N° 11.
CARRIER
DES ENVIRONS DE PARIS
(SEINE)
(Journalier dans le système des engagements momentanés)
D'APRÈS LES
RENSEIGNEMENT RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN AOÛT ET SEPTEMBRE 1856
PAR
M. E. AVALLE Pp. ET A. FOCILLON P.U.
Sommaire
- Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
- Notes diverses
- (A) Sur l'exploitation des dépôts calcaire dans la partie méridionale de la banlieue de Paris1.
- (B) Sur les travaux et les salaires des ouvriers carriers3.
- (C) Sur les ouvriers carriers émigrants.
- (D) Sur les sociétés de secours mutuels fondées en faveur des ouvriers carriers.
- (E) Sur l'industrie des carriers tâcherons, logeurs des ouvriers qu'ils emploient.
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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille.
§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.
[63] L'ouvrier habite la commune de C**, située à 8 kilomètres S.-0. de Paris, sur un des coteaux qui terminent une plaine vaste et bien peuplée. Les terrains qui forment ces coteaux se rapportent à l'époque tertiaire ; ce sont des marnes gypseuses et des sables renfermant des meulières à coquilles. La plaine a pour base les diverses couches du calcaire grossier, et renferme des amas de gypse et des bancs d'argile grossière. De nombreuses carrières y sont établies pour extraire de ces divers dépôts la pierre à bâtir, la pierre à plâtre, la terre à briques et à poteries vulgaires que l'on emploie dans les constructions de Paris. Sur la rive droite de la Seine, les marnes gypseuses de l'étage tertiaire inférieur sont développées [64] principalement ; elles renferment de vastes dépôts de pierre à plâtre depuis longtemps exploités, et dont les produits ont acquis une légitime célébrité. Sur la rive gauche, où se trouve le village de C**, on rencontre encore plusieurs gisements de pierre à plâtre, des dépôts d'argile commune ; mais la pierre à bâtir, disposée sur une étendue d'environ 200 kilomètres carrés, par bancs de qualité variable (A) et d'une facile exploitation, fournit les éléments indispensables au développement d'une grande ville, et alimente une industrie importante dont les débouchés sont assurés. Cette pierre est fournie par les diverses couches du terrain que les géologues nomment calcaire parisien.
Le climat du village est le même que celui de Paris ; il se prête à une culture abondante et fructueuse de plantes potagères, de légumes et de fruits. La propriété foncière y est très-morcelée, de telle façon que la plupart des habitants de C** possèdent une ou plusieurs parcelles de terrain. Chacun de ces petits champs est exploité avec une persévérance intelligente et fournit un revenu que l'on estime environ à 3 p. 100 de la valeur : le prix moyen de l'hectare est de 7,500f pour les terres cultivables. L'assolement triennal est généralement pratiqué pour la production des céréales et des plantes sarclées : certaines portions du territoire sont exclusivement consacrées à la culture des fraisiers, des groseilliers, des haricots, des pois, des fèves de marais, en un mot des récoltes de divers genres que réclament les marchés de Paris ; on y remarque encore de belles pépinières d'arbres à fruits et de plantes d'ornement. Les terres morcelées pour cette petite culture se vendent à raison de 4 à 5f le mètre carré ; soit 40,000 à 50,000f l'hectare. Les coteaux que comprend le territoire de la commune portent plusieurs plants de vignes dont le vin, de très-mauvaise qualité, est consommé dans les nombreux cabarets du pays ou par les producteurs eux-mêmes.
La population de la commune de C** est donc partagée, si l'on en excepte quelques gens de métiers, entre la culture du sol et l'exploitation des carrières. Cette dernière industrie comprend trois catégories principales d'ouvriers : les carriers qui extraient la pierre calcaire ; les plâtriers qui extraient et cuisent la pierre à plâtre ; les glaisiers qui exploitent l'argile ou terre glaise. Sur 1,800 habitants, on compte à C** 258 carriers, 20 plâtriers. Il est important de remarquer qu'un quart seulement de ces ouvriers sont nés dans le village ; la plupart sont venus des parties centrales de la France ou des départements de la Normandie (C) : les ouvriers du pays recherchent, comme moins pénible et plus lucrative, l'industrie de la petite culture dont il vient d'être parlé.
[65] L'ouvrier décrit dans la présente monographie est un carrier qui s'est fixé dans le pays comme beaucoup d'autres ouvriers de ce métier ( C). Depuis douze ans il travaille pour le même patron, et celui-ci lui a confié la surveillance (B) d'une de ses exploitations (§ 5). Les rapports qui unissent les carriers à leurs patrons prennent souvent ce caractère de permanence ; les uns et les autres, guidés d'ailleurs par l'usage, sont convaincus que la durée des bons rapports entre eux est la meilleure garantie de tous leurs intérêts.
§ 2. — État civil de la famille.
La famille se compose de six personnes : les deux époux et quatre enfants.
1. Jacques L**, chef de ménage, ne à N* (Indre), marié depuis 5 ans............ 33 ans.
2. Jeanne S**, sa femme, née dans le même pays que son mari............ 33 [ans]
3. Auguste L**, leur fils aîné (légitimé par le mariage de ses parents), né à C**............ 5 [ans]
4. Pierre L**, leur second fils, né à C**............ 4 [ans]
5. Marie L**, leur fille, née à C**............ 2 [ans]
6. Joseph L**, leur troisième fils, né à C**............ 8 mois.
La famille pourvoit pour sa part aux besoins des vieux parents de la femme, Pierre S**, âgé de 69 ans et Caroline S**, âgée de 68 ans ; mais ceux-ci ne font point partie de la famille ; ils vivent des ressources que leur assurent, chacune selon ses moyens, leurs trois filles, mariées toutes trois et établies à C** (§ 12).
§ 3. — Religion et habitudes morales.
Les deux époux appartiennent à la religion catholique romaine, nais tous deux en négligent les pratiques et restent étrangers à ses croyances. Livre à lui-même (§ 12) dès sa plus tendre enfance, issu d'une famille complètement indifférente en matière de religion, l'ouvrier ne manifeste à cet égard qu'un vague respect pour Dieu dont il ne souffre pas qu'on prononce légèrement le nom. Il ne fréquente pas l'église, et ne s'y rend que dan des circonstances obligatoires, telles que mariages, enterrements, baptêmes.
Simple d'ailleurs et d'un esprit peu actif, il a le caractère doux et d'une insouciante facilité. Son travail le retient de longues heures loin de son ménage; il y rentre fatigué et peu disposé à prendre soin des affaires intérieures de la famille dont il abandonne entièrement la direction à sa femme. Ses mœurs sont régulières, et il a peu de penchant pour les boissons alcooliques. Cependant les habitudes de [66] ses camarades exercent sur lui une certaine influence, difficile peut-être à éviter ; dans certaines occasions, il se laisse entraîner à boire avec eux jusqu'à l'ivresse.
Malgré cette inertie morale et intellectuelle, qui semble annoncer une existence presque toute matérielle, l'ouvrier apporte dans ses sentiments d'honnêteté une grande délicatesse. Reconnaissant des dons qu'il doit à la bienveillance de quelques personnes plus heureuses que lui, il repousserait énergiquement toute aumône et montre même à cet égard une susceptibilité parfois excessive (§ 13).
La femme n'a aucune idée de religion et vit dans un matérialisme complet. Son caractère a toujours été rebelle à toute soumission comme à tout respect. Les circonstances qui ont amené son mariage sont un témoignage peu favorable pour sa moralité (§ 2). Habituellement irritée par les difficultés de' sa tâche maternelle et par les souffrances qu'elle a récemment endurées (§ 4), elle se montre irascible, intolérante et grondeuse. Fort occupée de ses enfants, elle ne songe qu'à leur éducation physique, et ne peut comprendre quelle influence morale il conviendrait d'exercer sur eux. Cependant, elle désire leur procurer l'instruction qui lui manque ainsi qu'à son mari, et elle tient à ce qu'ils fréquentent l'école, sans bien se rendre compte de ce qu'ils y apprennent. Les sentiments de délicatesse observés chez l'ouvrier n'existent nullement chez elle, et très-sensible à l'état de gêne qui règne dans la famille, elle nourrit des sentiments d'envie pour les classes aisées. Elle sait pourtant éprouver de la reconnaissance pour les personnes qui apportent quelques adoucissements à sa position (§ 7), et elle reçoit même leurs conseils avec une certaine condescendance.
Les deux époux montrent d'ailleurs une vive affection pour leurs enfants ; ils n'hésitent pas à s'imposer, pour leur procurer quelque bien-être, des privations parfois pénibles.
La famille n'est pas étrangère à l'esprit de prévoyance ; à une époque antérieure, elle a su réaliser jusqu'à 700 francs d'économies; mais les charges toujours croissantes du ménage et les frais de maladie (§ 4) ont absorbé ce petit capital, et le découragement parait détourner les deux époux de nouvelles tentatives d'épargne. Il y a lieu de croire cependant que l'esprit de prévoyance renaîtrait chez eux, si un heureux hasard mettait en une seule fois une somme de quelque importance entre leurs mains. Mais ils manquent de l'énergie nécessaire pour s'assurer par eux-mêmes les premières épargnes.
L'ouvrier et sa femme sont dépourvus d'instruction. A peine le premier sait-il tracer quelques lettres et épeler les caractères imprimés. Cette ignorance lui est préjudiciable et le gêne dans ses fonctions de conducteur (§ 5). Il ne les conserve même que grâce à la [67] complaisance de la femme de son patron qui, d'après la déclaration faite par lui chaque soir, tient à sa place les comptes des ouvriers de la carrière.
§ 4. — Hygiène et service de santé.
L'ouvrier est de moyenne taille (1m 87), brun, actif et bien constitué. Il ne se rappelle pas avoir été jamais malade : le métier qu'il exerce offre d'assez nombreuses chances d'accidents (C). II a pu jusqu'ici y échapper (sauf deux blessures sans gravité qui l'ont atteint au pied et à la main). Il ne remplit pas, à vrai dire, les fonctions les plus dangereuses (C).
La femme est de petite taille (1m 60), très-brune, maigre, nerveuse et vive. Elle a joui d'une bonne santé jusqu'à son mariage ; nais les couches répétées ont affaibli sa constitution, surtout à cause de l'allaitement qui a suivi les deux dernières, Elle a été contrainte, par un violent mal de sein, de sevrer de très-bonne heure son quatrième enfant dont la nourriture a été continuée au biberon. Dans cette maladie, qui l'a retenue deux mois au lit, elle a reçu à ses frais les secours d'un médecin envoyé par des personnes pour lesquelles elle a travaillé autrefois, et qui continuent à lui témoigner un certain intérêt (§ 7).
Les enfants sont bien portants et la salubrité du village où ils sont élevés exercera sur eux la plus heureuse influence.
§ 5. — Rang de la famille.
L'ouvrier occupe dans son corps d'état une position élevée qui suppose en lui une supériorité sur ses camarades. Il est conducteur d'une carrière, ce qui lui donne une certaine autorité sur tous les ouvriers qui y travaillent (C). Il a recherché cette position, qui lui impose une responsabilité (§ 8) et l'astreint à un travail très-régulier, pour se ménager l'avantage d'être occupé toute l'année. Il la doit d'ailleurs à son habileté manuelle dans tous les travaux de la carrière, à sa bonne conduite, à son assiduité et à l'estime qu'il inspire. Son patron lui témoigne beaucoup de confiance et une certaine affection ; la femme du patron s'intéresse particulièrement à la famille ; elle s'occupe volontiers de sa position et donne à la femme de l'ouvrier d'excellents conseils pour l'administration du ménage. Celle-ci montre en effet sur ce point une incapacité fâcheuse ; les soins de ce genre lui déplaisent ; elle ne sait ni acheter avec économie les objets de consommation, ni ménager et utiliser ce qu'elle a. Plusieurs fois convaincue qu'en achetant par très-petites quantités, elle paie les aliments beaucoup plus cher, elle n'a tiré aucun parti [68] de cette observation. Elle n'a qu'un désir, c'est de rejeter sur qui que ce soit les soins de son ménage, pour reprendre les travaux d'aiguille qu'elle exécutait avant d'être surchargée d'enfants (§ 8), et dont les modiques salaires lui paraissent capables d'améliorer beaucoup la position précaire de la famille.
Les deux époux sont touchés des bons rapports que leurs patrons maintiennent à leur égard ; l'ouvrier confiant dans son travail et sa santé, persuadé qu'il n'a pas l'instruction nécessaire pour arriver à une position plus élevée, se montre satisfait de la sienne et en supporte avec résignation les difficultés. La femme, moins heureusement douée, n'est pas étrangère aux sentiments d'envie que développe souvent dans nos sociétés l'antagonisme des classes (§ 3).
Les rapports de l'ouvrier avec son patron n'ont pas ici un caractère exceptionnel ; en général les maîtres carriers se louent de leurs ouvriers et savent les satisfaire. Aussi, dans les moments de crise, les conflits se produisent rarement ; les patrons s'imposent des sacrifices dont les ouvriers leur tiennent compte (D), et l'on atteint de cette manière un temps plus favorable.
L'ouvrier a tenté une fois de s'élever au-dessus de sa position actuelle. Il a essayé de prendre comme tâcheron principal l'exploitation d'une carrière (E), mais il a bientôt compris qu'il ne réussirait pas à faire des bénéfices et a renoncé à cette entreprise. Elle n'est avantageuse habituellement que pour ceux qui cumulent l'industrie de tâcheron principal d'une carrière avec celle de logeur des ouvriers qu'ils occupent (E).
II. Moyens d'existence de la famille
§ 6. — Propriétés.
(Mobilier et Vêtements non compris.)
Immeubles............ 0f00
(La famille ne possède aucune propriété immobilière.)
Argent............ 0 00
(La plus grande somme d'argent dont la famille puisse disposer à la fois est la paie de l'ouvrier (§ 8), qui bien souvent même se trouve réduite par des à-comptes qu'il reçoit dans le cours du mois).
Matériel spécial des travaux et industries............ 3 80
1 tablier de peau, 3f50 ; — 1 fond de vieux chapeau, dit calle, servant à protéger la tête dans les galeries des carrières, 0f30. — Total, 3f80.
Valeur totale des propriétés............ 3f80
§ 7. — Subventions.
[69] La famille décrite dans la présente monographie ne jouit d'aucune subvention de quelque importance, et le salaire de son chef doit répondre à tous ses besoins. C'est une cause de malaise dont les effets sont ici faciles à constater. D'ailleurs la susceptibilité de l'ouvrier et sa répugnance pour tout ce qui ressemblerait à une aumône, l'ont même privé de quelques ressources de ce genre. C'est ainsi qu'il n'a pas voulu demander la remise des frais d'école pour ses enfants et paie leur instruction qu'il pourrait avoir gratuitement.
La bienveillance de quelques personnes a créé à la famille certaines subventions très-modiques, dont l'origine a de l'intérêt. Avant son mariage, la femme a travaillé comme ouvrière à la journée dans une famille du pays qui a conservé de bons rapports avec elle et lui donne de temps à autre des effets d'habillement pour les enfants. Les patrons de l'ouvrier font aussi des cadeaux de ce genre ; enfin le propriétaire de la maison qu'il habite, beau-frère du patron, permet à la femme de récolter dans son jardin, attenant à la maison, de l'oseille et des fruits. Cette subvention est d'ailleurs d'une valeur très-faible.
Quelques ouvriers conducteurs de carrière sont autorisés par leurs patrons cultiver des pommes de terre sur le terrain qui environne le puits de la carrière. L'ouvrier ne peut jouir de cette subvention, il faudrait que sa femme entreprit cette culture, et elle n'en a ni le goût, ni peut-être le temps.
§ 8. — Travaux de la famille.
Travaux de l'ouvrier. — L'ouvrier est conducteur d'une carrière, et a ce titre il exécute deux genres de travaux. Il travaille comme journalier dans la condition des ouvriers dits homme d'atelier (D), c'est-à-dire qu'il transporte les pierres du point où elles ont été détachées de la masse jusqu'au puits d'extraction ; il contribue aux travaux de remblais et de consolidation que nécessite l'exploitation de la carrière ; enfin, il concourt parfois aussi à faire tourner la rue pour monter la pierre. Comme conducteur, il distribue l'ouvrage aux carriers, dirige leurs travaux, mesure et inscrit la pierre livrée par les tacherons (D), tient note du temps fourni par les journaliers (§ 3) ; enfin c'est encore lui qui embauche les ouvriers, sauf l'approbation du patron. Dans cette position il n'a aucun chômage à supporter (§ 5), et sa journée de dix heures lui vaut un salaire invariable de 5f. donne, en outre, pendant l'été des heures supplémentaires de travail qui élèvent ses ressources au niveau de ses [70] besoins. Comme simple journalier il n'aurait qu'un salaire de 4f à 4f 50 par jour, diminué de 0f 25 pendant les cinq mois d'hiver. Comme tâcheron, il pourrait s'assurer un salaire équivalant à 6f par journée, et jouir d'une plus grande liberté ; mais l'hiver il courrait la chance de n'avoir pas de travail et subirait en tous cas une réduction forcée par suite du ralentissement qui se produit habituellement dans les travaux des carrières (D). Il travaille donc d'une manière continue ; cependant l'usage a consacré une interruption toutes les cinq semaines, le lendemain du samedi où l'on paie les ouvriers ; ce dimanche est un jour de repos, et même ordinairement les ouvriers ne rentrent que le mardi ou le mercredi à la carrière ; ils se livrent pendant ce temps à leurs habitudes d'intempérance (§ 11).
Travaux de la femme. — La femme était avant son mariage ouvrière en journée pour les travaux d'aiguille. Depuis trois ans environ, il lui a fallu renoncer à son état pour élever ses enfants. Elle regrette vivement cette rigoureuse nécessité, et cherche tous les moyens de s'en affranchir. Retenue dans son ménage, elle surveille et soigne ses quatre enfants, confectionne les nouveaux effets, entretient et blanchit le linge et les vêtements.
Industries entreprises par la famille. — La surveillance exercée par l'ouvrier comme conducteur est une véritable industrie dont les avantages ont été mentionnés (§ 5) ; c'est la seule qu'il puisse entreprendre, parce qu'elle se rattache à son travail. En dehors il a trop impérieusement besoin de repos pour se charger d'aucune autre occupation.
La femme entreprend le blanchissage du linge domestique, et y trouve une économie qui forme un petit bénéfice pour la famille.
III. Mode d'existence de la famille
§ 9. — Aliments et repas.
La famille fait trois repas : un déjeuner à neuf heures du matin, un goûter à deux heures, enfin à huit heures du soir un souper qui est le meilleur repas du jour.
L'ouvrier commence sa journée à six heures en toutes saisons et la finit à six heures du soir. Le dimanche parfois, les journées commencent à deux heures du matin et à deux heures de l'après-midi les carriers sont libres ; mais c'est là une exception. En partant [71] pour la carrière, l'ouvrier mange un morceau de pain et boit souvent un peu d'eau-de-vie. A neuf heures il interrompt son travail pendant une heure pour le déjeuner ; son beau-père ou son fils aîné lui apporte une soupe au pain et aux légumes, préparée par la femme. Vers la même heure la famille fait un repas semblable. A deux heures, l'ouvrier se repose encore une heure et il goûte avec quelques restes du souper de la veille ou un morceau de fromage apportés en même temps que le déjeuner. Il est très-rare qu'il puisse revenir prendre ces deux repas chez lui, à cause de l'éloignement de la carrière.
Enfin, le soir à huit heures, la famille se réunit pour souper. Ce repas se compose ordinairement d'une soupe au pain et aux légumes, d'un plat de pommes de terre ou de légumes variés suivant la saison, et d'une salade. Parfois le plat de légumes est remplacé par des œufs battus et cuits à la poêle avec du beurre (omelette) ou accommodés avec de l'oseille.
Le dimanche, et de temps en temps un des jours de la semaine, on fait une soupe avec un morceau de viande, de porc ou de bœuf. Mais le prix élevé de ce genre d'aliments a contraint la famille à en restreindre de plus en plus l'usage.
La famille boit habituellement de l'eau mélangée avec du vin ; mais depuis que ce dernier est devenu cher, elle a tenté de suppléer à son usage par une boisson gazeuse que l'ouvrier préparait avec de l'eau, des raisins secs et du genièvre. Elle a dû y renoncer parce que, la consommation étant plus grande et n'excluant pas absolument celle du vin, elle n'y a trouvé aucune économie.
§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.
La famille habite, dans un corps de bâtiment dépendant de la maison du maître carrier, une chambre située au premier étage et qui mesure 5 de long sur 3m de large. Cette pièce est carrelée et pourvue d'une cheminée ; la croisée qui l'éclaire donne sur la principale rue du pays. La chambre de famille, où sont accumulés les lits et les meubles, n'est pas entretenue avec une propreté suffisante.
Meubles : Ils sont très-anciens et en mauvais état............ 194f 00
1° Lits. — 1 bois de lit en noyer, 2 matelas de laine, 1 lit de plumes, 1 paillasse, 1 traversin, 2 oreillers et 1 couverture de laine, 13f30; — 1 lit en fer pour les deux garçons avec un matelas de laine, 2 petits oreillers et 1 couverture de laine, 3f 00; — 1 petit lit en bois pour la petite fille avec matelas, oreiller et couverture, 10f 00. — Total, 158f 50.
2° Mobilier de chambre de famille. — 1 grande armoire en noyer, dite bahut, 10f 00; [72] — 5 chaises couvertes en paille et 1 tabouret, 6f 00 ; — 1 table en noyer, 6f 00 ; — 1 poêle en fonte avec tuyaux, 12f 00; — 3 petits tableaux, 1f 50; — Total, 35f 50.
Ustensiles : suffisant strictement aux besoins du ménage............ 26f 05
1° Employés pour la préparation et la consommation des aliments. — 1 casserole en cuivre, 3f 00; — 1 casserole en fer battu, 1f 25 ; — 1 marmite en fonte, 3f 00; — 1 petite marmite, 2f 00; — 1 poêle à frire, 2f 00; — 1 boite à lait, 0f 75; — 1 jusqu'à t, 0f 70;— 1 pelle à feu, 0f20; — 6 assiettes en faïence, 1f20; — 2 plats, 0f 60; — 1 soupière, 0r 30; — 2 salières, 0f 20 ; — 1 boite à sel, 0f 25; — 3 verres, 0f 30 ; — 6 bouteilles, 0f 60; — 6 cuillers et fourchettes en fer, 1f20; — 1 couteau, 0f 50 ; — 1 panier à salade, 0f 25. — Total, 18f 55.
2° Employés pour usages divers. — 2 fers à repasser, 1f 00; — 1 grand pot en grès pour contenir la provision d'eau, 3f 00 ; — 2 seaux en bois, 2f 50 ; — balai, 1f 00. — Total,. 7f 30.
Linge de ménage : peu abondant et assez mal entretenu............ 44 70
14 draps de lit en toile, 40f 00; — 4 serviettes de toilette, 2f 00; — 6 torchons, 1f 0; — 2 petits rideaux de fenêtre en mousseline blanche, 11f 50. — Total, 44f 70.
Vêtements : simples, sans recherche et achetés en vue de la solidité............ 393 55
Vêtements de l'ouvrier (162f 65), conformes au costume des gens de la campagne et sans aucune affinité avec celui de la bourgeoisie.
1° Vêtements du dimanche.—1 redingote en drap noir, 25f 00 ; — 1 pantalon en drap foncé, 2f 00 ; — 1 gilet en satin noir, 12f 00 ; —1 cravate de soie noire, 3f 00; — 1 col cravate en soie, 1f 00; — 1 chapeau de soie noire, acheté d'occasion, 4f 00. — Total, 7f 00.
2° Vêtements de travail. — 1 paletot en gros drap pour l'hiver, 12f 00; — 2 blouses en toile grise, 8f 00; — 2 pantalons en velours de coton, 12f 00; — 1 gilet en étoffe de coton, 2f 50; — 12 mouchoirs de coton (servant à toute la famille), 2f 40; — 2 paires de bottes, 20f 00 ; — 1 paire de sabots, 1f 25 ; — 10 chemises de calicot acheté à la pièce, 20f 00; — 2 gilets de flanelle, 5f 00; — 1 casquette en drap gris, 2f 00 ; — 1 paire de bretelles, 1f 00; — 1 cravate en coton, 1f 50.— Total, 87f 65.
3° Bijoux. — 1 montre en argent, 10f 00; — 1 paire d'anneaux d'oreilles en or représentant les emblèmes du carrier, 8f 00. — Total, 18f 00.
Vêtements de la femme (162f 55), peu recherchés ; costume populaire avec le bonnet.
1° Vêtements du dimanche. — 1 robe en satin de laine, 20f 00; — 1 robe de mérinos n'étant pas encore confectionnée, 16f 00 ; — 2 jupons de calicot blanc, 3f 25 ; — 1 tablier de soie noire, 4f 50 ; — 1 paire de bottines, 6f 00; — 1 châle de laine broché (cadeau de noce du mari), 30f 00. — Total, 79f 75.
Vêtements de travail. — 1 robe de laine, 18f 00; — 2 robes d'indienne, 7f 00; — 1 robe en mousseline de laine imprimée, 8f 00 ; — 2 jupons d'indienne faits avec de vieilles robes, 2f 50; — 3 tabliers en étoffe de laine, 4f 50; — 2 camisoles de coton, 21f 00; — 3 paires de bas de coton blanc, 3f 00; — 2 paires de bas de coton bleu, 0f 80; — 1 paire de souliers, 4f 00; — 1 paire de sabots, 1f 00; — 12 chemises de coton, 18f 00; — 1 bonnet, 1f 00 ; — 1 caraco en laine, 5f 00. — Total, 74f 80.
3° Bijoux. — 1 broche en or, 8f 00.
Vêtements des quatre enfants (68f 5).
2° Vêtements de la petite fille. — 2 robes de laine, reçues en cadeau et confectionnées [73] par la femme, 6f 00; — 1 robe d'indienne, 1f 20; — 3 jupons faits avec ds vieilles robes, 2f 25 ; — 6 chemises de coton faites avec de l'étoffe reçue en cadeau, 4f 50; — 2 paires de bas de coton, 1f 00 ; — 2 paires de bas de laine, 1f 30; — 1 paire de souliers, 1f 25; — 3 bonnets reçus en cadeau, 2f 75 ; — 1 caraco de laine reçu en cadeau, 9f 50; — 2 cols, 1f 00. — Total, 23f 95.
3° Vêtements du petit enfant. — 4 langes de coton, 4f 00; — 1 couches faites avec de vieux draps, 2f 40 ; — 5 chemises faites avec de vieilles chemises de la femme, 1f25 ;. — 4 brassières reçues en cadeau et faites par la femme, 1f 00 ; — 3 bonnets blancs et 1 noir, 2f 00; —— 3 béguins, 0f 15; — 2 paires de bas, 1f 00; — 1 paire de souliers, 1f 00. — Total, 12f 80.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 622f 70
§ 11. — Récréations.
Lorsqu'il revient de son travail, l'ouvrier trouve une douce récréation dans ses enfants; il s'occupe d'eux, les amuse et souvent les promener en les conduisant à la main ou les portant sur ses bras. La maison qu'il habite sert à loger aussi plusieurs autres carriers avec lesquels il s'entretient volontiers durant la soirée. Le jour de la fête patronale de C**, il va se promener dans le village avec sa femme et ses enfants,et achète quelques jouets des marchands forains ; puis on dîne en famille avec les parents de la femme, ses sœurs, leurs maris et leurs enfants. Les mêmes distractions se renouvellent à l'occasion de la fête de quelques villages voisins.
Outre ces récréations de famille, l'ouvrier fréquente le cabaret avec ses camarades, le dimanche et souvent le lundi qui suivent le samedi de paie (§ 8). Ces récréations coûteuses et blâmables sont dans les mœurs des ouvriers carriers, et Jacques L** n'est pas un de ceux qui s'y adonnent le plus ardemment.
Le jour de l'Ascension est considéré comme la fête des carriers. Ils se réunissent et se rendent en corps à l'église ; au retour, les ouvriers de chaque maître carrier vont lui présenter un bouquet. Le patron leur paye un repas auquel il préside. Souvent les ouvriers le prolongent, et alors ils se cotisent pour payer les additions qu'ils ont commandées.
L'ouvrier fait usage de tabac à fumer, le matin en se rendant à la carrière, et quelquefois il boit, dans un petit verre, chez le marchand de vins, 1/2 décilitre environ d'eau-de-vie.
IV. Histoire de la famille
§ 12. — Phases principales de l'existence.
L'ouvrier décrit dans la présente monographie est le fils d'un [74] journalier agriculteur du Berry, mort encore jeune, laissant à sa femme trois enfants en bas âge. Jacques L** était l'aîné, et dans l'état de dénuement de la maison maternelle, il s'employa jusqu'à 10 ans à garder les troupeaux, puis servit comme valet de ferme chez divers métayers. A 18 ans, tourmenté du désir de venir à Paris,
Il partit à pied avec quelque argent en compagnie de plusieurs compatriotes, et fut occupé d'abord comme aide-maçon. Rebuté bientôt dans ce métier, il se fit admettre comme journalier dans les carrières de pierre à bâtir. L'hiver venu il retourna au pays, rapportant à sa mère les économies qu'il avait faites ; mais deux ans après, celle-ci mourut, et dès lors l'ouvrier renonça à ses habitudes d'émigration. Il se fixa à C**, se perfectionna dans son métier et en parcourut successivement tous les degrés (D) jusqu'à celui de conducteur.
Bientôt il fit connaissance d'une fille de son pays qui était venue se fixer à C** auprès de sa sœur, et il l'épousa à 28 ans.
Jeanne S** est la troisième fille d'un cordonnier de village. Élevée par ses parents avec une déplorable faiblesse, elle passa les années de son enfance dans l'oisiveté, et son caractère assez difficile ne subit aucune influence étrangère. Après avoir fait sa première communion sans aucune foi religieuse, elle s'adonna, vers 14 ans, aux travaux d'aiguille et alla travailler en journée dans son pays. A 18 ans, elle vint à C**, où elle se maria dix ans plus tard, n'ayant pas cessé de travailler et n'ayant fait aucune économie, parce que dès cette époque elle concourait avec ses deux sœurs, auprès desquelles elle se trouvait, à soutenir son père et sa mère, pauvres, âgés et hors d'état de travailler.
Après son mariage, elle continua à leur envoyer des secours ; puis elle mit son premier enfant en pension chez eux, dès qu'il sortit de nourrice, moyennant 12f par mois. Le second enfant fut placé de même et la pension fut doublée. Libre alors de son temps elle travaillait de son aiguille et l'aisance régnait dans le ménage. A cette époque se rapportent les économies citées plus haut (§ 3). Mais, lors de la naissance du troisième enfant, elle se décida à le nourrir elle-même et reprit avec elle les deux autres. En même temps les trois sœurs crurent préférable de faire venir leurs vieux parents près d'elles, pensant que la charge serait moins lourde lorsqu'il n'y aurait plus d'argent à débourser à époques fixes, et que les deux vieillards leur rendraient quelques services dont Jeanne S** ressentait surtout le besoin. Ceux-ci sont établis à C** dans un petit logement dont chaque fille paye sa part de loyer ; et ils viennent alternativement prendre place pendant une semaine à la table de l'un des trois ménages. La culture d'un petit jardin attenant à la maison leur fournit quelques légumes qui leur permettant de prendre parfois un repas [75] chez eux. Le père travaille encore quelque peu et pourvoit à son entretien et à celui de sa femme.
§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
La position de la famille présentement décrite est extrêmement précaire dans l'état d'isolement où elle est placée. L'ouvrier supporte des charges nombreuses et il ne peut compter que sur lui-même, puisqu'il n'appartient à aucune corporation et n'a pas voulu s'affilier à une société de secours mutuels contre les accidents survenus dans les carrières (C). Cette société, fondée sous l'influence de quelques hommes charitables, et qui comprend comme membres honoraires des personnes aisées, étrangères à la classe ouvrière, a pris aux yeux de l'ouvrier le caractère d'une aumône déguisée, et il a obstinément refusé d'en faire partie. En vain son patron l'y a-t-il énergiquement engagé ; en vain lui a-t-il offert de fournir, à titre d'avance, la première mise de 10f.
Les chances d'accidents sont cependant assez nombreuses dans les carrières (C) ; l'ouvrier en se maintenant isolé ne laisserait d'autre recours à sa famille que les prescriptions de la loi qui rendent le maître carrier ou propriétaire de la carrière responsable des accidents causés par le mauvais état de l'exploitation. Les tribunaux sont alors appelés à juger et peuvent condamner le maître à servir une pension à la veuve ou à la famille de l'ouvrier tué par suite de sa négligence, ou même à l'ouvrier estropié par les mêmes causes et rendu incapable de continuer son travail (A).
Quant à l'avenir de la famille dans les conditions actuelles, il offre peu de garanties. L'esprit d'épargne s'éteint au milieu du découragement qu'inspirent les embarras présents ; la femme n'a pas les qualités qui ont fait parvenir certaines familles aux premiers échelons de la propriété, et l'insouciance de l'ouvrier la porte à se résigner sans grands efforts à sa position incertaine et gênée.
Il est évident que cette famille, dans le milieu social où elle est placée, pour assurer son bien-être, ne peut compter que sur ses propres efforts ; mais ni le mari, ni la femme n'ont les qualités nécessaires pour triompher des charges qui pèsent sur elle, et l'élever au-dessus de son état actuel. Elle reste, au contraire, exposée à toutes les mauvaises chances qui peuvent suspendre le travail de de son chef et tarir des ressources dont elle ne saurait se passer.
§ 14. — Budget des recettes de l'année.
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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.
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Comptes annexés aux budgets.
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Notes diverses
(A) Sur l'exploitation des dépôts calcaire dans la partie méridionale de la banlieue de Paris1.
[85] Le sol du bassin, au centre duquel est situé Paris, offre réunis sur une surface restreinte, et dans des gisements faciles à exploiter, les matériaux variés que l'on utilise communément dans les constructions ! Cette disposition naturelle, qui a eu une grande influence sur le développement de cette grande cité, a donné lieu à de nombreuses industries, confondues assez ordinairement sous le nom d'industrie des carrières. Suivant la nature des matières extraites, on a désigné les carrières sous les noms plus spéciaux de plâtrières, glaisières, marnières, crayères, sablonnières, etc.; le nom de carrières est resté plus spécialement attaché aux exploitations d'où Ton extrait la pierre à bâtir.
On compte un grand nombre de carrières ouvertes sur la rive gauche de la Seine : 300 environ sont actuellement en activité ; elles occupent 2,500 ouvriers, dont 700 journaliers-manœuvres [dits hommes de bricole (D)], 600 journaliers [dits hommes d'atelier (D)], 300 journaliers-conducteurs ou tâcherons principaux, 900 tâcherons à tâche personnelle [équarrisseurs, trancheurs, soucheteurs (D)].
Conformément à une loi de 1810 et à un décret du 4 juillet 1813 inséré au Bulletin des lois sous le n°513, l'exploitation de ces carrières est astreinte à certaines formalités peu nombreuses ayant pour but de sauvegarder les propriétés voisines des carrières, la sûreté et la salubrité publique. On distingue deux genres de carrières : 1° les carrières à ciel ouvert; 2° les carrières exploitées par galeries souterraines.
On doit, d'après les règlements, exploiter à ciel ouvert toutes les fois que les terres qui recouvrent la masse, c'est-à-dire les dépôts calcaires que l'on veut exploiter, ont une épaisseur plus faible que celle de la masse elle-même ; ou quand ce recouvrement, par sa nature, ne formerait pas un ciel solide aux galeries d'exploitation. D'une autre part, les maîtres carriers ne croient l'exploitation à ciel ouvert avantageuse que si les recouvrements n'ont pas plus d'épaisseur que la masse, de sorte que les intérêts de [86] l'industrie sont ici d'accord avec les dispositions réglementaires. Pour faire une exploitation de carrière à ciel ouvert, on enlève d'abord toutes les terres qui recouvrent la masse, puis on attaque celle-ci et on l'épuisé peu à peu en détachant la pierre par les procédés ordinaires (D). Les avantages de cette exploitation sont d'exiger peu de frais et d'enlever toute la masse sans déchet, tandis que l'exploitation par galeries nécessite un déchet qui s'élève à un quart de la masse. Elle cesserait d'être lucrative si la quantité de terres à enlever était trop considérable ; c'est précisément ce qui arriverait si la masse était moins épaisse que les recouvrements.
Les carrières exploitées par galeries sont les plus nombreuses sur la rive gauche de la Seine, et en général elles sont mises en œuvre à l'aide d'un puits vertical. Il peut cependant se faire que l'on atteigne la masse en pénétrant par une excavation horizontale dans le flanc d'une montagne qui la contient, c'est ce qu'on appelle une exploitation par cavage à bouche. L'exploitation par les puits est la plus surveillée, parce qu'elle comporte les plus nombreuses chances d'accidents. Des règlements en déterminent les dispositions principales, et un service d'ingénieurs des mines est institué pour veiller à leur exécution dans les limites de l'opportunité, et sans créer d'embarras à des exploitations dont les produits sont indispensables à une grande ville.
Pour établir cette exploitation on fore un puits large de trois à quatre mètres, assez profond pour atteindre la masse calcaire ; la loi prescrit qu'il soit maçonné intérieurement, mais dans beaucoup de cas les terrains que le forage a traversés ont une solidité suffisante et la maçonnerie n'est pas exigée. A l'orifice supérieur de ce puits on établit, avec des pierres, un dallage élevé à la hauteur des voitures de transport et offrant une assez large surface nommée la forme ou le chantier; c'est là que l'on équarrit la pierre au sortir du puits. Sur cette forme et aux bords de l'ouverture on installe une roue ou treuil en bois destiné à élever la pierre du fond du puits au niveau du sol. Le treuil se compose d'un arbre de couche disposé en travers de l'orifice du puits et environ à six mètres au-dessus de la surface de la forme ; à une extrémité de l'arbre est une roue de neuf à dix mètres de diamètre dont la jante est garnie sur ses côtés d'échelons en bois. Les ouvriers montent, parce moyen, le long de la jante, leur poids fait tourner la roue et l'arbre de couche ; un câble s'enroule sur cet arbre et la pierre attachée à son extrémité s'élève lentement vers la surface du sol. Ce câble, qui a neuf centimètres environ de diamètre, soutient parfois jusqu'à 8,000 et 9,000 kilog.
[87] Il faut encore disposer dans le puits ce qu'on nomme l'échelle; c'est une poutre verticale scellée de distance en distance aux parois du puits par des tenons en fer nommés happes, et portant des échelons en bois, ou ranches, formés par de simples traverses horizontales sur lesquelles les pieds se posent successivement pour monter ou descendre. Plusieurs règlements sont intervenus pour rendre ces échelles plus commodes et plus sûres; leur exécution a rencontré une opposition aussi vive de la part des ouvriers que de celle des patrons, et ces mesures sont jusqu'ici restées sans effet. Il en est généralement de même d'une disposition qui exige que les exploitants aient toujours deux puits : l'un pour l'extraction des matières, l'autre pour le service des échelles.
Lorsque cet établissement est effectué, on commence l'exploitation par forer la masse sur toute l'étendue du puits, de manière à se trouver au milieu d'elle pour l'exploiter horizontalement. Cette opération s'appelle affrontage, et dès qu'elle est terminée on perce dans la masse, suivant deux, trois ou quatre directions divergentes,des galeries de 40 à 50 mètres de longueur sur 1m mètre de large et 1m, 50 à 2 mètres de hauteur. Puis le travail d'extraction de la pierre commence suivant les procédés qui seront décrits plus loin (B).
Ces carrières à puits se pratiquent surtout dans les masses recouvertes d'une grande épaisseur de terre, comme celles des communes de Montrouge, Gentilly, Châtillon, Bagneux, Arcueil, Ivry, Vanves, Passy, Saint-Maur, Maison-Alfort, Créteil, etc.
La masse que l'on exploite par ces divers procédés est toujours formée par la même série de couches tertiaires, bien que les qualités de pierre qu'elle fournit soient très-variées. Cette série constitue le calcaire grossier parisien et comprend de haut en bas quatre couches principales dont l'ensemble mesure en moyenne 15 mètres d'épaisseur. Ce sont :
1° Le Banc de roche, calcaire plus ou moins siliceux, reconnaissable à de nombreuses empreintes de coquilles fossiles nommées cérites (Cerithium Lapidum, C. cristatum, etc.) ; il est dur et résistant et sa texture fine permet de le tailler avec précision. On l'emploie comme pierre de choix pour les soubassements des édifices. Ce banc mesure 0m70 à 1m00 d'épaisseur, il vaut de 50 à 60f le mètre cube. On en a déjà extrait une énorme quantité, cependant il en existe encore assez abondamment près de Châtillon et de Bagneux. Aux couches inférieures du banc de roche sont associées des assises de pierre de moindre qualité, employées à des usages qui exigent moins de résistance ; on désigne ces divers lits sous les noms de banc franc, banc d'argent, plaquette, moëllon, grignard [88] ou petit moëllon. Le mètre cube de la pierre dite de banc franc vaut environ 50f; les qualités voisines se vendent de 25 à 40f suivant leur résistance.
Toute cette première masse constitue ce qu'on appelle souvent dans les carrières le premier atelier, parce que pour exploiter les couches inférieures, on continue le forage des puits, et on établit un second étage d'excavations nommé dernier atelier. Le premier atelier a une hauteur proportionnelle à celle de cette première série de lits calcaires ; elle n'excède jamais 2 mètres et n'atteint souvent que 1m 60.
2° Le Banc vert forme une seconde couche de calcaires argileux colorés par des granules verts et propres à la fabrication des chaux hydrauliques. On y rencontre certains bancs plus durs, épais de 40 centimètres en moyenne, et que l'on exploite pour les dallages ; telle est la pierre de liais de Créteil actuellement épuisée et qui a servi à la construction des escaliers du Louvre à Paris. Un lit analogue reçoit à Bagneux et à Châtillon le nom de banc royal ou liais ; il est exploité pour les mêmes usages, ainsi qu'un autre lit coloré en gris par de l'argile et nommé le banc bleu. Le banc royal sevend 40 à 45 francs le mètre cube.
3° La Lambourde ou Calcaire à miliolites des géologues, que sa faible cohésion a fait nommer banc de son par les ouvriers. C'est un calcaire tendre que l'on emploie en moellons ou pierres grossièrement taillées destinées, dans les constructions, à être reliées être couvertes par du plâtre. Ce banc a une épaisseur très-variable,mais généralement considérable ; on peut en moyenne l'évaluer à 8 ou 10 mètre. La lambourde se vend sur le pied de 20 à 35f le mètre cube.
4° Au-dessous de la lambourde se trouve un banc de calcaire grossier inférieur, mêlé de glaucomes, et que l'on exploite dans certaines communes, comme à Gentilly, sous le nom de Banc Saint-Jacques. C'est une pierre tendre remplie de coquilles et qui fournit des moellons de qualité inférieure, vendus 15 ou 20f le mètre cube. L'épaisseur du banc Saint-Jacques est très-variable, mais beaucoup plus faible en général que celle de la lambourde.
Ces diverses couches du calcaire grossier parisien sont limitées supérieurement par un lit de couches marneuses que traversentdes veines de quartz associé à des cristaux de chaux carbonatée ; ce lit porte le nom vulgaire de Caillasse. Le calcaire grossier repose sur des bancs sableux qui commencent l'époque tertiaire ou période éocène.
Dans une entreprise de carrière la masse calcaire appartient aupropriétaire du sol qui la recouvre ; assez rarement il se charge de [89] l'exploiter lui-même. Il vend ordinairement le droit d'exploitation à un maître carrier, et les conditions du contrat sont à peu près invariables. Le propriétaire ne garantit nullement la qualité ni l'étendue de la masse ; toutes les charges résultant des infractions aux règlements incombent à l'exploitant ; celui-ci doit, après l'expiration du temps convenu, rendre le terrain en bon état de culture, c'est-à-dire combler les puits et remplir les fontis ou excavations qui menacent de déterminer l'affaissement du sol. Le droit d'exploitation se vendait autrefois pour de longs termes, mais les nombreux inconvénients attachés aux servitudes qui en résultaient pour les propriétés ont fait abandonner cette coutume. Les contrats se font habituellement pour dix à vingt ans. La masse est vendue à l'are et le prix varie de 100 à 150f; son étendue est en rapport avec la profondeur du puits. S'il y a 50 mètres, il faut avoir environ un hectare de masse ; s'il ne mesure que 20 mètres, 30 ares peuvent suffire. On peut d'ailleurs avec avantage, lorsqu'une exploitation est établie, acheter de la masse au voisinage, de façon à étendre les ateliers sans nouveaux frais d'installation.
L'exploitation des carrières à ciel ouvert n'exige aucune autorisation préalable, et se fait simplement sous la surveillance de l'inspecteur des carrières et de la police administrative. Les carrières par cavage à bouche et les carrières a puits ne peuvent être exploitées sans une autorisation donnée par le préfet ou le sous-préfet, sur le rapport de l'inspecteur général des carrières et après examen d'un plan du terrain qui recouvre la masse, annexé par le demandeur à sa requête. Les règlements exigent même qu'aucun sondage ne soit pratiqué sans autorisation, mais cette disposition souvent gênante n'a pas été maintenue avec rigueur.
Les exploitations s'exécutent sous la surveillance du service d'inspection des carrières, qui se compose d'un ingénieur en chef des mines, ayant sous ses ordres deux ingénieurs chargés, l'un des carrières de la rive droite, l'autre de celles de la rive gauche de la Seine. Chacun de ces trois ingénieurs a près de lui un conducteur de travaux ; six commis surveillants sont chargés de faire les tournées d'inspection dans les communes. A ce service sont rattachés cinq géomètres ou auxiliaires, principalement destinés au levé des plans des diverses exploitations.
Le contrôle porte principalement sur trois points :
1° Empêcher que l'exploitant ne sorte de la masse qui lui appartient pour fouiller le terrain d'autrui, ou qu'il ne s'approche des routes et voies publiques et n'aille exploiter sous le sol qui les forme ; sur ce premier point les contraventions sont nombreuses et la surveillance doit être très-active ;
[90] 2° Faire déposer chaque année, dans les bureaux de l'inspection, le plan de l'exploitation constatant son état actuel ;
3° Veiller à la sûreté des ouvriers en exigeant le bon entretien de la carrière et des appareils d'exploitation, en recherchant, chaque fois qu'il se produit un accident entraînant blessure ou mort d'homme, si toutes les précautions avaient été prises par le maître carrier. En cas de malheur, celui-ci doit immédiatement prévenir le maire de la commune et l'ingénieur chargé du service des carrières, afin qu'il soit procédé à cette enquête et que, sur le rapport de l'ingénieur, le maître carrier soit poursuivi ou exonéré de toute responsabilité.
Dans ces conditions de diverses natures, de nombreux exploitants entreprennent, dans les alentours de Paris, l'industrie des carrières. L'arrondissement sud du département de la Seine offre le dénombrement suivant :
Les anciennes carrières sont consacrées à une industrie agricole que le voisinage de Paris rend très-productive, c'est la culture du champignon de couches (Agaricus campestris, L.), la seule espèce dont la vente soit permise sur les marchés de la ville. L'arrondissement sud compte 50 maîtres champignonnistes.
Les maîtres carriers de cette région n'occupent pas moins de 2,980 ouvriers, et 294 carrières de pierre à bâtir y sont actuellement en activité. Un grand nombre d maîtres n'ont qu'une seule carrière, et beaucoup d'entre eux sont des ouvriers parvenus à cette position par le travail, l'ordre et la bonne conduite. Plusieurs possèdent trois ou quatre exploitations ; le plus riche maître carrier du département de la Seine en possède douze.
Chaque carrière fournit annuellement, en moyenne, 420 mètres cubes de pierre dure et 4,560 mètres cubes de pierre tendre dite moellons. Le produit moyen des carrières de la rive gauche de la Seine s'élève actuellement, pour une année, à 1,464,000 mètres cubes, dont l'extraction coûte 19,915,000f et qui constituent un produit vénal de 29,070,000f; de telle sorte que cette industrie crée dans cette région une richesse annuelle de 9,155,000f.
Il peut être intéressant de donner ici, comme terme de comparaison, quelques renseignements statistiques concernant l'an [91] née 1825. A cette époque la même région produisait annuellement :
La pierre valait en moyenne 35f le mètre cube, et le moellon 4f ; les 485,902 mètres cubes de matière extraite représentaient donc seulement une valeur de 1,863,608f.
Les frais d'extraction des produits de la carrière se composent2:
1° Du salaire des ouvriers, évalué pour la pierre dure dite de taille à 22f, prix moyen par mètre cube amené au jour et équarri, et pour le moellon à 4f seulement ;
2° Des frais de transport de la pierre jusque dans Paris ; effectué par des voituriers spéciaux, ce transport est payé à raison de 8f le mètre cube, prix invariable ;
3° De l'intérêt annuel des premiers frais d'établissement de l'exploitation ;
4° Des frais annuels d'entretien.
L'exemple suivant fera juger de la nature et de la quotité de ces dernières dépenses.
(B) Sur les travaux et les salaires des ouvriers carriers3.
[92] L'exploitation d'une carrière exige plusieurs genres de travaux et, par conséquent, la réunion d'un certain nombre d'ouvriers de diverses classes. Parmi ces ouvriers, les uns sont journaliers, les autres tâcherons ; mais ils forment en totalité six classes distinctes qui peuvent être énumérées dans l'ordre suivant, en commençant par les plus humbles :
1° On appelle hommes de bricole ou, en termes de carriers, arricandiers, les ouvriers les moins habitués aux carrières et qui sont chargés d'exécuter les travaux de terrassement, de transporter les blocs de pierre, de monter sur les échelons de la roue du treuil pour la faire tourner et élever la pierre jusqu'à l'orifice supérieur du puits. Il sont au besoin aidés dans ces travaux par tous les autres ouvriers. Le métier de carrier n'exige aucun apprentissage, puisqu'il suffit de fournir de la force pour exécuter un travail utile. Les hommes de bricole sont donc véritablement des apprentis déjà rétribués parce qu'ils concourent immédiatement à la production. L'ouvrier qui se présente pour la première fois à un maître carrier est admis si son âge et sa force physique le rendent apte au travail ; son salaire, proportionné dans les premiers temps à ses besoins plutôt qu'aux services qu'il peut rendre, est de 1f 50 à 2f par jour. Dès qu'il a pris quelque habitude des travaux, ce [93] salaire est élevé à 3f par journée, soit 0f 30 par heure de travail.
2° Les hommes d'atelier sont les véritables ouvriers journaliers des carrières, et les hommes de la classe précédente passent promptement dans celle-ci pour peu qu'ils aient quelque intelligence. Ils s'emploient à transporter la pierre, à faire tourner s'il est besoin la roue du puits d'extraction, à creuser les galeries, construire les supports destinés à prévenir les éboulements et remplir, avec la terre extraite des nouvelles fouilles, les vides créés par l'exploitation ; ce dernier travail s'appelle y faire les bourrages. Leur salaire journalier est généralement de 4f.
Ces deux premières catégories d'ouvriers exécutent des travaux que l'on ne saurait mesurer à la tâche, et sont pour cette raison rétribués à la journée.
3° Les trancheurs attaquent la masse de pierre qui forme les parois des galeries d'exploitation en y ouvrant, ordinairement de 20 mètres en 20 mètres, des tranchées verticales de toute la hateur de la galerie (1m60 à 2 mètres), perpendiculaires à sa direction, et mesurant 0m50 de largeur, sur 2 ou 3 mètres de profondeur. Ce sont aussi les trancheurs qui, lorsqu'un bloc de 19 mètres environ de longueur vient d'être séparé de la masse, le divisent aux endroits convenables pour le débiter en pierres marchandes. Ces ouvriers sont payés à la tâche, et à raison de 5f à 15f le mètre linéaire mesuré suivant la profondeur des tranchées. Le prix varie en raison de la résistance plus ou moins grande de la pierre, et aussi de la hauteur du banc, qui détermine celle de la galerie d'exploitation, et par suite celle de la tranche ; en résumé ce prix est calculé de manière à ce qu'en une journée de 10 heures de travail effectif, le trancheur gagne 4f50. Son habileté peut d'ailleurs rendre ce salaire un peu plus considérable pour le même temps. Le travail des carriers trancheurs est très-pénible ; à mesure que la tranche s'enfonce dans la masse, l'ouvrier y pénètre au milieu d'un nuage épais et sans cesse renaissant de poussière calcaire qui le fatigue beaucoup, et c'est dans ce nuage poudreux qu'il lui faut exécuter une opération fort rude et déployer souvent une grande vigueur corporelle. Il ne paraît pas qu'aucune altération grave de la santé soit la suite habituelle de ces pratiques ; mais il faut dire aussi que des causes nombreuses rompent la continuité de ce genre de travail durant la vie des ouvriers carriers ; les uns s'élèvent à des travaux moins fatigants, ou même deviennent maîtres ; d'autres abandonnent la profession pour s'établir logeurs ou petits débitants de boissons ; enfin la mortalité, par suite des accidents, est assez considérable (6 p. 1,000 par an) pour soustraire un grand nombre d'ouvriers carriers aux affections qui pourraient [94] résulter de l'exercice prolongé de certains travaux. En calculant sur cette donnée, on trouve en effet que sur 1,000 ouvriers carriers quelconques les accidents en font périr 58 en une période de dix années (soit environ 6 p. 100).
4° Les soucheveurs doivent leur nom à la nature de leurs occupations. Les carriers désignent par le mot souchever l'opération qui consiste à séparer la pierre dans le sens perpendiculaire aux tranches après que celles-ci ont été pratiquées. Le bloc de pierre, tranché dans toute la hauteur du banc et à un intervalle de 20 mètres, est ce qu'on appelle défermé; il ne tient plus à la masse que par sa face verticale la plus profonde ; ses faces supérieure et inférieure adhèrent encore aux lits terreux qui limitent le banc exploité. Le soucheveur se couche tout de son long sur le sol de la galerie et devant le bloc qu'il va détacher ; armé d'un marteau en fer à deux tranchants avec un manche de bois plat, dur et long de deux mètres, il creuse dans le lit terreux qui supporte inférieurement le bloc calcaire. Il arrive ainsi peu à peu à pratiquer sous la pierre une rainure de 0m,30 de hauteur sur 20 mètres de longueur et jusqu'à une profondeur de 2 mètres. A mesure qu'il pénètre plus avant il glisse sous la pierre, pour s'éclairer, une petite chandelle posée sur un carreau ; de distance en distance, il place de petits supports en bois nommés pivots ou des fragments de pierre tendre ou moellons pour soutenir le bloc qui pourrait à tous moments s'affaisser sur ses bras engagés pour travailler dans la rainure du souchevage. Il poursuit ainsi jusqu'à ce qu'il ait à chaque bout atteint une tranche. Alors, il appelle à lui quelques ouvriers pour enlever avec un certain ensemble les supports et les morceaux pierre ; à un moment donné le bloc, qui peut mesurer de 60 à 70 mètres cubes et peser environ 1,700,000 kilogr., se trouve suspendu sans appui, le banc terreux qui le limite supérieurement cède, en même temps la masse se détache au fond, et le bloc tombe sur le sol de la carrière où il se casse habituellement en trois ou quatre fragments. Aussitôt les trancheurs le divisent, et chaque pierre est ensuite poussée sur des rouleaux de bois, par les hommes d'atelier aidés souvent de quelques tâcherons, jusqu'à l'orifice inférieur du puits d'extraction.
Le travail du soucheveur est aussi pénible que dangereux ; dans cette catégorie de carriers les accidents sont nombreux et entraînent fréquemment la perte d'un bras ou même des deux. Le salaire est réglé à raison de 1f à 2f le mètre superficiel souchevé, et la journée de l'ouvrier peut être évaluée en moyenne à 5f.
L'exploitation de la lambourde (A) qui fournit la pierre tendre dite moellon est un peu moins pénible ; cette masse est formée de bancs très-réguliers et qui se séparent sans peine ; elle présente [98] en outre des fissures dans le sens vertical. C'est dans ces fissures que l'on pratique les tranches ; puis on détache la pierre par sa partie supérieure en creusant le lit arénacé qui la limite, c'est ce qu'on nomme trancher à plat. Cela fait, on applique de forts crics contre la pierre, au niveau des délits ou séparations horizontales des couches, et on soulève la couche qui se détache très-uniformément. La dangereuse opération du souchevage n'a plus lieu dans cette masse.
5° Les équarrisseurs sont chargés d'équarrir la pierre sur la plate-forme qui entoure l'orifice supérieur du puits de service. On nomme équarrir, tailler le bloc à angles droits sur toutes ses faces. La pierre a seulement été dégrossie par les trancheurs qui l'ont coupée dans la carrière ; c'est l'équarrisseur qui, lorsqu'elle est extraite et avant de la livrer, lui fait ses parements ou l'équarrit. Son salaire est, selon la dureté de la pierre, fixé à 1f25 ou 1f50 le mètre cube équarri ; ce qui donne par journées de dix heures une moyenne de 4f 50 a 5f. Les équarrisseurs sont chargés du travail le moins pénible, mais aussi de celui qui exige le plus d'intelligence et d'habileté manuelle.
6° Chaque carrière est confiée à la direction d'un conducteur qui dirige les ouvriers qui l'exploitent, et représente vis-à-vis d'eux le maître carrier. Il travaille habituellement comme ouvrier avec les hommes d'atelier ; mais, en outre, il est chargé de compter le nombre d'heures de travail fournies par les journaliers et de mesurer l'ouvrage exécuté par les tâcherons. C'est aussi le conducteur qui embauche les nouveaux ouvriers, sans approbation ultérieure du patron. Il est évident que cet ouvrier doit être un des plus capables, et doit avoir successivement passé par les cinq autres catégories. Comme son travail ne peut se mesurer que par le temps employé, il est rétribué à la journée, et son salaire est de 5f et même 5f50 chez les maîtres qui comprennent l'importance qu'il y a pour eux à conserver longtemps leurs conducteurs et à maintenir de bons rapports avec eux.
Chaque fois qu'un tâcheron est obligé d'aider les hommes d'atelier, le temps qu'il leur consacre lui est compté par le conducteur à raison de 0f40 par heure.
Les travaux des carrières n'ont pas habituellement la même activité pendant toute l'année. L'hiver compte une période de chômage qui commence à la Toussaint et finit au 1er avril. Durant ces cinq mois les patrons pourraient renvoyer la plupart de leurs ouvriers ; mais un usage meilleur a prévalu parmi les maîtres carriers, préoccupés de conserver les ouvriers qu'ils ont l'habitude d'employer. Les carriers émigrants (C), venus du Limousin ou de [96] quelqu'autre contrée, retournent au pays ; les autres travaillent encore, et les patrons les emploient, sans profit immédiat, à des travaux qui préparent l'exploitation de la belle saison ; c'est durant ce chômage que se font surtout le tranchage de la masse et le percement des galeries. Le salaire que reçoivent ces ouvriers est une véritable avance du patron, et pour la rendre moins onéreuse il est passé en usage que, de la Toussaint à la fin de mars, les journées de dix heures diminuent de 0f25, quelque soit leur prix habituel ; les conducteurs seuls conservent toute l'année le même salaire. Cette coutume, avantageuse en temps normal pour les deux parties, a pris une telle consistance que, depuis quelques années, l'activité des travaux présentant une différence presque insensible d'une saison à l'autre, la réduction traditionnelle des salaires s'effectue néanmoins sans aucune réclamation.
Il est intéressant d'ailleurs de voir quels bons effets a produits, dans ce corps d'état, l'opinion répandue parmi les maîtres qu'ils doivent faire certains sacrifices pour adoucir les rigueurs du chômage et ses conséquences si fatales à certains ouvriers. Les renseignements suivants ont été fournis par un maître carrier dans la famille duquel cette industrie se perpétue depuis trois générations. Les grands travaux de construction exécutés à Paris durant le règne de Napoléon Ier avaient donné une grande activité à l'exploitation des carrières de pierre à bâtir ; les journées valaient en moyenne 4f. Après l'invasion de 1815 tout travail disparut et les maîtres auraient pu congédier tous leurs ouvriers. Ils gardèrent néanmoins ceux qui auraient été sans ressources et, tandis que les émigrants retournaient dans leur pays natal, les autres furent employés à raison de 2f par jour. Ce salaire minime constituait encore une avance très onéreuse pour les patrons ; et les ouvriers, qui le comprenaient, ne firent aucune difficulté. Au mois d'avril 1816 le travail reprit quelque peu, et l'on put relever progressivement les salaires. En 1848, dans des circonstances analogues pour cette industrie, les salaires furent réduits à 2f75, et les mêmes raisons maintinrent de bons rapports entre les maîtres et les ouvriers ; on ne put revenir aux prix habituels qu'en 1853.
Pendant la saison d'été le travail devient très-actif, et le nombre des ouvriers augmente ; en même temps ils ajoutent à leur salaire en travaillant plus longtemps. Comme il faut toujours opérer à la lumière dans ces galeries souterraines, la durée du jour n'a aucune influence sur celle du travail. L'été, les journaliers ajoutent deux heures à leur journée normale ; les tâcherons travaillent aussi plus longtemps, de telle sorte que dans cette saison le salaire quotidien s'élève à 3f 60 pour les journaliers de la dernière catégorie, [97] 4f 80 pour les hommes d'atelier ; les tâcherons peuvent gagner jusqu'à 5f et 6f dans leur journée.
Ces catégories d'ouvriers exécutant diverses parties d'un même travail sont nécessairement liées l'une à l'autre. Une carrière de pierre à bâtir ne peut être exploitée par moins de 8 ouvriers, savoir :
1 conducteur,
1 équarrisseur,
1 soucheveur,
1 trancheur,
2 hommes d'atelier,
2 hommes de bricole.
Beaucoup de carrières admettent plus d'hommes ; mais en général une exploitation èst d'autant plus avantageuse qu'elle marche avec un plus petit nombre d'ouvriers. C'est donc seulement dans les cas de demandes exceptionnelles qu'on augmente le nombre des carriers dans la même exploitation.
(C) Sur les ouvriers carriers émigrants.
Le travail des carrières, de diverse nature, occupe actuellement, dans l'arrondissement méridional du département de la Seine, 4,575 ouvriers (A) ainsi répartis :
L'origine de ces ouvriers est très-différente : tandis que les dernières catégories (plâtriers, glaisiers, sablonniers, ouvriers des crayères, champignonnistes) se recrutent habituellement dans la banlieue de Paris et même dans ses faubourgs, les carriers proprement dits sont en général des ouvriers émigrants (§ 1). Il résulte des renseignements recueillis que, sur les 2,980 carriers, 950 environ appartiennent à la banlieue de Paris et aux communes sur le territoire desquelles les carrières sont ouvertes. Les autres sont originaire du Limousin (Haute-Vienne), du Velay et du Gévaudan (Lozère), de la Bourgogne (Côte-d'0r, Yonne), de la Normandie (Orne, Calvados), etc. Ces contrées, et en général le centre de la France, donnent une émigration considérable. La culture de ces [98] pays peu fertiles offre des avantages minimes ; la population des campagnes y compte un bon nombre de jeunes gens sans instruction professionnelle et qui cependant veulent utiliser leur travail à un prix plus élevé qu'ils ne le pourraient faire dans leur pays natal. Chaque année donc, au mois de mars, de nombreux émigrants prennent la route de Paris et la parcourent par les moyens les plus économiques. Le prix peu élevé du transport par les chemins de fer, et l'épargne de temps et de frais qui en résulte, les décident aujourd'hui en majorité à prendre cette voie lorsqu'elle est à leur portée ; autrement une partie de la route est faite à pied, et le reste par les voitures les plus grossières, connues sous le nom de pataches, ou même par les charrettes des fermiers rencontrées sur la route. Parvenus aux environs de Paris, ils rejoignent les camarades venus du pays aux émigrations précédentes, ou tout au moins, d'après les renseignements de ceux-ci, ils se réunissent dans des auberges et des maisons garnies spécialement destinées à cette catégorie d'émigrants assez connus à Paris et aux environs sous le nom de limousins. Ces nouveaux venus cherchent à s'employer dans les travaux de construction, et commencent en général par aider les ouvriers maçons. Les plus intelligents parviennent, au bout de quelques années, à exercer même ce métier ; mais les autres, désespérant d'être jamais autre chose que des aides, et parfois même peu propres à ces humbles fonctions, se résignent à travailler dans les carrières. Les maîtres carriers n'hésitent pas à dire que leurs ouvriers ne prennent cet état que lorsqu'ils n'en peuvent exercer un autre.
Ces carriers émigrants retournaient habituellement au pays vers la fin d'octobre, pour y passer les mois de chômage. Cette coutume tend à s'effacer, par suite du développement des travaux qui se continuent maintenant même durant l'hiver. D'ailleurs, beaucoup de ces émigrants se marient et s'établissent dans la banlieue de Paris et deviennent sédentaires. Depuis quelques années ceux qui étaient mariés dans leur pays ont pris l'habitude d'amener leur femme avec eux pour se créer un intérieur et une vie domestique moins coûteuse.
Cette tendance nouvelle accumule dans Paris ou dans sa banlieue une population considérable dont les moyens d'existence se rattachent aux nombreux travaux de construction effectués dans cette grande ville, et l'on a déjà pu constater que ce surcroît devient un danger sérieux lorsque prennent fin les travaux exceptionnels qui l'ont provoqué. Les entrepreneurs de bâtiments ont conservé sous ce rapport les plus fâcheux souvenirs de l'époque où furent construites les fortifications de Paris ; le même fait, qu'il convient de signaler aujourd'hui, s'était produit de 1841 à 1846.
[99] A cette dernière date la fin des travaux laissa sans occupations, et par conséquent sans ressources, la plus grande partie de cette population d'émigrants devenus sédentaires, et créa une situation pleine de dangers auxquels il était difficile de pourvoir. Aujourd'hui les mêmes dangers se reproduiraient si les travaux de Paris s'arrêtaient, et l'on peut avec juste raison se préoccuper d'une pareille éventualité. Il paraît d'ailleurs que les ouvriers carriers sont un des corps d'état où cette influence a eu le plus d'action, et a fixé le plus grand nombre d'émigrants.
Ceux qui retournent au pays s'adonnent aux travaux agricoles que permettent la nature de la contrée et la saison. Mais ils sentent vivement les difficultés et les imperfections d'une culture que la femme seule peut diriger pendant la belle saison, et séduits par les salaires qu'ils ont trouvés aux environs de Paris, ils se déterminent volontiers à renoncer aux petits lots de terre de leur pays pour se fixer auprès des carrières où ils trouvent leurs moyens d'existence. Ce mouvement d'émigration définitive a pris une grande activité depuis les grands travaux qui s'exécutent à Paris, et peut-être a-t-il eu son influence sur les résultats suivants constatés dans le dernier recensement de la population en ce qui concerne certains départements qui fournissent surtout les émigrants dits limousins.
Ces huit départements donneraient une diminution moyenne d'environ 1 habitant sur, pendant une période de cinq ans.
Les ouvriers carriers émigrants, sous l'influence d'un travail qui établit entre eux une grande intimité et les sépare habituellement du reste de la population, conservent assez leurs mœurs provinciales et sont peu enclins à la débauche plus raffinée des environs d'une grande ville. Ce sont, en général, des ouvriers doux et d'une intelligence médiocre ; l'ivrognerie est le seul vice habituel chez eux.
[100] Les catégories d'ouvriers qui se recrutent dans la banlieue de Paris sont souvent moins heureuses, et l'on cite particulièrement les glaisiers comme des ouvriers d'une moralité déplorable et d'une turbulence dangereuse dans les moments de commotions politiques.
(D) Sur les sociétés de secours mutuels fondées en faveur des ouvriers carriers.
Les ouvriers nombreux qui s'occupent de l'extraction de la pierre calcaire aux environs de Paris, ne sont nullement constitués en corporation. Le maintien des bonnes relations des maîtres carriers envers ceux qu'ils emploient garantit les ouvriers des principaux désavantages de cet isolement ; d'ailleurs leur intelligence peu active et la nature de leurs travaux les éloignent du contact des autres ouvriers et leur laissent à peu près ignorer les pratiques suivies dans d'autres corps d'état qu'ils pourraient imiter.
Il existe deux sociétés de secours mutuels auxquelles se rattachent un certain nombre d'ouvriers carriers. La plus ancienne, fondée en 1826 et autorisée en 1828, porte le nom de Société de secours dite Philanthropique des communes de Chatillon, Bagneux, Fontenay-aux-Roses, Clamart. Fondée par les maîtres carriers, les ouvriers carriers 'et d'autres corps d'état, elle se propose « d'assurer des secours à ceux de ses membres qui viendraient à être atteints de maladies, d'infirmités et même de vieillesse4 ». Le nombre des sociétaires fut, dès l'origine, fixé à cent-cinquante. On n'est pas admis dans la Société avant 21 ans, ni après 45. La cotisation est mensuelle et s'élève à 2f (24f par an). Le nouveau membre doit payer, en outre, un droit d'admission ainsi fixé suivant son âge : de 21 a 26 ans, 15f; de 26 à 31 ans, 20f; de 31'a 36 ans, 25f ; de 36 à 41 ans, 30f; de 41 à 46 ans, 35f. Outre ces versements de fonds, les sociétaires sont passibles de plusieurs amendes : 1° la cotisation, qui doit être payée le premier dimanche de chaque mois, à l'issue de l'office divin, depuis une heure jusqu'à trois, ne peut tarder à être soldée au delà du lendemain dix heures, sans motiver une cotisation forcée de 0f50; 2° tout sociétaire désigné pour faire partie de la députation de 20 membres qui doit suivre le convoi d'un membre décédé, et qui sans motif reconnu légitime manque à cet appel, est soumis à une cotisation de 3f ; 3° les [101] sociétaires qui, sans cause légitime, se dispensent d'assister aux réunions, encourent une amende de 0f50 a 1f50. Enfin, si la Société en reconnaît le besoin, la cotisation mensuelle peut être augmentée ; mais cette augmentation ne saurait dépasser 1f, et la quotité en doit être votée en assemblée générale à la majorité des deux tiers plus un des membres présents. Jusqu'ici les circonstances n'ont exigé aucune augmentation de ce genre.
Tout sociétaire retenu par une maladie dont la durée excède huit jours, reçoit un secours quotidien de 1f50 pendant 6 mois ; de 1f seulement pendant 6 autres mois, s'il y a lieu; enfin, si la maladie se prolonge au-delà d'un an, le sociétaire reçoit 15f par mois. La société rétribue en outre les visites du médecin à raison de 1f. Si l'un de ses membres vient à mourir, elle paie son convoi sur le pied de 36f et donne 100f à la veuve ou aux enfants ; à leur défaut cette somme est accordée à la personne qui aurait pendant un mois donné des soins au défunt. Une disposition remarquable établit une sorte d'héritage au profit des familles des sociétaires : si l'un d'eux laisse en mourant un ou plusieurs enfants, l'aîné remplace son père,dans la Société sans autre rétribution que la cotisation mensuelle, et il est exonéré de la première mise ordinairement exigée. Plusieurs sociétés du même genre ont adopté de pareilles dispositions et les ont même étendues à tous les enfants du sociétaire.
Les maladies dues à l'inconduite ou à l'intempérance, les blessures ou accidents provenant de « vaillantises ou bravades » ou de rixe provoquée par le sociétaire malade sont exceptées des secours de la Société.
Une pension est assurée aux membres qui comptent 70 ans d'âge et 25 ans d'association, ou bien à ceux qui, ayant 5 ans d'association, seraient blessés dans leurs travaux de manière à ne pouvoir les reprendre. Le maximum de la pension est de 120f par an payés par douzièmes.
L'autre Société, fondée en 1838, entre les ouvriers d'Antony, fut régénérée en 1850 par plusieurs personnes influentes du pays, et placée sous l'invocation de Sainte-Cécile, dont elle porte le nom. Elle se compose de membres titulaires, tous ouvriers, payant une cotisation mensuelle de 1f, plus une première mise de 5 à 20f selon l'age ; et de membres honoraires ou bienfaiteurs de la Société, payant la même cotisation sans participer aux droits des premiers et ayant fait,dès l'origine un seul versement de 100f.
La Société de Sainte-Cécile accorde à ses membres titulaires, en cas de maladie, les soins du médecin, les médicaments et 1f par jour à partir du cinquième. Les blessés seuls reçoivent dès le [102] premier jour cette allocation. Ce secours cesse après 3 mois, et le malade ne rȩoit plus que les soins du médecin de la Société et les médicaments. La Société accorde 30f pour les frais de convoi en cas de décès.
Cette seconde Société, qui ne concerne pas plus spécialement les ouvriers carriers que ceux des autres corps d'état, montre nettement encore l'immixtion de certaines personnes bienfaisantes participant aux charges des sociétaires sans jouir de leurs droits. On remarque en général, dans les classes ouvrières, une certaine répugnance à prendre part aux Sociétés constituées de cette manière ; elles y voient trop volontiers une aumône déguisée et en même temps une sorte de patronage charitable qui choque à la fois leur dignité et leurs sentiments d'indépendance. Il ne paraît pas que les ouvriers carriers aient considéré ces deux associations sous un jour bien différent ; car la plupart y sont restés étrangers, et à peine compte-t-on 1 sociétaire sur 15 ouvriers de ce corps d'état. Ceux qui n'y ont pas pris part allèguent d'ailleurs un des plus graves défauts qu'on y remarque ; c'est la diminution ou même la cessation des secours lorsque la maladie se prolonge au delà d'un certain terme. Il faut convenir que jamais la famille d'un ouvrier n'a plus besoin de secours que lorsque son chef est depuis longtemps incapable de travailler, et cette disposition dans les cas les plus graves attaque très-sensiblement les bienfaits de l'association. Elle a pour les ouvriers carriers une importance toute spéciale ; les accidents sont parmi eux plus fréquents que les maladies, et les secours de la Société demeurent souvent inefficaces pour en conjurer les conséquences. L'autorité constate en moyenne, chaque année, 12 ouvriers blessés sur 1000, et 6 succombent à leurs blessures ou sont tués sur le coup. Les autres en général, atteints de blessures graves, restent bien des mois sans pouvoir reprendre leurs travaux qui exigent de la force et l'entière liberté de mouvements5. D'ailleurs, l'exiguïté des ressources rend le moindre prélèvement sur la paie mensuelle très-pénible pour des ouvriers que le sentiment de la [103] prévoyance ne vient jamais préoccuper des tristes éventualités de l'avenir.
Plusieurs Sociétés de secours mutuels, fondées sous ; l'empire d'un décret récent (28 mars 1852), ont essayé de surmonter ces diverses difficultés par des dispositions trop souvent peu appréciées des ouvriers. L'association par corps d'état, substituant à la prévoyance qui fait habituellement défaut, la solidarité qui résulte d'une communauté de travaux et d'intérêts, est en général mieux comprise et engage plus efficacement les ouvriers à sortir de cet état d'isolement, dont ils aperçoivent peu les dangers inévitables sous les apparences d'une liberté qui implique trop souvent l'abandon et la misère. Il parapît donc utile de tenir compte de ce fait pour donner aux Sociétés de secours mutuels une base solide, et il semble plus convenable, surtout dans les grandes villes, de réunir les ouvriers par corps d'état, que par circonscriptions administratives.
(E) Sur l'industrie des carriers tâcherons, logeurs des ouvriers qu'ils emploient.
Il existe un certain nombre de carrières exploitées par un conducteur qui a traité à forfait avec le propriétaire de la masse. Il est [104] convenu de livrer à un certain prix le mètre cube de pierre amenée au jour, et avec ce prix il paie les ouvriers qu'il emploie et les frais qu'il peut avoir à faire ; le surplus est son bénéfice. On nomme ces traitants tâcherons principaux. Les ouvriers carriers qui se livrent à ce genre d'entreprise en tirent peu de profit s'ils n'y joignent une autre industrie, celle de logeurs des ouvriers qu'ils emploient. Aussi les tâcherons principaux sont-ils habituellement dans cette condition qui leur assure des bénéfices faciles à expliquer. Ils attirent les ouvriers par l'appât d'une paie relativement assez forte, et leur fournissent en même temps le logement et la nourriture. Le jour de la paie on fait la balance du gain de l'ouvrier et de sa dépense ; habituellement il lui revient fort peu de chose, et le logeur réalise sur ses fournitures des bénéfices assez importants, dont son industrie de carrier tâcheron principal lui assure la continuité en lui formant une clientèle obligée.
Les ouvriers ont désigné sous le nom de marchandage cette exploitation de leur travail par les plus entreprenants et les plus économes. Elle se retrouve dans beaucoup d'autres corps d'état, et souvent avec des caractères beaucoup plus odieux. La position qui est alors faite aux ouvriers est assez curieuse à bien constater par le contraste qu'elle forme avec les tendances qui dominent dans l'Europe occidentale. Vivant en principe sous le régime des engagements momentanés et dans la condition de salariés, ils sont en réalité dans une condition toute différente. Le salaire, devenu presque entièrement nominal, est remplacé par une rétribution d'objets en nature proportionnelle aux besoins de l'ouvrier, une subvention subordonnée au travail et cessant avec lui ; en un mot on retrouve dans ce système, né sous l'empire de l'isolement des ouvriers et de la libre disposition de leur travail, plusieurs traits du servage de l'Europe orientale, sans aucune des garanties de bien-être que ce régime assure du moins aux populations. L'expérience a montré qu'en général les ouvriers ne peuvent avoir de maîtres plus exigeants et plus durs que ceux d'entre eux qui, par de semblables entreprises, cherchent à parvenir à la condition de maîtres et de propriétaires ; et cependant, quelque détesté que soit le marchandage dans tous les corps d'état, l'imprévoyance et l'infériorité intellectuelle livrent le plus grand nombre., des ouvriers aux âpres spéculations de ces quelques individus plus prévoyants et plus énergiques. Quelques catégories d'ouvriers encore organisées en corporations par le compagnonnage semblent seules avoir éloigné jusqu'ici ce déplorable abus de la liberté industrielle [N° 1 (A)].
Notes
1. Cette note a été rédigée d'après les renseignements fournis par M. Délasse, ingénieur des mines chargé du service d'inspection des carrières dans le département du Sud, membre de la Société Internationale.
2. Renseignements fournis par M. A. Michau, docteur en droit, maître-carrier à Paris.
3. Cette note a été rédigée d'après les renseignements fournis par M. A. Michau, docteur en droit, maître-carrier à Paris.
4. Règlement de la Société de secours mutuels de quatre communes réunies séante à Chatillon, créée le 20 avril 1826, autorisée par décision de M. le préfet de police, en dates du 21 du mois de mars 1828 et du 14 mai 1840, sous le n°238.
5. Le chiffre de 12 accidents pour 1,000 ouvriers résulte des constatations officielles faites par l'autorité municipale, constatations souvent incomplètes et que, dans beaucoup d'industries, les patrons s'efforcent d'empêcher en indemnisant à l'amiable l'ouvrier blessé. Il serait intéressant d'établir des points de comparaison entre les chances d'accidents qui menacent les carriers et celles qui menacent les ouvriers des autres industries. Mais à cet égard les documents sont très insuffisants et manquent de certitude. Cependant M. le préfet de police fait tenir dans ses bureaux un registre sur lequel sont consignés, jour par jour, les accidents graves survenus dans Paris et dans la banlieue. On y indique d'une manière précise les cas de mort et tous ceux de blessures accidentelles graves, en faisant connaître s'ils résultent de l'exercice de la profession. Nous avons entre les mains un relevé fait sur ce registre, pour l'année 1854;[103]il prétente on total de 432 accidents, sur lesquels on compte 126 cas de mort et 300 de bletsures graves. Voici comment quelques métiers manuels y prennent part :
Il faudrait pouvoir rapprocher du nombre des accidents celui des ouvriers dr chaque catégorie employés pendant l'année, afin d'établir une proportion. D'après quelques chiffres donnés sous toute réservé, à la préfecture de police, le nombre des carriers, en 1854, ne derait être évalué qu'à 1,500 ; celui des maçons irait à 11,000 ; celui des couvreurs à 800. On aurait ainsi pour les carriers 1 accident sur 100 ouvriers (proportion plus forte que celle donnée plus faut d'après les constations officielles); pour les maçons, 1 accident sur 127 ouvriers; pour les couvreurs, exposés à tant de périls, 1 accident sur 38 ouvriers et 1 cas de mort sur 2 accidents. Mais, nous le répétons, ces renseignements ne peuvent être qu'approximatifs. (Extrait du rapport fait à la Société Internationale, au sujet de la présente monographie, par M. C. Robert, maître des requêtes au Conseil d'État, membre du conseil de la Société.)