N° 90

PETIT FONCTIONNAIRE

DE PNOM-PENH (CAMBODGE)

SALARIÉ DU TRÉSOR PUBLIC

DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES PERMANENTS,

D'APRES

LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX PENDANT L'ANNÉE 1897

PAR

M. E. DELAIRE ,

Architecte inspecteur des bâtiments civils au Cambodge.



Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.

[437] La ville de Pnom-Penh, capitale du Cambodge, est située au centre du royaume, par 11° 34' 51'' latitude Nord, et 102° 36 21' longitude Est méridien de Paris ; elle se trouve sur le Mélong, à 300 kilomêtres de la mer, aux Quatre-Bras. A cet endroit, le grand fleuve, tonlé thôm, reçoit le fleuve doux, tonlé sap, ou bras des lacs, qui lui apporte les eaux des grands lacs intérieurs, puis se divise en deux bras nouveaux, le fleuve antérieur qui descend vers Vinh-Long et Mytho, et le fleuve postérieur ou Bassac qui passe par Chaudoc ; tous deux se jettent dans la mer de Chine. Des canaux relient le Mélong avec le port et la riviere de Saigon ; le commerce fluviul de Pnom-Penh et de tout le pays aboutit à Cholon, faubourg chinois de Saigon.

La capitale du royaume lhmer ne se composait, il y a dix ans, que[438]d'une longue rue parallèle au fleuve, bordée de misérables constructions chinoises et cambodgiennes. Le protectorat français l'a presque entièrement réédifiée. Un grand canal de ceinture l'entoure sur un développement de 4 kilomètres ; d'énormes terrassements ont exhaussé le sol, et des digues ont été entreprises pour mettre à l'abpri de l'inondation une superficie de 300 hectares. Cette œuvre considérable, mal conçue, est inachevée, il faudra beaucoup de temps et d'argent pour la compléter. Actuellement, l'état sanitaire est mauvais : de nombreuses mares stagnantes, l'écoulement insuffisant, l'absence d'égouts, la rareté et la mauvaise qualité des eaux de boisson et de lavage, la malpropreté asiatique des 40.000 habitants s'ajoutent aux dangers du climat et font de Pnom-Penh une ville tout à fait insalubre.

La population est très mêlée : elle se répartit en quartiers distinets.

Les édifices publics et les habitations des fonctionnaires et colons européens (200 à peine) sont groupés près de la résidence française : c'est un quartier construit tout à neuf. Le commerce, exercé par les Chinois et les Indiens dits malabars, occupe le centre de la ville ; les boutiques des marchands, abritées sous des portiques avec leurs habitations au premier étage, forment d'innombrables et monotones compartiments nouvellement rebâtis, mais dans des conditions hygiéniques très médiocres.

Vers le Sud, autour du palais de roi, sont disposées les ruelles et cités cambodgiennes ; en pleine brousse, les pauvres maisonnettes en bambous juchées sur poteaux se serrent les unes contre les autres. L'occupant n'est presque jamais propriétaire du sol ; il construit luimême en quelques jours son rustique abri, soit sur un terrain vacant, soit sur les jardins ou dépendances des propriétés de gros dignitaires qui lui concèdent cette faveur à titre précaire. Les conditions d'habitation sont presque rurales dans cette ville cambodgienne ; elles ne sont pas beaucoup meilleures au point de vue de la salubrité, que dans le quartier chinois ; le prix élevé de l'eau potable, les émanations des marais permanents, sont les causes certaines des maladies endémiques qui frappent les indigènes.

A l'opposé et au Nord, une chrétienté d'Annamites assez nombreux forme un faubourg voisin de la cathédrale et de l'évêché ; beaucoup sont hateliers, maneuvres ou coolies, mais les Chinois ont la prépondérance, ils exercent presque seuls le commerce et l'industrie, quelques-uns même y ont acquis des fortunes relatives, tous ont conservé leurs costumes, leurs mœurs spéciales ; comme dans toute l'Indo-Chine,[439]

Phom-Penh [§1]
Phom-Penh [§1].

[440] l'immigration chinoise fournit l'élément le plus actif, le plus laborieux de la population. Au Cambodge il y a eu, depuis deux ou trois siècles, de très nombreuses alliances entre Chinois et Cambodgiens ; en général, les familles lhmères sont restées pures de sang annamite. Citons encore des Bakus, des Chams, des Tagals, métis portugais ou espagnols, quelques Siamois au palais du roi, très peu de Laotiens, de Penongs.

Sauf les Chinois qui vivent souvent en communauté, par groupes syndiqués de compatriotes (de même congrégation), chaque famille indigène habite une petite maison séparée ; en beaucoup de cas, la femme fait un petit commerce au marché public, ou se livre au tissage et à la vannerie. Les chefs de familles cambodgiennes occupent de petits emplois chez le roi, l'obbarach, ou des postes subalternes dans l'administration française ; d'autres sont ouvriers journaliers dans le service des travaux piblics, hommes de peine chez des commerçants européens, ou domestiques de Français. Le manque d'instruction, la paresse des Cambodgiens les ont empêchés jusqu'ici de devenir ouvriers d'état, artisans ou marchands ; de là, le succès des Chinois et la situation favorisée qu'ils détiennent dans tout le royaume avec une habileté et une âpreté remarquables, et malgré les lourds impôts qui les frappent (20 francs pour un simple domestique).

La famille étudiée habite une hutte, phtéas, dans le quartier du palais royal, sur un terrain concédé gratuitement par un des fils du roi. Beaucoup de ces huttes sont ainsi campées au hasard vers les limites de la ville, la propriété n'étant guère délimitée, et ne pouvant l'etre utilement, dans ce pays où les 8/10es de la superficie sont incultes, faute d'habitants (10 a 12 par kilom. carré). Pnom-Penh est la seule ville du royaume ; sa population s'est accrue depuis vingt ans, mais il n'est pas possible de déterminer dans quelle mesure ; il n'est pas même aisé de supputer quelles nationalités ont profité de l'augmentation.

Les documents officiels manquent pour établir les statistiques économiques ou démographiques. Quant au régime du travail, le mode d'engagement le plus habituel est le système des engagements au mois ; entre Asiatiques, dans le commerce et l'industrie, le salaire est souvent payé partiellement en nature ; les princes, les mandarins on à leur service un grand nombre de domestiques et d'ouvriers pour lesquels le riz délivré représente la plus grosse part de rémunération. On peut aussi considérer le domestique ou esclave pour dettes comme un salarié, dont l'engagement est illimité, et le salaire payé à l'avance (§ 17).

[441] Il n'y a guère dans la ville, et moins encore dans le reste du royaume, d'exploitations industrielles des produits du sol, bien que les richesses naturelles soient certainement considérables.

Quelques poteries grossières, des matelas réputés, des tissus de coton et de soie, des ouvrages de vannerie sont fabriqués dans le pays ; nais la production agricole est de beaucoup la plus importante ressource nationale ; elle fournit le ri, l'élément principal de la consommation intérieure et du commerce extérieur, puis le tabac, le poivre, le coton, l'indigo, le cardamome. Il faut signaler aussi une industrie spéciale et prospère, la préparation du poisson salé et fumé, qui chaque année donne lieu à un grand trafic. Au moment de la pêche aux grands lacs, toute une population est occupée à la prise et à la préparation du poisson qu'on recueille abondamment ; d'innombrables jonques et sampans amènent sur les berges de Pnom-Penh, et de là à Cholon-Saigon, les produits qui sont vendus jusqu'en Chine. La richesse de PnomPenh est due au transit, parfois très important, de toutes ces marchandises.

§ 2. État civil de la famille.

Bien que les Cambodgiens professent des sentiments de famille aussi développés que les Annamites et les Chinois, ils n'ont pas comme ceux-ci de noms patronymiques : les individus de même nom ne se distinguent que par l'addition du nom du conjoint s'ils sont mariés, ou sinon pur la désignation du lieu de naissance ou d'un ascendant.

La famille décrite dans cette monographie comprend six personnes dont voici l'état civil :

1.O***, chef de famille, né à Krauchmar............ 40 ans

2.LÉAP, Sa femme, prepon thôm, née à Kompong-Louong............ 33 —

3.IM, leur premier flls, kaunbang, né à Pnom-Penh............ 8 —

4.PHILING, leur second fils, kaun phâaun, né à Pnom-Penh............ 5 —

5.DAUYÉ, leur unique fille, kaun srey, née à Pnom-Penh............ 3 —

Il convient d'ajouter, pour compléter le ménage, un esclave pour dettes, akhnhom, du nom deTêt, acheté en 1897, né à Kompong cham, âgé actuellement de trente ans.

Deux enfants sont morts jeunes, l'un tout récemment.

O*** a une sœur âgée de trente-cinq ans, mariée à un commerçant de Krauchmar; le ménage vit, avec la mère, veuve, d'un petit débit d'é[442]piceries et de poissons ; la mêre bénéficie en outre de l'usufruit d'un champ que lui laissent ses enfants. Un frêre Fil, âgé de vingt-quatre ans, est employé comme piqueur chez le géomètre du cadastre à PnomPenh. Les oncles et tantes, frêres de la mère, des cousins et cousines, habitent Krauchmar et vivent de la culture.

La famille de Léap est de Kompong-Louong, près de Oudong, l'ancienne capitale. Ses parents occupent des situations très modestes, mais tranquilles, chéa sauk sabai; chaque ménage compte quatre ou cinq enfants. Les conditions d'existence au village sont plus frugales encore que celles de la famille de O***, mais aucun membre de la famille ne manque du nécessaire.

§ 3. Religion et habitudes morales.

Le chef de famille appartient, comme tous ses compatriotes, à la religion bouddhique ; il a accompli à la bonzerie un stage de plusieurs années, et reste fort attaché aux pratiques très simples de son culte. La famille se rend aux pagodes lors des fêtes et fait les offrandes en rapport avec sa pauvreté relative ; chaque matin elle remet aux bonzes quêteurs, et même à des mendiants laiiques, des aumônes en riz avec fruits ou poissons. Le fils aîné, Im, fréquente depuis un an l'école des bonzes pour y apprendre la lecture, l'écriture, et les éléments de sa religion. Les croyances des Cambodgiens sont difficiles à connaître exactement, l'étranger ne peut guère les découvrir sous les superstitions idolâtriques du peuple ; et la doctrine ne semble pas être l'objet principal de l'enseignement religieux ; d'ailleurs les abstractions sont peu compréhensibles pour les cerveaux asiatiques. Au contraire, la morale pratique, basée sur les préceptes bouddhiques ou sur les traditions ancestrales, atteint un degré qui surprend l'observateur européen. La considération publique récompense les hommes attachés à leurs devoirs, et les mœurs ont conservé dans tout le pays une simplicité remarquable. Il ne semble pas que l'influence française ait jusqu'ici apporté aucun changement de ce côté.

Les Malais, les Indiens, les Chams forment une minorité qui professe le mahométisme ; on assure que dans les unions mixtes, c'est toujours la religion musulmane qui est imposée à la nouvelle famille ; même si le mari est d'une autre secte il doit se faire musulman, et les[443]enfants suivent tous la même confession. Les Chinois et les Annamites sont bouddhistes, mais beaucoup moins convaincus et moins élés que les Cambodgiens. Les missionnaires catholiques ne comptent encore dans leurs chrétientés que des Annamites et des métis. On n'observe paes de haines religieuses entre ces populations si diverses de culte et d'origine.

Une grande union règne dans les familles ; le respect de la femme et des enfants pour le chef de famille est très marqué. Le père aime beaucoup les siens, et des son travail professionnel achevé, il vit constamment avec eux dans la petite maison qu'il vient de construire.

O*** est nonchalant, son intelligence est moyenne, peu ouverte mais réfléchie ; il est très fidèle à ses devoirs, scrupuleux dans ses fonctions. Un peu fier, il nourrit l'ambition de parvenir à un grade élevé de l'administration indigène ; su 'parenté avec de grands mandarins, sa connaissance du françis et son instruction dans sa propre langue, lui permettront d'occuper honorablement un poste officiel. Il vit simplement du régime ordinaire, use modérément du tabac et du bétel; il n'a jamais fumé l'opium et ne s'adonne pas au jeu. Ces deux vices d'importation chinoiserse sont vite répandus, et sévissent malheureusement dans tous les classes, autant que l'alcoolisme parmi les ouvriers européens.

La sobriété de la famille est remarquable ; la mère et les enfants ne boivent que de l'eau, presque jamais de thé ni de café; O*** prend à chaque repas un petit verre de chumchum, eau-de-vie de riz, et considêre ce stimulant comme indispensable, quoique fort onéreux pour son budget.

La polygamie, permise par la coutume, n'est guère constatée que che les grands personnages ; les fenmes ont une réputution de sugesse qui les différencie des femmes annamites, fort dissolues. Ainsi on trouve peu de Caumbodgiennes parmi les femmes de mauvaise vie. Les enfants sont élevés avec dévoûment, et même avec une vive tendresse ; il n'est pas rare de voir de pauvres mères acheter pour leurs petits nho, des friandises, des sucreries, bien au delà des ressources de leur bourse.

O*** fonctionnaire d'une école du protectorat français, professe une respectueuse sympathie pour les Européens, âs lou barangsês, son admiration pour nos meurs, notre civilisation, se manifeste naivement. Bien que plus instruit que beaucoup de Cambodgiens, il est incaupable de comprendre les principes élémentaires des sciences, et les moindres[444]inventions modernes lui paraissent merveilleuses. Il souhaite très volontiers les progrès de la domination française dans son pays, persuadé qu'elle amènera, avec le progrès matériel, la réforme des abus énormes, invétérés, dont souffre le peuple, et rétablira la justice, la probité dans les administrations publiques, yutthêhor knong reechkar.

L'esprit de prévoyance est peu développé dans les familles, plus cependant que chez les Annamites, dont la légèreté et l'insouciance sont inconcevables ; aucune réserve pour les cas de maladie ou d'accident, aucune épargne. Il est vrai que l'assistance mutuelle est largement pratiquée ; l'aide réciproque entre pàrents, entre amis et voisins même, est partout en honneur. L'analyse de la section IV du budget fait voir combien sont relativement élevées les dépenses altruistes che ces peuples si primitifs. L'organisation est ici demeurée plus près du régime originel de la-famille antique ; on ne voit pas, malgré l'extrême misêre de la masse du peuple, d'antagonisme de classes ; et soit par résignation fataliste, soit par une insensibilité qu'expliquerait une si longue déchéance, la condition de tous ces pauvres gens leur parait acceptable.

§ 4. Hygiène et service de santé.

Le chef de famille représente asse bien la complexion moyenne du Cambodgien : 1m 56 de taille, maigre (58 k.), de teint très foncé, de force musculaire médiocre. Sa santé n'est pas bonne ; il souffre fréquemment d'accès de fièvres et d'ophtalmies ; Iang, son père, a succombé à une fièvre pernicieuse. Léap, n'est pas très robuste non plus. Deux enfants déjà sont morts de la diarrhée infantile, les trois survivants paraissent bien constitués ; grâce aux soins des parents, grâce aux progrès qui sont apportés au régime de nourriture et d'habitation, surtout si l'assainissement de la ville est enfin entrepris par l'autorité française, peut-être pourront-ils parvenir à un état de vigueur et de santé, rare chez les Cambodgiens.

Plus encore que dans les campagnes, les privations, l'insalubrité du climat, affaiblissent l'homme et le prédisposent aux affections épidémiques, redoutables en ces régions. La santé publique est mauvaise, les fièvres paludéennes, la dysenterie, le choléra font beaucoup de victimes. La variole décime les enfants et même les adultes. Les efforts du protectorat pour la propagation de la vaccine ont atténué le fléau ; ce[445]pendant on voit partout des visages portant les traces de la maladie. Les affections hépatiques frappent les Européens plus que les Asiatiques; n'est-ce pas une conséquence de la différence d'alimentation ?

Le service de voirie est des plus défectueux. La ville est malpropre, les eaux ne sont pas potables. Par suite des chaleurs étouffantes pendant cinq ou six mois, les marais formés après la saison pluvieuse deiennent pestilentiels.

Les Cambodgiens sont inférieurs aux Chinois comme force physique, et cependant plus grands et plus vigoureux que les Annamites, mais moins agiles. Le type est assez laid ; les femmes sont peu attrayantes, elles sont fécondes ; les ménages comptent souvent cinq ou six enfants.

O*** et sa famille commencent à apprécier les médicaments français, le sulfate de quinine particuliêrement. Un pharmacien européen établi depuis quelques années a déjà une nombreuse clientèle indigène. Cependant, par motif d'économie, heaucoup se contentent des soins du médecin chinois ; celui-ci vend en même temps les remèdes qu'il prescrit. Léap, dans ses dernières couches, a été assistée par une sager femme annamite qui est restée près d'elle pendant quinze jours ; les honoraires pour cette cure sont de 2 piastres1(5 francs) plus la nourriture.

O** est allé plusieurs fois à la consultation du médecin chef de l'hôpital, où a été établie une section pour les indigènes. Quand ceux-ci, plus confiants, moins timides, se seront accoutumés aux docteurs français kruv-pêt, il en résultera une grande amélioration de la santé générale. En Cochinchine, on a formé des infirmiers, des accoucheuses asiatiques qui rendent de précieux services et suppriment peu à peu la crédulité populaire aux sorciers et aux empiriques.

Il ne saurait être question de mesures d'hygiène chez ces familles ignorantes, l'eau est trop rare pour que la propreté la plus élémentaire soit observée aussi longtemps que le contact des Européens n'aura pas modifié les mœurs.

§ 5. Rang de la famille.

La famille occupe une situation aisée ; cependant le chef, simple instituteur, ne porte aucun des nombreux titres de la hiérarchie indi[446]gène. Il n'existe pas de classes sociales fixes au Cambodge, rien qui ressemble aux castes indoues, ni aux corps de lettrés du mandarinat annamite ou chinois. Le pouvoir royal est absolu, les fonctions sont dévolues aux favoris sans conditions de moralité ou de capacité, les révocations sont arbitraires, la vénalité des charges se pratique en secret avec la complicité et au bénéfice des familiers de la cour. Malgré leurs exactions, les dignitaires n'arrivent point à constituer de fortune familiale ; des lois de succession moroda appréhendent la bonne part des biens acquis pendant l'exercice de toute fonction publique. Aucune richesse d'origine commerciale ou fonciêre, le roiseul possède des trésors immenses ; ses fils, les princes de sa dynastie, ne vivent que des subsides qu'il veut bien leur accorder. La famille est instable, elle n'est point liée au sol. La propriété a été féodale, prétendent quelques auteurs ; actuellement, on peut dire que la propriété foncière n'existe pas au Cambodge, au moins comme nous l'entendons. Le sol, ou mieux le droit de cultiver, appartient au premier occupant ; en réalité, on ne peut déposséder que celui qui délaisse pendant un an la parcelle qu'il détenait. Le partage des objets mobiliers a lieu par fractions égales entre les enfants ; l'aîné a quelquefois une part d'enfant en plus ; le pêre dispose librement par testament; la veuve est toujours héritière ou usufruitière. Les mœurs reconnaissent une supériorité honorifique aux Cambodgiens instruits, qui occupent le moindre poste officiel, reechbar, aussi O*** jouit-il d'une certaine considération qu'il mérite par la dignité de sa vie.

Au-dessous de ces familles de petits fonctionnaires, se place la catégorie des domestiques ou agents subalternes du palais ; trois ou quatre mille personnes vivent, au dedans et autour du éang douong, de minimes salaires et de quelques piculs de ri. La simplicité de la vie est telle que les plus pauvres, les nomades, se contententde 20 cents (0,50) tous les deux ou trois jours ; certains ménages dépensent moins de cent francs de nourriture annuellement.

La famille de O*** est protégée très généreusement par le prince S*** qui l'a même aidée lors de la construction de la maison, par le prèt gratuit, hcheu, d'une somme de 30 piastres, remboursée par acomptes mensuels. O*** a acquitté exactement cette dette ; il n'en a point d'autre. Ses économies annuelles sont minces. Cette année l'équilibre de son budget a été facilité par l'appoint des lecons particulières données à un fonctionnaire du protectorat français, nais cette ressource ne se reproduira pas régulièrement. Toutefois l'avenir lui réserve quelque avancement qui augmentera ses recettes.

Moyens d'existence de la famille

§ 6. Propriétés.

[447](Mobilier et vêtements non comprs.)

Immeubles............ 312f 50

1° Habitation. — Maison, phtéas, composée d'un rez-de-chaussée élevé sur colonnes et d'une annexe ; le tout construit en bambous, couvert en paillotte. Les dépenses pour la construction se sont élevées à 100 plastres, 250f 00.

Terrain. — Champ de culture, châmcar, propriété rurale, acquise parle père de O*** ; superfîcie, 40 ares ; le revenu est laissé à la mère. La part de O*** dans la nue proprlété est de moitié, 62f 50.

Argent............ 22f 00

En monnaie d'argent, piastres françaises ou mexicaines et billon français ou cambodgien ; dix piastres sufisent comme fonds de roulement ; les dépenses et recettes du budget sont pour les 3 en argent.

PROPRIÉTÉ D'UN khnohm ou esclave pour dettes............ 95f 00

Le billet de dette, sambot bamnôl, qui constitue le titre de créance de O*** sur le bâmreu ou esclave, est chiffré à 38 piastres.

ANIMAUX DOMESTIQUES entretenus toute l'année............ 3f 00

8 poules, mon-nhi, 3f 00; — deux chiens de pur agrément (pour mémoire).

Matériel spécial des travaux et industries............ 10f 00

En plus des ustensiles de cuisine, la famille possède un mortier avec pilon en granit pour l'écrasement du riz en farine pour la patisserie fabriquée et vendue par la femme.

Valeur totale des propriétés............ 442f 50

§ 7. Subventions.

Les terrauins de la ville de Pnom-Penh n'ont été vendus aux particuliers que par le protectorat français, à qui le roi Norodom avait consenti une cession spéciale. Le roi possède encore de vastes étendues autour de son palais ; dans les environs, les princes ses fils ont été dotés de maisons avec jardins.

L'un d'eux, le prince S***, exerce vis-à-vis de la famille de O*** une protection très active, très bienveillante ; c'est une vieille coutume qui s'est conservée dans le pays; chaque famille se choisit, en dehors des au[448]torités locales, un patron ou défenseur, mandarin haut placé ou membre de la dynastie régnante oongsa. C'est ainsi que le prince S*** a permis à vingt-cinq familles de ses protégés ou clients, de s'établir sur une parcelle des terrains dépendant de son habitation; il s'est ainsi créé une impasse ou cité.

Aucun titre ne régularise cette concession toujours révocable ; aucun service même personnel n'est exigé en retour.

L'intérêt légal de 24 par mois a été attribué à la valeur du sol occupé et forme au budget le montant de la subvention allouée de ce chef, équivalente au prix de loyer d'un terrain situé dans le quartier.

Les droits d'usage sont presque illimités dans le royaume, dont le cinquième à peine est défriché ; les produits de la nature appartiennent à tous : pêche, cueillette des herbes comestibles, de certains fruits sauvages, du bois pour chauffage. A Pnom-Penh, la famille a recueilli, à la saison des pluies, une partie du bois nécessaire à la cuisson des aliments ; cette subvention est évaluée à 3 stères.

Les coutumes nationales accordent très largement l'hospitalité aux parents, aux amis qui se visitent quelquefois à de longues distances. O*** et sa famille passent chaque année, aux vacances scolaires de janvier, deux semaines chez leurs parents de Krauchmar. C'est l'affection seule qui motive ces réunions, la vieille mère ayant alors près d'elle tous ses enfants et petits-enfants. Il n'y a guère d'intérêts à débattre entre ces pauvres gens. O*** est nourri et logé chez sa sœur pendant son séjour ; sa seule dépense est le prix du voyage de 150 lilomètres (bateau des Messageries fluviales, 5 fr.) ; il rapporte des cadeaux, tabac, oranges.

L'instruction et l'éducation religieuse sont gratuitement données aux jeunes garçons ; le fils aîné a commencé à bénéficier de cette subvention. Mais les méthodes des bonzes sont routinières, défectueuses ; la paresse, la nonchalance de tous, maîtres et élèves, est telle que les enfants passent quatre ou cinq années à n'apprendre que la lecture et l'écriture de leur langue ; il est particuliêrement regrettable que le gouvernement français n'ait rien fait encore pour l'instruction populaire.

L'allocation comme consultations médicales et produits pharmaceutiques est très appréciée. O*** y recourra de plus en plus.

§ 8. Travaux et industries.

[449] Travaux du chef de famille. — O*** touche un traitement fixe de 16 piastres par mois à l'École cambodgienne française comme professeur d'écriture khmère ; il enseigne en outre les éléments du français aux élêves commencants. Cette école compte aujourd'hui cent cinquante petits Chinois, Annamites, Cambodgiens et métis, admis par faveur, nourris et instruits gratuitement pendant quatre et cinq ans. Insufisumment dotée et organisée, l'école n'a produit que de médiocres résultats ; elle doit plus tard fournir les agents subalternes de l'administration française au titre indigène, interprètes, scribes, secrétaires, etc. Peut-être même formera-t-elle des instituteurs lorsqu'on entreprendra l'œuvre importante de créer l'enseignement public dans tout le pays. l est à désirer que les programmes soient réformés dans un sens pratique, professionnel. Actuellement, outre le directeur qui est français, le personnel enseignant comprend cinq professeurs cambodgiens; les cours ont lieu de 8 heures à 10 h. 1/2; et de 2 h. 1/2 à 5 heures ; congés dimanches et jeudis ; vacances, le mois de janvier. O*** a ainsi des loisirs ; son emploi ne lui prend que 225 jours de l'année ; ce qui fait ressortir le prix de son travailà un taux exceptionnel de 0 fr. 40 a l'heure. Il donne en outre, quand l'occasion se présente, des lȩons de langue cambodgienne aux rares Francais qui veulent l'étudier méthodiquement; les cachets lui sont payés 1,2 piastre (1 fr. 25 pour deux heures); il fait aussi chez lui de menus travaux d'écriture : copies, traductions, etc. lIl apporte à ces diverses occupations une grande bonne volonté et une conscience irréprochable. Ses efforts sont appréciés de ses chefs, et des avantages de traitement, des gratifications l'en ont récompensé. Mais il est bien vite lassé quand les travaux supplémentaires deviennent un peu pressants ; il allègue que l'insufflsance du régime de nourriture l'empêche de fournir beaucoup de travail.

Cependant il procède lui-même ou avec l'aide de Têt, l'esclve, à l'entretien de la maison et du mobilier. Les pluies, les ouragans de la mauvaise saison, occasionnent fréquemment des dégradations à la frêle urchitecture ; chaque habitant exécute les réparations nécessauires.

Travaux de la femme. — Le chef de famille laisse entièrement à l mère la charge du ménage, l'achat et la préparation des aliments, la[450]garde et le soin des enfants. Léap blanchit le linge et répare les vêtements ; elle exerce au foyer une petite industrie domestique, la fabrication de petits gàteaux, nom phlê, ém, qu'elle va vendre au marché public de la ville trois fois par semaine ; ce petit négoce apporte au budget annuel un appoint de 50 francs ; les gâteaux invendus font la joie des trois enfants, très friands de sucreries, em. D'autres femmes lhmères exercent des métiers nationaux, tissage du coton et de la soie, vannerie, etc., toujours au foyer.

Les enfants sont trop jeunes pour être occupés à la ville ; dans les campagnes, nong sré, ils seraient utilisés à garder les bestiaux, ou à certaines cueillettes. Les deux fils n'auront qu'à poursuivre leur instruction que le père désire développer. Dauyè, le petite fille, comme ses compatriotes sera peu instruite ; dés l'âge nubile elle demeurera sédentaire, confinée à l'intérieur de la maison.

Travaux de l'esclave. — Têt est chargé des travaux domestiques, qu'il exécute assez mal. Sa plus lourde fonction est l'approvisionnement de l'eau, qu'il doit aller chercher aux mares, pour les usages ménagers. Il n'est pas assez actif pour quérir chaque jour l'eau potable, à un kilomètre, dans le grand bras du Mélong; celle-ci est achetée fort cher, et constitue une lourde dépense pour les ménages pauvres. Têt sera prochainement libéré ; il a prévenu son maître qu'il prétendait réclamer le bénéfice de l'ordonnance royale d'affranchissement. Un jeune domestique ou bog, à 10 francs par mois, ne coûtera pas davantage et rendra plus de services. Aussi O** se résigne aisément à la perte d'une partie du capital consacré à l'achat de Têt, il se rend compte que le travail servile n'est guère avantageux (§ 17). Sous l'ancienne législation, le salaire du bamreû ne représentait que l'intérêt de la dette pour laquelle il était retenu teal, le capital ne s'amortissait point. Fait particulier ; Têt s'est enfui, il est revenu spontanément rejoindre son poste après une absence de quatre mois. Au budget, l'intérêt du capital a été inscrit aux recettes,§ 14, son I, et le montant légal du salaire figure aux dépenses,§ 16, son V.

Mode d'existence de la famille

§ 9. Aliments et repas.

[451] Le régime alimentaire est presque uniforme dans toute l'IndoChine, peut-être dans toute l'Asie ; le riz en est la base principale. Les Cmbodgiens en consomment plus proportionnellement que les peuples voisins ; la famille étudiée en mange par personne et par jour environ 1.100 grammes ; il est servi dans des bols de faïence, en grains crevés dans l'eau puis roulés et pétris en boules avec la main pour être avalés. Il y a deux prix (6f 20 et 8fA0 les 60 kil.), suivant l'époque de l'année. O** ne fait pas de provision et paie ainsi plus cher ; il n'a guère d'argent disponible et pas de local pour emmagasiner cette céréale encombrante et la mettre à l'abri des rongeurs.

Les poissons et légumes à l'eau sont servis à part et se mangent avec des cuillers chinoises en porcelaine ; les familles pauvres se servent uniquement des doigts. Le dessert se compose de fruits du pays, médiocres mais abondants. Toute la famille mange ensemble dans la première pièce, tout le monde accroupi sur des nattes : le premier repas dès le lever, à sept heures du matin : une soupe pour le mari, les reliefs de la veille pour la femme et les enfants ; à onze heures, déjeuner : poisson frais ou salé, ou viande, bol de légumes à l'eau, avec 5 à 600 grammes de riz ; assaisonnement, poivre, sel, piment, et surtout nuoc-mam, espèce de saumure de poisson fermentée très recherchée ; quelques fruits suivant la saison. L'eau du fleuve, peu potable, pas filtrée, est la seule boisson ; elle coûte cher, deux cents (0f05) par jour. O** prend à chaque repas un petit verre de chumcaumˉ, alcool de riz, acheté che le débitant chinois, le mastroquet de PnomPenh ; il refuse d'acheter l'alcool par bouteille, malgré l'économie notable, de peur, dit-il, d'etre tenté d'en trop boire. O*** déclare que ses parents ignoraient l'usage des alcools ; leur introduction est un premier résultat de l'influence européenne. Il serait préférable que les boissons hygiéniques, toniques, le thé, le café, fussent plus répandues ; rarement la famille en boit une tasse ; la friandise la plus ordinaire est in petit pain de farine de blé, sauvouré à l'égal d'un gâteau.

[452] Le vin, les liqueurs sont encore inconnus de la plupart des ménages.

Les comptoirs chinois débitent des imitations de nos liqueurs, en même temps que leurs mixtures asiatiques, les unes et les autres très peu désirables. Aux grandes fêtes religieuses et surtout de famille, mariages, funérailles, incinérations, aux premiers jours de l'an, lors de l'anniversaire du roi, à la fête des eaux, se donnent de grands repas copieux et substantiels ; chacun met son orgueil à faire de fortes dépenses en ces occasions pour recevoir dignement les parents et les amis. Cependant les Cambodgiens restent sobres et ne se livrent pas aux ripailles gloutonnes et bruyantes qui font la joie des Chinois, dont ils sont loin, d'ailleurs, d'avoir le caractêre vif et enjoué et les appétits grossiers.

§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.

La maison, phtéas, construite en bois, présente l'aspect uniforme des habitations cambodgiennes ; élevée sur poteaux de 1m 80 de hauteur au-dessus du sol, elle est à l'abri des inondations pendant la saison pluvieuse, ce qui donne une salubrité relative au logement. La surface couverte est de 44 mètres, le volume habité est de 80 mètres cubes pour six personnes. Suivant la mode cambodgienne le dessous sert de basse-cour et de dépôt pour les détritus de toute sorte. Les dix-neuf colonnes qui supportent la charpente rustique sont en bois dur ; le reste est construit en bambous ; la couverture en paillotte, pra sebau, est beaucoup moins épaisse que le chaume de nos maisons rurales d'Europe et offre un abri moins sûr : des panneaux en paillotte remplissent les cloisons intérieures et extérieures entre poteaux, et laissent comme ouvertures quelques châssis fabriqués de même, formant fenêtres à jusqu'à t, angouoh. Le parquet à claire-voie, roneén, permet le nettoyage et l'aération. La premiêre pièce, la plus grande, sert pour les repas, la réception des visiteurs et amis, sala, dans un angle derriêre un rideau de cotonnade, une natte sert de couche à l'esclave. Au fond, deux petites pièces : celle de droite est la chambre à coucher, damne, un lit grossier, en bois, avec quatre poteaux pour fixer la moustiquaire en mousseline, un matelas, une couverture, en voilà tout le mobilier ; la mère l'occupe avec ses trois enfants : le mari dort sur une natte à côté. Naturellement, aucun chauffage, la température ne des[453][454] cend jamais au-dessous de 18°, et cette saison froide (?) dure deux mois à peine.

Habitation d'une famille cambodgienne [§10]
Habitation d'une famille cambodgienne [§10].

Sous le hangar annexe se préparent les aliments. On y voit le fourneau et les jarres d'eau.

Quelques meubles de fabrication rudimentaire garnissent le ménage considéré comme aisé pour des Cambodgiens en voici la nomenclature et les prix d'achat.

Meubles., achetés d'occasion et en mauvais état............ 56f 50

1° Salle. — 1 chaise (kauey), 2f50 ; — 1 table à écrire (tok), 2f50 ; — 1 porte chapeau, 1f25 ; — 1 banquette cannée en rotin,5f 00. — Total, 11f25.

2° Chambre à coucher . — 1 lit en bois (kré), 7f 50 ; — 1 moustiquaire, 5f 00 ; — 1 matelas cambodgien (puk) en coton, 7f50; — 1 couverture, 2f50; — 1 oreiller, 1f25; — 10 nattes (Kantel) pour étendre à terre ou former portières, 5f 00; — 2 petites armoires en bois blanc, 12f50. — Total, 41f25.

3° Objets divers. — Livres : Arithmétique de Leyssenne ; Dictionnaire français de Gazier ; Sambot, Sangrouom cristang, Né chéa thor cristang, brochures chrétiennes en langue khmère ; quelques cahiers de notes fixés au mur, de nombreuses gravures extraites de journaux français illustrés, cadeaux très recherchés : le tout a été reçu en souvenir d'un Français qui a pris des leçons de O***. — Total, 4f 00.

Ustensiles, communs et usés............ 10f60

2 fourneaux portatifs en terre cuite de Kompong Chhnang, 1f 50; — marmites en terre (chhnang) 0f20; — 3 jarres (péang) pour l'eau, 3f 75 ; — 6 assiettes en faïence (chan) chinoise, 3f00 ; — 6 bols, 1f20; — 2 verres à boire, 0f50; — 3 lampes en fer-blanc pour pétrole, 0f 45. — Total, 10f60.

Linge de ménage............ 2f25

Le linge de ménage se compose de 3 serviettes en coton pour la toilette, 2f 25.

Vêtements : Le costume cambodgien (et siamois) comprend pour les deux sexes : un sampot en tissu de coton ; langouti rectangulaire passé comme un jupon puis renoué par les bouts entre les jambes (les Annamites et les Chinois portent le pantalon large).

Depuis une trentaine d'années, les hommes de la classe moyenne au Cambodge ont adopté le veston en toile blanche des Européens aux colonies. Les femmes se couvrent la poitrine d'une écharpe qui laisse les épaules et les bras découverts, ou portent une longue tunique descendant aux genoux, auv. Tous marchent pieds nus ; les gros mandarins seuls et les princes portent habituellement les bas et souliers. O*** n'use que deux ou trois fois dans l'année de ces raffinements de notre costume.

Malgré l'ardeur du soleil, beaucoup n'ont aucune coiffure, les cheveux sont épais, noirs, relevés en brosse chez les deux sexes.

La confection des vêtements ordinaires n'occasionne aucun travail[455]dans le ménage : il n'y a ni coupe, ni couture : les vestons du mari sont faits par des tailleurs chinois : la femme entretient seulement les habillements ; comme ses compatriotes, elle est peu habile aux travaux d'aiguille. Les vêtements usés par les parents servent ensuite aux enfants ou à l'esclave. La petite fille possède un bijou ; c'est un anneau d'argent porté à la cheville, il a coûté 12f50, kâng choeung............ 95f25

VÊTEMENTS DU PÈRE DE FAMILLE (56f50).

1° Vêtements de fête. — 1 paire de bas de coton, 1f50 ; — 1 paire de souliers en toile, 3f00; — 1 casque colonial en sureau recouvert en toile blanche 4f00. — Total, 8f50.

2° Vêtements ordinaires. — 4 vestons en toile blanche, 20f00; — garniture de boutons mobiles en nacre, 2f 50; — 6 sampots en tissu coton, 15f00; — 2 gilets filet coton, 2f00, — 1 chapeau de feutre, 3f50; — 1 parasol-parapluie, 5f00. — Total, 48f00.

VÊTEMENTS DE LA MÈRE (26f25).

Vêtements de fête et de travail. — 3 tuniques aûre, en coton, 6f75 ; — 6 écharpes, 7f50; — 6 sampots en coton, 12f00. — Total, 6f25.

VÊTEMENTS DES ENFANTS ET DE L'ESCLAVE (12f50).

1° Vêtements. — 1 sampots ayant servi au chef de famille, sans valeur.

2° Bijoux. — Anneau de cheville en argent, 12f50.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 164f60

§ 11. Récréations.

Le Cambodgien se résigne au travail : il en subit la dure nécessité, il n'a guère d'ambition, pas de besoins ; aussi ne déploie-t-il ni l'énergie morale, ni l'activité physique du Chinois : il n'a pas non plus la malice debrouillarde de l'Annamite. Il travaille consciencieusement, mais avec lenteur ; il s'amuse tranquillement. Nombreuses sont les occasions de chômage. Les congés sont fréquents dans les administrations et les maisons de commerce ; les heures de travail sont réduites, le climat l'impose ; le surmenage. le sveating sgstem ne seraient pas possibles; dans les campagnes, les hommes refusent souvent de travailler, même à de forts salaires. Les événements intérieurs de famille, mariages, naissances, enterrements et incinérations, arrivées de parents de lu campagne, cérémonies chez les amis, sont des occasions de repos. Les fêtes publiques sont multipliées ; à Pnom-[456]Penh elles sont excessivement bruyantes, grâce aux Chinois : ce peuple si peu guerrier est possédé d'une passion furieuse de bruits violents, pétards, artifices, cimbales, gongs, et toutes variétés de musiques barbares. O*** et sa famille sont curieux, indolents, naifs, musards : ils parcourent les fêtes, les boutiques foraines avec un contentement paisible, ils demeurent enfants et sont heureux comme les vrais Orientaux de vivre et d'être tranquilles2.

Dans certaines cérémonies, lesCambodgiens demeurent des journées entières, dans des salles ouvertes, sala, raung, accroupis, immobiles, pour écouter, en fumant des cigarettes, d'interminables psalmodies en pâli qu'ils ne comprennent pas. Le sentiment religieux ne domine pas dans ces assemblées, on n'y aperçoit que la satisfaction manifeste du repos, de l'état que nous ne pouvons exprimer que par un mot étranger, méridional aussi, farniente. Les femmes ne figurent pas aux cérémonies officielles, mais elles conduisent les enfants aux fêtes publiques ; et l'étonnement joyeux des parents égale celui des petits hmers, à la vue des spectacles européens qui pénêtrent jusqu'ici: prestidigitation, diorama, chevaux de bois, ménageries, etc.

Les Cambodgiens vivent beaucoup la nuit ; ils rêvent, contemplent la lune pour laquelle ils professent une vénération particulière, écoutent le bruit des légions d'insectes pendant les chaudes nuits d'été, où il est d'ailleurs difficile de dormir. La famille étudiée, les ménages les moins riches, conservent des lampes allumées constamment, à cause dit-on, des enfants qui auraient peur. La vie de famille, où l'étranger n'est jamais admis, est simple, d'une régularité tranquille ; jamais de réunions pour boire ; on cause peu, toujours à voix basse, quelqu'un débite des récits puérils, légendaires, interminables. Beaucoup moins de coquetterie féminine que chez les Annamites; peu de bijoux, les danseuses de la cour seules usent desartifices de la toilette.

Il existe une scène chinoise permanente, payante ; mais les Cambodgiens n'assistent qu'aux représentations gratuites du théàtre forain chinois, aux fêtes données par le roi. Le souverain offre souvent au palais des spectacles populaires : danses indoues hiératiques, combats de coqs, ses sujets en sont très friands. Les courses ou combats d'éléphants n'ont plus lieu. Chaque année, réjouissances nautiques, superbes régates à la fête des eaux.

[457] L'usage du tabac est général, même chez les enfants ; le budget de la famille O*** n'en est pas obéré, les cinq lilogr. annuels nécessaires au mari lui sont offerts par les parents de Krauchmar.

Le bétel est hygiénique, disent quelques auteurs et tous les Asiatiques. C'est à coup sûr une mode disgracieuse et répugnante, la chique est sale, déforme la bouche, noircit les dents et les fait tomber, la salive sanguinolente est malpropre; mais l'usage est invétéré. C'est une dépense onéreuse. O*** chique peu, mais sa femme qui ne fume pas, abhsorbe une douaine de chiques par jour. Le goût de l'opium est un vice dont on sait les abus ; nos autorités l'ont trouvé dans les colonies indo-chinoises et n'ont pu que le réglementer, surtout l'imposer. Les Chinois et les Annamites fument beaucoup et y perdent le plus gros de leurs salaires ; le jeu emporte le reste.

Les jeux publics sont très fréquentés ; c'est un fléau et une ruine. Affermés par le roi (100.000 piastres), ils subsistent, bien qu'abolis en principe ; les Cambodgiens commencent à s'y laisser entrainer. L'intervention des pouvoirs publics français a été faible et intermittente ; les scandales des trente-six bêtes ont cessé cependant ; il faudra de nouveaux efforts pour vaincre la résistance intéressée des fermiers et du souverain.

Heureusement, 0*** réprouve le jeu et l'opium. Être joueur et fumeur d'opium sont les deux passions qui déconsidèrent le plus les jeunes gens; et grâce aux fortes traditions de morale qui se transmettent dauus les familles, on peut espérer que le mal sera enrayé.

Histoire de la famille

§ 12. Phases principales de l'existence.

O*** est né à Krauchmar en 1858 (1219 de l'êre chaullasacrach). Son père ong a exercé les fonctions de balat, adjoint au gouverneur de la province de lantio; il vint ensuite à Pnom-Penh et fut placé à l'école caumbodgienne du protectorat français. A doue ans, à la cérémonie de la coupe du toupet, il reçut le nom bouddhique de revata, saint. A dix-huit ans, il entra dans les ordres, teuou oouos, et de[458]meura bonze cinq ans à la pagode des nénuphars, bottomvath, bonzerie importante de 120 moines ; il y mena la vie conventuelle dans toute sa rigueur. O*** rappelle avec complaisance cette période de sa jeunesse : nourriture extra-frugale, deux repas seulement à I heures et 11 heures du matin, 600 grammes de ri, presque pas de viande ni de légumes, promenade de quête le matin pour recueillir dans chaque maison les aumônes traditionnelles en nature. Les bonzes, deux par deux, portant sur l'épaule la marmite, bén-bat, se présentent chez les habitants fidèles bouddhistes, ils doivent recevoir mais ne rien demander, et doivent même ignorer leurs bienfaiteurs. Leur cuisine est préparée par les esclaves perpétuels du couvent et quelques personnes pieuses et élées. Les prières et chants religieux en chœur durent plusieurs heures par jour, quelquefois fort tard dans la nuit. La discipline est sévère, surtout sur le chapitre de la chasteté ; les lois civiles prévoient et châtient cruellement les infractions aux règles de la religion. Les bonzes les plus savants enseignent aux autres les vérités de la doctrine du Bouddha, et les éléments du pdli, qui est la langue liturgique. A vrai dire, la plupart épellent et lisent les mots, mais ne comprennent ni n'étudient les textes. Les bonzes habitent de petites cellules isolées, ou couchent en dortoir commun. Leur vêtement traditionnel se perpétue intact, jaune, drapé à l'antique, ils ont le crâne rasé, la démarche lente ; au Cambodge, mieux qu'aux contrées voisines, ils ont conservé et méritent le respect public. Il n'y a point d'engagements ni de vœux. Le sentiment religieux, les convenances sociales amènent sans contrainte les jeunes Cambodgiens des familles aisées à passer un an ou plus à la pagode. Un stage minimum de quelques mois est presque exigé par les mœurs. Il arrive même que de jeunes mandarins mariés quittent leur ménage pour accomplir un trimestre ou deux de ce olontariat monacal. Les bonzes ont aussi la mission de l'enseignement, mais il y aurait beaucoup de réformes nécessaires. Quelques encouragements, au besoin une pression officielle, par l'intermédiaire des supérieurs et du chef principal, prea sangreac, réaliseraient des progrès rapides.

Q** quitta la pagode librement à vingt-quatre ans, et en rentrant dans la vie laique, basa, il se créa des occupations desecrétaire puis de trésorier chez le second roi, obbarach, quelques années plus tard il obtint la place de professeur à l'école cambodgienne où il avait passé comme élève. Il connut à Pnom-Penh la famille de Léap. Le père était cambodgien, la mêre chinoise, c'est-à-dire fille de Chinois. La mère de O***[459]était également de souche chinoise, car peu de familles lhmères se sont conservées pures de métissage. On a constaté dans un savada, espèce de carnet de famille tenu fidèlement depuis deux siècles, de nombreuses alliances de Chinois, presque un tiers dans la même famille. L'absence de noms patronymiques ne permet pas de retrouver aisément ces mélanges. D'ailleurs, au bout de trois ou quatre générations, les métis d'origine chinoise ignorent la langue de leurs aieux et der viennent Cambodgiens de gré ou non. O*** demanda suivantles formes ta chebap, la jeune fille en mariage, chéa prepon, il l'obtint sans difficulté, sa situation, sa conduite offrant toutes garanties. Il parait que la jeune fille n'a fait qu'obéir à ses parents. Un proverbe national, exagérant la docilité des filles, met dans leur bouche cette réponse è une demande en mariage : J'obéirai à mon père et à ma mère comme le pied gauche suit le pied droit, sans résistance. Autre trait qui marque l'importance du foyer familial : la construction d'une maison avec colonnes en bois dur est souvent imposée au futur époux et le nariage n'est célébré qu'après réception solennelle et contradictoire des travaux. Léap a le rang d'épouse principale, preon tbhom, la loi reconnait deux autres classes : l'épouse du milieu, bandal, obtenue sans le consentement et la bénédiction des parents, l'épouse du bout, chog, esclave rachetée et élevée au rang de femme. Le caractère des cérémonies nuptiales est familial, non religieux ; contrairement à ce quia été écrit, lemarin'achète pas sa femme saufdans la troisiême classe d'épouses. O*** a remis 80 piastres (200 fr.) aux parents de sa future femme, mais cet argent a payé les frais de trousseau et les dépenses du repas de noces, rie ar. Les lois sur le mariage contiennent des dispositions fort anciennes et très curieuses, dont beaucoup sont tombées en désuétude. L'autorité du mari est considérable, mais la femme a droit à la protection, à la nourriture, aux égards. Le divorce est prononcé pour adultère, sévices graves ou de consentement mutuel ; les époux en rédigent un acte authentique3. Iong, le père de O***, a laissé[460]en mourant quelques meubles et un peu d'argent, partagés entre les enfants, plus une pièce de terre, chd̂mcar, acquise pour 3 barres d'argent (125 fr.) ; cette propriété a été abandonnée en usufruit à la veuve, sin, qui la loue 20 francs par an, par bail écrit pour trois ans ; le locataire, neabh chap, paie en outre l'impôt ; il cultive le tabac, thnam.

La famille étudiée a occupé deux domiciles à Pnom-Penh ; la maison précédente avait été bâtie sur des terrains cédés gratuitement comme celle d'aujourd'hui ; elle a été revendue sans perte.

Avant Têt, l'esclave bamndl, une autre esclave femme faisait le service domestique ; elle avait été achetée 60 piastres et rétrocédée 50 piastres ; la différence étant abandonnée gracieusement à l'esclave, en déduction du capital de la dette, qui régit sa condition. Les Cambodgiens persistent à considérer comme personnes libres les domestiques retenus ainsi pour dettes; aucun d'entre eux n'accepte notre mot esclavage comme la traduction exacte de l'état de ces personnes. Au surplus, leur libération est très prochaine. Plusieurs conventions, passées avec Norodom en 187I7 et en 1884, ont été confirmées par un accord avec le nouveau gouverneur général, M. Doumer, en juillet 1897, et un règlement détaillé a récemment été publié ; de nombreux arrêts dejustice ont affranchi déjà des bamreû bamnol, depuis deux mois. Têt, à la fin de 1898, sera libre et aura acquitté les 38 piastres de son prix d'achat.

La vie de O*** a été peu accidentée. Sauf la mort de deux enfants en bas âge, il n'a point éprouvé de violents chagrins. La satisfaction de ses besoins, très modestes, est assurée par un traitement régulier, convenable. L'avenir lui apparait sous les meilleurs auspices. Il ne lui manque même pas le désir un peu ambitieux qui soutient l'homme et donne un but à son activité : il rêve un poste dans l'administration de son pays et a des chances de l'obtenir.

§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

L'auteur de cette monographie a pu observer sur place la dernière phase de la décadence politique d'un peuple autrefois puissant; il n'a constaté que des vestiges à peine visibles de beaucoup de vieilles institutions. Un travail intéressant d'archéologie sociale pourrait être essayé. Le Cambodge n'est qu'une poussiêre d'hommes. La féodalité,[461]quelle qu'ait été sa constitution, s'est transformée en un patronage moral que les lois ignorent à peu près. Le village, la commune n'existent plus administrativement, les empiètements du pouvoir central ont tout détruit. L'exécutif et le judiciaire sont confondus ; partout l'arbitraire et la prévarication.

Dans ce désordre général, la famille semble avoir surnagé ; elle demeure solide, elle sera le pivot, le centre de toutes les réformes et des reconstitutions dont la nation protectrice assume la charge et le devoir ; c'est l'étude de la famille qui devra préoccuper ceux qui gouverneront le Cambodge. Il faudra chercher, plus qu'on ne l'a fait jusqu'ici, à connaître les traditions, les besoins moraux et matériels de ce peuple si arriéré, mais si docile. L'administration française n'a pas toujours rempli ses devoirs de patronage intellectuel et moral. Les hauts fonctionnaires qui l'ont représentée ont été souvent au-dessous de leur mission. De graves abus se sont perpétués, des excès condamnables sont restés trop longtemps impunis. Rien n'a été fait ni même préparé pour le relèvement, la réorganisation du peuple khmer. Les inportants changements récemment effectués dans le haut personnel de la résidence de France répareront les fautes et assureront les progrès de l'avenir, nous voulons l'espérer.

Qui sait si la méthode des monographies ne pourra pas éclairer, faciliter cette œuvre Actuellement, c'est encore dans l'autorité paternelle universellement respectée, dans la profonde affection qui unit les membres des familles, riches ou pauvres, pauvres surtout, que subsistent les garanties du bien-être physique et moral, l'espérance d'une solide paix sociale, sau aoa national appliqué à tout le peuple cambodgien régénéré.

Éléments divers de la constitution sociale

FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE PARTICULARITÉS REMARQUABLES APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES ; CONCLUSIONS

§ 17. SUR L'ESCLAVAGE AU CAMBODGE.

[474] L'esclavage a été peu à peu adouci au Cambodge, et les dernières mesures décrétées depuis 1877, c'est-à-dire depuis plus de vingt ans, l'auraient supprimé complètement, s'il n'y avait eu une résistance obstinée des propriétaires intéressés, et une coupable faiblesse de la part des pouvoirs publics. On comptait jadis quatre formes distinctes d'esclavage correspondant aux origines différentes de la condition des esclaves.

1° Les uns, à l'instar des pays africains, provenaient des peuplades sauvages, voisines du royaume à l'Est et au Nord. La traite alimentait encore, en 1870, les marchés d'esclaves de Sambol et de Pnom-Penh. Les captifs étaient vendus par leurs compatriotes à des traficants chinois ou cambodgiens, quelquefois même, les gros mandarins des provinces limitrophes ne craignaient pas d'opérer chez les Stieng, les Penong, etc., des expéditions sanglantes d'où ils ramenaient des troupeaux d'hommes, de femmes et d'enfants dont le commerce s e faisait publiquement et procurait de gros bénéfices : un adulte se vendait de 500 a 600 francs. Ces esclaves ne pouvaient se racheter ; ils étaient considérés comme une marchandise, mais on assure qu'à aucune époque, ils n'étaient maîtraités. L'ordonnance royale du 15 janvier 1877 a supprimé l'esclavage à vie.

2° Les neah ngéer ou pols, hommes du roi, esclaves de l'État, ont été réduits à cette condition par les lois du pays, à la suite de condamnations pour crimes commis par eux ou par leurs ancêtres ; ils[475]vivent à part, se marient entre eux et sont exclus des fonctions publiques. Ils doivent à l'Etat trois mois de service ou corvées, ou des redevances particulières en nature. La même ordonnance de 1877I les a autorisés à se racheter. On compte, dans certaines provinces cambodgiennes, des villages entiers habités par des pols, leur affranchissement aura des conséquences heureuses pour le développement du travail agricole et augmentera les recettes de l'impôt personnel. On peut estimer que plus de 50.000 individus, classés par euphémisme dans la catégorie des domestiques, ne paient actuellement que 1 piastre 20 (3f00) par an de taxe personnelle ; dorénavant comptés comme hommes libres, ils seront imposés à 2 piastres 50 (6f25), soit une plus value de 162.500 francs ou de 2,70 1 du budget total, celui-ci étant de 6.000.000 francs, à peu prês 4 francs par habitant.

3° Les esclaves de pagodes, ds pol prea. Leur condition était meilleure que celle des pols de l'État ; elle résultait aussi de condamnations légales à la suite de crimes ayant un caractere de sacrilège ; les pol préa étaient attachés héréditairement au service intérieur des pagodes ; on les a assimilés aux serfs de main-morte. Ils ont à peu près disparu.

4° L'esclavage domestique pour dettes est une forme très particulière de servitude. Les Cambodgiens n'admettent point que notre expression esclave puisse s'appliquer justement aux hnhom bameu bdmnaul, littéralement servyiteurs employés à cause de dette ; les mots bancham engagement, chompea retenu, qui désignent fréquemment l'état de ces personnes, ne sont point à leurs yeux l'indice d'une dégradation, au moins définitive. La possibilité du rachat a toujours été proclamée légalement, et c'est par suite des abus des créanciersmaîtres, que le montant de la dette, cause de la domesticité, ne s'amortissait jamais, et que l'esclavage se perpétuait. La dette, pour laquelle l'esclave est engagé, peut avoir pourcause le non-paiement d'amendes judiciaires ; la loi pénale applique à un grand nombre de délits et crimes des condamnations pécuniaires, dommages intérêts et amendes au profit du trésor publie. Bien souvent, le coupable ne pouvant s'acquitter était vendu pour le montant de l'amende. L'esclave peut aussi s'être lui-meme mis en gage pour garantir une dette précédente dont il ne peut acquitter même les intérêts, ou en gage d'une somme qu'il touche du maître en entrant à son service. Le père de famille peut ainsi engager sa femme et ses enfants jusqu'au remboursement de la somme due. L'esclave pour dette a le droit de se faire racheter, c'est-à-dire de changer de maître ; il lui suflt de trou[476]ver un nouveau maître qui consente à payer au premier le montant du billet de dette, sambot bamnouol. Cette lettre de dette est le livret de l'esclave domestique ; le maître y inscrit les rares boni qui pourront diminuer le capital dû ; il y ajoutait trop souvent et par mauvaise foi des supplèments ou amendes pour les fautes commises dans le service. Le travail de l'esclave ne payant que l'intérêt du capital sous l'ancienne législation, le rachat devenait souvent presque impossible, puisqu'il n'y avait jamais d'amortissement.

Les esclaves domestiques sont de beaucoup les plus nombreux parmi ces catégories au Cambodge ; ce sont ceux-là dont les réformes entreprises depuis 1877I ont surtout visé le graduel affranchissement.

Le gouvernement français semble déterminé à requérir la mise en pratique rigoureuse de cette ordonnance; les effets se produiront promptement, et le salariat domestique aura dans quelques années remplacé l'esclavage pour dettes. Beaucoup d'esclaves libérés resteront chez leurs maîtres à titre de domestiques à gages, et la réforme sera accomplie presque sans heurt ni difficulté. Tous les témoignages s'accordent à reconnaître que l'esclavage domestique était relativement doux et le traitement très humain. Mais cette institution humiliante développait la nonchalance, la paresse naturelle des Cambodgiens ; ni le maître, ni les esclaves ne travaillent chez ces peuples, et l'abolition progressive, prudemment dosée puisqu'elle est amorcée depuis 1877I, ne sera pas seulement un grand bienfait moral, elle sera surtout une évolution économique féconde.

Laissant de côté le préambule et pour n'en donner que le dispositif, l'ordonnance royale du 29 décembre 1897 est concue presque littéralement en ces termes

ART. 1er ——Ilest défendu à tous, dans le royaume, de vendre ou d'acheter des personnes de n'importe quelle nationalité, hommes, enfants, même si ces personnes consentent à se vendre volontairement. Il est défendu de vendre, d'acheter absolument.

ART. 2. — A partir de ce jour et à l'avenir, si un homme a emprunté de l'argent à quelqu'un, et ayant cherché à s'acquitter n'a pu le faire, puis est entré volontairement au service du maître créancier, il est juste que cet homme rȩoive salaire : chaque mâle âgé de 21 ans et plus jusqu'à 60 ans, recevra 3 piastres par mois; chaque fille ou femme âgée de 18 ans et plus jusqu'à 60, 2 piastres par mois ; en outre il est juste que le maître fournisse l'entretien, la nourriture, les vêtements.

[477] Les personnes attachées au service d'autrui : hommes âgés de- moins de 21 ans, femmes âgées de moins de 18 ans, qui suivant les lois et coutumes du pays sont réputées incapables de travailler, ainsi que les hommes ou femmes âgés de 60 ans et plus, réputés infirmes suivant les coutumes, ne recevront aucun salaire ; seulement le maître créancier leur devra l'entretien, la nourriture et l'habillement.

ART. 3. — Toute personne homme ou femme, qui s'engage pour être domest̀que de quelqu'n, ou qui engage ses enfants encore jeunes, devra marquer les phalanges des doigts sur la lettre de dette qui demeure aux mains du maître ; de plus le rédacteur de la pièce signera, placera son cachet ou tracera les marques des phalanges en témoignage d'exactitude.

Quant aux personne, hommes ou filles, que leurs père et mère engagent comme domestiques au service de quelqu'un, dès leur jeune age, elles pourront quand arrivera leur majorité (pouvoir se marier ou pouvoir travailler) quitter le service du maître et s'en aller libres d'engagement de dette. Elles pourront aussi faire une autre lettre de dette suivant la forme légale, s'engager elles-mêmes à rester encore et substituer leur propre engagement à la dette de leurs parents. Si elles ne consentent pas à demeurer plus longtemps, le maître aura le droit de réclamer sa créance aux père et mère et même aux enfants que ceux-ci avaient engagés.

Quant au chiffre de la lettre de dette, il faudra indiquer les intérêts au dos en plus du capital primitif; il faudra marquer les phalanges des doigts de la personne retenue comme domestique ; de plus, il faudra deux témoins qui ne soient pas parents du maître créancier, ni du débiteur, ils signeront, apposeront leurs cachets ou marqueront les traces de leurs phalanges, pour certifier l'uuthenticité.

ART. 4. — La somme due portera intérêt de 3 pour cent, par mois c'est-à-dire qu'une somme de 3 nén de capital, portera intérêt dans un mois de 3 ch, soit pour cent piastres de principal un intérêt mensuel de 3 piastres.

Sur la lettre constatant la dette, quand le débiteur sera entré au service domestique du créancier, il faudra marquer le montant du salaire, compté suivunt les prescriptions de la présente ordonnance royale, lorsque le débiteur aura accompli une année de service ; puis le maître et le débiteur calculeront exactement le chiffre des intérêts et le chiffre des salaires, feront la balance des deux sommes pour liquider le solde définitif de la dette, quel qu'il soit. Si le débiteur veut[478]continuer à rester chez son maître, on fera une nouvelle lettre ; chaque année le même calcul sera répété. Si avant une année accomplie, le débiteur veut quitter son maître, il faudra de même calculer exactement les intérêts et le salaire, en faire la balance, afin de connaître le solde, et le débiteur pourra s'en aller.

ART. 5. — Tout homme attaché au service d'autrui par suite d'engagement pour dette peut à son gré, à n'importe quelle époque, quitter son maître et aller demeurer chez un autre. Il doit alors avertir le créancier-maître sept jours àl'avance, et lui rembours er le solde encore dû de la lettre de dette, marquée des phalanges de ses doigts ; cela fait, il est libre de partir.

S'il n'avertit pas le maître sept jours d'avance pour délai de remboursement de la dette, il paiera une indemnité. Si le débiteur ne paie pas et s'enfuit, il est juste que le maître ait le droit de le faire arrêter, la plainte sera portée devant le tribunal pour être jugée, décidée selon les lois. S'il est démontré que le débiteur demeure engagé pour une somme quelconque, il faudra que ce débiteur trouve l'argent pour rembourser, sinon il sera légalement et justement mis en prison à cause de sa dette selon l'ordonnance royale du vendredi 12e jour de la lune croissante, 11e mois, chollasacrach 1259, année rola, 9e de la décade, identique au 8 octobre 1897. Mais le maître créancier paiera le prix de la nourriture. de son débiteur, qu'il aura fait emprisonner, soit pour un homme, soit pour une femme, 2 piastres par mois.

ART. 6. — Les personnes attachées au service d'autrui, qui ne sont pas encore en âge de travailler, ou qui sont devenues infirmes, au termes de l'article 2 de la présente ordonnance royale, ne recevront aucun salaire. Mais il est juste que le capital de la dette pour laquelle elles sont engagées ne porte aucun intérêt. Si des père et mere ont engagé leur enfant avant sa majorité, pour être au service d'un maître, le capital de la dette ne portera intérêt qu'à partir de l'âge de la majorité, si le serviteur consent à demeurer chez son maître au delà de cette date.

ART. 7. — L'intéret de la dette pour laquelle une personne est retenue comme domestique, pourra être égal au capital si c'est un homme, et au delà on ne comptera que le capital; s'il s'agit d'une femme l'intérêt ne courra que jusqu'à concurrence de moitié du capital.

ART. 8. — Pour les esclaves domestiques, au service d'un maître depuis dix ans écoulés, ainsi qu'il est dit dans l'ordonnance royale du[479]jour1er de lalune croissante, 3 mois de l'année du Rat, 8° de la décade, correspondant au 18 janvier 1877, s'ils sont demeurés ces dix années, on devra réduire la dette pour laquelle ils sont retenus; on les tiendre quittes de moitié et ils pourront partir ; pour ceux qui sont retenus depuis moins de dix ans, à partir du jour 1er de la lune croissante, 3e mois année du Rat, 8° de la décade (c'est-à-dire depuis le 18 janvier 1877) jusqu'au 1 jour de la lune croissante du 3e mois de l'année Cha, 8e de la décade, qui correspond au 15 janvier 1887, juste dix années, la somme qui reste due en surplus de la part de moitié, à compter depuis le 1er jour de la lune croissante du 3 mois de l'année cha, 8e de la décade, sera diminuée du salaire acquis aux termes de la présente ordonnance royale; le capital réduit de moitié sera diminué des salaires ainsi caulculés et augmenté des intérêts courus.

ART. 9. — Si un homme est demeuré domestique au service de quelqu'un pendant de longues années, et que le calcul des salaires gagnés par lui soit beaucoup plus élevé que le cupital de la dette, augmenté des intérêts, il devra être de suite libre de son corps et quitte de tout engagement, mais le maître ne sera pas tenu de rembourser les salaires excédant le montant de la dette ; car cet hommelà est demeuré de son plein gré au service du maître jusqu'à l'époque de sa libération ; il n'a pas porté de plainte, n'a pas demandé à être libéré ni le jour de la publication de l'ordonnance royale, ni depuis.

Mais si le moment de la libération arrivé, la dette éteinte, le maître ne laisse pas le serviteur partir quitte d'engagement, et que le domestique porte plainte au tribunal, si le tribunal juge, décide, après enquète, que le serviteur est demeuré au delà de l'extinction de sa dette, capital et intérêt, quel que soit l'excédent, dans ce cas seulement il est juste que le maître rembourse le surplus.

ARr. 10. — Les infractions à propos d'un article quelconque de la présente ordonnance royale seront punies sévèrement, suivant les traditions des ancêtres. Si la lettre de plainte n'est pas conforme au contenu de la présente ordonnance, on n'accueillera pas la plainte.

ART. 11. — Les tribunaux qui connaitront des différends entre maîtres et serviteurs domestiques pour dettes, devront juger et décider avec justice et équité, conformément au texte de la présente ordonnance royale.

ART. 12. — Le Conseil des ministres devra veiller à ce que cette ordonnance soit exécutée ; elle devra être imprimée, publiée, répundue et afflchée afin d'être connue de tous les intéressés.

§ 18. COMPARAISON DE TROIS BUDGETS OBSERVÉS EN 1897

[480] 1° Petit fonctionnaire de Pnom-Penh (Cambodge).

2° Mineur du Pas-de-Calais (France).

3° Serrurier-forgeron de Picpus, à Paris.

Il n'a pas paru sans intérêt d'établir un parallele entre le budget du Petit fonctionnaire de Pnom-Penh, et ceux de deux ouvriers français, le Mineur du Pas-de-Calais, et le Serrurier de Picpus (ner 86 et 88 de la 2° série des ˉOuvriers des ˉDeux Mondes, tome V).

O0bservés à la même époque, dressés suivant une méthode commune, ils permettront une comparaison exacte entre les conditions générales de l'existence, dans des mondes totalement différents.

La part principale des recettes est formée par les salaires, de 75 à 92 2 ; le chef de famille peut absolument y compter, le revenu est stable.

Les totaux de subventions sont sensiblement les mêmes pour les deux premiers budgets ; presque nuls pour le 3e, budget urbain. A la 4° section, les bénéfices des industries s'élèvent pour l'ouvrier parisien. Chez les uns et les autres, la moitié environ des dépenses est affectée à la nourriture ; l'habitation absorbe de 10 a 17 /, ; le vêtement, de 9 à 18, ; les conditions climatériques motivent ces écarts ; les besoins moraux représentent en France à peine ; et 2 °, et près de 10 °, à Pnom-Penh ; les récréations, 12, 8 et 6%,, le chiffre le plus élevé est celui de l'ouvrier parisien ; enfin l'épargne va de 6 à 12 °..

En comparant aussi les poids des aliments consommés on s'explique la faiblesse physique et l'indolence des Asiatiques réduits à une nourriture peu substantielle.

On remarquera que la situation morale des Cambodgiens est manifestement supérieure à leur condition matérielle. La proportion de leurs maigres ressources volontairement consacrée aux dépenses de religion, de charité et de famille, est relativement fort élevée, tandis que le pourcentage des colonnes intitulées : boissons, récréations, indique une sobriété, une sagesse de meurs qui méritent notre estime.[481][482][483]

A. — Budgets des recettes [notes annexes]
A. — Budgets des recettes [notes annexes].
B. — Budgets des dépenses [notes annexes]
B. — Budgets des dépenses [notes annexes].
B. — Budgets des dépenses (suite) [notes annexes]
B. — Budgets des dépenses (suite) [notes annexes].
C. — Comparaison en poids des aliments consommés [notes annexes]
C. — Comparaison en poids des aliments consommés [notes annexes].

Notes

1. Dans le cour de l'année 1897, la piastre a varié de 2f 60 à 2f 30.

2. Les deux mots khmers les plus usités : sau saoag, formule d'adieu et de bienvenue, sont exceptionnellement les mêmes pour tout le monde, dans cette langue où l'étiquette règne despotiquement ; ils signifient littéralement : contents. tranquilles, bien portants.

3. Voci, par exemple, la traduction d'un acte de divorce par consentement mutuel :

« Cet écrit est fait par le sieur Meun Komchan Cheyvat, mari, pour rester entre lesmains de dume Srakom, son épouse. Le sieur Meun et ladite dame ont accompli les cérémonies d'usage et se sont pris mutuellement pour mari et épouse suivant la loi. Vingt ans se sont écoulés depuis, ils n'ont pas eu d'enfant. A présent le sieur Meun et sa femme comprennent qu'ils ont ainsi subl la punition de leurs péchés. Tous deux consentent de plein gré et sans haine à se quitter, a cesser d'etre mari et femme. Ils ont procédé au partage de leurs biens et richesses. De cette manière le sieur Meun pourra prendre une autre épouse, et la dame Sraom pourra prendre un autre mari, aucun des deux ne pourra s'opposer au mariage de l'autre ; leur union est définitivement rompue.

« Jour samedi, 6° de la lune décroissante du 9e mois, année du coq, 9e de la décade, 38e année du règne. »