No 31.

MULATRE AFFRANCHI

DE L'ILE DE LA RÉUNION

(OCÉAN INDIEN)

D'APRÈS LES

RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX DE MARS À JUILLET 1861

PAR

M. L. SIMONIN

ingénieur civil des mines



Cliquez pour zoomer ou afficher en plein écran. Utilisez les flèches pour passer d'une page à l'autre (36 pages disponibles).


Ce texte est issu d'une reconnaissance optique de caractères (OCR) et peut comporter des erreurs.

Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1er. — État du sol, de l'industrie et de la population.

[159] La famille qui fait l'objet de cette monographie habite la ville de Saint-Paul, chef-lieu du quartier ou commune de ce nom. Cette ville est située par 21o de latitude sud et 53o de longitude est (méridien de Paris). L'accès facile de sa rade, la seule à peu près sûre de l'île, le chiffre de sa population et le rang des autorités qui y résident font de Saint-Paul la seconde ville de la Réunion: elle en a d'ailleurs été la capitale jusqu'en 1738, époque où le siège du gouvernement fut transféré à Saint-Denis par Mahé de La Bourdonnaye, gouverneur des colonies françaises de l'Inde. L'île de la Réunion est divisée en deux arrondissements, que leur position [160] réciproque, par rapport aux vents généraux de la contrée, a fait nommer la partie du vent et celle sous le vent. Depuis le décret impérial du 6 janvier 1857, non encore exécuté, Saint-Paul a cessé d'être le chef-lieu de la partie sous le vent, et ce titre a été donné au port de Saint-Pierre.

Si le quartier de Saint-Paul a perdu ainsi de son importance administrative, il n'en est pas moins l'un des quartiers les plus agréables et les plus productifs de la Réunion. Abrité par de hautes montagnes contre les vents violents et contre les brises sèches ou humides qui soufflent si fréquemment pendant l'hiver (de juillet à décembre) dans les autres quartiers de l'île, Saint-Paul présente à cette époque de l'année un ciel serein et une douce température que recherchent les personnes malades ou d'une faible santé. Il est aussi moins sujet que Saint-Denis à ces pluies torrentielles qui, pendant l'hivernage (de novembre à avril), tombent d'une manière presque continue à l'île de la Réunion et en général sous les tropiques. Enfin les ouragans, les cyclones, les ras de marée y font sentir moins souvent qu'à Saint-Pierre et à Saint-Denis leur influence dévastatrice. Le seul inconvénient du climat de Saint-Paul, pendant l'hivernage, est une chaleur que les habitants trouvent excessive. Il est rare cependant que le thermomètre s'élève au-dessus de 32 à 35o, et les pluies fréquentes qui tombent alors viennent tempérer l'ardeur de l'atmosphère.

Au pied des remparts basaltiques qui protègent Saint-Paul, s'étend une plaine fertile arrosée par un ruisseau, le Bernica, qui sort du flanc déchiqueté d'un massif de basalte. Avant de se jeter à la mer, le Bernica forme une grande nappe d'eau, dont l'étendue excède 16 hectares, connue sous le nom d'étang de Saint-Paul. Cet étang est très-poissonneux et procure aux habitants du pays une pêche abondante. Il permet en outre d'arroser les jardins qui l'avoisinent et surtout les champs de canne à sucre, qui s'étendent jusqu'au littoral. L'émissaire de l'étang est quelquefois fermé par une barre de sable qu'amoncellent les ras de marée et même le simple mouvement des vagues. Les eaux intérieures, ne trouvant plus d'issue, inondent alors les terrains riverains et dégagent des miasmes fiévreux qui, d'ailleurs ne se font pas sentir à distance et sont faciles à combattre.

Les eaux thermales sont les seules richesses de la Réunion. Le règne animal offre plus de variété; mais c'est la végétation qui se distingue surtout par sa richesse. (A)

La canne à sucre est la principale culture du pays. Plus du cinquième du territoire du quartier de Saint-Paul, qui a 37,000 hectares de superficie, est consacré à cette culture, qui se développe [161] avec une rapidité peut-être excessive et n'est limitée que par la configuration du sol, par l'existence de certaines plaines arides connues sous le nom de savanes. n arrache les plants de café, on dépeuple les bois pour cultiver la canne. À Saint-Paul, les cannes, aidées par le guano qu'on emploie dans toute la colonie, mettent dix-huit mois à pousser. Elles parviennent à leur entière maturité vers le mois de juillet. Certaines variétés se couvrent alors d'aigrettes violettes qui donnent aux champs de l'île un aspect des plus agréables. ne maladie particulière, produite par le borer (ver qui mange le sucre), attaque depuis quelques années les cannes de la Réunion.

Après cette culture, il faut citer à Saint-Paul celle du tabac qui commence à devenir très-importante, celle du café et celle du coton qui y sont aujourd'hui complètement négligées. Quant à celle du girofle, de la noix muscade et autres épices, elle n'existe guère que dans les quartiers de Sainte-Suzanne, de Saint-André et surtout de Saint-Benoît, depuis les ouragans qui ont à diverses époques dévasté l'île de la Réunion, et en ont fait successivement disparaître les arbres à épices comme les caféiers. Au contraire, la culture de la vanille et celle du bétel nouvellement introduites dans la colonie y ont pris, notamment à Saint-Paul, de grands développements (B). On cultive aussi dans ce dernier quartier le riz, le manioc, le mais et généralement ce qu'on désigne dans les colonies françaises sous le nom de vivres ou plantes vivrières. Ce sont les affranchis ou les Indiens immigres qui se livrent à ces cultures autour de leurs cabanes. L'élève des canards et des volailles, la pêche du poisson fournissent également à l'approvisionnement des tables aisées, concurremment avec le commerce des bœufs tirés de Madagascar.

L'industrie du quartier de Saint-Paul a surtout pour objet l'exploitation de la canne à sucre. Seize usines, fonctionnant en général par la vapeur (deux seulement sont mues par l'eau), ont dû produire en 1860 près de 7,000,000k de sucre, c'est-à-dire le dixième environ de la production totale de l'île (B). À part un petit cabotage avec Saint-Denis et quelques arrivages de bœufs de Madagascar, le port de Saint-Paul ne vit que de l'expédition du sucre fabriqué par ce quartier. Le commerce de la Réunion, par suite des entraves apportées par le pacte colonial, est loin d'être aussi prospère que celui de Maurice (B).

Autour des sucreries et des champs de cannes vivent disséminés les travailleurs libres, généralement des Indiens immigrés. Les anciens esclaves, affranchis depuis 1848, ne veulent plus travaillerque pour eux-mêmes ou se louent sans engagement, comme l'ouvrier [162] décrit dans la présente monographie pour des travaux autres que ceux de la culture.

La population du quartier de Saint-Paul est estimée à 25,000 habitants, dont les deux tiers sont formés de blancs et de mulâtres et un tiers de noirs et d'Indiens engagés (D). Un grand nombre de riches colons ont déserté le pays pour aller vivre en France (G).

§ 2. — État civil de la famille.

La famille se compose de cinq personnes, savoir:

1. Julien P***, mulâtre, né à Saint-Denis (île de la Réunion), marié depuis 11 ans............ 34 ans.

2. Célestine S***, sa femme, négresse, née a Saint-Paul (île de la Réunion)............ 35 [ans]

3. Marie P***, leur fille aînée, née a Saint-Denis............ 10 [ans]

4. Scolastique P***, leur seconde fille, née à Saint-Denis............ 4 [ans]

5. Mirante P***, leur troisième fille, née a Saint-Gilles............ 1 [an] 1/2

L'ouvrier considère en outre comme faisant partie de sa famille deux filles naturelles qu'il a eues, l'une avant, l'autre pendant son mariage. La première, Cécile, âgée de treize ans, vit à Saint-André chez le mari légitime de sa mère qui est morte; l'autre, Julia, âgée de trois ans, née également à Saint-André, vit à Saint-Denis auprès de sa mère. L'ouvrier rend peu de visites à la première de ses filles naturelles; mais il va souvent voir la seconde à Saint-Denis.

§ 3. — Religion et habitudes morales.

La famille appartient à la religion catholique et en observe les pratiques. Elle se repose le dimanche et ne manque jamais ce jour là de se rendre à la première messe du matin, réservée surtout au gens de couleur. À la quête qui suit l'office divin, l'ouvrier, bien que peu aisé, donne toujours pour les pauvres ou pour le service du culte. Les deux époux ne se sont encore confessés qu'à l'époque de leur mariage; ils se préparent à leur première communion en regrettant qu'à Saint- Paul l'instruction du catéchisme ne soit donnée qu'une fois par semaine aux affranchis et aux gens de couleur.

L'ouvrier est d'un caractère paisible et même taciturne. On ne trouve chez lui ni cette gaieté communicative, ni ce vif amour du plaisir qu'on rencontre ordinairement chez le nègre. Mais, en revanche, il possède, ainsi que sa femme, l'indolence caractéristique de sa race. Dans les nombreuses positions qu'il a successivement [163] parcourues, il a montré également une grande inconstance et une imprévoyance complète.

L'ouvrier et sa femme, esclaves jusqu'en 1848, ne savent ni lire ni écrire. P*** a compris par lui-même les inconvénients de ce manque absolu d'éducation, et il compte envoyer ses enfants à l'école.

§ 4. — Hygiène et service de santé.

P*** est d'une taille moyenne et d'un bon tempérament. Il souffre parfois de rhumatismes dans les jambes qu'il a contractés dans son métier de maçon. Sa femme n'a jamais été malade, même pendant ses grossesses. Ses enfants sont également d'une constitution robuste.

Il n'existe pas, à proprement parler, de service médical gratuit à la Réunion. L'hospice de la Providence ne reçoit que les vieillards et les infirmes. La société de Saint-François-Xavier, fondée sous la direction du clergé, dans le but d'instruire les affranchis et de leur porter secours quand ils sont malades, n'admet dans son sein que des membres qui ont fait leur première communion. Il en est de même de la société de Notre-Dame-de-Bon-Secours, qui est pour les femmes de la classe ouvrière ce que celle de Saint-François-Xavier est pour les hommes. Outre ces deux sociétés de secours mutuels, il en existe une troisième fondée en 1848 par les ouvriers de Saint-Denis sous le nom de Société ouvrière et industrielle, et sous le patronage de Saint-François-d'Assise. Par des cotisations mensuelles, elle entretient une caisse de secours qui permet de venir en aide aux sociétaires malades ou estropiés, ainsi qu'aux veuves et aux orphelins des sociétaires défunts.

Les médecins du pays se montrent heureusement fort peu intéressés. Consultés chez eux, ils ne font rien payer à la classe ouvrière; ils font même des visites gratuites aux pauvres et aux nécessiteux.

§ 5. — Rang de la famille.

La famille appartient à la classe des affranchis, si commune aujourd'hui dans les colonies françaises. L'ouvrier aime à être qualifié du titre de citoyen, que les anciens esclaves préfèrent à tout autre. Ce titre les relève à leurs propres yeux; ils se reportent par la pensée à ces temps d'égalité passagère où ils ont commencé à se parer de ce nom. Cette préférence, ces souvenirs se comprennent dans un pays où la délimitation des castes est très-marquée, où le sang [164] blanc sans mélange est considéré comme une marque de noblesse, où les hommes de couleur, quels qu'ils soient, ne sont admis qu'avec répugnance dans la bonne société (E).

II. Moyens d'existence de la famille

§ 6. — Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris.)

Immeubles............ 0f00

La famille ne possède aucun immeuble, et elle n'a pas les habitudes d'épargne qui permettent d'en acquérir.

Argent............ 0f00

Il n'existe aucune somme d'argent au logis; l'ouvrier est au contraire endetté.

Matériel spécial des travaux et industries............ 48f50

1o Outils de maçon. — 2 truelles, 5f00; — 2 marteaux, 15f00; — 1 massette, 2f00; — 1 équerre, 3f00; — 1 règle, 1f00. — Total, 26f00.

2o Ustensiles pour de blanchissage et pour l'entretien du linge. — 1 battoir, 1f00; — 1 fourneau, 3f50; — 2 fers à repasser (carreaux), 3f00; — 1 table avec deux tréteaux, 15f00. — Total, 22f50. —

Valeur totale des Propriétés............ 48f50

§ 7. — Subventions.

La famille ne jouit guère que d'une subvention: la location gratuite de la case ou cabane qu'elle occupe et qui lui est prêtée par l'ancien maître de la femme de l'ouvrier. Elle n'use pas de la faculté de ramasser sur les biens communaux les fruits, tels que les piments et les dattes (A) qui y croissent spontanément.

On peut cependant considérer aussi comme une subvention le prêt sans intérêt fait à l'ouvrier d'une somme de 50f.

§ 8. — Travaux et industries.

Travaux de l'ouvrier. — L'ouvrier exerce le métier de maçon; il gagne 2f50 par jour. Quand le travail manque, il se loue comme domestique pour un salaire journalier de 1f50.

[165] Travaux de la femme. — L'occupation principale de la femme consiste dans le blanchissage du linge d'un certain nombre de familles aisées de Saint-Paul. Elle est payée à prix fait 2f par centaine de pièces lavées; le savon est fourni par les clients. Les travaux secondaires de la femme sont la préparation des aliments, l'entretien et le blanchissage des vêtements et du linge de la famille.

Travaux des enfants. — Les enfants sont encore trop jeunes pour aider utilement les parents dans leurs travaux.

Industries entreprises par la famille. — Le blanchissage du linge de la famille est le seul travail exécuté à son propre compte.

III. Mode d'existence de la famille

§ 9. — Aliments et repas.

La base de l'alimentation de la famille est le riz bouilli, qu'a l'île de la Réunion les classes pauvres et aisées ont également adopté comme nourriture principale. La famille consomme ce riz avec des oignons, du piment, des citrouilles, des tomates et surtout avec des morelles (solum nigrum, Lin.), connues dans le pays sous le nom de brèdes. Les pommes de terre, la morue sèche bouillie, quelquefois des poissons de rebut, plus rarement le lard salé sont aussi mêlés au riz.

La famille ne mange jamais de viande; parfois cependant, le dimanche, à des intervalles assez éloignés, apparaît sur sa table un rôti de porc ou un carri de volaille1. L'ouvrier et sa femme, comme tous les créoles, ne peuvent s'habituer au pain et préfèrent de beaucoup le riz; les enfants mangent un petit pain chaque matin avant le déjeuner. Le vin n'entre pas dans la consommation du ménage; l'ouvrier boit seulement le matin, ou le soir avant dîner, un petit verre de rhum de bonne qualité, connu sous le nom d'arack.

La famille ne fait que deux repas par jour:

1o À midi, le déjeuner;

2o À huit heures, le dîner.

Ces deux repas sont presque invariablement composés, comme il [166] vient d'être dit, de riz bouilli mêlé de légumes ou de poisson salé.

Un pareil régime, adopté dans toutes la colonie, non-seulement par les affranchis et par les travailleurs indiens, mais encore par un bon nombre de créoles aisés, peut paraître insuffisant. Cependant, sous ce climat tropical, l'homme ainsi nourri peut encore endurer de grandes fatigues et produire une somme de travail considérable.

§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.

L'ouvrier occupe, avec sa femme et ses trois enfants, une cabane de bois dont la superficie n'excède pas quelques mètres carrés. Un grand lit et une table servant surtout au repassage, remplissent presque l'appartement. Les repas sont préparés et consommés en plein air devant la porte de la case.

Meubles: en assez mauvais état, mal entretenus, et surtout très peu nombreux: circonstances qu'on rencontre ordinairement dans la classe des affranchis............................ 128f50

1o Lit. — 1 bois de lit, 75f00; — 1 paillasse de paille de maïs, 5f00; — 1 matelas, 15f00; — 1 couverture de laine, 5f50; — 6 oreillers, 18f00. — Total, 118f50.

2e Mobilier de la case. — 1 table (la même qui sert au repassage), § 6 ; — 1 malle pour renfermer le linge et les vêtements, 10f00. — Total, 10f00.

Ustensiles: réduits au strict nécessaire............ 59f50

1o Servant à la préparation et à la consommation des aliments. — 4 marmites de fonte, 8f00; — 1 cafetière à médecine, de métal, 2f00; — 8 assiettes, 4f00; — 4 cuillers-de fer battu, 1f00; — 1 couteau de poche, 1f00; — 2 verres, 2f00; — 2 boîtes de zinc ayant contenu des conserves et servant de tasses, 0f20. — Total, 18f20.

2o Servant à l'éclairage. — Un verre à veilleuse, 0f30.

3o Servant aux soins de propreté et de la toilette. — 1 bassin de fer-blanc pour bains de pied, 2f00; — 1 rasoir, 7f50; — 2 peignes et 2 glaces, 4f00; — 1 parasol, 15f00; — 1 ombrelle, 12f50. — Total 41f00.

Linge de ménage: peu abondant, mais en assez bon état............ 15f00

2 draps de lit, 10f00; — 6 taies d'oreiller, 3f00; — 4 serviettes, 2f00. — Total, 15f00.

Vêtements: à peine suffisants, servant également les jours de fête et les jours de travail, renouvelés tous les ans. L'ouvrier et sa femme, comme tous les gens de couleur, vont nu-pieds dans toutes les saisons............ 167f50

Vêtements de l'ouvrier (55f00):

4 pantalons de percale bleue dite guinée, 15f00; — 3 gilets de même étoffe, 7f50; — 4 chemises blanches, 20f00; — 1 chapeau de feutre, 12f50. — Total, 55f00.

[167] Vêtements de la femme (51f00):

3 robes d'indienne, 18f00; — 1 châle de mérinos, 15f00; — 6 chemises, 15f00; — 3 foulards pour la tête dits madras, 3f00. — Total, 51f00.

Vêtements de la fille aînée (33f50):

3 robes, 18f00; — 3 chemises, 6f00; — 1 paire de brodequins et deux paires de bas pour les dimanches, 9f50. — Total, 33f50.

Vêtements de la seconde fille (16f00):

2 robes, 4f00; — 4 chemises, 4f00; — 1 paire de souliers et deux paires de bas pour les dimanches, 8f00. — Total, 16f00.

Vêtements de la troisième fille (12f00):

4 chemises, 4f00; — 2 paires de souliers et 2 paires de chaussettes, 8f00. — Total, 12f00. —

Valeur totale du mobilier et des vêtements........ 370f50

§ 11. — Récréations.

Les récréations de la famille sont presque nulles. L'ouvrier ne fréquente ni les buvettes ni les lieux de danse; il se contente de fumer tous les deux jours une pipe de tabac. Sa principale distraction consiste à jouer un moment le soir avec ses enfants; parfois il cause avec un Malabar, jardinier du voisinage, qui lui apprend quelques mots de la langue tamule (dialecte de Madras), ou bien il se rend chez une famille indienne, qui habite non loin de sa case. et assiste avec curiosité à ses cérémonies et à ses fêtes religieuses.

La femme prend encore moins de récréation que l'ouvrier. Son unique plaisir consiste à se laisser aller, quand son travail est fini, a cette douce somnolence particulière aux créoles et qui rappelle le kief des Orientaux.

IV. Histoire de la famille

§ 12. — Phases principales de l'existence.

L'ouvrier, né en 1826 à Saint-Denis, est fils d'un noir créole, esclave chez un colonel d'artillerie de marine et d'une Malgache (femme de Madagascar), esclave du même maître. L'ouvrier se dit le fils du colonel; il paraît avoir été instruit par sa mère de toutes les particularités de sa naissance. D'ailleurs, la couleur de sa peau rappelant celle du mulâtre, sa barbe assez fournie et ses cheveux [168] peu crépus confirment suffisamment cette assertion. Le noir, mari de la mère de l'ouvrier, existe encore; il peut avoir de 56 à 60 ans; il est établi à Sainte-Rose comme charpentier et a conservé avec son fils de bonnes relations.

P** a perdu sa mère à l'âge de 10 ans, et est resté jusqu'à sa douzième année comme domestique dans la maison du colonel. Il a été loué à cette époque au propriétaire d'une sucrerie de la commune de Saint-André. Il travaillait jours et dimanches dans l'usine à faire osciller le balancier de la pompe à vesou (C), et son maître touchait les 60f qu'il gagnait tous les mois.

Quand l'émancipation fut proclamée, le 20 décembre 1848, par le commissaire de la République française (H), l'ouvrier, rendu à la liberté, ajouta à son nom de Julien celui de P*** comme nom de franchise, et changea son titre d'esclave contre celui de citoyen. Il resta néanmoins chez son patron et continua son métier de pompier pour un salaire de 7f50 par mois, sans compter la nourriture et le logement. En 1850, P**, congédié de l'usine par un nouveau régisseur, entra aux mêmes conditions, comme cultivateur, chez un juge de paix de Saint-André. Il était occupé à planter du maïs et à gratter les cannes, c'est-à-dire à ameublir la terre à leur pied.

En 1851, P*** entre à Saint-Denis comme cuisinier chez un capitaine au long cours. Il reçoit un salaire mensuel de 20f, et il est de plus nourri et logé. Au bout de six mois, son capitaine ayant repris la mer, il entre comme garçon dans un magasin de tissus avec 30f par mois et la nourriture. Il y reste jusqu'en 1854, époque où il vient travailler comme manœuvre maçon à la construction du bazar ou marché de Saint-Denis avec un salaire de 1f50 par jour. l quitte bientôt cette nouvelle position pour entrer comme domestique à la loge des francs-maçons, moyennant 40f par mois, en outre de la nourriture et du logement. Sorti de la, il s'emploie comme tailleur de pierre dans les travaux de la cathédrale de Saint-Denis au prix de 2f50 par jour; il entre ensuite chez un tailleur d'habits comme commis avec 45f par mois et le logement.

Grand ami du changement comme les esclaves affranchis, et jusqu'ici changeant en général le bien pour le mieux, P*** se retrouve, en 1860, sur la route de Saint-Gilles, employé comme maçon et casseur de pierres et cultivant, dans ses moments de loisir, un petit champ de mais. L'année 1861 l'a vu arriver a Saint-Paul, où il se loue comme domestique dans les maisons aisées et travaille dans les usines comme maçon vers l'époque de la roulaison (C).

En 1850, à l'age de vingt-quatre ans, l'ouvrier a épousé à Saint-Denis une ancienne esclave, une négresse, affranchie comme lui en 1848. Les parents de la femme, tous deux noirs créoles, vivent [169] encore et sont fixés à Saint-Paul. Sortie de chez ses maîtres, dès qu'elle fut émancipée, la femme alla tenir une cantine à Saint-Denis; deux ans après elle s'établit comme blanchisseuse dans la même ville. C'est là qu'elle s'est mariée avec P***. Elle l'a suivi à Saint-Gilles et récemment encore à Saint-Paul, où elle continue à exercer avec assez de profit son métier de blanchisseuse, qu'elle n'a pas abandonné.

§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

L'émancipation des esclaves, en donnant aux affranchis le titre de citoyens, n'a pu leur donner bien des satisfactions morales, si légitimement acquises aux ouvriers européens. Une ligne de démarcation profonde existe toujours a l'île de la Réunion entre les gens de couleur et la race blanche. Cette ligne, P*** et sa femme n'ont aucune envie, aucun pouvoir de la franchir; mais, en eussent-ils les moyens, les mœurs de la colonie les empêcheraient de prendre rang dans une classe au-dessus de la leur (E).

Au point de vue matériel, l'émancipation a été, la plupart du temps, une cause de ruine pour la classe des affranchis. Imprévoyants et n'ayant aucun goût pour l'épargne, le noir comme le mulâtre libérés sont tombés souvent dans la dégradation et dans la misère; paresseux et inconstants, ils ont cédé peu à peu leur place sur toutes les plantations et dans toutes les usines aux Indiens et aux noirs engagés (F). Dans la famille ici décrie, l'ouvrier, déjà endetté, ne pourrait, sans le travail de sa femme, soutenir sa famille. Il n'a que des filles, et le relâchement des mœurs coloniales fera peut-être qu'elles rechercheront un jour, ailleurs que dans le travail, des moyens de subsistance pour elle et pour leurs parents.

L'avenir de la famille est donc loin d'être assuré. L'ouvrier et sa femme ne font pas encore partie des sociétés de secours mutuels, instituées depuis 1848 pour venir en aide aux affranchis des deux sexes (§ 4); enfin l'hospice de la Providence (§ 4) ne s'ouvrira devant eux qu'à l'époque de la vieillesse ou dans le cas de graves infirmités.

§ 14. — Budget des recettes de l'année.

Cliquez pour zoomer ou afficher en plein écran. Utilisez les flèches pour passer d'une page à l'autre (4 pages disponibles).

§ 15. — Budget des dépenses de l'année.

Cliquez pour zoomer ou afficher en plein écran. Utilisez les flèches pour passer d'une page à l'autre (3 pages disponibles).

Comptes annexés aux budgets.

Cliquez pour zoomer ou afficher en plein écran. Utilisez les flèches pour passer d'une page à l'autre (1 pages disponibles).

Notes

Faits importants d'organisation sociale; particularités remarquables; appréciations générales; conclusions.

(A) Sur les productions naturelles de l'île de la Réunion.

[178] Le sol de l'île de la Réunion est basaltique. Il parait avoir été soulevé par deux éruptions volcaniques, dont la première aurait donné naissance au Piton des neiges, et la seconde à un volcan, qui est encore en activité vers la pointe sud-est de l'île.

Le bassin de Saint-Paul est ce que, dans le langage colonial, on appelle les bas. Une série de plateaux, étagés au-dessus du premier massif de basalte qui protège la ville, forme ce qu'on nomme les hauts. C'est là que sont placées les habitations2 des planteurs et des fabricants de sucre. Autour d'elles sont les cahutes de leurs nombreux engagés.

Au-dessus des habitations commencent les brûlés avec leurs cratères éteints et leurs forêts d'arbres souvent rabougris. Le bois de natte (imbricaria maxima, Lamarck), rival de l'acajou et du palissandre, entre lesquels il tient le milieu, le bois d'olive, le bois de rode, le bois blanc (hermandia ovigera, Lin.) affectionnent les hauts. Jusqu'à mi-chemin, on rencontre l'arbre qui produit l'arbre (anona squamosa, Lin.), ce fruit qui, à cause de sa douceur et de son parfum, est considéré comme un des meilleurs fruits de l'île.

Enfin, au-dessus des brûlés s'élèvent des montagnes à pic, dont les flancs présentent de pittoresques colonnades de basalte. Le sommet de l'une d'elles, située dans la commune de Saint-Paul, est à une hauteur de plus de 2,950 mètres au-dessus du niveau de la mer.

Le sol de l'île de la Réunion n'offre au géologue que des basaltes ferrifères, qui attirent l'aimant et qui sont parsemés de péridot jaune vitreux employé dans la bijouterie sous le nom de chrysolithe. On a pensé un moment que les galets et les sables provenant du détritus de ces roches et rejetés en grande abondance sur le [179] rivage, ne renfermaient pas seulement du fer et des gemmes, mais aussi des métaux précieux. Le gouvernement français a même concédé à une compagnie parisienne le droit de les exploiter. Il est aujourd'hui démontré qu'ils ne contiennent aucune quantité exploitable d'or, d'argent, ni de platine.

Les seules richesses minérales de Bourbon sont les eaux thermales. Celles de Salazie (quartier de Saint-André) et celles de Cilaos (quartier de Saint-Louis), rappellent par leur composition et par leurs propriétés curatives les eaux de Vichy. Elles sortent de gorges d'une imposante majesté, qui règnent au pied du Piton des neiges, montagne dont le point culminant atteint 3,100 mètres de hauteur. D'autres eaux minérales, celles de Mafatte, existent dans la commune même de Saint-Paul. Elles sont sulfureuses et leur température est de 30 degrés centigrades; on les applique avec succès au traitement des maladies cutanées.

C'est surtout le règne végétal qui, à la Réunion, présente de grandes richesses. Les grands arbres de la colonie sont tous des essences tropicales. Les tamariniers (tamarindus indica, Lin.) et les bois noirs (acacia lebbeck, Willdenov) ont jusqu'aux jours des grands ouragans servi d'abri aux plants de café. Mêlés aux filaos (casuarina equisetifolia, Linné fils) ou pins des tropiques, ils ornent encore aujourd'hui les grandes routes de l'île, surtout aux abords des lieux habités. Avec eux il faut citer le cocotier (cocos nucifera, Lin.), dont les fruits bien connus renferment une eau3 d'un goût agréable; les différentes espèces de bananier (musa, Lin.); le manguier (mangifera indica, Lin.), dont les fruits, si renommés à Bourbon, tiennent à la fois de la prune et de la pêche par leur saveur, dépassant de beaucoup celle-ci par leur volume.

Le pignon d'Inde (curcas purgans), dont on retire une huile qui se prête à de nombreux emplois; le papayer (carica papaya, Lin.), qui produit un fuit analogue aux melons; le vacoa (pandanus utilis, Willdenow), dont on tresse les feuilles pour faire des sacs destinés à contenir le café et le sucre; l'avocat (persea gratissima, Gaertner), dont la poire contient un beurre bienfaisant; le li-tchi (euphoria li-tchi, Candolle), espèce de cerisier importé de Chine; le bibassier (eriobothrya japonica, Lindley), néflier du Japon; le goyavier (psidium pomiferum, Lin.), parent du cognassier d'Europe; l'évi ou arbre de Cythere, natif de Taïti, ainsi que l'arbre à [180] pain (artocarpus incisa, Lin.), sont également des arbres que l'on retrouve dans l'île presque partout.

À ces arbres se mêlent les lianes aux fleurs multicolores, l'hibiscus ponceau, l'ananas (bromelia ananas, lin.), l'aloès et les rosiers. Tous ces végétaux font des jardins de la Réunion de véritables lieux de délices. Ces jardins sont une espèce d'atrium parfumé, qui précède la varangue4, grande galerie ouverte sur le devant de la maison, où l'on fait la sieste le jour, et ou l'on respire la fraîcheur du soir à la clarté d'un lustre de cristal.

L'île de la Réunion est moins bien partagée sous le rapport du règne animal que sous celui du règne végétal. On rencontre en grande abondance, surtout à Saint-Paul, des scorpions et des scolopendres, des cancrelats (blatta americana), ennemis des habits et des livres, des guêpes jaunes à la piqûre malfaisante, enfin de gros moustiques, tourment incessant du dormeur.

Il existe à Bourbon peu d'oiseaux indigènes proprement dits. L'oiseau blanc, l'oiseau vert, l'oiseau de la vierge, le martin au bec jaune (merle des Philippines), qui fait aux sauterelles une guerre acharnée, ont été pour la plupart importés dans la colonie. Les oiseaux aquatiques, tels que les cormorans, les pélicans, les fouques (fulica), fréquentent les lieux inaccessibles du rivage; les pailles en queue (phaeton) se montrent aussi quelquefois.

Quant aux poissons et aux coquillages, qui vivent autour de l'île, ils sont très-nombreux et très-curieux. Les poissons sont connus, d'après leurs couleurs, sous les noms de poissons jaunes, bleus, rouges, etc. Parmi les poissons de rivière, il en faut citer un, véritable poisson en miniature, appelé de son nom populaire le bichique. On le pêche vers l'embouchure des rivières et on le mange avec le riz au carri, plat très en renom dans la colonie. Une assiette de bichiques en contient plusieurs milliers.

On n'a trouvé, lors de la découverte de l'île, que deux mammifères, le tanrec (centetes), sorte de hérisson, et la chauve-souris. Plusieurs de ces dernières, disent les récits du temps, avaient jusqu'à 1m30 d'envergure.

Les cabris sauvages, que le nègre marron et le petit blanc (créole des hauts) chassaient jadis avec tant d'ardeur, ont disparu de la Réunion, et les amateurs ne trouvent pas dans le bois, comme à l'île Maurice, l'attrait d'une chasse au cerf ou au singe.

(B) Sur l'histoire et le commerce de l'île de la Réunion.

[181] L'île de la Réunion fut découverte en 1545 par le Portugais Mascarenha, qui lui donna son nom. Elle était inhabitée, et les Portugais ne l'occupèrent point. En 1642, M. de Proni s'y établit au nom de la Compagnie française des Indes orientales. M. de Flacourt, gouverneur de Madagascar, en reprit possession pour le roi de France, en 1649, et l'appela île Bourbon. Elle a gardé ce nom jusqu'à la première République, et l'une des époques glorieuses de sa colonisation correspond au milieu du siècle passé, alors que l'île Bourbon se trouvait aux mains de la Compagnie des Andes.

Sous la première République, l'île fut baptisée du nom de la Réunion. À la fin du Consulat et sous le premier Empire, elle fut appelée île Bonaparte. Elle a repris son nom d'île Bourbon sous l'occupation anglaise (1810-1815) et jusqu'en 1848. Alors on lui a donné de nouveau et elle a gardé son ancien nom républicain; mais les colons et la plupart des étrangers l'appellent encore volontiers île Bourbon.

Cette île, par son importance et ses progrès, mérite le titre de colonie modèle, qui lui a été décerné. Sa capitale, Saint-Denis, est une ville de premier ordre; il est seulement fâcheux que son port ne soit qu'une rade foraine, inhospitalière comme tous les autres mouillages de l'île.

Les exportations de la Réunion s'établissent de la manière suivante pour l'année 1860;

Volumes des exportations de la Réunion en 1860 (notes annexes)
Volumes des exportations de la Réunion en 1860 (notes annexes).

Le coton, depuis 1834, et le cacao depuis 1845, ont disparu du commerce de la colonie. Les épices ne forment plus qu'une annexe peu importante de la grande culture; à leur tête se place le girofle, qui fut longtemps pour la colonie la source d'un grand revenu. De 1825 à 1829, la moyenne de la production annuelle a été de 800,000k; en 1849, elle était encore de 728,000k; mais à partir de 1850, elle commença à décliner rapidement sous la double influence des coups de vent et de l'avilissement des prix5.

[182] La production du café a également beaucoup diminué, et cela, à la suite des nombreux coups de vent, de la maladie des bois noirs servant d'abri et surtout des déceptions qui ont porté les planteurs à couvrir préférablement de cannes à sucre toutes les terres de quelque valeur. Le chiffre de la production du café s'est élevé en 1817 jusqu'à 3.531,000 kilogrammes6.

Au contraire, la production de la vanille a pris, depuis quelque temps à la Réunion, des proportions énormes; cette culture, qui ne donnait que 3k de gousses en 1849, a fourni, en 1860, 6,097k vendus de 40 a 50 francs dans la colonie7.

La culture du tabac commence à prendre une assez grande extension; les espèces cultivées sont remarquables par la finesse de leur feuillage et la délicatesse de leur arôme; celle, dite manille, surtout parait éminemment propre à faire des robes de cigares et est, à ce titre, très-recherchée. La production de 1860 a été de 25,939k vendus 1,358,178k8.

En 1859, la valeur totale du commerce d'exportation et d'importation a été de près de 80 millions de francs. Le trafic avec la France entre pour les deux tiers dans ce chiffre, et en retour des denrées coloniales qu'elle reçoit, la métropole expédie à Bourbon des vins, des machines, des tissus, des objets de mode. etc.

Le mouvement commercial s'est effectué en 1859, à Bourbon, par 356 navires d'une jauge totale de 108,000 tonneaux. La marine nationale a fourni à elle seule 318 navires. Le port de Nantes est celui qui fait le plus grand commerce avec Bourbon; viennent ensuite le Havre, Marseille et Bordeaux. Saint-Denis a aussi un certain nombre de relations avec les ports français de l'Inde qui expédient du riz, du coton, du tabac, des tissus, et avec Terre-Neuve, d'où la Réunion reçoit du poisson salé. Le commerce avec l'étranger est concentré sur l'Inde anglaise, la colonie du Cap, l'Australie, Maurice et Madagascar. Les marchandises importées de ces contrées sont du blé, du riz et autres céréales, de l'huile de coco, etc. Les bœufs viennent de Madagascar, et le guano est tiré du Pérou. Le pacte colonial en vertu duquel, depuis Colbert, la France pesait sur le commerce de ses colonies, a été heureusement déchiré tout récemment, à la grande satisfaction des habitants de Bourbon. Obligée jusqu'ici de payer en argent les marchandises qu'elle tirait de l'Inde, l'île de la Réunion a été plusieurs fois exposée à des crises monétaires très-graves. Aujourd'hui que le trafic lui est librement permis avec l'étranger, et qu'elle pourra envoyer dans l'Inde et [183] surtout dans les États-Unis du sucre, du café et autres denrées en retour de celles qu'elle en reçoit, ces inconvénients disparaîtront. On ne verra plus l'argent abandonner le pays comme par enchantement et y être remplacé par le papier-monnaie ou par des pièces de mauvais aloi. On verra, et ceci est surtout important, le prix des objets de consommation s'abaisser peu à peu dans la colonie jusqu'au niveau de leurs prix dans l'île voisine, l'île Maurice, qui jouit, sous la domination anglaise, de la liberté commerciale.

(C) Sur la production du sucre de canne a l'île de la Réunion.

La coupe des cannes et la fabrication du sucre dans les colonies sont les vendanges des tropiques. Le nom de roulaison a été donné à cette période du travail colonial. Les cannes, apportées au pressoir, rendent un jus aqueux et sucré que l'on nomme le vesou. Ce vesou est amené dans des appareils de défécation, où l'on précipite, au moyen de la chaux, l'albumine et les sels minéraux qu'il renferme. Ce liquide clarifié s'appelle sirop. Ce sirop est concentré par la chaleur dans un appareil appelé, du nom de son inventeur, batterie à la Gimart. Sa cuisson et sa cristallisation s'opèrent dans les appareils Wetzell à basse température. Les cristaux sont égouttés et séchés dans des turbines à force centrifuge.

Le procédé de fabrication qui vient d'être sommairement indiqué est en usage dans la plus grande partie des usines de la Réunion. M. Aubry-Lecomte9 classe de la manière suivante les différentes méthodes de production:

1o Évaporation et cuisson à feu nu dans des chaudières de fonte;

2o Évaporation à 30° (Baumé) dans la batterie Gimart, et cuisson dans les appareils Wetzell à haute température;

3e Évaporation a la batterie Gimart; cuisson dans le vide;

4o Évaporation et cuisson dans les appareils à triple effet.

M. Aubry-Lecomte constate, en outre, que sur 119 usines:

2 marchent à feu nu:

160 emploient les batteries Gimart et Vetell;

12 cuisent dans le vide:

2 emploient les appareils à triple effet.

« Dix-sept usines seulement sont mues par des chutes d'eanu; toutes les autres ont des machines à vapeur.

[184] « La plupart des établissements se servent de turbines, presque toutes sans adjonction d'eau, ni même de clairce, et les sucres de sirop se trouvent mélangés dans la qualité moyenne de leur fabrication.

« En général, l'emploi de la turbine dans la fabrication coloniale a considérablement amélioré la qualité des sucres par l'expulsion complète des sirops.

« La canne rouge, la canne Diard et la canne Pinang, sont celles qu'on cultive généralement; elles sont pressées par des moulins à trois cylindres et leur rendement est de 65 à 70 pour cent environ.

« 1,000 litres de vesou donnent ordinairement 180 kilogrammes de sucre de belle nuance; mais certains terrains en fournissent beaucoup plus pour une même quantité de jus.

« Le rendement moyen d'un hectare planté en cannes est de 9,200 kilogrammes de sucre, et sa culture exige l'emploi de 10 hommes.

« Les usines fabriquent, suivant leur importance, de 250,000 à 1,700,000 kilogrammes de sucre par an. La campagne de 1859 1860 a été de 68,469,081 kilogrammes de sucre; celle de 1861 a dépassé 73,000,000 de kilogrammes10. »

L'affranchissement des esclaves est loin d'avoir, comme on le craignait, ralenti la production; la fabrication du sucre a quadruplé, au contraire, depuis 1849. On ne saurait objecter que cet accroissement a été obtenu, comme à Maurice, par une augmentation correspondante dans le nombre des travailleurs, puisqu'en 1860 les travailleurs immigrants n'étaient guère plus nombreux à Bourbon que les esclaves au moment de l'affranchissement. Et, s'il est vrai de dire que l'emploi du guano, le défrichement de terres jusque-là réputées stériles, enfin l'abandon de plus en plus grand de la culture du giroflier, remplacée par celle de la canne, ont singulièrement accru la production en sucre, il n'en est pas moins vrai que le travail libre a contribué aussi pour une bonne part à cette remarquable augmentation; et ces faits répondent victorieusement à ceux qui défendent encore l'esclavage dans l'intérêt des cultures tropicales.

Avec les sirops incristallisables. résidus de la fabrication du sucre, autrement dit les mélasses, on produit à la Réunion une sorte de rhum de basse qualité qu'on appelle arack. Cette liqueur s'obtient par distillation, et les usines ou elle se fabrique portent le [185] nom de guildives. La production totale dépasse aujourd'hui 2 millions de litres par année; c'est une très-grande source de revenus pour l'État, mais une occasion très-fréquente d'ivrognerie pour le noir comme pour l'Indien.

Terminons ce qui se rapporte à la production du sucre, en faisant observer que ce produit forme à lui seul presque la totalité du commerce d'exportation de la colonie, et que le nombre des sacs tressés avec les feuilles du vacoa (A), pour y renfermer le sucre et le café s'élève, à la Réunion, à trois millions par an, vendus 0f45 à 0f65 la pièce. Les femmes et les enfants trouvent dans la fabrication de ces sacs une occupation fructueuse, et des quartiers pauvres vivent presque entièrement de ce travail.

(D) Sur les différentes races d'hommes qui peuplent l’île de la Réunion.

Au moment de l'émancipation générale des esclaves, en 1848, la population libre de la Réunion était évaluée à 37,000 âmes, et le nombre des esclaves était de 66,000 (H).

En 1860, le chiffre des habitants dépassait 170,000 âmes, dont 105,000 environ composant la population sédentaire ( blancs, créoles, Européens, affranchis, etc.), et 60,000 immigrants (Indiens, Africains et Chinois). Les Indiens forment un peu plus de la moitié de ce dernier nombre.

Le chiffre des femmes n'est que le dixième de celui des hommes, pour les coolies de l'Inde, et le quart pour les Africains. Les Chinois, qui sont au plus au nombre de 400, n'ont avec eux aucune femme.

Sous la dénomination générale d'Africains sont compris tous les noirs de la côte orientale d'Afrique, Cafres, Mozambique, nègres arabes des Comores, de Zanzibar, Malgaches, etc.

Les nègres affranchis ont déserté les plantations, et l'on n'estime pas à plus du quart de léur nombre primitif ceux qui y sont restés. L'affranchissement eut lieu d'ailleurs sans troubles, et les esclaves s'engagèrent à travailler deux ans pour leurs maîtres à prix débattu. Aujourd'hui, les affranchis ne signent plus que des livrets d'un an; ils ont le travail de la terre en horreur quand ils ne s'y livrent pas pour eux-mêmes. Contents de peu, très-sobres, à peine vêtus, ils n'ont d'autre ambition que de se bâtir une petite cabane ou ils cultivent quelques légumes et élèvent de la volaille. Leur temps [186] se passe doucement entre cette occupation peu fatigante et la vente qu'ils vont faire au bazar ou marché de leurs produits de jardinage et de basse-cour. Les noirs immigrants d'abord, et aujourd'hui les coolies indiens ont remplacé sur les habitations les anciens esclaves. es parias de l'Inde, aussi sobres que le noir, puisqu'ils ne vivent comme lui que de riz et de poisson salé, se montrent dociles et soumis à leurs nouveaux maîtres. Mais ils sont moins vigoureux, moins durs a la fatigue que les enfants de l'Afrique et leur travail sur les plantations ne vaut pas celui des anciens esclaves ou des noirs immigrants.

(E) Sur la répugnance qu'inspirent les hommes de couleur dans les colonies.

L'esprit d'oppression qui existe en Amérique contre les races de couleur se retrouve dans les colonies françaises, où les édits de nos rois l'avaient même fomenté11. Malgré l'affranchissement, la délimitation des classes est toujours très-nettement marquée à la Réunion. Les noirs et les mulâtres ne sont pas admis dans la bonne société; on ne leur présente même pas la main. Les femmes de couleur elles-mêmes préfèrent vivre en concubinage avec des blancs qu'être les femmes légitimes, non-seulement des noirs, mais même des mulâtres. Les hommes de couleur souffrent amèrement de cette oppression morale dont ils sont victimes, et parfois, pour montrer qu'ils sont bien les égaux des blancs, même en intelligence, ils se plaisent à citer le nom du célèbre [Lislet Geoffroy] de l'île Maurice. Ce créole, né à Port-Louis d'un blanc et d'une Malgache, mais resté noir pour la couleur et pour les traits, se distingua tellement dans les sciences naturelles, qu'il fut, au siècle passé, nommé correspondant de l'Académie des sciences de Paris.

Au temps de l'esclavage, l'esprit d'exclusion contre le noir allait si loin, à la Réunion, qu'ils ne jouissaient pas même de l'égalité devant la mort; ils étaient enterrés dans une fosse commune hors du cimetière des blancs.

(F) Sur le recrutement et l’immigration des travailleurs étrangers dans les colonies.

[187] Le noir affranchi ayant refusé presque partout de continuer à travailler sur les plantations, on a dû songer, dans toutes les colonies, à le remplacer par des travailleurs immigrants. À l'île de la Réunion, on s'est d'abord adressé à la côte orientale d'Afrique ou des faits regrettables ont eu lieu. On s'est livré à une véritable traite, sans même la déguiser. Des esclaves ont été achetés d'avance au sultan des Comores. Des Malgaches ont été violemment enlevés des ports de Madagascar. On a vu les petits princes des côtes africaines faire la guerre pour avoir des prisonniers, et, trouvant le métier bon, persuader à ces mêmes prisonniers que les capitaines de Bourbon venaient les acheter, afin de les vendre comme viande de boucherie dans un pays qui ne nourrissait pas de bœufs. Les pauvres esclaves, entassés sur les navires, s'y laissaient presque tous mourir de faim pour n'être pas mangés, et le prince africain. préalablement payé de sa marchandise humaine, ne tardait pas à recevoir la commande d'une nouvelle fourniture.

La France a été hautement accusée de traite dans les cabinets européens, et en 1859, un vaisseau portugais a capturé un navire français, le Charles-Georges, chargé de noirs Mozambique. L'affaire s'est envenimée, et deux vaisseaux de guerre français ont dû aller s'embosser devant Lisbonne. La même année, un navire arrivant à la Réunion avec des noirs à bord les a trop précipitamment débarqués, et le choléra a éclaté à Saint-Denis. En présence de ces faits, et pour donner satisfaction à l'opinion publique justement émue, l'empereur Napoléon a pris la résolution d'interdire le recrutement des travailleurs noirs par voie de rachat. Cette concession faite à l'Angleterre a motivé et nécessité l'autorisation par elle accordée à la France, d'engager des travailleurs indiens, d'embarquer ces émigrants soit dans les ports britanniques, soit dans les ports français de l'Inde.

Les traités que passent les travailleurs avec leurs patrons sont de cinq ans. L'Indien, en s'engageant, a droit à la nourriture, composée de riz et de poisson salé, et au logement, consistant en une cahute de paille dans laquelle sont entassés plusieurs travailleurs; l'engagé reçoit 10 à 20f par mois. Les frais d'immigration et de rapatriement sont a la charge des colons. Des agents spéciaux, portant le titre de syndics des immigrants, sont nommés par le gouvernement de la colonie pour veiller a leurs intérêts.

[188] L'île Bourbon, en 1860, n'a tiré de l'Inde anglaise qu'un nombre limité de travailleurs, 6,000 au plus; mais en vertu d'une convention conclue avec l'Angleterre le 30 juillet 1861, la France peut aujourd'hui engager dans l'Inde pour le service de ses colonies autant de coolies qu'elle voudra. La durée des engagements est toujours limitée à cinq années, et les précautions les plus minutieuses ont été prises par la Grande-Bretagne pour garantir les droits des immigrants au point de vue des jours, des heures et des conditions de travail, des gages, des salaires et rations, de l'assistance médicale, etc.

La convention pour le recrutement des travailleurs indiens n'est valable que pour une durée de trois ans et demi, et des événements imprévus pourraient d'ailleurs en rendre l'exécution impraticable. Aussi est-il fâcheux que l'île Bourbon se soit jusqu'ici montrée rebelle à une immigration chinoise, parce qu'un premier essai, fait dans de mauvaises conditions, n'a pas réussi. Les Chinois, en effet, ont suffisamment montré leur aptitude a la culture en Californie et en Australie. de même qu'au Pérou et dans l'île de Cuba. Ce sont eux aussi qui, sous le soleil vertical de l'équateur et sous un climat meurtrier, ont seuls été capables d'exécuter une des œuvres les plus grandioses de ce siècle, le chemin de fer de Panama. Aux îles Chincha, les Chinois seuls ont pu se charger de la fouille et de l'embarquement du guano; ce précieux engrais qui fait maintenant le tour du monde, augmente notablement la production et la valeur des terres et opère des miracles dans la culture, notamment dans celle de la canne à sucre, comme on le voit à Maurice et à Bourbon.

Mais à tous les travailleurs indiens ou chinois, le planteur préférera toujours le noir aux formes athlétiques, aux membres infatigables, capable de résister aux ardeurs du soleil tropical. Les colons de Bourbon ne cessent de demander que les marchés à esclaves de l'Afrique leur soient encore accessibles; ils fatigueront la métropole de leurs pétitions pour que le recrutement des travailleurs noirs par voie de rachat leur soit de nouveau permis. Le noir possède, en effet, entre autres qualités qui le rendent précieux, celle de s'attacher aux pays où on le transporte; il ne songe pas, comme l'Indien et le Chinois, à s'amasser un petit pécule pour retourner au plus vite dans sa patrie; il n'a pas, comme eux, la passion du commerce de détail et préfère encore le travail de la terre à celui d'une boutique; il est vrai que, si on le laisse libre, il préfère aussi ne pas travailler du tout.

(G) Sur le régime colonial de la France et l'absentéisme des colons.

[189] Les colonies françaises ont eu à lutter contre deux écueils qui ont beaucoup arrêté leurs développements et leurs progrès. Ces deux écueils sont le pacte colonial et l'organisation politique des colonies. Le premier n'existe plus à l'île de la Réunion, et il a aujourd'hui presque entièrement disparu de nos colonies sous l'influence des principes de liberté commerciale qui sont plus que jamais à l'ordre du jour en errance comme en Angleterre.

En vertu du pacte colonial, dont l'invention remonte à Colbert, les intérêts de la colonie se trouvaient invariablement liés à ceux de la métropole. Celle-ci achetait exclusivement lés denrées coloniales, et envoyait en retour ses produits fabriqués. Les navires de la mère patrie faisaient seuls tout le commerce avec la colonie. Celle-ci ne pouvait profiter des relations avec l'étranger: ses ports leur étaient à peine ouverts, et des droits à peu près prohibitifs les éloignaient. Plus qu'aucune autre colonie, la Réunion a eu à souffrir du pacte colonial, étrange contrat qui liait les deux parties et qui n'était librement accepté que par l'une d'elles. Dans sa dernière session, le conseil général de la Martinique réclamait en ces termes contre les inconvénients d'un pareil système:

« La colonie de la Martinique, terre française, et jalouse d'être reconnue pour telle par la mère patrie, demande à être traitée comme un département de la France pour les tarifs du commerce. Elle réclame le droit absolu d'exploiter, comme tous les autres départements de l'empire, ses denrées et ses produits par tous pavillons et pour toutes destinations, et par conséquent de choisir son marché et d'y aborder directement. Elle réclame également le droit d'importer par tous pavillons les denrées et marchandises de toutes provenances, sans que ces denrées et marchandises soient assujetties à des tarifs plus élevés que ceux en vigueur dans la métropole. »

Le second écueil de nos colonies, signalé plus haut, est l'absence de toute vie politique et municipale. Leur constitution est telle qu'elle laisse au chef de la colonie, le gouverneur (ordinairement un capitaine de vaisseau), un pouvoir dictatorial. Son conseil privé n'est formé que des chefs de service: l'ordonnateur, le directeur de l'intérieur, le procureur général, le contrôleur colonial, et l'évêque pour les questions de culte. C'est à peine si deux habitants notables sont appelé dans le conseil par le gouverneur. Les membres du conseil général sont nommés par lui, de même que les conseillers municipaux et les maires. Le délégué colonial lui-même, [190] sorte de député que la colonie envoie à Paris pour y représenter ses intérêts devant le ministre compétent, doit avoir sa nomination ratifiée par le gouverneur. Il est choisi, du reste, parmi les membres du conseil général. Comme on le voit, le gouverneur est plus qu'un préfet, plus qu'un chef d'État dans un gouvernement constitutionnel; il jouit d'un pouvoir absolu sans contrôle.

Les colons souffrent amèrement de ce manque de liberté politique et municipale. Comme on leur enlève ainsi tout ce qui peut les attacher au sol après l'amour du gain, ils quittent au plus vite la colonie aussitôt qu'ils y ont fait fortune.

En 1860, les colons de la Réunion rédigèrent un projet d'adresse ayant pour but de solliciter les libertés et les garanties politiques dont la colonie est privée. Ce projet fut naturellement écarté par le conseil général. Il prit alors la forme d'une pétition adressée au Sénat. Les colons y sollicitent:

1o Une loi sur la presse périodique, aujourd'hui livrée au pouvoir discrétionnaire du gouverneur;

2o Le rétablissement des élections par la voie du suffrage direct et universel pour nommer le conseil général et les conseils municipaux:

3o L'institution du jury en matière criminelle;

4o La faculté du pourvoi en cassation pour les condamnés criminels;

5o L'admission au Corps législatif d'un député de la colonie.

Ainsi d'une part les colonies françaises soufrent du manque de liberté commerciale, d'autre part de l'absence de liberté municipale et politique. En tutelle sous tous les rapports, elles ne peuvent librement se développer. Ces faits, a défaut d'autres, expliquent l'infériorité coloniale de la France, à l'époque actuelle, tandis que, grâce a la liberté dont elles jouissent à tous égards. les colonies anglaises se développent avec une si prodigieuse rapidité.

(H) note sur l’émancipation des esclaves a l’île de la Réunion.

Par M. Auguste Cochin.

De nombreuses raisons se réunissaient pour faire craindre que l'émancipation des esclaves, décrétée le mars 1848, ne déchaînât sur l'île de la Réunion une crise plus douloureuse que partout ailleurs; elle fut plus douce.

[191] Sur une terre située à quatre mille lieues de la métropole, sans appui au milieu de pays étrangers, pourvue de faibles ressources locales, récemment éprouvée par des ouragans et par la maladie de la canne à sucre, devenue sa principale culture, se pressait une population de 37.000 blancs, de 66,000 esclaves et de 7,695 engagés de toute sorte, Cafres,Indiens, Madécasses, Malais, Chinois. Dans le nombre des blancs on comptait les gens de couleur libres, presque tous ennemis du travail, incapables de remplir des fonctions ou de maintenir l'ordre. Les engagés étaient bien loin de valoir les esclaves. La statistique criminelle12 constatait que les crimes et délits étaient commis dans la proportion de:

1 sur 300 esclaves.

1 sur 60 indiens.

1 sur 13 chinois.

Ces engagés ne pesaient pas moins sur la richesse de l'île; pour les nourrir, il fallait déjà demander à l'Inde, tous les mois, 20,000 à 25,000 balles de riz, qui se payaient en espèces.

La prospérité de l'île et sa sécurité étaient donc fort imparfaites. Les moyens de défense matérielle n'étaient pas rassurants: la garnison était assez forte, mais en mauvaise harmonie avec la milice; le nombre des canons assez considérable, mais ils étaient sans affût. Sans doute, la bonté des blancs, la douceur des noirs, rendaient les rapports faciles entre eux. Par bonheur, depuis quelques années, les noirs avaient été évangélisés avec autant de zèle que de fruit par des prêtres admirables, et leur influence personnelle contribuait puissamment à l'union des classes. Mais l'incertitude que les projets d'émancipation laissaient planer sur les esprits compromettait ces bonnes relations. Le gouvernement ne se montrait net et décidé ni sur l'abolition ni sur l'indemnité; les esclaves étaient aussi inquiets que les colons, et parmi ces derniers il en était beaucoup qui, fatigués de ces longues hésitations, souhaitaient, demandaient même, quelle que fut la décision, qu'on la prit enfin. Il vient un moment où l'accusé n'a qu'un désir, c'est qu'on le juge: subir l'arrêt n'est rien auprès du supplice de l'attendre.

Cette agitation des esprits, envenimée par de mauvais journaux, paraissait au moment de se traduire au dehors. Au moment de la fête du roi, 1er mai 1848, le sage et ferme gouverneur de la Réunion, M. le capitaine de vaisseau Graëb, crut devoir ajourner la revue habituelle, pour éviter une occasion de trouble. Il ignorait [192] cependant que déjà depuis deux mois le roi dont on célébrait la fête avait pris le chemin de l'exil. Les premiers bruits de changement soudain dans le gouvernement de la France parvinrent à la Réunion à la fin de mai, et le gouverneur, officiellement averti, proclama la République le 9 juin.

Les trois mois qui suivirent furent pénibles. Des lettres arrivées de France jetèrent des doutes inexacts sur la question de l'indemnité. On ne parla de rien moins que de se séparer de la France, comme en 1794, de résister, même par la force, au commissaire général à son arrivée. Des clubs et des journaux s'organisèrent. Une assemblée générale de 120 délégués des communes, sorte de club central régulier, s'organisa par élection, à la fin de juillet, et. lorsque la nouvelle des décrets du 27 avril parvint à la Réunion, cette assemblée les déclara rendus par un pouvoir incompétent et rédigea un programme à soumettre à la métropole, par lequel, sans combattre l'affranchissement des esclaves, on demandait: 1o l'ajournement de la mesure, afin de laisser le temps de rentrer les récoles et d'organiser des écoles, des hospices et des ateliers de discipline; 2o le rétablissement préalable d'une assemblée coloniale; 3o la formation de la garde nationale et des conseils municipaux avant l'abolition; 4o l'indemnité. Le même accord se montra sur la place publique, lorsque, au mois d'août, une parole imprudente ayant exaspéré les noirs à Saint- Pierre, 5,000 habitants se réunirent aussitôt pour veiller au maintien de l'ordre.

Afin d'aviser à la diminution du travail, le gouverneur prit, en septembre, la résolution d'abroger l'arrêté pris le 6 mars 1839 pour interdire l'immigration ultérieure des Indiens; mais il ne se vit pas forcé de promulguer prématurément l'abolition de l'esclavage, bien qu'il y eût été autorisé par une dépêche du 7 mai; et, lorsque son successeur arriva (13 octobre), la colonie était en paix, et le travail n'était presque sur aucun point interrompu.

Le commissaire général, M. Sarda-Garriga, publia, le 18 octobre, en audience solennelle de la Cour les décrets d'émancipation. Il eut le bon esprit de fermer les clubs, de s'entourer de conseils éclairés et d'ordonner, par un arrêté prévoyant, que tout esclave devait, avant le 20 décembre, terme des deux mois de délai accordés par les décrets, être muni d'un engagement de travail de deux ans dans une sucrerie, ou d'un an comme domestique, sous peine d'être considéré et puni comme vagabond. Grâce à ces mesures, suivies d'un arrêté pour créer un atelier de discipline, à l'entente des habitants et à la conduite de l'ancien gouverneur et des principaux fonctionnaires, la transition fut plus douce qu'on ne [193] l'espérait. La proclamation de la libération définitive des esclaves, le 20 décembre, fut un jour de fête. Le commissaire et le commandant de la station navale affirmaient tous les deux, à la fin du mois, que l'année se termiuait sans désordre.

Les élections qui suivirent n'agitèrent pas beaucoup, parce qu'on ne s'y rendit pas; il n'y eut que 5,200 votants sur 36,000 inscrits.

La meilleure preuve du prompt retour du calme et même du travail, malgré des ruines réelles et des jours douloureux, est dans le chiffre de la production. La paresse, première forme de l'indépendance de pauvres gens pour qui le droit de ne rien faire était le synonyme naturel de la liberté, puisque la servitude avait été le devoir de trop faire, le manque de capitaux, l'inquiétude née d'une double transformation politique et sociale, pesèrent sur la production de manière à faire tomber la plus importante, celle du sucre, de 24,000,000k en 1847, a 21,700,000k en 1848; mais déjà en 1849, première année de liberté, le chiffre remontait à 23,660,000k; en 1850, sans le terrible ouragan du 1e mars, dont les conséquences furent assez graves pour que la Métropole intervint par un secours de 100,000f, il eût atteint le chiffre de 1847, auquel il ne fut inférieur que de 500,000f; ce chiffre fut dépassé en 1851, année où la production s'éleva à 26,000,000k.

Ces résultats, dus certainement, comme l'indiquait dès le commencement le commissaire général, au bon esprit des deux classes, il convient de les attribuer aussi à la facilité qu'eut la colonie de se procurer des bras. Plus de 20,000 indiens et quelques centaines d'Africains furent introduits dans les premières années; triste recrue pour le bon ordre, pour les mœurs et même pour la richesse, parce que les coolies conservent leur salaire afin de l'emporter dans leur pays, au lieu de s'établir comme les noirs, mais supplément précieux pour compenser la désertion des grandes habitations.

En 1848, comme en 1794, l'île de la Réunion trouva moyen de traverser mieux que nos autres colonies les mauvais jours, succès inouï, si l'on réfléchit au grand nombre de mois rapprochés de leur terre natale, au petit nombre des blancs éloignés de leur pays, et si l'on se rappelle toutes les prédictions sinistres qui, une année auparavant, annonçaient la ruine et la violence. Ces prophéties furent démenties en détail sur tous les points, soit au point de vue moral, soit au point de vue économique. Bornons-nous à constater le mouvement ascensionnel du commerce de la Réunion, en remontant jusqu'à 1815. Il est indiqué par le relevé ci-après qui comprend l'ensemble des importations et des exporta

Volume des exportations et des importations annuelles de La Réunion (1815-1861) (notes annexes)
Volume des exportations et des importations annuelles de La Réunion (1815-1861) (notes annexes).

[194] Pendant cette dernière année, la valeur des importations s'est élevée à la somme de 52,791,134f, et celle des exportations à 34,290,70.

Comparé aux résultats de l'année 1860, l'ensemble du commerce de 1861 présente une augmentation de 6,215,818f; mais si l'on établit la comparaison avec le chiffre qu'a fourni l'époque la plus prospère de l'ancien régime colonial (1840 à 1544), dont la moyenne annuelle était de 35 millions de francs environ, on voit que c'est une différence de plus de 2 millions de francs en faveur de 186113.

Le nombre des blancs, leur intelligente activité, le bon esprit des noirs, évangélisés avec soin, la fermeté prévoyante des gouverneurs, la proximité de l'Inde et de la côte d'Afrique, le renouvellement des procédés de fabrication, la liberté commerciale, voilà les raisons principales de la prospérité de cette belle colonie, trois fois plus riche qu'avant l'émancipation des esclaves. Spectacle trop rare ici-bas! La justice s'est accomplie sans douleur.

Notes

1. Volaille apprêtée avec du riz et une sauce au safran.

2. À la Réunion, l'habitation est la résidence à la campagne; la maison de la ville s'appelle souvent la case.

3. La noix de coco contient de l'eau et non du lait, comme on le croit souvent en France. Cette eau ne devient laiteuse que par la fermentation, longtemps après la coupe du fruit. Quant à l'amande, également renfermée dans la noix, elle est indigeste et peu goûtée des créoles.

4. De l'indien Verandah.

5. Catalogue des produits des colonies françaises envoyés à l'exposition universelle de Londres en 1862.

6. Catalogue des produits des colonies françaises envoyés à l'exposition universelle de Londres en 1862.

7. Catalogue des produits des colonies françaises envoyés à l'exposition universelle de Londres en 1862.

8. Catalogue des produits des colonies françaises envoyés à l'exposition universelle de Londres en 1862.

9. Catalogue des produits des colonies françaises envoyés à l'exposition universelle de Londres en 1862.

10. Catalogue des produits des colonies françaises envoyés à l'exposition universelle de Londres en 1862.

11. Ce n'est pas l'abolition de l'esclavage prononcé par la Convention, c'est la haine profonde qui divisait le mulâtre et le blanc et le système d'exclusion pratiqué contre les hommes de couleur à Saint-Domingue, qui ont fait perdre à la France cette belle colonie. L'émancipation a été prononcée par la Convention en 1794 et la révolte de Saint-Domingue éclata dès 1790.

12. Relevé par M. le procureur général Barbaroux.

13. Revue coloniale, mars 1863. — Voir aussi les notes de M. Maillard, sur l'île de la Réunion.