserver en recourant aux assurances maritimes, et quand on les sollicite de le faire ils répondent qu'il n'y a pas intérêt pour eux à s'en occuper parce que, quand la barque périt, le pêcheur périt avec elle, et qu'alors il n'a plus besoin de rien.
§ 14. — Budget des recettes de l'année.
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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.
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Comptes annexés aux budgets.
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Notes
Faits importants d'organisation sociale ; Particularités remarquables ; Appréciations générales ; Conclusions.
(A) Sur les associations ou communautés de pécheurs côtiers à Saint-Sébastien.
[432] Dans certaines conditions qu'il est facile de déterminer, les familles habitant le bord de la mer ou près des rivières se livrent à la pêche seulement pour en tirer des produits peu importants qu'elles consomment elles-mêmes. Ces familles peuvent alors exercer isolément leur industrie sans recourir à l'emploi d'une force étrangère ; mais dès que le poisson peut s'échanger contre d'autres produits, la pêche devient une entreprise industrielle ; les pêcheurs se trouvent dans la nécessité de s'éloigner des côtes et d'employer des engins dispendieux et difficiles à mettre en œuvre. Bientôt alors, les forces et les capitaux d'une seule famille, ne pouvant suffire aux besoins de l'entreprise, un système d'association en communauté tend à s'établir entre des pêcheurs seulement ou bien entre des pêcheurs et des capitalistes. Ces associations, dont on a signalé l'existence même chez les peuples sauvages de l'Afrique et du Nouveau Monde, se fondent nécessairement sur des bases très-variées, suivant les circonstances économiques au milieu desquelles elles se produisent ; mais, à un point de vue général, on peut les considérer comme se rapprochant, par leur but et leur organisation, des différents systèmes de métayage agricole.
A Saint-Sébastien, des associations de cette nature, formées le plus souvent entre pêcheurs et capitalistes, existent depuis un temps immémorial. Le maître de barque décrit dans cette monographie fait partie de l'une d'elles à la fois comme pêcheur et comme capitaliste ; il importe donc, pour compléter les renseignements déjà donnés sur les ressources de la famille, d'exposer ici le mode d'organisation des communautés de pêcheurs. Voici de quelle manière elles se forment.
Un capitaliste possédant une barque, s'occupe de recruter un équipage pour la monter, ou le plus souvent il confie ce soin à un pêcheur, homme expérimenté et déjà éprouvé, qu'il choisit comme capitaine ou maître de la barque, et auquel il attribue pour cette fonction une certaine somme pour sa part dans les bénéfices de [433] l'entreprise. Ce délégué réunit le nombre d'hommes nécessaires, mais il n'a pas à débattre avec eux les conditions de l'association qui, déterminées à l'avance par l'usage, restent presque toujours les mêmes. Ces conditions sont les suivantes :
1° Le capitaliste fournit la barque munie de tous ses accessoires et de tous les engins de pêche, à l'exception des lignes à morue. Ces dernières sont fournies par chaque pêcheur au nombre de 100 à 150 et constituent le seul apport exigé de lui, apport dont la valeur moyenne est de 40 à 50f.
2° L'entretien de la barque et de ses accessoires est à la charge du propriétaire, mais les engins de pêche sont entretenus aux frais de l'association, au moyen d'un prélèvement, fait sur les bénéfices, d'une part égaler à celle que reçoit chaque associé. La somme obtenue par ce prélèvement est destinée à renouveler le matériel de pêche et à l'entretenir dans un état convenable.
3° Indépendamment de la part qui doit lui revenir dans les produits de la vente, chacun des pêcheurs associés a droit de prélever sur les produits quotidiens de la pêche la quantité de poisson nécessaire à la consommation de sa famille. En pratique, l'exercice de ce droit ne donne pas lieu, à ce qu'il paraît, aux abus dont il est facile d'imaginer la possibilité ; la surveillance exercée par les pêcheurs les uns sur les autres, les habitudes de loyauté et de délicatesse généralement répandues parmi eux, suffisent pour prévenir ces abus et garantir à la fois les intérêts des simples associés et ceux du propriétaire de la barque.
4° Tous les services secondaires dont l'association a besoin sont confiés non pas à des salariés, mais à des personnes des deux sexes rétribuées au moyen d'une part proportionnelle dans les bénéfices. Ainsi, les femmes attachées à chaque barque, pour entretenir les engins de pêche et pour transporter le poisson, reçoivent une demi-part de pêcheur ; le mousse reçoit également une demi-part, et les hommes chargés de nettoyer l'embarcation ont droit chacun à un quart de part supplémentaire.
5° D'après un ancien usage toujours conservé jusqu'ici, il existe entre les membres de toute association de pêcheurs une organisation d'assistance mutuelle fondée sur des bases très-simples : il est établi que tout pêcheur empêché par la maladie de concourir aux travaux de la pêche reçoit sa part habituelle de bénéfices. Quelle que soit la durée de la maladie, ce secours ne lui fait jamais défaut, et sa famille se trouve ainsi préservée de la misère.
6° La répartition des bénéfices de l'association est réglée par l'usage, de manière à assurer une rémunération suffisante à chacun de ceux qui y participent. Pour une barque de 18 hommes comme [434] celle que dirige habituellement le pêcheur décrit dans cette monographie, cette répartition se fait de la manière suivante :
Établie sur ces bases essentielles, l'association fonctionne régulièrement, d'après un mécanisme très-simple. Au retour de chaque expédition de pêche, les femmes attachées à la barque se trouvent sur le quai : elles reçoivent le poisson des mains du chef de barque, et le chargent dans des paniers en forme de corbeilles qu'elles transportent sur leur tête jusqu'à la Pescaderia. Elles le déposent dans cet établissement, où le peseur public, moyennant un droit peu important, le pèse et le met en vente. Les ventes se font au comptant, et les intéressés peuvent recevoir presque immédiatement la part qui leur revient, La somme d'argent représentant la part de la barque, celle qui doit servir à l'entretien du matériel spécial, reste entre les mains du propriétaire de l'embarcation ou du maître qui le représente. Elle est employée à satisfaire les divers besoins de l'association en sel, lignes, filets, etc. ; presque jamais la somme disponible, qui varie de 600 à700f, n'est absorbée en totalité. Le reste est partagé également entre chacun des pêcheurs. Ce partage se fait deux fois par an, à la suite de liquidations dont l'époque, fixée depuis un temps immémorial, correspond à deux grandes solennités religieuses. La première se fait le 2 février, jour de la Chandeleur, consacré par les pêcheurs au pèlerinage de Lœso (§ 3) ; la seconde a lieu le 15 août, fête de la Vierge, patronne de la ville de Saint-Sébastien. A la suite de ces liquidations, il est d'usage que les pêcheurs se livrent en commun à quelques réjouissances dont les frais sont prélevés sur la somme revenant à chacun d'eux.
Le montant de la somme qui constitue la part annuelle de chaque pêcheur, dans les bénéfices de l'association, varie nécessairement selon beaucoup de circonstances. Il paraît cependant que les variations sont en réalité beaucoup moins considérables qu'on ne pourrait le supposer dans une industrie dont les résultats échappent à tout calcul. Les pêches miraculeuses et les insuccès complets sont également rares. En moyenne, on évalue de 600à 700f la part que chaque pêcheur reçoit en argent ; mais, en outre, on sait qu'il a droit de [435] prendre la quantité de poisson nécessaire à l'alimentation de sa famille. De plus l'usage autorise chacun des membres de l'association à faire à son profit certains prélèvements sur le fonds commun. Ainsi, dans certains cas, le poisson nommé morue devant être vidé aussitôt qu'il a été pris, le pêcheur à la ligne duquel il a mordu se charge de faire cette opération, et conserve pour lui le foie, dont il tire une huile propre à l'éclairage et à d'autres emplois. Dans les familles soigneuses, la quantité d'huile obtenue par ce moyen suffit largement aux consommations du ménage ; le plus souvent même il est possible d'en vendre une certaine quantité, comme cela se fait dans la famille ici décrite.
Le capitaliste propriétaire d'une barque comme celle dont il a été question plus haut, reçoit annuellement un revenu brut égal à trois parts de pêcheur. Ces parts étant évaluées chacune à 650f environ, le produit annuel moyen de l'entreprise serait de 1,950f. Comme le capital engagé au début ne dépasse pas d'ordinaire2,200f. un tel produit doit paraître tout d'abord exagéré ; mais si on étudie dans ses détails les conditions d'une entreprise de cette nature, on ne tarde pas à reconnaître que, en tenant compte des chances à courir, ce produit ne dépasse guère ceux que donne d'ordinaire le commerce maritime. Le compte suivant, établi en chiffres ronds et d'une manière générale, fournira les renseignements nécessaires pour juger la question.
On voit, d'après les éléments de ce compte, qu'il reste en définitive au capitaliste un bénéfice net de 1,000f soit 46 p. cent du capital engagé. Mais on ne peut estimer dans un calcul de cette nature les chances de perte qui sont si nombreuses et qui, en réalité, réduisent le bénéfice d'une manière très-notable.
En résumé, dans les conditions qui viennent d'être indiquées, les bénéfices du capital comparés à ceux du travail ne paraissent pas être exagérés. Du reste une étude isolée comme celle qui est ici présentée ne peut permettre d'apprécier la valeur économique de ces associations de pêcheurs et de juger les questions qui s'y [436] rattachent. On peut dire seulement qu'à Saint-Sébastien ces associations, fondées sur des bases très-simples, fonctionnent à la satisfaction des intéressés. Comme elles existent dans d'autres contrées, il serait à la fois intéressant et utile de les étudier sur différents points pour les comparer entre elles et tirer de cette comparaison des enseignements pratiques.
(B) Sur l'usage de réserver certains travaux aux femmes des pécheurs à Bilbao et à Saint-Sébastien.
L'imprévoyance est le trait dominant du caractère des pêcheurs, des matelots et généralement de tous ceux qu'on désigne sous le nom générique de gens de mer. La vie aventureuse que mènent ces hommes, les dangers auxquels ils sont chaque jour exposés, le besoin de distractions qu'ils éprouvent après les longues traversées, comptent sans doute parmi les causes principales de cette disposition d'esprit. Quelles que soient d'ailleurs ces causes, le fait est constant, et il a pour résultat de placer dans une situation toujours précaire et souvent misérable, les familles ayant pour chefs des hommes livrés à ces professions. Pendant les absences qu'exigent les longues expéditions maritimes, ces familles ne peuvent le plus souvent se suffire à elles-mêmes, et il devient nécessaire de leur procurer des ressources exceptionnelles. Cette nécessité se fait surtout sentir dans les villes maritimes où les femmes ne peuvent contribuer au bien-être de la famille en se livrant à quelques travaux de culture ou de jardinage.
A Saint-Sébastien dans le Guipuscoa et à Bilbao dans la Biscaye, on n'a pas seulement recours à la charité publique ou privée pour procurer aux familles de pêcheurs ou de marins les ressources qui leur manquent ; les municipalités, pour atteindre ce but, ont eu la pensée de réserver aux femmes de cette classe certains travaux qu'elles peuvent exécuter facilement. Ainsi elles ont le monopole du déchargement des sables contenus dans la cale des navires venus sur lest ; ainsi encore il leur est réservé de transporter du quai dans les magasins de la ville les morues que ces deux ports reçoivent en très-grande quantité. Dès que le bruit se répand dans ces villes que l'arrivée d'un navire offre l'occasion d'exécuter l'un de ces travaux qui leur sont réservés, les femmes accourent en foule pour y prendre part. Pendant tout le temps que dure le travail, elles stationnent sur le port attendant leur tour de chargement pour se répandre ensuite dans la direction des magasins. La présence de ces [437] femmes, souvent entourées de leurs enfants et portant les plus jeunes sur leurs bras, leurs discussions continuelles et les cris qui les accompagnent donnent, dans certains jours, aux ports de Bilbao et de Saint-Sébastien, une physionomie toute spéciale. Quelquefois le désordre se met dans la foule, et le travail en souffre : souvent alors on voit les matelots impatientés s'élancer au milieu des femmes distribuant d'énergiques châtiments à celles qui paraissent le plus turbulentes. Cette manière de faire paraît être autorisée par l'usage, et les victimes mêmes s'y soumettent, acceptant les décisions qu'on leur impose au moyen de cette justice sommaire.
Comme institution économique, cette organisation d'un monopole en faveur des femmes aboutit en définitive à la création d'ateliers de charité : à ce titre elle ne peut être recommandée que pour des cas exceptionnels. Elle a surtout cet inconvénient, d'imposer quelques sacrifices de temps et d'argent à certains négociants qui pourraient faire exécuter les mêmes travaux par des moyens plus expéditifs ; mais il serait facile sans doute d'atténuer cet inconvénient, en régularisant l'institution ; elle rendrait alors de véritables services en offrant à des familles nécessiteuses un secours subordonné à la fourniture d'un certain travail, au lieu d'être accordé à titre d'aumône.
(C) Sur l'ancienne organisation industrielle des provinces basques.
Jusqu'à ces derniers temps (1840), les provinces vascongades, rattachées à l'Espagne seulement par des liens politiques, sont restées soumises à un régime économique complètement différent de celui qui était appliqué dans le reste de la péninsule. Deux faits principaux caractérisent cette situation exceptionnelle et exercent une grande influence sur l'état de l'industrie dans ces provinces ; ces deux faits principaux sont, d'une part, la jouissance du privilège de commercer librement avec toutes les nations européennes, et d'autre part, l'interdiction d'entretenir des relations commerciales directes avec les possessions espagnoles de l'Amérique. Plusieurs fois dans le courant du xviiie, les plus habiles ministres de la dynastie bourbonnienne tentèrent de modifier ce système ; ils voulaient imposer aux provinces le régime douanier en vigueur dans toute la péninsule, et offraient comme dédommagement de déclarer abilitados, c'est-à-dire ouverts au commerce direct avec l'Amérique, les ports du Guipuscoa et de la Biscaye. Mais ces efforts restèrent inutiles et vinrent toujours se briser contre l'attachement des Basques [438] pour leurs fueros et contre leur désir de conserver, avec leurs privilèges, les profits d'un commerce de contrebande très-étendu.
En effet, placées en dehors de la ligne des douanes espagnoles et recevant en franchise dans leurs ports les marchandises prohibées ou fortement imposées en France et dans le reste de l'Espagne, ces provinces devaient nécessairement devenir un entrepôt très-important et un foyer de contrebande. Consignant leurs marchandises dans des magasins à proximité des deux frontières, les négociants attendaient le moment favorable pour les introduire en France ou en Castille, et ils y parvenaient facilement, grâce à la configuration du pays et à l'habileté des montagnards Basques dans ce genre d'entreprises. La contrebande d'ailleurs était passée dans les habitudes du pays ; elle avait une organisation complète, et beaucoup d'individus en faisaient leur profession avouée ; à certaines époques même, au milieu du désordre administratif dans lequel l'Espagne était plongée, la contrebande se faisait avec une telle sécurité, que la livraison des marchandises introduites de cette manière était garantie par des assurances spéciales.
De cette situation économique il résultait que l'industrie manufacturière ne pouvait se développer dans les provinces vascongades. Les marchandises fabriquées sur place n'auraient pu lutter avec les produits étrangers qui, amenés par mer, s'offraient à bas prix sur le marché. Aussi la masse de la population, dans l'intérieur des provinces, resta-t-elle essentiellement agricole, composée de familles qui, pendant la suspension des travaux des champs, confectionnaient elles-mêmes les étoffes et les objets usuels nécessaires à leurs besoins. Se servant d'une langue spéciale (l'Eskuara), fidèle aux anciens usages de ses pères, à leurs méthodes de culture, à leurs traditions religieuses et politiques, cette population est, en Europe, une de celles qui ont le mieux conservé leur antique organisation sociale. La contrebande, qui se faisait sur ses côtes et sur ses frontières, n'occupa jamais qu'un nombre relativement restreint d'individus ; elle s'alliait d'ailleurs très-bien avec les goûts aventureux des Basques, et comme ils l'exerçaient eux-mêmes, elle ne les mit guère en contact avec les étrangers et n'entraîna pas de profondes modifications dans leurs mœurs.
Cependant, malgré les causes qui viennent d'être signalées, le commerce de transit ne fut pas le seul qui se développa dans les provinces vascongades. Sous l'influence de conditions spécialement favorables, la fabrication du fer y prit naissance à une époque fort reculée et resta toujours florissante. L'abondance du minerai qu'on trouve sur tous les points, mais surtout dans la petite vallée de Sommorostro, la qualité supérieure de ce minerai et la facilité avec [439] laquelle on peut le transporter par mer, amenèrent la création de nombreuses usines situées près du littoral. Ces usines, suivant l'ancien usage de toute l'Europe, étaient établies à proximité des forêts dont elles formaient comme une dépendance, et des règlements spéciaux leur assuraient la jouissance d'un affouage proportionné à leurs besoins en charbon ; le travail y était donc assuré, et les ouvriers se livrant pendant quelque temps chaque année aux occupations agricoles, y vivaient dans d'excellentes conditions de bien-être et de moralité. Les produits des forges biscayennes avaient, d'ailleurs, dans l'Espagne et à l'étranger, une réputation qu'elles conservent encore en partie et qui assurait leur placement ; leurs aciers étaient même recherchés pour la fabrication des armes blanches de préférence à ceux de la Suède. Une notable portion des produits bruts sortant des usines basques étaient manufacturés dans des ateliers répandus au milieu de petits centres de population et où se fabriquent encore avec succès des armes de toute espèce, des clous, des ancres pour la marine et divers genres d'ustensiles. Beaucoup de ces objets s'expédiaient en Amérique, non pas directement, mais sur des vaisseaux qui relâchaient à Santander, en Castille, pour y faire enregistrer leur chargement sous le nom et la consignation des négociants de ce port déclaré abilitado.
Il faut citer encore, comme une branche ancienne et importante de l'industrie des provinces vascongades, la construction des vaisseaux. Depuis un temps immémorial les chantiers situés, pour la plupart, près de l'embouchure des petites rivières du Guipuscoa et de la Biscaye, livrent chaque année de nombreux bâtiments à la marine de l'État et à celle du commerce ; le bon aménagement des forêts, assuré par de sages règlements, a permis de conserver jusqu'ici dans ces provinces des richesses forestières suffisantes pour fournir aux besoins des constructeurs, et cela est d'autant plus digne de remarque, que dans le reste de l'Espagne la destruction des bois a été presque complète. Enfin, on doit indiquer parmi les industries anciennes du pays, la pêche et la préparation des peaux qui se fait depuis longtemps dans des tanneries nombreuses, surtout aux environs de Bilbao.
On peut résumer en quelques mots les courtes indications qui viennent d'être présentées sur l'ancienne organisation économique des provinces vascongades, organisation qui subsistait encore avant les événements de 1840. Le fait dominant, c'est que la masse de la population alliant les travaux de l'agriculture à ceux des mines, des constructions et de la pêche, chaque famille pouvait suffire à presque tous ses besoins ; dans ces conditions les manufactures ne pouvaient se fonder, le débouché leur manquant dans le pays.
[440] D'un autre côté, la concurrence des produits étrangers admis en franchise dans les provinces et se répandant de là dans les contrées voisines, contribuait aussi à entraver l'essor industriel. La fabrication des fers et aciers, la construction des vaisseaux et quelques industries accessoires, organisées dans le régime des petits ateliers ruraux [les Ouv. europ. XVIII (A)], n'entraînèrent pas d'agglomérations ouvrières nombreuses et n'amenèrent pas de modifications sensibles dans les mœurs et les habitudes de la population ; ces industries auront toujours pour caractère général de ne mettre en œuvre que les matériaux fournis par le sol même du pays.
(D) Sur l'altération des anciennes mœurs coïncidant, dans les provinces basques, avec un certain développement industriel.
Le traité de Vergara, qui a mis fin, en 1840, à une guerre civile soutenue depuis sept ans par les Basques pour la défense de leurs fueros, est venu modifier profondément les conditions économiques sous lesquelles vivaient les provinces vascongades. Comprises désormais dans le régime douanier de l'Espagne, ces provinces ont cessé de recevoir en franchise les marchandises étrangères ; en même temps, elles ont acquis le droit de commercer librement avec tout le reste de la péninsule et avec ses colonies. Le premier résultat de ce nouveau système a été de supprimer en grande partie la contrebande et de diminuer le commerce de transit. Par suite de ces . changements, des intérêts ont été déplacés, et une certaine perturbation est survenue dans les habitudes de la population. Bientôt de nouvelles causes ont amené des changements plus profonds : sous l'influence des tarifs protecteurs, qui assurent un débouché à leurs produits, des manufactures se sont élevées, et il s'est manifesté un mouvement industriel dont il est intéressant d'étudier la nature et l'influence sur les mœurs du pays.
Ce mouvement a eu pour caractère principal de constituer des centres industriels relativement importants, dans lesquels la population ouvrière tend à s'agglomérer. C'est dans les vallées, le long des cours d'eau, dont les chutes sont utilisées pour la production de la force nécessaire aux usines, que se font ces agglomérations : elles ont une certaine importance déjà, et sur quelques points, comme dans la petite ville de Tolosa, chef-lieu du Guipuscoa, la population a presque triplé en quelques années. Les campagnes voisines, envoyant dans ces petits centres une partie de leurs ouvriers, ont pu facilement fournir des bras aux besoins de l'industrie ; les travaux [441] de l'agriculture n'en ont même pas souffert, la plupart de ceux qui se déplacent ainsi vers les villes faisant partie du contingent habituel de l'émigration étrangère. On estime que dans les trois provinces vingt mille ouvriers des deux sexes ont trouvé une occupation dans les travaux industriels entrepris depuis le traité de Vergara, et cependant l'émigration vers la Plata n'a pas cessé de se développer. Ces ouvriers travaillent surtout dans des manufactures de tissus et dans des fabriques diverses, qui déjà sont en assez grand nombre dans le pays ; beaucoup aussi sont employés dans les fonderies de métaux ou dans les grandes forges à la houille montées suivant la méthode anglaise, et dont la concurrence commence à éteindre les anciennes usines qui employaient le charbon de bois.
Dans les établissements industriels d'origine récente, le régime manufacturier tend à se constituer sur les mêmes bases et avec les mêmes inconvénients qu'en France et en Angleterre. Cela s'observe surtout dans les petits centres, où la population industrielle est déjà assez nombreuse. Dans leurs relations avec les patrons, les ouvriers, sans affecter une hostilité ouverte, montrent habituellement des sentiments de défiance qui mettent obstacle en plus d'un cas à la création des institutions les plus utiles. Si le patron prend l'initiative d'une création de ce genre, les ouvriers ne manquent pas de s'abstenir, dans la pensée que les combinaisons qu'on leur propose devront avoir pour résultat de sacrifier leurs intérêts. Ainsi les caisses d'épargne n'existent qu'en très-petit nombre, et les personnes qui, par leur position, seraient appelées à les fonder, ne s'en occupent pas, persuadées qu'on ne pourrait amener les ouvriers à y recourir. Ces ouvriers, du reste, sont en général dociles et respectueux envers leurs chefs ; l'espèce de défiance qu'ils témoignent ainsi à l'égard du patronage doit être attribuée surtout au désir de conserver entière cette indépendance dont la pensée est toujours vivante dans les cœurs basques.
C'est à ce même sentiment que doit être attribuée la répugnance que montrent beaucoup d'ouvriers basques pour le travail industriel. Les auteurs de cette note ont pu constater, dans une filature de la vallée d'Oria, près de Saint-Sébastien, que de simples manœuvres aiment mieux continuer à exécuter leurs rudes travaux que d'entrer dans la filature, où ils gagneraient beaucoup plus avec moins de fatigue. Les femmes aussi ne paraissent s'habituer qu'avec peine au travail des manufactures, dans les campagnes surtout. Les jeunes filles y entrent, attirées par l'appât des salaires élevés, mais elles ne considèrent cette situation que comme transitoire et s'efforcent d'en sortir le plus tôt possible, soit pour émigrer, soit pour aller servir comme domestiques. Elles recherchent [442] en particulier cette dernière situation, qui leur laisse une certaine liberté et leur permet d'amasser quelques épargnes pour elles-mêmes. Pendant le temps qu'elles passent comme ouvrières dans les manufactures, elles n'ont pas les mêmes avantages, obligées qu'elles sont de remettre à leurs parents la presque totalité de leurs gains. Après leur mariage, conformément aux habitudes traditionnelles de toute l'Espagne, les femmes vivent uniquement dans leur ménage. et c'est seulement dans des cas très-exceptionnels qu'on les voit rechercher le travail des manufactures.
Dans les ateliers où les jeunes filles sont réunies en grand nombre, les chef industriels, obéissant à leurs propres inspirations, ou sollicités par l'opinion publique, adoptent d'ordinaire des mesures propres à sauvegarder les bonnes meurs. La surveillance exercée sur les ouvrières s'étend jusqu'aux heures de récréation, et la discipline à laquelle elles sont soumises rappelle un peu celle des établissements religieux. Un exemple, fait remarquable en ce genre, a été observé par les auteurs de cette note dans un vaste atelier de filature et de tissage, situé sur l'Oria, près de Saint-Sébastien. L'établissement étant un peu éloigné des centres d'habitation, les jeunes filles, qui composent en majorité son personnel, couchent dans un dortoir commun. Levées le matin à cinq heures, elles se mettent au travail après l'accomplissement des devoirs religieux. Dans le courant de la journée elles ont, aux heures des repas, trois récréations d'une durée totale de deux heures. Pendant ces récréations, prises dans des enceintes réservées, ces jeunes filles se livrent entre elles aux chants et aux danses du pays, qui sont leurs principales distractions. Le soir, on monte au dortoir à huit heures et demie; à neuf heures et demie toutes les lumières sont éteintes, et le silence est ordonné, afin que celles qui ne dormiraient pas ne puissent pas déranger leurs compagnes. Ce règlement, comme on le voit par ces indications, est à peu près celui d'un pensionnat. Mais jusqu'ici les ouvrières n'ont pu être amenées à prendre une nourriture préparée en commun. Un vaste fourneau économique, que M. Brunet, propriétaire de l'usine, avait fait venir de Paris, est resté sans emploi, et il a fallu renoncer à un service de boulangerie organisé de manière à livrer le pain à bon marché. On retrouve dans ces faits l'expression des sentiments de défiance déjà signalés. Les jeunes filles, cependant, sont dociles en général, et se soumettent assez volontiers à la règle ; des femmes, à qui leur âge et leur caractère donnent une certaine autorité, sont d'ailleurs chargées de veiller à son exécution. Du reste, les jeunes ouvrières ne sont pas privées de rapports avec leur famille. Le samedi on cesse le travail à trois heures, et, après le nettoyage des machines et des ateliers, [443] vers quatre heures, elles peuvent se retirer près de leurs parents, chez lesquels elles passent ainsi la journée du dimanche tout entière.
Cette organisation des ateliers de filles est analogue à celle qui a été adoptée dans l'Union américaine1 et dans quelques districts français, où l'esprit religieux s'est conservé, en Auvergne, par exemple [Les Ouv. europ., XXXII (B)]. En Espagne, comme en France et en Amérique, les résultats en sont excellents ; partout ces mesures assurent la conservation des bonnes meurs dans le même milieu où règne trop souvent une profonde dégradation morale. Il serait donc bien désirable qu'elles fussent appliquées en France sur une plus grande échelle ; mais on doit faire remarquer que, pour réussir dans de telles entreprises, il parait essentiel de pouvoir s'appuyer sur le sentiment religieux. En Espagne même, dans les petites villes des provinces basques, qui sont devenues le centre d'une certaine activité industrielle, on rencontrerait, dit-on, de grandes difficultés pour organiser les ateliers suivant le plan qui vient d'être indiqué. Le plus souvent on pratique dans ces villes la doctrine du laisser faire, sans se préoccuper assez de ses tristes conséquences ; aussi peut-on déjà constater, au milieu de ces populations, l'invasion de ces meurs corrompues qui s'observent à un si haut degré dans les villes industrielles de la France.
Déjà la brusque agglomération des ouvriers dans certains centres a été indiquée comme une des causes qui ont le plus contribué à amener un commencement de corruption. Mais il est une autre cause qui a agi dans ce sens d'une manière beaucoup plus dangereuse, c'est la présence d'ouvriers étrangers amenés dans le pays pour initier les ouvriers basques à des industries nouvelles pour ces derniers. Presque tous français, ces ouvriers ont apporté en Espagne ces idées irréligieuses et ces habitudes vicieuses qui sont celles de nos classes ouvrières dans les grands centres industriels.
En général, ces émigrants appartiennent à la classe des ouvriers les plus distingués sous le rapport de l'intelligence : très-habiles dans leur profession, la plupart d'entre eux se seraient élevés depuis longtemps à une condition supérieure s'ils n'avaient été entravés par leurs vices et leur imprévoyance. L'appât d'un salaire plus élevé, le goût du changement et des aventures sont les causes qui d'ordinaire les décident à quitter leur patrie pour venir chercher fortune à l'étranger ; mais peu soucieux de l'avenir, ils vivent au jour le jour. Les hauts salaires qu'ils obtiennent, en leur fournissant les moyens de satisfaire leurs goûts de dissipation et de [444] débauche, contribuent encore à rendre leur exemple plus dangereux.
Ceux qui exercent l'influence la plus redoutable ne sont pas cependant ceux qui sont livrés aux vices les plus grossiers, tels que l'ivrognerie : de tels hommes sont repoussants, et leur exemple ne saurait être contagieux au milieu d'une population naturellement sobre. Mais les ouvriers français, dont le caractère rend souvent le vice aimable en lui prêtant une élégance relative, exercent une influence plus fatale. On a remarqué dans les provinces Basques que cette influence tendait à répandre, en même temps que les vices et l'irréligion, l'esprit d'insubordination et de défiance parmi les ouvriers du pays. Aussi les chefs industriels n'emploient ces ouvriers que dans les cas d'absolue nécessité, et tous désirent s'en débarrasser au plus tôt ; à Tolosa, par exemple, le nombre des ouvriers français venus comme initiateurs s'est élevé, il y a quelques années, à plusieurs centaines, et aujourd'hui il n'en reste plus que quelques-uns.
En résumé, l'exposé qui précède montre que dans les provinces vascongades les anciennes mœurs commencent à s'altérer sensiblement depuis que l'industrie manufacturière s'y est implantée ; mais la cause principale de cette altération de mœurs paraissant devoir être attribuée à l'influence exercée par les ouvriers étrangers, et l'action de cette cause étant nécessairement passagère, on peut espérer que le mal ne fera pas de rapides progrès et qu'il pourra même être entravé dans sa marche. Cet espoir est d'autant plus légitime, que l'esprit religieux s est conservé jusqu'ici parmi les Basques, et que les chefs industriels, soutenus en cela par l'opinion publique, interviennent activement pour imprimer à leurs ouvriers une bonne direction morale.
Fin du premier volume.
Notes
1. Michel Chevalier, Lettres sur l'Amérique du Nord, t. Ier, p. 226.