N° 4.

PAYSAN DU LABOURD

(BASSES-PYRÉNÉES — FRANCE)

(Propriétaire-ouvrier dans le système du travail sans engagements)

D'APRÈS LES

RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN JUIN 1856

PAR

MM. A. DE SAINT-LÉGER C.D. ET E. DELBET DM.



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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille

I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.

[161] La famille habite la commune d'Ainhoa, canton d'Espelette, arrondissement de Bayonne dans la partie du pays basque français appelée le Labourd. Le village est situé sur la route de Bayonne à Pampelune, à deux kilomètres de la frontière espagnole, dans la vallée de la Nivelle, formée par les montagnes encore assez élevées qui prolongent la chaîne pyrénéenne jusqu'à l'0céan. Il est assis sur le terrain crétacé inférieur composé en cet endroit de schistes argileux faciles à désagréger, et dont les débris, traversés déjà à cette hauteur par quelques soulèvements calcaires, forment le sol arable de la commune. Ce sol, toujours assez frais, ne craint pas l'excès d'humidité, les pentes du terrain assurant partout l'écoulement des eaux. Quoique argileux, il est peu compacte, et la [162] plupart des cultivateurs n'emploient pour labourer qu'une paire de vaches : ceux qui, comme le propriétaire ici décrit, se servent de bœufs, se livrent en général à l'industrie des transports et spéculent sur l'engraissement de ces animaux.

L'aspect du pays dont les champs sont souvent entourés de haies et plantés de pommiers, rappelle un peu celui de la Basse-Normandie. Sur plusieurs points autour du village, les collines ont été coupées en amphithéâtre pour être livrées à la culture, mais beaucoup de terrains situés en général sur des pentes très-rapides, sont encore laissés à l'état de landes incultes ; ils se garnissent d'une épaisse végétation de genêts épineux qu'on fait manger aux bestiaux en hiver, et de fougères qu'on emploie pour faire les litières. Une certaine étendue du territoire est aussi plantée en hauts taillis de chênes ou de châtaigniers contenant en moyenne de 200 à 300 pieds d'arbre par hectare. Ces bois exploités d'ordinaire tous les dix ans peuvent être parcourus par les bestiaux sans inconvénients et sont presque toujours livrés au pâturage. Les propriétés communales sont très-étendues ; elles se composent de landes et de bois exploités en haut et bas taillis (§ 7).

Le sol est assez fertile, et dans de bonnes conditions, il donne facilement de 20 a 25 hectolitres de blé par hectare ; mais en général les engrais sont trop peu abondants et de trop mauvaise qualité pour entretenir ce degré de fertilité. La culture du maïs et du froment comme céréales, celle du navet et des prairies naturelles et artificielles comme fourrages, constituent essentiellement le système agricole du pays. On n'y connaît pas d'autre culture industrielle que celle du lin nécessaire aux besoins de chaque ménage, et l'usage même des pommes de terre est encore peu répandu parmi les habitants ; ainsi la famille ici décrite en a planté cette année pour la première fois, et elle ne s'est décidée à le faire que sur les pressantes sollicitations du maire de la commune (A).

La population de la commune est de 800 âmes dont la moitié habite le village même, l'autre moitié étant disséminée dans trois hameaux et 40 maisons isolées. A part quelques familles vivant dans l'aisance, et pour la plupart enrichies en Amérique, cette population se livre toute entière à l'agriculture, et se répartit, d'après les fonctions de chaque chef de famille, de la manière suivante :

Petits propriétaires (tous sont petits) faisant valoir eux-mêmes..... 69

Métayers payant une rente qui varie de1 00 à 540f00 et vivant presque tous dans la gène à cause de la trop grande exiguïté du domaine

qu'ils exploitent.............................................. 101

Journaliers agriculteurs....................................... . 132

Total............. 302

[163] Les journaliers reçoivent un salaire de 1f 25 par jour quand on ne les nourrit pas, et de 0f50 seulement s'ils sont nourris. Ils se logent en loyer et paient en général le prix de ce loyer avec le produit de la vente d'un porc nourri en grande partie au moyen des ressources dues aux subventions. Mais le salaire qu'ils touchent est évidemment insuffisant, et ceux d'entre eux qui restent constamment dans le pays, vivent dans un état voisin de la misère ( les Ouv. europ. XXVI, XXVII, XXVIII). Aussi beaucoup émigrent temporairement en Espagne et dans les landes de Gascogne comme tuiliers ou comme charbonniers (les Ouv. europ. III § 13). Quelques-uns partent chaque année pour l'Amérique ; d'autres enfin sont employés à faire la contrebande par les entrepreneurs de fraude des communes voisines. Mais, depuis l'abaissement des tarifs en France et depuis que les marchandises anglaises n'entrent plus en franchise sur le territoire espagnol limitrophe, la contrebande est devenue moins importante. Il y a, d'ailleurs, à Ainhoa même un bureau de douane ; les employés étant obligés de savoir la langue du pays, sont presque tous Basques. On ne les considère pas en général comme étrangers, et les autres habitants vivent avec eux en assez bonne intelligence. Il faut noter aussi que les collisions sont prévenues par la tolérance de l'administration qui permet de profiter, sous certains rapports, du voisinage de la frontière (D. 1ᵉ Sʳ).

A part la fabrication du chocolat, il n'y a dans le pays aucune industrie manufacturière ; mais ceux des cultivateurs, qui sont actifs et intelligents, s'occupent avec succès de l'industrie des transports : ils conduisent à Bayonne les charbons des forêts voisines, les vins et les laines d'Espagne, et ils en ramènent des planches, de la chaux qu'on emploie pour amender les terres, et des céréales que le pays ne produit pas en assez grande quantité pour satisfaire à ses besoins.

§ 2. — État civil de la famille

La famille comprend sept personnes, savoir :

1.Jean Manech Belescabiett, chef de famille, né à Ainhoa............ 51 ans;

2.Marie-Maria Etchevery (Maison-Neuve), sa femme, née à Soulaïda............ 36

3.Gracieuse-Graciosa, leur fille aînée, née à Ainhoa............ 16

4.Marie-Maria, leur seconde fille, née à Ainhoa............ 12

5.Pierre-Piarrès, leur fils, né à Ainhoa............ 8

[164] 6.Gracieuse-Gachina Segura, mère du chef de famille, née à Ainhoa............ 95 ans;

7.Marie Haurramary Belescabiett, célibataire, sœur du chef de famille, née à Ainhoa............ 50

Un huitième membre de la famille, qui était chargé des fonctions de pasteur du troupeau de brebis, est mort cette année même. Il était oncle du chef de famille et s'appelait : Dominique Dominica Oppoca.

Le mariage a eu lieu entre les deux époux en 1837. La femme est de cinq ans plus âgée que le mari. Ce n'est pas là un fait anormal, mais le résultat d'un usage presque constant parmi les Basques.

§ 3. — Religion et habitudes morales.

La famille pratique avec ferveur la religion catholique, et suit exactement tous les rites dont l'observance est de tradition dans le pays : un de ses membres étant mort cette année, elle fait à l'église une offrande mensuelle de 1f 00 qui devra être continuée jusqu'à l'expiration du deuil ; aux jours de fête, on allume toujours pour elle un cierge à l'église, et tous ses membres assistent solennellement chaque année aux messes fondées autrefois par des parents à la paroisse de Saint-Jean de Luz (D. 4ᵉ Son). Ces habitudes, d'ailleurs, ne lui sont pas particulières : l'esprit religieux s'est conservé jusqu'ici parmi les Basques, et spécialement à Ainhoa où toutes les femmes et presque toutes les hommes pratiquent leurs devoirs de piété. Il paraît même que, depuis quelques années, le zèle religieux s'est accru ; l'autorité du prêtre est assez respectée pour qu'il ait pu faire accepter à la population certaines réformes en opposition avec le caractère basque. Ainsi, il a fait supprimer les danses du dimanche dans l'intention d'améliorer les mœurs altérées par le séjour dans le pays d'une garnison qui y resta pendant les guerres civiles de la Péninsule jusqu'en 1840. Les enfants naturels s'étaient multipliés dans le village à cette époque ; mais il y en a moins aujourd'hui, et presque toujours leur naissance est légitimée par le mariage.

Sous l'influence des idées religieuses et de l'esprit de tradition, l'ancienne constitution de la famille fondée sur le respect de l'autorité paternelle, s'est jusqu'ici conservée parmi les Basques [les Ouv. europ. XXIX (B)]. La famille, qui est ici décrite, offre un heureux exemple des avantages moraux et matériels qui en résultent pour chacun de ses membres. Les enfants, dociles et respectueux envers [165] leurs parents, sont traités par eux avec douceur. Une sœur du mari, restée célibataire, demeure dans la maison, vivant avec sa belle-sœur en bonne intelligence et l'aidant dans les travaux du ménage ; enfin, la mère du chef de famille, âgée de 95 ans, entourée par tous de soins affectueux, peut passer dans le calme et le repos les jours de sa vieillesse.

L'instruction est encore peu répandue dans les villages du Labourd [les Ouv. europ. XXIX (B)]. A l'exception des jeunes gens, peu de personnes savent lire et écrire le français dans ces villages, mais les parents envoient volontiers leurs enfants à l'école où on l'enseigne. Jusqu'ici les Basques ont conservé l'usage de leur langue originale (l'Eskuara), et, protégés par la difficulté de cette langue, ils ont vécu à l'abri de toute influence étrangère. C'est à cet isolement moral qu'ils ont dû de conserver les traditions, et les habitudes qui les distinguent du reste des populations françaises (C). Ils exercent l'hospitalité avec désintéressement, à la manière des peuples pasteurs. L'aumône chez eux est considérée comme un devoir, et ils la font avec une générosité qui exclut tout calcul (les Ouv. europ. XXX § 3). Ils ont à un haut degré le respect des supériorités sociales, mais les signes extérieurs de ce respect n'excluent pas la dignité chez les inférieurs dans leurs rapports avec les personnes d'une autre classe. Entre eux, lorsqu'il s'agit d'affaires d'intérêt, ils se montrent rusés et souvent violents dans les discussions, mais ils évitent les procès en général et acceptent avec confiance les décisions du juge de paix et les conseils des personnes influentes. Respectueux envers l'autorité, ils ont pourtant une certaine tendance à se faire justice à eux-mêmes et à échapper à quelques-unes des prescriptions de la loi ; ils ont surtout pour le service militaire une vive répugnance, et souvent ils émigrent dans la seule pensée de s'y soustraire,

Naturellement portés à la gaieté, les Basques aiment avec passion les plaisirs bruyants, les jeux en commun, les fêtes, la danse (§ 11). Mais, en général, ils apportent une certaine modération dans la jouissance des plaisirs. Quoiqu'ils fréquentent volontiers le cabaret, ils s'enivrent rarement : ils recherchent, il est vrai, la bonne chère, mais dans l'intérieur ils vivent avec sobriété sans toutefois s'imposer des privations dans un but d'épargne (les Ouv. europ. XXII § 3). La tendance à fonder l'épargne sur les privations imposées à la famille est un trait des mœurs nouvelles ; elle doit avoir pour effet de rompre l'ancien régime d'égalité des paysans au profit des quelques familles qui s'adonnent à cette vertu (§ 9).

§ 4. — Hygiène et service de santé.

[166] Le climat est très-sain et agréable, quoique assez pluvieux. Le village, étant rapproché de la mer et peu élevé au-dessus de son niveau, est préservé des excès de température. Il est rare que la neige y séjourne pendant plusieurs jours. L'eau que boivent les habitants, fournie par des sources très-nombreuses dans le pays, est de bonne qualité.

Les habitations, presque toutes construites sur le même modèle, sont en général dans de bonnes conditions hygiéniques (§ 10). Le rez-de-chaussée n'est pas habité; il sert d'écurie, de remise et même de cellier. C'est aussi dans une de ses divisions que, d'après un usage presque général, on conserve le fumier à l'abri des influences atmosphériques. Au moment où se développe la fermentation nécessaire pour décomposer les feuilles de fougères qui le composent en partie, ce fumier dégage des gaz qui répandent dans la maison une odeur désagréable. Les inconvénients de cette disposition, qui ne peut être que nuisible au point de vue hygiénique, sont diminués par l'aération facile des habitations et par la remarquable propreté qui y règne en général.

Le chef de famille et sa sœur sont tous deux bien constitués et jouissent d'une santé excellente. Leur père étant mort très-âgé, et leur mère étant parvenue presque sans infirmité à l'âge de 95 ans, ils paraissent pouvoir compter l'un et l'autre sur une longue vie. La mère de famille est peu forte et habituellement souffrante : le fils est robuste, mais les deux filles semblent avoir hérité des dispositions maladives de leur mère, elles sont faibles et lymphatiques. La fréquence de leurs indispositions a décidé la famille à prendre un abonnement près d'un médecin à raison de 8 fr. par année (les Ouv. europ. XX § 4). Elle s'est adressée pour cela à un docteur du chef-lieu de canton, en l'habileté duquel on a grande confiance. Ses visites pour les personnes non abonnées se paient 3 fr., mais il accommode ses exigences à la fortune de ceux qui réclament ses secours, et donne même ses soins gratuitement aux personnes qui ne peuvent pas le payer. Il y a, d'ailleurs, dans le village même un officier de santé qui est toujours à la disposition des malades.

§ 5. — Rang de la famille.

Le chef de famille appartient à la catégorie des propriétaires de domaine (Etchecojauns) cultivant eux-mêmes leurs terres (§ 1ᵉʳ). Par [167] l'importance de sa propriété (§ 6), il occupe une situation un peu au-dessus de la moyenne parmi ceux qui se trouvent dans des conditions analogues. Aussi a-t-il pu faire un mariage relativement riche, en épousant la fille du maire d'un village voisin, qui lui a apporté une dot de 2,200f.

Indépendamment de la considération qui, dans le pays basque, s'attache au titre de propriétaire, cette famille jouit d'une estime méritée par la douceur des habitudes et la conduite irréprochable de ses membres. Elle offre sous ce rapport un type des anciennes mœurs basques ; mais son chef n'a ni l'activité, ni l'énergie qu'il est habituel de rencontrer chez les hommes de cette race. L'exploitation du domaine patrimonial (Etchealtea) amoindri par diverses causes, ne suffisant plus pour fournir aux besoins de la famille, il ne se préoccupe pas assez de cette insuffisance de ressources ; il pourrait pourtant combler le déficit en se livrant à l'industrie des transports ; mais, dans la situation actuelle, il n'exécute ces transports que de loin en loin et à des conditions moins avantageuses que d'autres habitants qui ont su s'assurer un clientèle sous ce rapport.

Du reste, la nécessité où se trouve ce chef de famille de recourir à dés industries de cette nature entreprises au compte d'étrangers, est un signe évident de la décadence de sa maison. En effet, dans l'ancienne organisation sociale du Labourd comme dans celle du Lavedan qui a déjà été décrite [N° 3 (B)], la faculté laissée aux pères d'attribuer un préciput important à l'héritier (Etcheco premua). maintenait les familles de petits propriétaires dans l'état d'équilibre qui caractérisait jadis la situation des Paysans [N° 3 (A)] : se procurant par échange le travail auquel ne suffisaient pas leurs divers membres, ces familles vivaient des produits de leur exploitation dans un état de bien-être relatif et sous un régime de communauté qui, tout en sauvegardant la dignité personnelle, développait dans les cœurs les sentiments de respect et d'obéissance essentiels au maintien des sociétés. Ces familles dotaient, d'ailleurs, ceux de leurs membres qui avaient le désir de s'établir, et livraient au commerce des produits variés.

Aujourd'hui, sous diverses influences, mais surtout par l'effet de nos lois sur les successions, cet état de choses est profondément modifié ; une classe déjà beaucoup trop nombreuse d'ouvriers vivant d'un salaire, s'étant développée dans le pays, le supplément de travail nécessaire pour les exploitations agricoles s'achète au lieu de s'échanger, et les revenus des familles propriétaires sont ainsi diminués sans aucune compensation. Les anciennes unités territoriales, laborieusement constituées par les générations précédentes, se détruisent peu à peu malgré les efforts continus des [168] chefs de famille pour en assurer la conservation. Les plus intelligents d'entre eux considèrent, en effet, les obligations du partage égal des biens comme une cause de destruction pour les familles, et beaucoup n'hésitent pas à solliciter l'émigration de la plupart de leurs enfants pour assurer à l'héritier la transmission intégrale du domaine.

Mais l'emploi de pareils moyens ne peut que retarder le moment du partage qui arrivera nécessairement amenant partout la multiplication des types inférieurs, celui du propriétaire indigent [les Ouv. europ. XX (B)] et celui du manouvrier obligé de réclamer de la charité demi-légale un supplément à son salaire insuffisant. Ainsi la famille ici décrite, ayant réussi à conjurer les dangers du partage, pourra se maintenir encore pendant cette génération, mais dans un état assez précaire ; à la génération suivante, l'héritier lui-même sera réduit à la condition de propriétaire indigent, et ses sœurs mariées à des manouvriers n'auront plus pour propriété que quelques parcelles de terre d'une valeur insignifiante.

II. Moyens d'existence de la famille

§ 6. — Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris.)

Immeubles............ 6,700f 00

Habitation. — Maison comprenant au rez-de-chaussée des écuries et une remise, 1,400f 00.

Bâtiments ruraux. — Écurie pour les brebis (Borde) élevées sur le terrain communal, 50f 00.

Étendues et valeurs des terres du domaine de la famille Belescabiett (§6)
Étendues et valeurs des terres du domaine de la famille Belescabiett (§6).

[169] Argent............ 0f 00

La famille ne possède pas d'argent placé à intérêt ; elle n'a pas même habituellement à sa disposition une somme minime à titre d'avances. Ses faibles bénéfices à peine réalisés sont immédiatement employés pour les besoins du ménage ou pour payer les intérêts des dettes.

Animaux domestiques entretenus toute l'année............ 1,112 00

Bêtes à cornes. — 2 bœufs de labour, 350t 00; — 1 vache à lait, 125 00. — Total, 475 00.

Bêtes à laine. — 82 brebis ou agneaux et un bélier, 630 00.

Animaux de basse-cour. — 6 poules et 2 canards, 7f 00.

Animaux domestiques entretenus seulement une partie de l'année, valeur moyenne calculée pour l'année entière............ 74 32

Bêtes à cornes. — 1 veau entretenu pendant 2 mois, et d'une valeur moyenne de ° 20 00 : valeur moyenne calculée pour l'année entière, 3f 32.

Bêtes à laine.— 26 agneaux entretenus pendant 3 mois, ayant une valeur moyenne de 48t 00 : valeur moyenne calculée pour l'année entière, 4 00.

Animaux de basse-cour. — 2 porcs entretenus pendant 8 mois, ayant une valeur moyenne de 96t 00 ; — 14 poulets et 6 canards entretenus pendant 4 mois, ayant une valeur moyenne de 9f 00. — Valeur moyenne des porcs, des poulets et des canards, calculée pour l'année entière, 67f 00.

Matériel spécial des travaux et industries............ 214 20

Instruments et outils pour l'exploitation du domaine de la famille et du champ qu'elle loue. — 1 charrue sans roue, 4f 00; — 1 herse avec dents en fer, 241f 00; — 1 fourche à 3 dents en fer pour le fumier, 3f 30 ; — 4 fourches en bois pour faner le foin, 2f 00; — 1 faux montée avec accessoires pour la réparer, 6f 00; — 3 faucilles, 2f 20; — 1 râteau en bois, 1f 20; — 1 petite serpe avec un manche en bois, long de 1m50 (cega) servant à couper là fougère et l'ajonc, 2f 00. — Total, 44f 70.

Mobilier et outils pour l'exploitation des bœufs de labour et de transport. — 1 char à 4 roues (essieu mobile) avec une claie qui permet de s'en servir comme tombereau, 70f 00; — joug des bœufs, 8f 00 ; — courroie pour l'attacher, 4f 00 ; — couverture en toile qu'on met aux bœufs, en été, pour les préserver des mouches, 6f 00 ; — râtelier et auge pour donner à manger aux bœufs, 6f 00. — Total, 94f 00.

Mobilier et outils pour l'exploitation de la vache à lait. — 1 baratte à faire le beurre, 2 00 ; — 2 seaux à lait de forme conique, en bois, avec larges cercles de fer, 8f 00 ; — 3 moules à fromage en bois, 1f 50; — auge et râtelier pour donner à manger à la vache, 4f 00. — Total, 15f 50.

Outils pour la culture du jardin, pour les travaux de terrassement et pour les travaux forestiers à exécuter sur le domaine de la famille. — 1 bêche, 3f 00;— 2 pioches, 8f 00; 2 houes, 6f 00; — 2 haches, 7f 00. — Total, 24f 00.

Mobilier et outils pour la préparation d'une partie de la nourriture destinée aux animaux. — 1 hache-paille servant aussi à hacher l'ajonc, 8f 00 ;— instrument composé d'une lame tranchante fixée par son milieu à un long manche et servant à hacher le [170] navet, 2f 00; — plate-forme en bois de chêne sur laquelle le navet est haché, 4f 00. — Total, 14f 00.

Mobilier servant à préparer la boisson de la famille. — 1 cuve destinée à recevoir les pommes, 10f 00 ; — 1 grand tonneau avec cercles de fer, 5f 00. — Total, 15f 00.

Mobilier et instruments servant au blanchissage de la famille. — 1 cuvier pour les lessives, 5f 00; — 2 fers à repasser, 2f 00. — Total, 7f 00.

Valeur totale des propriétés............ 8,100f 52

§ 7. — Subventions.

Il n'y a dans le pays aucun grand propriétaire qui puisse exercer un patronage sur les autres habitants, mais il est à remarquer que, sous l'influence des mœurs propres au peuple basque, les petits propriétaires et les métayers n'apportent pas dans la jouissance de leurs droits cette âpreté souvent signalée chez cette classe dans d'autres contrées [les Ouv. europ. XXVI (A et B)]. Ils exercent eux-mêmes un patronage sur de plus pauvres ; ainsi la famille ici décrite, par l'abondance de ses aumônes (D. 4ᵉ Sr), rend aux plus dénués une partie des avantages que sa position privilégiée lui permet de recevoir de la commune. En effet, la propriété communale consiste principalement en pâtures dont les possesseurs de bestiaux sont à peu près seuls à profiter (N° 2 § 7). Le troupeau du cultivateur ici décrit vit pendant 9 mois de l'année sur cette pâture, et c'est dans la Borde (§ 6) élevée sur le terrain communal que ce troupeau passe les nuits (N° 3 § 7). Outre cette subvention importante, la commune en fournit indirectement une autre de même nature en louant à un village voisin une lande où ceux qui ont des vaches peuvent les conduire moyennant une rétribution annuelle de 0,50 c. par tête (B).

Il y a plusieurs autres subventions communales dont la jouissance est partagée par tous : l'instruction est gratuite pour les filles, à la condition de donner chaque année une faible somme à une quête faite en faveur des religieuses institutrices. On distribue annuellement 5 stères de bois à chaque ménage après le paiement d'une somme qui varie de 4 à 5 fr. Mais le transport de ce bois est coûteux, et les pauvres qui veulent en profiter doivent en abandonner la moitié au voiturier ; souvent même ils ne peuvent le faire amener à ces conditions et sont obligés de renoncer au bénéfice de cette subvention. Enfin on tolère que les porcs et les volailles cherchent leur nourriture sur les voies publiques et sur les terres vagues, et cela permet aux plus pauvres de se livrer à l'éducation de ces animaux (§ 1). La famille ici décrite profite de toutes ces [171] subventions qui contribuent pour une grande part à son bien-être (R. 2ᵉS).

§ 8. — Travaux et industries.

A l'exception de quelques journées consacrées par le cultivateur à des entreprises de transport, le travail des membres de la famille est tout entier employé pour l'exploitation de sa propriété. Ce travail même est insuffisant à certaines époques, et chaque année on doit prendre environ 40 journées d'ouvriers pour aider dans des travaux qui ne peuvent être remis, tels que le battage des grains et le sarclage du maïs.

Travaux du chef de famille. — Le travail principal du chef de famille a pour objet la culture de ses terres et les soins accessoires que nécessite l'exploitation de son domaine (A).

Parmi ses travaux secondaires, les plus importants sont les soins à donner aux bœufs et au troupeau de brebis : depuis la mort d'un oncle célibataire qui se chargeait de soigner ce troupeau, c'est le chef de famille qui va soir et matin le faire rentrer à la borde (§ 6) du communal, ou l'en faire sortir : c'est lui aussi qui trait ses brebis et rapporte leur lait. Enfin il fait de fréquents voyages au chef-lieu de canton et à Elizondo en Espagne pour assister aux foires et marchés.

Travaux de la femme. — La femme s'occupe presque uniquement des travaux du ménage : préparation des aliments, soins à donner aux enfants, soins de propreté concernant la maison et le mobilier ; entretien et blanchissage des vêtements et du linge ; confection des vêtements neufs : elle ne sort de la maison que pour travailler au jardin ou pour aider au sarclage du maïs [les Ouv. europ. VI (A)].

Comme travail secondaire, elle s'occupe de filer le lin et d'égrener le maïs surtout dans les soirées d'hiver : elle contribue aussi avec sa belle-sœur à donner des soins aux porcs, à la vache et aux volailles.

Travaux de la soeur du chef de famille. — Elle travaille principalement comme auxiliaire de son frère à la culture des terres : elle exécute ainsi le sarclage du maïs et du froment ; l'écimage, l'effeuillage, la récolte et l'égrenage du maïs ; l'étendage des fumiers, la récolte du foin.

[172] Comme travail secondaire, elle aide la femme dans presque tous les soins du ménage. C'est elle qui est chargée de la préparation et de la cuisson du pain, de la préparation du fromage et du beurre, et d'une partie des soins à donner aux animaux domestiques. Elle concourt aussi aux travaux nécessaires pour l'entretien des vêtements de la famille.

Travaux de la fille de 16 ans. — Elle aide sa mère et sa tante dans l'exécution de la plupart des travaux qui viennent d'être énumérés. C'est elle qui va le plus souvent chercher l'eau à la fontaine dans des grandes cruches nommées pehara qu'on a l'habitude de porter sur la tête. A la maison, en hiver surtout, elle travaille à tricoter des vêtements en laine, et s'occupe de travaux d'aiguille pour la réparation et l'entretien des vêtements et du linge.

Travaux de la grand'mère et des deux jeunes enfants. — La grand'mère, âgée de 95 ans, tourne pourtant encore le fuseau et file un peu de lin. Les deux plus jeunes enfants vont encore à l'école et ne rendent à la famille que de faibles services.

Industries entreprises par la famille. — Les industries que la famille entreprend pour son propre compte sont : la culture de son domaine agricole et des champs qu'elle loue ; l'exploitation des animaux domestiques qui s'y rattachent ; enfin les travaux manufacturiers concernant l'élaboration du lin et du chanvre.

Le chef de famille entreprend, en outre, au compte de divers, des transports de matériaux qu'il exécute avec l'aide de ses bœufs. Ces sortes de transports faits à des distances moindres que 40kilomètres, n'exigent jamais une absence de plus de deux jours [les Ouv. europ. II (4)].

III. Mode d'existence de la famille

§ 9. — Aliments et repas.

En été comme en hiver, la famille ne fait en général que trois repas :

Déjeuner (8 heures) : soupe au lait, et quand le lait manque, [173] lard ou jambon cuit à la poêle, avec addition de fromage ; quelquefois chocolat à l'eau pour la femme et les enfants.

Dîner (12 heures) : soupe au lard, ou au jambon, cuit avec des légumes.

Souper (6 heures en hiver, 8 heures en été) : soupe conservée du dîner, avec jambon ; quelquefois œufs ou légumes.

Pendant les plus longues journées de l'été, et au moment des plus pénibles travaux, on fait parfois un repas supplémentaire le matin, avant de se mettre au travail, avec du pain, du fromage ou quelques légumes conservés de la veille.

Les bases de la nourriture sont les légumes cuits au lard, à la graisse ou au jambon. Le lait de vache ou de brebis y entre aussi pour une part notable. On le fait bouillir en jetant dans le vase qui le contient des pierres chauffées au foyer, procédé usité dans tout le pays parce qu'il donne, dit-on, au lait un goût agréable. Jusqu'ici on n'a pas fait usage dans la famille de pommes de terre dont on a commencé la culture cette année seulement ; mais les châtaignes, qui se mangent cuites à l'eau, les remplacent jusqu'à un certain point. Les jours maigres, on emploie, pour faire la soupe, de l'huile à la place du lard, et on mange des légumes seuls ou du poisson, spécialement de la morue. En tout temps on consomme une quantité considérable de piment qui sert de condiment à la plupart des mets, et qui parfois se mange seul avec le pain du pays appelé mestura (N° 3 § 9). Ce pain se fait avec un mélange d'une partie de farine de froment et de deux parties de farine de mais. Il est très-compacte, non levé et d'une saveur fade sans être désagréable. La partie la plus pauvre de la population mange du pain fait avec de la farine de maïs pure (artoa) qui a l'inconvénient de s'aigrir très-facilement en été. La farine de maïs sert aussi à préparer une espèce de galette qu'on fait cuire sur des charbons ou sur une plaque de fer destinée à cet usage.

La famille ici décrite ne mange ordinairement que de la viande de porc, mais, pendant la moisson, on tue en général une ou deux brebis engraissées, et le jour de la fête patronale, la table est garnie de viandes de boucherie, de volailles et d'autres mets recherchés (D. 1ᵉ Son). Ce jour-là, et aussi aux repas où l'on mange l'agneau traditionnel à la Pâque et à la Pentecôte, on boit du vin dans la maison. La boisson ordinaire est une espèce de cidre qu'on prépare en versant chaque jour une quantité d'eau égale à celle de la boisson consommée, dans un tonneau rempli de pommes concassées.

En résumé cette alimentation est assez variée et représente une quantité de nourriture suffisante. La famille ne s'impose sous ce [174] rapport aucune privation réelle. C'est là, d'ailleurs, un trait de caractère commun à la généralité des Basques. Ils aiment la bonne chère en général, et emploient la plus grande partie de leurs ressources à accroître leur bien-être sous ce rapport, sans songer à réaliser des économies. On remarque cependant qu'un certain nombre d'individus énergiques, excités par le désir d'arriver à la propriété ou d'accroître celle qu'ils possèdent, se placent sous ce rapport en dehors des anciennes habitudes de la population.

§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.

La maison habitée par la famille est située sur la route qui traverse le village. A part les deux pignons qui sont bâtis en pierre, elle est presque uniquement construite en bois, comme toutes celles du pays. Les fenêtres sont garnies de contrevents peints en rouge selon l'antique usage des Basques, et le toit couvert en tuiles creuses avance de 1 mètre environ au-delà du mur qui le supporte. Ce four a été bâti derrière la maison à l'entrée du jardin afin d'éviter les chances d'incendie. Le rez de chaussée étant réservé pour les animaux (§ 1), le premier étage est seul habité. Il se compose de 4 chambres à coucher, d'une salle de réunion servant de salle à manger les jours de fête et d'une cuisine dans laquelle la famille habite ordinairement et prend ses repas. Parmi ces pièces, les deux dernières seulement ont des cheminées. Toutes sont vastes, mais assez mal closes. Chaque année on les blanchit à la chaux, et elles sont tenues comme tout le ménage avec cette extrême propreté, qui est un des traits des meurs basques.

Le mobilier décèle une certaine aisance. Le linge est surtout remarquable par sa finesse et sa blancheur ; il est tout en tissu de lin filé par les femmes de la maison. Ce luxe de linge est d'ailleurs général chez les Basques ; les plus pauvres ne prennent leurs repas que sur une table couverte d'une nappe, et la plupart possèdent quelques grandes pièces de toile qui servent à tendre la façade des maisons les jours où, comme à la Fête-Dieu, des processions se font dans la rue.

La valeur du mobilier et des vêtements peut être établie ainsi qu'il suit :

Meubles : ils ont les formes consacrées par l'usage dans le pays : presque tous ont été légués aux époux par leurs parents............ 784f 50

Lits. — Il y a dans la maison 3 lits montés, composés à peu près de la même [175] manière et comprenant chacun : 1 bois de lit en chêne orné de quelques sculptures, 30f 00 ; — 1 ciel de lit avec garniture en étoffes anciennes, 8f 00; — 2 matelas de laine grossière, 50f 00; — 1 paillasse en paille de maïs, 6f 00; — 1 traversin en laine et plume, 7f 00; — 2 coussinettes (espèces d'oreillers) en plume commune, 10f 00 ; — 1 couverture en coton, 6f 00; — 1 couverture en laine très-épaisse, 10f 00. — Total pour un seul lit, 127f 00 ; — Total pour les 3 lits, 381f 00.

2 autres lits moins soignés, sans garniture et sans ciel, avec couchette en bois blanc peint, sont évalués ensemble à une somme de 180f 00.

Meubles de la principale pièce servant à la fois de chambre à coucher et de salle de réunion les jours de fêtes. — 1 grande armoire en bois de chêne, 30f 00; — 1 vieille commode en bois de chêne, 35f 00 ; — 1 vieux fauteuil en paille et 3 chaises, 8f 00; — 1 miroir, 2f 00; — 1 crucifix en cuivre, 1f 00; — 1 bénitier en cristal placé avec le christ au-dessus du lit, 1f 25. — Total, 77f 25.

Meubles de la chambre à coucher des parents. — 1 grand coffre en bois de chêne pour déposer le linge sale, 8f 00; — 2 chaises, 2f 00 ; — 1 crucifix en cuivre, 1f 00;— 1 bénitier en cristal, 1f 25. — Total, 12f 25.

Meubles de la chambre à coucher de la fille aînée. — 1 commode en chêne presque neuve et cirée avec soin, 40f 00; — 1 petite glace, 6f 00; — 1 crucifix en cuivre et 1 bénitier en cristal suspendus près du lit, 2f 75; — 1 petite table en bois blanc, 4f00 ; — 4 chaises neuves, 5f 00. — Total, 57f 75.

Meubles de la chambre à coucher de la sœur du chef de famille et d'un cabinet où couchent les plus jeunes enfants. — 1 commode, 30f 00 ; — 1 miroir, 2f 00 ; — 3 chaises, 3f 00 ;— 1 crucifix et un bénitier, 2f 25. — Total, 37f 25.

Meubles de la cuisine. — 1 grand buffet en chêne, 20f 00; — 1 table très-basse, à peine élevée de 0m60 et servant d'ordinaire aux repas de la famille, 4f 00 ; — 1 autre table plus élevée, 5f 00; — 4 petits bancs en bois sur lesquels on s'assied d'ordinaire dans la cuisine, 4f 00; — planches et rayons servant à placer les ustensiles de ménage, 6f 00. — Total, 39f 00.

Livres et fournitures de bureau. — Les chefs de famille ne sachant ni lire ni écrire ne possèdent aucun livre ; les enfants n'ont que leurs livres d'école. (D. 4ᵉ Son.)

Linge de ménage : assez abondant et très-bien entretenu ; tout en toile de lin de très-belle qualité............ 368 00

15 draps de lit en lin, 210f 00; — 6 nappes, 60f 00; — 16 serviettes, 64f 00; — torchons et linges divers, 10f 00; — 8 toiles d'oreillers, 24f 00. — Total, 368f 00.

Ustensiles : presque tous de formes anciennes ; ils comprennent tous les articles de cuisine et de table nécessaires pour recevoir les parents et amis aux jours de fête............ 95 60

Dépendant du foyer.— Crémaillère, plaque de fonte, pelle, pincettes, chenets, etc., évalués à 18f 00 ; — 1 plaque de fer avec manche pour faire cuire la galette en farine de maïs, 2f00. — Total, 20f 00.

Employés pour la préparation et la consommation des aliments. — 3 chaudrons en cuivre, 24f 00; — 1 marmite en fer, 4f50 ; — 3 soupières et 5 plats en terre vernissée, 5f00; — 45 assiettes, 10f 00; — 12 verres, 4f20; — 2 cruches en terre, 0f50; — 12 tasses à café et 1 sucrier en porcelaine grossière, 7f 00; — 1 carafon en verre, 1f 50; — 4 cuillers et [176] fourchettes en étain, 9f 60 ; — 1 seau en bois avec cercles de fer, 2f 00; — 2 grandes cruches en terre cuite (pehava) dans lesquelles on va chercher l'eau à la fontaine et où on la conserve, 2f 80. — Total, 71f 10.

Employés pour l'éclairage. — 2 lampes en cuivre, 4f 00 ; — 2 chandeliers en fer, 0f50. — Total, 4f50.

Vêtements : ils conservent en général les formes traditionnelles du costume basque ; mais on commence, pour les vêtements des femmes surtout, à employer au lieu des anciennes et solides étoffes de laine, les légers tissus de coton qui coûtent moins cher............ 908f 75

Vêtements du chef de famille (180f25) : costume basque, simple, commode et élégant ; il ajoute encore à la dignité extérieure naturelle aux hommes de cette race.

Vêtements du dimanche. — 1 veste (camisola) en drap de couleur foncée, 20f 00; — 1 pantalon de drap, 18f 00; — 1 gilet en étoffe de laine rouge avec boutons en métal, 7f 00; — 1 ceinture de soie rouge, 10f00; — 1 béret (bonetta) en drap bleu, 3f 00 ; — 1 paire de souliers, 6f 00. — Total, 64f 00.

Vêtements de travail. — 1 veste de laine, 10f 00; — 2 pantalons de velours, 12f 00; — 1 ceinture en laine rouge, 3f 00 ; — 1 gilet de laine, 5f 00; — 1 manteau avec capuchon en drap grossier (capisaïlla), 8f 00 ; — 2 paires de bas de laine tricotés dans la famille, 2f 00; — 1 paire de gros souliers, 5f 00 ; — 1 paire de chaussures en cordes de chanvre (alpagattes, espartinac), 1f 25; — 14 chemises en toile de lin, 70f 00. — Total, 116f 25.

Vêtements de la femme (214f 25) : les parties essentielles de l'ancien costume sont conservées, mais déjà l'ensemble se modifie.

Vêtements du dimanche. — 1 robe noire en laine, 16f 00; — 1 robe de fête en étoffe de couleur, 18f 00; — 1 manteau en étoffe de laine noire que les femmes mariées mettent pour aller aux offices (capac), 40f 00; — 1 jupon en drap rouge bordé de velours noir, 10f00; — 2 tabliers de drap, 8f00 ; — 1 châle de laine, 16f 00; — 3 mouchoirs de tête en étoffe de lin de très-belle qualité, ornés de broderies (mocanecac), 10f 00; — 2 paires de bas de laine ou de coton, 2f 00; — 1 paire de souliers, 4f 00; — 6 chemises à 4f00, 24f 00.— Total, 148f 00.

Vêtements de travail. — 2 robes en laine, 20f00 ; — 1 robe d'indienne, 5f 00 ; — 2 jupons de drap, 8f00; — 2 châles légers en laine, 4f 00; — 3 mouchoirs de tête de diverses couleurs en coton, 3f 00; — 1 mantalinac, espèce de mantille en laine noire, autrefois spéciale aux jeunes filles et dont les femmes mariées se servent aussi pour aller à l'église, 18f 00; — 1 tablier en laine grossière, 1f 00; — 2 paires de souliers, 6f 00; — 1 paire de chaussure en corde de chanvre, 1f 25. — Total, 66f25.

Vêtements de la soeur du chef de famille (214f 25) : ils sont exactement les mêmes que ceux de la femme qui viennent d'être énumérés et ont la même valeur.

Vêtements de la grand'mère (120f 00) : ils sont les mêmes aussi que ceux qui précèdent; mais, étant renouvelés moins souvent, ils ont une moindre valeur.

Vêtements des 3 enfants (180f 00) : par leurs formes et par les tissus qui les composent, ils tendent à s'éloigner des anciennes habitudes du pays; ils peuvent être évalués ensemble à 180f 00.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 2,156f 25

§ 11. — Récréations.

[177] Le jeu de la balle (pilota) est pour tous les Basques la récréation la plus goûtée. Il y a dans chaque village un emplacement spécial pour ce jeu, et le dimanche après les offices, la plupart des hommes s'y réunissent. Quelques-uns seulement des plus habiles prennent part au jeu, mais les autres s'y intéressent aussi et engagent des paris sur le résultat. [les Ouv. europ. XII et XXI §11]. L'enjeu le plus ordinaire consiste en quelques verres de vin qu'on va boire ensuite au cabaret. Quelquefois cependant des sommes considérables sont engagées dans ces paris, mais cela n'arrive guère que dans les circonstances solennelles où des défis sont portés entre les habitants de deux villages, ou bien entre des Espagnols et des Français, et quand des joueurs célèbres par leur habileté représentent les deux parties ; des discussions et même des luttes entre vainqueurs et vaincus ne sont pas rares dans ces circonstances.

Les habitants d'Ainhoa jouent entre eux à la pilota. Mais le propriétaire ici décrit ne prend habituellement part à cette distraction ni comme joueur, ni comme parieur ; il se contente d'y assister comme spectateur. C'est là une conséquence de son caractère tranquille et de ses goûts calmes, qui l'éloignent aussi du cabaret où il est à peine entré quelquefois depuis son mariage. La principale récréation pour lui consiste dans les voyages qu'il fait au chef-lieu de canton ou à Elizondo, ville voisine d'Espagne, les jours de foire et de marché. Presque chaque semaine il exécute un de ces voyages à titre de distraction, car il n'a le plus souvent aucune affaire qui l'y appelle [N° 2 § 11].

Toute la famille prend part à la fête patronale de la commune, dont la célébration a quelque chose de sacré pour les Basques. On accourt à ces fêtes de tous les villages voisins, et ceux des habitants qui sont absents n'hésitent pas à parcourir de longues distances pour venir y assister. On raconte même dans le pays que plus d'une fois dés soldats basques ont déserté dans ce but. A Ainhoa la fête, qui se célèbre le 15 août, dure trois jours. La première journée est presque toute entière consacrée à la solennité religieuse. Mais, dès le soir du premier jour, un repas remarquable par l'abondance et le choix des mets réunit tous les membres de la famille et les invités ; la fête continue pendant les deux journées suivantes qui sont employées à des distractions parmi lesquelles le jeu de la pilota occupe la première place. Les hommes s'exercent encore à pousser la barre. Les jeunes gens se livrent aux danses (saut basque, [178] fandango espagnol) que le prêtre permet pour ce jour-là seulement, et qui s'exécutent au son des instruments nationaux le chirola et le tamburina. Pendant les journées du dimanche, les jeunes filles, depuis que les danses sont supprimées, n'ont d'autres récréations habituelles que les promenades et le jeu de quilles.

Pour les personnes plus âgées, les réunions que cette fête ramène chaque année sont une occasion de discuter les intérêts de la famille dont les membres, éloignés l'un de l'autre et souvent retenus par leurs occupations, ne peuvent se voir que rarement. En général, c'est à la suite de ces réunions que se prennent les décisions les plus importantes dans la vie de ces familles, telles que le choix d'un état pour les enfants, le partage des biens entre eux, les mariages, etc. Appréciées à ce point de vue, ces fêtes ont une haute portée morale. On ne doit donc pas y voir seulement des réjouissances dont les frais, relativement considérables, chargeraient inutilement le budget des paysans basques. Il convient plutôt de les considérer comme des institutions propres à conserver l'unité des familles et à resserrer les liens qui unissent leurs différents membres. Envisagées seulement comme récréations, ces fêtes ont d'ailleurs une haute importance sociale, et il serait regrettable que des motifs d'économie les fissent supprimer [les Ouv. europ. XIII §11].

Il y a d'autres fêtes encore parmi les Basques, mais d'un caractère plus exclusivement religieux. Ainsi, dans les familles aisées, on mange à Pâques et à la Pentecôte l'agneau traditionnel, et les plus pauvres, s'ils ne peuvent se procurer un agneau, célèbrent au moins ces solennités en ajoutant à leurs repas ordinaires quelques mets inaccoutumés. Enfin, chez ce peuple encore plein de ferveur et de piété, l'accomplissement des devoirs religieux a tout l'attrait d'une récréation. Pendant les offices, tous les fidèles prennent part aux chants de l'église, et aux jours de grande fête ils assistent aux cérémonies du culte comme à un spectacle qui excite à un égal degré leur respect et leur intérêt. Ces cérémonies s'accomplissent d'ailleurs avec un ordre parfait ; pendant les offices, suivant un antique usage dont la conservation est favorisée par la disposition intérieure des églises du pays basque, les sexes sont séparés : les femmes occupent le chœur et la nef tandis que les hommes prennent place dans les tribunes qui presque toujours garnissent les murs de la nef.

IV. Histoire de la famille

§ 12. — Phases principales de l'existence.

[179] Le propriétaire ici décrit n'était que le second d'une famille de cinq enfants, dont l'aîné fut une fille : d'après les coutumes du pays basque qui n'établissent pas de différence entre les garçons et les filles pour la qualité d'aîné (Etcheco premua, héritier — Etcheco prima ou Andregaya, héritière), il n'aurait pas dû recevoir la part principale dans l'héritage paternel (Etcheala). Mais sa sœur aînée étant par son mariage sortie de la maison, il fut choisi par ses parents comme héritier ou continuateur de la famille dont il est aujourd'hui le chef. A ce titre, il resta constamment dans la maison paternelle, aidant ses parents dans leurs travaux agricoles, et apprenant par tradition à diriger l'exploitation du domaine. Il ne reçut d'ailleurs aucun autre enseignement, et il ne sait ni lire ni écrire.

Sa seconde sœur sortit aussi de la maison par un mariage ; son frère, le plus jeune de la famille, apprit l'état de charpentier qu'il exerce aujourd'hui dans le village. La troisième sœur enfin resta célibataire. Lui-même s'étant marié et ayant acquis par la dot de sa femme un moyen de désintéresser ses cohéritiers, un partage fut fait à l'amiable du vivant de son père, il reçut la part de faveur autorisée par la loi, et, en outre, la maison qui ne fut pas estimée comme revenant de droit à l'héritier. On fixa à 700 fr. la somme qu'il devrait payer à chacun des autres enfants pour obtenir d'eux la cession de leur part d'héritage. Tous acceptèrent, à l'exception de la sœur aînée qui refusa cette somme comme insuffisante. Malgré cette dissidence, elle a vécu depuis en bonne intelligence avec son frère ; elle accepterait aujourd'hui la somme proposée, mais les ressources manquent pour la lui payer, et le chef de famille ne sait pas assez l'importance qu'il y aurait à la désintéresser. Il continue à jouir de la part de cette sœur, sans payer d'intérêt, au nom de la mère qui en a l'usufruit depuis la mort du père.

L'histoire de cette famille est à peu près celle de toutes les familles du pays basque placées au même niveau social parmi les petits propriétaires. C'est chez eux une habitude constante jusqu'ici d'assurer la perpétuité de leur maison en choisissant parmi leurs enfants un aîné qui reçoit la part de faveur dont le Code civil autorise la libre disposition, et presque toujours aussi quelques autres avantages [180] consentis à son profit par ses cohéritiers. En échange de ces avantages, il contracte toutes les obligations d'un chef de famille : comme tel il loge et nourrit les vieux parents quand ils ne peuvent plus travailler ; il conserve aussi dans sa maison ceux de ses frères et sœurs qui, restant célibataires, ne pourraient vivre avec la part d'héritage qui leur revient. Les autres enfants, pour ne pas morceler la propriété, abandonnent en général leur part à l'héritier, et celui-ci les dédommage au moyen d'une somme d'argent prise habituellement sur la dot de sa femme. Cette somme sert de dot aux filles et permet aux garçons de s'établir et d'acquérir le matériel nécessaire pour exercer une profession industrielle ; quelques-uns se servent de cet argent pour payer leur passage sur le navire qui les conduit comme émigrants en Amérique. Il est rare encore qu'un dissentiment entre les enfants oblige à vendre l'héritage paternel ; mais déjà il arrive assez souvent que des résistances de la part de l'un d'eux créent des embarras pour l'aîné. C'est ordinairement des filles mariées et représentées par leurs maris que viennent ces résistances. Elles aboutissent quelquefois à la division des propriétés, et on a constaté que les ventes de biens dues à cette cause sont devenues beaucoup plus fréquentes dans le pays depuis les vingt dernières années.

Ces habitudes des petits propriétaires se retrouvent avec certaines modifications chez les métayers. L'exploitation d'une métairie reste en général entre les mains d'une même famille depuis plusieurs générations, et le droit à cette exploitation constitue une sorte de propriété que les parents transmettent à l'un de leurs enfants dont la position est celle de l'héritier dans les familles de propriétaires. Les autres enfants, après avoir fréquenté l'école dans leur jeunesse, reçoivent quelquefois des animaux domestiques et un matériel qui leur permet de devenir eux-mêmes métayers. Plus souvent ils émigrent, les filles allant servir comme domestiques dans les villes voisines, et les garçons devenus journaliers agriculteurs allant passer périodiquement une saison en Espagne, ou bien émigrant définitivement en Amérique (D et F).

Les fils de journaliers, n'ayant pas d'autre ressource, doivent nécessairement fournir en plus grand nombre à l'émigration. Presque tous la désirent, en effet, mais beaucoup sont empêchés de satisfaire ce désir par l'impossibilité de réunir la somme nécessaire pour payer leur passage (E).

§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

[181] La dot relativement considérable apportée par la femme au chef de famille, lui a permis de réunir les éléments de la propriété possédée par son père. Grâce à la fertilité du sol et à la beauté du climat, cette propriété, quoique peu étendue, a pu fournir un revenu suffisant aux besoins du ménage. Aidée d'ailleurs par des subventions importantes, la famille dont tous les membres se distinguent par des habitudes d'ordre et de tempérance, a vécu jusqu'ici dans un état de bien-être dont elle se montre satisfaite.

D'un autre côté, les obligations du partage des biens l'ayant forcé de faire des sacrifices en argent pour désintéresser ses cohéritiers, le chef de famille n'a pu acquitter une dette de 500f léguée par son père ; il a dû même s'en créer une nouvelle de 180f; bientôt la nécessité de rembourser une de ses sœurs, non désintéressée jusqu'ici, le forcera à contracter un nouvel emprunt ou à aliéner une partie de la propriété.

La condition actuelle de cette famille est donc assez précaire : le défaut d'énergie dans son chef, le besoin de confort qui l'emporte sur la prévoyance, l'empêchent d'arriver à l'épargne ; elle n'a d'autre ressource que l'emprunt pour parer aux éventualités de l'avenir, et il suffirait d'un incendie contre lequel la maison n'est pas même assurée pour entraîner sa ruine complète Il convient de remarquer cependant que d'anciennes mœurs dont la tradition se conserve dans le village d'Ainhoa et dans presque tous ceux du pays basque, assurent des secours efficaces aux familles victimes de calamités de ce genre (C).

§ 14. — Budget des recettes de l'année.

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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.

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Comptes annexés aux budgets.

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Notes

Faits importants d'organisation sociale ; Particularités remarquables ; Appréciations générales ; Conclusions.

(A) Sur le système de culture usité dans le Labourd.

[196] Le budget et les comptes annexés à cette monographie présentent des indications qui, rapprochées de celles données aux paragraphes 1 et 6, peuvent fournir des détails précis sur les résultats d'une exploitation agricole dans le Labourd ; mais il convient de compléter ces renseignements par un exposé sommaire du système de culture usité dans cette contrée. Ce qui va être dit à ce sujet s'applique d'une manière spéciale à la région montagneuse placée en dehors du cercle d'action des grandes villes, près desquelles les anciennes méthodes commencent à se modifier dans une mesure assez restreinte pourtant.

L'agriculture du pays basque a pour but essentiel la production des céréales. L'assolement qui, depuis des siècles, y a été adopté en vue d'atteindre ce but, est biennal, et exclut complètement la jachère ; il comprend trois cultures qui se succèdent dans l'ordre suivant : 1° maïs, semé en mai ou juin, et récolté en octobre ; 2° froment, qui remplace immédiatement le maïs après que la terre a reçu les façons convenables en octobre et en novembre, et qui se récolte au mois d'août de l'année suivante ; 3° navets, semés en août et septembre, après la récolte du froment, et arrachés pendant l'hiver et le printemps jusqu'au moment où la terre a besoin d'être préparée au mois d'avril pour recevoir l'ensemencement en maïs qui revient ainsi au commencement de la troisième année. Quelquefois on remplace les navets par le farouch (trèfle incarnat), qui n'occupe pas le sol pendant plus longtemps et qu'on retourne après avoir pris une coupe en mai pour faire place au mais. Les petits domaines agricoles exploités par les paysans propriétaires ou métayers sont en général divisés en deux soles, de manière à ce que chaque famille puisse récolter à la fois du maïs et du froment. Les deux soles comprennent une étendue à peu près égale, mais on sème d'ordinaire plus de terre en mais, parce qu'on prend sur celle qui est consacrée au froment l'espace nécessaire pour les cultures accessoires. Parmi ces dernières se range celle des pommes de terre, qui commence à se vulgariser dans le pays, et surtout celle du lin, cultivé par chaque famille à peu près dans la mesure de ses besoins.

[197] Le climat permet de semer le lin en automne, et alors on le récolte dès le mois de mai, mais le plus souvent on le sème seulement, comme dans le reste de la France, au printemps. Enfin il faut, pour compléter cette nomenclature des produits cultivés dans le Labourd, mentionner les récoltes dérobées qui ont une certaine importance : ce sont les fèves, semées dans le froment et arrachées en juin ; les haricots, jetés de place en place dans les plants de mais, dont les tiges leur servent de supports ; les cucurbitacées (courges, potirons, etc.), plantées aussi avec le maïs, et destinées à la nourriture des animaux, car, dans cette partie de la France, on ne s'en sert pas pour l'alimentation humaine.

Les fourrages, dans ce système de culture, sont fournis par les prairies naturelles, dont le foin est d'assez bonne qualité et très abondant quand elles peuvent être arrosées. Les prairies artificielles, les luzernes surtout, qui peuvent donner jusqu'à quatre coupes, rendent beaucoup plus, mais elles sont rares encore dans le pays. A ce foin s'ajoutent les navets, qui sont hachés et mêlés au genêt épineux pour nourrir les bestiaux en hiver ; la paille de froment, qui n'est jamais employée à faire la litière ; les fleurs et les feuilles du maïs coupées en vert. Les pâturages dans les Landes et souis les bois de haut taillis appartenant aux particuliers ou aux communes, permettent toujours d'entretenir les animaux en été ; les brebis s'y nourrissent même pendant presque toute l'année. En hiver, quand toutes les autres ressources sont épuisées, les plus pauvres cultivateurs ont toujours à leur disposition quelques bottes de genêts épineux qu'on arrache sur le terrain communal ou qu'on peut acheter au prix de 1f 00 la charretée.

Les amendements employés dans le Labourd sont judicieusement choisis en vue d'introduire dans les terres, presque toutes argileuses, un élément propre à les rendre moins compactes. Ceux dont on se sert communément sont les sables, qu'on mêle parfois en petite quantité au fumier, et surtout la chaux qu'on répand sur la terre tous les cinq ou six ans. ne ancienne méthode d'amendement que Arthur Young vit mettre en usage dans ces contrées, en 17901, est aujourd'hui abandonnée ; elle consistait à couvrir le sol de paille après la récolte du froment et à mettre le feu à cette paille de manière à brûler en même temps les éteules et les mauvaises herbes. Le but qu'on se proposait dans cette opération est atteint maintenant par l'emploi de la chaux, qui permet de réserver la paille pour des usages plus importants.

Le fumier est traité par les Basques d'une manière toute [198] spéciale : ils le conservent à l'abri des influences atmosphériques dans un local voisin des écuries (§ 5), et y favorisent le développement de la fermentation. Ce procédé a pour but d'amener la décomposition des feuilles de fougère à nervures épaisses et des tiges de maïs qu'on emploie uniquement pour litière. Quand la décomposition est suffisante, le fumier ressemble assez bien à du terreau ; en général on le répand sur la terre après les semences faites au lieu de l'enfouir. On fume toujours le maïs et presque toujours les navets quoique plus légèrement ; mais le froment est d'ordinaire semé sans engrais. Le plus souvent le fumier est insuffisant en qualité et en quantité ; aussi la terre, ne pouvant réparer les pertes que lui fait subir une culture épuisante, donne peu de produits. Le rendement moyen n'est que de vingt hectolitres à l'hectare pour le maïs et de douze hectolitres pour le froment.

Les bestiaux appartiennent à des races anciennes dans le pays et adaptées aux nécessités du sol et du climat, mais peu recommandables sous d'autres rapports. Cela est vrai surtout des brebis qui ne fournissent qu'une laine de qualité très-inférieure, et dont les formes sont peu satisfaisantes ; une partie de leurs défauts doivent être attribués, du reste, à l'habitude qu'on a de les traire, et il est probable que la race ne pourra guère être améliorée tant qu'on n'aura pas renoncé à cette habitude. L'espèce bovine se présente dans de meilleures conditions ; elle est petite mais élégante, et remarquable par son aptitude au travail et sa sobriété. Les vaches sont presque toujours employées aux travaux des champs, et ne donnent que peu de lait ; les bœufs travaillent pendant quatre ou cinq ans, puis ils sont engraissés et livrés à la consommation. Quelques faits spéciaux à la famille décrite dans cette monographie, compléteront ces renseignements sur la manière d'exploiter les bestiaux dans le pays basque. Cette famille possède une vache qu'on n'emploie pas d'ordinaire au travail ; nourrie dans les pâtures pendant toute la bonne saison, elle donne chaque année un veau vendu à l'âge de un à deux mois. Les deux bœufs ne sont pas gardés plus d'une année, et deviennent l'objet d'une spéculation d'engraissement. Le chef de famille les achète tous les ans vers le mois de mars, en ayant soin de les choisir parmi les animaux de cinq à six ans ; il les emploie pendant la bonne saison aux travaux de culture et de transport, puis les engraisse en hiver principalement avec des navets, et les vend d'ordinaire à la même foire où il en achète d'autres. Le troupeau de brebis n'est jamais ramené à la maison, on le rentre chaque soir à la borde de la montagne en allant traire les brebis. Dans l'été, il se nourrit exclusivement sur le terrain communal ; mais après la moisson des foins et des céréales, on le fait paître [199] dans les champs et les prés de la famille ou dans ceux qu'elle loue à cet effet. Quinze agneaux environ sont réservés chaque année pour remplacer les brebis mangées ou vendues ; les autres sont vendus, quelquefois à peine âgés de un mois, pour être servis sur les tables aux fêtes de Noël et de Pâques. La basse-cour ne contient que quelques volailles (§ 6) élevées surtout en vue du régal de la fête patronale. Elle se compose principalement de deux cochons, entretenus d'ordinaire pendant huit ou neuf mois. Achetés tous les deux à la fois au printemps, ils se nourrissent d'abord dans les rues du village et sur les terrains vagues qui l'entourent. On les engraisse ensuite avec des navets cuits, du son et du maïs ; on en tue un à Noël et l'autre au mois de janvier.

Le matériel agricole employé dans le Labourd est grossier et imparfait, mais il était à peu près le seul qu'on pût jadis y mettre en usage à cause du déplorable état des voies de communication. Déjà, depuis que des progrès ont été réalisés sous ce dernier rapport, certaines parties du matériel se sont améliorées ; ainsi on se sert aujourd'hui d'assez bonnes herses à dents de fer. Mais l'ancienne charrue et l'ancien char sont partout conservés. L'essieu de ce char, adhérent aux roues, tourne avec elles, et produit en frottant sur les traverses du fond un bruit criard et continu ; ce bruit sert, dit-on, à avertir au loin les bouviers dans les sentiers étroits des montagnes, et leur permet de se garer. Les roues du char, au lieu d'être faites de rais et de jantes, sont pleines, afin qu'elles ne puissent pas s'embourber dans les terrains argileux.

Les façons données à la terre pour les différentes cultures sont en général assez bien entendues. L'ordre dans lequel elles se succèdent et l'époque précise où elles sont données se trouvent indiqués dans le calendrier suivant des travaux agricoles de la famille décrite par cette monographie. Il convient de rappeler que tous ces travaux sont exécutés par les seuls membres de la famille, à l'exception du sarclage du maïs et du battage du froment pour lesquels on est obligé de recourir à des journaliers.

Janvier et Février.

Abatage et transport du bois coupé sur le domaine de la famille ; émondage des haies ; abatage d'un cochon ; arrachage et préparation quotidienne des navets destinés à la nourriture du bétail.

Mars.

Continuation des transports de bois ; premiers travaux de labour pour le jardinage ; sarclage du froment et semis des fèves dans ce froment.

[200] Avril et Mai.

Travaux divers de jardinage ; nettoyage, labourage, hersage et préparation à la houe de la terre où se trouvaient les navets et qui va recevoir le maïs ; semis du maïs en ligne, de manière à ce que chaque pied soit espacé de 060 environ dans tous les sens ; semis des haricots et des cucurbitacées dans les champs de mais.

Juin.

Achèvement des plantations de maïs ; transport et étendage de l'engrais pour les fumer ; tonte des brebis ; arrachage du lin semé en automne ; commencement de la récolte des foins ; premier sarclage du maïs.

Juillet.

Rentrée des foins ; arrachage des fèves semées dans le froment ; second sarclage du maïs exécuté à la main comme le premier ; commencement de la récolte du froment.

Août.

Rentrée du froment ; battage de cette céréale exécuté à la main en frappant les épis sur une grande pierre plate, ou bien en maintenant d'une main une javelle sur cette pierre et en la battant de l'autre avec une forte trique ; écimage et effeuillage du maïs : labourage et hersage de la terre qui a porté le froment pour la préparer à recevoir le navet ; semis du navet.

Septembre.

Sarclage et éclaircie du navet ; transport et étendage de l'engrais pour le fumer ; récolte des haricots et des cucurbitacées ; continuation de l'effeuillage du maïs ; récolte et rentrée des foins de regain.

Octobre.

Arrachage et rentrée du maïs ; récolte des châtaigniers ; récolte et préparation des pommes qui doivent servir à faire la boisson de la famille ; labourage et hersage de la terre qui a porté le maïs pour la préparer à recevoir le froment ; semis du froment ; semis du lin d'automne sur la terre préparée à la charrue et à la houe.

Novembre.

Continuation des travaux pour l'ensemencement des champs de froment et de lin ; récolte de la fougère et du genêt épineux sur les landes de la famille et sur celles de la commune ; soins donnés aux prairies naturelles.

[201] Décembre.

Relèvement des bordures des terres ; transport des bois d'affouage ; réparation des instruments et des outils ; abatage d'un cochon à Noël ; commencement de l'arrachage des navets destinés au bétail ; égrenage du maïs continué pendant tout l'hiver par les femmes de la maison. Cet égrenage se fait à la main ; mais on bat aussi le maïs en plaçant les épis sur des claies à rebords élevés et en les frappant avec des bâtons à coups redoublés.

Après cet exposé détaillé du système agricole suivi dans le Labourd, il est facile d'émettre une opinion sur la valeur de ce système. Considéré en lui-même, il est rationnel, et s 'il appelle une réforme, il n'a pas besoin du moins de subir une révolution complète. L'assolement en usage est acceptable, et, en supposant que les fumures fussent suffisantes, il permettrait d'obtenir une quantité très considérable de substance alimentaire. Le point essentiel serait donc de multiplier les fourrages et les bestiaux pour produire plus de fumier ; mais ce but ne pourra être atteint que bien difficilement tant que la propriété sera placée dans les conditions où elle se trouve aujourd'hui. L'exemple du cultivateur étudié dans cette monographie, montre que ces petits propriétaires, toujours pauvres quand ils ne sont pas indigents, ne peuvent faire au sol aucune avance. Celui d'entre eux qui voudrait essayer de transformer en prairies les champs qui fournissent à peine la quantité de céréales nécessaire pour nourrir sa famille, serait bientôt complètement ruiné. Obligés de vivre avant tout, ils épuisent un peu chaque année la fertilité du sol par la culture continue des céréales. Ce déplorable état de choses tend d'ailleurs à s'aggraver chaque jour par la division des héritages et la multiplication des propriétaires indigents (§ 4).

On voit donc en dernière analyse que dans le pays basque, la réalisation des progrès agricoles est subordonnée à un changement dans le mode de transmission des biens. La voie à suivre sous ce rapport est indiquée par l'ensemble des traditions locales et par la connaissance des efforts que font encore aujourd'hui les chefs de famille pour continuer ces traditions malgré les prescriptions formelles de nos lois [n° 3 (A)]. Sans aucun doute, si on laissait aux paysans basques la liberté de tester, on les verrait bientôt adopter les combinaisons les plus propres à concilier l'intérêt général avec les droits individuels de chacun de leurs enfants : le goût de l'émigration qui s'est développé dans le pays faciliterait d'ailleurs la solution du problème en offrant un débouché à ceux des enfants qui ne recevraient pas une part en nature. Peu à peu, et sans autre intervention, il se [202] reconstituerait dans ces contrées une classe de petits propriétaires aisés qui, sollicités par leur intérêt, comprendraient bientôt l'utilité des réformes. Disposant par eux-mêmes d'un certain capital, ou se le procurant avec facilité par voie d'emprunt, ils pourraient faire exécuter le drainage dans leurs terres trop compactes, avoir des bestiaux mieux soignés et plus nombreux, améliorer leur matériel, multiplier leurs prairies, organiser enfin un système régulier de défrichement, et faire disparaître peu à peu ces landes qui couvrent encore de si grandes étendues de terrain. Aujourd'hui, quoi qu'on en dise, ce défrichement ne pourrait être exécuté par les petits propriétaires sur une échelle un peu importante. L'avance de travail n'est pas, en effet, la seule que nécessite une telle entreprise : elle absorbe toujours un certain capital dont la rentrée se fait attendre. Puis on considère comme indispensable dans le pays. qu'une certaine étendue de lande soit attachée à chaque exploitation agricole pour fournir la litière : c'est là sans doute une idée fausse, mais on voit pourtant qu'elle a sa raison d'être, si on se met à la place de ces petits propriétaires dénués de ressources, et qui, bien évidemment, manqueraient de litière et de pâturage pendant une année au moins s'ils venaient à défricher leurs landes.

(B) Sur l'exploitation du troupeau de brebis et sur l'importance des pâturages communaux qui permettent de l'entreprendre.

Une étude attentive du compte relatif à l'exploitation du troupeau de brebis (3) montre que les ressources qui résultent pour la famille de cette exploitation ont sur son bien-être une influence prépondérante. En nature, le troupeau fournit de la laine pour certains vêtements (6), et du laitage qui tient une place importante dans l'alimentation (§ 9). Mais c'est surtout comme source de recettes en argent, si difficiles à réaliser pour les familles placées dans les conditions où se trouve celle-ci, que l'exploitation du troupeau est avantageuse. On voit en effet que la vente de la laine, des agneaux, etc., laisse un bénéfice de 216f 30, égalant presque la moitié de la somme totale des recettes en argent dont la famille peut disposer.

D'un autre côté, si on recherche d'après les éléments du compte comment ce résultat peut être atteint, on voit que c'est principalement parce que le troupeau se nourrit en grande partie sur le terrain communal. La valeur de l'herbe ainsi pâturée est portée au compte pour une somme de 90f 00 (23f 66 en nature et 66f 34 en argent). On a pris pour base de cette évaluation la déclaration faite par plusieurs habitants du pays, que le droit de pâture sur les [203] communaux pour un troupeau comme celui dont il s'agit ici, se louerait 90f environ. Toutefois, il est évident que cette somme ne représente pas toute la valeur du service rendu à la famille par la jouissance de ce droit, puisque sa suppression aurait pour conséquence de la forcer à renoncer à l'exploitation de son troupeau et aux avantages qu'elle en retire. Un tel événement entraînerait nécessairement la ruine de cette famille, et il est naturel de croire qu'elle ferait d'énergiques efforts pour conserver ce droit.

En se plaçant à un autre point de vue, cet exemple peut servir à montrer combien est inégale dans certains cas la répartition des avantages qui résultent de la possession des biens communaux. Déjà en effet on a remarqué (§ 7) que les plus pauvres habitants, et généralement ceux qui n'ont pas de troupeau, ne peuvent participer à la jouissance de ces biens, dont l'exploitation devient ainsi une espèce de monopole réservé aux plus riches et aux plus intelligents. Ce régime consacre donc en fait une injustice évidente ; de plus il constitue une inégalité qui en droit paraît être directement contraire aux principes qui ont présidé à l'institution et à la conservation des biens communaux. Il est vrai que dans certaines conditions, comme cela a lieu dans le pays basque (§ 7), les inconvénients d'un tel état de choses sont atténués par l'existence de mœurs et de coutumes spéciales qui obligent les riches à rendre aux pauvres, sous forme de secours et d'aumônes, une partie des revenus qu'ils tirent des communaux ; mais ce sont là des conditions exceptionnelles, et dans presque toutes les contrées de la France l'exploitation de ces biens entraîne des abus analogues à ceux qui viennent d'être signalés, sans qu'on puisse y trouver les mêmes compensations [n° 2 (§ 7)]. Il y a là certainement un état de choses qui appelle des réformes, et il importe de signaler cette question à l'attention des hommes d'État.

(C) Sur l'ancienne organisation de l'assistance mutuelle dans les communes basques.

Les habitudes d'assistance mutuelle qui existent entre les familles d'une même commune dans le pays basque, offrent un des traits les plus remarquables des anciennes mœurs : quoiqu'elles aient été altérées par différentes causes, ces habitudes persistent encore à un assez haut degré pour qu'on puisse les considérer comme contribuant dans une certaine mesure à garantir la sécurité des familles.

Dans le village d'Ainhoa, par exemple, cette assistance des habitants les uns envers les autres se pratique dans toutes les circonstances difficiles de la vie quand une maison a été brûlée, chacun [204] vient au secours du propriétaire pour l'aider à la reconstruire ; si, par suite d'un accident grave, blessure ou maladie, une famille perd un de ses soutiens, tous donnent à cette famille des secours en nature ou en argent ; si, dans une épizootie un troupeau est détruit, tous les cultivateurs qui possèdent des brebis contribuent à réparer la perte du propriétaire en lui donnant quelques agneaux. Dans d'autres circonstances moins graves, ce même esprit se révèle encore. Ainsi, quand un conscrit part pour l'armée, on fait dans le village une collecte à son profit parmi les jeunes gens et les jeunes filles. Enfin l'aumône, telle qu'elle se fait parmi les Basques, peut être considérée encore comme rentrant dans le mode d'assistance mutuelle dont il est ici question [les Ouvr. europ. XXXV § 7]. En général, ce n'est pas à des mendiants de profession que s'adresse l'aumône, mais à des personnes qui y cherchent un secours momentané contre l'insuffisance de leurs ressources. Dans ces limites, la mendicité s'exerce sans déshonneur parmi les Basques. « Le revenu de nos manouvriers est sans contredit insuffisant pour l'entretien d'une famille, même peu nombreuse, écrivait M. Becass, maire d'Ainhoa, à l'auteur de cette note ; mais, ajoutait-il avec une sorte de satisfaction, les enfants de nos manouvriers savent de bonne heure où aller, lorsque le besoin se fait sentir dans la famille, pour obtenir un secours en nature. » Cette pensée généreuse peut être considérée comme l'expression d'une idée commune aux hommes les plus distingués de ce pays, qui tous regardent l'aumône comme un devoir. On voit d'ailleurs qu'à leurs yeux les ressources qu'elle procure son indispensables pour assurer les conditions matérielles de l'existence à la plupart des familles de manouvriers.

Envisagées dans leur ensemble, les habitudes dont on vient de citer quelques exemples constituent véritablement un système d'assurances mutuelles contre les principales chances de perte auxquelles une famille peut être exposée. Sans doute ce système est imparfait et insuffisant, mais il montre au moins que les garanties émanées du principe des assurances mutuelles existaient déjà sous certaines formes dans l'ancienne société ; seulement, il faut remarquer que ces garanties avaient alors des bases complètement différentes de celles qui soutiennent de nos jours les institutions positives créées dans un but analogue. En effet, elles reposaient uniquement sur un sentiment profond de solidarité existant entre les membres d'une même commune et sur l'idée de devoirs mutuels résultant pour chacun d'eux de cette solidarité. Dans la société moderne, le principe de l'isolement de l'individu a prévalu ; aussi, dans les pays où déjà a pénétré complètement l'esprit nouveau, les [205] garanties de la nature de celles dont il est ici question n'existent plus et même ne sont plus possibles. Au sentiment de devoir mutuel a succédé le sentiment tout opposé de droit individuel qui, maintenant chaque homme dans un état d'antagonisme continuel à l'égard de ceux qui l'entourent, nécessite l'établissement de rapports sociaux réglés de toute autre manière.

Dans ce nouvel ordre de choses, l'organisation des sociétés d'assurances et de secours mutuels devra garantir pour les individus énergiques et prévoyants les intérêts de l'avenir ; mais il faut reconnaître que les institutions nouvelles ne peuvent suppléer, pour les types inférieurs de la population, aux anciens modes d'assistance. Les exemples qui viennent d'être cités dans cette note montrent au contraire que, dans certains cas, l'ancienne organisation sociale offrait, même aux plus dénués sous tous ces rapports, d'efficaces garanties de sécurité matérielle. Il y avait surtout cela de remarquable, dans cette organisation, que le secours étant réciproque, la dignité de celui qui devait y recourir n'était jamais compromise.

(D) Sur l'émigration périodique des basques français en Espagne.

Depuis un temps immémorial il existe chez les Basques français, comme chez presque toutes les populations des pays de montagnes, des habitudes d'émigration régulière. Les émigrants basques paraissent s'être toujours dirigés vers l'Espagne, où les appelaient des relations de commerce continuelles, relations moins suivies sans doute du côté de la France, le désert des Landes rendant les communications difficiles. Des rapports de race, la similitude du langage et des idées religieuses les attiraient aussi vers l'Espagne, tandis que les guerres de religion, longtemps continuées dans le midi de la France, et le séjour prolongé des Anglais dans cette partie de notre pays, devaient les en éloigner.

Il est difficile de déterminer l'époque à laquelle cette émigration commença, mais il est probable qu'elle prit surtout son développement au moment où la découverte de l'Amérique vint donner une activité singulière au commerce de la Péninsule. En ce moment, en effet, la demande de bras pour les fonctions dévolues d'ordinaire aux émigrants montagnards dut augmenter en Espagne. Les populations du nord de ce pays, qui primitivement y remplissaient ces fonctions, et qui depuis les ont reprises en partie, furent alors entraînées vers l'Amérique par le mouvement général. Elles durent fournir des aventuriers, des colons, des soldats pour les armées du continent, et aussi, à cause de leur voisinage des côtes, des mate [206] lots pour les flottes de l'État et pour celles du commerce. Elles cessèrent alors d'envoyer vers l'intérieur des ouvriers émigrants, et il vint des ouvriers français pour remplacer ceux-ci. Le mouvement déterminé en France par cette émigration paraît avoir eu une très grande importance ; il s'étendit jusque dans les montagnes du centre et même dans le Limousin. La tradition s'en conserve encore aujourd'hui, et on trouve aux environs de Madrid des Auvergnats qui viennent y exercer les professions de colporteurs, marchands ambulants, etc. ; mais ces émigrants ne sont plus qu'en nombre insignifiant. Vers le milieu du XVIIe siècle (1669) on évaluait à deux cent mille le nombre des Français séjournant en Espagne d'une manière continue ou passagère2; tous les travaux pénibles et peu rétribués étaient abandonnés à ces émigrants par les Espagnols, qui les désignaient par le terme méprisant de Gavaches. Le plus grand nombre d'entre ces Gavaches appartenait à la classe d'ouvriers que nous appelons encore aujourd'hui Gagne-petits.

En général, les Basques français n'exerçaient pas les mêmes professions quelques-uns, émigrants riches [les Ouvr. europ. XVI (B)] sédentaires, allaient s'établir dans les villes du nord de l'Espagne pour y faire le commerce des laines ; d'autres, parmi ceux qui disposaient d'un capital, émigraient comme chefs de métiers : ils louaient ou même exploitaient en qualité de propriétaires, des établissements destinés à la fabrication des tuiles et des briques, emmenant avec eux des ouvriers engagés pour une campagne, et qui représentaient l'émigration pauvre. Beaucoup parmi les émigrants de cette dernière classe allaient en Espagne comme charbonniers pour cuire le charbon nécessaire aux forges dans la Catalogne et dans les provinces vascongades ; d'autres enfin allaient travailler comme ouvriers des routes ou comme ouvriers des ports. amenés chaque année dans les mêmes pays, ces émigrants entretenaient des relations avec les habitants de ces pays, tout en conservant avec fermeté leurs mœurs et leurs habitudes propres. Occupés seulement pendant la bonne saison, ils revenaient passer l'hiver chez les chefs de famille, pères ou frères héritiers, et vivaient ainsi, en partie au moyen de leur épargne, en partie avec les produits du domaine de la famille.

Tous ces genres d'émigration se retrouvent encore aujourd'hui dans le Labourd, mais sur une moindre échelle, et le nombre des Basques français qui peuvent trouver du travail en Espagne diminue sans cesse. Dans la Catalogne, les Espagnols exploitent eux-mêmes les tuileries, et les habitants de certains villages qui, comme ceux de Laressore, se livraient presque tous à cette industrie, ne [207] peuvent plus le faire qu'en nombre restreint. Les Basques espagnols se chargent aussi presque exclusivement de travailler aux routes, et ils fournissent des charbonniers qui viennent exercer leur industrie jusque dans les forêts de pins des landes de Gascogne. Partout enfin les émigrants espagnols tendent à supplanter les émigrants français ; il en est résulté pour ceux de ces derniers qui ne trouvent pas de travail dans leur pays, la nécessité de chercher des ressources dans une autre direction.

(E) Sur l'émigration transatlantique des Basques français.

L'étude attentive des faits observés dans les pays qui ont peuplé des colonies montre qu'un courant d'émigration continu ou intermittent, selon les circonstances, tend de lui-même à s'établir partout où se trouvent réunies les deux conditions suivantes : 1e accumulation, sur un espace limité, d'une nombreuse population qui obéit dans son développement aux lois naturelles ; 2e régime de transmission des biens tel, que, à chaque génération, une certaine partie de la population se trouve disponible, n'étant attachée au sol par aucune possession, et disposant du capital nécessaire pour payer les frais de déplacement [les Ouv. europ. XVI (B)]. Ces deux conditions principales existaient sous l'ancien régime dans le pays basque, et on ne voit pas pourtant que ce pays ait jamais fourni une émigration définitive de quelque importance. Cela peut paraître d'autant plus étonnant que les populations s'y trouvent pour ainsi dire invitées à l'émigration par les traditions de leur race et par leur situation topographique sur les frontières de deux grands États possédant des colonies, près d'une côte où on a dès longtemps l'habitude des voyages lointains. Il faut donc expliquer ce fait et rechercher aussi comment, sans le secours d'une émigration définitive, la population du pays basque a pu se maintenir jusqu'à ces dernières années dans un état d'équilibre satisfaisant.

On doit remarquer d'abord que l'émigration définitive à l'étranger n'a pas complètement manqué dans ce pays ; il est hors de doute en effet que pendant le XVIe et le XVIIe siècle un certain nombre de Basques français, profitant des rapports de race et du voisinage des deux frontières, prirent part à l'émigration des Espagnols pour les colonies d'Amérique ; mais le mouvement dans ce sens fut limité. Celui qui entraînait les Basques comme émigrants périodiques vers l'intérieur de l'Espagne eut beaucoup plus d'importance, et on a vu par la note précédente (D) que l'excédant de la population y trouva pendant longtemps du travail et des ressources qui lui [208] manquaient en France. Du reste, cet excédant demeura, sous l'ancien régime, relativement aux besoins de travail, au-dessous de ce qu'il a été depuis. Entravée dans son essor, d'une part par la fréquence des guerres sur cette frontière, de l'autre par la pratique du célibat, qui était alors la règle pour la moitié au moins des enfants dans chaque famille [n° 3 (A et B)], la population, tout en obéissant dans son développement aux lois naturelles, ne pouvait se multiplier très-rapidement. Plus tard, le service militaire, pendant les longues guerres qui suivirent la Révolution, absorba l'élite de la jeunesse, et la contrebande, devenue une véritable industrie, fournit long temps une occupation à tous ceux qui en manquaient, surtout dans les cantons voisins de la frontière, où se recrute aujourd'hui presque toute l'émigration étrangère.

Mais peu à peu ces conditions se sont profondément modifiées ; sous l'influence des prescriptions du Code civil sur le partage des biens, les unités de propriété constituées sous l'ancien régime ont commencé à se diviser. Dans les cas où le partage a eu lieu, l'avènement des enfants à la propriété leur a permis à tous de se marier, et la population a dû s'accroître rapidement, les mariages ne cessant pas en général d'être féconds. On voit en effet, d'après les statistiques officielles, que l'accroissement pour tout le département des Basses-Pyrénées a été de 102,159 habitants pendant la période de 1801 à 1846. Dans les cas plus communs d'abord où la propriété restait au chef de famille, les cohéritiers désintéressés au moyen d'une soulte en argent, se sont mariés eux-mêmes ; tous ne gérant pas avec discernement, beaucoup d'ailleurs ne pouvant vivre de leur travail, la plupart sont bientôt tombés dans la condition de propriétaires indigents, et les enfants issus de ces mariages se sont trouvés en grand nombre réduits à la profession de journaliers agriculteurs (§ 1ᵉʳ). En même temps que se multipliait dans les villages basques cette classe d'hommes qui n'ont qu'un minime salaire pour ressource, les moyens de trouver du travail diminuaient continuellement pour eux, et la concurrence qu'ils se faisaient mutuellement entretenait le bas prix des salaires. L'émigration vers l'Espagne n'admettait plus autant de bras (D) ; l'aversion pour le service militaire, et la suppression presque complète de la contrebande (§ 1ᵉ), concouraient encore à laisser plus de monde sans emploi. Dans chaque village, la nécessité de créer aux communes des revenus en argent, faisait restreindre le domaine des subventions (§ 7) et rendait chaque jour la vie plus difficile pour les pauvres. Enfin il faut remarquer que le besoin du bien-être et le goût des jouissances se développant peu à peu parmi ces populations, les privations devaient paraître plus pénibles à supporter dans les classes [209] malheureuses, et le désir de changer de situation devenait chez elles de plus en plus prononcé.

Dans cet état de choses, en l'absence d'un développement industriel qui pût fournir un travail régulier aux bras disponibles, l'émigration était naturellement indiquée comme seule propre à prévenir une crise que le temps eût inévitablement amenée. Devenue nécessaire, elle tendit à s'établir peu à peu, d'elle-même, sous l'influence de quelques circonstances qui agirent comme causes accessoires et déterminantes.

Déjà depuis assez longtemps il existait un courant d'émigration riche, commerçante, dirigée du pays basque vers les colonies espagnoles de l'Amérique, et spécialement vers le Mexique et Cuba ; cette émigration riche persiste encore aujourd'hui, mais elle diffère essentiellement de l'émigration pauvre, qui s'est développée récemment, et qui par quelques-uns de ses traits rappelle l'exode irlandaise [les Ouv. europ. XV (B)]. Les émigrants riches partent avec un certain capital et fondent aux colonies des maisons de commerce dans lesquelles plusieurs membres d'une même famille vont successivement faire fortune. Revenus en France avec une certaine aisance, ils achètent une propriété dans leur village et ne tardent pas à se marier, conservant le nom d'Indianos, qu'on leur donne communément, et qui perpétue le souvenir de leur émigration. Pendant leur séjour en Amérique, ils vivent un peu en étrangers au milieu des colons espagnols. Il est rare qu'ils s'y fixent définitivement et même qu'ils s'y marient. Ils ne trouvent pas chez les femmes des colonies les qualités morales et l'aptitude aux travaux domestiques qu'ils désirent dans leurs épouses, et ils préfèrent revenir chercher au pays des femmes de race basque, économes, simples et étrangères aux habitudes de luxe.

Le retour, dans les villages basques, d'émigrants de cette classe, enrichis das le commerce, en excitant le désir et en encourageant l'espoir d'une semblable fortune, est devenu une des causes déterminantes de l'émigration pauvre. On fait d'ordinaire remonter l'origine de cette émigration à l'année 1832, pendant laquelle la maison anglaise Lafone et Wilson, de Montevideo, fit recruter dans les Basses-Pyrénées des émigrants destinés à peupler une colonie fondée dans l'Uruguay ; il est hors de doute cependant qu'il existait déjà avant cette époque un courant d'émigration pauvre, mais il était faible, irrégulier, et passait presque tout entier par l'Espagne ; comme il se composait d'ailleurs principalement de conscrits insoumis et d'autres personnes intéressées à partir sans passeports, les moyens manquaient pour le constater, et il restait inaperçu. A partir de 1832, au contraire, l'émigration se fit en partie directement par les ports français (F), [210] et comme elle devint bientôt très-importante, on ne tarda pas à s'en préoccuper dans le public et dans l'administration. Une fois établi, le mouvement de cette émigration s'accrut en effet rapidement de lui-même sous l'influence des relations établies entre les émigrés et leurs parents restés au pays. Bientôt aussi, sollicités par leurs intérêts, des armateurs de Bayonne et de Bordeaux s'occupèrent d'organiser l'émigration et la rendirent plus facile. En effet, l'exportation de ces ports pour l'Amérique du Sud étant limitée, beaucoup de navires qui vont sur les bords de la Plata chercher des matières premières, manquent de chargement au départ. Le transport des émigrants procurant à ces navires un fret productif, les armateurs se sont efforcés de développer le mouvement d'émigration : ils y ont réussi, et même les convenances du commerce maritime ont beaucoup contribué sans doute à la direction prise par l'émigration basque vers la Plata.

Il existe aujourd'hui de véritables institutions créées par les armateurs pour s'assurer le transport des émigrants. Dans chacun des districts qui en fournissent le plus, un agent spécial est chargé de les recruter. Ces agents parcourent les villages ; ils se mêlent aux habitants les jours de foire et de marché, cherchant par le récit des avantages qu'on trouve en Amérique à entraîner ceux qui paraissent disposés au départ. Eux-mêmes sont d'ailleurs intéressés à obtenir des succès par l'espoir d'une prime qu'ils reçoivent à chaque engagement. Cette prime peut s'élever à 30 fr. quand l'émigrant paie son passage en argent ; elle descend à 20 fr. ou moins si manquant de capital, il ne peut offrir en paiement que le travail qu'il s'engage à accomplir au compte de l'armateur pendant un temps déterminé. Ce n'est pas en général au compte de l'armateur lui-même que s'exécute ce travail. Arrivé sur la Plata, il cède à un tiers ses droits à l'exécution du contrat signé par l'émigrant et reçoit en échange une certaine somme d'argent. Ces sortes d'engagements, dont la pratique était habituelle au XVIe et au XVIIe siècle, à l'époque où l'Europe fonda la plupart de ses colonies, ont l'avantage de rendre l'émigration facile, même pour les plus pauvres. Ils ont eu d'abord, à ce qu'il paraît, beaucoup de succès parmi les Basques ; mais plus tard, des lettres écrites par les émigrants arrivés en Amérique dans ces conditions, ont révélé des abus qui devaient nécessairement se produire dans un pays où les garanties légales ont été pendant longtemps sans valeur. Il est résulté de ces engagements un véritable servage momentané, et le bruit s'est répandu dans le pays que les engagés étaient réduits en esclavage. Ces bruits ont pu ralentir le mouvement, mais leur influence ne saurait être que momentanée, d'autant plus que les garanties données aux émigrants par une loi récente devront empêcher dans l'avenir le retour d'abus de ce genre.

[211] De nombreux efforts, cependant, sont faits dans le pays basque pour arrêter l'émigration. L'opinion générale des hommes éclairés lui est défavorable dans le département des Basses-Pyrénées. On est frappé surtout des dangers qu'elle présente pour les émigrants eux-mêmes, qui vont se jeter au milieu des guerres civiles des états riverains de la Plata ; on la considère d'ailleurs comme sans cause sérieuse et résultant surtout d'un entraînement irréfléchi de la part des populations. Beaucoup de personnes, voyant dans le pays tant de landes encore incultes, voudraient que les Basques s'appliquassent à les défricher, sans réfléchir qu'il faudrait pour des opérations de cette nature des capitaux dont les émigrants manquent absolument. Sous l'influence de ces idées, une propagande agissant en sens inverse de celle des agents des armateurs, a été organisée pour discréditer l'émigration. La dénomination flétrissante de traitants de blancs a été appliquée aux armateurs eux-mêmes ; on a donné aux faits malheureux, tels que maladies et mort des émigrants pendant la traversée, accidents arrivés en mer aux navires qui les portaient, toute la publicité possible ; des livres écrits en langue basque et résumant, sous forme de légendes en vers, ou de complaintes, tout ce qu'on peut dire sur les inconvénients de l'émigration, ont été publiés et répandus gratuitement dans tout le pays3. Mais ces tentatives sont restées sans succès, et l'émigration a continué, ralentie seulement par des causes accidentelles, et surtout quand la demande de bras diminuait au point d'arrivée. Depuis quelque temps cette demande a augmenté par suite de l'activité plus grande des relations commerciales, et à cause des nombreux travaux publics entrepris à Buenos-Ayres ; aussi le gouvernement de ce pays, pour stimuler le zèle des armateurs, a accordé récemment aux navires chargés d'émigrants d'importantes immunités.

Jusqu'ici, les Basques qui vont à la Plata ne se livrent pas en général aux travaux agricoles, comme les Allemands et les Irlandais le font aux États-Unis. La plupart de ceux qui quittent le sol français sont pourvus d'un état et emportent le matériel nécessaire pour l'exercer. Il y a parmi eux des maçons, des tuiliers, des tailleurs, mais surtout des charpentiers et des cordonniers, professions qui paraissent être bien rétribuées à Buenos-Ayres et à Montevideo. Parmi ceux qui arrivent sans avoir un état dont l'exercice puisse les faire vivre immédiatement, beaucoup sont employés sous le nom de carneros dans les abattoirs (saladeros), où on prépare les peaux, les cornes et les viandes pour l'exportation. C'est là le plus souvent la condition de ceux qui se sont décidés à payer leur passage au moyen [212] d'un engagement d'une durée déterminée ; d'autres sont employés comme manœuvres à des travaux de terrassements ; d'autres enfin, et souvent en grand nombre, ont été à certaines époques incorporés de gré ou de force dans les armées des généraux qui semblaient avoir organisé la guerre civile dans ce pays. Ce fait est d'autant plus étrange, que beaucoup de Basques se décident à quitter la France pour éviter la conscription, l'impôt du sang, comme ils l'appellent. De tels abus signalés à l'opinion publique l'ont vivement impressionnée et ont beaucoup contribué à discréditer l'émigration; mais ces abus, résultant de circonstances exceptionnelles, ne se renouvelleront plus sans doute, et il serait peu digne d'hommes sérieux de leur attribuer une importance exagérée.

Pour les Basques qui veulent échapper à la conscription ou à quelques autres prescriptions de la loi, le départ de France est rendu facile par le voisinage de la frontière. Tous les navires destinés au transport des émigrants et qui partent de Bayonne vont toucher à la baie de Passagès, sur la côte voisine d'Espagne. En général, ces navires prennent à Bayonne les bagages seulement, et afin de ne pas être obligés de nourrir les émigrants pendant les lenteurs que nécessite souvent la sortie des passes de l'Adour, les capitaines leur donnent rendez-vous à Passagès. En même temps, on prend dans ce port les émigrants espagnols, qui presque tous s'embarquent sous pavillon français. Les chiffres suivants, dus à l'obligeance de M. du Vigan, consul de France à Saint-Sébastien, peuvent donner une idée de l'importance de l'émigration qui se fait sur ce point ; ils résument le mouvement de cette émigration pour l'année 1855.

Émigrants français et espagnols entre la France et l'Espagne (notes annexes)
Émigrants français et espagnols entre la France et l'Espagne (notes annexes).

Sur ce chiffre, il s'est trouvé 537 femmes, et cependant il y a peu de familles qui émigrent en totalité, surtout parmi les Basques français. Ces femmes sont donc presque toutes des jeunes filles entraînées d'ordinaire par les racoleurs. Elles partent le plus souvent avec la promesse d'être placées comme femmes de chambre à des conditions avantageuses. Elles trouvent, en effet, ces conditions en arrivant à Buenos-Ayres ; mais la plupart deviennent les maîtresses de ceux qui les ont retenues à l'avance, et beaucoup tombent dans la prostitution. Ces faits sont bien connus dans le pays basque ; il ne semble pas pourtant que les parents mettent des obstacles sérieux à l'émigration des jeunes filles. Beaucoup, d'ailleurs, parmi celles qui partent, ont déjà quitté la maison paternelle pour aller comme domestiques dans les villes, et ont acquis ainsi une sorte d'indépendance.

[213] En général, les émigrants pauvres des deux sexes qui partent du pays basque pour les rives de la Plata, quittent la France sans esprit de retour. Jusqu'ici on n'en a vu revenir qu'un très-petit nombre, et encore ceux qui sont revenus étaient-ils d'ordinaire des individus peu recommandables sous divers rapports. D'autres, qui auraient pu prospérer dans des conditions moins défavorables, ont dû repartir à la suite des crises dont les excès des guerres civiles ont trop souvent amené le renouvellement dans les provinces Argentines. A leur retour en France, ces quelques émigrants, irrités par l'insuccès et les malheurs, ont dû nécessairement exagérer les inconvénients du séjour dans les contrées de la Plata. En l'absence de documents officiels, qui jusqu'ici ont à peu près complètement fait défaut sur ce sujet, leurs récits attristants ont beaucoup contribué à répandre des idées fausses ou exagérées sur la position des émigrants basques en Amérique. Ces idées une fois mises en circulation ont été habilement exploitées par les adversaires systématiques de l'émigration, et c'est en partie de cette manière que s'est généralisée dans le pays cette opinion défavorable dont les causes principales ont déjà été indiquées, opinion que partagent les homes les plus recommandables par leurs lumières et leur dévouement aux intérêts de la population.

Sans doute les intérêts des émigrants ont été souvent compromis, et leurs personnes mêmes ont dû être exposées à de graves dangers pendant les guerres civiles qui ont désolé les républiques de la Plata ; mais depuis quelques années les troubles ont à peu près complètement cessé, et l'avenir se présente sous de meilleurs auspices. Il ne faut donc pas, si on veut juger l'avenir de l'émigration basque dans ce pays, attribuer trop d'importance à des circonstances très-fâcheuses, il est vrai, mais essentiellement transitoires ; il est à la fois plus rationnel et plus juste de consulter les documents statistiques4, qui donnent des renseignements nombreux et précis sur la situation des entreprises industrielles et sur la condition des émigrants de toute classe dans les provinces Argentines. Il ressort de ces renseignements que depuis le rétablissement de l'ordre dans ces contrées, les émigrants les plus pauvres se trouvent dès leur arrivée dans d'excellentes conditions matérielles. Les salaires, qui, pour certaines classes d'ouvriers, s'élèvent à 10 fr. et 12 fr. par jour, sont soumis, il est vrai, à de fréquentes alternatives de hausse et de baisse ; mais ils ne descendent guère, pour les professions les moins rétribuées, au-dessous de 3 fr. Ces salaires élevés permettent aux ouvriers d'arriver rapidement à se constituer une épargne, les denrées alimentaires étant, en général, d'un prix modéré dans ce pays, et la [214] viande, en particulier, s'y vendant à vil prix. Du reste, les comptes rendus de la banque de Buenos-Ayres fournissent des données positives pour apprécier la condition des ouvriers salariés, parmi lesquels se rangent nécessairement les émigrants pauvres. A la fin de la seconde année écoulée depuis sa dernière transformation, le capital de cette banque s'élevait à 17 millions, et sur ce chiffre 11,879,150fr. étaient fournis par les dépôts de particuliers vivant de salaires. Les renseignements font défaut pour établir quelle est la part des Basques français dans ce chiffre, mais elle doit être très-importante, car ils sont laborieux et assez économes. Un autre fait vient d'ailleurs attester l'aisance et la moralité de la population française : on voit par les registres de l'état civil que c'est parmi elle qu'il se fait relativement le plus grand nombre de mariages.

Mais il ne suffit pas de démontrer que les Basques trouvent en en Amérique des conditions préférables à l'état précaire dans lequel ils vivaient en France (§ 1 et C) ; il faut encore, pour ramener l'esprit à des idées plus justes sur ce sujet, combattre l'opinion généralement répandue que l'émigration constitue une perte sèche pour la mère-patrie : cette opinion semble ici acquérir d'autant plus de force que les émigrants basques se dirigent, non pas vers une colonie française, mais vers un pays étranger.

L'émigration est en réalité une exportation de travail et de capital, et on conçoit qu'à ce double titre elle puisse, dans certaines circonstances, devenir préjudiciable aux intérêts de la patrie ; mais si l'on étudie d'une manière spéciale l'émigration basque, on arrive facilement à constater qu'elle n'offre aucun danger de cette nature. En effet, l'exportation de capital qu'elle nécessite est presque nulle, le peu d'argent que possèdent les émigrants étant employé à payer leur passage et faisant ainsi retour au commerce français. En outre, on ne peut admettre qu'il y ait un déficit sérieux dans le travail disponible, quand ce travail reste offert au point de départ à 0f 50 et 1f par jour (§ 1). u point de vue de la production, l'émigration basque ne présente donc aucun inconvénient appréciable.

D'un autre côté, les faits cités dans ce travail (C) montrent, d'une manière évidente, que les émigrants pauvres qui abandonnent le sol français ne pouvaient être que d'insignifiants consommateurs de nos produits industriels : transportés en Amérique et gagnant des salaires élevés, ils offrent au contraire à notre commerce un débouché d'une grande importance. La comparaison du chiffre de nos exportations pour Buenos-Ayres à deux époques différentes donne à ce sujet des indications très-intéressantes. En 1825, avant que le courant d'émigration se fût établi, la France envoyait à Buenos-Ayres pour 2,970,000f de produits ; en 1854, elle a exporté [215] dans ce pays pour 13,500,000f. On ne peut douter d'ailleurs que cet accroissement dans la vente de nos produits sur la Plata ne soit dû en grande partie à la présence de nos émigrants dans ces contrées. Ce sont eux, en effet, qui, conservant leurs habitudes et leur manière de vivre, adressent au commerce des demandes de produits nationaux. Les autres habitants, et spécialement les anciens colons espagnols, consomment presque exclusivement les marchandises anglaises et les vins d'Espagne et d'Italie. Le tableau suivant montre, du reste, que les exportations anglaises ne se sont accrues que dans une proportion relativement insignifiante pendant la période écoulée de 1825 à 1854, tandis que dans le même espace de temps les exportations françaises ont plus que sextuplé.

Exportation de produits français et anglais pour Buenos-Ayres (1825-1854) (notes annexes)
Exportation de produits français et anglais pour Buenos-Ayres (1825-1854) (notes annexes).

Enfin il convient de faire remarquer, en finissant, que les intérêts matériels ne sont pas les seuls engagés dans cette question de l'émigration des Basques à la Plata ; nos émigrants transportent dans ces contrées les idées de la France, et il n'est pas indifférent pour notre pays, qui à cette heure ne possède plus aucune colonie importante en Amérique, d'exercer ainsi une influence prépondérante sur une partie de ce continent, réservée sans doute à un magnifique avenir.

Si après cet exposé des principaux faits concernant l'émigration basque on cherche, sans parti pris, à résumer les idées qui en découlent, et à en tirer les conséquences, on arrive à formuler les conclusions suivantes.

1° L'accumulation d'une population nombreuse, l'insuffisance des moyens d'occupation et le bas prix des salaires, ont été les causes premières et légitimes de l'émigration ; elle a été peut-être exagérée sur quelques points par l'entraînement et par les excitations des racoleurs, mais jusqu'ici il n'y a pas là un danger réel, le prix du travail étant en général resté stationnaire ou ne s'étant accru que dans des proportions insignifiantes.

2° Si dans l'avenir, la population des Basses-Pyrénées continue à se développer conformément aux lois naturelles, les conditions économiques restant d'ailleurs ce qu'elles sont aujourd'hui, il est à désirer qu'il s'établisse dans ce département un courant régulier d'émigration pour offrir un débouché au travail disponible, et pour arrêter dans ses progrès le morcellement du sol dont les désastreux effets se font déjà sentir. Il importe donc essentiellement au bien-être aussi bien qu'à l'indépendance des Basques qu'aucune entrave ne soit mise à leur émigration.

[216] 3° On doit regretter que, au détriment de notre nationalité, l'émigration basque se dirige à peu près exclusivement vers une terre étrangère ; mais il faut reconnaître cependant qu'elle contribue à développer notre commerce dans les régions de la Plata. Il faut constater aussi que, depuis l'apaisement des troubles, les émigrants trouvent dans les républiques riveraines de ce fleuve, et spécialement dans l'État de Buenos-Ayres, des conditions avantageuses sous le rapport moral et sous le rapport matériel.

4° En supposant qu'on tentât de modifier la direction actuelle de l'émigration des Basses-Pyrénées au profit des colonies françaises, il faudrait tenir compte de ce fait que jusqu'ici les émigrants de ce pays ne se livrent pas à l'agriculture, et se préparer à vaincre les difficultés qu'on rencontrerait sans doute pour les pousser dans cette voie. Sous ce rapport, l'habitude déjà prise des engagements momentanés pour payer le prix de passage pourrait sans doute être mise à profit. Cette habitude, en effet, serait un des meilleurs moyens de fixer l'émigrant agriculteur à une exploitation, tout en assurant ses débuts, contre les chances défavorables qui résultent nécessairement de l'arrivée sur une terre nouvelle. Il faudrait d'ailleurs que l'usage d'un pareil moyen fût convenablement réglementé de manière à garantir l'ouvrier contre tout abus contraire à sa liberté et à sa dignité.

5° Enfin il faut exprimer le vœu que l'émigration, sans être entravée, soit attentivement surveillée, et qu'on prenne promptement des mesures efficaces pour empêcher le retour des abus dont les émigrants peuvent être victimes, dès que ces abus ont été signalés. A ce point de vue, il serait peut-être utile d'établir à Bayonne un commissariat spécial qui serait habituellement en rapport avec des agences constituées dans les principaux ports de la Plata. On parviendrait sans doute de cette manière à obtenir sur l'émigration des renseignements que les consulats n'ont pas fournis jusqu'ici.

En ce qui concerne les mesures protectrices à prendre en faveur des émigrants, on doit regretter que dans la loi votée en 1854 on se soit uniquement préoccupé des émigrants étrangers qui traversent le territoire français pour s'embarquer au Havre ; il serait vivement à désirer que des règlements spéciaux fussent adoptés pour les ports de Bayonne et Bordeaux, par lesquels il tend à s'établir un courant régulier d'émigration française. Il faudrait aussi que les mesures protectrices s'étendissent autant que possible aux Basques qui s'embarquent dans les ports espagnols sous pavillon français.

(F) Statistique et historique de l'émigration dans le département des Basses-Pyrénées et spécialement dans le pays basque5

[217] D'après les chiffres qui résument le mouvement de l'état civil pendant la période de vingt ans écoulée depuis 1836, la population actuelle du département des Basses-Pyrénées devrait être de 481,545 individus ; mais le recensement de l'année 1856 a constaté seulement le chiffre de 436,442 inférieur de 45,103 à celui qui vient d'être cité : il en résulte que 45,103 habitants nés dans le département des Basses-Pyrénées pendant cette période ne s'y retrouvent plus aujourd'hui, l'ayant quitté soit pour aller se fixer dans d'autres parties de la France, soit pour émigrer à l'étranger. Les registres de l'état civil étant en général assez exactement tenus, ces chiffres peuvent être considérés comme donnant une idée très-juste de l'ensemble du mouvement d'émigration accompli jusqu'ici dans les Basses-Pyrénées.

Mais si on veut descendre au détail dans l'étude de la statistique de cette émigration ; si on veut connaître d'une manière exacte le point de départ de chaque émigrant et le lieu de sa destination, on constate tout d'abord que les documents officiels ne permettent pas d'arriver . à cette précision. On n'a tenu compte, en effet, dans ces documents que des émigrants à qui un passe-port a été délivré ; or presque tous ceux qui ont quitté le département pour aller s'établir dans d'autres parties de la France, ont négligé de se munir de passeports, et beaucoup de Basques partant pour l'étranger n'en ont pas pris, soit parce qu'ils étaient intéressés à ne pas faire connaître leur départ, soit parce que, à une certaine époque, l'administration mettait beaucoup d'entraves à la délivrance des titres de voyage. Il y a là d'abord deux causes d'erreurs assez graves. En outre, une lacune se trouvant dans les documents officiels pendant une période de trois ans et quelques mois du 20 août 1850 au 31 décembre 1853, il a fallu la combler par des calculs qui n'ont pu donner que des résultats approximatifs. On ne peut donc admettre les chiffres qui vont être cités comme étant rigoureusement exacts : toutefois il faut remarquer que, s'ils sont incomplets, ils n'altèrent pas, du moins, la vérité d'une manière bien sensible.

Pendant la période totale de 1832 à 1857 (24 ans), le nombre des émigrants partis avec un titre de voyage régulier s'est élevé à 28,147. Si l'on retranche de ce chiffre 6,705 émigrants environ [218] partis du 20 août 1850 au 31 décembre 1853 et pour lesquels le lieu de provenance n'est pas suffisamment indiqué, il en reste 21,442 qui se répartissent de la manière suivante entre les cinq arrondissements des Basses-Pyrénées.

Émigration des habitants des Basses-Pyrénées vers Mauléon, Bayonne, Oloron, Pau, Orthez (1832-1856) (notes annexes)
Émigration des habitants des Basses-Pyrénées vers Mauléon, Bayonne, Oloron, Pau, Orthez (1832-1856) (notes annexes).

On peut admettre sans s'éloigner de la vérité que les 6,705 émigrants dont le point de départ n'est pas spécifié se répartissent entre les cinq arrondissements proportionnellement aux chiffres totaux indiqués pour chacun d'eux dans le tableau précédent.

On voit tout d'abord dans ce tableau que les arrondissements qui composent le pays basque (Mauléon, Bayonne et une partie de celui d'Oloron) donnent ensemble plus des deux tiers du chiffre total de l'émigration ; il faut remarquer, en outre, que ce sont eux qui fournissent le plus d'émigrants partant sans passeport. Ce n'est donc pas sans raison que, dans le département, on attribue l'émigration presque tout entière aux Basques, mais on doit faire sous ce rapport une distinction entre l'émigration à l'étranger et l'émigration à l'intérieur : la première se recrute d'une manière spéciale parmi les Basques ; la seconde, au contraire, qui n'a pris son développement que depuis dix ans (en 1846), a pour point de départ les arrondissements béarnais. C'est celui d'Orthez surtout qui l'alimente, et l'état de la population par arrondissement prouve qu'il a, en fin de compte, perdu plus d'habitants que tout autre pendant la dernière période de 20 ans, quoiqu'on n'y ait délivré que 2,215 passeports pour l'étranger.

Il est impossible de préciser le chiffre de l'émigration à l'intérieur, mais on peut le donner approximativement. Nous avons vu que, sur les 45,103 individus qui ont quitté le département, on a constaté d'une façon régulière le départ pour l'étranger de 28,147; reste donc à expliquer le départ de 16,956 personnes. Deux parts doivent être faites dans ce dernier nombre ; un quart environ, soit 4,000 doit être attribué à l'émigration étrangère pour compenser les causes d'erreur déjà signalées dans la statistique officielle : il il reste alors un nombre de 12,956 qui doit représenter d'une [219] manière assez exacte le déplacement de la population des Basses-Pyrénées vers l'intérieur de la France. Ce chiffre a par lui-même une certaine importance, mais il a surtout une grande valeur parce qu'il vient démontrer que le décroissement de la population dans le département est dû à des causes économiques et non, comme beaucoup se plaisent à le répéter, à une fièvre subite d'expatriation. Ce ne sont plus seulement en effet les Basques qui abandonnent leur pays, mais aussi les Béarnais, ces derniers prenant sous l'influence de diverses causes une direction différente. Quand on sait quel amour ces hommes ont pour le sol natal, on ne peut croire qu'ils le quittent ainsi sans cause sérieuse, et il suffit, d'ailleurs, de l'examen le moins attentif pour constater que l'harmonie qui doit exister entre les besoins de l'ouvrier et son salaire a été détruite dans ces contrées (§ 1). Ce qui se passe dans l'arrondissement de Pau achève de le démontrer : le séjour dans le chef-lieu d'un grand nombre d'étrangers et un certain développement industriel y ayant créé des conditions économiques différentes, la population n'a pas cessé de s'y accroître, quoiqu'il ait fourni lui-même un certain nombre d'émigrants.

On vient de voir d'après la statistique que, sur 45,103 individus perdus par le département des Basses-Pyrénées, 12,956 environ sont restés en France, et 32,147 ont émigré à l'étranger : il serait à la fois utile et intéressant de savoir d'une manière exacte dans quelle proportion ces derniers se répartissent dans les différents pays vers lesquels ils se dirigent, mais souvent les renseignements précis font défaut à ce sujet, et plusieurs causes d'erreurs viennent ôter à ceux qu'on possède le caractère d'exactitude absolue. Le tableau suivant doit donc être considéré plutôt comme indiquant des proportions probables que comme fournissant des chiffres exacts.

Répartition des émigrants des Basses-Pyrénées par destination (notes annexes)
Répartition des émigrants des Basses-Pyrénées par destination (notes annexes).

La direction prise par les émigrants n'a pas été la même à toutes les époques de l'émigration, et, sous ce rapport, il est intéressant d'en étudier les diverses périodes ; cette étude permet d'ailleurs, d'indiquer quelques-unes des causes qui ont tour à tour ralenti ou accéléré le mouvement.

En 1832, l'émigration commence dans le pays basque sollicitée par les agents d'une maison anglaise de Montevideo ; elle est timide d'abord et ne se fait que dans des proportions insignifiantes. De [220] 1832 a 1840, on constate seulement le départ de 1,600 émigrants environ ; mais tout à coup, en 1841, le chiffre des départs s'élève à près de 3,000. C'est alors que le public et l'administration commencent à se préoccuper sérieusement de cette émigration. M. le vicomte Duchatel, à cette époque préfet du département, en entretient le conseil général et organise contre elle une propagande active. Des poursuites sont exercées contre deux recruteurs qui, à ce qu'il paraît, avaient mérité les sévérités de la justice ; des entraves sont mises à la délivrance des passeports, et on s'efforce de répandre dans le pays les nouvelles les plus propres à décourager les émigrants. Ainsi un navire chargé de Basques (la Leopoldina-Rosa), s'étant perdu en mer, les détails du naufrage sont publiés dans le bulletin de la préfecture et envoyés dans toutes les communes. Ces efforts, du reste, ne demeurent pas stériles, et l'impression produite sur les populations est telle que l'émigration s'arrête presque subitement. Il y a 750 départs à peine en 1842, et en 1843 on n'en compte pas même 100. Il faut noter cependant qu'à cette époque un assez grand nombre de Basques passent la frontière sans passeports pour aller s'embarquer dans les ports de l'Espagne.

L'émigration étrangère, qui paraît complètement suspendue en 1843, ne l'est cependant pas en réalité; seulement elle change de direction. Les encouragements de l'administration l'attirent vers l'Algérie pour laquelle on offre le passage gratuit sur les navires de l'État. 170 émigrants partent pour l'Afrique en 1844, et 1,720 en 1845 ; mais, après cet élan subit, l'émigration pour cette colonie se ralentit rapidement. On ne compte plus que 570 départs pendant les deux années suivantes, et depuis, le chiffre en devient tout à fait insignifiant.

En 1847 et 1848, les émigrants commencent à reprendre le chemin de Montevideo dans des proportions assez importantes. Mais tout à coup, en 1849, l'État de l'Uruguay qui. jusqu'ici, a été seul le point d'arrivée des Basques émigrants en Amérique, est à peu près abandonné par eux. Presque tous se dirigent vers Buenos-Ayres qui, aussitôt après la levée du blocus et l'apaisement des troubles, commence à relever son commerce et à reprendre l'importance que lui assure sa situation. Depuis, aucune cause nouvelle n'étant venue l'arrêter dans son développement, cette ville a continué à être le rendez-vous habituel de nos émigrants, qui de là se répandent dans les diverses provinces de la confédération Argentine.

Notes

1. Arthur Young, Voyage en France, partie de l'ouvrage intitulée : Cours des moissons, t. II, p. 362.

2. Consulter à ce sujet les Mémoires de Gourville, p. 411, tome 52 de la collection des mémoires relatifs à l'histoire de France.

3. Voir spécialement une publication intitulée Montebideoco Berriac (Nouvelles de Montevideo), in-18, Rayonne, 1853.

4. Registro Estadistico publié à Buenos-Ayres par Mr. Justo Moeso.

5. Les renseignements et les chiffres cités dans cette note ont été puisés dans les annuaires du département, dans les comptes rendus du conseil général, dans le bulletin administratif et dans une publication de M. O'quin sur le décroissement de la population dans les Basses-Pyrénées (Pau, 1856).