N° 14.
COMPOSITEUR-TYPOGRAPHE
DE BRUXELLES
(BRABANT — BELGIQUE)
(Journalier dans le système des engagements momentanés)
D'APRÈS LES
RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN NOVEMBRE 1857
PAR
M. J. DAUBY , COMPOSITEUR-TYPOGRAPHE.
Sommaire
- Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
- Notes
- (A) Sur les associations de secours mutuels et de prévoyance fondées par les ouvriers typographes de Bruxelles.
- (B) Sur l'augmentation du salaire des ouvriers compositeurs-typographes.
- (C) Sur les divers modes de rétribution du travail des compositeurs-typographes de Bruxelles.
- (D) Sur les banquets ou réunions annuelles des ouvriers typographes.
- (E) Sur la fondation d'une caisse générale de retraite pour les ouvrier et les personnes peu aisées, par l'État belge.
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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille.
§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.
[193] La famille habite l'un des faubourgs les plus considérables de Bruxelles, celui de Louvain, dans la commune de Saint-Josse-ten-Noode. Cette commune, située en grande partie dans un vallon, forme une sorte de long boyau, qui s'étend depuis le quartier Léopold jusqu'à la rivière la Senne (station du chemin de fer du Nord) et qui contourne la capitale sur une longueur de 2km3.
Depuis un petit nombre d'années, la commune de Saint-Josse-ten-Noode a acquis une importance considérable. Sa population qui était, en 1826, de 1,340 habitants ; en 1836, de 5,000 ; en 1846, de 14,850; en 1856, de 17,700, s'élève aujourd'hui à plus [194] de 18,000 habitants, malgré le morcellement qu'a subi la commune, en 1853, morcellement qui lui a enlevé, au profit de Bruxelles, un territoire de 141 hectares, comprenant actuellement 5,000 âmes (le quartier Léopold).
Le territoire actuel est de 100 hectares. La commune comprend 35 rues, et 27 impasses ou allées habitées principalement par la classe ouvrière. Il s'y trouve 2,600 maisons, construites en maçonnerie. En octobre 1846, époque d'un recensement général, Saint-Josse-ten-Noode comptait 120 maisons non habitées et 2,283 maison habitées, savoir :

Ces 2,283 maisons comprenaient 13,517 pièces occupées par 3,782 ménages; sur ce nombre, 808 ménages habitaient une pièce par famille ; 983, deux pièces, et 1,991, trois pièces et plus par famille.
La famille de l'ouvrier qui fait l'objet de la présente monographie habite l'une des impasses du versant Est de la commune. Cette impasse est remarquable par sa bonne tenue et par sa population exceptionnelle. Le côté gauche de l'impasse se compose de vastes jardins au milieu desquels se trouvent quelques habitations de plaisance. Le côté droit est bordé de maisons habitées par des ouvriers aisés, par des employés d'un rang supérieur et par des rentiers.
La commune de Saint-Josse-ten-Noode est à la fois agricole, industrielle et commerciale. L'industrie typographique y compte plusieurs établissements d'une certaine importance. Une centaine d'ouvriers de cette profession y sont domiciliés. Bruxelles, avec sa banlieue, renferme environ 700 ouvriers typographes, dont 500 compositeurs et 200 pressiers ou conducteurs de machines à imprimer. Presque tous ces ouvriers sont affiliés à des sociétés ayant pour objet le maintien des salaires, l'assistance mutuelle et la prévoyance (A). Le principe de l'égalité et même de l'invariabilité des salaires est depuis longtemps mis, en pratique chez les ouvriers de ce corps d'état. Toutefois, cette invariabilité a subi dans ces derniers temps quelques modifications (B). Ces ouvriers se divisent en deux catégories principales : ceux aux pièces et ceux en conscience ou à la journée. Les derniers se distinguent, en général, par un travail plus suivi et mieux rétribué (C). Bien que les rapports des patrons et des ouvriers soient, en principe, basés sur un régime d'engagements momentanés, il n'est pas [195] rare de voir des ouvriers employés depuis un grand nombre d'années chez le même maître. Ainsi, l'ouvrier décrit dans la présente monographie travaille depuis 17 ans dans le même atelier.
§ 2. — État civil de la famille.
La famille comprend les deux époux, et quatre enfants, savoir :
1. J.-F.-J. D***, chef de famille, marié depuis 15 ans, né à Bruxelles............ 34 ans;
2. Catherine B***, femme, née a Bruxelles............ 35 [ans]
3. Henri-Octave D***, leur premier fils, né à Bruxelles............ 14 —
4. Armand-Constant D***, leur second fils, — ............ 12 [ans]
5. Adolphe-Joseph D***, leur troisième fils, — ............ 10 [ans] 1/2
6. Antoinette-Constance D***, leur fille, née a Saint-Josse-ten-Noode............ 1 [ans]
Le père et là mère, ainsi que l'un des frères de l'ouvrier, vivent encore : le père exerce la profession de cordonnier, dans la même commune quoique âgé de 65 ans, il jouit d'une santé parfaite et trouve en grande partie dans son état les moyens de pourvoir à son entretien et à celui de sa femme, qui est ménagère ; le frère de l'ouvrier exerce la profession de compositeur-typographe et travaille dans le même atelier que ce dernier ; il demeure avec ses parents, auxquels il vient faiblement en aide. La femme a perdu son père depuis dix ans ; sa mère habite, avec l'un de ses frères, la ville de P**, en Brabant ; elle y vit du produit d'un immeuble dont, de commun accord, ses enfants lui ont laissé la jouissance ; la femme de l'ouvrier a, en outre, un autre frère et deux sœurs qui, tous trois mariés, trouvent dans leur travail une existence honorable.
§ 3. — Religion et habitudes morales.
Les deux époux sont nés de parents catholiques. L'ouvrier n'a reçu qu'une instruction religieuse insuffisante ; voué au travail depuis l'âge de neuf ans, c'est à peine s'il a pu dérober quelques semaines à ses occupations pour la fréquentation du catéchisme ; la rude école de l'adversité et du travail lui a inculqué des sentiments immoraux et religieux qui ne l'ont jamais quitté. Chaque dimanche, il se rend régulièrement à l'office divin avec ses fils. Pour ces derniers, c'est une véritable punition lorsqu'ils ne peuvent accompagner leur père à la messe qui inaugure le jour du repos hebdomadaire. Pendant la saison favorable, une courte promenade a lieu [196] après l'office du matin. Le père saisit ordinairement cette occasion pour faire admirer, par ses enfants, la grandeur des œuvres du Créateur, en leur recommandant de penser à lui dans toutes leurs actions ; tout en développant leur intelligence, il leur inculque ainsi peu à peu des sentiments moraux, dont il se plaît à constater fréquemment les bons effets.
Les repas du matin et du soir sont toujours précédés d'une prière mentale, et, ostensiblement, du signe de la croix. Avant le dîner, qui a lieu en commun, l'un des enfants, à tour de rôle, récite la prière à haute voix. Pour rien au monde, l'un ne céderait son tour à l'autre, et lorsqu'une absence quelconque vient intervertir le tour d'habitude, c'est un tableau charmant à contempler qué de voir l'insistance de l'un d'eux pour remplacer le manquant dans l'accomplissement de cette fonction.
La femme n'y participe que rarement. Depuis la naissance de son dernier enfant, elle est presque entièrement absorbée par les soins de son ménage, et n'observe guère plus qu'accidentellement les pratiques du culte ; elle abandonne du reste volontiers à son mari la direction morale de ses fils, pour laquelle elle se sent insuffisante.
L'ouvrier est doué d'un caractère assez irritable ; il attache cependant beaucoup de prix à l'estime de son patron et de ses camarades. Il ambitionne surtout la réputation d'ouvrier éclairé, laborieux et honnête ; c'est en poursuivant sans cesse ce but, qu'il a su se créer, par son seul travail, une position honorable qu'il s'efforce chaque jour d'améliorer.
Il n'a guère fréquenté l'école que depuis sept jusqu'à neuf ans. Cependant, les exigences de la profession qu'il a embrassée, secondées par une volonté persévérante, lui ont fait acquérir par lui-même une instruction moyenne assez solide. Il consacre tous ses instants de loisir à l'étude des faits littéraires, économiques et sociaux dont il peut se procurer les éléments. Il a écrit plusieurs petits ouvrages dans ce genre qui ont obtenu quelques succès. C'est ainsi que, dans un concours scientifique et littéraire qui eut lieu à Bruges, en 1853, il obtint une médaille de vermeil et fut nommé membre correspondant d'une société savante ; le mémoire qu'il écrivit à cette occasion reçut les honneurs de l'impression. En 1856, il obtint une autre médaille à l'exposition d'économie domestique de Bruxelles pour le manuscrit d'un livre spécialement destiné aux classes ouvrières, et dans lequel il expose, sous forme de conseils, les points principaux qui peuvent intéresser le bien-être physique et moral des ouvriers, sous le triple point de vue de la vie sociale, de l'atelier et de la famille. Cet ouvrage reçut l'approbation de plu [197] sieurs personnages éminents qui donnèrent à l'ouvrier quelques marques d'encouragement (§ 7).
Il occupe, du reste, parmi ses compagnons un rang distingué. Dans plusieurs circonstances graves, où il s'agissait de la défense des intérêts de la corporation, il a été chargé de la représenter, de concert avec quelques autres de ses collègues (B). Il a pris également une part active à la fondation des, associations dont il fait partie (A).
Les trois enfants fréquentent l'école communale de Saint-Josse-ten-Noode ; les deux aînés se font remarquer par leur intelligence ; le plus jeune est moins bien doué.
Quant à la femme, elle est à peu près complètement dépourvue d'instruction (§ 12). Mais elle rachète ce défaut par beaucoup de bon sens et par un dévouement de tous les instants aux soins du ménage.
Enfin, les deux époux sont de mœurs régulières, vivent en bonne union et évitent toute discussion qui pourrait influer défavorablement sur la moralité des enfants. Il y a quelques années, des contrariétés domestiques relatives à l'administration de son ménage (§ 12), jointes à son extrême jeunesse, avaient failli entraîner l'ouvrier dans une mauvaise voie. Mais il ne tarda pas à revenir à des sentiments plus louables, s'étant aperçu combien son erreur était contraire aux intérêts physiques et moraux de la famille.
§ 4. — Hygiène et service de santé.
L'ouvrier est de taille assez élevée (1m74), et annonce un tempérament sanguin et nerveux ; bien qu'il jouisse d'une bonne santé, il est cependant d'une faible constitution, circonstance qui l'a exempté du service de la milice. Sauf quelques affections d'enfance, telles que la rougeole et la scarlatine, il n'a jamais été atteint que d'une maladie grave, le typhus, qui a failli l'emporter quelques mois après son mariage. Ce fut à la suite de cette maladie qu'il résolut de s'affilier à une société de secours mutuels (A), à laquelle il participe depuis bientôt quatorze ans, sans avoir été, pécuniairement, plus de quatorze jours à sa charge.
La femme est de taille moyenne (1m65), assez bien constituée et d'un tempérament lymphatique-sanguin. A l'époque de son mariage, elle annonçait une disposition à la phthisie pulmonaire, qui éclata deux ans plus tard et qui la tint languissante pendant neuf mois. ne grossesse heureuse détermina alors chez elle une brusque secousse qui changea le caractère de sa maladie, et la [198] rendit à la santé et aux soins de son ménage, gravement compromis par ce dispendieux événement (§ 12). Sauf une affection des yeux, qui dura quelques semaines, elle n'a éprouvé depuis lors aucune maladie sérieuse.
Ses quatre couches se sont accomplies sans accidents.
L'aîné des enfants a éprouvé les diverses affections inhérentes au jeune âge ; comme son père, il a été atteint du typhus, mais compliqué d'une fièvre miliaire (suette) qui fit disparaître les symptômes les plus alarmants de la première maladie. Depuis son rétablissement, il a éprouvé un affaiblissement de la vue, et une angine pulmonaire. Ces deux affections sont dans la période de déclin.
Pendant cinq à six années, les maladies se sont succédé chez le puîné pour ainsi dire sans interruption, et ont offert un caractère de gravité qui a mis vingt fois sa vie en danger. Il a été à peu près complètement aveugle pendant cinq mois ; à peine relevé d'une rougeole à symptômes alarmants, il se cassa la jambe à l'âge de quatre ans. aujourd'hui il est parfaitement rétabli.
Le fils cadet de l'ouvrier jouit d'une constitution robuste ; il fut également atteint de la fièvre typhoïde, à un degré fort grave, ainsi que de la rougeole. D'une intelligence médiocre, mais doué d'un caractère franc et serviable, il présente le tempérament lymphatico-sanguin de sa mère.
Enfin, la fille de l'ouvrier, âgée d'un an seulement, a été exemptée jusqu'à ce jour de toute affection morbide.
Les charges du service de santé ont été assez considérables dans les premières années du mariage de l'ouvrier. Cependant, les années suivantes ayant été moins défavorables à cet égard, on peut les évaluer, année moyenne, à 20f, soit pour les quinze années a 300f, compris la contribution mensuelle qu'il paie à la société de secours mutuels dont il fait partie (A). Toutefois, par un arrangement récent conclu avec le médecin de son association, ce dernier assure à la famille de l'ouvrier, à partir de l'année 1858, les soins médicaux moyennant 6f par an (non compris les médicaments). Cet avantage est acquis, du reste, à tous les membres de la même société (A).
§ 5. — Rang de la famille.
Indépendamment de la position aisée que le salaire élevé et les habitudes laborieuses de l'ouvrier assurent à la famille, celui-ci occupe, dans sa corporation, un rang distingué (§ 3). Son aptitude et sa bonne conduite ont promptement déterminé son patron à lui confier la direction de ses atelies, ainsi que les écritures [199] d'administration et de correspondance, assez nombreuses par les détails, que comporte la spécialité de l'établissement où il est employé. Avant la révolution belge de 1830, ses parents jouissaient d'une certaine aisance, due à leur travail. Mais un patriotisme peut-être exagéré a poussé son père à remplir trop fréquemment ses devoirs civiques; cette circonstance ne tarda pas à plonger la famille dans la dé tresse, à tel point qu'à l'age de neuf ans l'ouvrier fut forcé d'abandonner l'école pour l'atelier, afin de venir en aide au ménage, dont, à quatorze ans, il supportait presque toutes les charges (§ 12).
La femme est issue d'une famille recommandable, dont la direction un peu faible du chef, jointe à de nombreux malheurs domestiques, avait gravement compromis les intérêts. Plusieurs membres de la famille de la femme occupent des positions honorables dans le notariat, dans la médecine et dans le commerce. L'ouvrier est à peu près la seule personne de la famille qui ait conservé quelques relations avec l'un d'eux ; bien qu'obligé de tirer toutes ses ressources de son travail, l'ouvrier n'a jamais eu recours à aucun établissement charitable ni à aucune assistance privée, malgré les moments difficiles qu'il a traversés. Cette circonstance, dont il tire un légitime sentiment de fierté, a puissamment contribué à assurer on indépendance.
II. Moyens d'existence de la famille.
§ 6. — Propriétés.
(Mobilier et vêtements non compris)
Meubles............ 0f 00
La famille ne possède point d'immeuble et ne retire aucun intérêt de celui laissé par le père de la femme; la mère de celle-ci en conserve la jouissance exclusive jusqu'à sa mort.
Argent............ 51 71
Somme déposée à la caisse d'épargne, à l'intérêt de 3 pour 100, et provenant de travaux d'écritures de l'ouvrier faits pour le compte de d'autrui. Ce capital, qui était primitivement de 100f, fut augmenté jusqu'à concurrence de 60f, y compris les intérêts. Divers événements de famille, tels que les dépenses occasionnées par la premières communion de deux de ses enfants, ont obligé l'ouvrier d'y faire diverses brèches, que les dures circonstances qui pèsent depuis plusieurs années sur les classes ouvrières, notamment le haut prix des denrées, ne lui ont pas encore permis de réparer.
Matériel spécial des travaux et industries............ 66 00
1° Instruments de travail. — 2 composteurs en fer, 10f 00 — 2 composteurs en bois, [200] 1f 00; — 1 pince d'imprimerie, 2f 25; — un visorium pour fixer la copie, 1f 00; — 1 couteau à filet, 0f 50. — Total, 14f 75.
2° Livres spéciaux et fournitures de bureau, nécessaires à la correction des épreuves à domicile et à divers travaux d'écritures. — 1 dictionnaire de l'Académie française avec son complément (reliés), 40f 00; — 1 dictionnaire flamand-français, 5f 00; — 1 manuel grammatical, 0f75; — 1 grammaire française-latine, 2f 00; — 1 tableau des verbes français, 0f50; — encriers, plumes, porte-plumes, crayons, règle et papier, 3f00. — Total, 51f25.
Valeur totale des propriétés............ 117f 71
§ 7. — Subventions.
La seule subvention dont jouisse la famille est l'instruction donnée gratuitement aux enfants dans l'école communale, fréquentée par les trois garçons jusqu'au mois d'août dernier (époque où l'aîné, ayant obtenu le prix d'excellence, a dû la quitter, conformément aux règlements), et par les deux autres le restant de l'année. Pour obtenir cette instruction dans une école privée, la famille aurait dû payer, par enfant, une rétribution mensuelle de 4f, soit pour les onze mois de l'année scolaire de deux enfants, 88f, et pour sept mois de l'aîné, 28f, ensemble, 116f. A cette subvention, il faut ajouter 15f pour fréquentation de l'académie des beaux-arts, pendant trois mois, par l'aîné des fils.
Dans le courant de l'année 1857, l'ouvrier a obtenu de la libéralité du gouvernement un subside (300f) pour l'aider dans la publication d'un ouvrage qu'il avait composé en vue de la classe ouvrière (§ 3). La presque totalité de ce subside, accordé en retour de la livraison de 500 exemplaires de son œuvre, a servi à solder les frais d'impression de l'ouvrage. On peut encore mentionner ici, à titre de subventions, les cadeaux de livres qui lui sont faits de temps à autre par son patron et les auteurs, ainsi que quelques objets d'ameublement et d'ornement qui lui sont donnés par ses camarades à l'occasion de sa fête. Ces objets de luxe se remarquent aisément au § 10 dans l'énumération du mobilier ; leur valeur annuelle s'élève à 20 ou 25f.
§ 8. — Travaux et industries.
Travaux de l'ouvrier. — Le travail de l'ouvrier est exécuté a l'heure, tant à l'atelier qu'à domicile, pour compte d'un patron. Il consiste dans la composition et la mise en pages typographiques, dans la lecture des épreuves (C), dans la tenue des [201] écritures relatives à l'administration de l'imprimerie et, enfin, dans la surveillance de l'atelier.
Il est rétribué à raison de 0f50 par heure de travail. Le travail effectif est, en moyenne, de onze heures par jour. Lorsque l'ouvrage donne faiblement, la journée du lundi se termine à quatre heures de l'après-dînée, mais, en revanche, l'ouvrier a assez régulièrement un travail supplémentaire de quelques heures le dimanche et à domicile. A moins de circonstances extraordinaires, qui ne se présentent que trois à quatre fois par an, l'atelier est fermé le dimanche et les jours de fêtes observées.
Le salaire est payé très-régulièrement chaque quinzaine, le samedi soir. .
Travaux de la femme. — La femme consacre tout son temps aux soins du ménage, à la confection, à l'entretien et au blanchissage du linge et des vêtements de la famille. Elle excelle dans tous les travaux de couture. Avant son mariage, elle exerçait la profession de tailleuse et était maîtresse ouvrière dans son dernier atelier. Dans les premiers temps de son union, elle travaillait pour diverses personnes, mais, depuis une dizaine d'années, les soins de la communauté la réclament exclusivement. Elle est active et diligente, et son logis est cité pour sa bonne tenue, malgré les embarras qu'occasionnent inévitablement les enfants.
Travaux des enfants. — Sauf le fils aîné qui vient d'entrer dans l'établissement où est occupé son père, en qualité d'apprenti commis, aux appointements de 10f par mois, les enfants n'exécutent aucun travail.
Industries entreprises par la famille. — L'ouvrier a pour industrie la surveillance exercée par lui dans l'atelier de l'imprimerie. Selon la nature des travaux et en cas d'urgence, il trouve, en outre, dans la lecture d'épreuves à domicile des ressources supplémentaires qui peuvent être portées en moyenne à 6f50 par quinzaine. La femme a pour principale industrie la confection et le blanchissage du linge et des vêtements de la famille.
III. Mode d'existence de la famille
§ 9. — Aliments et repas.
[202] La famille fait, en communauté, trois repas principaux par jour : ceux du matin, du midi et du soir. Pendant la saison d'été, le mari fait, en outre, à l'atelier un second déjeuner, et en toute saison un goûter à quatre heures et demie.
Le déjeuner se compose invariablement de café au lait, ou le plus souvent au sucre, avec pain beurré. Le pain est de première qualité.
Le dîner comprend une soupe grasse ou aux légumes, un plat de pommes de terre et de légumes suivant la saison : haricots, choux, épinards, carottes, etc., de la viande bouillie ou plus souvent rôtie, soit de bœuf, soit de veau ; de temps à autre, la viande est remplacée par une volaille, un lapin ou par quelque morceau de charcuterie. Le dîner est fréquemment suivi d'un petit dessert composé de fruits : noix, cerises, prunes, pommes, poires, abricots, raisin (provenant de la vigne de la maison), et toujours d'une tasse de café. C'est l'ordinaire de chaque jour, sauf le vendredi, où la viande est remplacée par du poisson (stokfisch, morue, harengs. anguilles) ou par des œufs. Pendant la saison d'été, les diverses salades prédominent dans l'alimentation de la famille.
Le goûter a lieu au logis pour la femme et les enfants, lors de la rentrée de l'école, et se compose, pour le mai, de pain, de fromage ou de viande et de bière (faro), et pour la femme et les enfants, de café et de pain.
Le souper, pris lors de la rentrée de l'atelier, se compose de viande froide ou de fromage de Hollande, avec pain beurré, et de la bière pour boisson; le plus souvent celle-ci est remplacée par le café, qui est la boisson toujours préférée par la famille., En somme, la famille se nourrit convenablement et ne se laisse manquer de rien sous ce rapport. Cependant, sauf le jour de l'an ou dans quelque occasion solennelle, elle ne consomme ni vin ni liqueurs, et elle boit rarement de la bière. Hors du domicile, l'ouvrier fait une consommation très-modérée de bière, par exemple, le dimanche ou dans quelque réunion des sociétés dont il fait partie.
La famille ne prend point à crédit les denrées qu'elle consomme, s'écartant en cela de l'usage suivi par la généralité des ouvriers. Il en résulte qu'elle les achète généralement à meilleur compte.
§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.
[203] La famille occupe seule, depuis quatre ans, une petite maison, sur le mur de laquelle s'élève une vigne d'environ 12 mètres de développement. Cette maison est composée de quatre pièces d'habitation, dont deux au rez-de-chaussée et deux au 1er étage ; d'une cave, d'un grenier et d'une cour. La surface totale de ce logement, dont la vue donne sur de vastes et magnifiques jardins, peut être évaluée ainsi qu'il suit :

Bien que les pièces habitées soient séparément assez exiguës, on voit que la famille est logée à l'aise, et l'ouvrier est bien décidé à faire tous les sacrifices compatibles avec sa position, pour conserver ce qu'il appelle son luxe et son repos, car il a passé par une longue filière de logements, composés tantôt d'une grande pièce, tantôt de plusieurs chambres, où il a éprouvé des désagréments de toute espèce.
La famille paie actuellement un loyer mensuel de 18f, soit par an 216f. Le propriétaire supporte les frais de contribution.
Une pompe commune aux habitations contiguës est placée à côté de la maison et fournit une eau très-pure. Il n'existe pas de citerne, mais l'eau de pluie est recueillie dans plusieurs grandes cuves superposées.
Sauf quelques objets donnés en cadeau à l'ouvrier par les compagnons de son atelier, à l'occasion de sa fête patronale (§ 7), le mobilier est exempt de toute recherche de luxe, mais il est tenu avec propreté. Sa valeur est approximativement ainsi qu'il suit :
Meubles............ 90f 50
1° Lit. — 2 bois de lit en hêtre, avec lattes et traverses en chêne, 35f00; — 1 matelas de laine, 25f00; — 1 matelas de zostère, 14f00; — 3 paillasse, 21f00; — 1 traversin de [204] plume, 8f00; — 3 oreillers, 8f00; — 1 couverture de laine, 15f00; — 3 couvertures de coton, 18f00; — 1 berceau pour la fille, avec garniture, 15f00. — Total, 159f00.
2° Meubles du cabinet (rez-de-chaussée). — 1 commode en orme, 18f00; — 1 table avec toile cirée et tapis, 10f50; — 1 pendule en bronze doré, 48f00; — 2 vases en porcelaine fine, avec fleurs artificielles, 20f00; — 2 grands cadres contenant des images de prix, coloriées, 20f00; — 4 cadres plus petits contenant des portraits, 8f 00 — 1 cadre renfermant l'attestation d'une récompense obtenue par l'ouvrier, 5f00; — 1 petite glace, 3f00; — 2 médaillons en plâtre (sujets religieux), 2f 00; — 2 petites statuettes d'étagère en porcelaine de Saxe, 9f00; — 1 saint Joseph en imitation d'albâtre (biscuit), 2f00; — 6 chaises en bois de cerisier, 20f 00; — 1 fauteuil en bois de hêtre, 8f00; — 1 jardinière avec fleurs naturelles, 10f00; — 1 paravent de cheminée, 1f00; — 3 médailles encadrées, dont 1 en vermeil et 2 en bronzes, 30f00 — Total, 214f50.
3° Meubles de la cuisine. — 1 grande armoire en bois blanc, 8f00; — 1 table en bois de hêtre, 5f 00; — 5 chaises et 1 fauteuil en hêtre, garnis de paille, 18f 00; — 1 chaise d'enfant, 5f00; — 1 poêle (cuisinière), avec tuyaux, 14f 00; — 1 statuette (Gutenberg), 4f00; — 1 cage d'oiseau, 2f00. — Total, 56f00.
4° Meubles de la chambre de travail. — 1 grand pupitre, avec rayon pour livres, 28f00; — 2 tables en bois de hêtre, 6f00; — 1 armoire en bois d'orme, 3f 00; — 1 petite armoire en bois de cerisier, 5f 00; — 1 petit poêle, avec tuyaux, 7f00; — 4 chaises en hêtre, garnies de paille, 8f 00; — 1 glace, 1f50. — Total, 58f50.
5° Meubles de la chambre à coucher et du grenier. — 1 petite table e bois de hêtre, 3f00; — 2 chaises en hêtre, recouvertes en paille, 4f00; — 1 cadre contenant l'image du Christ, 2f00; — 1 crucifix et diverses images religieuses près du lit des enfants. 1f50; — divers vieux meubles hors d'usage, 6f 00. — Total, 16f50.
6° Livres. — L'ouvrier possède une petite bibliothèque composée d'environ 300 volumes et brochures. Une partie de ces volumes, à la composition ou à la correction typographique desquels il a participé activement, sont dus à la libéralité de son patron ou des auteurs pour qui ils ont été faits (§ 7). Une autre partie, parmi laquelle se trouvent quelques ouvrages scientifiques et littéraires, a été acquise par l'ouvrier lui-même. Enfin, d'autres volumes, au nombre de 25, sont des ouvrages classiques obtenus en prix à l'école communale par ses enfants. — Valeur approximative, 400f00.
Ustensiles : en quantité suffisante et tenus avec propreté............ 235f25
1° Dépendant des cheminées et des poêles. — 2 pelles à feu, 1f00; — 2 crochets, 1f50; — 1 grille, 1f00; — 2 seaux à charbon de houille, 2f 00; — 1 panier à braise, 0f25. — Total, 5f75.
2° Employés pour le service de l'alimentation. — 1 carafe et 6 verres en cristal, 10f00; — 1 service à café et à thé en porcelaine, 25f00; — 1 service à liqueurs, avec étagère en fer-blanc, 15f00; — 1 pinte (1/2 litre) en faïence fine, à dorures, 5f 00; — 6 assiettes en faïence, 6f00; — 15 assiettes en terre blanche commune, 4f50; — 2 jattes en porcelaine, 2f50; — 6 jattes en terre blanche de pipe, 1f00; — 1 saladier, 1 poivrier et 6 verres communs, 2f00; — 1 terrine en faïence, 1f50; — 1 terrine à beurre et 2 coquetiers en faïence,1f50; — 5 vases en terre commune vernissée, 2f50; — 1 cruche à eau, 1f 00; — 6 couverts en argentane, avec grande louche, 25f00; — 1 louche en fer étamé, 1f25; — couteaux, cuillers et fourchettes, 5f00; — pots et bouteilles, 4f00; — 3 seaux en zinc, 11f00; — 1 casserole en fer battu, 5f00; — 1 poêlon en fer battu, 1f25; — 1 marabout et 1 bouilloire en cuivre rouge, 12f00; — 1 cafetière et 1 bouilloire en fer-blanc, 5f00; — 1 moulin à café, 3f00; — 1 passoire en fer-blanc, 1f00; — 1 panier à marché en fer-blanc, 3f00; — 1 cabas en fer-blanc, 2f50; — 1 cabas en osier, 1f00; — 2 paniers à légumes, 2f00; — menus objet, 1f50. — Total, 161f00.
3° Employés pour les soins de propreté. — 2 grandes brosses et 2 balais, 5f00; — 1 brosse à habits et 2 brosses à bottes, 2f00; — 2 fers à repasser, 2f00; — 2 pots à l'eau, [205] 1f50; — 1 bassin (lavabo) en faïence, 2f00; — 3 rasoirs, avec accessoires, 4f50; — 1 miroir à barbe, 1f50. — Total, 18f50.
4° Employés pour usages divers. — 1 lampe carcel, 20f00; — 1 quinquet en cuivre, 5f00; — 2 chandeliers en cuivre, 5f 00; — 1 grand tonneau pour recueillir l'eau de pluie, 6f00; — 2 tonneaux, plus petits, 7f00; — 3 portemanteaux, 2f00; — 1 carreau à coudre avec accessoires, 3f00; — 1 paire de mouchettes et 1 éteignoir, 1f 00; — menus objets, 1f00. — Total, 50f00.
Linge de ménage : proprement tenu, mais se bornant au nécessaire............ 81f 00
2 draps de lit en toile, 1f00; — 6 draps de lit en coton, 21f00; — 12 draps d'enfant, 12f00; — 2 serviettes de table, 3f00; — 5 rideaux de fenêtre en mousseline, 15f00; — 4 rideaux de fénêtre en coton, 4f00; — 12 essuie-mains de toilette, 8f00; — 4 essuie-mains en chanvre commun, 2f00; — 6 torchons dives, 2f00.
Vêtements : les vêtements des époux n'affectent aucune recherche ; quoique peu nombreux, ils sont cependant en bon état et entretenus avec soin............ 730 00
Vêtements de l'ouvrier (317f50), semblables à ceux de la bourgeoisie.
1° Vêtements du dimanche. — 1 paletot-redingote en drap bleu, 65f00; — 1 redingote en drap noir, 30f00; — 1 gilet en satin noir, 12f00; — 1 pantalon en drap noir, 18f00; — 1 chapeau de soie, 12f00; — 1 écharpe en satin noir, 8f00; — 1 paire de bottes, 15f00. — Total, 160f00.
2° Vêtements de travail. — 1 paletot d'hiver en drap vert, 25f00; — 1 redingote en drap noir, 15f00; — 1 pantalon en étoffe de laine, 1f00; — 1 pantalon en étoffe de coton, 3f00; — 2 gilets à manches en étoffe de laine, 8f00, — 2 blouses de travail en toile bleue, 9f00; — 6 chemises en coton, dont 2 fines, 18f00; — 3 cravates longues, en coton et laine, 1f50; — 1 cravate longue, en mérinos, 2f00; — 2 caleçons en tricot de coton, 4f00; — 2 camisoles en tricot de coton, 4f00; — 2 paires de bas de laine, 4f00 ; 4 paires de bas de coton, 6f00; — 1 paire de bottes, 10f00; — 1 paire de pantoufles, 5f00; — 1 casquette, 2f00; — menus objets, 3f00. — Total, 132f50,
3° Bijoux. — 1 montre en argent guilloché, 25f 00.
Vêtements de la femme (171f50), costume populaire.
1° Vêtements du dimanche. — 1 robe en laine brune, 16f00; — 1 châle en laine, 15f00; — 1 jupe en mousseline, 8f50; — 1 corsage de soie noire, 6f00; — 1 tablier de soie noire, 5f00; — 1 paletot de soie noire, 6f00; — 1 bonnet monté, 6f00; — 1 jupon en basin blanc, 4f00; — 3 chemisettes fines, 3f00; — 6 mouchoirs en toile fine, 4f00; — 2 paires de manches en mousseline, brodées, 4f00; — 3 paires de bas blancs, 5f50; — 1 paire de bottines, 5f00. — Total, 90f00.
2° Vêtements de travail. — 1 jupon en orléans, 8f00; — 1 jupon en mérinos noir, 2f00; — 4 paletot de cotonnade, 3f00; — 2 jaquettes en coton, 5f 00; — 2 tabliers de cotonnade, 3f 00; — 1 tablier en toile bleue, 2f00; — 1 bonnet en tulle noir, 3f50,; — 4 bonnets de nuit, 4f00; — 6 chemises en coton, 15f00; — 1 paire de bas en laine noire, 3f 00; — 2 paires de bas en coton, 4f 00; — 3 mouchoirs de cou, 3f00; — 2 paires de gants, 2f50; — 1 paire de souliers, 5f00; — 1 paire de pantoufles, 2f 50. — Total, 65f50.
3° Bijoux. — 1 anneau d'or, 7f00; — 1 broche en or émaillé, 6f00; — 1 paire de boucles d'oreille, 3f00. — Total, 16f00.
[206] Vêtements des enfants (241f 00), tenus avec soin.
1° Vêtements des trois garçons. — 2 blouses en velours noir, 20f00; — 1 blouse en mérinos noir, 6f00; — 6 blouses en cotonnade, 18f00; — 2 paletots en drap noir, 18f00; — 2 paletots en mérinos noir, 10f 00; — 3 pantalons de drap, 18f 00; — 3 pantalons en étoffe de coton, 7f00; — 3 gilets en étoffe de laine, 6f 00; — 6 bonnets en drap, 9f00; — 9 chemises en coton, 17f00; — 6 paires de bas, 6f00; — 6 cols en percale blanche, 8f00; — 3 cravates de cotonnade, 2f00; — 9 mouchoirs en coton, 4f50; — 3 écharpes en laine, 3f00; — 3 bonnets de nuit, 1f50; — 6 paires de bottes et souliers, 25f00. — Total, 174f00.
2° Vêtements de la fille. — 1 douillette en soie noire, 6f00; — 5 robes en laine, 20f00; — 6 camisoles en basin blanc, 6f00; — 6 chemises en coton blanc, 4f00; — 5 tabliers en jaconas blanc, 5f00; — 2 chapeaux en soie, 8f00; — 3 bonnets garnis, 4f00; — 6 bonnets en percale blanche, 3f00; — 3 bonnets en mousseline, 3f00; — 4 mouchoirs de cou, 2f00; — 2 paires de bas de laine, 2f00; — 4 paires de bas de coton, 2f50; — 1 paire de souliers en étoffe, 1f50. — Total, 67f00.
Nota. Une grande partie des vêtements des enfants provient des vieux effets des époux, et sont généralement confectionnés par la femme.
Valeur totale du mobilier et des vêtements........ 1,950f75
§ 11. — Récréations.
Depuis quelques années, les deux époux s'accommodent parfaitement de récréations douces et de plaisirs de famille en rapport avec leurs moyens. Pendant la belle saison ils font assez régulièrement une promenade à la campagne le dimanche et les jours fériés. Quelquefois ils visitent une des localités des environs de Bruxelles situées sur une ligne de chemin de fer, telles que Vilvorde, Boitsfort, uisbroul, etc. ; c'est alors un plaisir bien vif pour les enfants de revenir par la voie ferrée. Pendant l'hiver, la famille reste assez ordinairement au logis, le dimanche ; l'époux seul sort vers le soir, et va, dans un faubourg limitrophe, jouer aux dominos avec quelques vieux amis, qui tous ont au moins le double de son âge. Quelquefois l'ouvrier conduit sa famille au spectacle, à l'Opéra, au Vaudeville ou au Cirque, et plus souvent à des soirées chantantes instituées par des membres de sa corporation, dans un local spécial. Ce sont de vraies réunions de famille, dans lesquelles toute chanson licencieuse est sévèrement proscrite. Dans ces réunions, il se fait aussi des lectures sur des questions se rattachant aux intérêts généraux des classes ouvrières en Belgique et particulièrement des typographes, mais restant toujours étrangères à la politique.
La famille trouve aussi quelques amusements dans les relations qu'elle entretient avec ses parents. Chaque événement de famille, naissance, mariage, fête patronale, etc., est d'ailleurs l'occasion d'un petit repas en commun, où règne une franche cordialité. Habituellement, chaque année l'ouvrier se rend à Louvain, à l'époque [207] de la kermesse de cette ville, pour y visiter les parents de sa femme ; quelquefois, celle-ci ou l'un des enfants l'accompagne. Deux ou trois de ces parents leur rendent leur visite aux fêtes nationales de septembre, qui se célèbrent avec un certain éclat à Bruxelles.
Parmi les récréations, et outre un banquet de corps, auquel assistent annuellement la généralité des ouvriers typographes (D), il faut aussi citer le repas donné chaque année par l'ouvrier à ses compagnons, à l'occasion de sa fête (la Saint-Joseph), en retour du présent que ces derniers lui offrent (§ 7).
Mais le principal agrément de l'ouvrier est l'étude, à laquelle il sacrifierait volontiers toute récréation, si ce n'étaient les soins que réclame sa santé et les besoins de distraction pour les siens : ceux-ci ont toujours de la peine à l'arracher à ses travaux littéraires en vue d'un plaisir quelconque.
IV. Histoire de la famille
§ 12. — Phases principales de l'existence.
L'ouvrier est né à Bruxelles, en 1824 ; son père, qui était bottier-cordonnier, et travaillait avec le concours de plusieurs ouvriers pour une bonne clientèle, jouissait d'une position aisée, due principalement à son activité. Cette position fut gravement compromise par la révolution belge de 1830, qui, tout en lui enlevant le plus grand nombre de ses clients, l'obligea à des devoirs civiques, auxquels il sacrifia ses intérêts privés, de telle sorte que, deux ans plus tard, sa famille était plongée dans un état voisin de la misère. En 1833, la pénurie du ménage devint telle, que l'ouvrier, alors âgé de 9 ans seulement, fut obligé de quitter brusquement l'école, où il n'avait encore acquis que les premiers éléments de lecture et d'écriture, pour entrer en apprentissage, dans une librairie de la ville. Il fut employé aux commissions, et plus tard à la transcription des bandes d'adresses. Au bout de quinze mois de travail opiniâtre, il était parvenu à acquérir une instruction élémentaire passable, mais le faible salaire qu'il recevait (7f par mois) engagea sa mère à lui chercher un emploi plus lucratif. Un nouveau journal quotidien venait d'être créé à Bruxelles : il y entra en qualité d'apprenti compositeur et de leveur de feuilles à la presse. Ses doubles fonctions l'obligeaient à un travail de dix-huit heures par jour, interrompu seulement par les courses que nécessite la partie typographique d'un journal.
[208] Même en hiver, il devait se trouver à l'atelier depuis cinq heures du matin jusqu'à onze heures du soir. Le dimanche n'interrompait point ce travail meurtrier, pour lequel il recevait un salaire de 5f par semaine. Au bout d'un an, ne voyant point d'amélioration dans sa position, il se décida, malgré le peu d'habileté qu'il avait pu acquérir pour la composition, à changer d'atelier. Il réussit mal d'abord, mais à la suite d'un nouveau changement, il parvint à se faire admettre dans un établissement où il ne tarda pas à se former complètement, de telle sorte qu'au bout de quinze mois, il rentra dans son premier atelier, avec un salaire de 15f par semaine pour un travail journalier de huit heures et demie.
L'ouvrier visita successivement plusieurs ateliers pour se perfectionner dans son état. Enfin, il entra, en 1840, dans l'atelier où il est resté jusqu'à ce jour.
Les luttes que l'ouvrier eut à soutenir dans les temps d'épreuve que nous venons de rappeler, affaiblirent sa constitution au point que cette circonstance détermina son exemption définitive du service militaire. A la suite de quelques contestations avec ses parents provoquées par ses relations avec sa future, il se maria à l'âge de dix-neuf ans, sans autres ressources qu'une somme de 100f que voulut bien lui avancer son patron, et qui servit à acquérir les meubles et effets les plus indispensables. Malheureusement la maladie vint à plusieurs reprises éprouver le jeune ménage (§ 4).
Les couches de la femme; l'inexpérience d celle-ci, qui, voulant d'abord aller au delà de ses moyens, s'était creusé, à l'insu de son mari, un gouffre de dettes ; enfin, mille contrariétés domestiques, faillirent amener les deux époux dans une voie fatale. Cependant, l'ouvrier ne perdit point courage. Comprenant le danger de sa position, il réforma son train de vie, et s'interdit toute dépense superflue. Au bout de trois années, il vit ses efforts couronnés de succès ; ses dettes payées, son mobilier augmenté, le bien-être général répandu sur toute sa famille, enfin une réforme radicale dans la manière d'agir de sa compagne, qui s'associa courageusement à son entreprise, tel fut le résultat de la bonne résolution qui sauva la jeune famille si cruellement éprouvée, et qui lui assure aujourd'hui le contentement et le bien-être.
Catherine B*** est née vers la fin de 1822, à Bruxelles. Son père, serrurier de profession, était chef d'industrie et était établi dans sa propre maison. Doué d'un esprit inventif, mais appliqué à des choses d'un intérêt douteux pour une famille de douze enfants, dominé par la passion de la pêche à laquelle il employait souvent le temps du travail, il ne tarda pas à se trouver dans une situation difficile.
[209] Dans cet état de choses, Catherine fut chargée de la garde des plus jeunes enfants, au détriment de son instruction. Plus tard, on lui fit embrasser la profession de tailleuse, afin qu'elle pût venir en aide d'une manière plus efficace à la communauté. Comme on lui retirait habituellement la totalité de son gain, elle ne possédait aucune épargne à l'époque de son mariage, et n'apporta pour dot que quelques effets d'une faible valeur.
En résumé, la famille, grâce à la bonne conduite et à la persévérance des deux époux, ainsi qu'à l'active surveillance qu'ils exercent sur leurs enfants, jouit actuellement d'une position relativement heureuse.
§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
La famille décrite dans la présente monographie trouve une certaine garantie de bien-être dans les qualités distinguées que l'on observe chez l'ouvrier ; néanmoins, ces qualités ne sont pas de celles qui, dans un régime de liberté industrielle, peuvent le faire parvenir à la condition de patron. Quoiqu'on puisse remarquer dans sa vie une aisance qui, sans rien retrancher du nécessaire, permettrait de prélever pour l'épargne une part sur les recettes, il ne montre aucune tendance de ce genre. On peut conclure de la direction même de sa prévoyance, qu'il se sent destiné à rester toujours dans la condition d'ouvrier, et qu'il ne songe pas à obtenir une situation plus indépendante ou plus sûre.
Depuis quatorze ans, l'ouvrier est affilié à la Société typographique de secours mutuels, qui, moyennant une contribution mensuelle de 1f50, assure à ses membres, en cas de maladie, un secours pécuniaire, des soins médicaux et des médicaments (A). Il fait également partie d'une autre association, qui a pour double but le maintien des salaires et l'allocation d'une indemnité en cas de chômage forcé. Cette forme de prévoyance collective donne satisfaction aux goûts de l'ouvrier pour les méditations et les entreprises d'économie sociale, et cette préoccupation ne lui laisse pas voir que des institutions de ce genre, quelque mérite qu'on leur doive reconnaître, garantissent surtout l'ouvrier et profitent bien peu à sa famille si le chef vient à lui manquer.
Il convient cependant d'ajouter que le défaut de tout patronage de la part du chef d'industrie, qui est un trait des mœurs de ce corps d'état dans ce pays, fait apprécier l'utilité de l'assistance mutuelle pour ceux des compositeurs typographes qui n'ont pas en eux l'énergie de la prévoyance individuelle.
§ 14. — Budget des recettes de l'année.
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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.
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Comptes annexés aux budgets.
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Notes
Faits importants d'organisation sociale ; Particularités remarquables ; Appréciations générales ; Conclusions.
(A) Sur les associations de secours mutuels et de prévoyance fondées par les ouvriers typographes de Bruxelles.
[220] En vue de garantir leur bien-être physique et moral, les ouvriers typographes de Bruxelles ont créé par eux-mêmes diverses associations de prévoyance.
Parmi celles-ci, il faut citer d'abord la Société typographique de Secours mutuels fondée en 1820, et qui a été le noyau de cette pépinière d'associations mutuelles d'ouvriers, dont aujourd'hui la Belgique est fière à juste titre, et qui a contribué pour une large part à assurer le bien-être et l'indépendance des travailleurs.
En 1832, une fraction dissidente de la Société typographique de Secours mutuels s'érigea en Association distincte. L'ouvrier décrit dans la présente monographie se fit admettre dans cette dernière en 1844, et n'a cessé d'y participer jusqu'à ce jour.
Par une contribution mensuelle plus élevée, comme par une meilleure répartition des secours, cette Société, composée d'ailleurs d'éléments plus jeunes que l'ancienne, ne tarda pas à dépasser celle-ci en prospérité.
Il en résulta une sorte d'antagonisme, que vint encore augmenter une circonstance fâcheuse.
Plusieurs années désastreuses et un acte d'infidélité mirent l'ancienne Société à deux doigts de sa perte. Dans sa détresse, elle s'adressa à la jeune Association, pour se confondre avec celle-ci ; mais en présence des intérêts de ses membres, cette dernière ne crut pas devoir accepter ses propositions. Pour parer à la situation, l'ancienne Société dut prendre alors diverses mesures extraordinaires, à l'aide desquelles elle parvint, après plusieurs années d'efforts, à rentrer dans un état normal.
Frappés des inconvénients qui résultaient de cette division d'intérêts, désireux surtout de mettre fin à l'antagonisme dont nous venons de parler, l'ouvrier et plusieurs de ses compagnons tentèrent à diverses reprises de réunir les deux associations rivales. Après de nombreux pourparlers, ce but fut enfin atteint en octobre 1856.
Aujourd'hui l'Association typographique compte 300 membres. Le relevé ci-après des opérations du premier semestre de 1857 peut [221] donner une idée de son importance et du bien-être qu'elle répand parmi ses membres.

Comme l'expérience le prouve depuis longtemps, le second semestre de l'année est généralement moins défavorable que le premier. Tout fait espérer qu'il en sera encore de même cette fois, et que l'équilibre des recettes et des dépenses, rompu un instant, sera maintenu.
Les statuts de la Société typographique de Secours mutuels étant pris pour modèle dans un grand nombre de Sociétés de ce genre établies en Belgique, il ne sera pas inutile de donner ici quelques détails sur son organisation.
La Société est composée de typographes (compositeurs ou imprimeurs) ayant au moins quatre années de service ; elle a pour but unique d'accorder à ses membres des indemnités en cas de maladie.
Pour être reçu membre, il faut jouir d'une moralité irréprochable, habiter Bruxelles ou ses faubourgs, dans le rayon des barrières, et être présenté par un associé.
Nul candidat ne peut être admis avant l'âge de dix-huit ans ni au delà de quarante.
Le nombre des sociétaires est illimité.
L'Association est indissoluble et ne peut, en aucun cas, se réunir à une Société qui aurait un autre but.
Elle est régie par une commission élue dans son sein. Cette commission s'adjoint un médecin et elle traite avec un pharmacien. Elle [222] se réunit extraordinairement dans le courant des mois de juin et de décembre de chaque année, à l'effet de régler les comptes semestriels et de les approuver, conjointement avec trois membres qui sont nommés par l'Association, à la séance précédente. Ces comptes sont soumis aux assemblées générales des mois suivants.
Indépendamment de la cotisation mensuelle, ordinaire, dont le prix est de1f50 et de la contribution extraordinaire exigible au décès de chaque associé et dont le taux est de 0f25, les membres sont astreints à un droit d'affiliation dont la quotité a varié selon l'âge, mais qui est aujourd'hui fixé uniformément à 15 f 00. Toutefois, en vue de faciliter les admissions, on dispense les membres de payer cette affiliation : dans ce cas, ils n'ont droit à l'indemnité pécuniaire qu'un an après leur admission.
Tous les secours de médecine et de pharmacie sont fournis aux frais de l'Association.
L'associé malade reçoit, en outre, pendant les trois premiers mois de la maladie, 2f50 par jour ; puis, pendant les trois mois suivants, 1f50 ; et pendant les six derniers mois, 1 f 00.
On tient compte des jours de maladie à dater du moment où le certificat du médecin a été délivré, et les paiements se font tous les cinq jours, par les soins des visiteurs ou commissaires nommés à cet effet.
Les accidents sont assimilés aux maladies.
Le sociétaire malade peut, si bon lui semble, se faire traiter par un médecin autre que celui de l'Association. Cependant, dans ces cas, les honoraires du praticien sont à la charge du membre, qui doit en outre faire viser les ordonnances prescrites, par l'un des commissaires, pour avoir droit gratuitement aux médicaments. Dans ce cas aussi le président a le droit de faire constater l'état du malade, toutes les fois qu'il le juge nécessaire, par le médecin de la Société.
Toutefois, si la maladie ne rentre pas dans la spécialité du médecin, celui-ci désigne un remplaçant.
En cas de décès d'un membre, l'Association fournit le cercueil et se charge des frais d'inhumation. L'associé décédé en ville ou dans les faubourgs est conduit à sa dernière demeure, dans un corbillard, suivi par une députation de douze sociétaires.
Au décès d'un associé, et lorsque celui-ci a acquitté, depuis trois mois au moins, son droit d'affiliation, il est alloué une somme de 50f 00 à la veuve ou aux enfants.
A défaut de femme ou d'enfants, le secours sert à solder les dettes du défunt, et à rémunérer les personnes qui lui ont donné des soins.
Cette touchante sollicitude, qui s'étend même au delà de la [223] tombe, a produit jusqu'ici d'excellents effets et a toujours relevé le moral des moribonds. Cette disposition, comme beaucoup d'autres, est due à l'initiative de l'ouvrier lui-même.
Telle est, à grands traits, l'organisation de cette belle institution, dont la typographie bruxelloise est fière à juste titre. Ajoutons que, par la parfaite union de ses membres, comme par la sagesse de ses administrateurs, cette Société peut être citée comme un heureux modèle à suivre pour les ouvriers de toutes les industries.
A côté de la Société typographique de Secours mutuels, et poursuivant un but non moins louable, s'est élevée l'Association libre des compositeurs-typographes de Bruxelles, dont le cercle d'opérations embrasse le maintien des salaires d'après une base équitable, et l'assistance envers ses membres privés de travail.
Cette Société, dont les fondements furent jetés dans une assemblée générale des compositeurs-typographes de Bruxelles et de ses faubourgs, tenue le 3 janvier 1842, et qui fut définitivement constituée le 15 février suivant, a pris naissance à la suite de diverses tentatives de diminution des salaires de la part de quelques patrons. Ralliant l'élite des ouvriers compositeurs-typographes de Bruxelles, s'appuyant sur les lois et sur la constitution belge, dont les dispositions libérales assuraient à son action l'efficacité nécessaire, écartant de ses réunions toutes les questions qui n'avaient pas directement rapport aux intérêts professionnels, elle prit bientôt un développement notable et exerça sur le marché du travail une influence également salutaire pour les ouvriers et les patrons. L'indemnité qu'elle accorde actuellement aux ouvriers privés de travail est de 18f par quinzaine.
L'indemnité accordée pour abandon légal des travaux, en cas d'atteinte portée au taux habituel de la main-d'œuvre, est répartie ainsi qu'il suit :

On déduit toutefois de cette allocation le gain que peut réaliser l'associé indemnisé, sauf celui provenant du travail exécuté la nuit, le dimanche ou les jours fériés, qui demeure acquis à l'ouvrier.
Toutefois, la société ne tarda pas à se convaincre que son actionne serait complète que du jour où elle pourrait venir pécuniairement en aide à ses membres privés de travail pour des causes autres que des abaissements de salaires. Une caisse de secours fut instituée dans ce but, au mois d'août 1846 ; après quinze mois, elle fut transformée en une Caisse de prévoyance qui, en assurant un secours plus élevé, [224] délimitait strictement les droits et les devoirs de ses membres.
Le tableau ci-dessous donne, pour une période de cinq années (1852-1856), le résultat des opérations de cette caisse, qui est alimentée au moyen d'un prélèvement de 60 pour 100 sur la recette mensuelle générale de la Société.

L'association libre, qui exige de ses membres une conduite à l'abri de tout reproche et des capacités reconnues, compte 300 sociétaires. Mais il est à remarquer que les compositeurs seuls peuvent en faire partie. Les imprimeurs typographes, de leur côté, ont créé à Bruxelles une institution analogue, qui comprend environ 150 adhérents.
Indépendamment des Sociétés qui viennent d'être décrites, il existe encore à Bruxelles une Association coopérative d'ouvriers compositeurs et pressiers, composée d'une cinquantaine de membres. Cette Association à laquelle J. D** ne participe point, est en voie de progrès. Elle a pour but essentiel de garantir des ressources à ses membres, en cas de vieillesse ou d'infirmités.
Par ce qui précède, on voit que les ouvriers de ce corps d'état ont mis largement à profit le principe d'association, basé sur l'assistance mutuelle. Aussi un fait digne de remarque, c'est que pas un des affiliés aux Sociétés de ce genre ne participe aux secours publics, circonstance qui contribue puissamment au maintien de leur dignité et de leur indépendance. Ils ont prouvé que lorsqu'ils le veulent fermement, les ouvriers savent toujours se suffire à eux-mêmes.
(B) Sur l'augmentation du salaire des ouvriers compositeurs-typographes.
La cherté des denrées alimentaires et des objets les plus indispensables à l'existence avait fait naître dans ces derniers temps [225] une situation qui pesait durement sur les classes ouvrières, et avait créé pour celle-ci un état de gêne qui provoqua partout la sollicitude des gouvernements et des industriels. En Belgique notamment dans un grand nombre de professions, les chefs d'industrie augmentèrent spontanément le salaire de leurs ouvriers (C), pour le mettre plus en rapport avec un état de choses qui paraissait devoir être permanent. Le gouvernement lui-même et les chambres législatives s'associèrent à cette œuvre de haute justice sociale, en augmentant les traitements des employés subalternes de l'État.
Presque seule jusqu'au mois de février 1857, la typographie bruxelloise était restée en dehors de ce mouvement général.
Profondément affecté de cette situation, J. D**, avec l'aide de plusieurs de ses compagnons, provoqua, à cette époque, une réunion composée des représentants des principaux ateliers typographiques de Bruxelles, et au bout de trois séances, vingt-quatre patrons avaient donné leur consentement au principe de l'élévation du taux des salaires, qui, depuis plus de vingt-cinq ans, n'avait guère varié.
Cette augmentation fut, de commun accord, portée à 50 centimes par journée de travail, ou l'équivalent pour le travail aux pièces, c'est-à-dire à environ 17 pour 100, avec quelques restrictions pour les travaux en cours d'exécution ou à l'égard desquels des contrats avaient été passés.
Ce résultat remarquable fut obtenu sans cris, sans éclat. Les ouvriers se bornèrent à exposer leur situation à leurs patrons. Le plus grand nombre de ceux-ci, guidés d'ailleurs par des sentiments d'humanité et de convenance sociale qui leur font le plus grand honneur, s'empressèrent d'accéder au désir des travailleurs qui leur prêtaient leurs services, et d'après des renseignements puisés à bonne source, il ne paraît pas que, jusqu'à ce jour, ils aient eu à regretter leur condescendance. Cette circonstance est venue justifier cette vérité, de moins en moins contestée, que les hauts salaires font les bons travailleurs.
(C) Sur les divers modes de rétribution du travail des compositeurs-typographes de Bruxelles.
Les ouvriers compositeurs-typographes se divisent, sous le rapport du travail, en deux catégories principales : les compositeurs aux pièces et en conscience ou à journée. Ces derniers se [226] subdivisent à leur tour en plusieurs catégories distinctes énumérées plus loin.
I. Compositeurs aux pièces (metteurs en pages et paquetiers).
1° Metteur en pages. — Le metteur en pages, dont les fonctions essentielles expliquent suffisamment la dénomination, doit être familier avec les travaux les plus difficiles de la composition. Sous le rapport de la conduite et de la capacité il faut que ce soit un homme éprouvé. Il est le premier ouvrier du livre qu'on lui confie, il en est même l'unique, s'il peut suffire à sa confection, et l'on ne lui adjoint des paquetiers, c'est-à-dire des compositeurs de lignes, qu'autant qu'il a besoin d'aide à cet égard ; aussi ces derniers ne sont-ils que ses auxiliaires. Aujourd'hui, il n'existe plus guère que trois à quatre maisons à Bruxelles, où se rencontrent encore des metteurs en pages aux pièces. La division du travail, comme une répartition peut-être plus équitable de celui-ci, tend de jour en jour à y substituer des ouvriers en conscience. Le salaire des metteurs en pages aux pièces est très-variable, selon la nature et la quantité des travaux qui leur sont confiés : il peut, en moyenne, être porté à 5f par jour. Le tableau ci-après, calculé sur la moyenne des prix des divers ateliers de Bruxelles, où cet usage est encore en vigueur, offre le taux de la mise en pages d'une feuille typographique, basé sur des ouvrages ordinaires.

1. On entend par blancs typographiques, les vides qui se trouvent entre les titres, au bas de certaines pages, etc. Ils se comptent comme texte, lorsque le prix est établi avec blancs.
Le metteur en pages doit la correction, sur plomb, de deux ou de [227] trois épreuves ; toutefois, à moins de convention contraire, celles d'auteur ne sont jamais à sa charge.
Tant que sa forme n'est point mise sous presse, le metteur en pages est responsable des accidents qui peuvent y survenir. Cette responsabilité est d'ailleurs justifiée par son salaire.
2° Paquetier ou compositeur aux pièces. — Comme nous venons de le dire, le paquetier n'est que l'auxiliaire du metteur en pages et se borgne à la composition des lignes, sans autre responsabilité que celle résultant des fautes qu'il peut commettre en composant, sous le rapport de l'orthographe, comme sous celui des règles typographiques. Une foule de circonstances contribuent à faire du paquetier le paria de l'art. D'abord, et même dans des ateliers bien organisés, il attend très-souvent : tantôt, c'est la copie ou la lettre qui lui fait défaut, le moindre événement pouvant rompre l'équilibre qui s'établit entre les divers travaux de l'imprimerie ; tantôt ce sont les interlignes, les blancs, ou bien certains assortiments qui manquent et qui l'obligent à changer d'ouvrage, chose qui s'opère presque toujours au détriment de son temps et par conséquent de ses intérêts.
Le compositeur-paquetier est rétribué aux 1,000 cadratins, surface qui varie selon la force des caractères, et qui représente une moyenne de 2,500 à 3,000 lettres à lever pour en former des mots, selon que le caractère est compacte ou poétique.
D'après l'ancien taux, les 1,000 cadratins se payaient 60 ou 70 centimes, selon que la copie était de la réimpression ou du manuscrit. Toutefois, dans des cas particuliers, lorsqu'il s'agissait d'une langue étrangère, lorsque la copie était surchargée de chiffres, de minuscules ou d'italiques, l'ouvrier recevait une surcharge qui variait de 5 à 10 centimes. Aujourd'hui ces prix ont été assez généralement augmentés de 10 centimes. Un compositeur habile peut, dans une journée de dix heures, réaliser un salaire qui varie de 3f à 3f50, c'est-à-dire composer 4,000 à 5,000 cadratins. Toutefois, comme nous l'avons dit plus haut, tant de circonstances viennent modifier ce chiffre à son détriment, que bon an mal an, son salaire atteint à peine une moyenne de 2f par jour.
Les compositeurs aux pièces, ou tâcherons, rentrent essentiellement dans la catégorie des ouvriers à engagements momentanés. Ils forment une population flottante, dont le chiffre varie actuellement à Bruxelles, entre 200 et 300. Il y a quelques années, alors que l'imprimerie belge était alimentée par la réimpression des auteurs français, ce nombre était sensiblement plus considérable. Mais l'abolition de la contrefaçon, outre qu'elle a entraîné un temps d'arrêt dans l'industrie typographique bruxelloise et suscité une fâcheuse [228] période de transition, a eu pour résultat de détourner de cette profession beaucoup de jeunes gens qui, trompés par son apparente facilité, s'y seraient sans doute voués comme auparavant. Au point de vue de l'art, comme sous le rapport des véritables intérêts des bons ouvriers eux-mêmes, nous sommes de ceux qui pensent qu'au fond cette abolition a plutôt été un bien qu'un mal, car elle avait le triste privilège de ne former généralement que des ouvriers médiocres qui, hors de la routine de la réimpression, n'abordaient jamais sans crainte les travaux de la typographie.
II. Compositeur en conscience ou à la journée. — Journaliste.
Nous abordons ici une catégorie d'ouvriers généralement familiarisés avec toutes les difficultés de l'art. Les ouvriers typographes journaliers se subdivisent en compositeurs en conscience, à l'heure ou à la journée et en compositeurs journalistes, c'est-à-dire employés à la composition d'un journal ordinairement quotidien.
3° Compositeurs en conscience, à l'heure ou à la journée. — Le salaire de ces ouvriers est actuellement de 3 f50 au minimum par journée de travail de dix heures. Sauf deux ou trois ateliers qui ont conservé l'ancien système du travail à la journée de quatre quarts de deux heures et demie et des quarts supplémentaires à raison de deux heures, le travail par heure est aujourd'hui généralement admis dans les imprimeries typographiques de Bruxelles, pour les ouvriers en conscience. Les travaux de ceux-ci comprennent essentiellement toutes les parties qui ne forment pas lignes courantes, tels que : tableaux, titres, affiches, cartes, mise en pages, correction d'épreuves d'auteur, etc. C'est à eux qu'incombe plus particulièrement le devoir de veiller à la bonne conservation et à l'arrangement bien entendu du matériel, circonstance qui, plus que dans nulle autre profession peut-être, a un empire souverain sur la prospérité de l'établissement d'un patron.
On compte à Bruxelles une centaine d'ouvriers compositeurs en conscience, indépendamment des chefs d'atelier. Ce sont, en général, des hommes d'une conduite éprouvée et très-laborieux. Aussi est-il très-rare qu'ils éprouvent des moments de chômage, presque toujours rachetés d'ailleurs à d'autres époques par des travaux supplémentaires. .
4° Compositeurs-journalistes. — Ces ouvriers se recrutent généralement parmi les meilleurs compositeurs aux pièces. Sans devoir posséder toutes les connaissances des compositeurs en conscience, ils ont cependant à montrer une grande aptitude à lever la lettre et à faire preuve d'une instruction assez étendue pour débrouiller [229] au premier coup d'œil les affreux grimoires qu'on leur livre habituellement sous forme de copie. Ils travaillent sept jours par semaine, et sont actuellement rétribués, dans deux journaux quotidiens à raison de 3f50 par jour, et dans les autres journaux à raison de 3f 00. Leur journée de travail est, en moyenne, de neuf heures, partagées toutefois assez inégalement et subordonnées aux diverses éditions dont se compose le journal, à l'arrivée des courriers, etc. Dans quelques ateliers, les ouvriers sont parvenus jusqu'à un certain point à éluder ces exigences par le système des brigades, qui sont échelonnées de manière à conserver toujours dans l'atelier, pendant douze à treize heures consécutives, un certain nombre d'hommes.
Dans plusieurs ateliers, les ouvriers sont rétribués même les jours de grande fête, quoiqu'ils ne travaillent point. .Dans d'autres, ils ne reçoivent, pour ce cas, que la moitié de leur salaire quotidien. Il leur est facultatif d'ailleurs de se faire remplacer de temps à autre, soit pour leurs affaires, soit pour leurs plaisirs. Le remplaçant reçoit alors leur salaire intégral.
L'abolition du timbre, en 1848, a développé notablement le nombre et l'étendue des journaux à Bruxelles. Toutefois la spéculation s'en est mêlée, et plus d'un journal quotidien compte de quatre à cinq heures, c'est-à-dire qu'il transforme son titre en conservant la même matière de texte ou à peu près, et sert ainsi plusieurs catégories d'abonnés : royalistes et toutes les nuances intermédiaires entre ceux-ci et les non- royalistes; — catholiques et libéraux : — protectionnistes et libres-échangistes, etc., le tout un peu au détriment de l'ouvrier.
Le personnel des journaux quotidiens comprend environ cent cinquante compositeurs-typographes occupés d'une manière suivie. Les journaux non quotidiens se font généralement par des ouvriers tâcherons.
(D) Sur les banquets ou réunions annuelles des ouvriers typographes.
Frappés des inconvénients que pouvait offrir l'erreur ou l'isolement des ouvriers compositeurs-typographes qui se montraient indifférents à la marche des Associations de prévoyance et de maintien des salaires (A), récemment instituées, quelques-uns de leurs membres les plus actifs tentèrent un nouvel effort en vue de rapprocher les ouvriers de cette catégorie, et projetèrent une fête annuelle à laquelle devaient être conviés patrons et ouvriers.
[230] Un plein succès répondit aux démarches d'une commission qui avait officieusement été instituée dans ce but ; plusieurs maîtres imprimeurs et au delà de 200 ouvriers répondirent à son invitation.
La plupart des journaux de Bruxelles rendirent compte de cette fête de famille, qui laissa parmi ces ouvriers les plus agréables souvenirs, et qui marqua dans leurs annales à l'égal d'un véritable événement. Afin de laisser aux journalistes typographes la faculté d'y assister, on choisit le jour de Noël ; huit jours plus tard, le dernier jour de l'année, un bal réunit les femmes et les filles des ouvriers.
Pendant plusieurs années consécutives, les fêtes typographiques furent accueillies avec une faveur de plus en plus marquée. Les ouvriers venaient s'y entretenir de leurs espérances, des devoirs de leur état ; quelques-uns y signalaient les progrès accomplis sous le stimulant des associations mutuelles ; d'autres y indiquaient des améliorations tendant à augmenter le bien-être général ; enfin chacun venait y retremper ses forces et ranimer le courage de Ses camarades.
Plusieurs notabilités scientifiques et littéraires ne dédaignèrent point d'assister à ces fêtes. Les typographes de Paris et des principales villes de la Belgique, Gand, Liège, Mons, Namur, Louvain, Anvers, Verviers, etc., y envoyèrent des délégués officiels chargés d'y exprimer les sentiments affectueux de leurs confrères pour la typographie bruxelloise, qui se créait ainsi de précieuses relations. Les diverses associations ouvrières de Bruxelles tinrent également à honneur de se faire représenter à ces banquets, qui ranimaient entre tous ces travailleurs le ressort de la solidarité.
A l'exemple de leurs confrères de la capitale de Belgique, les typographes des provinces instituèrent des fêtes analogues dans leurs villes respectives. L'ouvrier qui fait l'objet de la présente monographie eut l'honneur d'être délégué par ses compagnons pour la première réunion de ce genre qui se tint en province, celle de Namur, et il se rappelle avec bonheur la réception distinguée et très-sympathique qu'on lui fit dans cette circonstance.
Cependant, les événements de 1848, dont le jusqu'à politique anima plus ou moins les réunions de tous les genres, imprimèrent à ces fêtes une autre direction qui, pour quelque temps amena leur transformation. En abandonnant le caractère de fête de famille qui les avait distinguées jusque là, et qui en assurait le succès, ces réunions perdirent un nombre notable de leurs adhérents habituels. . Elles ont néanmoins recouvré aujourd'hui leur premier caractère et se donnent tantôt au nom d'une association typographique, tantôt [231] au nom d'une autre ; et les questions qui s'y traitent se rapportent uniquement à leurs intérêts physiques et moraux, en dehors de tout esprit de politique militante.
(E) Sur la fondation d'une caisse générale de retraite pour les ouvrier et les personnes peu aisées, par l'État belge.
Convaincu des dangers qu'offrait la tendance de plusieurs associations mutuelles d'ouvriers à perpétuer des secours qui sont d'un caractère essentiellement temporaire, le gouvernement belge s'empressa de saisir la législature de la question, et une loi du 8 mai 1850, portant création d'une caisse générale de retraite fondée sous la responsabilité de l'État, vint donner satisfaction à un besoin généralement reconnu.
Cette institution a pour but principal de fournir à toute personne prévoyante, sans distinction de sexe ni de profession, les moyens de se ménager des ressources certaines pour la vieillesse, au moyen de la constitution d'une rente viagère.
Pour acquérir une rente, il faut avoir atteint l'âge de 18 ans.
L'acquisition de la rente doit précéder de cinq ans au moins l'entrée en jouissance. Elle peut se faire, au gré de l'assuré, pour entrer en jouissance à 55, à 60 ou à 65 ans. C'est le plus souvent le premier de ces âges que choisissent les assurés : pour les années 1851 à 1855, la proportion des rentes constituées pour l'âge de 55 ans s'est élevée à plus de 56 pour 100. Le même assuré peut du reste acquérir des rentes pour des âges différents.
Toute personne assurée, dont l'existence dépend de son travail, et qui avant l'âge fixé par l'assurance se trouverait, par la perte d'un membre ou d'un organe, par une infirmité permanente résultant d'un accident survenu dans l'exercice de sa profession, incapable de pourvoir à sa subsistance, jouira immédiatement de la rente qu'elle aura acquise depuis cinq ans au moins, sans que cette rente puisse toutefois, dans ce cas particulier, dépasser 360f. Les rentes s'acquièrent d'après des tarifs réglés par un arrêté royal et calculés à l'intérêt de 4 1/2 pour 100.
Le chiffre le plus bas de la première rente est fixé à 24f ; le montant des rentes accumulées ne peut dépasser 720f. Après la constitution d'une première rente de 24f, l'assuré peut acquérir, aussi souvent que ses moyens le lui permettent, une ou plusieurs rentes de 12f, qui s'ajoutent à la première. Ce système, qui offre l'avantage [232] d'appliquer à la constitution de rentes des sommes très modiques, a été adopté afin de rendre la Caisse accessible à ceux qui ne peuvent faire que de faibles épargnes sur le produit de leur travail, particulièrement aux ouvriers.
On comptait, au 31 décembre 1855, 1,38 participants qui, ensemble, avaient versé une somme totale de 354,438f. Le chiffre des rentes acquises à la même époque s'élevait à 105,924f.
Aucune institution n'offre de plus sérieuses garanties que la Caisse générale de retraite fondée par l'État : son administration est confiée, sous la direction toute désintéressée, toute bienveillante du gouvernement, à une commission de cinq membres nommés par le roi.
L'ouvrier décrit dans la présente monographie avait conçu le projet de comprendre tous les ouvriers d'une localité dans une grande association qui, sous le patronage de l'administration communale et des principaux chefs d'industrie, affecterait le produit d'une minime retenue opérée sur le salaire de ses membres à la constitution de rentes à leur profit.
Puisse cette idée, d'une utilité si incontestable et d'une portée si grande pour l'avenir des ouvriers, être mise bientôt à exécution et venir ainsi compléter le réseau des institutions de prévoyance que la plupart des travailleurs belges, et notamment les ouvriers typographes, ont su créer pour garantir, dans la mesure du possible, leur bien-être physique et moral !