N° 7.

TISSEUR EN CHÂLES

DE LA

FABRIQUE URBAINE COLLECTIVE DE PARIS

(SEINE. — FRANCE)

(Tâcheron, chef d'atelier dans le système des engagements volontaires permanents)

D'APRÈS LES

RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX, DE JANVIER A MARS 1857

PAR

MM. E. F. HEBERT Mn. ET E. DELBET D.M.


Sommaire


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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.

[299] La famille habite la commune de Gentilly, située sur la rive gauche de la Seine, dans la banlieue de Paris. Le sol de cette commune se compose de dépôts d'alluvion, sur les bords de la petite rivière de Bièvre qui traverse son territoire, et de bancs argileux sur les collines et les plateaux voisins. Ce sol assez fertile est exploité par des cultivateurs, des maraîchers, des pépiniéristes, et des nourrisseurs ; il produit, avec le concours des fumiers de Paris, de [300] très-belles récoltes de toute espèce. Le sous-sol contient des dépôts très-étendus de calcaires grossiers exploités, dans de nombreuses carrières, pour les constructions de Paris.

La population, qui s'élève actuellement à 21,546 habitants, est groupée dans trois centres principaux. Le plus ancien est le village même de Gentilly, situé en dehors du mur d'enceinte de Paris et sur la Bièvre; il est habité surtout par des blanchisseurs à qui cette rivière fournit l'eau indispensable pour leur industrie : ce sont eux qui, avec les familles s'adonnant à l'exploitation du sol, composent la population indigène de la localité. Par ses occupations, par ses mœurs et par ses habitudes, cette population se distingue essentiellement de celle qui est groupée dans les deux annexes et avec laquelle elle n'a, d'ailleurs, presque aucun rapport [les Ouvr. europ. XXXV (B)].

Les annexes, situées entre le mur d'octroi et l'enceinte fortifiée de Paris, sont désignées sous les noms de la Glacière et de la Maison-Blanche : chacune d'elles, mais la dernière surtout, l'emporte de beaucoup en importance sur le centre même de la commune. Leur population est presque entièrement composée d'ouvriers livrés aux travaux industriels : les tanneurs, les corroyeurs et les mégissiers sont les plus anciennement établis dans cette région, très-voisine du faubourg Saint-Marcel, où se trouvent presque tous les établissements qui les emploient ; mais, depuis quelques années, beaucoup de fabriques de toute espèce se sont élevées dans ces localités, groupant autour d'elles un nombreux personnel. En même temps, les établissements de traiteurs, de marchands de vins, etc., où se réunissent, les dimanches et les lundis, les ouvriers parisiens, se sont multipliés dans le voisinage des deux barrières ; en outre, depuis que s'est prononcé le mouvement qui entraîne hors de Paris la partie la moins aisée de la population, beaucoup d'ouvriers travaillant dans l'intérieur de la ville sont venus prendre leurs logements hors des barrières. Sous ces diverses influences le nombre des habitants de Gentilly s'est accru de 7,669 pendant la dernière période quinquennale.

C'est à la catégorie des émigrants parisiens dont il vient d'être question en dernier lieu, qu'il faut rattacher les tisseurs en châles (A). Presque tous, autrefois, habitaient dans l'intérieur de Paris et spécialement dans le faubourg Saint- Martin. Mais la cherté croissante des loyers a déterminé le déplacement graduel de cette industrie. Le prix de location qui autrefois ne dépassait pas 70 à 80f par métier s'est élevé, dans ces dernières années, jusqu'à 180f et 200f : il est même devenu à peu près impossible pour les chefs d'atelier de se loger dans l'intérieur de Paris, les dimensions des [301] métiers exigeant des locaux très-étendus et le bruit qui résulte du mouvement des métiers à la Jacquart excitant toujours les plaintes du voisinage. Ces causes, jointes à l'avantage de pouvoir se procurer des vivres à meilleur marché en dehors de l'octroi, ont décidé la plupart des châliers à sortir de Paris. Aucune convenance spéciale ne les a d'ailleurs déterminés à se rassembler à Gentilly. Mais quelques chefs d'atelier s'y étant installés depuis assez longtemps déjà, d'autres sont venus naturellement se grouper autour d'eux. Les deux tiers à peu près des châliers occupés par la fabrique parisienne, se trouvent rassemblés en ce moment à la Maison Blanche ; l'autre tiers est disséminé dans d'autres parties de la banlieue et dans le faubourg Saint-Martin où quelques-uns restent encore retenus surtout, à ce qu'il paraît, par le désir de ne pas perdre les bénéfices de l'inscription au Bureau de Bienfaisance.

Du reste, pour les uns et les autres, l'organisation industrielle est la même. Les ouvriers désignés d'une manière générale sous le nom de tisseurs en châles, travaillent à la tâche pour le compte d'un propriétaire de métiers ; ce dernier, qui peut posséder de quatre à vingt métiers, est appelé chef d'atelier; il est en rapport presque toujours avec un seul fabricant, reçoit de lui la matière première des tissus prête à être mise en œuvre, et fait fabriquer sous sa responsabilité. Dès qu'un châle est achevé, le chef d'atelier le porte chez le fabricant et reçoit immédiatement le salaire fixé d'après un tarif passé en usage, mais qui n'est pas universellement observé ; ce salaire est partagé entre l'ouvrier et le chef d'atelier, le premier recevant les deux tiers et le second un tiers seulement (D).

La statistique du matériel et du personnel directement employé au tissage dans l'industrie châlière de Paris, se résume dans les chiffres suivants :

Il existe à Paris et dans la banlieue 729 métiers à la Jacquart, montés pour le tissage des châles. En ce moment 253 sont en chômage et 476 en activité ; parmi ces derniers, un cinquième environ appartenant à 15 chefs d'ateliers qui n'ayant pu trouver à s'occuper dans l'industrie châlière, travaillent au tissage d'étoffes pour meubles, gilets, cache-nez, etc.

Sur les 729 métiers, 58 appartiennent à des fabricants et sont directement exploités par eux ; 676 sont répartis entre 187 chefs d'atelier. Parmi ces derniers, 162 mènent eux -mêmes un des métiers qu'ils possèdent ; 15 autres exploitant en général plus de 6 métiers, sont absorbés par la surveillance et l'administration et ne peuvent s'occuper du tissage (F). Les ouvriers tisseurs, parmi lesquels il n'y a guère que 30 femmes menant un métier, sont au nombre d'environ 400 : chacun d'eux occupe en outre un enfant de [302] l'un ou de l'autre sexe, mais presque toujours un garçon pour le lançage de la navette. Enfin, on doit encore ranger parmi les agents directs du tissage les femmes qui font les trames, au nombre de 150; les monteuses de métiers, au nombre de 8, et les tordeuses, qui ne dépassent pas le chiffre de 10 pour toute la fabrique de Paris.

L'ouvrier qui va être décrit est un des 172 chefs d'atelier conduisant eux-mêmes un de leurs métiers ; il habite Gentilly depuis 1846, époque de son établissement.

§ 2. — État civil de la famille.

1. Jean-Marie E**, né à Nantes (Loire-Inférieure) en 1817............ 40 ans.

2. Louise-Adélaïde D**, sa femme, née à Gentilly (Seine) en 1822............ 35 [ans]

3. Jean-Marie E**, leur fils aîné, né à Gentilly (Seine), en 1847............ 10 [ans]

4. Marie-Louise E**, leur fille cadette, née à Gentilly (Seine), en 1849............ 8 [ans]

5. Eulalie-Claire E**, leur seconde fille, née à Gentilly, en 1851............ 6 [ans]

6. François E**, leur second fils, né à Gentilly, en 1852............ 4 [ans]

Le mariage civil et religieux a eu lieu entre les deux époux en l'année 1846. Les enfants ont tous été baptisés, et suivant un ancien usage dont l'habitude se perd dans la classe ouvrière des grandes villes, on leur a donné pour parrains et marraines les plus proches parents des deux parts, choisis d'après un ordre traditionnel : ainsi pour les deux aînés on a pris le grand-père et la grand'mère, et pour les deux seconds des oncles et des tantes.

Le fils aîné de la famille habite depuis quatre ans chez son aïeul maternel. Il a été recueilli d'abord par sa grand'mère, qui est en même temps sa marraine, à une époque où ses parents étaient dans la gène et ne pouvaient prendre tout le soin convenable de cet enfant qui a toujours été maladif. Depuis, l'adoption est devenue complète, et aujourd'hui l'enfant ne fait plus partie de la famille que par les rapports d'affection qui le lient à ses parents.

Le mari et la femme ont encore leur père et leur mère. Le mari avait trois sœurs : l'une d'elles s'est mariée avec un ouvrier tisseur ; les deux autres ont épousé des charpentiers. Depuis leur mariage, les maris de ces deux dernières, entraînés par l'exemple d'E** ont renoncé à la profession de charpentiers et ont employé leurs capitaux à monter des métiers. L'un d'eux, intelligent et habile, qui a été professeur de trait dans une des écoles du compagnonnage à Paris [N°1 (A)], a réussi comme chef d'atelier; l'autre n'ayant pu [303] prospérer, s'est résigné à la position de simple ouvrier. Les deux sœurs de la femme se sont également mariées avec des tisseurs ; l'une avec un tisseur en châles, l'autre avec un tisseur en passementerie.

§ 3. — Religion et habitudes morales.

La famille appartient à la religion catholique, romaine et ses enfants sont élevés dans cette religion ; mais elle ne pratique presque jamais les devoirs du culte [N°2 § 3]. Suivant une habitude commune à la généralité des ouvriers de cette profession, le mari et la femme consacrent au travail la matinée et quelquefois presque toute la journée du dimanche. Les enfants seuls suivent assez régulièrement les exercices du culte sous la direction de leurs maîtres ou maîtresses d'école qui conduisent en corps leurs élèves aux offices. Au reste, cette abstention des pratiques religieuses ne doit être attribuée qu'à une indifférence à peu près complète qui se retrouve chez presque tous les ouvriers de Paris [N°1 (A)]. Chez un certain nombre d'entre eux, même, il se mêle à cette indifférence des sentiments de défiance et quelquefois d'hostilité envers la religion et ses ministres. Ainsi, dans une circonstance récente, un ouvrier châlier, agissant en cela d'accord avec la femme qu'il devait épouser, a retardé son mariage d'un mois pour triompher des scrupules de sa belle-mère qui exigeait que le mariage se célébrât à l'église. Il est à remarquer, du reste, que même dans les familles les moins religieuses, on fait donner aux enfants le baptême et on leur laisse faire la première communion. Ce dernier acte est considéré comme le complément de l'instruction élémentaire et précède d'ordinaire immédiatement la mise en apprentissage ; c'est à ces différents titres et beaucoup moins comme devoir religieux qu'il est exécuté en général.

La facilité qu'on a de faire travailler les enfants de très-bonne heure dans cette profession empêche de leur donner une instruction élémentaire suffisante. Sous ce rapport, E** a été mieux partagé que beaucoup d'autres, grâce à l'intelligente affection de ses parents. Il a fréquenté l'école jusqu'à quinze ans et il sait lire, écrire et compter assez bien pour tenir ses livres ; il a même eu dans sa jeunesse le goût de la lecture et il possède encore quelques livres qu'il avait achetés avant son mariage (§ 10). Sa femme, au contraire, ne sait pas même lire ; ses parents, assez aisés cependant, l'ont fait travailler très-jeune, et voulant tirer de son travail tout le produit possible, ne l'ont jamais envoyée à l'école non plus que ses sœurs. Cette ignorance de la femme est très-préjudiciable aux intérêts du [304] ménage ; obligé de veiller à tout, de tenir lui-même les livres de compte, le mari perd à ces soins un temps précieux qu'il pourrait employer d'une manière beaucoup plus profitable. Ces inconvénients sont vivement ressentis par la famille, par la femme même, qui rougit et souffre de son ignorance. Aussi, les deux époux désirent-ils vivement faire donner à leurs enfants une certaine instruction. Ils les ont envoyés d'abord à une école communale qui reçoit à la fois des élèves payants et des élèves gratuits ; mais E** constatant le peu de progrès de ses enfants dans une école ainsi composée, a pensé que le maître devait nécessairement s'occuper surtout des élèves payants, et il s'est décidé à les envoyer dans l'intérieur de Paris à une école tenue par des religieux et des religieuses et où toutes les admissions se font gratuitement. La famille est d'ailleurs bien décidée à les laisser à l'école jusqu'à ce qu'ils aient acquis une instruction élémentaire assez complète.

D'un caractère doux et un peu timide, le chef de famille manque d'énergie et de décision : ses habitudes, du reste, sont régulières et il a toujours montré une ardeur soutenue pour le travail. Comme complément de ces qualités morales, on trouve chez lui le sentiment de la dignité personnelle et un désir assez prononcé d'indépendance se manifestant surtout par les efforts qu'il fait pour ne devoir rien a personne. Dans des moments difficiles, il n'en est jamais venu à faire un emprunt qu'après avoir épuisé toutes ses ressources individuelles ; dans une circonstance pressante, il a été sur le point d'engager quelques objets précieux, héritage de famille auquel il tient cependant beaucoup, plutôt que de demander à son chef d'industrie une avance que celui-ci accorde toujours facilement aux ouvriers rangés et laborieux. Tout en tenant compte de ce qu'il y a d'exagéré dans ces scrupules, on doit y reconnaître une certaine délicatesse morale qui se révèle d'ailleurs chez ce chef d'atelier par d'autres traits caractéristiques.

La femme, douce et dévouée, a moins d'élévation morale ; elle possède cependant certaines qualités du cœur, mais celles de l'esprit n'ont pu se développer chez elle, toute instruction lui ayant été refusée. Il est à remarquer que son infériorité sous ce rapport ne lui permet pas d'exercer complètement, dans la famille, cette influence prépondérante qui appartient à la femme dans la plupart des ménages d'ouvriers français [les Ouvr. europ. XX (A)]. Elle a, comme son mari, la plus tendre affection pour ses enfants et les traite avec une bonté qui n'est pas toujours exempte de faiblesse. L'un et l'autre apportent aussi beaucoup de douceur dans leurs relations avec les personnes qui les entourent, et, autant qu'il dépend d'eux, les enfants employés dans leur atelier comme [305] lanceurs ne sont jamais battus en leur présence par les maîtres qui les occupent (H).

§ 4. — Hygiène et service de santé.

Située sur un point assez élevé, la localité habitée par la famille est salubre ; l'air y est sain et, parmi les nombreuses fabriques qui s'y trouvent, aucune ne paraît présenter des inconvénients au point de vue de la santé.

La profession de tisseur n'exige par elle-même aucune condition contraire aux lois de l'hygiène ; les dimensions très-considérables des métiers obligent même à avoir des ateliers très-grands, dans lesquels l'air circule facilement et n'est jamais confiné. Cependant la difficulté d'installer ces métiers ailleurs qu'au rez-de-chaussée (§ 1) expose les tisseurs en châles à habiter des logements humides, qu'ils ne recherchent pourtant pas dans l'intérêt de leur fabrication, comme le font les tisserands en toile [les Ouvr. europ. XXXIII § 4]. L'habitation occupée par la famille ici décrite présente à un haut degré les inconvénients de l'humidité ; les parents attribuent même en grande partie à cette cause la mauvaise santé de leurs enfants.

Quoiqu'il paraisse peu robuste et que son enfance ait été maladive, l'ouvrier n'a jamais été malade depuis son mariage. Sa femme est fortement constituée et jouit d'une excellente santé ; elle a supporté ses quatre couches sans que cette santé fût jamais altérée. Les enfants, au contraire, présentent tous les signes d'une constitution lymphatique et ont presque toujours été malades ; les deux fils en particulier, et surtout l'aîné, n'ont pas cessé de donner à leurs parents de graves inquiétudes sous le rapport de la santé. Dans leur affectueuse tendresse, E** et sa femme n'ont jamais hésité à s'imposer de lourdes dépenses pour faire donner à ces enfants les soins médicaux que réclamait leur état. Non contente de recevoir les fréquentes visites d'un médecin de la localité, à 1f50 chacune, ils ont fait venir à plusieurs reprises un docteur en réputation dont les visites se payaient 10f 00. A une époque où la famille était dans la gêne, on se décida, après de longues hésitations, à mettre l'aîné des enfants à un hôpital spécial. Quoique cet hôpital fût éloigné de 5 kilomètres de l'habitation de la famille, le père ou la mère allait voir le petit malade chaque jour et supportait avec peine les entraves mises par l'administration à ces visites quotidiennes. On ne put se décider, d'ailleurs, à laisser l'enfant plus de huit jours à cet hôpital, où le chagrin le rendait plus malade. Ces circonstances, que E**. ne rappelle encore qu'avec une profonde [306] émotion, ont laissé dans cette famille une impression défavorable au régime hospitalier, auquel elle reproche surtout de supprimer toute relation entre le malade et les siens.

Pour la plupart des ouvriers de cette industrie, cependant, l'hôpital est la seule ressource en cas de maladie. Quelques-uns peuvent se faire soigner chez eux grâces aux secours qui leur sont fournis par les quêtes organisées de temps à autre dans les ateliers en faveur des ouvriers malades ; toutefois le produit de ces quêtes est le plus souvent destiné à procurer quelques ressources à l'ouvrier au moment de sa convalescence, jusqu'à ce qu'il puisse travailler (K).

§ 5. — Rang de la famille.

L'ouvrier appartient à la catégorie des chefs d'atelier : propriétaire de quatre métiers à la Jacquart montés pour le tissage des châles, il occupe, parmi ses confrères, une position moyenne, le chiffre de quatre métiers étant considéré comme suffisant pour être exploité dans des conditions avantageuses. Comme tous les chefs d'atelier qui ne possèdent pas plus de six métiers (§ 1) E** travaille lui-même sur l'un des siens ; il est ainsi à la fois ouvrier et chef d'atelier ; mais, comme ouvrier, il se distingue des tisseurs proprement lits en ce qu'il est lui même propriétaire du métier sur lequel il travaille. Conformément à un usage presque général parmi les chefs d'atelier de Paris, E** n'est en rapport qu'avec un seul fabricant pour lequel il tisse depuis six années déjà.

Sous le rapport individuel, la famille ici décrite se recommande par des habitudes laborieuses et rangées qui lui ont permis de s'élever à une position moins précaire que celle des simples ouvriers (E) ; elle se maintiendra sans doute dans cette position sous l'influence de ces mêmes qualités ; mais son chef n'a ni l'activité ni l'esprit d'entreprise qui lui permettraient d'atteindre un degré plus élevé dans la hiérarchie industrielle ; il ne pourrait probablement pas diriger avec succès un atelier plus considérable que le sien. Plus tard, si les circonstances lui sont favorables, il devra employer ses épargnes ou les sommes qui lui reviendront par héritage à l'acquisition d'une maison, genre de propriété vivement désiré par les ouvriers de cette classe et auquel plusieurs de ses confrères ont déjà pu parvenir. L'expérience et le raisonnement démontrent en effet que, pour les ouvriers placés dans des conditions analogues à celles où se trouve celui-ci, il est plus avantageux d'entrer dans cette voie que d'augmenter le nombre des métiers.

II. Moyens d'existence de la famille

§ 6. — Propriétés.

[307](Mobilier et vêtements non compris.)

Immeubles............ 00f 00

La famille ne possède actuellement aucune propriété de ce genre, mais dans la suite elle pourra, à l'exemple de plusieurs autres chefs d'atelier, arriver à posséder une habitation.

Argent............ 00 00

Toujours gênée jusqu'ici par la nécessité de rembourser des dettes qui se sont élevées jusqu'à 1,600f 00 la famille n'a pu se constituer une épargne en argent, mais elle y parviendra sans doute rapidement après avoir éteint le reste de sa dette, 425f 00 (D. 5ᵉ Son.).

Animaux domestiques............ 00 00

Matériel spécial des travaux et industries............ 4,069 00

Métiers servant au tissage des châles (dits cachemires français). — 4 métiers à la Jacquart montés à neuf et en très-bon état (évalués à 900f chacun), total, 3,600f 00.

Mobilier, ustensiles et instruments servant à la confection des trames (travail préparatoire du tissage). — 2 rouets à dévider, 14f 00; — 2 servantes (petits cadres en bois supportés par 4 pieds et servant à fixer le volant dont on déroule le fil), 2f 00; — 800 tuyaux de cannettes, petites bobines de forme spéciale disposées de manière à pouvoir s'adapter dans la navette et autour desquelles les trameuses enroulent le fil pris sur les volants (1f 50 les 100 tuyaux), 12f 00 ; — 1 tabouret pour la trameuse, 1f 00. Total, 29f 00.

Mobilier, Instruments et outils employés directement au tissage et se rattachant a chaque métier comme accessoires. — 48 navettes en buis, longues de 0m25, garnies d'un manchon de fer à chaque extrémité et munies de roulettes (il y a 12 navettes par métier et chacune coûte 2f 00), 96f 00 ; — 4 boîtes à cannettes (1 pour chaque métier) contenant chacune 12 compartiments pour recevoir ses cannettes garnies de fil de diverses couleurs, 8f 00; — 4 bancs en bois blanc montés sur 4 pieds et servant à poser les cartons pendant le tissage, 4f 00 ; — 4 chevaux de cordes, appareil en corde dont chacun exige environ 2 mètres de corde très-solide ; ils servent à allonger la chaîne à la fin des pièces et permettent de l'employer utilement dans toute son étendue, 3f 00. — Total, 111f 00.

Mobilier, instruments et outils servant à nettoyer et parer les tissus. — 1 brosse à parer, munie de longues soies servant à nettoyer les fils de la chaîne et à les isoler les uns des autres, 2f50; — 1 brosse ordinaire pour nettoyer les châles après le pincetage, 1f 50 ; — 1 bouteille de couleur rouge dite liqueur d'acajou et servant à mettre en couleur les parties de la chaîne laissées blanches par le chineur pour servir de points de repère, 2f 20. — Total, 6f 20.

Mobilier, instruments, outils servant à tout l'atelier et employés à des usages divers. — 1 plaque d'armure pour piquer les manchons (petits cartons qui fonctionnent dans le métier à la Jacquart). La plaque d'armure se compose d'un support en bois et de 2 plaques en fer percés de trous ; ces plaques se vissent l'une sar l'autre et serrent le carton [308] comme dans un étau ; on le perce ensuite au moyen d'un emporte-pièce introduit dans les trous, 18f 00; — 1 armoire en bois blanc, sans porte et à 4 compartiments, destinée à recevoir les volants avant la mise en trame, 7f 50 ; — 32 mètres environ de planches de sapin servant de support aux cartons, 10f 00 ; — 1 petite échelle en bois peint servant à monter dans les parties élevées du métier, 6f 00. — Total, 41f 50.

Instruments, outils et matières servant à l'entretien du métier et mis en usage habituellement par chaque ouvrier tisseur. — 1 redresse-crochet ou béquille, tige de fer avec poignée, munie d'une rainure à une des extrémités pour saisir les crochets à redresser, 1 f50 ; — 1 passe-collet, instrument muni d'une poignée, recourbé à angle droit à une de ses extrémités qui se termine par un petit crochet, 2f 00 ; — Huile dite de pied de mouton servant à graisser les mécaniques, 300 grammes, 0f 75 ; — 1 tourne-vis à navette, 0f 50; — 1 pince à peignes pour resserrer les dents du peigne, 0f 75. — Total, 5f 50.

Appareil pour le montage des pièces. — Machine dite de ployage, consistant essentiellement en un cylindre mobile sur plusieurs supports ; cet appareil sert à enrouler la chaîne sur l'ensouple du métier et permet de faire cette opération plus rapidement, avec 3 hommes au lieu de 6 ; peu de chefs d'atelier le possèdent (cadeau donné à E* par son père), 100f00.

Pièces de rechange tenues en réserve pour les cas de besoin. — 10 cylindres, pièces de forme prismatique percées de trous et formant une partie essentielle du métier à la Jacquart, 6f chacune. — Total, 60f 00.

Instruments et outils employés pour des travaux de réparation et d'entretien des métiers exécutés par le chef d'atelier, au lieu et place du charpentier, du menuisier, etc. — 1 grande scie, 5f 00; — 2 scies à main, 4f 00 ; — 2 marteaux, 3f 00; — 2 paires de tenailles, 6f 00; — 2 ciseaux de menuisier, 2f 00; — 2 limes à fer, 2f 00; — 1 rappe à bois, 0f 75 : — 1 pince ronde, 1f 00 ; — 1 pince plate, 1f 00; — 1 tourne-vis, 1f 00; — 6 vrilles (à 0f 30 chacune), 1f 80 ; — 1 rabot, 3f 00 ; — 1 maillet en bois, 0f25; — 1 niveau composé d'un cadre en bois et d'un fil a plomb, 2f 00 ; — 1 vilebrequin, 3f 00. — Total, 35f 80.

Beaucoup de ces outils ont été donnés à l'ouvrier par son père, qui est charpentier.

10° Ustensiles, instruments et outils possédés par le chef d'atelier comme ouvrier tisseur. — 1 quinquet avec un réflecteur en cuivre, 9f 00 ; — 1 miroir double grossissant d'un côté et servant à refléter la lumière sur le tissu fabriqué pour en suivre la fabrication et reconnaître les défauts s'il y en a, 3f 00 ; — 1 paire de forces, instrument jouant le rôle d'une paire de ciseaux, mais plus facile à manier parce qu'on n'est pas obligé d'introduire les doigts dans les anneaux, 1f 25 ; — Pinces pour épinceter le tissu des châles quand ils sont achevés et pour en enlever les fils qui sont cassés, vrilles, bouchons, qui s'y trouvent mêlés, 0f 75. — Total, 14f 00.

Ce matériel est celui que tout ouvrier tisseur doit fournir en entrant dans un atelier.

11° Matériel pour blanchissage des vêtements et du linge. — 1 baquet, 2f 00; — 1 battoir en bois et 1 brosse en chiendent, 0f50 ; — 2 fers à repasser, 2f 00 ; — 1 planche à repasser et 1 corde servant à étendre le linge, 1f50. — Total, 6f 00.

12° Fonds de roulement des travaux et industries, 60f 00.

La famille doit toujours avoir à sa disposition une certaine somme d'argent pour les avances à faire aux ouvriers tisseurs, pour le paiement hebdomadaire des lanceurs et de la trameuse, pour l'achat des provisions de charbon, d huile, etc. Cette somme peut être évaluée en moyenne à 60f 00.

Valeur totale des propriétés............ 4,069f 00

§ 7. — Subventions.

Les subventions reçues par la famille appartiennent toutes à la catégorie des services alloués : les unes lui sont particulières et [309] résultent de ses bonnes relations avec des parents plus aisés ; d'autres, pouvant être partagées à des degrés différents par tous les ouvriers de la profession, sont accordées par le chef d'industrie ou résultent d'une organisation spéciale de l'assistance mutuelle parmi les châliers ; d'autres enfin sont communes à tous les habitants de la localité.

La famille a reçu, à diverses reprises, des secours du père de la femme, ouvrier laborieux et très-économe qui plusieurs fois a fait à son gendre des avances en argent ; ces avances, faites sans intérêt, se sont élevées à 800f à une certaine époque, et elles montent encore à 300f en ce moment. En outre, en adoptant le fils aîné de la famille, le beau-père de E** lui a procuré par cela même une subvention qui doit être évaluée comme égale à la somme qui serait annuellement dépensée pour l'entretien de cet enfant.

On doit encore citer comme subvention de cet ordre les cadeaux offerts par quelques parents à différents membres de la famille. Le plus souvent ces cadeaux ne sont que des jouets destinés aux enfants ou des outils de peu d'importance donnés à l'ouvrier par son père qui est charpentier (§ 12). Récemment, cependant, E** a reçu de son père un appareil dit de ployage (§ 6) dont la valeur est de 100f environ. Ce cadeau lui a fait un vif plaisir et, à cette occasion, il a voulu recevoir son père et sa mère dans un dîner de cérémonie, ce qu'il n'avait pas fait encore depuis l'époque de son mariage.

Parmi les subventions spéciales aux ouvriers de l'industrie châlière se rangent, en première ligne, les avances faites par les fabricants aux chefs d'atelier : quand l'un de ces derniers a besoin d'argent pour un montage, pour une modification ou un perfectionnement à introduire dans ses métiers, il s'adresse à son chef d'industrie et celui-ci, après avoir examiné la demande, accorde, en général, une avance proportionnée aux besoins du demandeur. Cette avance, faite sans intérêt, est remboursée au moyen d'une retenue d'une importance variable prélevée sur la part de salaire qui revient au chef d'atelier. Des avances de la même nature, remboursables de la même manière, sont aussi accordées quelquefois à des chefs d'atelier pour leurs besoins ou ceux de leur famille en temps de chômage. Dans ce cas, c'est un service rendu par le chef d'industrie en vue de considérations personnelles pour l'ouvrier qui le demande.

Ces avances, outre qu'elles établissent entre les fabricants et les ouvriers des rapports bienveillants et des liens d'intérêt, ont l'avantage de préserver ceux-ci des emprunts faits à des conditions onéreuses. L'importance des sommes allouées est extrêmement variable, selon les moyens dont dispose le chef d'industrie, selon ses [310] idées personnelles sur les rapports qu'il doit avoir avec ses ouvriers, selon les garanties morales et matérielles que ceux-ci peuvent présenter. Par suite de son caractère timide et réservé, le chef d'atelier ici décrit n'a jamais recours à des demandes de cette nature que dans des circonstances pressantes (§ 3). Depuis six années qu'il travaille pour un même fabricant il n'a reçu, à différentes reprises, que 550f sur lesquels 150f environ lui ont été accordés pour ses besoins personnels. Pour d'autres chefs d'atelier placés dans des conditions analogues, l'avance s'élève assez souvent à 1,800f et à 2,000f (F). Il est digne de remarque que, par ce système d'emprunt, les chefs d'atelier se trouvent placés, vis-à-vis des fabricants parisiens, dans un état de dépendance analogue à celui qui caractérise la situation des ouvriers chrétiens des forges de Samakowa, liés par une dette permanente à leurs patrons musulmans [les Ouv. europ. VIII (B)].

Depuis que la cherté des vivres a rendu plus difficile la position des ouvriers vivant de leur salaire, le fabricant pour lequel E** travaille a donné à ses ouvriers un supplément de salaire de 0f05 par mille coups de navette (B), équivalent à peu près à 0f50 par jour. L'assistance offerte sous cette forme a été acceptée avec reconnaissance par les ouvriers les moins disposés à recevoir l'aumône, et l'exemple ainsi donné a été imité par deux autres des fabricants les plus importants dans l'industrie châlière. Il est à remarquer que cette élévation spontanée du salaire forme un contraste frappant avec la tendance à abaisser les tarifs, qu'on observe chez ceux des fabricants de la même industrie qui sont trop engagés dans le système de la concurrence. E** profite de cette subvention, qui résulte de l'accroissement du salaire, à deux titres, comme ouvrier et comme chef d'atelier; elle équivaut pour lui, quand ses quatre métiers sont en activité, à un supplément de salaire journalier de 1f 50 environ. La famille ne reçoit pas de subvention fondée sur le principe de l'assistance mutuelle. L'ouvrier n'appartient à aucune société de secours, et jamais, jusqu'ici, les quêtes qui se font de temps à autre parmi les tisseurs en châles n'ont été organisées à son profit (K).

Les subventions communes à tous les habitants de Gentilly reposent sur la bienfaisance publique et sur la charité privée. Les ouvriers en châles, quand ils sont chargés de famille, doivent presque toujours recourir à l'une ou à l'autre de ces formes de l'assistance ; quelques-uns même, pour s'assurer sous ce rapport des ressources plus abondantes, ont quitté la banlieue pour retourner dans l'intérieur de Paris où la charité se fait plus largement. La famille ici décrite, si l'on en excepte l'époque qui a suivi les [311] événements de 1848 (§ 12) n'a jamais été réduite à réclamer des secours de cette nature ; mais elle participe, pour deux de ses enfants, à la subvention communale qui accorde la gratuité de l'instruction aux habitants peu aisés de la localité (R. 2ᵉ Son) et, dans ces dernières années, elle a profité de la remise faite sur le prix du pain à tous les habitants du département de la Seine [N° 1 §7].

§ 8. — Travaux et industries.

Travaux de l'ouvrier. — Pour un chef d'atelier placé dans les conditions où se trouve E** le travail se divise en deux parties bien distinctes, celui de l'ouvrier et celui du chef d'atelier.

Comme ouvrier, E** mène constamment un métier. Le travail du tisseur commence à sept heures en hiver, à cinq heures en été, il finit d'ordinaire de huit à neuf heures en hiver et à sept heures en été. Il y a deux interruptions dans la journée : l'une, de neuf à dix heures, pour le déjeuner ; l'autre, de deux à trois heures, pour le dîner ; et il reste ainsi, en moyenne 12 heures de travail effectif.

Comme chef d'atelier, E** est chargé de la surveillance des tâcherons qui travaillent sur ses métiers, de l'entretien de son matériel et des rapports avec le fabricant ou ses employés. Dans les temps d'activité cette dernière partie de sa tâche exige qu'il aille deux fois par semaine au magasin pour porter les châles achevés et recevoir les fils de chaîne et de trame nécessaires au tissage. L'atelier étant éloigné de 5 kilomètres environ de l'habitation du fabricant, chacun de ces voyages exige une demi-journée.

La surveillance sur les tisseurs qui travaillent dans l'atelier demande d'ordinaire peu de temps. Dans le cas où cette surveillance porte seulement sur quatre métiers, elle s'exerce le plus souvent sans que le chef d'atelier ait à se déranger de son travail. Les soins de l'administration, quoique fort simples, exigent pourtant un certain temps pour des hommes qui, en général, n'ont pas l'habitude de ces sortes de travaux. E** y consacre environ deux heures par semaine ; il tient ses livres avec un certain soin, mais sans aucune méthode.

Il est rare qu'un chef d'atelier puisse exécuter lui-même tous les travaux de réparation et d'entretien de ses métiers ; mais, s'il est habile, il exécute une partie de ces travaux et dirige lui-même ses mécaniques. Possédant beaucoup d'outils de menuisier et de charpentier, et ayant été initié par son père à l'emploi de ces outils, E** est souvent dispensé, sous ce rapport, de recourir à des artisans spéciaux ; il fait aussi lui-même les changements de montage et, quand il n'est pas trop pressé, les enfourchements.

[312] Dans les cas de chômages prolongés, et quand le travail manque complètement chez lui, le chef d'atelier cherche à se procurer du travail chez un de ses confrères plus heureux. Sous ce rapport E* est spécialement favorisé ; ayant son beau-père et deux beaux-frères dans la même profession, il est presque toujours sûr de trouver du travail quand un chômage le force à fermer son atelier. Cette ressource a une certaine importance puisque, pendant les quatre dernières années, il a dû y recourir pendant un mois et demi en moyenne chaque année. Du reste, dans ce cas, E**., comme tous les chefs d'atelier qui se trouvent dans cette situation, travaille aux mêmes conditions qu'un simple compagnon tisseur.

Travaux de la femme. — Les travaux de ménage constituent son occupation principale : ils comprennent l'achat et la préparation des aliments de la famille ; les soins donnés aux enfants ; les soins de propreté concernant la maison et le mobilier, et, pendant la bonne saison, le transport de l'eau prise à une fontaine voisine de l'habitation, en hiver l'eau étant achetée à un porteur, la femme n'a pas à s'en occuper.

Comme travail accessoire, la femme mène le métier à la place de son mari quand celui-ci est absent ou occupé à des travaux spéciaux dans l'atelier ; elle fait aussi quelquefois des trames et au besoin, quand un lanceur vient à manquer, elle le remplace. Inhabile dans les travaux d'aiguille qu'on ne lui a pas enseignés dans son enfance, la femme ne concourt presque en aucune manière à la réparation et à l'entretien des vêtements de la famille ; elle est obligée de prendre, dans ce but, une ouvrière qui, payée à raison de 1f 00 par jour, non compris la nourriture, vient passer une journée par semaine dans la maison.

Travaux des enfants. — Les enfants fréquentent l'école et, trop jeunes pour exécuter un travail quelconque, ils ne sont jusqu'ici d'aucun secours à la famille. Dans l'intérêt de leur santé et de leur instruction, E** a l'intention de ne les faire travailler que quand leurs forces seront assez développées (H).

Industries entreprises par la famille. — L'exploitation de trois métiers, que l'ouvrier entreprend comme chef d'atelier, constitue la principale industrie de la famille ; l'entretien et la réparation de ces métiers s'y rattachent comme industrie accessoire. Le blanchissage exécuté par la femme constitue aussi une industrie d'une certaine importance. La famille ne croit pas, en entreprenant cette industrie, réaliser une économie directe, car elle admet que le blanchissage ne lui coûterait pas plus cher si elle en confiait le soin [313] à une ouvrière spéciale ; mais l'expérience a démontré que la manière dont le linge est traité par une ménagère l'use beaucoup moins que le mode de préparation auquel il est soumis, sans précaution, dans les établissements de blanchissage.

§ 9. — Aliments et repas.

Les repas ont lieu à des heures fixes pour tous les ouvriers tisseurs ; ils se succèdent dans l'ordre suivant :

1° Déjeuner, à neuf heures du matin ; il se compose invariablement, pour la famille ici décrite, de café au lait mangé avec du pain. La dépense nécessitée par ce déjeuner s'élève à 0f90 ou 1f 00 environ.

Aussitôt après le déjeuner les enfants partent à l'école, emportant pour leur dîner des provisions consistant en pain, viandes ou légumes cuits de la veille. Deux ou trois fois par semaine, les provisions faciles à emporter manquant dans le ménage, la mère donne à chacun des enfants cinq centimes avec lesquels ils achètent, chez la portière de l'école, une portion de légumes cuits en purée. Cette portière leur fournit, en outre, des tasses en fer blanc pour le repas [N° 1 § 9].

2° Dîner, à deux heures de l'après-midi ; il se compose d'une soupe à la viande et aux légumes, ou aux légumes seuls.

Deux fois par semaine, les jours où il va au magasin du fabricant, le chef d'atelier est absent au moment du repas. Ces jours-là il dîne dans Paris, le plus souvent chez un marchand de vin. Ce repas, composé de pain, d'un morceau de charcuterie et de vin, nécessite, en moyenne, une dépense de 0f90.

3° Souper, de huit à neuf heures du soir, après la cessation du travail. Ce repas, qui est le plus substantiel de la journée, réunit tous les membres de la famille ; on y mange un plat de viande cuite aux légumes, et auquel on ajoute assez souvent un peu de fromage. Deux fois par semaine environ la viande est remplacée par des légumes ou par de la salade.

La boisson habituelle de la famille est l'eau pure ; pour le souper seulement on achète chaque jour, au détail, une chopine (1/2 litre) de vin, qui se partage entre les enfants et les parents, et que ces derniers considèrent comme indispensable au point de vue hygiénique. Jamais jusqu'ici on n'a fait usage, dans la famille, d'une de ces boissons factices dont beaucoup d'ouvriers se servent depuis quelques années pour remplacer le vin [N° 1 § 9].

La nourriture prise par la famille est simple en général et presque toujours composée des mêmes mets accommodés de la même [314] manière. L'ouvrier, élevé par une mère habile cuisinière et habitué dans son enfance aux mets d'un goût relevé, aimerait à trouver, dans la cuisine du ménage, une certaine variété ; mais la femme manque d'habileté sous ce rapport : engagée dès son enfance dans les travaux industriels, elle ne possédait, au moment où elle s'est mariée, aucun des talents d'une ménagère, et depuis elle n'a appris qu'à faire la cuisine la plus simple. Il est à remarquer que, contrairement aux habitudes des ouvriers de cette classe à Paris, presque tous les mets, dans cette famille, se préparent au beurre, E** n'ayant jamais pu s'habituer à l'usage des graisses et du lard qu'on n'employait pas chez ses parents, à cause de leur origine bretonne.

Si l'on excepte les longues périodes de chômage pendant lesquelles il faut s'imposer des privations souvent pénibles, l'alimentation de la famille est suffisante en qualité et en quantité. La viande y tient une place assez importante : le pot-au-feu, composé de 1k 5 de viande, est mis une fois la semaine ; le bœuf, après avoir servi à faire le bouillon gras, est mangé en partie comme bouilli et en partie accommodé avec des légumes pour le repas du soir. Deux fois par semaine on mange aussi, à ce dernier repas, du veau ou plus souvent du mouton (1 kilog. de l'un ou de l'autre à chaque fois) : presque toujours ces viandes sont accommodées avec des légumes, et on ne les mange rôties que dans des cas exceptionnels. Tous les ans cependant, vers l'automne, on achète deux oies qu'on fait rôtir dans le ménage et dont la graisse est conservée pour être mangée en tartines. Il est à remarquer que, contrairement aux anciennes habitudes de toutes les populations de l'0ccident, ces régals domestiques ne se font pas à certains jours de fêtes solennelles ; c'est l'occasion du bon marché et surtout la possibilité de disposer des sommes nécessaires pour l'acquisition de ces mets choisis qui en règle le retour.

La famille n'observe la loi du maigre que le vendredi saint. Les légumes dont elle fait surtout usage sont les pommes de terre, les lentilles, les oignons et les choux qui, cuits avec du lard et plus souvent avec du saucisson, servent à préparer les soupes. On ne mange presque jamais de haricots, dans la pensée qu'ils doivent exercer une fâcheuse influence sur la santé des enfants. On ne fait aussi usage du poisson que très-exceptionnellement, à cause de la quantité de beurre qu'il exige pour être bien préparé. Les salades au lard et à l'huile sont servies pendant toute l'année sur la table de famille [N° 1 (G)].

§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.

[315] La maison habitée par la famille est située au fond d'une vaste cour qui vient s'ouvrir à peu de distance de la barrière, sur la grande route d'Italie. Les constructions de cette cour, élevées par un spéculateur dans l'intention de louer aux ouvriers de l'industrie châlière, ne se composent que d'un rez-de-chaussée. Le propriétaire n'entretient avec ses locataires aucune autre relation que celles qui naissent des discussions d'intérêt. Les locations se font sans bail par la simple inscription du nom du locataire sur un registre spécial ; cette inscription est renouvelée tous les trois mois. La coutume applicable aussi bien au propriétaire qu'au locataire est de donner congé six semaines à l'avance. Le prix de location pour E** est de 350f 00 payables par quart à chaque trimestre. E** est en outre chargé des impôts qui s'élèvent à 8f10 par année.

L'habitation comprend l'atelier et le logement de la famille. L'atelier est une pièce de 16 mètres de longueur sur 4 mètres de hauteur et 4 mètres de largeur, dimensions qui sont exactement celles dont on a besoin pour loger quatre métiers. Le sol est couvert d'un plancher en bois ; cette disposition utile pour que les navettes et divers autres ustensiles ne se cassent pas quand ils tombent, à surtout l'avantage d'atténuer les inconvénients de l'humidité sensibles dans tout le logement, mais principalement dans l'atelier exposé au nord et ne recevant le jour que de ce côté. La pièce est chauffée par un poêle en hiver, et la provision de charbon conservée en tas dans une de ses parties, la famille n'ayant pas de cave pour l'y déposer.

Le logement de la famille est situé derrière l'atelier avec lequel il communique ; il se compose d'une pièce assez vaste divisée en quatre compartiments par des cloisons. La chambre des parents et la cuisine sont seules éclairées directement par des fenêtres demi-rondes donnant sur un jardin, mais trop élevées pour qu'on puisse jouir de la vue. Un premier compartiment, servant de salle à manger, contient un poêle qui échauffe tout l'appartement ; c'est là que couche, dans un berceau, le plus jeune fils ; un cabinet à peine éclairé et servant de débarras contient le lit des deux filles ; un autre réduit plus petit sert de cuisine ; enfin, la chambre à coucher des deux époux est la pièce la plus importante, il s'y trouve une cheminée, avec chambranle en marbre, dans laquelle on ne fait jamais de feu par économie et qui est fermée par un paravent assez élégant. Cette année même la famille, profitant d'une période d'activité soutenue dans le travail, a fait décorer cette chambre à neuf : le papier a [316] été renouvelé et le carrelage a été peint en rouge ; malheureusement l'humidité a déjà détruit une partie de ces réparations. La femme, qui tient tout son ménage avec un soin irréprochable, s'étudie surtout à préserver cette chambre de l'atteinte des enfants et à la conserver dans un état de constante propreté.

Meubles : presque tous apportés en dot par la femme, ils n'ont pas été réparés depuis le mariage ; ils sont tenus du reste avec beaucoup de soin............ 401f 25

Lits. — 1 lit pour les deux époux, comprenant : 1 bois de lit (couchette) en noyer, 50f 00 ; — 2 matelas de laine, 60f 00; — [1] paillasse, 9f 00 ; — rideaux en calicot blanc (ces rideaux récemment achetés ne sont pas encore posés au-dessus du lit), 20f 00; — 2 couvertures en laine, 10f 00 ; — 1 lit pour les deux filles, comprenant : 1 bois de lit en bois blanc peint (cadeau d'un cousin du mari), 15f 00 ; — 1 matelas de laine, 20f 00; — 1 paillasse, 5f 00; — 2 couvertures de laine déjà vieilles, 6f 00; — 1 lit pour le plus jeune fils, comprenant : 1 berceau en osier (salix viminalis Linn.), 6f00; — 1 paillasse, 9f 00 ; — couvertures, langes, 4f 00. — Total, 207f 00.

Meubles de la chambre à coucher des deux époux, servant aussi de salle de réception. [—] 6 chaises en assez mauvais état, 12f 00 ; — 1 commode récemment réparée, 30f00 ; — 1 paravent servant à fermer la cheminée et orné de figures peintes,2f 00. — Total, 44f 00.

Meubles de l'antichambre où mange d'ordinaire la famille et où couche le plus jeune enfant. — 1 grande armoire en chêne achetée d'occasion, 10f 00 ; — 1 table en bois blanc, 3f 00; — 1 poêle en fonte, dont le tuyau traverse la chambre des deux époux et qui échauffe l'appartement tout entier, 27f 00. — Total, 40f 00.

Meubles du cabinet où couchent les deux filles. Ce cabinet sert à placer tout ce qui gênerait dans d'autres parties de la maison ; il ne contient qu'un lit et quelques supports pour accrocher des vêtements, évalués à 1f 00.

Meubles de la cuisine. — Planches servant à placer les ustensiles de ménage, 2 00. (La cuisine contient un fourneau en maçonnerie qui fait partie de la maison.) — Total, 2f 00.

Meubles de l'atelier. — 3 tabourets avec siège en paille, en assez mauvais état, 3f 00; — 1 poêle en fonte déjà vieux, 16f 00. — Total, 19f 00.

Livres et fournitures de bureau. — L'ouvrier a acheté ses livres avant son mariage; il ne lit plus aujourd'hui, — Histoire générale de tous les peuples, par Gaudeau, ouvrage comprenant à la fois l'histoire et la géographie du monde entier, acheté par livraisons (350 livraisons à 0f20), 70f 00; — 15 livraisons d'une Histoire des Bagnes, avec gravures coloriées (livraisons à 0f 50), 7f 50; — quelques numéros de divers journaux conservés depuis les événements de 1848, 0f 50. — Les fournitures de bureau comprennent : 1 écritoire de luxe en porcelaine peinte, servant de décoration dans la chambre des deux époux, 3f 00 ; — 2 autres écritoires en verre, 0f 50 ; — 1 registre exigé par la police pour l'inscription des livrets d'ouvriers, 2f 00; — 1 agenda, 1f 50 ; — 1 livre de comptes sur lequel sont inscrites les sommes reçues du fabricant, 1f 00; — 1 canif, 1f 00 ; — 1 calendrier, 0f 25 ; — papier, plumes, etc. 1f 00. — Total, 88f 25.

Linge de ménage : réduit au strict nécessaire ; la famille s'occupe d'améliorer cette partie de son mobilier............ 96 00

4 paires de draps de lit en chanvre, 32f 00 ; — 2 paires de draps en coton, 14f 00 ; — 12 serviettes et 1 nappe en chanvre, 20f 00; — 30 torchons en chanvre et en coton 30f 00 (les fenêtres n'ont pas de rideaux). — Total, 96f 00.

[317] Ustensiles : peu nombreux ; suffisants seulement pour les besoins du ménage............ 93f 25

Dépendant de la cheminée et des poêles (on ne fait jamais de feu dans la cheminée). — 1 griffe ou main en fer pour soulever le couvercle des poêles, 1f00; — 1 pelle à braise, 0f 75; — 1 boîte en bois blanc et 2 vieux paniers à charbon, 2f 00; — 1 étouffoir en tôle (vase de forme cylindrique fermant hermétiquement et servant à conserver la braise qu'on ne veut pas laisser consumer), 2f 10. — Total, 5f 85.

Employés pour la cuisson et la consommation des aliments. — 1 marmite en fonte, 6f 00 ; — 1 casserole en cuivre, 5f 00; — 2 casseroles en fer battu, 7f 00 ; — 3 cafetières en terre, 0f90 ; — 1 cafetière en fer-blanc, 0f75 ; — 1 rôtissoire, 2f 00; — 16 assiettes en porcelaine, 3f 00 ; — 3 plats en porcelaine, 3f 00 ; — 1 soupière en terre de pipe, 3f 00 ; — 8 bols ou grandes tasses employés pour le café au lait, 4f 00; — 2 bols en fer battu pour les enfants, 1f 00 ; — 12 couteaux de table achetés d'occasion, 3f 00 — 12 cuillers et 12 fourchettes en étain, 6f 00; — 10 bouteilles pour mettre le vin et l'eau, 1f 00 ; — 2 seaux en bois pour transporter et conserver l'eau employée dans le ménage, 4f 00 ; — 6 tasses à café et sucrier en porcelaine dorée (cadeau offert au chef d'atelier à sa fête, par deux ouvriers), 10f 00; — 1 verre en cristal sculpté et doré, 3f 00. — Total, 62f 65.

Employés pour les soins de propreté. — 1 rasoir, 2f 00; — 1 brosse à habits, 2f 00; — 1 brosse pour chapeau, 1f50; — 3 brosses pour souliers et sabots, 2f 00; — peignes et brosses à cheveux, 1f 00. — Total, 8f 50.

Employés pour l'éclairage. — 1 grande lampe en cuivre, 6f00 ; — 1 autre lampe très-petite pour la trameuse, 1f 75; — 1 veilleuse en porcelaine surmontée d'une théière, 1f 00. — Total, 8f75.

Employés pour usages divers. — 1 parapluie, 3f 00; — 2 paniers servant aux enfants pour porter leur nourriture à l'école, 1f 50 ; — 2 autres paniers plus grands servant au transport des aliments achetés pour le ménage, 3f 00. — Total, 7f50.

Vêtements : choisis surtout en vue de la solidité et sans recherche de l'élégance ; l'ouvrier a soin de mettre à ses achats un prix suffisant pour avoir des étoffes de bonne qualité............ 835 20

Vêtements de l'ouvrier (363f 60). Ce sont habituellement ceux de la classe ouvrière ;

Vêtements du dimanche. — 1 paletot en drap gris, acheté il y a cinq ans, 50f 00. — 1 pantalon de drap noir, 22f 00; — 1 habit acheté pour le mariage, 90f 00; — 1 redingote achetée il y a vingt-trois ans, 20f 00; — 1 gilet de soie noire, 15f 00; — 1 cravate de satin, 9f 00 ; — 2 cravates en laine noire, 6f 00 ; — 1 chapeau noir, 12f 00; — 1 chemise de cérémonie ornée de broderies, 9f 00; — 1 paire de bottes, 15f 00 ; — 1 paire de souliers, 6f 00. — Total, 254f 00.

Vêtements de travail. —2 pantalons en toile bleue, 9f 00 ; — 1 gilet à manches en drap, 7f 00; — 1 casquette mise par l'ouvrier seulement quand il sort de l'atelier, 3f 00 ; — 1 gilet de coton (tricot) pour l'hiver, 4f 00; — 2 paires de bas de laine, 3f 00; — 2 paires de chaussettes de coton, 2f 00; — chaussons en tresse, 2f 00; — 1 paire de sabots, 0f60; — 6 chemises en chanvre, 42f 00. — Total, 72f 60.

Bijoux. — 1 montre en argent venant d'une grand'mère et religieusement conservée comme souvenir de famille, 20f 00 ; — 1 paire de boutons de chemise en or achetée par l'ouvrier sur ses économies quand il était garçon, 17f 00. — Total, 37f 00.

Vêtements de la femme (380f10). Costume populaire avec le bonnet.

Vêtements du dimanche. — 1 robe de flanelle à carreaux; 25f 00 ; — 1 autre robe de laine grise, 20f 00 ; — 1 mantelet en soie noire acheté tout fait, 30f 00 ; — 1 vêtement [318] dit caraco en laine noire acheté tout fait, 22f 00; — 1 corset, 5f 00 ; — 3 jupons blancs, 12f 00 ; — 1 jupon de laine doublé de ouate de coton, 15f 00; — 1 bonnet orné de dentelles acheté pour le mariage, 20f 00 ; — 1 autre bonnet orné de rubans de diverses couleurs, 12f 00; — 2 cols brodés, 4f 00; — 1 paire de bas de laine blanche, 2f 00 ; — 1 paire de souliers, 6f 00. — Total, 173f00.

Vêtements de travail. — 2 robes d'indienne, 12f 00; — 2 jupons de laine, 10f 00 ; — 2 jupons d'indienne, 2f 00; — 6 mouchoirs de tête (marmottes) en coton, 4f 50 ; — 1 fichu d'indienne, 6f 00 ; — 2 petits bonnets sans rubans, 2f 50; — 2 camisoles en indienne, 4f 00 ; — 2 paires de chaussons en lisières ou en tresses de fil, 2f 00; — 1 paire de sabots, 0f 60 ; — 6 chemises en chanvre, 24f 00. — Total, 67f10

Bijoux. — 1 chaîne en or, donnée par l'ouvrier à sa femme comme gage d'union, quelque temps avant le mariage, 115f 00; — 1 paire de boucles d'oreilles en or, 25f 00. — Total, 140f 00.

Vêtements des enfants (91f 50). Tenus avec propreté, ils sont renouvelés 2 fois par an, à la Toussaint (1er novembre) pour la saison d'hiver, et à Pâques pour la saison d'été.

Vêtements des deux filles de huit ans et de dix ans. — 2 robes de laine grise, 18f 00; — 2 vêtements dits caracos en laine noire, 8f 00 ; — 2 bonnets blancs pour les jours de fête, 4f 00; — 2 bonnets ordinaires en laine noire, 3f 00; — 2 paires de pantalons en étoffe de laine, 6f 00 ; — 1 gilet de flanelle pour la fille aînée, 3f 00; — 2 paires de bas de laine, 3f 00; — 2 paires de souliers, 12f 00; — 2 paires de sabots avec brides, 1f 00; — chaussons, 1f 00. — Total, 59f 00.

Vêtements du fils de quatre ans (les parents se plaisent à vêtir cet enfant avec une certaine recherche). — 1 paletot en laine, 6f 00; — 1 pantalon en drap, 4f 00 ; — 1 gilet en drap, 2f 00; — 1 cravate de soie, 1f 00 ; — 1 casquette, 2f 00; — 2 paires de bas de laine, 1f 50 ; — 1 paire de souliers, 4f 00. — Ces vêtements servent pour les jours de fête; les vêtements ordinaires sont les mêmes, mais ils sont vieux et faits en général avec les débris d'autres vêtements usés, et ont une valeur de 12f 00 environ. — Total, 32f 50.

Valeur totale du mobilier, du linge et des vêtements............ 1,425f 70

§ 11. — Récréations.

Le chef de famille ne fume pas et il n'a jamais eu d'habitudes de cabaret ; quelquefois, le lundi matin, il va boire une goutte (5 centilitres) d'eau-de-vie, avec ses voisins ou ses ouvriers, chez un marchand de vin ; mais il n'a jamais eu le goût des plaisirs bruyants, il cherche ses principales distractions dans la vie de famille, dans la société de ses enfants, de son dernier fils surtout qu'il aime à caresser et à aider dans ses jeux.

En été, les jours de fête, la famille va faire quelques promenades dans l'intérieur de Paris ou dans la campagne aux environs de son habitation. Ces promenades ont pour but ordinaire les carrières abandonnées ou les gazons qui couvrent les murs des fortifications de Paris. Quand elles se prolongent un peu il arrive assez souvent que E**, pour épargner cette peine à sa femme, se charge de [319] porter le plus jeune enfant fatigué de la course ; c'est là une touchante et gracieuse habitude asse commune à Paris parmi les ouvriers, et qui témoigne d'une juste idée du rôle de la femme dans le ménage. Souvent, à la suite de ces promenades, la famille, seule ou avec d'autres familles amies, s'arrête pour souper chez un des traiteurs qui se trouvent en si grand nombre près des barrières ; les soupers se composent, dans ces circonstances, de trois portions de rôti à 0f40 chacune, trois portions de légumes à 0f25 et de deux chopines (1 litre) de vin ; on y ajoute presque toujours une tasse de café et quelques friandises pour les enfants. La dépense s'élève en moyenne à 2f 50 pour toute la famille [les Ouv. europ.. XXXVI § 11].

Ces sortes de distractions, si utiles au point de vue de la santé, de la moralité et de la conservation de l'esprit de famille, sont en usage surtout parmi les ouvriers aisés qui, par leur position, se rapprochent un peu de la bourgeoisie. Dans l'industrie châlière comme dans beaucoup d'autres, les ouvriers proprement dits ne sortent que rarement ; en général, ils aimeraient à faire ces promenades, mais ils en sont éloignés par la honte qu'ils éprouveraient à se montrer en public avec les vêtements peu convenables dont ils disposent ; il ne leur reste guère alors d'autres distractions que le cabaret, et s'ils se promènent ce n'est, le plus souvent, que pendant les matinées, le lendemain d'une journée passée à boire, pour se débarrasser la tête fatiguée des désordres de la veille. Il paraît pourtant que, depuis quelques années, la fréquentation du cabaret devient plus rare dans cette classe d'ouvriers et qu'ils montrent une certaine tendance à chercher ailleurs des distractions : ainsi, on a constaté que les réunions dites goguettes, qui rassemblaient les associés dans un cabaret pour chanter et boire, sont en ce moment en voie de décadence. Ceux des ouvriers qui ont du goût pour la musique fréquentent les cours de chant ou se réunissent entre eux pour se livrer à cet exercice, sans rechercher en même temps les excitations du cabaret.

A Gentilly, chacune des trois parties de la commune (§ 1) a une fête patronale spéciale. Ces fêtes, qui ont lieu aux mois de mai et de juin, s'accompagnent de réjouissances publiques, feux d'artifices, joutes diverses pour les jeunes gens des deux sexes, etc. Les jeux, variés chaque année, sont suivis avec intérêt par presque toutes les parties de la population ; mais on remarque que les prix proposés sont disputés surtout par les enfants des familles les plus pauvres et les moins soigneuses de leur considération. L'ouvrier ici décrit ne permettrait pas à ses enfants de concourir à ces jeux ; sa délicatesse serait blessée de' les voir se donner ainsi en spectacle à la foule.

On doit citer encore, parmi les distractions que recherchent les [320] ouvriers de cette classe, les noces de parents ou d'amis. Ces noces se font de deux manières : quand les mariés ou leurs familles sont assez riches, les invités prennent part au repas et aux distractions de toute espèce sans être obligés à aucune dépense ; dans ce cas, il est d'usage que quelques-uns des invités les plus aisés rendent aux mariés et à leur famille un repas connu sous le nom de retour de noce. Mais le plus souvent, parmi les ouvriers, les noces se font en pique-nique et sont dites payantes. Les invités sont alors avertis à l'avance, et, au moment de se séparer, après les réjouissances, on fixe le chiffre de la cotisation qui doit être fournie par chaque ménage. Ce chiffre, variable selon les circonstances, s'est élevé, pour la dernière noce à laquelle la famille ait assisté, à 16f 00. Cet usage a cela d'avantageux qu'il permet de conserver, dans les familles les plus pauvres, l'ancienne habitude des fêtes célébrées au moment du mariage. Ces fêtes se font avec un certain déploiement de confort et même de luxe : ainsi, dans la noce dont il vient d'être question, la dépense totale s'est élevée à 900f00 environ pour 110 personnes ; elles sont assez fréquentes, du reste, et la famille ici décrite a dû assister à une noce à peu près par année depuis le mariage des deux époux.

IV. Histoire de la famille

§ 12. — Phases principales de l'existence.

Le père de l'ouvrier, qui exerçait à Nantes la profession de maître charpentier, n'ayant pas réussi dans ses entreprises, vint s'établir à Paris en 1824 ; admis comme gâcheur dans un chantier de construction [N° 1 (E)], et gagnant d'assez bonnes journées, il put élever convenablement sa famille et envoyer son fils à l'école jusqu'à l'âge de quinze ans. A cet âge, la faible santé de ce fils (§ 4) ne permettant pas d'espérer qu'il fût jamais assez robuste pour exercer la profession de charpentier, on se décida à le placer comme apprenti chez un chef d'atelier tisseur en châles, ami de la famille et habitant, dans le faubourg Saint-Martin, la même maison qu'elle.

Après un apprentissage de deux mois, E** devenu capable de lancer la navette, reçut un salaire de 0f50 par semaine ; ce salaire s'accrut graduellement jusqu'à 5f 00 par semaine. Un an après son entrée dans la profession, à 16 ans, E** fut admis à conduire [321] un métier et reçut, comme tisseur (E), un salaire fixe de 10f00 par semaine resté invariable pendant les quatre années qu'il passa dans cet atelier. A cette époque le salaire de l'ouvrier tisseur n'était pas réglé d'après des conditions fixes comme il l'est aujourd'hui; il se débattait à l'amiable entre le chef d'atelier et l'ouvrier, et presque toujours il arrivait, comme dans ce cas, que l'ouvrier, ignorant le prix donné à son patron par le fabricant, subissait des conditions désavantageuses (D).

En 1838, libéré par le sort du service militaire, E**, devenu plus robuste et voulant gagner un salaire plus élevé, quitta son premier patron, conservant d'ailleurs avec lui des relations amicales qui ont toujours persisté. Il sortit en même temps de la maison paternelle du consentement de ses parents, et depuis cette époque jusqu'à son mariage il a vécu complètement indépendant sous le rapport matériel, se suffisant à lui-même par son travail et ne réclamant jamais de sa famille un secours pécuniaire de quelque importance. Il rappelle encore aujourd'hui ces circonstances avec un certain sentiment de fierté et de satisfaction. Il gagnait pendant cette période 25f 00 par semaine en moyenne ; ses dépenses ordinaires s'élevant à 17f 20 se composaient de la manière suivante (C) :

Dépenses ordinaires d'E** pendant sa période d'indépendance et de célibat (§ 12)
Dépenses ordinaires d'E** pendant sa période d'indépendance et de célibat (§ 12).

Ainsi, il lui restait une somme de 7f80 à dépenser pour l'achat de vêtements neufs et pour ses récréations ; mais une partie de cette somme devait être mise en réserve pour les deux ou trois mois de chômage qu'il faut d'ordinaire subir chaque année dans cette industrie.

En 1845, deux de ses sœurs étant déjà mariées, E** demanda à ses parents l'autorisation de s'établir (F) et obtint d'eux les moyens de le faire. Il acheta pour 1,250f deux métiers en assez mauvais état ; la somme entière fut payée par son père, 600f lui étant donnés en dot comme l'équivalent des objets mobiliers donnés à ses sœurs et le reste (650f) devant être remboursé par lui dans l'avenir. Cette dette fut encore augmentée par les dépenses indispensables pour la réparation et le montage des métiers ; mais il se mit au travail avec ardeur, ne craignant pas de s'imposer des privations, et déjà, un an après son établissement, il avait pu rembourser une partie de ces dettes. En 1846 il se maria, épousant la fille d'un tisseur chef de métier (F), propriétaire de la maison dans laquelle il demeurait. Sa femme lui apporta en dot un mobilier d'une valeur [322] approximative de 350f, mais il ne reçut d'elle aucune somme d'argent pour l'aider dans son industrie (G).

A partir de ce moment la vie d'E** se partage en deux périodes bien distinctes : pendant la première, un ensemble de circonstances fâcheuses le réduit à un état voisin de la misère ; en effet, n'ayant aucune relation avec des maisons importantes, il est obligé, à ses débuts, de travailler pour des fabricants engagés dans les excès de la concurrence. Recherché par eux au moment de l'activité de la fabrique, il est congédié à la moindre crise. Il change ainsi quatre fois de maison en deux années, et la révolution de février survenant au moment où il vient de faire des dépenses importantes pour le montage de ses deux métiers au compte d'un cinquième fabricant, ce dernier cesse brusquement ses rapports avec lui sans même lui donner la pièce de congé (E). Privé ainsi de toute ressource, E** est réduit à travailler comme terrassier aux ateliers nationaux. Quelques mois après cependant il trouve à s'occuper comme ouvrier tisseur chez un de ses beaux-frères, puis chez son beau-père, qui, plus heureux que lui, ont conservé, avec des maisons importantes, des relations qui leur assurent du travail ; mais le salaire qu'il touche suffit à peine pour nourrir sa famille tombée dans un état de complet dénuement ; il est même sur le point de vendre ses métiers ; heureusement son beau-père consent à payer pour lui les billets qu'il a souscrits au moment de son installation ; il peut donc conserver son matériel de travail, mais il reste avec une somme de dettes s'élevant à 1,600f environ.

En 1850 commence pour E** une seconde période plus favorable. Sur la recommandation de son beau-père il est admis comme chef d'atelier par un fabricant animé de l'esprit de patronage et avec lequel il a conservé jusqu'ici d'excellentes relations. Aidé par des avances de ce fabricant il monte ses deux métiers et travaille avec eux pendant deux années presque sans chômage. En 1852, sur l'invitation et avec le secours de son patron, il achète et monte deux métiers nouveaux. Le premier dessin qu'il exécute réussit et il peut faire 129 châles presque sans suspension de travail. Grâce à ce succès, et malgré l'augmentation de charges résultant de l'accroissement de sa famille, il peut solder une partie de ses anciennes dettes. En 1855, le succès de son premier dessin étant épuisé, il est obligé de laisser ses métiers inactifs pendant quelque temps ; il travaille alors comme ouvrier tisseur chez d'autres chefs d'atelier. Aidé encore par son patron durant ce chômage, il reçoit bientôt un nouveau dessin qui occupe ses métiers pendant deux ans ; enfin, il vient de monter récemment un dernier dessin qui paraît destiné à un long succès. Si cette espérance se réalise, la famille arrivera [323] bientôt à solder le reste de ses dettes, s'élevant à 425f environ, et sa position s'améliorera graduellement.

Les diverses circonstances de la vie d'E**, comme ouvrier tisseur et comme chef d'atelier, résument assez bien les incidents de la vie d'un ouvrier de cette industrie qui s'élève à la position de chef d'atelier. Cette position est accessible à tous les sujets intelligents et laborieux ; presque toujours, en effet, ceux qui réunissent ces conditions trouvent un patron disposé à leur faire des avances pour les aider à monter deux, puis quatre métiers, et à moins de circonstances défavorables, ils arrivent rapidement à rembourser ces avances et à devenir propriétaires de leurs métiers.

§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

La famille possède aujourd'hui un matériel assez important (§ 6) dont l'exploitation, en écartant la supposition de crises commerciales prolongées, assure son bien-être dans l'avenir. Parvenue à cette position, avec l'aide de ses parents et de son chef d'industrie, elle paraît devoir s'y maintenir grâce aux habitudes régulières, au goût du travail et à l'esprit d'ordre qui distinguent ses chefs. Le ménage a d'ailleurs traversé, depuis dix années, la période la plus difficile qu'il pût redouter (§ 11) : bientôt les enfants cesseront d'être une charge pour lui, et plus tard les parts d'héritage qu'il est appelé à recueillir contribueront à accroître son bien-être et à lui faciliter les moyens d'établir ses enfants.

Toutefois, un danger est à redouter pour l'avenir : jusqu'ici le chef de famille a été stimulé à l'épargne par le désir et la nécessité de rembourser ses dettes, mais il est à craindre que, quand ce stimulant lui manquera, il n'apporte moins d'ordre et d'économie dans la direction de ses intérêts ; l'esprit de prévoyance paraît en effet lui faire défaut dans une certaine mesure : ainsi, il a négligé de s'affilier à une société de secours mutuels (K) ; il reconnaît pourtant les avantages que présentent ces sociétés, mais, par suite de son caractère hésitant, il ne tente aucune démarche pour en faire partie.

Du reste, pour E** comme pour tous les chefs d'atelier de cette industrie, le patronage intelligent du chef industriel présente la première et la plus efficace garantie de bien-être ; rien n'est plus propre à montrer l'heureuse influence de cette garantie que la comparaison entre les deux périodes traversées par la famille ici décrite depuis son établissement. Actuellement, d'ailleurs, cette famille se trouve, sous ce rapport, dans d'excellentes conditions.

§ 14. — Budget des recettes de l'année.

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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.

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Comptes annexés aux budgets.

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Notes

Faits importants d'organisation sociale ; Particularités remarquables ; Appréciations générales ; Conclusions.

(A) Sur l'origine, les développements et l'état actuel de l'industrie châlière en France et spécialement à Paris1.

[338] Par son origine récente et par ses rapides progrès aussi bien que par la diversité et la beauté de ses produits, l'industrie châlière est une des plus intéressantes parmi celles qui s'occupent de la fabrication des tissus. En outre, elle appartient complètement à la France qui, s'inspirant des produits de l'Orient, l'a créée sur son sol et l'a amenée depuis un demi-siècle à l'état de perfection où elle est parvenue aujourd'hui. A ces différents titres il est intéressant d'étudier l'histoire de cette industrie, histoire dont les principaux faits consignés dans les rapports des jurys spéciaux, à chaque exposition quinquennale, ont un caractère de complète certitude.

De tous les peuples les Anglais sont les seuls qui disputent à la France l'honneur d'avoir donné naissance à l'industrie châlière ; ils prétendent qu'en 1784 un M. Banow et l'alderman Watron, de Norwich, tissèrent les premières écharpes à l'imitation de celles de l'Inde. Ces essais, abandonnés comme trop coûteux, furent repris, disent-ils, par un M. John Harvey, qui employait des chaînes en soie et faisait broder à la main les dessins destinés à couvrir l'étoffe. Enfin, d'après eux, ce serait en 1805 qu'on aurait fabriqué, en Écosse, les premiers châles brochés à Paisley et à Édimbourg. Mais on peut citer en France aussi des essais analogues à ceux dont il vient d'être question, et remontant aux années qui ont précédé la révolution. Ainsi, on fabriquait dès lors, à Lyon, quelques écharpes en gaze de soie, fond toile, à liteaux ; bientôt, avec le coton pour trame et la soie pour chaîne et pour broché, on fit des écharpes à bordures étroites avec quelques palmes grêles aux extrémités ; puis on ajouta sur le fond des bouquets petits et très-espacés comme ornement. Enfin, à l'exposition de 1801, on vit paraître des étoffes [339] brochées à deux et trois couleurs, qui prirent pour la première fois le nom de châles.

Vers cette époque se produisit une circonstance à laquelle on rattache d'ordinaire l'origine de l'industrie châlière, et qui a été, sans aucun doute, l'occasion de son développement ; c'est le retour en France de l'expédition d'Égypte, dont les chefs rapportaient avec eux des cachemires de l'Inde. Ces beaux tissus, à peine connus en Europe jusque-là et fort peu appréciés, furent bientôt admirés de tous et adoptés par la mode. Dès lors, tous les efforts des industriels français s'appliquèrent à les reproduire ou à s'en rapprocher par l'imitation. Mais tout manquait pour ces premiers essais, les ouvriers, les métiers et même les matières premières ; il fallut tout créer, et ce fut dans la période de 1801 à 1819 que s'élaborèrent en quelque sorte les conditions élémentaires de l'industrie du châle broché.

On se servit tout d'abord du métier à la tire et des ouvriers gaziers habitués à le manier. Un des premiers perfectionnements qu'on y apporta fut l'organisation de ce jeu de lisses mis en mouvement par le pied du tisserand, et qui constitue ce qu'on appelle le pas de liage. Ce mécanisme permit de consolider le broché de manière que le tissu pût supporter le découpage rendu nécessaire par l'emploi de plusieurs couleurs. A l'exposition de 1806, des châles carrés et longs furent envoyés par plusieurs maisons de Paris, de Nîmes, de Genève et de Lyon, et déjà on put constater un commencement d'organisation industrielle et des succès assez remarquables.

Aussitôt après cette exposition la fabrique de châles prend un rapide essor ; beaucoup de fabricants de gaze se livrent à la production du nouveau vêtement dont l'usage se répand avec rapidité. Mille sortes de châles et de fichus, ornés de dessins plus ou moins bien imités de ceux des cachemires, sont créés dans presque toutes les villes manufacturières de France. Bientôt M. Ternaux importe de l'étranger et fait connaître au commerce le duvet des chèvres khirgiz, analogue à celui qu'on emploie dans l'Inde. Cette matière, filée et mise en œuvre avec succès comme trame d'abord, puis comme chaîne, permet l'exacte imitation du tissu indien. Enfin, le métier à la tire qui, n'admettant que des dessins de petite dimension, arrêtait l'essor de la fabrication, est remplacé, en 1818, par le métier à la Jacquart, et en même temps à peu près M. Bauson découvre et applique avec succès le procédé de tissage employé dans l'Inde même et connu sous le nom de l'espoulinage. Avec ces découvertes finit la période d'essais et de conjectures ; bien qu'il y ait encore beaucoup de perfectionnements à attendre, il existe déjà un art complet, appuyé sur une théorie certaine, occupant un [340] grand nombre d'ouvriers habiles et donnant lieu à la création d'une masse considérable de produits.

En ce moment, deux grandes divisions peuvent être établies entre les fabricants selon qu'ils emploient, pour imiter le châle cachemire, l'une ou l'autre des méthodes connues. Les uns, sur les traces de M. Bauson, font travailler à l'espoulinage, c'est-à-dire au fuseau avec lequel l'ouvrier brode comme on le ferait d'une tapisserie ; les autres font travailler avec la navette employée comme moyen de brocher, c'est le travail au lancé. Le premier procédé permettait d'imiter, d'une manière complète, les cachemires de l'Inde, mais les châles espoulinés résultant uniquement d'un travail manuel très-coûteux et qu'on n'a pu exécuter jusqu'ici par des moyens mécaniques, on a dû renoncer à les produire ; ils ont paru néanmoins pendant près de vingt ans aux expositions à coté des châles faits au lancé et, jusqu'à ces derniers temps, des fabricants ont cherché, sans y réussir, à implanter chez nous le procédé indien. Aujourd'hui on ne fabrique plus à l'espoulinage que quelques châles destinés à être montrés comme objet de curiosité et à attester que la cherté de la main-d'œuvre est la seule cause qui empêche de produire en France le véritable cachemire indien. On continue cependant à faire de nombreux essais pour produire le tissu espouliné au moyen d'appareils mécaniques ; en ce moment même (juin 1857) des tentatives sont faites dans cette voie d'après des méthodes nouvelles et semblent promettre le succès.

Jusqu'ici la méthode au lancé est la seule qui soit généralement usitée en France ; elle s'applique sur le métier à la Jacquart, dont les perfectionnements, depuis 1819, ont rendu la fabrication beaucoup plus rapide et moins dispendieuse. Parmi ces perfectionnements, les principaux sont la découverte du nouvel enfourchement qui a quadruplé les moyens d'action de chaque aiguille, et celui du procédé appelé le déroulage, qui supprima d'un seul coup la moitié des cartons nécessaires pour le tissage d'un dessin ; enfin l'invention de la mécanique dite à double griffe a complété la Jacquart avec laquelle un seul homme peut tisser, maintenant, des dessins larges de 1m75, et nécessitant, en moyenne, 6,400 fils de chaîne. En ce moment encore se poursuivent des tentatives souvent renouvelées déjà, mais qui, cette fois, paraissent se rapprocher du but, pour substituer le papier au carton dans l'emploi du métier à la Jacquart. On peut donc espérer que ce procédé économique est sur le point d'entrer dans la pratique industrielle.

Il est à remarquer que tous ces perfectionnements sont dus à des Français et, presque toujours, à des contre-maîtres ou à des ouvriers. L'industrie du châle est donc à la fois française par son [341] origine et par ses progrès. Aujourd'hui même la position morale et matérielle de la fabrique française est presque sans rivale dans le monde industriel. L'Autriche seule possède, depuis assez longtemps déjà, une fabrique de châles dont l'importance s'est accrue encore dans ces dernières années. Cette fabrique, dont le siège est à Vienne, se procure les matières premières et la main-d'œuvre à meilleur marché qu'en France ; en outre, les fabricants viennois, se bornant en général à imiter avec intelligence les genres qui ont réussi en France, sont ainsi dispensés des frais de dessin et de coûteux essais. Grâce à ces conditions exceptionnellement favorables, Vienne produit des articles à bas prix qui sont exportés en Amérique avec succès ; des conditions analogues nous ont aussi suscité une concurrence moins importante dans la fabrique de Paisley, en Écosse, qui nous dispute le marché anglais pour les articles inférieurs.

Actuellement, en France, la fabrication des châles brochés s'est distribuée dans trois centres principaux Lyon, Nîmes et Paris. Chacune de ces villes se distingue par un genre spécial de production. A Lyon on ne fabrique que d'une manière exceptionnelle le cachemire pur ; mais on fait avec succès le châle pure laine, celui dont le tissu se compose de matières mélangées de laine et de soie, le châle tissé chaîne et trame en bourre de soie pure ; enfin une grande variété de châles fantaisie carrés, tissés en soie laine cachemire, mélangés dans des proportions diverses. Tous ces produits appartiennent aux genres moyens et à bon marché ; ils s'exportent en grande quantité pour l'Allemagne, la Russie, la Hollande, l'Angleterre et l'Amérique du Nord.

Nîmes fabrique surtout l'article à bas prix, en imitant les dispositions en vogue à Paris ou à Lyon. On emploie pour ces châles les chaînes en soie commune, dite fantaisie, qui coûte moins cher que la laine, et on y fait entrer comme trame, suivant les genres, la laine, la soie, le coton et même les fils métalliques. C'est en employant ces diverses matières d'un prix peu élevé, en réduisant le nombre des couleurs, en diminuant le degré de la réduction et en simplifiant les dessins que les fabricants de Nîmes peuvent lutter avec leurs rivaux de Vienne sur les marchés de l'Amérique du Sud, de l'Espagne et de l'Italie.

La fabrique de Paris présente deux divisions : dans les ateliers de Picardie, où le prix de la main-d'œuvre est peu élevé, on tisse surtout les genres moyens et bon marché analogues à ceux qui forment la spécialité de Lyon et de Nîmes. A Paris même, et dans la banlieue (§ 1), se tissent les châles en cachemire pur ou bien en cachemire mêlé de soie et de laine dans différentes proportions. Pour la production de ces articles de luxe, qui conservent [342] justement le nom de cachemires français, Paris n'a rencontré jusqu'ici aucune concurrence sérieuse, ni en France ni à l'étranger : on peut même dire que cette concurrence ne se produira pas de longtemps, car on ne pourrait trouver sans doute, en dehors de Paris, une réunion d'ouvriers et de dessinateurs assez habiles pour suivre ou diriger les variations du goût, condition essentielle de succès dans ce genre de fabrication.

Sous le rapport du dessin appliqué aux châles on peut distinguer, parmi les fabricants parisiens, trois écoles spéciales : l'une reste fidèle au type traditionnel des châles indiens caractérisé par le détail séculaire que chacun connaît ; elle l'imite en le modifiant avec intelligence ; l'autre, obéissant aux caprices du goût, s'attache à livrer sur le marché. des châles de fantaisie dont le dessin se modifie dans le détail et dans l'ensemble, suivant les exigences de la mode ; une troisième école enfin allie les deux genres : elle conserve le fond du génie indien en prenant à la fantaisie quelques-uns de ses attributs. Chacune de ces trois écoles a sa raison d'être puisqu'elle satisfait à des besoins spéciaux soit pour la consommation intérieure, soit pour l'exportation : chacune aussi contribue pour sa part à la gloire de l'industrie française ; mais on peut dire que le type cachemire, qui se concentre dans la fabrique parisienne, domine le goût de la France et du monde en matière de dessin d'étoffe. C'est là, d'ailleurs, qu'a été le point de départ de l'industrie, et cette voie sera sans doute, pendant longtemps encore, la plus sûre sous le rapport du goût et la plus féconde en succès.

Au point de vue des valeurs mises en circulation, la fabrication des châles occupe un rang distingué parmi les industries de la France. Depuis l'origine, son importance n'a cessé de s'accroître qu'au moment des grandes crises commerciales. Actuellement on estime qu'elle livre chaque année au commerce pour 50 millions de produits ; sur ce chiffre la moitié doit être attribuée à la fabrique de Paris et le reste se partage entre Lyon et Nîmes.

(B) Sur les modifications survenues à Paris dans l'organisation du tissage, depuis l'origine de l'industrie châlière.

Vers la fin du XVIIIe siècle, la fabrication des gazes de divers genres, qui avait occupé à Paris jusqu'à 30,000 métiers en 1770, tendait à se déplacer ; elle se transportait dans la Picardie et dans l'Artois, où la main d'œuvre était de beaucoup meilleur marché qu'à Paris. Un grand nombre de gaziers de cette ville, manquant de [343] travail, se trouvèrent par cela même disponibles pour servir d'ouvriers a l'industrie châlière ; ce fut en effet parmi eux que cette industrie recruta son personnel dès son début.

La transformation des gaziers en châliers fut d'autant plus facile qu'on employa d'abord pour le tissage des châles le métier à la tire, usité pour les gazes. Ce métier exigeait, outre le travail du tisseur, celui d'un enfant nommé tireur de lacs; il était facile à conduire d'ailleurs ; beaucoup de femmes le menaient sans fatigue et les enfants mêmes pouvaient commencer à le manier à quatorze ou quinze ans.

Le prix d'un métier à la tire ne dépassait pas 400f ou 500f, en moyenne ; beaucoup d'ouvriers pouvaient arriver à le posséder avec l'aide d'avances faites par le chef d'industrie. C'était là, en effet, la règle générale. D'autres ouvriers travaillaient au compte de petits chefs d'atelier possesseurs eux-mêmes de 2 ou 3 métiers. Cette organisation dura aussi longtemps que l'usage du métier à la tire ; dans les dernières années de son existence cependant, le rôle de ces petits chefs d'atelier tendait à se transformer : au lieu de continuer à payer un ouvrier travaillant pour leur compte, ils louaient leur métier à cet ouvrier pour 5f ou 6f par semaine.

En 1818, l'application de la Jacquart au tissage des châles vint modifier complètement cet état de choses. Les ouvriers propriétaires de métiers à la tire résistèrent naturellement à une invention qui menaçait leur position ; ceux mêmes qui l'adoptèrent ne purent monter à leurs frais ces nouveaux métiers, coûteux à installer. Les fabricants, impatients d'innover, furent forcés de faire eux-mêmes l'acquisition d'un matériel, et ils se laissèrent entraîner, imitant ce qui se passait dans d'autres industries, à installer de grands ateliers ou des fabriques, comme on les appela. Les ouvriers venaient travailler dans ces fabriques à la journée ou à la tâche; mais, n'étant plus stimulés par l'intérêt de propriété, ils négligeaient le soin de leurs métiers et les dépenses d'entretien et de réparation devenaient une lourde charge pour les fabricants ; en outre, le capital engagé pour l'acquisition de ce matériel était considérable et la charge en restait tout entière au fabricant pendant les temps de chômage. En fin de compte, ce système contribua à entraîner la ruine de plusieurs maisons, et, après avoir été appliqué pendant douze années environ, il fut à peu près complètement abandonné vers 1832. A la même date aussi, ou un peu plus tard, disparurent les ateliers organisés pour l'espoulinage (A) ; montés, à partir de 1820, à Paris, à Sèvres et dans d'autres parties de la banlieue, ces ateliers occupaient un certain nombre de femmes et de jeunes filles à un travail analogue à celui de la tapisserie ; mais, malgré l'emploi d'une main-d'œuvre [344] payée très-peu cher, les produits ainsi obtenus, ne purent faire concurrence à ceux de l'Inde.

Après la chute des fabriques, on revint à l'organisation du travail par petits ateliers. Cette organisation d'ailleurs n'avait jamais disparu complètement. Beaucoup de petits chefs d'atelier avaient en effet continué à travailler en dehors des fabriques avec leurs métiers à la tire. Quelques-uns allèrent apprendre dans ces grands établissements le maniement des métiers à la Jacquart ; puis, utilisant certaines parties des métiers à la tire, ils parvinrent peu à peu à monter de nouveaux métiers. En résumé, le système des fabriques contribua à former de bons ouvriers qui achetèrent ou reçurent, par l'intermédiaire des fabricants, les métiers autrefois réunis dans les grands établissements. Ainsi fut reconstitué l'ancien système des petits ateliers qui, depuis, est resté à peu près le seul en vigueur à Paris. Il s'est modifié cependant en ce sens qu'on tend aujourd'hui à augmenter le nombre des métiers par chaque atelier ; on arrive ainsi à diminuer les frais de lisage, les mêmes cartons pouvant desservir à la fois jusqu'à 6 ou 8 métiers.

L'organisation actuelle a d'ailleurs un grand avantage, celui de laisser l'entretien du matériel à la charge de l'ouvrier ou du chef d'atelier intéressé comme propriétaire à sa conservation. Il est vrai qu'en dégageant le fabricant de toute responsabilité, en le rendant étranger aux charges qui résultent de la possession d'un matériel assez coûteux, elle peut donner lieu à quelques abus; mais ces sortes d'abus ne doivent pas persister longtemps encore ; ils peuvent être prévenus dans l'avenir par les moyens indiqués ailleurs (E). S'ils ont pris, il y a quelques années, un caractère inquiétant, cela est résulté de crises commerciales momentanées, et surtout de la trop grande quantité de métiers restés disponibles à Paris par suite du transport en Picardie de la fabrication des châles à bon marché.

(C) Sur la distribution du travail entre les divers agents de l'industrie châlière à Paris.

Dès son origine, l'industrie châlière s'est installée à Paris, et jusqu'ici cette ville est restée le principal centre de fabrication des châles riches connus sous le nom de cachemires français. Cette fabrication exige le concours d'un personnel nombreux, et il faut, pour en comprendre l'importance, étudier les fonctions de chacun des agents qu'elle emploie.

A la tête de l'industrie se trouve placé le fabricant : possesseur [345] d'un capital et disposant du crédit, il dirige l'entreprise dont il court les principales chances. Il achète la matière première des tissus à des filateurs qui élaborent cette matière dans des établissements spéciaux et ne prennent aucune part à la fabrication proprement dite. Tous les autres agents de l'industrie châlière travaillent au compte du fabricant ; ils se groupent naturellement en deux classes bien distinctes, selon qu'ils sont en rapport direct avec le fabricant lui-même ou seulement avec les chefs d'atelier.

Les agents de la première classe sont les dessinateurs, les liseurs, les ourdisseurs, les chineurs, les teinturiers, les dévideurs ou dévideuses et enfin les apprêteurs. On peut dire d'une manière générale qu'ils ont pour fonction d'exécuter les travaux préparatoires ou complémentaires du tissage. Presque tous appartiennent à la catégorie des chefs de métier qui ne peuvent, en raison même de l'organisation industrielle, travailler exclusivement pour le compte d'un seul patron.

Les dessinateurs cependant font, dans beaucoup de cas, exception à cette règle. Pour toute maison importante, c'est en effet une nécessité d'avoir un cabinet de dessin qui lui soit spécial. Ce cabinet est dirigé par un chef d'atelier, véritable artiste qui, sous la surveillance attentive du fabricant, invente des dessins nouveaux ou combine d'une manière nouvelle des dessins venus de l'Inde. Le chef d'atelier rétribué à l'année a sous ses ordres des ouvriers en plus ou moins grand nombre, payés à la tâche pour faire le remplissage des couleurs et la mise en carte. Il existe en outre à Paris plusieurs ateliers de dessin indépendants qui travaillent pour toute la fabrique et spécialement pour les maisons de second ordre. Quelques-uns de ces ateliers ont acquis une réputation européenne, et il en est même qui, dans des circonstances exceptionnelles, ont expédié aux fabricants de l'Inde des modèles pour leurs châles. Du reste, les besoins de l'industrie châlière à Paris ont amené la création d'une véritable école de dessin appliquée à toutes espèces d'étoffes, école dont les modèles sont copiés ou imités par toutes les industries similaires en France ou à l'étranger. Cette influence prépondérante exercée en Europe par nos dessinateurs industriels témoigne de leur habileté et est fort glorieuse pour eux ; toutefois il ne paraît pas désirable que cette influence s'étende jusqu'à l'Inde, car la fabrication indienne devrait perdre comme goût et surtout comme originalité en suivant les conseils venus de l'Europe.

La dernière opération exécutée par des dessinateurs est la mise en carte; elle a pour but de représenter sur le papier, au moyen d'une ingénieuse combinaison de lignes, les effets que doivent produire les fils de chaîne et de trame d'un tissu quelconque. La mise en [346] carte prépare le travail du liseur, qui lui-même exécute deux opérations : la première est le lisage proprement dit ou la traduction en fils de chaque point du papier quadrillé de mise en carte ; la seconde est le piquage des cartons ou la reproduction de ces points par des trous qui servent de moyens de transmission entre le dessin et la machine. Ces deux opérations se font au moyen de mécanismes qui en rendent l'exécution facile et rapide. Le liseur qui s'en charge est un entrepreneur d'industrie dans l'atelier duquel travaillent des ouvriers et des ouvrières rétribués à la journée ou à la tâche.

Après les travaux de dessin et de lisage vient, dans l'ordre de fabrication, la préparation des fils qui doivent servir à la confection du tissu. L'ourdisseur dispose ceux qui doivent être mis en œuvre dans le sens longitudinal. Il assemble parallèlement entre eux, à une égale longueur et sous une même tension, un certain nombre de ces fils dont l'ensemble a reçu le nom de chaîne. Le chineur est un teinturier spécial qui teint cette chaîne en raison du dessin à exécuter. Les fils de trame, ceux qui doivent entrer transversalement dans la composition des tissus, sont livrés à un teinturier ordinaire qui les met en couleur d'après des échantillons fournis par le fabricant. Rendus à ce dernier sous forme de gros écheveaux disposés en tresses, ils sont livrés par lui à des dévideuses qui les font passer sur de grosses bobines appelées volants.

Le dévidage est la dernière des opérations qui s'exécute directement au compte du fabricant. Celles qui suivent, à l'exception de l'apprêt et quelquefois des reprises, se font par l'intermédiaire du chef d'atelier au compte duquel travaillent les agents de la seconde classe. Possédant des métiers, ce chef d'atelier reçoit du fabricant 1° les cartons lus et piqués ; 2° la trame teinte et dévidée ; 3° la chaîne ourdie et chinée. Il devient responsable de ces matières jusqu'au moment où il a livré au fabricant les châles à la confection desquels elles doivent servir.

Avant de commencer le tissage, le chef d'atelier doit monter ses métiers, c'est-à-dire en ordonner les divers éléments d'après les dispositions données par le fabricant. Quelquefois, c'est le chef d'atelier qui exécute lui-même ce travail, mais le plus souvent il doit recourir à l'intervention de monteurs spéciaux. Après le montage du métier, il faut faire le ployage de la pièce (§ 6) : cette opération consiste à enrouler la chaîne sur un arbre rond appelé ensouple, de manière qu'elle se déroule à mesure que le travail avance. Le ployage se fait sous la direction du chef d'atelier avec l'aide de voisins qui travaillent à la même industrie. Vient ensuite le passage de chacun des fils de la chaîne à travers les maillons, lisses et peignes du métier. C'est une opération longue et assez délicate qui ne peut [347] être faite par les chefs d'atelier eux-mêmes que quand ils ne sont pas pressés. Du reste, elle n'est pas obligatoire à chaque pièce nouvelle, mais seulement quand un métier vient d'être monté à neuf ou quand, pour une cause quelconque, on a enlevé les extrémités de la chaîne achevée qui d'ordinaire restent passées dans les mailles, lisses et peignes. Si cet enlèvement n'est pas nécessaire, on joint un à un chacun des fils de la nouvelle chaîne à ceux de l'ancienne, de manière qu'ils suivent le même chemin que ceux de cette dernière. Cette opération, exécutée par des ouvrières spéciales, se nomme le tordage.

Aussitôt que la chaîne est passée, le tisseur peut monter sur le métier et commencer son travail avec l'aide du lanceur qui lui envoie les navettes; mais il faut encore que la trameuse, qui d'ordinaire travaille dans l'atelier même, lui prépare les cannettes (§ 6). Quand le tissage du châle est achevé, l'ouvrier le sépare de la pièce avec les ciseaux, puis il en fait lui-même l'épincetage, enlevant avec une pince les nœuds et autres défectuosités qui résultent nécessairement du tissage et empêchent de juger de l'effet du dessin. S'il y a dans le tissu quelques défauts de fabrication, ces défauts sont réparés par la repriseuse. Le châle est ensuite livré par le fabricant à des ouvriers spéciaux qui lui donnent l'apprêt, et il rentre au magasin prêt à être livré au commerce.

(D) Sur le tarif adopté pour le tissage des châles et sur les moyens à employer pour en assurer l'observation.

En général, dans tous les genres de tissage, le salaire de l'ouvrier est fixé d'après une mesure linéaire du tissu fabriqué. Ce mode de rétribution fut aussi adopté dans l'origine pour la fabrication des châles ; mais on ne fixa pas un prix uniforme pour une unité déterminée. Prenant en considération la longueur du châle et le degré de réduction exigé, le chef d'atelier débattait avec le fabricant le prix de façon pour chaque dessin, puis il le faisait exécuter, également à prix débattus, par les ouvriers tisseurs.

Cette manière de fixer le salaire présentait de graves inconvénients : manquant de bases fixes, elle prêtait aux discussions et aux abus, surtout quand l'ouvrier ne pouvait traiter directement avec le fabricant ; souvent alors le chef d'atelier, servant d'intermédiaire, dissimulait à l'ouvrier le prix réel payé pour la façon, afin d'obtenir de lui du travail au meilleur marché possible (§ 12). Un tel état de choses dans une industrie exposée à de fréquents chômages, devait [348] nécessairement conduire à un abaissement excessif des salaires : il en arriva ainsi en effet, et bientôt les inconvénients qui en résultèrent devinrent assez sensibles pour qu'une réforme fût jugée nécessaire.

Cette réforme fut tentée en 1839 : le système nouveau, inauguré dans le courant de cette année, prit pour base le nombre de coups de navettes entrant dans un châle, base excellente, parce qu'elle est d'une rigueur mathématique. En effet, la mise en carte étant, d'une manière précise et sans erreur possible, la représentation du travail exécuté, sert à calculer infailliblement la quantité de coups de navettes lancés par le tisseur. Ce mode de paiement permet en outre au fabricant de faire dans le cours du tissage un changement s'il le juge à propos. Il lui permet par exemple, sans encourir le risque d'aucune discussion avec ses ouvriers, de retrancher un certain nombre de lacs2 qui souvent peuvent être supprimés sans nuire d'une manière sensible à l'effet du dessin ; mais l'ouvrier peut aussi, sans y être autorisé, user de cette faculté de suppression. C'est la seule circonstance qui, dans cette méthode de tarif, prête à la fraude de la part du tisseur ; il pourrait en user sans doute, mais il faudrait pour cela que le chef d'atelier fût de connivence avec lui, et ce fait a été constaté bien rarement. Il paraît cependant que des ouvriers y ont eu quelquefois recours quand on les faisait travailler au-dessous du tarif, afin de se dédommager ainsi indirectement de la perte qu'ils éprouvaient par le fait de l'abaissement du salaire.

Établi sur cette base presque parfaite, le tarif a été réglé de la manière suivante : on a admis trois catégories, selon que le métier travaille avec une, avec deux ou avec trois mécaniques ; puis, prenant en considération le nombre des crochets de la mécanique, causes de la plus ou moins grande difficulté du travail et d'une dépense plus ou moins importante pour l'ouvrier, on a fixé à 0f65, 0f70 et 0f75 le salaire à payer pour mille coups de navette, selon que le châle se fabrique avec le premier, le deuxième ou le troisième mode.

Sans avoir un caractère officiel, l'acceptation des bases du tarif et des prix ainsi fixés fut l'objet d'une espèce de convention entre les ouvriers et les patrons, à partir de 1840 ; mais, dans la pratique, il n'y eut qu'un petit nombre de fabricants qui l'exécutèrent, et la discussion des prix de façon, qui resta généralement en usage, ne tarda pas à ramener un abaissement exagéré des salaires.

En 1848, les fabricants comprirent les dangers de cet état de [349] choses. Sous la pression des idées alors dominantes, ils se réunirent en comité et appelèrent à eux les délégués des classes ouvrières vivant de la fabrication du châle. « Après avoir écouté leurs plaintes, » dit le rapport du jury spécial de cette industrie à l'exposition de 1849, « après avoir écouté leurs plaintes et reconnu tous les abus de la concurrence sur le prix du travail, ils établirent un tarif uniforme de salaire pour toute l'industrie, en s'appuyant sur ce principe que l'ouvrier doit vivre honnêtement de son travail. » Pour compléter son œuvre, le comité choisit dans son sein une commission à laquelle il donna pouvoir de régler tous les différends qui pourraient s'élever sur les questions relatives au prix de travail entre les patrons et les chefs d'atelier, entre ces derniers et les ouvriers. Mais, malgré la surveillance de cette commission, l'engagement de faire exécuter le tarif, pris à cette époque par la plupart des fabricants, ne fut pas tenu par plusieurs des signataires du manifeste de 1848. Les délégués s'en émurent et, en janvier 1850, ils publièrent à ce sujet un avis qui, par sa forme, rappelle les proclamations faites dans un but analogue par les Conférences de Sheffield [les Ouvr. europ. XXIII (B)]. Cet avis était ainsi conçu :

« Les délégués de la fabrique de châles de Paris, ayant la preuve que les fabricants, malgré leur signature donnée librement, font travailler au-dessous du tarif, ont arrêté ce qui suit :

« Tous les chefs d'atelier et ouvriers qui manqueront à une convention juste et équitable, et faite d'un commun accord dans l'intérêt général, auront leurs noms signalés à tous les fabricants. Ils croient devoir dire à ces chefs d'atelier et ouvriers que, lorsqu'ils auront besoin d'ouvrage, il leur en sera refusé par les fabricants qui savent tenir leur engagement. »

Cette démarche demeura sans effet aussi bien que tous les efforts qui ont été tentés depuis pour assurer l'exécution du tarif. Jusqu'ici ce tarif n'a été observé que par la minorité des fabricants, et aujourd'hui encore le prix de façon s'établit, le plus souvent, non d'après les conventions de 1848, mais d'après la plus ou moins grande activité de la demande en fabrique.

Il faut reconnaître d'ailleurs qu'il existe dans l'organisation même de l'industrie châlière des conditions qui favorisent la dérogation au tarif. On a pu voir, par les termes du document qui vient d'être cité, qu'elle provient le plus souvent du fait des chefs d'atelier. En effet, manquant d'ordinaire de ressources, obligés de payer un loyer tandis que les métiers représentant leur capital restent inactifs, beaucoup d'entre eux, dans les moments de chômage, vont offrir de travailler à prix réduits, et trouvent toujours, pour accepter leurs offres, des fabricants sollicités par les besoins de la concurrence.

[350] Toutefois, cette dérogation aux tarifs, contraire aux intérêts bien entendus de ceux qui la provoquent, est considérée comme un acte de faiblesse de leur part, et l'opinion la flétrit énergiquement parmi les chefs d'atelier et surtout parmi les ouvriers. Le plus souvent même, ces derniers, qui devraient la subir pour les deux tiers, ne consentent pas à cette diminution du salaire considérée comme légale (§ 1). Le chef d'atelier voit ainsi ses bénéfices notablement diminués, obligé qu'il est de supporter seul tous les inconvénients de la réduction des prix de façon.

Le fabricant dans les mêmes circonstances retire de notables avantages de telles réductions qui lui permettent de livrer sur le marché, à de meilleures conditions que ses concurrents, des produits ainsi obtenus. Mais les hommes réfléchis hésiteront peut-être à encourager l'emploi de ces moyens de concurrence qui, dans certains cas, peuvent créer un danger public. On a constaté en effet que l'abaissement du taux des salaires, surtout quand les bases qui le fixent ont été discutées et acceptées des deux parts, excite dans l'esprit des ouvriers une profonde irritation. Ceux mêmes qui s'y soumettent, poussés par le besoin, regardent presque toujours un tel arrangement comme contraire à l'esprit de justice. En outre, on doit remarquer que les ouvriers dont le salaire devient insuffisant par cette cause, sont obligés de recourir, pour vivre, à la bienfaisance publique ou privée. Ainsi, en fin de compte, les charges dont s'exonèrent les fabricants en faisant travailler à bas prix retombent sur la société en général et spécialement sur les communes (les Ouv. europ. XI §13).

Ces considérations qu'on pourrait facilement développer, montrent assez qu'il y aurait un intérêt public à assurer l'exécution du tarif pour le tissage des châles, ce tarif ayant été admis comme juste par toute la fabrique de Paris. Entre autres moyens propres à atteindre ce but, il en est un que l'étude des faits indiquerait peut-être comme spécialement applicable à l'industrie châlière : il consisterait à faire entrer l'observation ou la non-observation du tarif comme élément d'appréciation dans les décisions des jurys lors des expositions industrielles. Une étude approfondie de la question permettrait sans doute de fixer d'une manière précise l'importance qu'on devrait attribuer à cet élément d'appréciation. On ne peut songer, il est vrai, à exclure des expositions ceux des fabricants qui font travailler au-dessous du tarif, mais on pourrait admettre en principe que le bon marché obtenu par l'abaissement des salaires ne doit pas constituer un titre à l'obtention d'une récompense, et que, dans des conditions de succès à peu près égales, l'observation habituelle du tarif pourra être prise en considération.

[351] Les auteurs doivent faire remarquer qu'ils ne présentent pas cette idée comme actuellement applicable à toutes les branches de l'industrie; mais on pourrait peut-être en essayer la mise en pratique pour l'industrie châlière de Paris, qui parait s'y prêter d'une manière spéciale.

On remarquera encore qu'il n'entre nullement dans l'esprit des auteurs de présenter le tarif dont les conditions viennent d'être indiquées comme exempt de tout reproche ; ils se bornent à constater que ce tarif, admis comme juste par les fabricants, a été accepté par les ouvriers, qui se montreraient satisfaits de son exécution. Des exemples pris à Paris même prouvent d'ailleurs que, dans certaines branches d'industrie, les ouvriers et les patrons se sont également bien trouvés de l'adoption d'un tarif absolu [N°1 (D)]. Ces précédents sont propres à démontrer aux esprits les plus prévenus que la mise en pratique d'un tarif n'est pas impossible et qu'elle peut avoir d'heureuses conséquences.

Toutefois, il faut reconnaître qu'il y a en fait de graves inconvénients à fixer ainsi un tarif absolu pour un temps indéterminé : il serait à la fois plus rationnel et plus juste d'adopter les habitudes de la fabrique de coutellerie de Sheffield en Angleterre. Dans cette ville, les fabricants ne peuvent déroger au tarif fixé sous peine de voir leurs ateliers désertés en masse par les ouvriers ; mais, en cas de ralentissement des travaux, ils ont le droit de renvoyer tous ceux auxquels ils ne peuvent pas donner d'ouvrage. Si des circonstances spéciales exigent que le tarif en vigueur soit modifié, des décisions ne peuvent être prises à ce sujet que du consentement des parties intéressées réunies en assemblées générales [les Ouv. europ. XXIII (B)]. Du reste, en Angleterre comme en France, ces mesures présentent un caractère de grave illégalité. Mais chez les Anglais les sociétés d'ouvriers, ne provoquant aucun conflit dans leurs agitations, sont d'ordinaire soutenues par l'opinion publique. Sans doute, pour apprécier la portée de telles institutions, il faut faire la part du caractère naturellement calme et modéré des ouvriers anglais : on peut soutenir qu'elles ne pourraient fonctionner sans désordre en France, où ces qualités font défaut en général dans la classe ouvrière ; cependant, dans certaines circonstances données, et en particulier dans les moments où les passions politiques sont apaisées, il serait peut-être utile que l'autorité provoquât elle-même des assemblées de patrons et d'ouvriers analogues à celles de Sheffield ; sans doute, on parviendrait, dans ces conférences, à se mettre d'accord sur les questions de salaires, et on pourrait faire de part et d'autre l'apprentissage du calme et de la modération [N° 1 (D)].

(E) Sur la condition des ouvriers tisseurs en châles de la fabrique de Paris et sur leurs rapports avec les chefs d'atelier.

[352] Les ouvriers tisseurs en châles sont désignés à Paris sous trois noms différents. Le plus souvent, on leur donne l'ancienne dénomination de compagnons tisseurs, qui paraît être originaire de Lyon, où elle est encore généralement usitée : on les appelle aussi gaziers, parce que, au moment de son installation à Paris, la fabrique de châles recruta surtout ses ouvriers parmi ceux qui, auparavant, travaillaient au tissage des gazes (B). Enfin, d'ordinaire les fabricants désignent les simples ouvriers tisseurs par le nom de tâcherons, sans doute pour les distinguer des chefs d'atelier qui sont des chefs d'industrie.

Les tisseurs en châles de Paris appartiennent en effet à la catégorie des simples tâcherons. Ne fournissant eux-mêmes que quelques outils dont la valeur ne dépasse pas 14f 00 (§ 6), ils travaillent au compte d'un chef d'atelier possesseur de tout le matériel nécessaire pour le tissage. Celui-ci, d'après un usage ancien et dont la justice n'est pas contestée, reçoit, pour prix de location du métier et comme dédommagement de divers autres frais (1), un tiers du salaire total payé par le fabricant. L'acceptation de cet usage, comme règle à peu près absolue par les intéressés, rend extrêmement simple l'engagement d'un ouvrier à son entrée dans un atelier. Le plus souvent en effet, cet engagement se fait sans aucune condition, mais si le chef d'atelier travaille au-dessous du tarif, l'ouvrier stipule presque toujours qu'il recevra les deux tiers du prix admis par ce tarif, sans avoir à supporter une part quelconque de la diminution. Quelquefois aussi des arrangements sont pris pour les époques de paiement du salaire, l'ouvrier demandant qu'on lui fasse chaque semaine une avance pendant la durée de la confection de son châle. Ces sortes d'exigences ne viennent en général que des ouvriers les moins recommandables, de ceux qui ne restent dans chaque atelier que quelques mois au plus et qu'on désigne dans la fabrique par le terme expressif d'ouvriers volants.

Du reste, l'engagement qui se fait entre le chef d'atelier et l'ouvrier est purement verbal. Il n'est ni donné ni reçu d'arrhes, et les dédits ne sont pas en usage. La durée de cet arrangement est mesurée par le temps nécessaire pour l'achèvement d'un châle. Pour le rompre de part et d'autre, il suffit de donner avis que le châle actuellement entrepris sera le châle de congé. En aucun cas, l'ouvrier ne peut être tenu à finir la pièce, qui se compose de six châles longs ou de dix châles carrés.

[353] Les rapports établis sur ces bases entre le chef d'atelier et le tâcheron ne laissent pas de prise à l'arbitraire. Les discussions ne peuvent guère s'élever entre eux que sur la quotité des retenues à faire pour les défauts de tissage, et pourtant ces retenues sont réglées aussi d'une manière très-équitable. En principe, il est admis que les dépenses faites pour réparer les imperfections du tissu doivent être à la charge de l'ouvrier, et cela est d'une justice incontestable, puisque ces imperfections résultent toujours soit de l'inexpérience, soit de la négligence, soit même dans des cas exceptionnels, de la malveillance du tisseur; cependant les ouvriers voudraient qu'on les laissât débattre eux-mêmes le prix à payer pour ces réparations avec les repriseuses qui en sont chargées. C'était là l'ancien usage: mais il a donné lieu à des abus, et la plupart des fabricants exigent aujourd'hui que le châle leur soit rendu tel qu'il est en quittant le métier. Les reprises sont faites alors au compte du fabricant, mais la repriseuse délivre une quittance de la somme qu'elle a reçue pour chaque châle,; cette quittance, remise au chef d'atelier, est présentée par lui à l'ouvrier responsable qui est ainsi garanti contre toute tromperie.

Quoique les discussions irritantes entre les chefs d'atelier et les ouvriers soient prévenues par l'organisation même de l'industrie, on constate que les relations sont en général assez difficiles entre ces deux classes d'hommes. Les ouvriers, à ce qu'il paraît, ne se soumettent qu'avec peine à l'autorité du chef d'atelier sous la dépendance duquel ils sont placés d'une manière assez étroite. La position de ce chef, presque toujours sorti de leurs rangs, travaillant comme eux et avec eux, ne leur commande pas assez le respect, tout en excitant leur jalousie. Il résulte de cette situation une certaine défiance mutuelle qui, sans amener de luttes ouvertes, maintient un état d'antagonisme permanent entre les uns et les autres. C'est là un fait d'autant plus regrettable que les ouvriers, presque toujours inconnus du fabricant avec lequel ils n'ont aucun rapport, se trouvent ainsi complètement isolés des autres classes.

Sous le rapport moral d'ailleurs, les tisseurs de Paris ne présentent aucun trait qui leur soit spécial. Recrutés en général dans les provinces, à Lyon, à Nîmes et spécialement en Picardie depuis quelques années surtout, ils prennent rapidement les mœurs et les habitudes des ouvriers parisiens. Ceux qui ne font pas partie du compagnonnage, et c'est le plus grand nombre, ne sont rattachés entre eux par aucun lien : ils ne célèbrent même pas la fête professionnelle dont la tradition s'est conservée jusqu'ici dans plusieurs autres corps d'état [N° 1 (B)].

La condition matérielle des ouvriers en châles est en général [354] très-précaire. D'après les moyennes indiquées (13), mais en déduisant de ces moyennes le supplément (0f38 par jour), qui y est compris, le salaire journalier d'un tisseur payé au tarif actuel s'établit de la manière suivante :

Salaire journalier d'un tisseur (notes annexes)
Salaire journalier d'un tisseur (notes annexes).

Ce salaire était moins élevé autrefois, parce que la confection des trames, qui coûte 2f 00 par semaine et par métier, était alors à la charge de l'ouvrier. près quelques discussions, l'usage s'est établi d'une manière définitive, en 1853, de laisser cette dépense entièrement à la charge du chef d'atelier.

Le salaire moyen de 3f58, suffisant pour un ouvrier célibataire, permettrait peut-être aussi à un chef de famille de soutenir sa maison, s'il lui était toujours assuré ; mais, outre un chômage annuel de quatre mois, la fabrication du châle, comme presque toutes les industries de luxe, est exposée à d'assez fréquentes suspensions. On ne doit pas compter en général plus de 180 à 200 jours de travail pour chacun des ouvriers, et la recette annuelle moyenne de l'un d'eux ne dépasse pas 700f 00. Pendant la période d'activité, le tisseur acquitte les dettes contractées dans le chômage antérieur et vit, dans un état relatif de bien-être ; mais, dès que revient le chômage, les dettes s'accumulent de nouveau, amenant avec elles des privations de toute espèce. La succession continuelle de cette triste alternative ne permet qu'aux individus les mieux doués, sous le rapport de la prévoyance et de l'énergie, d'amasser, par le travail du tissage, des ressources pour l'avenir. Ceux-là d'ailleurs parviennent presque toujours à la condition de chefs d'atelier ; ceux, au contraire, à qui ces qualités font défaut restent simples ouvriers, obligés presque toujours de recourir à la bienfaisance publique ou privée, s'ils ont de la famille. Vers l'âge de quarante-cinq ans, leurs yeux se fatiguent et ne peuvent plus suivre la disposition des fils composant le tissu ; à cet âge aussi les tisseurs commencent à n'avoir plus l'agilité nécessaire pour monter sur le métier ; ils sont forcés alors de renoncer à la profession : presque tous deviennent revendeurs à Paris ou dans la banlieue, et beaucoup, à ce qu'il parait, se font marchands de légumes.

(F) Sur la condition des chefs d'atelier dans la fabrique de châles de Paris et les moyen qu'on pourrait employer pour l'améliorer.

[355] Dans l'organisation actuelle de la fabrique de châles à Paris, les chefs d'atelier sont des chefs de métier. Recevant des fabricants les matières premières, cachemire, laine, soie et coton, ils se chargent de faire exécuter le tissage à leurs risques et périls, et moyennant des conditions déterminées (§ 1). Le capital engagé dans une entreprise de cette nature peut être évalué de la manière suivante, en rapportant les chiffres à un seul métier pris comme unité :

Capital engagé dans une entreprise parisienne de fabrique de châles (notes annexes)
Capital engagé dans une entreprise parisienne de fabrique de châles (notes annexes).

Ce capital, comme on voit, est assez considérable, et les convenances de la profession exigent qu'un atelier se compose de deux à trois métiers au moins. Un ouvrier, pour devenir chef d'atelier, doit posséder des ressources assez importantes en argent ou en crédit. Il est juste d'ailleurs de remarquer qu'au moment de leur établissement les chefs d'atelier trouvent souvent à acheter un matériel à prix réduit, et que des fabricants les aident presque toujours, soit en leur avançant une partie du capital, soit en les faisant travailler avec deux métiers d'abord.

On sait que, comme rétribution dans l'entreprise dont il s'agit, le chef d'atelier reçoit un tiers du salaire payé par le fabricant. Dans les conditions ordinaires du travail, quand la durée du chômage ne dépasse pas les prévisions habituelles, quand le fabricant paie les prix de façon fixé par le tarif, ce salaire paraît être suffisant ; mais, en raison de sa position spéciale, le chef d'atelier est exposé à des risques qu'il subit seul dans l'état actuel et pour lesquels ses bénéfices ordinaires ne constituent peut-être pas un suffisant dédommagement.

Dans l'ancienne organisation de la fabrique, quand les métiers appartenaient aux maîtres, ces derniers les faisaient monter eux-mêmes et l'ouvrier ne fournissait que son temps. Plus tard, au moment où les ateliers s'organisèrent dans le système actuel,les fabricants payèrent en partie ou en totalité le montage des métiers, ou même prirent l'habitude de fournir, suivant les conditions, certaines [356] parties des harnais, peignes et équipages. Mais, depuis longtemps déjà, l'usage d'une participation des maîtres aux frais de tissage a disparu complètement ; il n'en reste plus aujourd'hui d'autre trace que les avances faites sans intérêt par les patrons pour aider les chefs d'atelier dans leur montage. Cependant les dépenses nécessaires pour cet objet peuvent s'élever à des sommes relativement importantes et, dans certains cas, elles sont complètement perdues pour le chef d'atelier sans qu'on puisse attribuer une telle perte à une faute de sa part. Ainsi, dans le cas où un dessin ne réussit pas, le fabricant peut en arrêter le tissage sans être tenu à aucune indemnité ; de même, s'il survient une discussion entre le chef d'atelier et son patron, ce dernier peut le renvoyer immédiatement en lui donnant seulement la pièce de congé. En outre, dans les cas de chômage normal ou accidentel, la part de dommage supportée par le chef d'atelier est relativement beaucoup plus considérable que celle qui est supportée par le fabricant. Ce dernier, en effet, ne perd que l'intérêt d'une faible partie de son capital, tandis que pour le premier, le chômage non-seulement supprime toute ressource, mais laisse persister des charges résultant du loyer et de l'entretien du matériel. Ainsi, le chef d'atelier est continuellement exposé à des risques auxquels il ne dépend pas de lui de se soustraire et qui peuvent à chaque instant compromettre sa fortune.

Il résulte de cet état de choses que la situation des chefs d'atelier est assez précaire. Chacun d'eux ne trouve réellement de garantie pour sa position que dans l'esprit de justice de son patron. Ce dernier peut en effet atténuer les mauvaises chances qui viennent d'être signalées, dans une certaine mesure du moins : il le fait en répartissant les dessins à exécuter d'une manière équitable et proportionnelle en quelque sorte aux besoins de chacun de ses chefs d'atelier ; en maintenant les prix de façon fixés par le tarif (D) ou même, dans les moments de cherté des vivres, en augmentant ces prix quand la prospérité des affaires le permet (§ 7). Mais, pour que de tels moyens d'assistance puissent être efficaces entre les mains d'un fabricant, il faut absolument que deux conditions préalables soient réalisées.

1° Il faut que le chef d'atelier travaillant pour un seul patron ait contracté avec lui sinon un engagement permanent, au moins des relations d'un caractère durable fondées sur des rapports antérieurs dont l'un et l'autre ont lieu d'être satisfaits.

2° Il faut que le fabricant se fasse un scrupule de ne pas accroître sans mesure ses moyens de production dans le cas où la demande est très-active sur le marché, et qu'il limite le nombre de ses ouvriers proportionnellement aux besoins ordinaires de sa vente.

[357] Cette dernière condition est la plus difficile à remplir car elle est nécessairement subordonnée à une certaine restriction du système de la concurrence. Il est toujours facile, en effet, à un industriel de faire monter des métiers par des ouvriers avides de s'élever au rang d'entrepreneurs ; il n'a pour cela qu'à leur faire quelques avances qui sont bientôt remboursées sur le prix des façons. Dès qu'il est rentré dans ses avances, l'industriel peut congédier ses ouvriers sans avoir à s'occuper de leur procurer du travail ailleurs.

La première condition, au contraire, celle de l'engagement prolongé, est déjà à peu près complètement réalisée pour la Fabrique de Paris ; depuis quelques années, chaque chef d'industrie veut avoir des chefs d'atelier spéciaux, tissant exclusivement pour lui. Les chefs d'atelier consentent volontiers à cette modification dont ils comprennent les avantages : le premier de ces avantages est de les arracher à l'état d'isolement où ils se trouvaient, sans travail assuré et soumis pour les prix de façon à tous les hasards de l'offre et de la demande. Plus tard, l'influence de ces engagements prolongés et des relations qui en résulteront, devra nécessairement faire naître de meilleures mœurs industrielles, se manifestant surtout par le développement de l'esprit de patronage. Déjà des fabricants, animés d'idées généreuses, ont fait quelques tentatives dans cette voie pour créer des caisses destinées à aider les chefs d'atelier dans leurs montages. Aucune de ces tentatives n'a abouti jusqu'ici, mais elles seront bientôt reprises sans doute. Il est à désirer que dans les combinaisons dont on fera l'essai, on introduise dans une certaine mesure la participation des fabricants, afin d'établir entre eux et leurs ouvriers une solidarité qui ne se trouve encore, dans cette industrie, qu'à titre exceptionnel.

En résumant l'exposé des faits qui précède, on peut définir comme il suit, la situation actuelle et le mode d'engagement du chef d'atelier. En principe, il est complètement indépendant et en se conformant aux prescriptions de la loi et aux usages de la fabrique, il peut rompre immédiatement toute relation avec le patron pour lequel il travaille ; mais en fait, il conserve avec ce fabricant des relations permanentes que lui conseille son intérêt bien entendu. Le plus souvent d'ailleurs il existe entre le patron et l'ouvrier des rapports bienveillants ; quelquefois ils sont liés l'un à l'autre par des avances en argent que fait le chef d'industrie (§ 5). A défaut de relations de cette nature et d'une manière générale, le chef d'atelier est retenu près du fabricant par la nécessité d'utiliser son matériel ; presque jamais, en effet, le chef d'atelier ne dispose d'une avance suffisante pour pouvoir supporter le chômage qu'il devrait nécessairement [358] subir, en cas de brusque rupture avec son patron, avant de trouver du travail ailleurs.

(G) Sur les travaux des femmes dans l'industrie châlière.

Beaucoup de femmes travaillaient au tissage à l'époque où l'on se servait de l'ancien métier à la tire pour la fabrication des châles ; mais depuis l'installation du métier à la Jacquart, dont le maniement exige plus de force, le nombre des tisseuses a constamment diminué. Cependant, à différentes reprises, surtout avant la révolution de 1848, des tentatives ont été faites pour remplacer les ouvriers par des femmes, afin d'obtenir du travail à meilleur marché. A cette époque, en effet, l'abaissement du salaire des ouvrières n'avait pour ainsi dire pas de limite ; aucune garantie n'existant pour elles, elles étaient obligées de subir les conditions qu'on voulait leur imposer : mais en 1849, les abus nés de cet état de choses provoquèrent de la part des délégués de la fabrique (D) une réglementation du travail des femmes. Ils interdirent de faire tisser les jeunes filles avant l'âge de dix-huit ans révolus, et obligèrent tout chef d'atelier employant une femme à lui donner comme aux ouvriers les deux tiers du prix de façon. Ces mesures eurent pour effet d'amener peu à peu les chefs d'atelier à rechercher le travail des hommes de préférence à celui des femmes ; elles contribuèrent aussi à restreindre un système de concurrence qui tendait à avilir le salaire des hommes.

Aujourd'hui, sur 400 tisseurs, il n'y a plus guère que 30 femmes conduisant un métier. Plus de la moitié de ces femmes sont réunies dans un seul atelier dont le chef, n'employant aucun agent d'un autre sexe, a organisé le travail d'une manière particulière. Tout métier, dans cet atelier, est occupé par deux femmes associées à conditions égales. Chacune d'elles fait alternativement une heure de lançage et une heure de tissage, ce qui leur permet de travailler plus rapidement et avec moins de fatigue. Le salaire partagé par moitié s'élève en moyenne de 2f 00 à 2f50 pour chacune. Celles qui ont de la famille ou qui sont rappelées par une cause quelconque dans leur ménage, obtiennent de s'absenter de l'atelier une ou deux heures chaque jour, leur maître étant assez dédommagé de cette perte de temps par la constante assiduité et la docilité habituelle de ses ouvrières. Le chef d'atelier dont il s'agit ici s'applaudit d'ailleurs des résultats obtenus par ce système, mais il ne le considère comme applicable qu'à la condition d'employer des ouvrières de choix, [359] et de ne jamais permettre que deux personnes de sexes différents s'assoient sur le même métier. Conformément à un usage reconnu légitime par les délégués de la fabrique en 1849, ce chef d'atelier, et avec lui tous ceux qui emploient des femmes comme tisseuses, prélèvent 3f00 par semaine sur la part de salaire revenant à ses ouvrières. La décence s'opposant à ce que les femmes montent dans les parties les plus élevées du métier pour obvier au dérangement des mécaniques, le prélèvement de 3f 00 est accordé aux chefs d'atelier à titre d'indemnité pour le temps qu'ils sont obligés de consacrer à des réparations de cette nature.

En dehors des conditions exceptionnelles qui viennent d'être indiquées, le travail du tissage présente pour les femmes de graves inconvénients. En premier lieu, il exige d'elles des efforts physiques qui souvent dépassent la limite de leurs forces. Pour les jeunes filles, il nuit au développement de l'organisation et compromet l'avenir de la santé ; pour les femmes, il devient pendant les grossesses véritablement dangereux, et il exige en tout temps une assiduité presque impossible à concilier avec les besoins d'un ménage. Sous le rapport moral, le séjour dans des ateliers où les deux sexes sont confondus expose les jeunes filles à une corruption presque inévitable. Ce danger se présente surtout pour les lanceuses obligées de s'asseoir sur le métier à côté des jeunes gens qu'elles doivent aider ; aussi en est-il fort peu dont la conduite soit irréprochable. Ces ouvrières, du reste, ne gagnent que 7 à 8f 00 par semaine, et quand elles restent dans cette condition au delà d'un certain âge, on a coutume de dire dans les ateliers qu'elles doivent nécessairement gagner de l'argent d'une autre manière. En présence de faits de cette nature, on ne peut qu'encourager la tendance actuelle des chefs d'atelier de Paris à restreindre de plus en plus le nombre des femmes qu'ils emploient comme tisseuses ou lanceuses.

L'industrie châlière fournit aux femmes un certain nombre d'autres travaux qui, sous tous les rapports, leur conviennent mieux que ceux dont il vient d'être question. Ces travaux, sont le dévidage, le tordage, la confection des trames et des reprises.

Les dévideuses travaillent au compte du fabricant ; elles possèdent un dévidoir au moyen duquel elles enroulent les fils composant les échets sur une bobine de grande dimension nommée volant. Ce travail peu fatigant se paie à la tâche de 1 à 6f 00 par kilo, selon la finesse du fil ; une ouvrière qui y consacre tout son temps peut gagner en moyenne 1f 00 par jour, sans être forcée de négliger son ménage, car le dévidage se fait à domicile. L'ouvrière vient chercher les échets chez le fabricant, et reporte chez lui les volants garnis, n'ayant de rapport habituel qu'avec le com [360] mis chargé de veiller à ce détail. Dans le cas où elle ne serait pas honnête, la dévideuse pourrait garder et vendre à son profit une partie des matières qu'on lui a confiées; mais les moyens de vérification dont on dispose rendent difficiles les vols de cette nature, et il parait qu'on n'a eu que très-rarement l'occasion de les constater.

Les tordeuses sont en très-petit nombre (§ 1). Elles ont pour fonction de relier les fils d'une pièce qui finit à ceux d'une autre pièce qu'on veut commencer. Cette opération qui a pour but d'éviter le passage de chacun des fils dans les maillons, les lisses et les peignes se fait en tordant ensemble les deux extrémités des fils de chaînes qu'on veut réunir. Les tordeuses sont payées à la tâche par le chef d'atelier ; elles reçoivent 3f 00 par pièce, et quand elles sont habiles dans la profession, il leur est facile de gagner cette somme en moins d'une journée ; mais il faut noter qu'elles manquent souvent de travail.

Les trameuses font passer, des volants sur les cannettes (§ 6), les fils qui doivent composer la trame du tissu ; elles ont besoin d'une certaine attention afin de disposer les fils de manière que la cannette se déroule jusqu'à la fin sans produire de déchet. Le travail s'exécute dans l'atelier même, et il se paie actuellement 2f 00 par semaine et par métier. Une femme pouvant desservir quatre métiers, son salaire s'élève ainsi à 8f 00 par semaine. Aujourd'hui les trameuses travaillent au compte des chefs d'atelier, mais c'est là un usage nouveau dont l'adoption définitive ne date que de 1855; jusqu'à cette époque, la confection des trames avait constamment été payée par l'ouvrier sur sa part de salaire.

Les repriseuses réparent à l'aiguille les imperfections du tissage. Elles travaillent à la tâche, entreprenant chaque réparation pour un prix débattu à l'avance. Une ouvrière habile dans ce genre de travail peut gagner jusqu'à 4f 00 et 5f 00 par jour. Ce salaire élevé a sa raison d'être dans les difficultés spéciales que présente la profession. Les repriseuses, en effet, ont besoin d'un long apprentissage, et quelques-unes d'entre elles, si on tient compte de l'habileté avec laquelle elles reproduisent à l'aiguille les détails d'un dessin compliqué, doivent être considérées comme de véritables artistes.

En résumé, il résulte des détails qui viennent d'être présentés sur le travail des femmes dans l'industrie châlière, qu'on a été conduit à employer dans cette industrie un système de restriction pour réprimer les abus contraires à la dignité des femmes et à l'intérêt des ouvriers. On peut penser d'abord que ces restrictions diminuent de beaucoup les ressources des familles ; mais si on réfléchit, on verra que le travail des femmes ayant pour effet d'abaisser le salaire des hommes, les familles perdaient ainsi d'un côté ce qu'elles [361] gagnaient de l'autre. Il est donc à désirer qu'on persiste dans cette voie. C'est le seul moyen de faire cesser pour les femmes une situation inconciliable avec les lois de la morale : on ne peut, en effet, dans de petits ateliers comme ceux des tisseurs en châles, employer avec succès les mesures préservatrices qui sont mises en usage dans l'Amérique du Nord et dans certains établissements français [Ouv. europ. XXXI (B)].

(H) Sur le travail des enfants dans l'industrie châlière à Paris.

Dans le tissage des toiles et de beaucoup d'étoffes d'une composition très-simple, l'ouvrier qui mène le métier exécute en même temps le laņçage de la navette au moyen de laquelle se fait la trame du tissu ; mais dans la fabrication des châles, dont la largeur est en moyenne de 1m80, chaque passée se composant d'un assez grand nombre de fils de diverses couleurs nécessaires pour la reproduction du dessin, l'ouvrier doit avoir un aide qui, placé à une extrémité du métier, reçoive les navettes lancées par le tisseur et les lui renvoie dans l'ordre où il les a reçues. Cet aide se nomme le lanceur, et les fonctions dont il est chargé étant peu fatigantes et faciles à remplir, ont été, de tout temps, confiées à des enfants des deux sexes, ou bien quelquefois à des femmes.

L'âge auquel les enfants commencent à travailler comme lanceurs est variable. La règle autrefois suivie était de ne les admettre dans les ateliers qu'après leur première communion, c'est-à-dire à douze ans en général. Cette règle est encore observée dans les familles où l'on tient à donner aux enfants quelque instruction et à leur laisser prendre un développement physique suffisant avant d'exiger d'eux aucun travail ; mais ce sont là des cas exceptionnels, et trop souvent les parents, poussés par le besoin ou obéissant à un désir de gain qui fait taire tout autre sentiment (§ 3) forcent leurs enfants à commencer leur apprentissage de huit à dix ans, quelquefois à sept ans. La facilité même du travail qu'on demande aux lanceurs contribue à éteindre tout scrupule chez les parents et chez les ouvriers qui emploient d'aussi jeunes enfants.

Cependant, quoique peu fatigant en lui-même, ce travail, outre les inconvénients qu'il présente au point de vue moral, doit nécessairement, en raison de sa continuité, être funeste à la constitution physique des enfants. Sur une journée ils n'ont que deux heures consacrées aux récréations et aux repas : pendant tout le reste du temps ils sont forcés de rester assis sur le métier, presque toujours [362] dans la même attitude. Enfermés dans des ateliers souvent humides et privés de jeux au grand air si essentiel à cet âge, ils présentent souvent les signes d'une constitution lymphatique et même scrofuleuse. La fâcheuse influence d'un tel genre de vie sur la santé se ferait sentir d'une manière bien plus grave sans doute si les fréquents chômages de l'industrie châlière ne venaient pas rendre, de temps à autre, ces enfants à la liberté.

Par une singulière circonstance, la position de l'enfant lanceur est d'autant plus pénible qu'il est attaché à un ouvrier plus rangé et plus laborieux. Le tisseur possédant ces qualités apporte, en effet, plus d'assiduité au travail ; il commence sa journée à 5 heures du matin en été et ne la finit qu'à 8 et 9 heures du soir ; on conçoit que maître de sa personne il se livre à cet excès de travail qui lui profite, mais l'enfant qui n'a que le prix de sa semaine à espérer est victime de la tâche forcée que s'impose son maître. Quelquefois c'est le père de cet enfant qui exige de lui ce travail exagéré ; presque toujours d'ailleurs les ateliers contiennent moins de 20 ouvriers, et la loi du 22 avril 1851 ne peut être invoquée au profit du lanceur. Livrés ainsi sans contrôle à l'exigence des mauvais maîtres et abandonnés de leurs parents qui ne s'occupent que de tirer d'eux un certain produit, quelques-uns de ces enfants restent dans un état d'attristante débilité et de profonde ignorance. Ce dernier fait est même loin d'être exceptionnel, car on estime que parmi les lanceurs employés en ce moment dans les ateliers de Paris il n'y en a pas plus d'un tiers qui sachent lire (§ 3).

Outre le lançage l'enfant a quelques autres devoirs à remplir envers son maître ouvrier. Il l'aide à réparer les dérangements qui surviennent dans le métier, à rattacher les fils, à déplacer les cartons. Ces occupations interrompent la monotonie de son travail et l'initient peu à peu aux difficultés de la profession ; mais souvent le tisseur exige de son aide une aptitude et une attention qu'on ne peut trouver dans des enfants de cet âge ; s'ils commettent une faute, le maître ne s abstient pas toujours de leur infliger un châtiment corporel. Il faut remarquer cependant que l'usage de battre les enfants tend à disparaître des ateliers ; déjà les personnes habituellement en contact avec les ouvriers affirment que ces scènes de violence deviennent de plus en plus rares depuis quelques années.

Le salaire du lanceur lui est payé tous les 8 jours par le chef d'atelier, qui en déduit le montant du compte de l'ouvrier ; souvent aussi, c'est le chef d'atelier qui se charge de fournir des aides aux tisseurs qu'il emploie ; mais l'usage le plus général est que chaque ouvrier engage lui-même son lanceur verbalement ou par écrit. L'engagement se fait d'ordinaire à la semaine, et le salaire fixé pour cette [363] période varie selon l'âge de l'enfant et selon l'habileté qu'il a acquise : après quelque temps d'apprentissage gratuit, il reçoit de 3f à 4f par semaine ; mais, soit qu'il agisse de lui-même, soit qu'il le fasse à l'instigation de ses parents ou de ses camarades, il exige bientôt un accroissement de paie. Si le maître ne consent pas, l'enfant lui donne son congé et va offrir son travail dans un autre atelier, annonçant presque toujours avoir reçu dans la maison d'où il sort un salaire plus élevé que celui qu'il touchait en réalité. Asse souvent il arrive que l'enfant ou l'apprenti qui n'est pas retenu par un engagement écrit, s'abstient sans avoir prévenu son maître, de revenir travailler le lundi. Dans ce cas, l'enfant n'étant pas assujetti au livret il n'y a pas d'action possible contre lui; son père même ou son tuteur à l'instigation desquels il use de ce mauvais procédé échappent à toute responsabilité ; il faut remarquer d'ailleurs que dans les différentes circonstances de cet apprentissage les relations entre l'enfant et son maître sont presque toujours personnelles, et qu'elles ont lieu sans l'intervention des parents du premier. Ces relations, en général, ne s'établissent nullement sur les bases du respect et de l'obéissance d'un côté, du dévouement et de la bienveillance de l'autre. Les discussions d'intérêt constituent dès le principe un état d'antagonisme, et l'enfant fait dès lors l'apprentissage des sentiments haineux qui, dans l'état actuel de la société, caractérisent trop souvent les relations des ouvriers avec leurs chefs industriels.

En général, le salaire des enfants est réglé comme il suit : de 8 à 12 ans ils reçoivent 0f75 ou 1f par jour ; de 12 à 15 ans, 1f ou 1f25. Les ressources procurées aux familles par ces salaires sont donc assez minimes ; bientôt même elles deviennent à peu près nulles, car à mesure qu'il grandit et gagne davantage le petit travailleur devient plus exigeant pour sa nourriture et son vêtement. Il réclame aussi chaque semaine pour ses menus-plaisirs quelques pièces de monnaie, trop souvent employées à un jeu de hasard dit l'anglaise, auquel les lanceurs se livrent avec passion pendant les heures de récréation. Dès que l'enfant peut se suffire à lui-même comme ouvrier tisseur, il quitte la maison paternelle pour n'y plus revenir que de loin en loin et presque toujours dans les cas où les ressources lui manquent. Si on ajoute à ces considérations, la perspective de chômages longs et fréquents, on verra que les parents doivent avoir peu de tendance à engager leurs enfants dans cette industrie. C'est ce qui arrive, en effet, et on remarque que parmi les châliers de Paris, ce sont les plus malheureux seulement qui font de leurs enfants des lanceurs.

(I) Sur le compagnonnage parmi les ouvriers tisseurs.

[364] L'institution du compagnonnage parmi les ouvriers tisseurs est fort peu ancienne. Jusqu'à 1832, sous l'influence de causes qu'il serait intéressant d'étudier, ces ouvriers paraissent avoir vécu en dehors de toute société de ce genre ; mais, vers cette époque, des discussions sur la durée du travail quotidien s'étant élevées à Lyon, entre les chefs d'atelier et leurs ouvriers tisseurs, ces derniers cherchèrent à se grouper pour la défense de leurs intérêts. C'est alors qu'ils arrêtèrent les bases d'une association établie sur le modèle des antiques institutions de compagnonnage, et dirigées comme elles vers un triple but d'assurance mutuelle, d'instruction professionnelle et de moralisation [N° 1 (A)] : ils prirent le nom de compagnons Ferrandiniers, emprunté d'une ancienne étoffe unie appelée ferrandine, la première, dit-on, qui ait été fabriquée à Lyon. La société des Ferrandiniers s'accrut rapidement ; en 1841 elle comptait déjà plus de trois mille membres ; mais, à cette époque, elle n'avait pu encore réussir à se faire admettre parmi les sociétés du Devoir. C'est seulement le 1er novembre 1842 que les Ferrandiniers furent reconnus par les autres corps d'état sous le patronage des compagnons Selliers.

L'organisation de la société des Ferrandiniers est la même dans l'ensemble que celle des autres sociétés analogues, mais, en raison de sa fondation récente et de certaines conditions spéciales à son industrie, on trouve dans les détails quelques différences. Ainsi, jusqu'à présent, le tour de France n'a pas été établi d'une manière bien déterminée ; toute ville dans laquelle existe une fabrique un peu importante d'un tissu quelconque a rang de ville du Devoir, et les Ferrandiniers peuvent s'y rendre sans suivre aucun ordre systématique, sans être astreints à faire le voyage de l'une à l'autre dans un temps limité. Leurs déplacements sont le plus souvent décidés sur des avis émanés des bureaux de renseignements établis dans chaque chef-lieu du compagnonnage. Ces bureaux communiquent tous ensemble dans un certain rayon, et leur action a pour effet de répartir les ouvriers disponibles selon les besoins du travail dans les différentes villes de fabrique. Sous ce rapport, ils sont destinés à rendre aux industriels de véritables services, en prévenant la rareté des bras et l'élévation des salaires qu'elle entraîne nécessairement. D'un autre côté, des renseignements ainsi obtenus permettent aux ouvriers d'éviter le chômage et de se diriger, sans perte de temps, vers les points où le travail est demandé. Les avantages d'une telle institution ne peuvent encore être bien appréciés, [365] mais ils deviendront bientôt sensibles quand l'habitude de voyager se sera développée parmi les tisseurs.

Dans chaque ville de fabrique un peu importante, les Ferrandiniers ont une Mère élue par les compagnons en assemblée générale; elle doit toujours être choisie parmi les cabaretières mariées, mais si elle devient veuve on peut la conserver dans ses fonctions. La maison de la Mère (à Paris, rue Mouffetard, n°172) sert de centre de réunion pour tous les compagnons qui habitent la ville ou les environs. C'est chez elle que résident les deux aides composant le bureau de renseignements dont il vient d'être question, le Commis, désigné sous le nom de premier en ville, et le Rouleur ou Rôleur. Ces deux aides ont d'ailleurs, parmi les Ferrandiniers, les mêmes fonctions que dans les autres compagnonnages [N° 1 (A)] et les exercent de la même manière ; à Paris ils ne sont rétribués ni l'un ni l'autre.

Les réunions de la Société sont convoquées par le commis, et se tiennent chaque mois chez la Mère ; elles ont pour but de régler tout ce qui concerne les intérêts moraux et matériels de la Société. Tout compagnon sur lequel une plainte a été déposée est cité devant elle et sommé d'expliquer sa conduite ; s'il ne parvient pas à se disculper, on lui inflige une peine disciplinaire, et dans les cas graves, quand par exemple il s'agit d'un vol, il est expulsé ignominieusement. Dans ces réunions mensuelles on règle aussi le budget de la Société et le chiffre de la cotisation de chacun de ses membres.

L'admission parmi les Ferrandiniers exige un noviciat pendant lequel le récipiendaire porte le nom d'aspirant, de sorte qu'il existe réellement deux degrés dans la Société, celui d'aspirant et celui de compagnon. L'ouvrier qui demande l'admission doit fournir des garanties suffisantes de moralité et d'habileté comme tisseur ; il faut qu'il soit présenté par un ou plusieurs compagnons sans que, d'ailleurs, cette présentation entraîne pour ceux qui s'en chargent aucune responsabilité. Les réceptions peuvent avoir lieu à une époque quelconque de l'année, mais habituellement elles se font aux grandes fêtes, comme Noël, Pâques et surtout au 15 août, fête de la Vierge, patronne des tisseurs. Avant l'initiation on procède à l'examen fait par des tisseurs experts ; il est, à ce qu'il parait, d'une certaine sévérité et se termine assez souvent par un renvoi. Les candidats admis sont immédiatement initiés aux secrets du compagnonnage, et chacun d'eux prend le nom qu'il devra porter comme compagnon. Ces noms, comme Bugey-la-Vertu, Tourangeau-la-Douceur, Forez-sans-Chagrin, Lyonnais-sans-Souci, rappellent toujours le lieu de la naissance de l'ouvrier et le trait le plus saillant [366] de son caractère ; on n'y ajoute pas, d'ordinaire, de sobriquet comme cela se fait pour les charpentiers [N°1 (A)]. Une fois admis, le compagnon jouit des mêmes avantages que les plus anciens de la Société ; il peut conserver jusqu'à sa mort son titre avec la jouissance des prérogatives qui y sont attachées, et s'il l'abandonne au moment de son mariage c'est de son plein gré.

Les insignes du compagnonnage, que l'aspirant reçoit aussitôt après sa réception, se composent d'une canne, de boucles d'oreilles et de rubans. La canne est en jonc avec une pomme en coco et une pointe en cuivre ; les boucles d'oreilles, souvent remplacées pour les Ferrandiniers par des boutons de chemise, figurent une navette d'un côté et des forces de l'autre. Les couleurs sont bleu, vert, rouge, blanc et noir ; elles se composent de dix rubans dont cinq sont larges de dix centimètres et les cinq autres de cinq centimètres seulement. Ces rubans sont fabriqués par les Ferrandiniers eux-mêmes, à Saint-Étienne en Forez, d'où ils sont expédiés, suivant. les besoins, dans toutes les villes où se trouve une Mère. Les Ferrandiniers portent habituellement leurs couleurs à la boutonnière du côté droit, mais aux convois de compagnons elles sont attachées à gauche.

Comme institution de secours mutuels, la société des Ferrandiniers assure à chacun de ses membres une protection efficace qui le suit dans toutes les villes où se trouve une Mère. A son arrivée dans une ville le compagnon, dès qu'il s'est fait connaître, est reçu chez la Mère, et le Rouleur s'occupe de l'embaucher. S'il tombe malade, il est soigné chez lui aux frais de la Société, qui lui procure une garde, un médecin et des médicaments ; cependant, si la maladie se prolonge, comme les ressources de la Société sont d'ordinaire assez limitées, le malade est mis à l'hôpital, où ses frères viennent souvent le visiter, apportant tout ce qui peut lui être utile ou agréable. S'il meurt, l'enterrement se fait aux frais de la Société, et tout Ferrandinier se trouvant dans la ville où le décès a lieu doit assister au convoi, mais la Mère ne s'y rend pas. Après avoir célébré sur la tombe les cérémonies mystérieuses prescrites aux initiés, les compagnons se retirent et, presque toujours, se réunissent dans un cabaret voisin du cimetière pour y prendre quelque nourriture; mais nul n'est tenu d'assister à ces réunions, et elles conservent, en général, le caractère de gravité qui convint aux circonstances.

C'est encore dans une pensée d'assistance et de confraternité que se font les cérémonies dites conduites en règle parmi les Ferrandiniers : tout compagnon quittant une ville dans laquelle il a vécu d'une manière honorable, a droit à la conduite, à moins qu'il ne [367] consente de lui-même à partir sans recevoir ce témoignage d'affection de la part de ses frères ; mais les conduites en règle ne se faisant que le dimanche, afin de ne pas perdre de temps, les compagnons obligés de partir en semaine doivent souvent se résigner à ce sacrifice. Les conduites s'accompagnent, d'ailleurs, des mêmes circonstances que dans les autres compagnonnages, avec cette différence cependant qu'elles ne sont pas l'occasion de batailles entre les compagnons de Devoirs ennemis. C'est en effet une des gloires des Ferrandiniers de n'avoir jamais engagé, avec d'autres sociétés, ces luttes sanglantes qui compromettaient jadis le compagnonnage aux yeux du public. Entre autres circonstances, un tel fait montre bien comment cette antique institution, tout en conservant ses caractères essentiels, peut se modifier et s'adapter au progrès des meurs.

Les Ferrandiniers, à cause de leur origine lyonnaise sans doute, ont pris pour patronne la Vierge, dont la fête se célèbre le 15 août. Ils assistent, ce jour-là, à une messe dite à leur intention et dans laquelle un sermon est fait en l'honneur du compagnonnage, mais ils ne se rendent pas en corps à cette messe et la Mère n'y vient pas ; c'est du moins ce qui a lieu à Paris, car il paraît que dans d'autres villes, à Saint-Étienne et à Tours par exemple, cette cérémonie s'accomplit avec d'autres circonstances. Les compagnons, pour assister à la messe, doivent être convenablement vêtus. Dans toutes les cérémonies de ce genre ils s'habillent avec un certain soin, mais aucun costume ne leur est imposé. C'est du reste un des caractères distinctifs de ce compagnonnage de ne pas imposer à ses adhérents des règles absolues et de laisser, sous différents rapports, une certaine part de liberté aux coutumes locales.

Dans toutes les villes où il y a une Mère, on donne le 15 août un repas solennel qu'elle vient présider elle-même. Si les compagnons sont assez nombreux, un bal est donné le soir. Tous les compagnons y assistent, et chacun d'eux peut amener un invité qui ne paie aucune rétribution.

Jusqu'ici Lyon est resté le principal centre des Ferrandiniers; cependant la société s'étend peu à peu dans les autres villes où se fabriquent les tissus, principalement à Nîmes, Tours, Saint-Étienne. Déjà aussi elle a pénétré dans les principales villes manufacturières de l'est et du nord, où les voyages entrepris par les compagnons lyonnais la fait connaître aux ouvriers sédentaires. Mais ces habitudes de voyage sont récentes encore parmi les ouvriers de l'industrie textile : les tisseurs en soie ou plus généralement les tisseurs d'étoffes exigeant l'emploi des mécaniques Jacquard sont les seuls qui aient adopté en assez grand nombre l'usage du Tour de France.

[368] La persistance des habitudes sédentaires parmi les tisseurs paraît avoir été, depuis 1832, le principal obstacle à la propagation du compagnonnage des Ferrandiniers. A Paris, par exemple, il ne se trouve qu'un petit nombre de compagnons et encore presque tous sont-ils venus du groupe lyonnais. Parmi les ouvriers parisiens proprement dits, très-peu recherchent l'initiation ; ennemis des voyages à ce point que, pour ne pas quitter Paris, souvent ils changent de profession; ces ouvriers ne croient pas avoir intérêt à entrer dans une société, dont le but principal, à leurs yeux, est d'assurer aide et protection aux compagnons sur le Tour de France.

Une autre raison contribue encore à éloigner les tisseurs parisiens du compagnonnage. Habitués à vivre dans un état de complète indépendance comme la généralité des ouvriers de Paris, ils hésitent à entrer dans une société qui, soumettant ses membres à une active surveillance, exige d'eux l'accomplissement de devoirs positifs et, dans une certaine mesure, le sacrifice des intérêts particuliers au profit de tous. A ce point de vue, l'éloignement des châliers de Paris pour le compagnonnage doit être considéré comme très-regrettable ; il n'existe, en effet, dans le présent aucune autre institution qui puisse leur être utile au même degré pour les tirer de l'isolement dans lequel ils vivent, et améliorer leur condition actuellement si précaire (F).

L'étude de quelques faits relatifs au compagnonnage ne peut que confirmer cette appréciation. Ainsi, il résulte de l'avis de plusieurs chefs d'atelier de Paris, que ceux de leurs ouvriers qui sont compagnons, se distinguent habituellement par une conduite plus régulière et par une plus grande assiduité au travail. On remarque aussi chez eux un sentiment plus vif de la dignité personnelle et plus de convenance dans les rapports avec leurs maîtres. Restant, en général, longtemps dans les mêmes ateliers, ils ne demandent que rarement des à-compte sur un châle avant son achèvement ; rarement aussi ils ont des discussions à porter devant les conseils de prud'hommes, et, au lieu de manifester, sous ce rapport, les tendances tracassières de beaucoup d'autres ouvriers, ils ne recourent au jugement que dans les cas où la justice paraît être évidemment de leur côté.

De tels résultats méritent certainement d'attirer sur l'institution à laquelle ils sont dus, l'attention des hommes qui s'occupent d'économie sociale. Ils prendront plus d'importance encore si on se rappelle que la société des Ferrandiniers compte déjà plus de,000 membres, et qu'elle paraît devoir prendre un rapide développement. Il serait donc bien désirable qu'on pût observer à Lyon, son grand centre, ses effets moraux sur les ouvriers qui en font partie. En [369] outre, on devrait faire dans cette ville une étude attentive des causes qui ont porté les tisseurs à se grouper en société : l'histoire détaillée de la fondation de ce compagnonnage en 1832 et de son développement depuis cette époque aurait sans doute un grand intérêt et donnerait peut-être l'explication de faits importants dans l'histoire des classes ouvrières.

(K) Sur l'organisation de l'assistance mutuelle, spéciale au personnel de l'industrie châlière.

Depuis longtemps il existe des habitudes d'assistance mutuelle parmi les ouvriers châliers de Paris : c'est un usage ancien, en effet, et dont la tradition remonte sans doute aux gaziers si nombreux autrefois dans cette ville, de faire des quêtes dans les ateliers au profit des ouvriers malades ou convalescents. Dans les cas où il est nécessaire de recourir à ce moyen de secours, l'initiative est prise en général, par les amis du malade ; plusieurs d'entre eux se chargent ordinairement de parcourir les ateliers pour y recueillir les souscriptions. Si la quête est faite pour un chef d'atelier, ses confrères seuls souscrivent ; si, au contraire, elle est faite au profit d'un ouvrier, les chefs d'atelier et les simples tisseurs donnent également. En général, les enfants lanceurs ne souscrivent pas et les femmes travaillant dans les ateliers comme tisseuses ou trameuses ne sont jamais invitées à le faire, ces sortes de quêtes n'ayant pas été jusqu'ici organisées à leur profit. Parmi les ouvriers tisseurs il est extrêmement rare que quelqu'un s'abstienne de donner, la pression exercée par l'opinion publique imposant à chacun d'eux cet acte de bienfaisance comme un devoir dont aucune considération ne saurait dispenser. Le chiffre des cotisations varie de 0f25 à 1f, et le montant d'une quête peut atteindre de 100f à 150f dans certains cas ; mais i est souvent moins élevé quand la quête, au lieu de se faire dans tous les ateliers ne s'étend pas au delà de ceux qui sont situés dans le quartier habité par l'ouvrier. Du reste, le produit de ces quêtes n'étant pas considéré comme une aumône, celui qui le reçoit n'en est pas humilié. C'est seulement une forme du secours mutuel et jusqu'ici l'institution a parfaitement conservé ce caractère, les fabricants n'ayant contribué aux quêtes que dans des circonstances exceptionnelles.

L'assistance ainsi organisée a cela de remarquable qu'elle repose uniquement sur un sentiment de devoir chez ceux qui donnent, et ne tend pas à constituer un droit pour ceux qui reçoivent [N°4 (C)].

A une autre époque sans doute, alors que l'esprit des anciennes corporations vivant encore dans une certaine mesure maintenait [370] quelque solidarité entre les ouvriers d'une même industrie, ces quêtes durent constituer, pour les gaziers malades, un secours assuré et suffisant [les Ouv. europ. XI (A)] ; mais aujourd'hui elles ne comportent plus qu'une efficacité restreinte. Sous certains rapports même elles donnent lieu à des abus : ainsi, il arrive que des ouvriers malades sont privés de cette ressource parce qu'ils manquent d'amis intelligents et dévoués, tandis que d'autres, moins nécessiteux peut-être, mais dont les amis sont actifs et remuants, en ont le bénéfice assuré.

Nous avons vu dans quelle mesure et avec quelle efficacité la Société des Ferrandiniers réussit à garantir à ses membres la sécurité matérielle ; mais les tisseurs de Paris, n'appartenant pas en général au compagnonnage, ne peuvent profiter des avantages qu'il présente. Les Sociétés de secours mutuels, si multipliées aujourd'hui dans les différents quartiers de Paris et de la banlieue, comptent quelques membres parmi le personnel de l'industrie châlière ; ce sont, en général, des chefs de métier ou des ouvriers d'élite (B) travaillant directement au compte des fabricants. Les tisseurs proprement dits n'y entrent pas et, jusqu'à ces derniers temps, la masse des ouvriers châliers n'a pas profité des bienfaits qui peuvent résulter de ce système d'association.

Récemment, en 1853, des hommes généreux et dévoués ont entrepris de modifier, sous ce rapport, les habitudes des ouvriers de l'industrie châlière. Ils ont fondé une société de secours mutuels spéciale à cette industrie et destinée, dans leur pensée, à en grouper tous les éléments. Cette société, dite du cachemire, admet toute personne exerçant un emploi quelconque dans la fabrique du châle broché. Elle se compose de membres honoraires et de sociétaires participants : ces derniers doivent être domiciliés à Paris ou dans la banlieue et ne faire partie que d'une autre société de secours. On est inscrit parmi les sociétaires sur la présentation de deux membres, mais l'admission n'est prononcée définitivement qu'en assemblée générale et après un noviciat de six mois. Pendant ce noviciat, le récipiendaire, qui ne touche encore ni secours ni traitement, doit compléter le paiement d'un droit d'admission variable selon l'âge et fixé comme il suit :

Droit d'admission dans la Société de secours mutuels du cachemir selon la tranche d'âge de l'ouvrier (notes annexes)
Droit d'admission dans la Société de secours mutuels du cachemir selon la tranche d'âge de l'ouvrier (notes annexes).

Ce droit d'admission forme, avec le produit des cotisations mensuelles, les dons des membres honoraires et les amendes, les [371] principales ressources de la société. Le chiffre es cotisations mensuelles qui, d'après les statuts, ne peut e aucun cas dépasser 3f, ne s'est pas élevé jusqu'ici au-delà de 1f50.

Le but unique de la Société est de procurer du soulagement à ceux de ses membres qui sont atteints par des maladies, des infirmités ou par la vieillesse. Elle assure les secours de la médecine et de la pharmacie pour toute espèce de maladie, excepté celles résultant de la débauche ou de l'ivresse, ou même de blessures reçues dans une rixe si le sociétaire a été l'agresseur. Toutes les fois qu'une maladie se prolonge au delà de 4 jours, le membre qui en est atteint reçoit un secours de 1f50 par jour. Au delà de 90 jours il n'est plus alloué que 1f 25, et après 180 jours, 1f seulement. Les allocations sont portées au malade par un visiteur qui est obligé de l'aller voir au moins une fois par semaine sous peine d'amende.

Le visiteur doit, en outre, veiller à l'exécution rigoureuse du règlement en ce qui concerne le malade et les soins à lui donner. ln cas de décès, la Société alloue une somme de 72f pour frais de funérailles et d'inhumation, dont 50f sont employés forcément à l'achat d'un terrain : tous les sociétaires doivent assister au convoi du membre décédé.

La société accorde une pension viagère de 180f à ceux de ses membres que des infirmités mettent dans l'impossibilité de subvenir à leurs besoins, quel que soit leur âge. La pension est acquise de droit à tout sociétaire âgé de 70 ans qui en fait la demande ; mais il perd alors son droit à l'indemnité journalière en cas de maladie. Sur sa demande aussi tout sociétaire âgé de 65 ans peut obtenir la demi-pension en conservant ses droits à l'indemnité s'il tombe malade.

Établie en 1853 sur ces bases qui, comme on voit, sont assez larges et propres à rallier tous les individus prévoyants, la société a fait d'assez rapides progrès. Le nombre des membres participants, qui était de 54 en 1854, de 64 pour 1855, s'est élevé, pour 1856, à 75. Mais, jusqu'ici, la pensée de ses fondateurs, qui était de créer un sentiment de solidarité entre les différents agents de l'industrie châlière, ne paraît pas devoir se réaliser. La société se recrute presque exclusivement parmi les dessinateurs, puisque sur 75 membres elle ne compte, en dehors de cette spécialité, que 2 chineurs, 1 employé et 8 châliers. Les habitudes de l'industrie, notoirement contraires aux idées d'association, la dissémination de ses agents, la diversité des travaux qu'ils exécutent, la rivalité des maisons pour lesquelles ils travaillent, sont les principaux obstacles qui s'opposent à leur réunion dans une pensée d'unité ; il faut y joindre aussi la différence des salaires, qui entraîne des habitudes et des [372] besoins différents. Ces obstacles sont sérieux et, sans doute, ils ne permettront pas de longtemps d'établir un lien bien intime entre des situations aussi diverses ; les ouvriers, en particulier, ne paraissent pas devoir se rattacher à cette société de secours. La perspective des pensions devrait cependant les porter à le faire, mais, en général, ils manquent de prévoyance et, trop souvent aussi, la fréquence des chômages et l'abaissement des salaires leur ôtent les moyens d'être prévoyants. Il faut ajouter à ces considérations qu'une société de ce genre, avec son règlement dont les dispositions absolues sont quelquefois tracassières, ne convient guère aux habitudes des ouvriers. Le compagnonnage, sous ce rapport, aurait plus de chance de les rallier.

Mais, en supposant que les fondateurs de la société du cachemire n'atteignent pas complètement leur but, ils auront du moins rendu, à l'industrie châlière, un service signalé en groupant dans une pensée de mutuelle assistance les agents les plus distingués de cette industrie. Sous ce rapport, leur succès est assuré déjà, comme le prouve l'état suivant des ressources financières de la société au 1er janvier 1857 :

État des ressources financières de la Société du cachemire au 1er janvier 1857 (notes annexes)
État des ressources financières de la Société du cachemire au 1er janvier 1857 (notes annexes).

Notes

1. Les renseignements historiques et statistiques contenus dans cette note et dans la suivante ont été empruntés aux rapports des jurys spéciaux et à divers comptes-rendus des expositions de l'industrie. Certaines appréciations ont été aussi empruntées aux même sources et, en particulier, aux articles publiés dans le Moniteur par M. Audigane.

2. Le lac est le fil de trame porté par la navette chaque fois qu'elle est lancée. La passée est le passage de toutes les navettes, ou de tous les lacs, dont l'ensemble forme un seul coup d'après la carte.