N° 88
SERRURIER-FORGERON
DU QUARTIER DE PICPUS, A PARIS
OUVRIER CHEF DE MÉTIER
DANS LE SYSTÈME DU TRAVAIL SANS ENGAGEMENTS
D'APRÉS
LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1895
PAR
M. NICOLAS FANJUNG
Sommaire
Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.
[317] Le quartier de Picpus se trouve dans l'enceinte fortifiée; il appartient au 12e arrondissement de Paris.
De construction récente, il est sillonné de larges avenues, qui laissent pénétrer abondamment l'air et la lumiêre. De vastes jardins, appartenant à des communautés ou aux particuliers, maintiennent dans l'atmosphère une pureté et une fraicheur inconnues dans la plupart des autres quartiers de Paris. Les rues sont larges, bordées de maisons peu élevées. D'espace en espace, quelques usines rappellent qu'on se trouve à Paris et dans un quartier assez industriel.
La population se compose d'ouvriers attachés aux entrepôts de Bercy ou aux gares voisines, de déménageurs, entrepreneurs de construction, petits commerçaunts, employés occupés tant à la manufacture de tabuc que dans les autres maisons ou usines de Paris,[318]d'une foule de gens se livrant à de petites industries que le voisinage du bois de Vincennes leur permet d'exercer, enfin de beaucoup de petits patrons du type de celui qui fait l'obhjet de cette étude.
Cette population est travailleuse et honnête. Très compacte dans la partie rapprochée du centre de Paris, elle devient de moins en moins dense vers les fortifications. C'est ce qui permet l'établissement et le développement de la petite industrie dans cette partie du quartier.
La serrurerie, qui nous occupe tout spécialement, en ressent les effets directs. Plusieurs patrons serruriers établis dans le centre du quartier ont suffisamment de commandes pour employer continuellement un personnel assez nombreux. L'ouvrier serrurier objet de la présente monographie ne trouve pas assez de travail pour lui-même et il doit recourir à une fabrication en dehors de son métier.
Depuis peu de temps on remarque un accroissement de la population. D'après les résultats du dernier recensement, le nombre des habitants du quartier de Picpus est de 48.6I3. Pendant la dernière période quinquennale, la statistique accuse un accroissement de 2.513 individus. On peut prévoir que ce nombre ira en augmentant, gràce aux avantages que présente le quartier au point de vue hygiénique et au point de vue des facilités de communications avec le centre de Paris, au moyen de tramvays nombreux et de la ligne du chemin de fer de Ceinture qui le traverse. Du reste, cette repopulation des extrémités se remarque dans tous les autres quartiers. La population de la capitale devenant plus nombreuse et les habitations coûteuses s'étendant de plus en plus, la classe ouvrière se trouve par là même refoulée plus loin, où elle peut se loger à meilleur marché.
Comme dans tous les quartiers populeux, la majorité des habitants professent des opinions très avancées. Il suffira de dire, que la circonscription est représentée à la Chambre des Députés par M. Paschal Grousset, et qu'aux dernières élections municipales les socialistes ont groupé dans le quartier de Picpus 5.519 voix sur 6.500 votants.
Les abstentionnistes sont en proportion assez considérable, surtout pour un quartier ouvrier. Ils ont été au nombre de 3.000, ce qui représente un tiers des électeurs inscrits.
§ 2. État civil de la famille.
[319] La famille qui fait l'objet de la présente monographie se compose de quatre personnes :
1° CYPRIEN D***, chef de famille, né à Chaumes (Seine-et-Marne)............ 34 ans.
2°AUGUSTINE D***, a femme, née à Beaufort-en-Vallée (Maine-et-Loire)............ 32 —
3°GEORGES, leur fils aîné, né à Paris............ 4 —
4°RENÉ, 2e fils, né à Paris............ 2 —
L'ouvrier chef de famille a une sœur qui, comme lui, habite Paris ; elle a épousé un serrurier.
Il a aussi une nombreuse parenté établie dans son pays, où elle jouit d'une assez grande considération. Tous ses parents possèdent quelque argent ; ce sont pour la plupart des cultivateurs, des fermiers et des petits boutiquiers ; c'est à cette dernière catégorie qu'appartenait son père. Celui-ci et tous ses frères, qui sont au nombre de quatre, sont arrivés à amasser un petit pécule et actuellement ils vivent de leurs rentes. Leurs fils ont suivi la même profession. A titre d'exception, il faut noter quelques-uns de ses cousins qui se sont élevés bien au-dessus du milieu de leurs parents. Ainsi, l'un d'eux ayant fait des études à l'Ecole Centrale, grâce à l'obtention d'une bourse instituée dans sa commune, est aujourd'hui directeur d'une usine de tubes creux située dans le Nord. Un autre possède à Paris un dépôt d'acier et de ces tubes, et se trouve à la tête d'une grosse fortune.
On peut donc dire que c'est à la famille D*** que le sort a souri le moins. Non seulement elle ne s'est pas élevée au-dessus du rang qu'occupaient les parents, mais elle est descendue au-dessous. Et pourtant D*** est très travailleur, intelligent, connaissant à fond son métier. Il faut attribuer cet insuccès à son inexpérience des affaires et à cette manie des ouvriers de province de se porter vers Paris. Il est certain qu'établi dans son pays, où il était bien connu, et avec l'aide de ses parents, qui ne lui était jamais refusée, il aurait pu arriver à se créer une meilleure position.
Cependant, depuis quelque temps on remarque un relèvement, une marche ascendante dans son industrie. Les clients augmentent et il caresse le projet, irréalisable peut-être, de devenir patron serrurier avec un magasin de quincaillerie.
§ 3. Religion et habitudes morales.
[320] On remarque dans la famille l'absence complète de tout sentiment religieux. Cependant les parents de l'ouvrier étaient catholiques pratiquants ; lui-même a été baptisé et a fait sa premiêre communion. Sa femme était autrefois très pieuse ; elle a employé toute son influence pour que leur mariage se fit a l'église. Pendant les premiers temps qui suivirent, elle assistait encore aux services religieux et voulait y entraîner son mari, mais rien n'y fit, il est toujours resté indifférent, sans aucune haine cependant ; il parle avec respect de la religion dans laquelle il est né, comme de toute autre d'ailleurs. Insensiblement sa femme a également délaissé les exercices du culte. Le peu de temps que lui laissent les soins du ménage ne lui rend pas aisé, du reste, de les continuer. Elle en a quelques regrets et le sentiment religieux se réveille en elle à la première occasion. Ainsi, elle insiste résolument pour que ses enfants soient baptisés et en effet tous l'ont été. Elle est fermement résolue à leur faire faire la première communion, le père ne s'y oppose déjà plus. Mais il est probable que les enfants abandonneront toute croyance religieuse en devenant plus âgés.
L'état moral de la famille est excellent. Elle se contente facilement de sa situation actuelle, tout en nourrissant l'espoir de l'améliorer. Si le mari éprouve quelque dépit, il se console dans la vie de famille. En cette occasion apparaît toute la supériorité de la petite sur la grande industrie.
Dès que le travail est terminé, l'ouvrier quitte son atelier, situé au rez-de-chaussée, et rentre au milieu des siens. Il lit le journal ou revise ses comptes et établit ses factures.
D*** fume peu. quelques cigarettes de temps à autre, mais il ne s'est pas fait du tabac une habitude. Il quitte rarement son intérieur pour le café. Tout au plus y va-t-il pour arrêter une affaire ou s'entendre avec un client.
En somme, la famille D*** jouit de tous les avantages que procure à l'ouvrier l'exercice d'une petite industrie. En travaillant pour son compte, D*** comprend combien il faut de persévérance et d'économie pour mener à bien ses affaires et subvenir à ses besoins. Il attache à[321]l'argent une valeur d'autant plus grande qu'il se rend mieux compte de la difficulté qu'on éprouve à le gagner. Ses habitudes réglées et sae bonne conduite ont les plus heureux effets sur l'existence de sa femme et de ses enfants.
La famille D*** reçoit peu de monde. De tempns en teomps quelques confrêres viennent voir le mari. Des amis d'enfance et des parents font de rares apparitions. A cette occasion la famille organise une petite réception, dans laquelle la cordiaulité et la gaieté ne cessent de régner.
ls sortent peu. Avant la naissance des enfants, ils allaient au théâtre ou faisaient quelques visites. Leurs deux fils, encore très jeunes, ne leur permettent plus d'aller aussi souvent en ville. Les parents préfèrent les mener à la campagne, ils profitent du voisinage du bois de Vincennes. De temps à autre ils se rendent également chez des parents qui habitent leur pays.
Cette année, la famille a fait au 14 juillet un voyage d'agrément de quelques jours ; elle s'est rendue chez des amis qui habitent Sucy-en-Brie.
Ces visites sont très rares, ordinairement les journées se passent dans une paisible monotonie : le mari est occupé à son atelier, la femme à ses travaux et à son ménage. Presque toujours l'ouvrier travaille l matinée du dimanche, souvent même l'après-midi.
Cyprien D*** est électeur et exerce consciencieusement ses droits politiques ; il regarde le vote comme son premier devoir et dit que tout citoyen doit s'occuper des affaires de son pays.
Ses opinions politiques sont assez avancées. Petit industriel, comparable en cela au petit propriétaire, il est adversaire résolu des théories utopiques, de la socialisation des terres et de l'industrie. En revanche, il prise beaucoup les formules sonores. Ainsi il parle de l'impôt sur le revenu avec enthousiasme, maudit ceux qui s'opposentà son introduction, parce qu'il croit y voir le salut des classes ouvriêres. Mais il ne se rend nullement compte des iniquités dont est entaché en pratique son fonctionnement, ni des difficultés de son établissement. Il croit qu'il n'est pasintroduitdans la législation uniquement parceque quelquesgros capitalistes n'en veulent pas, de crainte de nuire à leurs propres intérêts. Ceci n'est du reste pas étonnant : entouré des hommes de sa classe qui pensent comme lui, n'entendant que la voix des représentants de son parti, ne lisant que les journuux de même opinion, il ne connait point d'arguments capables de le convaincre de ses erreurs. Cest là que réside, ilestpermis dele croire,laforce des partis révolutionnaires.
[322] Partisan des réformes d'ordre politique, il est très accessible aussi aux changements et améliorations dans son travail. Il a fait lui-même quelquesmodifications dans son outillage, et notamment il a établi pour sa forge un système de tuyères, dont il parle avec pleine satisfaction.
L'esprit de prévoyance, d'assistance et de mutualité est peu développé dans la famille. Elle fait même preuve d'une imprévoyance coupable. Ainsi elle ne possède aucune somme d'argent immédiatement disponible pour le cas de maladie ou de chômage. Toutefois il faut remarquer que l'ouvrier est plus prévoyant, et on ne saurait l'en blamer, en ce qui concerne la source de ses revenus ; son atelier est assuré contre l'incendie, il a un fonds de roulement très suffisant et il veille constamment à l'entretien et à l'amélioration de son outillage. Les dépenses de ce chef, montent à 265 francs par an. Les travaux par lui exécutés s'en ressentent três avantageusement.
C'est pour cela que les clients aiment à s'adresser à lui de préférence aux grands ateliers. Il faut voir là un des effets de la petite industrie, surtout de celle qui n'emploie que peu de force motrice, comme par exemple, la serrurerie. Il est évident qu'un petit patron directement intéressé aux bons résultats de son travail et à son bon marché, le fera mieux et à meilleur compte qu'un grand atelier qui fait faire ses travaux par des ouvriers salariés. Malgré cela, la lutte entre les ouvriers travaillant chez eux et les patrons est très difficile. Depuis la concentration de l'industrie, le publie est si habitué aux grandes usines qu'il s'adresse à elles plutôt qu'aux petits ateliers, malgré les réels avantages que peuvent lui procurer ces derniers dans les branches de l'industrie qui emploient peu ou point de force motrice.
§ 4. Hygiène et service de santé.
Les conditions hygiéniques du milieu sont satisfaisantes.
Le chefde la famille et sa femme surtout jouissent d'une bonne santé. La mère ne se rappelle avoir souffert d'aucune indisposition. Pendant ses couches elle ne s'adresse qu'à une sage-femme. Cet excellent état de santé tient évidemment à sa constitution robuste, mais on peut l'attribuer aussi à la vie réglée et pleine d'occupation qu'elle mène, à l'absence de travail fatigant et à la satisfaction morale que lui procure la vie de famille.
[323] Le mari jouit aussi d'une assez bonne santé ; son métier du reste l'exige. Il est cependant affecté d'une maladie d'estomac qui faute de soins est passée à l'état chronique. Il attribue cette affection à la mauvaise qualité de la nourriture dans les restaurants où il prenait ses repas avant son mariage. Il est d'autant plus difficile de déterminer le caractère de sa maladie qu'il se refuse obstinément à consulter un médecin. Ses douleurs d'estomac lui occasionnent des migraines très aigües qui l'obligent à interrompre tout travail. Il a pu depuis quelque temps alléger ses souffrances en usant d'une tisane qu'une publicité retentissante a rendue populaire. Aussi bien la famille D*** est loin de mépriser la science des médecins, ainsi que cela se voit encore. souvent dans les classes populaires ; tout au contraire, l'ouvrier et sa femme ont en elle une solide confiance. A la moindre indisposition des enfants on appelle un médecin, dont les prescriptions sont fidèlement suivies. La femme, en bonne ménagère, sait administrer les médicaments d'un usage courant.
L'aîné des enfants, eorges, jouit d'une constitution semblable à celle de sa mère. Dans sa première enfance, il a été atteint de quelques indispositions sans gravité.
Le plus jeune, René, semble d'un tempérament moins fort. Les premières souffrances de l'enfance l'éprouvent plus qu'elles n'ont éprouvé son aîné. Toutefois, il n'y a dans ces indispositions rien qui alarme les parents.
Chaque membre de la famille prend un bain toutes les deux semaines. Les ablutions sont faites avec un soin méticuleux.
L'hygiène de l'habitation, les boissons et les vêtements ne laissent rien à désirer. La famille n'a jamais recours aux soins des empiriques, ni aux pratiques occultes.
§ 5. Rang de la famille.
Un ouvrier établi à son compte occupe par là même une situation privilégiée dans les classes populaires. La stabilité de la famille, sa vie régulière et la correction de ses meurs, contribuent à accroître l'estime que portent au serrurier dont nous nous occupons les habitants du quartier. Cependaunt la famille n'a pas fait de connaissances[324]dans cette partie de la ville qu'elle habite depuis bientôt sept ans, sauf quelques relations de voisinage, entretenues surtout par la femme.
Les personnes avec lesquelles les D*** ont des relations suivies sont comme eux des familles de petits artisans et commercants. Toutes, elles estiment Cyprien et rendent hommage à son caractère loyal et frane . Ses clients l'apprécient également pour sa droiture et son honnêteté.
Moyens d'existence de la famille
§ 6. Propriétés.
(Mobilier et vêtements non compris.)
Immeubles............ 0f00
La famille ne possède aucune propriété immobilière.
Argent............ 500f00
Somme gardée comme fonds de roulement.
ANIMAUX DOMESTIQUES............ 0f00
Un chien (pour mémoire).
Matériel spécial des travaux et industries............ 1.977f00
1° Outils de forgeron. — 1 forge double avec tuyères, 100f00; — 1 jusqu'à t à double vent, 2250f00; —1 soufet simple, 50f00 ;— 2 enclumes avec billots, 200f00;— 9 marteaux de forge. 40f00 ; — 40 paires de tenailles, 80f00; — 2 baquets (pour l'eau et le charbon), 4f00; — étampes, dégorgeoirs, mandrins, etc., 60f00. — Tota, 784f00.
2° Outils de serrurier. — 1 établi avec tiroirs (3 mètres de longueur), 35f00; — 1 machine à percer, 110f00; — outils pour la machine à percer : forets, ete., 50f00 ; — 4 étaux, 160f00;— 25 limes emmanchées, 31f 00; — 9 marteaux, 18f 00; — clefs anglaises et ordinaires, tarauds, filièree, scies à métaux, becs-d'ane, etc., 90f00;— 2 meules,37f00 ; — 2 sacs de ville garnis, 40f00; — 1 cliquet pour percer, 15f 00 ; 1 c (ce) à colonnes avec accessoires, 30f 00; — 1 poinconneuse à 2 balanciers pour percer le fer à bâtiment,120f00 ; — 1 petite cisaille à tole, 45f00. — Total,781f00.
3° Outillage pour la fabrication des lames. — Outillage complet, prix d'achat,200f00; — remise en état, remplacement des pièces, 200f00. — Total, 400f00.
4° Matériel de blanchissage et de repassage du linge. — 2 fers à repasser, 2f50; — 1 battoir, 1f00; — 1 brosse, 0f50;— 2 tabliers, 3f00 ; — 1 couverture pour repassage, 3f00. — Total, 10f 00.
5° Matériel pour le raccommodage des vêtements. — Ciseaux,1f60; — dé, aiguilles, fil, etc., 0f50. — Total, 2f00.
Valeur totale des propriétés............ 2.477f00
§ 7. Subventions.
[325] L'ouvrier travaillant dans le système sans engagement, n'ayant donc affaire à aucun chef d'industrie, ne peut point recevoir de subventions patronales. Dans le budget de la famille on ne trouve aucun subside soit en nourriture, soit en vêtements, soit en argent. L'Etat seul pourrait lui donner une subvention sous la forme de soins médicaux et de médicaments, mais la famille n'y a jamais recours. Elle profite seulement de la gratuité d'instruction pour les enfants.
§ 8. Travaux et industries.
Travail de l'ouvrier. — La source principale des revenus de la famille estla serrurerie, exercée par l'ouvrier, avec l'aide, aux moments de presse, d'un compagnon salarié. Ce métier est favorisé dans le quartier habité par l'ouvrier par l'absence de grandes maisons de rapport, les réparations y étant rares, tandis que les propriétés particulières et les usines avoisinant l'atelier de l'ouvrier lui procurent un travail presque continuel. Sa clientèle se compose, en effet, d'industriels dont les usines et les maisons d'habitation réclament sans cesse des agrandissements, des réparations ou des embellissements.
La serrurerie est un métier trop répandu et trop connu pour qu'on en fasse ici la description. II suffira de dire que pour le bâtiment elle consiste dans le faconnement des pièces, leur adaptation sur place, pose des serrures, ferrage des portes et des croisées, confection des grilles, rampes, marquises et réparations de toutes sortes.
Nouvellement établi dans le quartier, l'ouvrier est obligé de faire à sa clientèle en formation des conditions exceptionnelles de bon marché pour lutter contre la dangereuse concurrence des grands ateliers. Pour établir le prix d'un certain travail, il estime le temps consacré à l'ouvrage à raison de 1 franc l'heure y compris les fournitures d'outils et de forge, les frais d'amortissement, l'intérêt du capital, le loyer de l'atelier, et les bénéfices de l'industrie. De temps à[326]autre il a des travaux plus avantageux, qui sont la source la plus claire de ses bénéfices.
Cyprien D** ne fait partie d'aucune institution corporative. Ouvrier établi à son compte, il ne peut pas entrer dans un syndicat de salariés, leurs intérêts n'étant point les siens. Il ne peut guère être membre d'une institution patronale, aucune communauté d'intérêts entre lui et ces dernières ne pouvant exister.
Malgré tous les avantages offerts au public, l'ouvrier souffre souvent du chômage, qui cependant tend à devenir de plus en plus rare. En l'absence de commandes, il fait des lames pour la canne à épée. C'était, il y a une dizaine d'années, une occupation lucrative. De création relativement récente, cette fabrication était concentrée entre les mains de quelques petits industriels qui faisaient payer leurs produits très cher. Mais depuis que la grande industrie s'est mise de la partie, il ne peut venir à l'idée d'un petit producteur de lutter avec elle. Ayant amélioré la production, elle triomphe par le bon marché et la supériorité de la qualité. Au lieu d'être faites au marteau, les lames y sont fabriquées au laminoir, ce qui est un grand avantage. Il faut ajouter à cela que la concurrence étrangère, outre les avantages précédemment cités, a celui du meilleur marché de la main-d'œuvre. Il est évident que les marchands d'armes ont tout intérêt à s'adresser aux grandes manufactures, où ils trouvent pour une somme moindre un produit supérieur.
Dans ces conditions, la fabrication du petit atelier s'est trouvée presque anéantie, et actuellement il n'y a plus à Paris que deux vieux ouvriers, hors d'état de faire autre chose, qui s'y consacrent encore. L'ouvrier D*** en fait autant pendant les périodes de chômage. Comme clients ils ont conservé quelques marchands obligés de s'adresser à eux à cause du peu d'importance de leurs commandes et du modèle spécial par eux employé, qui exigerait un matériel trop coûteux pour une grande fabrique. Le prix payé est très minime en comparaison du travail exigé. Un atelier de ce genre est véritablement sous le régime du sveating system .
Un labeur quotidien de douzeheures laisseà l'ouvrier à peine 7I francs, sur lesquels il doit fournir l'entretien de la forge pendant la journée, son outillage, son atelier et autres petites dépenses. Et encore faut-il être excessivement exercé, adroit et fort pour pouvoir atteindre cette somme. Ainsi, par exemple, la lame la plus courante, l'espadon, qui ressemble à l'épée et dont la largeur varie de 10 à 12 millimètres et la[327]longueur de 65 à 70 centimêtres, se paie à raison de 9 francs la douzaine. La matière première et les autres frais montent à 2 franes. Il reste donc à l'ouvrier 7 francs.
Il en est de même pour les autres sortes de lames. Elles procurent un salaire peu rémunérateur.Il y en a cinq ou six variant d'après la forme et dans chaque sorte plusieurs dimensions : lame losange, lame dite « flamboyante, genre spécial de forme serpentine, enfin poignard et couteaux de différents genres. Le prix le plus élevé d'une douzaine est de 18 francs pour les lames três difficiles à faire, très grandes, partant exigeant beaucoup de matière premiêre. Les plus petits couteaux de 14 millimètres sur 15 centimêtres sont payés 2 fr. 50 la douaaine. Il faut en faire au moins 4 douzaines par jour.
L'outillage nécessaire pour cette fabrication est peu compliqué. L'ouvrier prend des tiges d'acier de largeur et d'épaisseur voulues et les chauffe au rouge pour les étirer ensuite au marteau. Pour donner à cette tige la forme nécessaire il la passe à la matrice. C'est un cadre en fer épais ouvert de 2 côtés pour le libre passage du fer. Ce cadre se fixe sur l'enclume, à l'intérieur il se compose d'une partie inférieure fixe, la matrice, et d'une partie supérieure mobile, le poinçon. La matrice est échancrée dans la forme que devra avoir la lame. Le haut de la partie supérieure dépasse la boîte et est destiné à recevoir les coups de marteau. A chaque coup elle sursaute et l'ouvrier, qui a introduit dans l'ouverture de la boite une tige rougie au feu, la façonne d'après la forme de l'ouverture, en profitant de chaque soubresaut de la partie supérieure pour pousser plus loin sa tige. Cette opération est très pénible, les coups devant être appliqués avec une grande force. La lame est ensuite reforgée à l'estampe pour lui donner du relief et plus de netteté. Après quoi l'ouvrier confectionne l'extrémité destinée à être emmanchée et procède au redressage de la lame et à son dégauchissement. Chauffée de nouveau elle est ensuite trempée. Elle sort de la trempe, cintrée, gauche ; un nouveau redressage et un nouveau dégauchissement doivent avoir lieu. Pour le faire, la lame enduite d'huile reste encore au feu tant que l'huile brûle. C'est ce qu'on appelle « faire revenir à l'huile brûlante pour pouvoir saisir le degré de chaleur où le métal a une certaine souplesse. Après un nouveau redressage, une nouvelle et dernière trempe est faite.
Ce travail, qui comprend de si nombreuses opérations, doit être fait avec grande adresse et célérité pour profiter du moment où l'acier est chauffé au degré voulu, parce que si la pièce est chauffée outre me[328]sure elle est trop molle ; si elle ne l'est pas assez elle est cassante.
Il s'agit en effet, et c'est là que réside toute la difficultés, d'assurer à la lame les qualités qui lui sont nécessaires : la rendre droite et plate, ce qui est assez difficile à faire sans instruments de précision, et lui donner un certain ressort, c'est-à-dire une grande souplesse pour se redresser après avoir été ployée.
Ainsi fabriquées, les lames doivent subir l'opération du polissage qui est faite par un ouvrier spécial, le polisseur, et celle de l'aiguisage, si on le désire. Elles sont ensuite ajustées dans la canne par des monteurs spéciaux.
Cette fabrication est si désavantageuse pour l'ouvrier, qu'il tache d'avoir un peu plus de clients pour la serrurerie, afin de délaisser complètement ce travail. Déjà cette année il y a eu très peu recours.
Travail de la femme. — La famille profite de la présence de la femme au logis ; c'est une grande force pour elle. Quoique la famille soit peu nombreuse, la femme est entièrement absorbée par les travaux du ménage. Elle s'occupe de la préparation des repas, du raccommodage des vêtements. Elle entretient le linge et le blanchit, ce qui constitue une économie importante, étant donné la quantité dont elle a besoin à cause des enfants en bas âge et du travail particulièrement salissant du père.
La femme s'occupe aussi du nettoyage de la maison et de temps à autre elle fait quelques courses pour son mari : elle porte les lames chez le polisseur, livre quelques petites commandes, ou va toucher chez des clients le montant des factures.
Mode d'existence de la famille
§ 9. Aliments et repas.
Le régime alimentaire de la famille est simple, mais três suffisant. L'aliment préféré est la viande et en général les substances nourrissantes. La famille absorbe beaucoup de vin, mais peu de spiritueux.
[329] On peut établir ainsi la quantité de nourriture qui sert de base aux repas par membre adulte et par jour :
Pain............ 450 gr.
Viande............ 300 gr.
Vin............ 1 litre
Pour la femme il faut ajouter 30 gr. de chocolat. On achète aussi 1 litre de lait pour les enfants.
La famille prend trois repas par jour : à I heures un bol de café pour l'ouvrier, de chocolat pour la femme, de lait pour les enfants ; à midi, principal repas, qui se compose de viande, légumes, salade, fromage, fruits et café. Le repas du soir se prend à 7 heures, 6 heures en été.
Il comprend une soupe aux légumes ou un pot-au-feu, viande, pommes de terre ou autres légumes. Ce menu varie d'après la saison. En été, les fruits sont plus nombreux, les légumes secs de l'hiver font place aux fruits verts ; légumes et salades sont aussi plus abondants.
L'appétit des membres de la famille est excellent et on n'a pas recours aux aliments excitants comme les salaisons, poissons fumés, etc. La graisse est généralement exclue : la maladie d'estomac du père en est la cause.
Tous les aliments sont préparés à la maison et il arrive rarement qu'un membre de la famille soit absent à l'heure des repas. Cependant, en quelques occasions, l'ouvrier est obligé de déjeuner en ville, pour ne pas revenir chez lui, lorsqu'il est en courses dans un quartier éloigné.
La famille achète généralement le pain et les articles d'épicerie au comptant à la Société Coopérative de consommation L'Union des Transports . Toutefois, elle a de temps en temps recours au crédit des détaillants quand elle est dans un moment de gêne.
Une économie minutieuse préside à l'achat et à la préparation des aliments. La Société Coopérative procure à la famille des avantages importants.
§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.
L'habitation de la famille se trouve dans une grande propriété composée de batisses de toutes sortes occupées par de petits industriels et marchands : menuisiers, tonneliers, charpentiers, mécaniciens, dé[330]bitants de vins, etc. Cette propriété d'un côté donne sur une rue large, de l'autre longe une impasse asse bien tenue, qui dessert également quelques grandes usines avec leurs maisons d'habitation. Cette impasse donne près d'un carrefour, formé par l'intersection de la rue Michel-Bizot avec quelques rues transversales, dont l'une conduit directement au bois de Vincennes, à quelques centaines de mêtres de la maison. Cela seul suffit pour constater de quels avantages hygiéniques jouit la famille. L'air pur du bois arrive en abondance vers l'endroit où se trouve sa demeure. Ajoutons que le quartier est peu peuplé et ne renferme presque pas de ces grands bâtiments informes, marques distinctives d'agglomérations ouvrières.
L'aspect de la construction où se trouve l'habitation de la famille n'est pas souriant. C'est une bâtisse de pierres non liées avec du ciment, qui comprend un re-de-chaussée et un étage. Elle est séparée verticalement en deux moitiés, l'une est louée par l'ouvrier et'dans l'autre le premier étage seul est occupé par une famille ouvrière. Un atelier au-dessous est à louer depuis assez longtemps. Cette construction est entièrement indépendante, la facade dépourvue de fenêtres donne sur l'impasse, et les trois autres côtés sont entourés par la cour et un terrain vague, appartenant au même propriétaire. Dans la cour, l'ouvrier a ait bâtir tout derniêrement un hangar où sont placés ses instruments de travail d'usage peu fréquent, une poinconneuse à deux balanciers pour percer sur place le fer à bâtiment, une grande meule, une enclume, le fer en barre pour le travail.
Le rez-de-chaussée occupé par l'atelier mesure 4 mètres de largeur sur 6 mètres de longueur. Il est éclairé par trois fenêtres. Au-dessus, sur la même superficie, c'est-à-dire 24m, se trouve le logement de la famille. Un escalier étroit, peu commode, y conduit. En entrant, on se trouve dans une très petite cuisine qui ne sert qu'aux ustensiles de ménage et à la préparation des aliments, leur cuisson se faisant sur un poêle en fonte dans la salle à manger. Celle-ci, pièce relativement grande, prend jour par une fenêtre sur la cour et une étroite ouverture pratiquée dans le mur d'une petite annexe au-dessus de l'escalier. A côté se trouve la chambre à coucher, peu spacieuse, également avec une seule fenêtre.
Un buffet-étagère, une table ronde, quelques chaises, constituent l'ameublement de la salle àmanger ; le long des murs quelques chromos d'un gout douteux et des calendriers-baromêtres, primes gratuites données par les Grands Magasins, accompagnement inévitable de tout[331]achat vers le nouvel an. La chambre à coucher est meublée avec plus de recherche et un peu plus de gout. Un tapis, des rideaux, des glaces, une garniture de cheminée et quelques autres menus objets lui donnent un aspect assez coquet. En résumé, un logement d'ouvrier sans aucune prétention au confort qui puisse faire croire à une position sociale supérieure à ce qu'elle est en réalité, lesmaîtres n'ayant eu en vue que leur commodité.
Une petite cave se trouve sous la maison. Elle est mise à la disposition du ménage. Il s'en sert pour le charbon de terre ou quelquefois pour du vin.
Le prix de location est de 340 francs y compris les contributions, qui montent à 9 fr. 50 par trimestre. Les réparations sont à la charge du locataire, elles occasionnent une dépense moyenne de 40 francs par an.
Meubles.. — Les meubles ne présentent aucun caractère spécial ; ils sont très simples............ 881f 00
1° Mobilier de la 1re chamore. — 1 buffet-étagère, 120f 00 ; — 1 table ronde, 20f 00; — 6 chaises cannées, 30f 00; — 1 suspension, 10f 00. — Total, 180f 00.
2° Mobilier de la chambre à coucher. — 1 armoire à glace, 120f 00 ; — 1 grand lit, 80f 00 ; — 1 lit-cage, 20f 00 ; — 1 lit d'enfant, 20f 00 ; — 1 glace, 10f 00; — 1 table de nuit, 10f00 ; — 1 garniture de cheminée, 60f 00. — Total, 320f00.
3° Mobilier de la cuisine. — 1 table, 10f 00; — 1 fontaine en grès, 12f 00; — 1 poêle, 18f 00. — Total, 10f 00.
4° Literie. — 3 matelas en laine, 125f 00; — 4 oreillers, 20f 00 ; — 2 traversins, 20f 00; — 3 couvertures, 50f 00; — 2 édredons, 46f 00. — Total, 261f 00.
5° Livres. — Histoire de France (Henri Martin) ; Les Deux Orphelines (Ad. d'Ennery) : N.-D. de Paris ; Napoleon le Petit ; 93 (Victor Hugo). — Total, 80f 00.
Linge de ménage............ 221f 00
3 nappes, 21f 00; — 1 douz. de serviettes, 20f 00; — 2 douz. d'essuie-mains, 10f 00; — 6 taies d'oreillers, 6f 00; — 7 paires de draps, 105f 00; — 2 paires de rideaux blancs, 4f 00 ; — 2 rideaux de fenétre, 20f 00 ; — rideaux de lit, 35f 00. — Total, 221f 00.
Ustensiles............ 106f 85
1° Employés pour la préparation et la consommation des aliments. — 2 marmites, 8f 00; — 3 casseroles émaillées, 4f 50 ; — 2 poéles à frire, 2f 25 ; — 1 bouilloire, 1f50; — 1 cafetière-filtre (émail blanc), 3f 50; — 1 moulin à café, 1f 50 ; — 12 assiettes, 1f 80; — 3 plats, 3f 7 ; — 2 soupières, 2f 50 ; — 1 saladier, 1f 25; — 1 salière, 1f25 ; — 5 bols, 1f 00 ; — 1 pot au lait, 0f 75 ; — 1 carafe, 1f 15 ; — 6 verres, 0f 60; -— cuillers, fourchettes, couteaux, ete., 5f 00 ; — 6 tasses à café, 2f 80; — 1 service, 25f 00; — 6 cuillers et fourchettes (métal argenté) (cadeau), 20f 00; — 6 couteaux, 4f50. — Total, 92f 60.
3° Pour les soins de propreté et d'éclairage. — Torchons, 3 brosses, 2 balais, plumeau, 3f 25 ; — 1 lampe à pétrole en métal, 5f 00; — 1 lampe de faïence, 4f 00 ; — 1 lampe de cuisine. 2f 00. — Total, 14f25.
VÊTEMENTS............ 1.156f 65
1° Vêtements du père. — 4 vestons de travall, 6f 00; — 1 gilet de laine, 7f 00; — 1 pantalon de velours,,15f 00; — 4 pantalons de toile, 13f 00; — 3 casquettes, 4f 05 ; — 1 paire[332]de sabots, 3f 25 ; — chaussures, 12f 00; — 4 chemises de travail, 14f 00; — 6 mouchoirs de travail, 3f 00; — 1 costume complet noir, 59f 00; — 1 costume complet gris d'été, 39f 00 ; — 1 pardessus, 65f 00; — 1 chapeau, 12f 00; — 1 chapeau, 6f 90; — bottines, 18f 00; — 6 chemises de toile, 25f 00; —1 cravate et 2 foulards, 4f 95 ; — 6 paires de chaussettes, 6f 00; — 1 pantalon, 15f 00. — Total, 328f 15.
2° Vêtements de la mèreˉ. — 1 costume de tous les jours, 20f00 ; — 4 abliers, 7f00; — chaussures, 6f00, — 1 pèlerine, 4f00, — 6 camisoles, 10f50 ; — 3 cache-corset, 6f75 ; — 1 corset, 5f00; — 1 jupon, 8f00; —1 costume, 35f00; — 1 manteau, 39f00; — 1 chapeau, 5f00 ; — bottines, 18f00; - 12chemises,30f00; 2douz. de mouchoirs, 9f00;— bas et menus objets, 15f00; — 1 corset, 14f 00; — 4 paires de bas, 4f00 ; — 3 pantalons, 6f75 ; — 1 jupon de lalne, 4f50; — 2 jupons blancs, 10f75. — Total, 258f25.
3° Vêtements du fils aîné. — 1 pardessus, 5f90 ; — 1 costume, 10f00 ; — 1 pantalon, 2f50 ; — 4 chemises, 4f40 ; — 2 calecons, 2f20; — 1 béret, 1f25 ; — 1 chapeau de paille, 2f25; — 2 paires chaussures, 9f00; — 5 paires bas, 5f00; — 3 tabliers, 6f75. — Total, 49f00.
4° Vêtements du 2e fils. —1 douillette avec la robe (cadeau), 20f00 ; — 2 paires chaussures, 5f45; — 6 chemises, 3f00; — 2 tabliers, 2f80; — 3 pantalons, 3f00. — Total, 34f25.
5° Bijoux. — 1 montre en or avec chafne (mari), 300f00; — 1 montre en or avec chaîne (femme), 120f00; — 1 broche, 20f00; — 1 bague, 25f00; — 1 alliance 22f00. — Total, 487f00.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 2365f50.
§ 11. Récréations.
La vie journalière et les récréations de la famille D*** revêtent le caractère de la plus grande simplicité. Presque toujours le dimanche l'ouvrier travaille le matin. Il passe en revue ses outils, les répare s'il y a lieu et apprête l'ouvsage pour les jours suivants. Pendant ce temps, sa femme s'occupe de la préparation du repas et du nettoyage de l'habitation. L'après-midi se passe ordinairement en compagnie de quelque famille amie ou dans les promenades au bois de Vincennes pendant la belle saison. Souvent aussi l'ouvrier va pendant quelques heures dans un café voisin où il cause avec des camarades en prenant quelque boisson, le plus souvent du café.
Le soir, le mari et la femme s'absentent rarement de chez eux ; le mari lit le journal, ou un épisode d'histoire, on cause quelque temps et on va se coucher. On ne remarque dans la vie de cette famille l'amour d'aucun sport, d'aucun plaisir brutal dont les ouvriers des grands centres se montrent si friands. Il faut attribuer ces excellentes dispositions au caractêre de la famille; mais n'est-on pas en droit de penser que le genre d'occupation influe beaucoup aussi sur cet état d'esprit1 Un ouvrier salarié, exténué du rude labeur et surtout du labeur imposé de la semaine, profite pour jouir de la vie, de la[333]journée du dimanche, qui ne devrait être consacrée qu'au repos et aux plaisirs moraux et fortifiants. Le lendemain il rentre à l'atelier brisé, la discipline et le travail lui semblent encore plus durs, il s'irrite et cette irritation, doublée d'envie sous l'influence souvent malfaisante des camarades. peut finir par dégrader complètement l'ouvrier, par en faire un s sublime n. Rien de tel ne se produit dans la petite industrie. Un petit industriel a conscience de lui-même, il a soin de son affaire, il en est constamment préoccupé, il a de l'espoir, il en vit ; il évite de commettre des imprudences parce qu'elles sont préjudiciables à son intérêt. La vie de famille s'en ressent très heureusement.
Si la grande industrie présente des avantages incontestables au point de vue économique et technique, on ne peut pas s'empêcher de reconnaître la supériorité de la petite industrie au point de vue social.
Histoire de la famille
§ 12. Phases principales de l'existence.
Cyprien D** est né à Chaumes, dans le département de Seine-etMarne. Ses parents y exerçaient le commerce d'épicerie et de vins ; ils avaient en outre une petite fortune, composée d'une propriété, de quelques champs et d'actions d'une société anonyme, dont un de leurs neveux était administrateur.
Après avoir fait son apprentissage dans sa ville natale, D*** vint à Paris, où il travailla comme ouvrier dans différents ateliers et notamment chez son beau-frère, serrurier du quartier de la porte Saint-bDenis.
En 1886, par suite de la mort de leur mère, mariée sous le régime de communauté, D*** et sa sœur recueillirent un héritage de 16.000francs environ. Se trouvant en possession de la moitié de cette somme, l'ouvrier conçut le projet de s'établir à son compte et il acheta, avec facilités de paiement, un fonds de serrurerie aux Lilas, banlieue Nord-Est de[334]Paris. Mais, comme il arrive souvent à des hommes n'ayant aucune expérience des affaires, il fut trompé. L'établissement acheté ne présentait pas les avantages qu'il pouvauit espérer, il n'avait presque pas de clients sérieux. Se servant alors du peu d'argent qui lui restait et d'une petite somme empruntée à l'un de ses parents, il commença à entreprendre des travaux de serrurerie pour bâtiments. C'était justement l'époque où on élevait un très grand nombre de maisons à Paris. Mais c'était aussi le moment des pertes et des faillites pour beaucoup de ceux qui avaient entrepris ces constructions.
La ruine d'un de ces entrepreneurs pour le compte duquel D** avait fait des travaux, lui porta un coup dont il n'a jamais pu se relever. N'ayant qu'un très petit capital et pas de crédit, il se trouva dans l'impossibilité de continuer ses occupations. Il obtint de son prédécesseur la remise de la somme due. Vers la même époque il recut d'un propriétaire de ses amis l'offre de venirs'installer dans une maison que ce dernier faisait valoir au quartier de Picpus, sans lui payer de loyer jusqu'à ce qu'il eût du travail. Ayant accepté l'offre de ce propriétaire désintéressé, l'ouvrier se constitua bientôt une petite clientèle, qui lui permit dês la seconde année de s'acquitter de sa dette pour l'année de location écoulée et d'assumer les charges de la famille.
Sa femme, Augustine, est née à Beaufort-en-Vallée, département de Maine-et-Loire. Fille d'un charpentier, elle vint après la mort de ses parents à Paris, où elle avait une sœur, grâce à laquelle elle se plaça comme servante dans une maison bourgeoise. Elle resta chez les mêmes personnes jusqu'au jour où elle fit la connaissance de D*** et se maria avec lui en 1889. Peu de temps après, sa sœur ayant acquis un petit commerce de fruiterie, beurre, etc., et ne faisant pas d'affaires, les époux D**, pour lui sauver quelque argent, lui achetêrent le fonds et continuèrent ce commerce. Malheureusement, ils ne réussirent pas mieux et, cinq ou six mois après, ils se virent forcés de cesser la vente.
Cette mésaventure prouve suffisamment combien le commerce convient peu aux gens qui n'en ont aucune notion, et elle contribue aussi à montrer que le petit commerçant, si houspillé par la classe ouvriêre, a des mérites incontestables.
Pendant la détresse de la première année de sa réinstallation, Cyprien eut l'occasion d'acheter un outillage pour la fabrication des lames de cannes armées : il le compléta et l'améliora, et c'est principalement avec cette fabricationqu'il put alors gagner sa vie. Peu à peu, la elientèle de serrurerie est venue et elle n'a cessé de s'accroître.
[335] Avec ses excellentes habitudes, son esprit de conduite et l'acharnement au travail, la famille peut espérer beaucoup de l'avenir, si toutefois elle ne s'engage pas dans des entreprises hasardeuses.
§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
La famille n'a recours à aucune institution publique ou privée, qui l'aide à sortir des embarras ou des difficultés qu'elle rencontre. L'esprit de mutualité qui peut améliorer si sensiblement le sort des ouvriers lui fait défaut.
Durant les premières années du mariage, elle était affiliée à une société de retraite, « la France Prévoyante », dont la femme a été un des premiers souscripteurs. Mais les dépenses imprévues du ménage l'ont obligée à suspendre les versements ; elle conserve toutefois la faculté de les continuer, les statuts de la Société n'admettant pas la déchéance par suite de l'interruption des versements.
Toute l'énergie de la famille, tous ses efforts sont employés à améliorer son industrie ; elle tend de toutes ses forces à s'élever au patronat et elle considère avec juste raison, l'occupation du père comme seule capable de l'y amener. Elle ne vit et ne travaille que par elle et pour elle. Elle se refuse maintes satisfctions pour pouvoir épargner quelque argent qu'elle emploie à l'achat et à l'amélioration de l'outillage, à la constitution et à l'augmentation du fonds de roulement.
C'est pour la même raison que l'ouvrier consacre tous les jours onze heures au travail, quelquefois douze, et presque toujours les matinées du dimanche.
Ces résultats sont atteints grâce au régime industriel qui donne à l'ouvrier toute liberté de travailler comme il l'entend pour lui et pour sa famille, grâce au régime social qui lui permet par s on travail, son intelligence et l'esprit de famille de subsister honorablement dans le présent, d'aspirer à un sort meilleur dans l'avenir et de voir même ses espérances réaulisées.
Il en sera de même tant que la famille et le travail individuel et libre formeront la buse des sociétés.