N° 13.

TAILLEUR D'HABITS

DE PARIS

(SEINE. — FRANCE)

(Tâcheron dans le système des engagements momentanés, et chef d'industrie)

D'APRÈS LES

RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX, EN AOÛT ET SEPTEMBRE 1856

PAR

M. A. FOCILLON P. U.



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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille.

§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.

[145] L'ouvrier décrit dans la présente monographie habite à Paris non loin de la barrière Blanche (2e arrondissement). Il appartient à la nombreuse catégorie des ouvriers tailleurs d'habits ; et les conditions auxquelles il travaille (§ 8) le rattachent à cette classe qu'ils désignent entre eux sous la dénomination d'apiéceur (ouvrier rétribué à la pièce) (A). Avec l'ouvrier habite une femme qu'il a instruite dans son état et qui lui donne l'assistance d'un aide indispensable dans sa position. Par son secours il entreprend, en outre, à son propre compte la confection des habits pour une clientèle qu'il s'est créée aux environs de sa demeure. Ce genre d'entreprise est très-répandu à Paris parmi les tailleurs tacherons qui ont une certaine habileté, et dans le langage vulgaire on désigne ceux qui s'y livrent sous le nom de petits tailleurs (A), ou tailleurs à façon. Quelques-uns [146] d'entre eux se bornent en effet à exécuter la façon, c'est-à-dire la coupe et la couture des habits dont leurs pratiques leur fournissent l'étoffe ; mais la plupart, comme celui dont il s'agit, se chargent à la fois d'acquérir l'étoffe et de faire le vêtement.

L'industrie à laquelle se rattache l'ouvrier a été autrefois très florissante à Paris ; mais elle est entrée dans une période de décadence depuis que les entrepreneurs de vêtements confectionnés, vulgairement nommés confectionneurs ; se sont multipliés et ont livré aux consommateurs des habillements beaucoup moins coûteux. Cette concurrence a presque fait disparaître les ateliers tenus par des maîtres tailleurs (A) ; et en même temps les ouvriers que leur habileté ne mettait pas à même de choisir l'ouvrage le mieux rétribué, ont vu diminuer leurs gains et se sont parfois trouvés en butte aux spéculations de certains entrepreneurs subalternes (A). Ces faits ont donné naissance à un antagonisme violent des maîtres tailleurs et de leurs ouvriers contre les industriels dits confectionneurs, mais cet antagonisme a beaucoup diminué aujourd'hui que l'industrie a pris, sous l'influence de la confection, des habitudes nouvelles. Profitable aux consommateurs peu fortunés, cette concurrence est accusée d'avoir abaissé le niveau de l'industrie, rendu l'habileté et le goût plus rares parmi les jeunes ouvriers. On ne peut nier qu'elle n'ait considérablement modifié la condition des ouvriers tailleurs. La majeure partie de ces ouvriers se forment en province, et principalement à Lyon, Bordeaux, Toulouse, Marseille ; le petit nombre d'ouvriers formés à Paris s'instruit chez les tâcherons apiéceurs. D'ailleurs les ouvriers tailleurs de Paris sont en grande partie des étrangers, surtout des Belges et des Allemands ; les Français forment environ les trois cinquièmes du nombre total, c'est seulement par exception qu'on trouve parmi eux des Parisiens. Quelques ouvriers tailleurs de la province, peut-être un sur dix, retournent dans leur pays aux époques de chômage ; ce ne sont pas les plus habiles. Ces chômages ont lieu en été du 15 juin au 15 septembre, et à la fin de l'hiver pendant six semaines environ (du 15 février au 1er avril), vers l'époque où cessent les réceptions et les bals dans la société parisienne. L'habileté d'un ouvrier peut lui permettre de ne ressentir ces époques critiques que par une moindre abondance de travaux ; mais en général elles pèsent d'autant plus durement sur les ouvriers de cette profession que leur imprévoyance et leur goût pour la dissipation et les plaisirs les empêchent d'en prévenir les effets. Un certain nombre de femmes se rattachent à cette profession, non seulement, comme dans le cas présent, à titre d'aides, mais aussi comme ouvrières désignées sous les noms de giletières et culottières. La femme qui partage la vie et les travaux de l'ouvrier [147] participe aussi de cette condition, car les petites pièces (gilets, pantalons) lui sont spécialement dévolues.

En 1848 les tailleurs de Paris, maîtres et ouvriers, furent mis en demeure de fournir au gouvernement des renseignements concernant cette industrie et en vue des mesures que pourraient exiger ses intérêts. Voici quelle était alors, suivant eux, la composition de ce corps d'état.

Tailleurs payant l'impôt nommé patente ; 4 classes [(§ 1)]
Tailleurs payant l'impôt nommé patente ; 4 classes [(§ 1)].

On estimait qu'il fallait compter 5 ouvriers par tailleur patenté, soit 10,085, et environ 2 ouvrières, suit 4,034, celles-ci presque toutes Françaises.

Depuis cette époque le nombre des tailleurs confectionneurs a notablement augmenté : on ne compte aujourd'hui pas moins de 270 maisons établies à Paris ; 220 ne vendent qu'au détail, 50 vendent en gros pour l'intérieur ou pour l'exportation. Les autres catégories de maîtres tailleurs ont diminué en proportion de cet accroissement. Le nombre des ouvriers et ouvrières s'est élevé à 20,000 environ. Mais en même temps ces nouvelles conditions industrielles ont rendu plus difficile et plus rare leur avènement à la condition de patrons.

De fréquentes coalitions d'ouvriers ont tenté de modifier leurs rapports avec les maîtres tailleurs ; elles n'ont jamais amené de résultats durables, et les violences y ont eu peu de part. La concurrence des confectionneurs a amené quelque rapprochement entre les deux classes par le sentiment d'une certaine communauté d'intérêts ; nais ni l'une ni l'autre ne possédait les éléments nécessaires pour organiser un système de protection commune, car en réalité elles sont séparées par une indifférence réciproque.

§ 2. — État civil de la famille.

La famille comprend quatre personnes, savoir :

1. François P**, né à Bruxelles (Belgique)............ 40 ans;

2. Marie-Geneviève J**, née à A*** (Loiret), près d'Orléans............ 31 [ans]

3. Charles, leur 3me fils, né à Paris............ 3 [ans]

4. Dieudonné, leur 4me fils, né à Paris............ 2 [ans]

[148] L'ouvrier n'est pas marié, mais il a reconnu ses enfants en les présentant à l'officier de l'état civil et au prêtre qui les a baptisés. Le fait du concubinage n'est pas particulier à cette famille, certaines causes spéciales le rendent commun parmi les ouvriers tailleurs dits apiéceurs (B). L'ouvrier a eu de la même femme deux autres enfants morts en bas âge.

Le père de François P*** vit actuellement à Bruxelles du fruit de ses épargnes. La mère est morte depuis cinq ans. Le père de Marie J*** a quitté sa famille à la suite d'une vie de désordres qui y avait introduit la misère ; la mère vit à Orléans auprès d'une autre fille mariée et établie, et bien qu'âgée de soixante ans elle travaille encore comme journalière. Marie J*** a deux sœurs, toutes deux mariées, et un frère qui a disparu avec le père et partage ses débauches.

§ 3. — Religion et habitudes morales.

Élevé conformément au culte catholique et dans des habitudes religieuses que lui imposait la volonté paternelle, mais que les influences étrangères à la famille lui apprenaient à détester, l'ouvrier a depuis longtemps abandonné toute pratique et n'a sans doute, jamais possédé aucune croyance. La religion n'est à ses yeux qu'une puérile faiblesse chez quelques-uns, chez beaucoup d'autres un moyen hypocrite d'enchaîner la liberté des ouvriers et de les dominer par la superstition. Ses camarades lui paraissent, comme lui, bien au-dessus d'une pareille servitude ; ce qu'il nomme leur émancipation repose sur une indifférence, qui se traduit souvent en termes cyniques, et qu'il regarde comme une des plus heureuses conséquences du progrès des lumières. Tout ce qu'il peut admettre, et cela au nom de la liberté seule, c'est que l'exercice du culte soit permis à ceux qui y attachent quelque prix. Aucune pensée élevée n'a d'ailleurs pris la place de la religion oubliée par l'ouvrier. Ce dernier trait a pour cause son ignorance et sa profonde démoralisation ; il ne se retrouve pas absolument chez tous ceux qui sont atteints de la même indifférence. Souvent une sorte de morale philosophique, reflet des vérités universellement reconnues par les sociétés chrétiennes, les guide encore dans l'exercice de quelques actes charitables et leur inspire un certain désintéressement ; mais ils n'y puisent pas la force nécessaire pour commander à leurs passions et se soumettre aux préceptes d'une loi morale (B).

L'ouvrier décrit dans la présente monographie a d'ailleurs une conduite fort débauchée, qui malheureusement est commune parmi les ouvriers de cette profession. Il unit aux grossiers désordres de [149] l'ivresse les vices plus raffinés qui s'observent dans les grandes villes. Initié dès l'âge de 14 ans aux déportements de plusieurs jeunes gens de sa ville natale, transporté de bonne heure au milieu des plaisirs faciles de Paris, il y a puisé pour le reste de sa vie le goût des débauches sans frein et le besoin irrésistible d'une licencieuse indépendance. Ces penchants, qui n'ont trouvé chez lui aucun contre-poids, l'ont jeté de bonne heure dans les tripots et les mauvais lieux, où il n'a cessé de dissiper les gains toujours élevés que lui assurait sa grande habileté. À ce degré de démoralisation, la notion du bien et du mal est obscurcie à tel point qu'il raconte complaisamment ses débauches comme des espiègleries d'une jeunesse aventureuse. Bien qu'il ait toujours gagné de 5 à 7f par jour, quand il a voulu travailler, il a laissé dans les villes qu'il a parcourues des dettes nombreuses qu'il dit n'avoir pu payer, les ruses par lesquelles il a dupé plus d'un créancier ne lui semblent d'ailleurs que de piquantes anecdotes de sa vie vagabonde (B). Un pareil dévergondage n'a cependant pas éloigné de l'ouvrier ses camarades de la même profession ; estimé pour son habileté, il a parmi eux la réputation d'un hardi bohémien, sans qu'il s'y attache une sérieuse désapprobation de sa conduite. On en peut conclure que dans ce corps d'état le nombre des ouvriers démoralisés est considérable : à cet égard tous les renseignements recueillis se sont trouvés d'accord (§ 11) ; mais par compensation le petit nombre d'ouvriers rangés que l'on y compte montrent des qualités morales et souvent une ferveur religieuse d'autant plus vivace qu'il leur a fallu résister à l'influence du milieu dans lequel ils se trouvaient placés [les Ouv. europ. XXXVI (B)].

Les précoces désordres de sa jeunesse ont éloigné l'ouvrier de toute étude ; aussi est-il peu instruit, surtout si on le compare à certains ouvriers de la même profession. Il sait très-imparfaitement écrire et n'a aucun goût pour la lecture. Ce trait ne saurait s'appliquer à la généralité des ouvriers tailleurs ; beaucoup d'entre eux au contraire doivent surtout leur instruction superficielle aux lectures faites et commentées dans l'atelier, lectures trop souvent immorales jusqu'à l'obscénité ou choisies de manière à exalter les passions politique les plus violentes. L'ouvrier décrit présentement n'a lui-même aucune idée politique, mais il est familiarisé avec les préoccupations de ce genre, et il revendique comme un trait honorable l'ardeur que ses camarades ont montrée plus d'une fois dans les émotions populaires. Il nourrit d'ailleurs un envieux dédain pour les classes élevées de la société, et ne témoigne pour ses patrons ni confiance, ni affection, ni respect. Il se plaint de sa position et ne semble pas soupçonner qu'on puisse lui reprocher aucune dissipation.

[150] Il s'apitoie volontiers sur le sort des camarades qui ont partagé ses désordres et ses travaux ; et déplore l'indifférence des patrons pour ceux que les infirmités mettent hors d'état de travailler, en même temps qu'il regarde comme un devoir pour les ouvriers de s'assister entre eux dans de semblables détresses. C'est ainsi qu'avec quelques uns de ses amis il vient au secours d'un vieux camarade frappé de paralysie, auquel ils paient à dîner à tour de rôle (D. 4e Son). Du reste les défauts mêmes de l'ouvrier se lient à une libéralité insouciante qui compense un peu les vices dont il est atteint. Il ne se montre pas parcimonieux pour les dépenses du ménage et se résigne sans peine au surcroît que lui impose la mauvaise santé de l'aîné des enfants. Enfin comme il a quitté son père il y a 23 ans, et n'a jamais tenté de le revoir, il paraît en même temps avoir perdu le souvenir du bien que celui-ci possède, et il n'a aucun souci de savoir s'il lui en reviendra la moindre parcelle.

La femme qui vit avec l'ouvrier semble avoir été choisie avec une merveilleuse sagacité pour le métier qu'il lui voulait faire exercer (B). Douce, soumise, assidue au travail, subjuguée par la supériorité professionnelle de l'ouvrier qui, en lui enseignant son état, lui a mis dans les mains une précieuse ressource pour gagner sa vie, elle remplit sans murmurer la tâche qu'il lui a imposée ; contrainte par l'irrégularité même de sa position d'accepter les habitudes antérieures de l'ouvrier, elle ne gêne en rien sa liberté et tolère sans se plaindre qu'il passe dehors toutes ses soirées, tandis que seule près des enfants endormis elle continue jusqu'à onze heures du soir son travail de la journée. Elle est d'ailleurs bien traitée par l'ouvrier, dont le caractère n'est ni méchant ni grondeur. La conduite antérieure de cette femme ne paraît pas avoir été déréglée, et peut-être avait-elle été complètement sage jusqu'au jour où, par une coupable entremise (§ 12), elle a fait connaissance avec l'ouvrier. Élevée dans de malheureuses circonstances, Marie J***, quoiqu'elle ait complètement oublié les enseignements de la religion, a été préservée de toute pensée envieuse par une infériorité intellectuelle qui chez elle coïncide avec certaines qualités du cœur. Elle est du reste entièrement privée d'instruction.

Dans cette famille sans lien, les enfants rencontrent des soins et de l'affection, mais il est trop facile de prévoir que l'éducation y est impossible. Les deux parents ne peuvent leur donner la moralité qui leur manque, ni songer à un avenir que la liberté réciproque de l'un et de l'autre compromet inévitablement.

§ 4. — Hygiène et service de santé.

[151] L'ouvrier a une taille de 1m73; il est assez vigoureusement constitué, mais amaigri et pâle. Ses cheveux blonds commencent à devenir rares, son visage est fatigué. Malgré les excès qu'il a commis, il n'a presque jamais été malade ; son enfance a été saine, et depuis l'âge adulte il n'a guère éprouvé que quelques maux passagers engendrés par la débauche. L'abus des boissons fermentées lui a fait contracter un impérieux besoin d'eau-de-vie ; lorsqu'il en est privé il se plaint de maux de tête et de nausées (§ 9). Il prétend aussi que son estomac s'accommode mal des légumes, des salades, des fruits, et ne peut supporter les potages quels qu'ils soient ni le café au lait ; l'usage de ces aliments lui donnerait des coliques qu'il ne peut arrêter qu'en buvant un verre d'eau-de-vie.

La femme est d'un aspect chétif, bien que d'une taille assez élevée (1m69). Son visage pâle et ses formes grêles annoncent la fatigue d'une vie laborieuse et de quatre couches successives en 5 ans. Elle porte les traces peu marquées de la petite vérole qu'elle a eue vers l'âge de 8 ans. A 14 ans elle a souffert pendant huit mois d'une jaunisse (ictère) dont elle ne peut indiquer la cause. Elle est néanmoins bien portante et ses couches ont été heureuses, mais elle a toute l'apparence d'une femme anémique. Son teint blond, avec des yeux bleus, a une matité générale qu'interrompt seul un coloris assez vif sur le sommet des pommettes ; elle n'a jamais souffert de la poitrine, ni toussé d'une manière habituelle. Ses forces physiques ne pourraient suffire à des travaux manuels grossiers.

Les deux premiers enfants ont succombé de bonne heure, l'un à une maladie lente, et sans doute scrofuleuse, des intestins ; l'autre à une rougeole (roséole des enfants). Le troisième est très-scrofuleux ; son corps maigre, ses chairs flétries, son visage hâve, souffreteux, sa tête forte couverte de rares cheveux blonds, ses articulations noueuses, annoncent au premier abord cette triste maladie. Il a, dans sa courte existence, été retenu au lit pendant huit mois une première fois et une seconde fois quatre mois. Les parents entourent le malade de soins affectueux et persévérants ; tous les quinze jours ou tous les mois on le porte chez un médecin du voisinage, qui donne gratuitement ses conseils. On y joint aussi, selon la coutume des ouvriers, ceux du pharmacien chez lequel on va chercher les médicaments. On s'astreint à fournir à l'enfant l'alimentation fortifiante qui lui est prescrite, et on lui administre avec exactitude l'huile de foie de morue et quelques autres antiscrofuleux.

L'autre fils est frais et blond, assez bien portant jusqu'à présent, [152] quoique sa carnation puisse faire craindre qu'il ne porte en lui les mêmes prédispositions.

Le service de santé ne concerne guère que l'enfant malade ; l'ouvrier et la femme n'ont pas eu besoin d'y avoir recours, sauf pour les couches de celle-ci, qui ont eu lieu chez elle avec le secours d'une sage-femme rétribuée à raison de 10f chaque fois.

§ 5. — Rang de la famille.

L'ouvrier est d'une grande habileté dans les travaux de son métier, et il a toujours dû à cette circonstance un gain très-élevé, en rapport avec celui qu'il s'assure aujourd'hui. Sa supériorité consiste à faire vite et bien les grandes pièces, dont il se charge exclusivement. Tout ouvrier tailleur parvenu à ce degré d'habileté est au-dessus des fâcheuses influences dont se plaignent la plupart de ces ouvriers ; il peut choisir parmi les patrons ceux qui lui fournissent le travail le plus durable, se garantir du chômage (§ 8), ne pas travailler pour les marchands d'habits neufs dont les prix sont trop bas. Enfin cette même habileté qui rend l'ouvrier propre à tous les travaux de son état lui permet de devenir chef d'industrie (§ 8). Dans tous ces travaux, il lui faut un aide qui exécute les parties les plus faciles de sa tâche et qui laisse l'ouvrier utiliser son habileté à ne faire que les travaux dignes de son talent. C'est là que se forment d'habitude les apprentis, jeunes gens de 13 à 14 ans, qui entrent chez les apiéceurs et restent auprès d'eux 4 ou 5 ans s'ils ne paient pas leur apprentissage ; 3 ou 4 ans dans le cas contraire ; ces aides-apprentis sont connus parmi les tailleurs sous le nom de tartares. L'ouvrier sous la direction duquel un apprenti est placé lui donne 6 à 10f sur chaque pièce confectionnée, ce qui fait environ 1f à 1f50 par jour. Les apprentis sont devenus très-rares aujourd'hui, et en général ils sont remplacés, auprès des tâcherons apiéceurs, par des femmes comme celle qui habite avec l'ouvrier.

En résumé l'ouvrier présentement décrit occupe par son talent un rang très-élevé, et les ressources dont il dispose sont abondantes. Mais ses habitudes dispendieuses le mettent dans la position précaire de tous les ouvriers imprévoyants, et l'éloignent à jamais d'une meilleure condition, que d'ailleurs il ne se montre pas désireux d'obtenir.

Le concubinage où il vit laisse à son caprice l'avenir de sa compagne. La famille subsiste sous la protection d'un intérêt de métier et des instincts d'affection qui unissent l'homme quel qu'il soit à ses enfants.

[153] Les maîtres tailleurs et leurs ouvriers ont introduit dans leurs rapports la plus complète indépendance. Les patrons sont heureux de n'avoir point à prendre souci des hommes qui travaillent pour eux, et le salaire une fois payé ils sont déchargés de tout soin. Le seul service qu'ils leur rendent est de leur faire des avances désignées par les ouvriers sous des noms bizarres (A) ; mais cela n'a guère lieu que dans les ateliers. D'une autre part les ouvriers se plaignent, il est vrai, de cette indifférence de leurs patrons, mais leurs mœurs peu régulières leur font chérir avant tout l'indépendance absolue, et ils ne toléreraient pas dans l'état actuel des choses la moindre pratique de patronage. Ce n'est qu'en présence des misères de quelques compagnons infirmes ou accablés de vieillesse qu'ils accusent cet isolement, dont ils n'apprécient dans leur jeunesse que les tristes facilités.

II. Moyens d'existence de la famille

§ 6. — Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris.)

Immeubles............ 0f00

La famille n'a aucune propriété immobilière, et n'a aucun désir d'en posséder.

Argent............ 0 00

la famille ne fait et n'a jamais fait aucune épargne ; l'ouvrier a une certaine aisance dans sa famille et pourra peut-être hériter de quelque argent. Mais il ne parait pas y songer et n'entretient que fort peu de relations avec son père, qu'il n'a pas vu depuis 23 ans et dont il ne connaît pas les affaires. L'ouvrier se rend parfaitement compte de son incapacité absolue à garder une somme d'argent, et il ne compte que sur son travail.

Matériel spécial des travaux et industries............ 31 00

Planche de 1mq56, sur laquelle se place l'ouvrier pour travailler, 7f 00; — tréteaux pour la supporter, 5f00; — planche, dite six-francs, de la forme et des dimensions convenables pour être introduite dans les entournures et servir à rabattre les coutures, 3f 00 ; — planche, dite passe-carreau, de la forme et des dimensions convenables pour être introduite dans les manches et servir à rabattre les coutures, 1f50; — 2 fers ou carreaux pour rabattre (ouvrir, en terme de tailleur) les coutures, 7f00 ; — 1 brosse de chiendent pour nettoyer les habits que l'ouvrier vient de terminer, 0f40; — 3 douzaines d'aiguilles à coudre, 0f35 ; cire pour le fil, 0f05; — toile noire en coton, dite toilette, mesurant 1m 40 sur 1m, 1f40 ; — 2 paires de ciseaux, 4f30; — 2 rubans divisés en centimètres, 0f10; — carnet pour inscrire les mesures, crayon, 0f20.

[154] Nota : Les tailleurs à façon ont habituellement un abonnement à un journal qui les tient au courant des modes; les ouvriers habiles, qui sont à la fois tâcheron et chefs d'industrie, peuvent, comme celui-ci, éviter cette dépense. Les étoffes remises toutes coupées par les maîtres pour lesquels ils travaillent leur fournissent les moyens de prendre les patrons des nouvelles coupes et de les utiliser pour leur industrie personnelle. L'ouvrier possède ainsi une grande quantité de patrons qui lui rendent de très grands services et auxquels il n'a pu être attribué aucune valeur, puisque ce n'est pas un objet de commerce.

Valeur totale des propriétés............ 31f00

§ 7. — Subventions.

Les subventions dont jouit la famille sont peu importantes, mais leur origine mérite d'être signalée. Aucune d'elles ne provient des patrons (§ 5) pour lesquels travaille l'ouvrier ; la complaisance des voisins, celle du médecin commandée d'ailleurs par l'opinion publique, enfin la bienfaisance de la commune ou de l'État, sont les dernières sources de subventions que les mœurs actuelles laissent à la plupart des ouvriers des villes. Celui qui est décrit dans la présente monographie doit la plus forte recette de ce genre à une concession de la ville dans la perception des droits d'octroi (D. 1re Son). La femme va deux fois par jour acheter en dehors de la barrière un demi-litre de vin qui lui est vendu à raison de 0f 50 le litre, au lieu de 0f 70 qu'il lui faudrait payer dans Paris. Par une tolérance qui a pour but le soulagement des classes ouvrières, il est permis d'entrer exempte de tous droits une quantité de vin inférieure à un litre : la famille réalise ainsi par an une économie qu'il faut évaluer à 72f 00.

En dehors de cette subvention publique, on ne peut plus compter que des recettes insignifiantes : les consultations gratuites données par le médecin lorsqu'on va chez lui, le prêt qu'une voisine fait à la femme des baquets nécessaires au blanchissage, chaque fois que celle-ci en a besoin. Ces traits n'ont d'intérêt que par comparaison avec d'autres familles ; ils représentent les traces d'une source de recettes qui, dans certaines familles, assure la plus grande partie du bien-être.

Avant d'envoyer le fils aîné à l'école où on le tient en garde (D. 4ᵉ Son), la mère avait eu recours à la crèche, lieu d'asile ouvert par la charité privée pour recevoir, pendant le jour, les enfants âgés de moins de deux ans dont la surveillance serait une charge pour les familles d'ouvrier. L'enfant étant tombé malade, les parents attribuèrent au défaut de soin les accidents qu'il éprouva, et renoncèrent aux avantages de cette subvention.

§ 8. — Travaux et industries.

[155] Travaux de l'ouvrier. — L'ouvrier travaille à la tâche au compte de deux patrons. Il en reçoit tout coupés, mais non cousus, les divers morceaux d'un habit, d'une redingote ou d'un surtout, dit paletot, et il doit rendre le vêtement confectionné. Son travail consiste donc à assembler les morceaux, poser les doublures, poches et pièces diverses que l'on place sous l'étoffe dans certaines parties ; puis il coud le vêtement, pose les boutons et fait les boutonnières. Il n'exécute que les grandes pièces, c'est-à-dire que jamais pour les patrons il e travaille à un gilet ou un pantalon. L'ouvrier est désigné, dans le langage des tailleurs, comme un apiéceur faisant l'habit bourgeois.

Le travail que l'ouvrier exécute comme tâcheron n'est pas rétribué à la journée, même dans les ateliers des maîtres tailleurs (A) : cependant, le salaire journalier peut être évalué à 4f50. Les patrons paient habituellement à la fin de chaque semaine, lorsqu'on rend l'ouvrage fait pendant cet espace de temps. Les ouvriers habiles augmentent beaucoup leur salaire par la rapidité avec laquelle ils confectionnent une pièce : aussi, l'on distingue habituellement ceux qui ne font qu'une seule pièce par semaine et dont le gain se borne à 20 ou 25f, c'est-à-dire 3f 30 ou 4f 00 par jour, et ceux qui, à eux seuls, sont capables de faire dans le même temps une pièce et demie ou près de deux pièces. L'ouvrier ici décrit doit à son habileté l'élévation de son salaire journalier moyen jusqu'à 7f 00. Dans les temps où l'ouvrage abonde, il peut, avec l'aide de la femme, faire au compte d'un patron 2 pièces et 1/2 et même 3 par semaine, ce qui, pour ces périodes, fixe à 60f00 environ le gain hebdomadaire de la famille ; aux époques de chômages cela diminue à peu près de moitié.

Les tâcherons qui, comme l'ouvrier, travaillent chez eux, sont obligés de consacrer chaque semaine un certain temps pour aller prendre l'ouvrage chez le patron, et le rapporter ; vu les distances, on a pu évaluer ici à 6 heures par semaine le temps employé à ces courses. Très-disséminés dans Paris, les ouvriers tâcherons dits apiéceurs ne demeurent guère dans le voisinage de leurs patrons, qui sont réunis en grand nombre autour du Palais-Royal. Ce serait donc une condition défavorable pour les ouvriers tailleurs que de travailler chez eux, si l'indépendance qui en résulte ne leur permettait des spéculations et des industries qui augmentent notablement leurs ressources. Afin de se garantir des mauvaises chances du chômage, l'ouvrier travaille habituellement pour deux maîtres tailleurs, et [156] cela suffit pour qu'il soit occupé toute l'année et n'éprouve qu'un ralentissement et une diminution de salaire aux époques où d'autres ouvriers du même état n'ont plus d'occupation. Pour arriver à ce résultat, il faut être connu comme bon ouvrier et recherché à ce titre par les maîtres tailleurs. Avec le concours de sa concubine, l'ouvrier parvient à exécuter, au compte de ses deux patrons, jusqu'à 99 grandes pièces en une année ; chacune d'elles est rétribuée de 18 à 22f00 (A).

Outre ce premier avantage de sa position indépendante, l'ouvrier lui doit encore la faculté de travailler comme chef d'industrie pour une clientèle qui lui appartient. Cette entreprise lui assure un bénéfice important et élève jusqu'à 11f 00 le salaire journalier moyen de la famille.

Pendant son travail l'ouvrier est assis, les jambes croisées, sur une large planche, devant l'unique fenêtre de la chambre habitée par la famille ; il ajuste ensemble et unit les morceaux des vêtements, fait les travaux d'aiguille pénibles ou difficiles, rabat les coutures avec le fer chaud ; les autres ouvrages qui exigent moins de force ou d'habileté sont laissés à la femme. L'ouvrier travaille en été 11 à 12 heures par jour, et 10 heures environ en hiver ; de ce temps il faut déduire à peine trois quarts d'heure pour son déjeuner du matin et son dîner du midi (§ 9). Tous les jours il quitte le travail à l'heure du repas du soir, 5 heures en hiver, 6 heures ou 6 heures 1/2 en été. Pendant la soirée il ne travaille jamais (§ 11), non plus que les dimanches et jours de fête ; il n'a pas l'habitude de se reposer le lundi, comme le font la plupart des ouvriers tailleurs, mais cela lui arrive aussi quelquefois ; il travaille alors un peu le dimanche qui précède, si c'est à une époque où l'ouvrage soit abondant. A certains moments de loisir, il confectionne quelques menus objets de vêtements pour les enfants. Le reste de son temps est consacré aux travaux concernant les industries entreprises au compte de la famille.

Travaux de la femme. — Le travail principal de la femme est exécuté en commun avec l'ouvrier ; il consiste à l'aider dans les travaux de confection d'habits, soit exécutés au compte des patrons, soit entrepris au compte de la famille. Assise sur une chaise près de la planche sur laquelle se trouve l'ouvrier, elle reçoit sans cesse de lui la besogne préparée, les instructions nécessaires pour s'en acquitter convenablement. On peut évaluer à 3f 00 par jour le salaire d'un aide dans les conditions où la femme se trouve placée ; mais, d'une part, en travaillant à la tâche, elle élève ce salaire jusqu'à 4f 00; d'une autre part, elle prolonge la journée de travail [157] après le repas du soir, jusqu'à 10 heures 12, 11 heures, de telle manière que la totalité des heures employées par elle a dû être évaluée à 392 journées par an, ce qui suppose 365 journées de 12 heures, plus 108 suppléments de 3 heures chacun, de 7 à 10 heures du soir.

Pendant ces heures laborieuses, la femme, outre le travail fait en commun avec l'ouvrier, s'occupe des soins du ménage ; elle approprie la chambre, elle fait les lits, habille les enfants, prépare les aliments pour les repas. Toutes les semaines, elle blanchit le gros linge du ménage, les vêtements des enfants, et même ses robes quand il y a lieu. Elle savonne ces objets chez elle dans une terrine en terre vernissée, puis elle descend dans la cour de la maison, auprès de la pompe qui y est établie, pour laver à grande eau dans deux baquets que lui prête une de ses voisines. Elle utilise les moments de liberté que lui laisse le ralentissement des travaux aux époques de chômage, pour raccommoder les vêtements des enfants, son linge et celui de l'ouvrier. Enfin, une part considérable de son temps est employée à seconder l'ouvrier dans la confection des vêtements qu'il entreprend pour sa clientèle.

Les enfants sont beaucoup trop jeunes pour se livrer à aucun travail, même concernant leur instruction. Si l'aîné a été envoyé à une école, c'est pour y être tenu en garde pendant la journée et laisser ainsi plus de liberté à la mère pour se livrer à ses travaux habituels.

Industries entreprises par la famille. — La substitution du travail à la tâche au travail à la journée est une spéculation très-lucrative, mais qui est passée en habitude dans ce corps d'état, et dont l'initiative n'appartient pas à l'ouvrier. Il a suivi aussi la coutume de ses camarades pour augmenter les bénéfices de cette spéculation, en s'adjoignant une concubine. C'est aussi avec son concours qu'il entreprend les travaux qui concernent sa clientèle. L'ouvrier achète les étoffes nécessaires pour la confection des vêtements qu'il fait pour ses pratiques ; il les coupe et travaille lui-même aux grandes pièces (habits, redingotes, surtouts). La femme l'aide dans cette confection et s'occupe spécialement, en outre, de celle des petites pièces (gilets, pantalons). Par cette combinaison, ils peuvent, dans une année, effectuer en-dehors du travail au compte des patrons, 2l grandes pièces et 20 petites pour leurs clients. Parmi ces dernières-il en est quelques-unes, surtout des pantalons, que, faute de temps, l'ouvrier est contraint de donner à coudre à des camarades, dont cette confection est la spécialité. II les paie à raison de 4f 00 par pièce, partie en nature, parce qu'il leur coud leurs paletots ou leurs redingotes, partie en argent. Cette industrie importante assure à l'ouvrier des [158] bénéfices assez élevés, mais rarement les tailleurs reçoivent comptant le prix de l'ouvrage qu'ils livrent aux pratiques. Les maîtres tailleurs et les ouvriers tailleurs à façon subissent à cet égard la même nécessité de livrer à crédit. L'ouvrier ici décrit ne reçoit que par tempéraments une partie considérable (2) de l'argent auquel il a droit ; comme il fournit les étoffes, il serait contraint de faire des avances importantes, si le marchand de draps ne lui faisait crédit lorsqu'il en a besoin et ne lui laissait la facilité de solder aussi sa dette par à-compte.

L'ouvrier jouit d'une source de bénéfices peu licites, aux dépens des patrons qui lui confient de l'ouvrage ; il détourne des morceaux d'étoffes et les utilise à son profit, soit en les fournissant à sa propre clientèle, soit en les employant à son usage. Ces détournements, que les patrons n'ignorent pas entièrement, mais qu'ils ne peuvent empêcher sans une surveillance trop pénible, représentent, pour l'ouvrier, une recette annuelle qu'on a dû évaluer à 83f50 pour l'année (1).

Comme industries secondaires, il convient de mentionner la confection des vêtements de l'ouvrier (3) exécutée dans les mêmes conditions que l'industrie concernant la clientèle ; enfin le blanchissage du gros linge et des vêtements entrepris par la femme.

III. Mode d'existence de la famille

§ 9. — Aliments et repas.

La famille fait trois repas par jour, mais ils ne sont pas distribués comme le sont ordinairement ceux des autres ouvriers parisiens qui travaillent chez eux. Le repas principal a lieu dans le jour, selon la coutume flamande, vers l'heure de midi. L'ouvrier l'appelle le dîner. Il est précédé le matin d'un léger déjeuner entre 7 et 8 heures ; le soir il y a un souper pour la femme et les enfants, à 5 heures, en hiver, et 6 à 7 heures, en été, tandis que l'ouvrier se rend dans un cabaret voisin situé hors de la barrière, où il soupe avec des camarades et passe la soirée. Les ouvriers tâcherons qui occupent la même position que lui prennent habituellement, vers 7 heures du matin, un premier déjeuner composé d'un potage ou de café au lait ; à 11 heures ou midi, un second déjeuner à la fourchette où figurent les restes du dîner de la veille avec quelques légumes, des fruits ou du fromage. Le principal repas ou dîner a lieu vers 6 ou [159] 7 heures ; le plat de viande y manque rarement, il commence par un potage, et se termine ordinairement par des légumes et quelques fruits dans la saison. Il résulte de ces habitudes, que beaucoup d'ouvriers de cette condition mangent de la viande jusqu'à deux fois par jour.

L'ouvrier décrit dans la présente monographie fait un premier repas assez singulièrement composé : vers ou 8 heures du matin, il prend un verre de café noir sans sucre avec 6 centilitres d'eau-de vie qui lui coûtent 0f10. Au même moment la femme prend, avec les enfants, le café au lait avec du pain concassé et trempé dedans. L'usage de l'eau-de-vie est très-répandu parmi les ouvriers tailleurs ; mais, en général, les apiéceurs ne suivent pas la coutume de l'ouvrier décrit présentement. Ils achètent le matin 1 décilitre d'eau-de-vie (0f20), et le consomment peu à peu pendant leur travail, et souvent la femme en a aussi sa part.

Le dîner (vers onze heures ou midi) se compose d'un plat de viande, bœuf bouilli, ragoût ou viande rôtie accommodée avec des légumes et surtout des pommes de terre ; en second lieu, il comprend un plat de légumes dont la nature varie selon la saison. Lorsque le prix du poisson le permet, celui-ci figure aussi dans ce repas. Parfois on substitue au plat de viande des œufs accommodés dans une poêle avec du beurre, et dits en omelette ou cuits sur le plat. L'usage de la viande est recommandé à la famille pour la santé du fils aîné ; mais il est d'ailleurs dans les goûts de l'ouvrier, il y attache certaines idées concernant le bon entretien de ses forces et de celles de sa compagne. Le potage est rarement servi à ce repas ; l'ouvrier ne l'aime pas et son estomac habitué aux boissons fermentées paraît le digérer avec peine. La soupe grasse est seule exceptée ; toutes les autres sont conservées pour le repas du soir. L'ouvrier et la femme terminent le dîner par une tasse de café sans lait.

Le souper (de 5 à 7 heures du soir) est composé d'un potage, de quelques débris du dîner auxquels on ajoute soit du fromage, soit quelques fruits.

Une fois par an à peu près on achète une die, lorsqu'on en juge le prix peu élevé. L'alimentation ne présente d'ailleurs aucune particularité remarquable lorsqu'on la compare à celle des autres ouvriers de Paris (N°1, § 9).

La famille consomme habituellement chaque jour un demi-litre de vin ; depuis quelque temps le prix élevé de cette boisson lui a fait substituer l'usage de l'eau rendue sapide par la macération de quelques morceaux de racine de réglisse (Glycyrrhiza glabra, Linné). Cette pratique tout exceptionnelle disparaît dès que le prix du vin reviendra à son taux ordinaire.

[160] Les deux parents donnent volontiers quelques friandises aux enfants : ainsi les fruits leur sont surtout destinés, et d'une autre part chaque jour on achète à chacun d'eux un gâteau.

L'ouvrier quitte son logis chaque soir vers ou 6 heures pour aller prendre son souper. Ce repas lui occasionne une dépense quotidienne de 1f50 ainsi répartie : 1 plat de viande, 0f40; 1 plat de légumes, 0f30 ; pain, 0f10 ; vin, 0f70. Le dimanche et les jours de fête, la famille va dîner chez un traiteur de la banlieue ; la dépense s'y fait habituellement de la manière suivante : 2 parts de gibelotte, 0f50; 1 part de tête de veau, 0f40; 1 plat de légumes ou une salade, 0f40; 2 litres de vin meilleur que l'ordinaire, 1f40 ; prune confite dans l'eau-de-vie, 0f10; 1 tasse de café noir pour la femme, 0f20; eau-de-vie pour l'ouvrier et la femme, 0f20; pain, 0f50 ; dépense totale, 3f 50. Assez ordinairement dans ces occasions l'ouvrier boit, en dehors du repas, du vin et de l'eau-de-vie (§ 11).

§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.

L'ouvrier loge au cinquième étage d'une maison de belle apparence et très-proprement tenue. Les quatre premiers étages sont des logements occupés par des personnes de la classe bourgeoise ; un petit escalier roide et étroit, faisant suite à celui des étages inférieurs, conduit au cinquième étage situé sous les combles et composé d'un corridor sur lequel s'ouvrent 12 chambres analogues à celle que la famille habite. Celle-ci est une pièce à peu près carrée de 4m60 sur 4 mètres; sa hauteur est de 2m40; mais le lambris qui règne dans une partie du plafond ne lui laisse qu'une hauteur moyenne de 1m98. Dans cette seule pièce, qui ne mesure pas plus de 36 mètres cubes, vivent constamment l'ouvrier, la femme et les deux enfants ; en tenant compte de la place des meubles et de celle des personnes, à peine reste-t-il 28 mètres cubes d'air. La porte, habituellement fermée, ne peut servir à renouveler l'air, l'aération se fait uniquement par une fenêtre lucarne de 0mq77 d'ouverture et par une cheminée de 0mq30. Ces conditions sont insuffisantes pour les exigences de l'hygiène, et ne sont qu'incomplètement compensées par la bonne tenue de la maison et la libre aération de ses étages supérieurs.

L'ouvrier et la femme couchent dans un même lit avec le plus jeune enfant ; au pied de ce lit commun est la couchette de l'aîné. Les conditions morales paraissent aussi fâcheuses que les conditions hygiéniques, lorsqu'on songe aux mœurs de l'ouvrier, à sa position de concubinage et à cette cohabitation trop intime des enfants avec [161] les parents. Si l'on jette un coup d'œil sur l'ensemble des recettes et des dépenses de la famille, on verra qu'il lui serait facile, en faisant meilleur usage de ses ressources, de se loger d'une manière plus saine et plus convenable. Le loyer annuel est de 140f, payé par termes de trois mois ; l'ouvrier ne trouve pas ce prix élevé et tient à conserver cette chambre qu'il occupe depuis 4 ans. Au renouvellement de chaque année il donne 3f d'étrennes au portier [N° 1 (H)].

Meubles : ils annoncent l'incurie et le désordre de l'ouvrier, en même temps que la propreté de la femme ; ils ne peuvent satisfaire qu'aux premières nécessités, et ne permettent pas le plus modeste bien-être ; valeur actuelle............ 195f75

Lit. — 1 bois de lit en noyer, acheté d'occasion il y a 5 ans, 50f 00; — 1 matelas, acheté d'occasion à la même époque, 31f 00 ; — 1 lit de plume (même origine), 14f00; — 1 couverture de laine échangée contre un gilet confectionné, 11f 00; — 1 couverture de coton, achetée neuve, 7f00; — 2 oreillers, 7f00; — 1 couchette d'enfant, en acajou, obtenue d'occasion, il y a 2 ans, en échange d'un pantalon confectionné, 14f00; — 1 paillasse remplie avec de la fougère (Filix mas, Linné), donné par un camarade, 5f00; — 2 coussins remplis avec de la paille d'avoine (Avena sativa, Linné), 3f50; — Total 142f50.

Meubles de la chambre. — 1 commode en noyer, achetée d'occasion par la femme il y a 10 ans, 12f00; — 1 table à manger en noyer, provenant du mobilier de la femme, 4f00; — 4 chaises mal garnies de paille, achetées d'occasion, 3f00; — 1 fontaine achetée d'occasion il y a 4 ans, 6f00; — 1 toile cirée pour recouvrir la table à manger, 2f00; — 1 poêle rond en fonte avec tuyaux, 8f00; — 1 miroir de 0mq27, 5f00 ; — 4 vases de porcelaine donnés à la femme par des connaissances, le jour de sa fête, 7f00; — 1 petite commode en noyer, jouet d'enfant, servant de coffret, 2f50; — 2 cages pour les oiseaux, 3f75. — Total, 53f25.

Linge de ménage : à peine suffisant pour l'usage journalier ; chaque pièce est remplacée au fur et à mesure qu'elle est entièrement usée............ 48f 90

4 paires de draps en toile de lin, à 2f05 le mètre, 40f 00; — 6 taies d'oreiller, en calicot, à 0f80 le mètre, 2f40 ; — 5 draps d'enfants faits avec de vieux draps coupés, 2f00; — 6 serviettes en toile de chanvre pour la toilette, 4f50.

Ustensiles : achetés au jour le jour ; ils sont vieux ou neufs selon le hasard des besoins ; ils sont médiocrement entretenus............ 31f00

Dépendant de la cheminée. — 1 pelle et 1 pincette, 0f50.

Employés pour le service de l'alimentation. — 2 pots en terre vernissée, dit poellons, 1f20; — 1 marmite en terre vernissée pour le pot-au-feu, 0f75 ; — 1 casserole en fer battu pour le café, 0f60 ; — 6 assiette en porcelaine, 1f 00; — 5 verres à boire, 0f50; — 6 couverts en fer étamé, 1f80; — 4 vieux couteaux, 0f60; — 4 tasses évasées, dites bols, dont 2 ont été gagnées à une loterie foraine, à la fête de Montmartre, 1f40; — menues poteries, 0f75; — 1 fourneau à main en terre et en tôle, 3f75 ; — 7 bouteilles communes, 1f05. — Total, 13f40.

Employés pour les soins de propreté. — 2 pots à eau avec leurs cuvettes, 2f 50; — 2 peignes et 1 brosse pour les cheveux, 2f25; — 1 rasoir, 3f00; — 1 miroir à barbe, 0f15. — Total, 7f90.

[162]Employés pour usages divers. — 2 fers a repasser le linge, 2f 00; — 1 vieux chandelier, 0f20; — 1 lampe à modérateur avec abat-jour, 7f00. — Total, 9f20

Vêtements : Selon l'usage des ouvriers tailleurs de Paris, celui-ci porte les vêtements de la classe bourgeoise ; sa tenue est assurée, sa démarche hardie et telle qu'on l'observe souvent chez les jeunes étudiants d'une vie dissipée ; la femme est mise comme les ouvrières de la ville, le bonnet avec quelque recherche du costume bourgeois dans le reste des vêtements............ 441f 60

Vêtements de l'ouvrier (238f95) : tenus avec une certaine négligence, les vêtements du dimanche servent toutes les fois que l'ouvrier sort, même dans la semaine.

Vêtements du dimanche. — 1 habit de drap noir, 35f00; — 1 redingote de drap noir, 40f00 ; — 1 paletot de drap castor, 50f00; — 2 pantalons de drap de couleur foncée, 30f00; — 3 gilets blancs ou de couleur, 15f00; — 1 chapeau en feutre de soie, 10f00 — 3 cravates carrées en soie noire, 11f 00; — 1 cravate longue en soie noire, 7f00; — 6 faux-cols de chemise, 1f20. — Total, 199f20.

Vêtements de travail. — 1 pantalon en toile de chanvre et de coton, verte, 0f50 ; — 1 vieux gilet, 0f75; — 1 bonnet, fait habituellement avec la coiffe d'un vieux chapeau, 0f10; — 4 chemises en calicot, achetées toutes faites, 12f 00; — 6 paires de chaussettes, 4f 20; — 2 paires de souliers, 18f 00; — 6 mouchoirs blancs en toile de lin, 4f 20. — Total, 29f73.

Vêtements de la femme (151f55) : Costume simple, propre et convenable.

Vêtements du dimanche. — 2 robes en laine mérinos noire ou de couleur foncée, 50f 00; — 2 bonnets blancs en percale, avec des ornements de même étoffe, 8f 00; — 3 jupons blancs en étoffe de coton, 8f 25; — 1 paire de bottines, 9f 00; — 1 châle en étoffe de laine, avec des dessins de couleur sur fond blanc, 30f 00; — 5 cols brodés, 7f 50; — Total, 112f 75.

2 Vêtements de travail. — 2 robes en étoffes de laine, l'une à petits carreaux noirs et blancs, l'autre à dessins bleus et verts, 20f00; — 2 tabliers en étoffe de laine noire, 4f00; — 4 bonnets en percale, 6f40; — 6 chemises en toile de lin et 2 vieilles, 20f00; — 2 jupons de couleur faits avec de vieilles robes, 5f00; — 1 corset, 5f 00; — 4 paires de bas en coton, 4f 00 ; — 1 paire de bas en laine, 2f 50 ; — 1 paire de souliers, 4f50 ; — 1 châle en étoffe de laine brune, 12f 00 ; — 6 mouchoirs de couleur, 3f 00. — 3 petits fichus, dits pointes de cou, 0f 90 ; — 2 cols unis, 1f 00. — Total, 38f80.

Vêtements des 2 enfants (51f10) : assez proprement tenus.

Vêtements du fils aîné. — 3 blouses en laine, 9f 00; — 3 tabliers de couleur, qui servent aussi à son frère, 1f80; — 5 chemises en toile de lin, qui servent également au frère, 6f 00; — 2 corsages en toile dite de coutil, 0f 80; — 2 pantalons, 2f 00; — 2 paires de bas en coton, 1f00; — 1 paire de souliers, 2f 00 ; — 1 paire de chaussures en étoffe faite par le père, 1f 00 ; — 1 casquette en paille, 1f80. — Total, 25f40.

Vêtements du second enfant. — 5 petites robes en laine, 15f 00 ; — 4 tabliers blancs, 2f 40; — 4 jupons de couleur, 1f 20 ; — 3 paires de chaussettes en coton, 0f 90; — 3 paires de bas de laine, 2f 70; — 1 chapeau de paille, 1f25 ; — 1 paire de souliers, 1f 25. — 1 paire de chaussures en étoffe, faite par le père, 1f 00. — Total, 25f70.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 717f25

§ 11. — Récréations.

[163] Les récréations jouent un rôle important dans la vie de l'ouvrier et provoquent de sa part des dépenses considérables. Ce trait de mœurs ne lui est pas particulier, il est très-commun parmi les ouvriers tailleurs ( § 3). Les plaisirs qu'ils recherchent sont assez variés ; on les voit souvent se rendre chez les traiteurs de la banlieue placés aux barrières de Paris, pour y faire de joyeux repas, ils fréquentent les bals publics où vont habituellement les filles qui sont en service dans des maisons bourgeoises, les femmes de chambre, les ouvrières de toutes sortes. Leurs rapports avec des pratiques appartenant à la classe bourgeoise obligent les tailleurs à une mise plus recherchée que celle des autres ouvriers, et développent en eux le goût de la toilette. Par suite, ils sont très-débauchés avec les femmes et se vantent volontiers de leur dépravation élégante. Le dimanche et le lundi, beaucoup d'entre eux vont au bois de Boulogne avec des femmes parfois même assez bien mises ; ils louent des chevaux pour quelques heures, paient à leurs compagnes de nombreux rafraîchissements dont ils ont leur part, et terminent la journée par le repas à la barrière souvent suivi de la danse. La fréquentation des filles de mauvaise vie est habituelle parmi ces ouvriers, et au milieu de cette débauche ils prennent rapidement le goût du vin et des liqueurs fortes. L'usage du tabac à fumer est général parmi eux. Leurs récréations se rapprochent d'ailleurs quelque peu de celles des jeunes dissipateurs des classes plus élevées, et on y remarque ordinairement une certaine recherche des plaisirs artistiques, tels que les réunions chantantes, dites goguettes (C), les courses en canot sur la Seine, les parties de spectacle. Il en est un certain nombre qui s'adonnent spécialement à ce dernier genre de plaisirs, et ils finissent par y trouver la source d'une industrie bizarre. Il est d'usage dans les théâtres de Paris que l'administration fasse placer dans la salle un certain nombre de personnes qui doivent applaudir à des endroits que leur désigne un signal convenu. On nomme vulgairement ces approbateurs mercenaires la claque ou les romains du lustre ; un homme désigné sous le nom de chef de claque traite avec l'administration et se charge, moyennant un certain nombre de places qu'on met à sa disposition et une somme qu'on lui alloue, de se pourvoir de claqueur selon les désirs du directeur de théâtre. Les chefs de claque recherchent beaucoup les ouvriers tailleurs qui ont en général une bonne tenue et peuvent passer pour appartenir à la classe bourgeoise. Il en est parmi ces ouvriers qui s'enrôlent comme claqueurs moyennant la place qu'on leur donne au théâtre ; rarement [164] ils obtiennent d'être payés, à moins que leur tenue et leurs manières soient assez distinguées pour qu'on puisse les placer isolément dans les loges ou aux galeries. Ces claqueurs de choix doivent être capables d'applaudir avec discernement, de parler même pendant les entractes en faveur de la pièce et des acteurs. Quelquefois aussi ils s'échappent, grâce à leur isolement, vendent leur contremarque et vont souper avec le produit de ce commerce frauduleux. Ces relations peu estimables avec les théâtres conduisent ceux qui ont la meilleure tenue et les qualités extérieures nécessaires, à paraître comme figurants sur la scène, moyennant une rétribution qui varie selon les théâtres et selon les pièces. Néanmoins, les ouvriers tailleurs qui en général unissent à leur dissipation une fierté prétentieuse concernant leur état, estiment peu ceux qui demandent à de pareilles industries de misérables bénéfices ; ils les regardent comme des paresseux peu dignes de tenir une aiguille.

Les distractions intellectuelles sont assez recherchées des ouvriers tailleurs ; la plupart d'entr'eux, surtout dans les ateliers, lisent beaucoup les ouvrages à bon marché qui renferment des connaissances historiques, et ces notions plus ou moins exactes servent d'aliment à leurs préoccupations politiques [les Ouvr. europ. XXXVI (B)]

L'ouvrier décrit dans la présente monographie s'est surtout adonné aux femmes et à l'usage immodéré des boissons. Cependant aujourd'hui, comme son industrie de tailleur à façon exige qu'il habite une maison bourgeoise et y conserve une conduite convenable, il a, en quelque sorte, réglé ses désordres, et s'impose de ne pas boire jusqu'à l'ivresse évidente et de prendre toutes ses récréations hors de chez lui. La femme n'est associée qu'à un petit nombre d'entre elles (§ 3 et § 8).

Chaque dimanche et chaque jour de fête, la famille va se promener vers 4 ou 5 heures, et dîner chez un traiteur de la banlieue (§ 9). L'ouvrier pendant la promenade boit un peu de vin ou d'eau-de-vie. Chez lui, pendant le travail, l'ouvrier fume une quantité assez considérable de tabac (20 grammes par jour) ; le verre d'eau-de-vie qu'il boit chaque matin est à la fois une récréation et un besoin résultant de l'habitude. Il se plaît à entendre en travaillant le chant d'un serin (Fringilla Canaria, Lin.) et le babil criard d'un sansonnet (Slurnus vulgaris, Lin.).

Chaque soir, sauf le dimanche et les jours de fête, l'ouvrier s'amuse hors de chez lui ; il va chez le traiteur vers 5 à 6 heures prendre son souper, et là il retrouve des camarades avec lesquels il boit, joue aux cartes et parfois même va dans les mauvais lieux. Ces soirées de débauches lui occasionnent une dépense de 13 à 14f par [165] semaine. Jusque dans ces dernières années, il tenait goguette (E), c'est-à-dire qu'il dirigeait, comme vice-président, une réunion chantante, siégeant le soir dans un cabaret. Il y a renoncé parce que la police, soupçonnant certain but politique à ces réunions fréquentes et nombreuses, leur a suscité des difficultés et même les a plus tard fait cesser. En 1850 l'ouvrier faisait de nombreuses parties de plaisir en canot; il avait alors une petite barque à lui sur la Seine. Il l'avait achetée d'occasion pour 40f, et l'a conservée pendant 3 ans ; elle était remisée à Saint-Ouen moyennant une rétribution de 1f par mois, il l'a revendue 25f. Les nombreux voyages que l'ouvrier a faits tout en travaillant (§ 12) donnaient satisfaction à ses goûts aventureux, et lui permettaient de varier suivant les pays ses plaisirs et les moyens de s'y livrer.

On a lieu de remarquer chez cet ouvrier un fait assez ordinaire chez ceux des villes françaises, c'est l'oubli complet de toute espèce de fête solennelle quelle que soit sa nature. Il suffit d'étudier les populations qui ont conservé leurs fêtes consacrées (N° 3, § 11 ; N°4, § 11) pour s'apercevoir que ces solennités sont un trait important des mœurs publiques et en dénotent la valeur. La religion ou les traditions nationales y associent le repos à quelque sentiment élevé; ces joies partagées par toute une commune ou même toute une nation resserrent les liens sociaux ; la famille entière y participe, la jeunesse qui y prend la plus large part n'est pas éloignée, dans ses plaisirs, des personnes plus âgées ; les récréations d'ailleurs y ont une direction consacrée par l'usage qui tend à les éloigner des désordres de la débauche. L'examen des mœurs qui ont prévalu chez la plupart des ouvriers parisiens donne lieu de constater que ces avantages ne s'y retrouvent pas, et l'on ne peut invoquer ici la nécessité de travailler pour vivre, car les plus laborieux chôment au moins 12 ou 15 journées dans une année (Nos 1, 2, 7). Ces chômages isolés reposent le corps, il est vrai, mais ne sauraient en rien parler à l'âme ; et trop souvent ils donnent occasion de satisfaire des passions individuelles réprouvées par la morale.

IV. Histoire de la famille.

§ 12. — Phases principales de l'existence.

L'ouvrier est né à Bruxelles (Belgique) en 1816; son père était maître tailleur tenant un atelier de 17à 18 ouvriers ; il a su acquérir, [166] selon l'expression même de son fils, un morceau de pain pour là vieillesse. Sa mère a vécu près de son mari jusqu'en 1851. Son éducation fut celle des enfants des petits commerçants dans les grandes villes. A l'âge de 8 ans on l'envoyait, moyennant une rétribution de 1f50 par mois, dans une pension où il ne paraît avoir rien appris, mais où il noua quelques mauvaises liaisons ; sa première communion, faite assez légèrement vers l'âge de 13 ans, n'exerça sur lui aucune influence morale. Immédiatement après, il entra comme apprenti chez un maître chapelier ; mais inquiets de sa conduite, ses parents crurent devoir le placer chez un maître tailleur. Après avoir pris part à la révolution belge, quoique âgé de 15 ans seulement, il acheva d'apprendre son état, et, libéré du service militaire, il partit en 1834 pour commencer une vie d'aventures et de dissipations en voyageant de ville en ville selon l'usage des jeunes ouvriers de son état. Cette coutume, qui a pour but d'instruire l'ouvrier, est salutaire lorsqu'une surveillance active comme celle d'un compagnonnage [N°1 (A)] le préserve des dangers de cette vie errante. Mais avec l'esprit d'indépendance absolue et l'avidité des jouissances matérielles que l'on pet reconnaître aujourd'hui chez les ouvriers tailleurs, il faut avouer que, s'ils acquièrent en faisant leur tour de France une habileté incontestable, la plupart y perdent les principales qualités qui font de l'homme un citoyen utile. Oubli des liens de la famille, libertinage effréné, mépris des lois du pays, habitude de contracter des dettes sans les payer, et de se soustraire avec une coupable adresse à l’œil de la police aussi bien qu'aux légitimes réclamations des créanciers, tels sont trop souvent les traits de cette existence vagabonde. Rentrés plus tard dans la vie sédentaire, ils y rapportent des mœurs dépravées, une indépendance sans frein et une funeste antipathie contre la société qu'ils ont bravée pendant plusieurs années. L'ouvrier décrit dans la présente monographie offre un exemple de ces faits déplorables. A peine âgé de 20 ans, il quitte tout à coup ses parents, sans leur dire adieu, sans même les prévenir, et jamais depuis il ne les a revus. Avec un camarade de son âge et de son état, un compagnon de ses premiers désordres dans sa ville natale, il part fort peu muni d'argent, et sans papiers qui puissent le faire connaître, n'emportant de son pays que son instruction professionnelle et les goûts de dissipation qu'il y a contractés ; il marche à l'aventure vers Paris, où il pense trouver des salaires élevés et des plaisirs faciles : voyageant à pied, couchant chez les paysans, échappant aux douaniers et aux gendarmes, il arrive, et trouve bientôt de l'ouvrage. Mais au bout de quelques mois, il reconnaît que, pour être habile et gagner beaucoup, il lui faut faire son tour de France. Il se remet donc en route [167] dès la fin de l'année 1836, et pendant trois ans il parcourt le midi de la France, gagnant partout de l'argent qu'il dissipe aussitôt, ne payant presque jamais son-logement ni sa nourriture, dédaignant de porter sur lui ni papiers ni passeport, et s'adonnant partout à ses goûts d'intempérance et de libertinage (B). C'est ainsi qu'il passa successivement a Châtellerault, à Saint-Maixent, près de Niort, à Bordeaux, où il commença à travailler comme tâcheron et se signala en gagnant une prime d'habileté proposée par un patron de la ville. Pendant son séjour dans cette dernière ville, en 1837, les ouvriers tailleurs tentèrent, sans succès, une grève (A) à laquelle l'ouvrier, qui ne pouvait se passer d'argent, renonça au bout de quelques jours. De Bordeaux il alla travailler à Toulouse, Marseille, Toulon, Lyon et Genève. Arrêté deux fois par la gendarmerie, à laquelle il a l'adresse d'échapper, il rentre à Paris en 1839, ouvrier consommé dans son état, mais rapportant, à 23 ans, la plus funeste expérience de la débauche. Pendant plusieurs années il travailla dans les premiers ateliers de Paris, gagnant comme tâcheron, 45 à 50f par semaine. En 1845 il fut engagé pour diriger un atelier dans une grande ville de la Russie ; il avait de forts appointements (2,200f par an, plus la nourriture, le logement et le blanchissage, et 100f environ de pour-boire) ; mais il se déplut dans le pays, et revint en 1847 à Paris, dont il aime par-dessus tout la liberté ; son retour à travers l'Allemagne fut un voyage d'agrément où il dépensa 700f, en passant quelques jours dans les principales villes. Depuis ce retour, il a constamment gagné 45 à 50f par semaine. En 1851, il s'est décidé à travailler chez lui avec l'aide d'une concubine. Une vieille femme lui fit connaître une jeune ouvrière qui consentit à venir habiter avec lui.

Cette fille, nommée Marie J**, est née dans un village à 23 kilomètres d'Orléans ; son père était vigneron et cultivait quelque bien qu'il possédait dans le pays. Les mauvaises meurs du père ont ruiné la famille et amené la dissolution du ménage 20 ans après le mariage ; la mère abandonnée en 1842 a vécu depuis cette époque et achevé d'élever deux de ses trois filles, avec le produit de son travail comme ouvrière en journée. La jeune Marie J** ne reçut, au milieu de ce désordre, aucune éducation ; employée à quelques travaux intérieurs, elle jouait le reste du temps dans les rues du village ; le dimanche elle assistait à la messe. Amenée à Orléans en 1833, lorsque son père ruiné vint y chercher quelque ouvrage, elle fit sa première communion à 12 ans, après 6 mois seulement de catéchisme, et 2 ans après elle entra en service chez diverses personnes de la province. A 19 ans, elle vint à Paris et y servit dans deux maisons jusqu'en 1847. C'est à cette époque que, d'après les [168] conseils d'une dame âgée qui l'employait habituellement, elle se décida à travailler comme ouvrière, logeant dans sa chambre. Cette enfance, flétrie par l'inconduite et l'abandon d'un père, mais protégée encore par les efforts d'une mère honnête, explique assez bien les défauts et les qualités que l'observation révèle chez Marie J** (§ 3), et si la misère ne l'eût pas éloignée du toit maternel et jetée ignorante et sans expérience au milieu d'une grande ville, elle serait sans doute demeurée une honnête fille.

§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

Le premier trait qui frappe l'esprit en considérant le type étudié dans la présente monographie, c'est que la famille n'existe pas.

Au premier revers qui diminuerait notablement ses ressources, l'ouvrier pourrait se séparer de sa compagne et l'abandonner à son isolement. Le concubinage étant en quelque sorte habituel chez les ouvriers de cette catégorie, celui-ci ne semble avoir aucune tendance à en sortir par le mariage, et la femme ne paraît pas moins indifférente à l'inconvenance et à l'incertitude de sa position. On doit cependant ajouter que les ouvriers tailleurs ne sont guère dans l'usage d'abandonner leurs concubines.

Les tailleurs d'habits sont généralement peu disposés à la prévoyance. L'épargne leur semble volontiers un trait d'avarice, et souvent plus ils sont habiles, plus ils se font gloire de montrer, par leurs prodigalités, quelle condition facile ils doivent à leur talent. L'indépendance qu'ils doivent à l'indifférence des patrons leur est chère, mais ils se plaignent amèrement de ce que, suivant leur expression, les vieux ouvriers meurent sur le pavé ; et il faut ajouter que malheureusement les maîtres tailleurs sont dans la coutume de considérer comme vieux et incapables de travailler avec goût, les ouvriers qui approchent de 45 à 50 ans.

Certes la plupart de ceux-ci pourraient épargner ; mais on voit, par celui qui est décrit présentement, comment sont employées leurs ressources. D'une autre part, il n'a aucune tendance à s'affilier à des sociétés de secours mutuels. Il se croit trop habile ouvrier pour avoir recours à de pareils moyens ; d'ailleurs, le prélèvement que ferait sur son gain une cotisation quelconque, lui paraîtrait beaucoup trop onéreux. En général, les ouvriers tailleurs montrent le même éloignement pour les institutions de prévoyance ; fort épris de leurs droits et entièrement oublieux de leurs devoirs, la plupart voudraient que la société fût faite de façon que, sans dé [169] pendre de personne, sans s astreindre aux rigueurs de l'épargne, ils fussent assurés d'avoir dans leur vieillesse les moyens de vivre lorsqu'ils ne peuvent plus travailler. Il existe cependant quelques sociétés d'assurances mutuelles spéciales à ce corps d'état ; elles ont réuni fort peu d'adhérents.

Il importe d'ajouter que l'on observe ici l'une des conséquences les plus curieuses de la nouvelle constitution sociale. Les ouvriers tailleurs doués de prévoyance et disposés à l'épargne sortent en quelque manière de la position d'ouvriers ; les plus capables deviennent maîtres (A), les autres unissent à leur métier quelque industrie sédentaire qui les soustrait à la condition précaire où les moins prévoyants se plaisent à rester ; c'est ainsi qu'un grand nombre de tailleurs à façon de mœurs rangées et économes se placent comme concierges [N° 1 (H)] dans les maisons bourgeoises ou recherchent de petites places du même genre. Il résulte de ces faits que la classe des ouvriers tailleurs perd continuellement les meilleurs de ses éléments, et conserve au contraire tous ceux dont la valeur morale est moindre.

En résumé, la liberté la plus complète laisse aux ouvriers de ce corps d'état toute la responsabilité de leur avenir ; quelques-uns sont au niveau de cette responsabilité, et tirent parti de cette liberté pour s'élever à la condition de chefs d'industrie ; d'autres, voués à l'imprévoyance et incapables de parvenir à une situation meilleure, soufrent vivement des suites même de cette incapacité et constituent une classe d'ouvriers remuants, aigris par les maux qu'ils ne savent pas éviter et dont rien ne tend à les garantir.

§ 14. — Budget des recettes de l'année.

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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.

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Comptes annexés aux budgets.

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Notes

Faits importants d'organisation sociale ; Particularités remarquables ; Appréciations générales ; Conclusions.

(A) Sur l'organisation de l'industrie des tailleurs d'habits à Paris.

[182] Les tailleurs d'habits se chargent, à Paris, de la confection des vêtements d'homme, habits proprement dits, redingotes, vestes, surtouts, pantalons de quelque étoffe qu'ils soient, gilets de tous genres. En général, ils fournissent les étoffes de telle façon que le client commande un vêtement sans prendre aucun autre soin, et le tailleur le lui livre prêt à être porté. Cette industrie est exercée (§ 1ᵉʳ) par des maîtres tailleurs, des tailleurs à façon (§ 1ᵉʳ,§ 5 et § 9) et des marchands d'habits neufs vulgairement nommées confectionneurs.

Les maîtres tailleurs ont une entreprise plus ou moins considérable ; les uns ont un magasin. d'étoffes et un atelier de confection ; d'autres vendent seulement d'après des échantillons qu'ils présentent au choix du client et font exécuter les vêtements, soit dans un atelier qu'ils tiennent, soit par des tâcherons (apiéceurs) logeant chez eux (§ 1ᵉʳ). Un petit nombre de patrons ont exercé la profession comme ouvriers ; assez communément le maître tailleur est simplement un entrepreneur qui met ses fonds dans cette industrie, et sa maison est véritablement dirigée par un ouvrier habile exerçant chez lui les fonctions de coupeur, et qui doit avoir passé successivement par tous les degrés de ce corps d'état.

Un atelier est habituellement composé des éléments énumérés ci-après : 1° Un coupeur de grandes pièces (habits, redingotes, etc.),.. habituellement rétribué à l'année et dont les appointements varient, suivant l'importance des ateliers, de 2,000f à 5,000f; 2° un coupeur de petites pièces (pantalons, gilets), rétribué sur le pied de 1,200f à 4,000f. Cet ouvrier et le précédent ont pour mission de tailler dans les étoffes les morceaux qu'il faudra rassembler pour faire le vêtement ; leur habileté fait la réputation d'une maison, et ce doivent être des ouvriers très-expérimentés dans leur état ; 3° un coureur, ouvrier chargé d'aller chez les clients prendre les mesures, de porter les pièces chez eux pour les leur faire essayer, d'y indiquer alors les corrections, et enfin de livrer les vêtements [183] complètement terminés. Ces fonctions exigent encore de l'habileté, à cause de l'essai des vêtements ; le coureur doit bien comprendre la coupe et avoir du coup d'œil ; ses rapports avec les clients exigent en outre qu'il ait une bonne tenue, un certain tact, de la facilité à s'exprimer et un caractère patient et conciliant. Le coureur est encore rétribué à l'année, il gagne de 1,000f à 1,500f. Dans de petits ateliers le coupeur fait en outre les fonctions de coureur, mais cela ne se fait jamais dans les bonnes maisons, où d'ailleurs les coupeurs sont suffisamment occupés à l'atelier ; il est de règle qu'un coupeur ne doit pas sortir ; 4° un chef d'atelier, ouvrier journalier à 5 et 6f par jour, qui y va au magasin recevoir l'ouvrage out taillé, le rapporte à l'atelier, le distribue aux ouvriers, en surveille l'exécution et revoit pendant le travail la coupe des revers d'habits, de redingotes, etc. Il travaille rarement, si ce n'est pour démontrer aux ouvriers nouveaux ce qu'il faut faire et comment on le doit exécuter ; 5° les couseurs ordinaires qui confectionnent, sous la direction du chef d'atelier, les pièces coupées au magasin. Ce ne sont point des journaliers ; on les rétribue à la pièce, à peu près de la manière suivante :

Rétribution des courseurs ordinaires confectionnant les pièces coupées au magasin (notes annexes)
Rétribution des courseurs ordinaires confectionnant les pièces coupées au magasin (notes annexes).

Le chef d'atelier reçoit des couseurs, à la fin de la semaine, les pièces terminées sur lesquelles ils attachent un morceau de papier portant l'indication du prix convenu et de ce qui leur est dû pour la semaine ; avec ces papiers il se présente à la caisse de la maison et reçoit le montant de la paie qu'il distribue. C'est lui aussi qui fait obtenir aux ouvriers certaines avances sur leur paie, ce qu'ils appellent donner des coups de pied, ou qui leur fait donner les pigeons, c'est-à-dire une avance de 10f sur les grandes pièces lorsqu'elles sont en état d'être essayées ; 6° enfin quelques ouvriers destinés à faire les corrections aux vêtements qui vont mal, a retoucher les pièces rapportées par les clients pour faire quelques changements, en un mot à exécuter tous les travaux qui se présentent au magasin qui exigent d'être faits sur-le-champ et interrompraient à tous moments les travaux de l'atelier. Les ouvriers chargés de cette besogne éventuelle, doivent être très habiles, il leur fut connaître très-bien la coupe, la confection de la pièce, pour retrouver juste les défauts et y remédier avec promptitude et précision. Des noms bizarres sont habituellement [184] employés parmi les tailleurs pour désigner ces ouvriers et leurs travaux. Les corrections que demande une pièce (nommée bûche en terme d'atelier), consistent à retrancher ou ajouter un certain morceau d'étoffe ; ce morceau s'appelle un poignard ; les ouvriers chargés de mettre les poignards, ou comme on dit, de poignarder, reçoivent de leurs camarades le nom de pompiers, et celui qui les dirige se nomme chef de pompe. Le chef de pompe exerce vis-à-vis des pompiers les mêmes fonctions que le chef d'atelier à l'égard des couseurs ; il est rétribué à la journée et reçoit toujours 1f de plus par jour que les ouvriers qu'il dirige. Les pompiers sont distingués en deux catégories, ceux qui réparent les grandes pièces (habits, redingotes, etc.), et ceux qui, en langage d'atelier, poignardent les culbutes, c'est-à-dire, corrigent les petites pièces (pantalons, gilets). Les pompiers sont rétribués à la journée et à raison de 4 ou 5f.

Telle est la composition d'un atelier ; outre le local nécessaire pour loger ce personnel, le patron doit fournir un matériel spécial pour chaque ouvrier, la planche sur laquelle il travaille, les planches et les fers pour rabattre les coutures, le charbon, etc. Ces charges ont rendu les ateliers onéreux pour les patrons et en ont engagé un grand nombre à s'adresser aux ouvriers tâcherons logés au dehors. Il reste aujourd'hui à peine 180 ateliers de maîtres tailleurs à Paris. Parmi les patrons qui en possèdent encore, il en est un bon nombre qui font exécuter en ville les ouvrages faciles tels que livrées, pantalons, gilets.

Lorsqu'un maître tailleur n'a pas d'atelier, il a néanmoins chez lui 2 coupeurs (1 pour les grandes, 1 pour les petites pièces) ou 1 seulement dans les petites maisons, 1 coureur et 1 garçon de magasin, parfois un seul et même ouvrier remplit ces doubles fonctions. Le garçon de magasin fait les corrections, reçoit les clients en l'absence du maître, etc. ; il gagne par an 1,000 à 1,200f. Dans ce système d'entreprise, les pièces sont taillées au magasin par le coupeur, puis remises à ces tâcherons logés au dehors et que l'on nomme apiéceurs (§ 1ᵉʳ) ; les pantalons et surtout les gilets sont souvent confiés à des ouvrières nommées les unes culotières, les autres giletières. Elles sont rétribuées à la pièce et gagnent en moyenne 3f par jour, dans les moments où le travail est en activité. Quant aux apiéceurs, la présente monographie fait connaître les détails de leur condition (§ 5 et § 9), ainsi que celle des aides dont le secours ajoute beaucoup à leurs ressources en utilisant mieux leur habileté.

Les tailleurs à façon, nommés vulgairement petits tailleurs, sont de petits entrepreneurs qui établissent une dégradation insensible des maîtres tailleurs aux ouvriers, et représentent toutes les conditions par lesquelles ceux-ci, lorsqu'ils ont quelques [185] habitudes de prévoyance, peuvent s'élever dans leur corps d'état. L'ouvrier décrit dans la monographie offre, pour une partie de son travail, l'exemple d'un tailleur à façon dans la condition la plus modeste, et il a su par le concubinage organiser son industrie en une sorte de petit atelier domestique.

L'industrie des marchands d'habits neufs dit confectionneurs n'existait pas encore dans le premier quart du siècle actuel. Depuis cette époque elle a fait de rapides progrès, et joue aujourd'hui un rôle des plus importants dans le commerce intérieur et extérieur de la France.

L'organisation de ces établissements est simple. Au-dessous du chef de l'entreprise se trouvent un ou plusieurs coupeurs dont les appointements sont de 1,200, 1,500f et même 2;000f par an ; puis des coureurs dont le salaire journalier est de 2f à 2f50 par jour. Dans le magasin un distributeur d'ouvrage tient note des entrées, des sorties et reçoit les pièces confectionnées que livrent les ouvriers. On peut estimé en moyenne à 1,800f les appointements du distributeur. Enfin, l'établissement comprend encore quelques-uns,des ouvriers dits pompiers, rétribués à raison de 4f 50 à 5f par jour. Quant à la confection des vêtements, elle se fait par des tâcherons nommés apiéceurs et qu'il faut partager en deux catégories, les simples apiéceurs et ceux qu'on nomme apiéceurs à cheval. Les premiers sont des ouvriers tâcherons travaillant habituellement pour des patrons et qui obtiennent en outre des maisons de confection quelques pièces à faire dans les moments où leurs patrons les laisseraient chômer. L'ouvrier décrit dans la présente monographie a parfois recours à cette combinaison, qui lui permet d'avoir toujours de l'ouvrage sans être astreint à le rendre à jour fixe. Quant aux tâcherons désignés sous le nom d'apiéceurs à cheval, ce sont ceux qui font principalement le travail des maisons de vêtements confectionnés ; on appelle de ce nom singulier des ouvriers tailleurs qui entreprennent la confection des habits au moyen d'une sorte de petit atelier qu'ils ont organisé ; ils ont habituellement chez eux de 10 à 20 ouvriers peu instruits, souvent des jeunes gens nouvellement arrivés à Paris ; ils leur fournissent les planches, les fourneaux, les fers, le charbon, le fil; ils font toutes les courses nécessaires pour apporter les pièces à coudre et rendre celles qui sont confectionnées,de telle sorte que leur journée est presque entièrement occupée de la sorte. Pour s'indemniser de l'emploi de leur temps et de la fourniture du matériel, ils prélèvent sur chaque pièce confectionnée chez eux une quote8 qui représente 15 ou 20 pour cent du prix de façon payé par la maison de confection ; le salaire qui revient ainsi à l'apiéceur à cheval peut s'estimer à 7 et 8f par jour. Les maisons de confection ne donnent directement aux apiéceurs en chambre que [186] certaines pièces plus soignées, à 10f et plus de façon ; les autres sont confiées aux apiéceurs à cheval, et les chiffres suivants donnent une idée des prix de façon usités dans cette industrie, surtout en les comparant à ceux qui sont relatés dans les comptes annexés aux budgets de cette monographie :

Gilets............ 2f à 2f50

Pantalons............ 3 — 1 25

Paletots............ 5 — 10 00

Redingotes............ 5 — 12 00

Habits............ 6 — 13 00

On confie aux femmes certains pantalons très-communs dont la façon n'est payée que 1f et même 0f75. Les redingotes et habits faits sur commande ont pour prix de façon 15 et 16f; enfin, on confectionne, pour exposer dans les montres, quelques paletots de parade qu'on ne vend pas, parce qu'il y aurait perte et dont la façon a été payée jusqu'à 12 et 15.

Les ouvriers tailleurs voient d'un très-mauvais œil l'industrie intermédiaire des apiéceurs à cheval ; ils lui reprochent, 1° de permettre à un certain nombre d'ouvriers industrieux, mais peu assidus au travail de la couture, de vivre en faisant travailler les autres ; 2° d'empêcher l'éducation professionnelle des jeunes ouvriers en les occupant à établir des vêtements grossièrement faits sans leur offrir jamais ni l'occasion de mieux faire, ni les conseils nécessaires; 3° de maintenir, par l'ignorance même de leur profession, ces ouvriers dans la dépendance de ces entrepreneurs subalternes de manière à créer un véritable système d'exploitation. Quant aux chefs de maisons de confection ils aiment assez à n'avoir à faire qu'à un petit nombre de personnes pour faire exécuter leur ouvrage ; ils aiment surtout à n'avoir pas besoin de chercher des ouvriers ni de leur rien fournir. En considérant aussi impartialement que possible l'état actuel de l'industrie des tailleurs d'habits, on arrive difficilement à juger l'industrie de la confection aussi sévèrement que le voudraient les maîtres tailleurs et leurs apiéceurs habituels.

Il semble évident que, jusqu'au premier quart de notre siècle actuel, l'industrie des tailleurs d'habits a profité sans retenue et jusqu'à l'abus d'une situation extrêmement prospère ; l'industrie de la confection a pris naissance à la suite des longues réclamations des consommateurs, et pour mettre en œuvre certaines ressources inutilisées. Elle a donné de l'ouvrage à un grand nombre d'ouvriers inhabiles ou vieillis, elle a surtout beaucoup occupé les femmes ; enfin, par les exigences même de la vente, elle fournit de l'ouvrage aux époques où chôment les maîtres tailleurs. Ceux-ci, en effet, travaillent sur commande dans le temps où les besoins de la [187] consommation obligent les établissements de confection à posséder leurs vêtements tout faits et prêts pour la vente, de telle sorte que la confection fait travailler pour préparer ses pièces, précisément aux époques où les maîtres tailleurs attendent le retour des commandes. D'une autre part, les salaires que les maisons de confection donnent aux ouvriers qu'elles, occupent ne sont pas inférieurs à ceux que les ouvriers d'une position moyenne gagnent dans d'autres corps d'état : ces salaires paraissent extrêmement restreints aux tâcherons habiles accoutumés aux gains élevés de l'ancienne industrie, et même à ceux que l'industrie actuelle des maîtres tailleurs peut encore, comme on le voit dans la présente monographie, assurer aux ouvriers habiles ; mais on ne saurait regretter beaucoup que des salaires si élevés ne soient pas plus répandus, s'ils doivent favoriser une dépravation comme celle que l'auteur a- pu observer parmi les tailleurs d'habits. Il faut ajouter cependant que la dépendance extrême où se trouvent placés les ouvriers employés par la confection, exige chez les patrons de cette industrie un sentiment d'équité qui n'a peut-être pas été suffisamment respecté par tous ; que, d'une autre part, les entrepreneurs dits apiéceurs à cheval ont plus d'une fois cherché des gains considérables dans une véritable oppression des ouvriers peu capables ou trop chargés de famille. Cet abus a été senti par plusieurs chefs de maisons de confection, et il en est qui, pour le faire disparaître, ont supprimé ces intermédiaires en étendant de plus en plus leurs relations directes avec les ouvriers.

La présente monographie a d'ailleurs montré qu'avant l'existence des maisons de confection, les rapports des maîtres tailleurs et des ouvriers n'étaient pas habituellement bons. L'ouvrier qui y a été décrit a conservé le souvenir de tentatives de grèves organisées contre les patrons et dont les motifs paraissent avoir été peu sérieux, en même temps que leur inefficacité a été complète. La principale grève se rapporte à 1837, et l'ouvrier était alors à Bordeaux ; on quitta les ateliers pour obtenir une augmentation de salaire, bien que l'on pût gagner 40 à 45f par semaine ; cette suspension des travaux, que l'on avait en soin de provoquer au moment où les commandes abondaient, fut maintenue pendant six ou sept semaines; les ouvriers avaient des réunions où l'on discutait beaucoup ; on faisait donner de légères contributions pour certaines dépenses faites ou a faire dans l'intérêt commun. Au bout du temps qui vient d'être indiqué, l'ouvrier, qui n'avait guère ménagé son argent, se présenta à une de ces réunions et déclara qu'il avait besoin d'être secouru ou de travailler, parce qu'il n'avait plus ni sou ni crédit. Peu satisfait de la réponse qui [188] lui fut faite par les chefs de la grève, et se méfiant d'ailleurs du rôle qu'ils y jouaient, il annonça qu'il recommencerait à travailler, et il le fit sans qu'on osât l'en empêcher. Beaucoup d'autres, pour les mêmes raisons, prirent le même parti, et la grève se termina d'elle-même sans aucun résultat. Il ne sera peut-être pas sans intérêt de comparer ces faits avec ceux qui ont signalé la grève des ouvriers charpentiers de Paris [N° 1 (D)] ; dans cette comparaison, l'on pourra saisir des différences profondes en rapport avec celles qui existent dans le caractère moral des deux corps d'état.

(B) Sur la démoralisation des ouvriers tailleurs d'habits.

La vie de l'ouvrier décrit dans la monographie offre, dans ses désordres, certains faits qu'il n'a pas semblé inutile de faire connaître en détail, pour montrer quelle singulière existence peuvent mener, au milieu d'une société comme la nôtre, les jeunes gens de certains corps d'état. En 1836, l'ouvrier, alors âgé de 20 ans, quitte Paris et se met en route pour Bordeaux avec une trentaine de francs dans sa poche ; à Châtellerault il ne lui restait plus que 5f; il s'arrête pour chercher des ressources en même temps que des occasions de débauche. Dans un séjour de trois semaines, il confectionne quatre pièces à raison de 8f chacune ; son salaire était véritable ment assez élevé pour une ville de province : nourri (3 repas par jour), couché, il recevait 6f par semaine, plus 4 à 5 litres de vin (à 0f15 le litre) pour boire pendant le travail. Il repart avec 6f, c'est-à-dire la semaine qu'il venait de recevoir, et, volé de toutes ses hardes par un roulier qu'il a rencontré sur la route, il arrive à Saint-Maixent dans un dénuement qui l'oblige à travailler immédiatement ; il gagnait 40f par mois et recevait de son patron la nourriture, le logement et le blanchissage du linge : le premier mois il a consommé pour boire 60f que le patron lui avait fournis par avance. Il resta dix mois dans cette petite ville, parce que la vie y était peu coûteuse et qu'il trouvait de nombreuses occasions de plaisirs ; pour partir, il fut obligé d'emprunter 25f à son patron et de lui laisser en gage ses nouvelles hardes qui ne furent retirées que trois mois après ; avec ce secours il arrive enfin à Bordeaux (1837). Là, plus que partout ailleurs, il se livra à ses goûts de désordre ; son salaire s'élevait à 40 et 45f par semaine, il dépensait tout et faisait des dettes chez son logeur et chez la mère des compagnons menuisiers, qui lui fournissait à manger. Il partit, sans rien payer, avec 30f sur [189] lui ; il n'avait aucun papier en règle ; arrêté et mis en prison, il dépensa ses 30f dans l'espace de neuf jours pour acheter du vin et des liqueurs ; puis il se fit réclamer par le consul de Belgique qui lui donna un livret, et de là il se rendit à Toulouse, non sans subir d'assez rigoureuses privations. Sept semaines après son arrivée, quatre camarades de sa profession passèrent par la ville; on fêta leur bienvenue dans la chambre de l'ouvrier : en une nuit ils burent pour 20f de vin et d'eau-de-vie.

En se rendant de Toulouse à Marseille, il fit connaissance d'un compagnon tourneur du devoir de Liberté. Celui-ci eut à soutenir une lutte avec des compagnons d'un autre devoir [N° 1 (A)] qu'il rencontra, et l'ouvrier lui sauva le déshonneur de se voir enlever sa canne. Conduit, dès son arrivée à Marseille, chez la mère des compagnons tourneurs de Liberté, il eut l'art de s'y faire loger, nourrir et fêter pendant 15 jours. Il gagnait à Marseille 50 a 60f par semaine ; à Toulon, à Lyon, il retrouva à peu près les mêmes salaires. Dans cette dernière ville il n'eut pas honte de vivre pendant deux mois au dépens d'une fille publique qui lui donnait 5fpar jour.

A Genève, où il travailla six mois après, il fit des dettes pour lui-même chez le traiteur qui le nourrissait, et répondit en outre pour ses trois compagnons qui n'avaient pas pu trouver d'ouvrage. Pressé de payer, il partit clandestinement et sans aucun papier. Pendant les trois mois de séjour où il avait ainsi contracté pour 300f environ de dettes, il avait gagné 30 à 35f par semaine, et sa nourriture ne lui coûtait guère que 40f par mois ; son logement, 7f50.

Tels sont les principaux épisodes de ce tour de France que font un très-grand nombre d'ouvriers tailleurs d'habits, et qui leur offre, comme on peut s'en convaincre, les plus déplorables occasions de se pervertir. Il est utile de comparer cet apprentissage de l'ouvrier tailleur avec celui que l'on observe dans d'autres corps d'état sous la surveillance et la protection d'un compagnonnage [N° 1 (A),N° 7 (I)].

Quelque prononcés que puissent paraître au premier abord les traits qui viennent d'être indiqués, ils doivent donner l'idée exacte de la démoralisation qi s'est répandue dans ce corps d'état, car ils sont en harmonie avec la licence qu'on y peut constater. Le tour de France, le séjour du jeune apprenti chez un apiéceur ou dans l'atelier d'un maître tailleur le forment également à la pratique de son état et à une précoce dépravation. Les ateliers, par les lectures qui s'y font, le familiarisent avec la plus révoltante obscénité, ou surexcitent jusqu'à l'exaltation les haines politiques et les passions envieuses dirigées contre les classes élevées. Souvent les ouvriers d'un même atelier se cotisent pour payer un soldat invalide qui [190] vient leur faire la lecture à haute voix, à raison de 0f40 à 0f 50 par heure. A défaut de cette ressource, chaque ouvrier lit à tour de rôle ; ou même, parfois, l'un d'eux, beau parleur d'atelier, leur raconte de grossières facéties ou des lambeaux d'histoire arrangés à son gré et empruntés le plus souvent aux plus sanglantes époques de la révolution française. En résumé, l'observation des faits démontre que, dans ce corps d'état, l'apprentissage qui doit assurer l'habileté professionnelle coïncide avec un véritable enseignement mutuel de la débauche et des idées que la société peut à bon droit redouter.

On doit aussi remarquer, d'après les faits relatés ci-dessus, l'influence qu'exerce, dans uni pareil état de chose, l'élévation des salaires. L'ouvrier moral, sensible aux joies du foyer domestique, capable de se préoccuper de l'avenir, peut tirer parti d'un salaire élevé pour améliorer son sort et celui de sa famille, pour assurer son avenir et pour s'élever au-dessus de sa position ; mais l'ouvrier débauché, fuyant le mariage qui lui donne des charges et gêne sa liberté, avide de jouissances et de dissipations, insouciant de l'avenir parce que ses vices le dominent dans le présent, ne trouve dans un fort salaire que de nouvelles ressources pour s'adonner à la dépravation.

L'industrie des tailleurs offre en outre, pour les ouvriers, le danger des longs chômages, celui des habitudes et des goûts d'élégance extérieure, enfin celui des relations fréquentes avec les jeunes débauchés appartenant à des classes plus élevées.

La monographie permet encore d'étudier dans ses détails un fait très-commun parmi les ouvriers de cette catégorie : c'est le concubinage employé comme un moyen d'augmenter les profits de l'industrie. Il est plus difficile de rencontrer parmi les tailleurs apiéceurs un ouvrier marié que d'en trouver dix en état de concubinage. La cause première de ce fait est dans l'abaissement moral de la plupart de ces ouvriers ; les malheureuses qui vivent avec eux leur coûtent moins cher qu'un apprenti et s'astreignent ou se laissent contraindre à un travail beaucoup plus assidu. Celle qui a été décrite dans la monographie en reproduit le type le plus général : ce sont des filles dénuées de ressources, laborieuses, et qui considèrent comme un avantage d'apprendre un état et d'avoir du travail assuré ; les ouvriers les choisissent comme l'a fait celui-ci, et très rarement ils consentent à s'adjoindre une femme dissipée et paresseuse. L'immoralité est devenue dans ce cas un véritable calcul, et ils ont tellement perdu le sentiment du bien qu'ils n'hésitent pas à expliquer leur position et à en faire ressortir les avantages au point de vue de leurs salaires.

[191] Après avoir constaté la démoralisation qui est généralement répandue parmi les ouvriers tailleurs, il. est utile de montrer sous quelles influences elle. s'est perpétuée. Il semble incontestable, d'après tous les renseignements recueillis, que ce corps d'état, avant les vingt-cinq dernières années, a joui d'une très-grande prospérité ; d'une autre part, c'est celui où les principes d'isolement individuel ont été le plus complètement mis en pratique. Il en est résulté une liberté exagérée en l'absence de toute croyance religieuse, de toute action de la part des patrons, de toute idée de dignité professionnelle, et avec les ressources d'un salaire abondant.

Dans ces conditions se sont développés les goûts dispendieux des ouvriers, et ils ont bientôt trouvé les privations et la gêne, dans une situation où d'autres savent se procurer le bien-être ; de là des rapports difficiles avec les patrons, des passions violentes et dangereuses qui ont peu à peu provoqué la dissolution des anciens ateliers. Plus l'isolement individuel a augmenté, plus l'influence des patrons s'est effacée et la licence s'est accrue ; enfin, cette industrie désorganisée s'est trouvée hors d'état de soutenir la concurrence des entrepreneurs de vêtements confectionnés, lorsque ceux-ci ont tenté d'exonérer les consommateurs des abus dispendieux que maintenaient les tailleurs d'habits ; aujourd'hui, par cette concurrence même, il s'opère dans l'ancienne industrie une transformation progressive qui aura peut-être pour effet d'en changer les déplorables traditions.

L'étude des ouvriers tailleurs d'habits parait bien propre à montrer quelle dangereuse situation l'on crée à une industrie lorsque, dans une société où la liberté n'a pas pour contre-poids la foi religieuse, on détruit toute organisation capable d'assurer aux patrons une influence directrice, ou de conserver parmi les ouvriers un esprit de corps dont ils tiennent à honneur de conserver les bonnes traditions. L'indépendance individuelle de l'ouvrier ne semble, en effet, pouvoir exister que dans les sociétés où la religion exerce sur les âmes un empire efficace. Quant aux ouvriers démoralisés que la présente étude fait connaître, ils exploitent toutes les ressources de la société où ils vivent, sans respecter ses lois, sans supporter aucune de ses charges, sans lui rendre aucun service ; ils y constituent un danger permanent, et l'on doit voir d'un œil favorable tout ce qui peut changer les conditions actuelles d'un pareil corps d'état.

(C) Sur les réunions chantantes dites Goguettes.

[192] Les ouvriers de Paris nomment goguettes des réunions qui ont lieu le soir chez un cabaretier, et dont l'objet est de chanter et de boire. Les goguettes se tiennent habituellement dans le voisinage des barrières et en dehors du mur d'enceinte de la ville, parce que le vin y est moins cher que dans la ville, où les droits d'octroi sont perçus. La Société se réunit à jours fixes, ordinairement plusieurs fois par semaine ; elle est dirigée par un bureau composé ordinairement d'un président, deux vice-présidents et un secrétaire-trésorier. Chaque membre présent qui désire chanter se fait inscrire et on lui donne la parole à son tour. Ce sont habituellement des chansons à boire ou quelquefois des chansons populaires du plus mauvais goût. L'auditoire boit en écoutant plus ou moins le chanteur et se joint parfois à lui lorsque le chant lui est sympathique. L'ouvrier décrit dans la monographie a tenu une goguette à la chaussée de Clignancourt ; cette Société avait pris le nom des Enfants du Désert ; il a été vice-président d'une autre Société du même genre, celle des Enfants du Sans-Souci. Chacun des membres du bureau recevait une bouteille pour boire dans sa soirée, mais cela ne lui suffisait pas. Aux époques de commotion politique le caractère des chants que l'on fait entendre. dans les goguettes change complètement, et ces Sociétés deviennent des foyers d'excitation séditieuse. L'autorité publique exerce sur ces réunions une surveillance aussi exacte que possible et elle s'efforce d'en restreindre le nombre.