N° 66.

VIGNERONS

DE RIBEAUVILLÉ (ALSACE).

OUVRIERS PROPRIÉTAIRES ET TACHERONS,

DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS MOMENTANÉS ET DU TRAVAIL SANS ENGAGEMENTS,

D'APRÈS LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN SEPTEMBRE 1888,

PAR

M. CHARLES HOMMELL ,

Propriétaire-viticulteur, Président du Comice agricole de l'arrondissement de Ribeauvillé.

Le pouvoir du père est celui qui, dans l'ordre naturel, offre au plus haut degré les caractères d'une instituton divine ; il est nécessaire à toutes les races et à tous les temps ; il fait régner la paix dans toutes les constitutions sociales ; il a seul la vertu de rendre les régimes de contrainte supportables et les régimes de liberté bienfaisants.

F. LE PLAY (Organisation de la Famille).



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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.

[069] La famille décrite dans cette monographie habite la ville de Ribeauvillé, centre du vignoble le plus estimé de l'Alsace. Ribeauvillé, (que les Allemands nomment Rappoltsweiler, autrefois seulement chef-lieu de canton, est devenue par suite de l'annexion à l'empire d'Allemagne, chef-lieu d'arrondissement. Jusqu'à ce moment [070] la ville comptait 7.856 labitants, mais, grâce à l'option et par suite de l'émigration en France, la population s'est réduite à 6.013 âmes.

Sous le rapport du culte, le dernier recensement (1886) a donné le résultat suivant [§1]
Sous le rapport du culte, le dernier recensement (1886) a donné le résultat suivant [§1].

La population, répartie par professions, est la suivante [§1]
La population, répartie par professions, est la suivante [§1].

Il y a à Ribeauvillé 2.593 personnes du sexe masculin et 3.420 du sexe féminin. Cette énorme différence est encore à mettre au compte de l'annexion car, pour éviter le service militaire allemand, ce sont principalement les jeunes gens de quinze à vingt ans qui ont quitté le pays pour aller en France. Cette émigration a cependant cessé depuis une dizaine d'années. Ainsi, tandis qu'en 1875 6.648 jeunes gens soumis au service militaire ont manqué à l'appel alors que 15.859 s'étaient présentés au conseil de revision, en 1883, il n'y a plus que 3.498 manquants sur 25.754 conscrits, et en 1887 2.547 manquants sur 27.086 conscrits.

Mouvement de la population. — Voici dans une période de dix ans le mouvement de la population de Ribeauvillé : (1) [§1]
Mouvement de la population. — Voici dans une période de dix ans le mouvement de la population de Ribeauvillé : (1) [§1].

Statistique des produits agricoles. — Ribeauvillé cultive à peu près (1) [§1]
Statistique des produits agricoles. — Ribeauvillé cultive à peu près (1) [§1].

Statistique des produits agricoles. — Ribeauvillé cultive à peu près (2)
Statistique des produits agricoles. — Ribeauvillé cultive à peu près (2).

Statistique des animaux domestiques. — D'après un recensement fait en 1883, il existe à Ribeauvillé [§1]
Statistique des animaux domestiques. — D'après un recensement fait en 1883, il existe à Ribeauvillé [§1].

Contributions directes. — Les contributions directes de Ribeauvillé, exprimées en francs, se décomposent ainsi [§1]
Contributions directes. — Les contributions directes de Ribeauvillé, exprimées en francs, se décomposent ainsi [§1].

[071] Ribeauvillé compte 768 maisons habitées en ville. Il y a deux annexes, appelées, l'une, ierrerie d'avant (Vorderglashutte), avec 18 mai [072] sons, l'autre, ererie de derriêre (interglashûte), avec 12 maisons ; 52 maisons sont parsemées à l'entour de la ville; ce sont la plupart des fermes appartenant à des personnes étrangères à la localité et affermées à des prix très divers, suivant la qualité et l'exposition du terrain. Dans les deux annexes étaient établies autrefois, comme leur nom l'indique, des verreries assezt importantes, mais par suite des progrès faits dans cette industrie et surtout par suite des difficultéss des communications (ces annexes sont situées la première à 6 et la seconde à 8 kilomètres de la ville, au milieu des montagnes), cette industrie s'est perdue depuis un siècle environ. Aujourd'hui les habitants de ces annexes sont pour la plupart des bûcherons employés dans les grandes forêts de la commune et de l'État.

Ribeauvillé est à 16 kilomètres de Colmar, siège de la préfecture de la Haute-Alsace, du tribunal civil et de la cour d'appel, et à 59 lilomètres de Strasbourg, siège du gouvernement d'Alsace-Lorraine. C'était au moyen âge une des villes les plus importantes de l'Alsace. Elle était la résidence habituelle des puissants seigneurs de Ribeaupierre, qui étaientalliés aux plus grandes maisons royales de l'Europe. La derniere des Ribeaupierres était, curieux hasard, la trisaieule de l'empereur d'Allemagne Guillaume et de son épouse l'impératrice Augusta. De la branche ânée des Ribeaupierres descend également la famille royale de Bavière1.

Ribeauvillé est une station de chemin de fer sur la ligne de Strasbourg à Bâle. La gare, distante de 4 kilomètres de la ville, est reliée à celle-ci par un tramvay, construit en 1879 par une société de Vinterthur (Suisse), sous les auspices du maire alors en fonctions, feu M. le Dr lee. Placée au pied des Vosges, dominée par les trois châteaux qui étaient autrefois la résidence de ses maîtres et seigneurs, Ribeauvillé, avec une altitude de 240 mêtres à l'entrée inférieure de la ville, peut être partagée en trois ones bien distinctes : la montagne, les coteaux et la plaine. La zone montagneuse, qui forme les premiers contreforts des Vosges, occupe une superficie de 2.650 hectares de belles forêts de sapins, de pins, entremêlés de chênes et de hêtres, réparties comme suit : 750 hectares appartiennent à l'État; 1.100 hectares à la ville de Ribeauvillé, et 800 hectares à d'autres communes[073]et à des particuliers. Ces montagnes, qui ont une altitude variant de 500 à 950 mètres, abritent Ribeauvillé des vents du nord et de l'ouest, ce qui rend le séjour de la ville très doux et agréable surtout en hiver. La deuxièine one est couverte de beaux vignobles produisant les premiers crus d'Alsace ; elle comprend une superficie de 400 hec tares environ. La troisième one, la plaine, est une belle nappe de prairies verdoyantes, parsemées de champs aux couleurs les plus variées, de jardins et de vergers qui égaient le paysage.

Ribeauvillé est placée à l'entrée d'une vallée étroite et pittoresque, arrosée par le Strengbach, petit cours d'eau à l'apparence très calme pendant les sécheresses de l'été, mais d'une violence extrême par les grandes averses et les pluies de longue durée. Immédiatement au haut de la ville, le gneiss alterne souvent avec le granit ; à kilomètres de Ribeauvillé à une altitude d'environ 800 mètres, non loin du village d'Aubure, le village le plus élevé de l'Alsace, apparait le grand massif de grès vosgien. A l'ouest de la ville, vers IHunavihr, on ne cesse de marcher sur le muschellall, qui contient en certains endroits des fossiles assez nombreux, surtout la Lima lineta. Il renferme souvent des rognons de calcédoine parfois d'une belle apparence et que l'on voit en asse grand nombre sur le chemin. Le plus souvent ce muschellal est recouvert d'un diluvium de grès vosgiens, qui masque en partie les marnes irisées et le lias. Ce diluvium consiste en argile, en galets et en beaucoup de blocs peu arrondis. Vers l'Est, en traversant les plus beaux vignobles, on marche sur le muschellall silicifié. Cette roche est recouverte en beaucoup d'endroits d'une terre forte et argileuse. C'est au pied de ces coteaux, sur la route de Bergheim, à un kilomètre de la ville, que jaillit la source Carola, similaire aux eaux de Contréxeville et de Vitel en France, de Wildungen et de Liebspringen en Allemagne. C'est là que le docteur Staub a établi une station balnéaire qui peut concourir, quant à l'efficacité des sources et au confort des installations, avec les premières villes d'eaux de France et d'Allemagne. A la sortie de Ribeauvillé, vers laplaine, le terrain est bas et composé de diluvium vosgien à galets peu arrondis et souvent angulaires.

La ville de Ribeauvillé possède deux sources de revenu qui produisent le bien-être et la richesse, ce sont l'industrie et la viticulure (§ 18).

En fait d'industrie, nous possédons une filature de coton, deux tissages importants, et de grands ateliers de teintures et d'impressions[074]dont les produits ont une réputation européenne. M. Charles Steiner, le propriétaire de cette belle industrie, a su l'élever à l'apogée de sa grandeur, grâce à son talent d'artiste et à ses connaissances scientifiques. Les tissus qui sortent de ses ateliers sont remarquables par la vivacité et la solidité du coloris, par la disposition et le goût des dessins. l'eut-être un jour pourrai-je faire la monographie d'une famille d'ouvriers teinturiers : cette tâche est dificile, car on ne trouve guère parmi eux une famille un peu stable. Le changement d'ateliers, de localité même, est un des plus grands défauts de l'ouvrier de fabrique : aussi ne peut-on considérer la plupart d'entre eux que comme la partie lottante de la population. Je me bornerai donc pour le moment à étudier les ouvriers viticoles. On peut les diviser en deux classes : l'ouvrier à la tâche et l'ouvrier à la journée, autrement dit le journalier ; je ne parlerai que du premier, car ce que j'ai dit de l'ouvrier de fabrique s'applique malheureusement aussi au journalier viticole (§ 17).

§ 2. État civil de la famille.

La famille comprend six personnes :

MARIE-JOSEPH K***, père de famille............ 60 ans.

MARIE-ANNE S***, mère de famille............ 56 —

MARIE-JOSEPH, leur fils aîné............ 28 —

MARIE-CHARLES, leur deuxième fils............ 24 —

MARIE-LOUIS, leur troisième fils............ 21 —

Les époux K*** n'ont, outre leurs trois fils, une fille, Catherine K***, âgée de vingt-six ans, qui est entrée, il y a dix ans, au couvent des Sœurs de la Providence, à Ribeauvillé, et y est actuellement sœur institutrice.

Les parents, dans le choix des noms de baptême donnés à leurs enfants, n'ont été guidés que par des pensées religieuses et par le désir de conserver la mémoire des parrains, marraines, père et aïeux.

§ 3. Religion et habitudes morales.

La famille est foncièrement religieuse. Elle suit scrupuleusement et fidèlement les prescriptions de l'́glise. Elle s'abstient notamment de consommer des aliments gras les vendredis et les autres jours[075]d'abstinence. Le pere et les trois ils assistent règulièrement tous les dimanches au sermon, à la grand'messe et aux vèpres la mère de famille, ayant le ménage à soigner dans la matinée, se rend à l messe de ou de I heures ; mais l'apres-midi elle accompagne toute la famille aux offices. Non seulement tous les membres remplissent leur devoir pascal, mais ils font leurs dévotions généralement tous les trois mois. Ils vivent dans d'excellents termes avec le curé de la paaroisse, qui peut toujours compter sur eux dans toutes les occasions. Ainsi, en cas d'élections quelconques, c'est l'avis de M. le curé qu'ils cherchent et c'est sur son conseil qu'ils votent. Malheureusement cette bonne habitude tend à disparaitre un peu parmi la jeunesse. qui se ressent déjà de cette éducation laique qui semble être aujourd'hui la panacée contre tous les maux. Autrefois le prêtre, aussi bien le curé que le pasteur, était le conseiller, le guide de toutes ces familles agricoles, c'était l'ami de tous. Rien ne se faisait sans demander son avis. C'est à lui qu'on venait exposer ses peines et ses plaisirs, il était associé à tous les événements, heureux ou malheureux, de la famille. Les radicaux d'aujourd'hui, qui se targuent d'etre libéraux et qui à tout prendre ne sont que des autocrates de la pire espèce, seront fort étonnés lorsqu'ils apprendront que le vigneron alsacien, malgré la Révolution, a conservé pour ainsi dire la dime, mais la dime volontaire. Je m'explique. Rien ne se récolte en Alsace sans que le prétre n'ait sa part : ainsi, à la moisson on lui donne du blé, de l'orge, du seigle. Il a sa part de beurre, d'œufs, de volailles. Aux vendanges, chacun lui apporte, suivant l'importance de sa récolte, du vin. Qu'il me suffise de relater que M. le curé de ibeauvillé recevait ainsi jadis, bon an mal an, 50 hectolitres de vin, et non pas du plus mauvais, je vous le garantis. Aujourd'hui cette bonne habitude se perd un peu

Le vigneron catholique a une prédilection toute particulière pour la sainte Vierge ; aussi beaucoup de parents font accompagner le prénom de leurs enfants, garçons et filles, du nom de Marie. Le chef de la famille qui nous occupe n'a fait ainsi que suivre une coutume assez générale dans le pays en donnant le nom de Marie à tous ses fils. Cependant ce nom de Marie ne figure pas sur le registre de l'état civil, mais seulement sur le registre de baptême à l'église.

En général, l'esprit religieux s'est bien maintenu à Ribeauvillé. quoique peu de choses aient été faites pour le conserver. Il n'existe ici encore ni confrérie d'hommes ni cercle de jeunes gens, rien en un[076]mot de tout ce qui se fait un peu partout pour retenir les jeunes gens loin des occasions dangereuses et des mauvaises sociétés. Il y a bien deux anciennes confréries qui fonctionnent, mais elles ne remplissent pas le but de celles que beaucoup de familles désireraient voir se fonder ici. L'une d'elles, créée il y a trois siècles environ, est une confrérie de la sainte Vierge. Elle consiste à recruter le personnel nécessaire pour porter les différentes bannières, statues et autres ornements aux processions ; ceux des membres qui veulent s'en exempter paient une somme d'argent fixée par les statuts ; à la mort de chaque membre, on sonne pour lui la cloche de la confrérie et on dit une grand'messe pour le repos de son âme. Les parents catholiques font inscrire leurs enfants dans cette confrérie aussitôt après leur première communion. Le droit d'inscription est fixé à 1 franc, la cotisation annuelle est de 10 centimes. Il reste encore la confrérie du Rosaire, mais elle est peu répandue, parce qu'elle est à peine connue et que l'on ne fait guère de propagande. Néanmoins la mère en fait partie.

Le culte des morts est en grand honneur en Alsace. I'ous les ans, pendant l'été, la plupart des familles vont au cimetière planter des fleurs sur la tombe de leurs défunts, mais c'est surtout à l'approche de la fête de la Toussaint que l'animation au cimetière est vraiment remarquable. Au service des morts, le soir de la toussaint et le jour des morts, il y a peu de familles qui manquent ces cérémonies si touchantes. Aux jours anniversaires de la mort des membres de la famille, on fait dire une messe à laquelle on se fait un devoir d'assister au complet si faire se peut.

Une autre bonne habitude, c'est l'aumône. Nous possédons à Ribeauvillé, outre les surs d'hôpital, chargées spécialement des soins de leurs pensionnaires, des sœurs de Niederbronn, autrement dit des sœurs des pauvres. Ces pcrsonnes, remplies de dévouement et d'abnégation, vont soigner les malades à domicile et distribuent de la nourriture et des vêtements aux familles pauvres. Elles font ce service sans distinction de culte, elles assistent dans la maladie le riche comme le pauvre. Or ces bonnes sœurs ne vivent que de l'aumône ; tous les trois mois elles font la quête dans toutes les familles de la localité, et je dois dire a la louange de tout le monde, que sans distinction de culte tous les habitants contribuent suivant leur fortune à cette bonne œuvre. Au moment de la vendange on leur donne également du vin, qu'elles distribuent pendant le courant de l'année aux pauvres quand ils entrent en convalescence et pour leur redonner les forces perdues.[077]Une grande harmonie règne dans la famille K*** : chacun y connait son rôle. La femme a le gouvernement intérieur, c'est elle qui s'occupe du ménage, de l'étable, elle cherche le fourrage, elle est aidée dans ces derniers temps par le plus jeune de ses fils. Le père et les deux fils aînés travaillent la vigne. Ils ont, outre leurs propres vignes, pris à la tâche environ 3 hectares de vignes d'un grand propriétaire: nous verrons plus tard quel rôle joue ce revenu dans le budget de la famille.

En hiver, la mêre file le chanvre acheté au marché de Schlestadt etla laine produite par trois moutons. Au printemps, ces filés sont remis au tisserand, qui fait ces bonnes toiles qui durent trois ou quatre générations, et ces draps inusables dont se servait le grand-père et qui passaient ensuite au père et enfin au fils. Ici encore il y a recul. Il est rare, dans les jeunes ménages, de voir aujourd'hui le rouet de nos aieux ; on veut des tissus plus fins, des couleurs plus voyantes, c'est plus beau à l'il, c'est bon marché même, mais la solidité fait défaut ; aussi dépense-t-on aujourd'hui plus que le double, voire même le triple d'autrefois, pour les vêtements, sans pour cela être mieux vêtu.

Le vigneron alsacien est très sobre chez lui, mais quand il travaille il a une nourriture forte et substantielle (§ 9). En été, il va au travail à 4 heures et demie du matin ; à 7 heures, la femme apporte le déjeûner ; après une heure de repos, il se remet au travail jusqu'à 10 heures, et reprend haleine pendant un quart d'heure, en cassant un croûton de pain, pour continuer ensuite sa besogne jusqu'à midi, heure du dîner. De 1 heure à 7 heures du soir, le travail n'est interrompu que pendant une heure, de 4 à 5 heures pour le goûter. En rentrant le soir dans la famille le souper l'attend. En hiver, le travail commence avec le jour pour se terminer à la tombée de la nuit. Le dimanche, toute la famille partage son temps entre la maison et l'église. Jamais le père et la mère ne songent à aller à l'auberge ; les fils cependant, pour suivre le mouvement d'aujourd'hui, vont parfois avec leurs amis, après une promenade d'une ou de deux heures, passer quelques moments à la brasserie ou au café ; en aucune occasion, toutefois, on ne les voit jouer aux cartes ou à d'autres jeux d'argent.

La famille reçoit un seul journal : c'est un journal religieux hebdomadaire qui s'occupe un peu de tout, et dit dans un style populaire à chacun sa façon de penser sans se gèner, louant le bien mais gourmandant ferme ceux qui font mal. Toutes les familles catholiques agricoles, presque sans exception, sont abonnées à cce journal, qui se publie en[078]allemand sous le titre olsfreund l'Ami du peuple ». Les tils vienncnt parfois à la bibliothèque communale pour chercher quelques livres de lecture. mais encore à de grands intervalles. Ils ne veulent rien savoir d'un journal agricole. Bref on lit peu dans la famille ; c'est le propre de tous nos petits vignerons et cultivateurs.

§ 4. Hygiène et service de santé.

Toute la famille semble jouir d'une excellente santé. Je ne me rappelle pas avoir entendu parler de malade dans la maison. Cependant le père et les trois fils sont membres de la Caisse de secours des vignerons. Celle-ei fournit aux malades, pendant toute la durée de leur maladie, les soins du médecin, les médicaments, et 75 centimes de secours par jour. La caisse paie, au décès de chaque membre, 30 francs pour les frais d'enterrement. Cette Caisse est alimentée par les membres actifs, au nombre de 200 environ, et par les membres honoraires, tous propriétaires-viticulteurs dont les ouvriers font partie de la Caisse. Chaque membre actif paye 75 centimes de cotisation par mois et par personne. Les cotisations des membres honoraires varient de 10 à 25 francs par an. Il existe encore une autre Caisse, celle-ciouverte à tout le monde, hommes et femmes ; elle a pour but d'enterrer convenablement ses membres défunts. C'est une Caisse mutuelle, c'est-à-dire qu'à chaque décès tous les membres versent dans la Caisse une cotisation de 10 centimes. La famille du défunt reçoit ensuite 50 francs pour couvrir les frais d'enterrement. Tous les membres de la famille K*** font partie de cette Caisse, qui compte environ 6)0 membres.

Ribeauvillé possède trois médecins et deux pharmaciens. Les premiers obtiennent 2 francs d'abonnement des Caisses de secours par chaque membre. Celui-ci peut choisir, à la première assemblée générale de chaque année. le médecin qui le soignera pendant le courant de l'année en cas de maladie. Les accouchements se font avec le secours des sages-femmes ; il y en a trois ; elles reçoivent pour leurs peines un salaire de 10 à 100 francs, suivant la position de fortune des familles qui les emploient. La ville paie à chacune de ces sages-femmes une subvention annuelle de 1 25 francs (100 marls). Elles[079]viennent soigner la mère et le nouveau-né pendant les quine premiers jours de l'accouchement.

La famille a des habitudes de propreté. Les ablutions sont fréquentes. Elles ont lieu chaque matin et après tous les travaux un peu malpropres. lIiver et été le père et les fils, aussitôt levés, s'en vont au puits voisin et se lavent la tête et les mains à grande eau. La femme fait sa toilette à l'intérieur.

Les habits, comme je l'ai dit plus haut (§ 3), sont solides et sans luxe ; en été, c'est un tissu de coton ou de chanvre teint en bleu-indigo, en hiver, les hommes portent des vareuses en laine et la femme de grosses jupes également en laine.

§ 5. Rang de la famille.

La famille peut être considérée aujourd'hui comme appartenant à la classe des petits propriétaires, quoique le père et les fils travaillent encore à la tâche environ 3 hectares de vigne pour le compte de plus grands propriétaires. Ils vont même encore parfois en journées, quand leurs travaux sont terminés, mais cela est cependant rare.

La famille est très aimée et estimée. Ce sont de braves et honnêtes gens. Tout le monde voit avec plaisir leurs affaires prospérer, grâce à leur travail et surtout à leurs habitudes d'ordre et d'économie.

Moyens d'existence de la famille

§ 6. Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris.)

Immeubles : apports des deux époux, notablement accrus par les acquêts de la communauté (§ 12)............ 20.200f 00

1° Habitation. — Maison achetée par l'ouvrier dans sa jeunesse, 2.500f 00 ; — 1 étable et des greniers annexés à cette maison depuis le mariage, 1.000f 00. — Total, 3.500f00.

2° Immeubles ruraux.— 1 hectare 2 ares de vignobles, tous rajeunis, 15.000f00; — 10 ares de vignobles reçus en héritage des parents et apportés en dot par lafemme, 1.000f00; 8 ares de champ à légumes, 700f00. — Total, 16.700f00

[080] ARGENT : fonds de roulement placé, en vue des besoins courants, à la caisse d'épargne du pays............ 400f00

La famille emploie toujours ses épargnes à des acquisitions d'immeubles ruraux ou à l'amélioration de ceux qu'elle possède : elle ne garde iamais beaucoup d'argent disponible et le met à la caisse d'épargne, pour en retirer ce qu'il lui en faut à l'occasion.

VINS EN CAVE : en vue des besoins de la famille............ 450f 00

Vin de la dernière récolte, 5 hectolitres, à 40f00, 200f00 ; — piquette ou vin de seconde cuvée, 20 hectolitres, à 12f50, 250f00. — Total, 450f00.

ANIMAUX DOMESTIQUES : entretenus toute l'année............ 964f00

2 vaches, 700f00; — 1 génisse de six mois, 120ᶥ00; — 3 moutons, 40f00; — 1 porc, 60f00; — 6 poules et 1 coq. de la race du pys, 14f00 ; — 15 lapins, 30f00. — Total, 964f00.

Matériel spécial des travaux et industries............ 1.421f 00

1° Pour l'exploitation des vignes, des champs et des prairies. — 4 pioches, 16f00; — 6 houes, 20f00: — 2 houes à pic, 8f00; — 2 bếches et 2 rateaux, 16f00; — 1 pic, 6f00 ; — 1 large houe, 4f00; — instruments pour faire les fossés d'irrigation, 10f00; — 1 cordeau, 6f00; — 1 tonneau de 40 hectolitres, 200f00; — 1 tonneau de 30 hectolitres, 150f00; — 1 tonneau de 20 hectolitres, 100f00; — 2 tonneaux de 10 hectolitres, 100f00; — 3 tonneaux de 5 hectolitres, 75f00 ; — 4 vieilles barriques ou demi-barriques, 12f00; — 10 vieilles cuves à raisin, 50f00; — 6 cuves à raisin, neuves, 60f00; — 1 grande cuve et 1 seau, 35f00; 3 hottes à vin, 30f00; — 1 pressoir, 200f 00 ; — 1 alambic pour distiller l'eau-de-vie, 100f00. — Total, 1.198f 00.

2° Pour l'exploitation des animaux domestiques. — 1 petite voiture à 2 roues pour charrier le fourrage vert, 50f00 ; — 2 faux, 10f00; — 3 râteaux à faner, 6f 00; — 3 fourches, 8f 00; — 2 échnelles, 6f00 ; — 1 machine à couper le foin, 60f00. — Total, 140f00.

3° Pour le blanchissage du linge et des vêtements. — 3 baquets, 8f00; — cordes pour étendre le linge à sécher, 3f00; — ustensiles divers, 12f00 ; — 1 lessiveuse, 20f00. — Tota,

4° Pour la confection du pain domestique. — Ustensiles spéciaux, 15f00.

5° Outils d'usage domestique. — 2 haches et 4 coins à fendre le bois, 15f00 ; — 2 scies à bras. 10f00. —Total, 25f00.

Valeur totale des propriétés............ 23.435f 00

§ 7. Subventions.

La famille ne jouit à proprement parler d'aucune subvention, car la commune ne donne aucun bois d'affouage. Les ménages pauvres peuvent aller chercher le bois mort dans les forêts domaniales ou communales, dans celles-ci gratuitement, dans celles-là moyennant 60 centimes et demi (50 pfennig) par carte individuelle.

D'un autre côté, l'administration forestière permet également,[081]moyennant une indemnité de 1f25 par 4 stères, de sortir les vieilles souches de sapins et de hêtres. La plupart de nos vignerons, au moment de la morte-saison, c'est-à-dire au mois de septembre, alors que la maturité du raisin arrête tous les travaux de la vigne, s'occupent à rassembler le bois du ménage pour toute l'année. Le père et les deux fils aînés de la famille qui nous occupe façonnent ainsi environ 12 stères de bois, qui leur coûtent 3f75 d'indemnité a l'administration forestière, 30 francs de voiturage, soit 33f75. Pour réunir tout ce bois, il leur faut à chacun 8 jours de travail, soit 32 jours à 2 francs la journée ou 64 francs. ILe total général de cette dépense est donc de 97f75. Il est à remarquer que ce bois, une fois rendu à domicile, atoujours une valeur de 120 francs au moins ; il y a donc un bénéfice net de 22f 25.

Comme subvention, il y a peut-être encore à relater ici le droit de pâturage depuis la Saint-Michel jusqu'à la Saint-Martin (du 29 septembre au 11 novembre) de chaque année. On confie ses vaches au pâtre commun, qui possède aussi les taureau. On lui paye 5 francs par tête de bétail pour la saillie et la surveillance pendant le pâturage.

Le propriétaire dont la famille K*** travaille à la tâche les 3 hectares de vignes donne, à la fin des travaux de l'année, ordinairement après les vendanges, un pourboire (trinhgedd) qui varie, suivant la bonne ou la mauvaise récolte, de 5 à 10 francs par hectare.

§ 8. Travaux et industries.

Le père de famille et les deux fils aînés s'occupent principalement de la culture de la vigne, le plus jeune fils aide la mère dans le ménage et surtout à l'étable. Voiei du reste comment est distribué le travail. Au mois de janvier, généralement le mois le plus rigoureux de l'année, alors que la terre est couverte de neige et fortement gelée, la culture chôme, impossible d'entreprendre le moindre travail dans la vigne : le père et ses fils s'occupent à préparer les échalas ; parfois ils fomt ce travail pour de grands propriétaires. En Alsace, on emploie surtout des échalas en châtaignier et en chêne ; ils ont 3 mètres à 3mètres 50 de long. Ces bois ont à peu près quinze à vingt ans d'âge et arrivent à une épaisseur de 12 à 15 centimètres. On fend alors ces perches pour en faire 4, 6 ou 8 échalas ; ce travail est payé à raison de 2 francs le[082]cent d'échalas fendus : ceux-ci sont ensuite écorcés et pointés, c'est une nouvelle dépense de 2 francs; de ce chef la famille peut gagner chaque hiver environ 20 francs. Cependant depuis quelques années ce mode d'échalassement est remplacé pour un autre qui procure une économie de 50 4 sur l'ancien ; il consiste à attacher l'échalas à un fil de fer endu à une hauteur de 2m50 du sol. Cet échalas, au lieu d'être en châtaignier qui coûte 50 et 60 centimes la pièce, est remplacé par une simple latte de 7 ou 8 centimes.

Pendant le mois de janvier on passe en revue les différents outils, on les arrange, on les répare. On façonne du bois, toujours à profusion dans la maison. On prépare le fourrage des deux vaches et du veau. Lamère fait le ménage et trait les vaches. Au mois de février, les travaux commencent déjà à la vigne, on taille les vignes qu'on a prises à forfait et celles de la famille ; le plus jeune fils accompagne ses aînés, car le fourrage du bétail est préparé le matin avant d'aller aux vignes, et le soir en rentrant la mère suffit pour faire à elle seule le ménage. Au mois de mars, la taille de la vigne est poussée avec vigueur, l'échalassement commence ainsi que le piochage des jeunes vignes. La mère et le plus jeune des fils attachent la vigne à l'échalas. Les hommes parois aident pendant trois ou quatre jours les grands propriétaires à planter les jeunes vignes, c'est toujours un revenu d'environ 30 à 40 francs. On commence aussi de nouveau à irriguer les deux prairies, environ 80 ares, que l'on a en fermage. En avril, on emplante d'abord le champ que l'on possède et trois autres que l'on a en fermage avec des pommes de terre, des betteraves et d'autres légumes. Six ares environ sont destinés chaque année à la mise en jauge de crossettes de vignes. qui au bout de deux ans, sont vendues à 5 et 6 francs le cent. C'est un très joli revenu, car de ces six ares de terre on peut vendre environ 5.000 plants enracinés, soit 250 francs.

Le piochage de la vigne commence sérieusement et se continue en mai. La mère termine l'attachage et courbe ensuite en demi-cercle les longues branches à fruit de la vigne. Vers la fin de mai quand le piochage est terminé, hommes et femmes procèdent à l'ébourgeonnage de la vigne. On peut aussi vers la mi-mai chercher du fourrage vert ; alors le jeune fils accompagne la mère et traine la charrette à deux roues. Ce fourrage est cherché dans les vignes d'abord, aussi longtemps qu'elles ne sont pas piochées, ensuite sur une luzernière qu'on loue tous les ans.

En juin on procède au deuxième piochage de la vigne (on appelle[083]ici ce travail le binage). La femmc, aprés avoir terminé ses travaux d'intérieur, s'en va à la vigne pour accoler, c'est-à-dire relever les jeunes pousses de la vigne et les attacher aux échalas. On plante aussi pendant les jours de pluie, au commencement du mois de juin et même dès lain de mai, les betteraves fourragères, les légumes de toutes sortes, tels que choux, choux-raves, choux-navets, qu'il faut pour le ménage. Vers la mi-juin se fait la fenaison, on sarcle les légumes et betteraves plantés au commencement du mois, on butte les pommes de terre. En juillet, on donne le troisième labour à la vigne, on l'appelle ici le trinage ; la femme continue à relever les jeunes pousses de la vigne. Ces travaux se continuent en août jusqu'au moment où la maturité des raisins empêche l'ouvrier d'aller aux vignes.

Nous avons dit que le père de famille avait accepté la culture à forfait de 3 hectares de vignes. Le lecteur sera peut-être intéressé de connaître les prix qu'obtient notre père de famille pour ces différents travaux. En voici le détail aussi exact que peut le donner quelqu'un qui est lui-même de la partie.

Prix par hectare (§8)
Prix par hectare (§8).

Le prix moyen de l'hectolitre est estimé 50 francs.

L'ouvrier est rétribué ainsi à raison de 452f50 par hectare, soit donc, pour les 3 hectares, 1.357f 50.

Quand les travaux de la vigne sont terminés, les hommes sarclent pour la seconde fois les betteraves et les légumes, et donnent un quatriême et un cinquième labour aux jeunes plantations de vigne. C'est aussi alors qu'ils vont en forêt pour préparer leur bois d'hiver (§ 7). On fauche les regains, on récolte les pommes de terre et les fruits. Parfois, quand on manque de travail, on va trouver le grand propriétaire, qui donne une châtaigneraie à élaguer ou à houer ; l'élagage se payc à raison de 100 francs, le houage 200 francs l'hectare ; de ce fait, la famille peut se faire annuellement un revenu de 100 francs environ.

[084] En octobre arrivent les vendanges, on rentre sa propre récolte. L'un des ils va aider le grand propriétaire pendant toute la vendange, c'està-dire 15 jours à 3 semaines suivant l'importance de la récolte ; il rpporte aux parents son salaire, qui se monte à 30 franecs environ, c'est-à-dire 2f50 par jour, avec le dîner consistant en pain, une saucisse et du fromage à discrétion, et le goûter avec pain et fromage ; le déjeuner et le souper sont pris dans la famille.

Après les vendanges, alors que toutes les récoltes sont rentrées, le père procède à la distillation de ses marcs de raisins. Quoique les droits depuis l'annexion soient fort élevés, et malgré l'augmentation de ces droits depuis la nouvelle loi sur les alcools (octobre 1887), le vigneron alsacien tient absolument à distiller les marcs. C'est qu'il lui faut sa goutte chaque matin à son lever, après qu'il s'est lavé et habillé, et c'est l'eau-de-vie de marcs qui a sa préférence ; on en consomme ainsi chaque jour 10à 15 centilitres par personne. Une preuve que le vigneron tient à distiller ses marcs et ses lies, c'est le nombre de distillateurs ou à proprement parler de bouilleurs de cru.

Ainsi, pendant l'année budgétaire 1883-84 (1er avril 83 au 3 mars 1884), il existait en Alsace-Lorraine 30.008 bouilleurs de cru, sur lesquels 23.714 ont distillé et ont payé un droit de distillation se montant à 465.019 marls ou 581.273f75. Voici du reste les matières et la quantité de chaque espèce distillées pendant la même période.

Espèces distillées en Alsace-Lorraine de 183 à 1884 (§8)
Espèces distillées en Alsace-Lorraine de 183 à 1884 (§8).

Pendant que le père de famille s'occupe de la distillerie et des travaux intérieurs, faconnage du bois, préparation des échalas, les trois ils s'en vont en journée pour creuseret défoncer les terrains qu'on veut emplanter en vignes au printemps prochain.

On s'occupe aussi à porter le fumier aux vignes et la terre du bas de la pièce au haut, car sur nos coteaux, par suite de la pluie et des différents labours qui se font naturellement toujours de bas en haut, la terre s'amoncelle à la partie inférieure de la vigne, et les pieds du haut sont ainsi déchaussés ; de là ce transport de terre, travail qui se fait toujours pendant l'hiver.

Quand le temps n'est pas trop froid et quand l'ouvrage manque, on commence la taille de la vigne dès le mois de novembre.

[085] C'est aussi à cette époque de l'année que l'on renouvelle les fossés d'irrigation des prairies et que l'on irrigue jusqu'à l'approche des rands froids.

REMARQUES GÉNÉRALES. — Les forces du père commencent à baisser, mais cela ne l'empêche pas de travailler avec ses fils ; cependant ceux-ci, en bons enfants, lui facilitent la tâche autant que possible. Du reste, tous ces vignerons sont accoutumés à un grand effort de travail, ils veulent arriver à posséder coûte que coûte ; le matin de bonne heure ils s'en vont à l'ouvrage et ne rentrent qu'à la tombée de la nuit. En général le travail est dur, presque tous nos terrains, comme je l'ai dit, au § 1, sont des terres fortes silico-argileuses, et quand on les laisse trop se dessécher, le piochage est excessivement pénible.

Outre les occupations du ménage, de la lessive du linge, la mère de famille fait egalement le pain. C'est là une grande économie pour la famille, surtout aujourd'hui que le pain est cher, tandis que le blé et la farine sont au contraire bon marché.

Mode d'existence de la famille

§ 9. Aliments et repas.

La famille K*** suit le mode d'existence commun à la plupart des vignerons d'Alsace. Comme je l'ai dit plus haut (§ 8), le premier repas du vigneron alsacien se prend le matin de bonne heure ; il consiste en une croûte de pain avec le petit verre d'eau-de-vie de marc ; dès 4 heures du matin en été, à 6 heures en hiver, il lui faut cette goutte, croit-il, pour lui réconforter l'estomac fatigué de la quantité énorme de liquide qu'il a absorbé le jour précédent.

En été, il déjeune à 7 heures du matin avec une bonne soupe soit aux pommes de terre, soit à la farine, soit une panade, un ou deux œufs frais et un morceau de pain. En hiver, les œufs sont supprimés et il prend sa soupe avant d'aller au travail.

Le dîner de midi consiste en une soupe mélangée de pain, de pommes de terre, choux, poireaux, haricots, légumes de saison cuits longuement dans l'eau additionnée d'un peu de beurre fondu et assez fortement[086]salée et épicée. Un morceau de bœuf ou de porc salé, ou bien un ragoût de foie avec un légume, le plus souvent des pommes de terre, forme le reste de ce repas. Quelquefois, à la saison des radis et des oignons, l'un ou l'autre de ces légumes sert de dessert.

Le goûter consiste en un morceau de pain soit avec une saucisse de 15 centimes par homme ou un morceau de viande froide, soit du fromage blanc ou quelques radis suivantla saison; en hiver, le goûter est supprimé. Le souper est en effet servi à la maison à la tombée de la nuit, et cela pendant toute l'année. A ce repas igure encore une fois la soupe, des pommes de terre en robe de chambre avec de la salade, ou du fromage blanc ou du fromage de Munster. Au moment des grands travaux, en été le piochage, en automne les vendanges, on sert encore un morceau de buf rôti ou mieux encore du foie en sauce. Les jours au contraire où les travaux sont impossibles, c'est-à-dire en temps de pluie ou en hiver par la neigge et le froid, la viande pendant la semaine est à peu près totalement supprimée.

La femme, généralement, vit plus frugalement que les hommes. Les repas qu'elle leur porte aux vignes, elle les prend avec eux, mais elle n'y touche que quand « ses hommes, comme elle dit, ont terminé : alors elle prend les restes. Au souper, elle se contente de café au lait ou de pommes de terre et de lait.

Un véritable abus chez le vigneron alsacien, c'est la quantité de vin qu'il absorbe : ainsi du mois d'octobre jusqu'au mois de mars, 2 litres, pendant les mois de mars, avril, août et septembre, 3 litres, et au mois de mai, juin et juillet, 4 ou même 5 litres par jour. Cecitoutefois ne concerne que le journalier viticole et non la catégorie de vignerons dont nous nous occupons aujourd'hui. Celui-ci cependant consomme aussi une bonne quantité de vin, mais c'est de la piquette quiil se prépare lui-même avec une partie de ses marcs de raisins en y ajoutant une partie du vin pur qu'il reçoit du propriétaire pour les vignes qu'il travaille à la tâche (§ 8).

Le dimanche, le plus souvent, du moins quand l'année se présente sous de bons auspices, on sert une soupe grasse avec un morceau de bœuf, puis de la choucroute avec des pommes de terre et du lard fumé. C'est là le seul extra que l'on se permet dans la famille.

§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.

[087] HABITATION. — La maison d'habitation est une vieille construction, consistant en une cave presque à niveau du sol, un re-de-chaussée élevé, surmonté d'un premier étage et d'un grenier. Les murs de la cave sont en pierres, le reste du bâtiment est en cloisons formées de bois et de terre glaise. Au rez-de-chaussée se trouvent la cuisine et deux chambres, dont l'une sert de salle commune et de salle à manger, et l'autre de chambre à coucher des parents. Au premier il y a quatre pièces ; l'une d'entre elles est la chambre à coucher de deux des fils, et les trois autres, une petite cuisine et deux chambres, servent de logement à une famille d'ouvriers de fabrique payant un loyer de 6 francs par mois. soit 72 francs par an.

Le plus jeune fils a une petite chambre au grenier, dont le reste sert de hallier à bois pour les deux ménages.

Une porte cochère délabrée donne accès de la voie publique dans la cour ayant environ 12 mètres carrés de superficie ; un petit bâtiment, faisant face à la maison d'habitation, contient une étable, le pressoir et la buanderie avec l'appareil à distiller: il est surmonté d'un grenier servant à loger le foin. De petites masures pour les poulets et les lapins ont été construites sous l'escalier conduisant de la maison d'habitation dans la cour.

Meubles..— La famille possède, en quantité suffisante, de vieux meubles achetés de rencontre à des enchères publiques. Cependant la chambre à coucher des parents contient deux bois de lit avec une commode et une armoire, le tout en noyer. ous ces meubles avaient été achetés lors du mariage des parents, avec une partie des économies de la femme, qui avait été cuisinière dans une famille de Ribeauvillé. pendant une diaine d'années............ 1.059f00

1° Lits de la famille. — 2 bois de lit en noyer. 130f 00 ; — 3 bois de lit en sapin, 30f00: — 2 matelas en crin, 100f00; — 6 matelas en crin vegétal, 60f00; — 2 somniers. 60f0: — 2 couvertures de laine, 30f00: — 2 pdumons, 60f00; — 3 édredons, 60f00 ; — 6 oreillers. 24f00. — Total, 554f00.

2° Mobilier des chambre à coucher et de la salle commune. — 1 armoire en noyer. 100f 00: — 1 armoire en sapin, 20f00; — 1 commode en noyer, 60f00; — 1 pendule. 20f00; — 1 commode en sapin, 15f00; — 1 glace, 5f00 ; — 1 table de nuit en noyer. 15f00; 1 vieux fauteuil 5f 00 ; — 1 able à manger en noyer, 40f00 ; — 1 toile cirée pour la table, 3f00; — 1 poêle en fonte, 40f00: — 6 chaises, 30f00; — 10 vieilles chaises, 10f00; — 1 vieux fourneau en faïence, 22f00. — Total, 385f00.

[088] 3° Mobilier de la cuisine. — 1 vieux buffet à étagère, 20f 00; — 1 table en sapin, 10f00 ; — 3 escabeax, 6f00; — planches de sapin fixees contre le mur pour porter les marmites et la vauisselle. 2f00. — Total. 38f 00.

Livres, grvures et objets de piéte. — Dans la salle comnune : 2 gravures représentant le Christ cn croir et l'mmacudée Conception, 1 crucitix., 2 vases garnis de fleurs arti1icielles : le tout. 30f00; — dans chacune des deux chambres a coucher, 1 crucifi 1ixé au mur, div erses gravures de sainteté (acré- Cœur de Marie,; acré cœur de .esus, Sint.osenh, da sinte Cée). six 1ableaux souvenirs de première communion du pére, de la ére, des trois fils et de la fille, aujourd'hui religieuse institutrice au couvent de la Providence a ibeauvillé ; le tout, 22f00: — ouvrages de piété : 5 livres de messe, A ncien e Noveau I'estament de Coffiné. Imitation de Jesus-hrist, A1doration perpétuelle, ies des Sints pour chque our de l'année, angides pour les dimanches et jours de fêtes, e de la sainte Vierge le tout, 25f00; — statuettes en plâtre du Christ, de la sainte Vierge. de saint oseph, de saint Louis de Gonzague ; le tout. 5f00. — Total, 82f00.

Ustensiles : réduits au strict nécessaire et sans aucun caractère local ; entretenus par la mère avec le plus grand soin. . . . . 99f30

1° Employés pour la cuisine, la préparation et la consommation des aliments. — 2 casseroles, 3f00; — 2 chaudrons en fer,5f00; — 1 marmite en fonte, 4f00; — 3 plats en fer battu de diverses grandeurs, 6f 00; — 2 passoires, 2f00; — 1 cafetière, 2f00; — 12 cuillers en étain, 1f 80: — 12 fourchettes en fer, 1f20 ; — 12 couteaux ordinaires, 3f00 ; — 12 assiettes creuses et 12 assietutes plates, 3f00 ; — 12 assiettes de dessert. 3f00; — 5 plats, 3f00: — 1 saladier. 1f50; — 1 soupière, 2f00; — 1 salière, 1f00; — 12 verres ordinaires, 1f80; — 1 cuiller à soupe, 1f00: — 1 sucrier en fer-blanc, 1f00; — 1 couvert à trancher. 1f50; — 10 bouteilles vides, 1f50: — 1 haquet pour l'eau, 2f00; — 1 baquet pour traire, 1f50; — 1 demi-litre en er, 0f50: — 1 passoire, 0f50; — 1 seau. 3f00 ;: — 4 gamelles en fer baltu. 8f00. — Total, 63f80.

2° Employés pour l'éclairage. — 2 chandeliers en vere, 2f00 ; — 2 lampes à pétrole, 6f00 ; — 1 petite lampe à essence mieérale, 1f00 ; — 2 chandeliers en fer, 1f00; — 2 lanternes, 4f00; — 3 bougeoirs en fer, 1f50. — Total, 15f50.

3° Employés à divers usages domestiques. — 2 brosses à habits, 3f00; — 3 cuvettes avec pots à eau, 6f00: — peignes, 4f00; — 2 cartons pour bonnets, 2f00; — uStensiles pour attiser le feu, 5f00. — Total, 20f00.

Linge de ménage : suffisant et de bonne qualité, grâce à la mère de famille qui file du chanvre l'hiver (§§ 3 et 8)............ 276f00

10 paires de draps de lit en toile, 100f00; — 12 draps de lit en coton, 60f00; — 12 serviettes. 12f00: — 4 nappes, 20f00; — 24 serviettes de toilette, 24f00: — 24 torchons, 12f00; 24 taies d'oreiller, moitie en toile, moitié en coton, 30f 00: — 12 tabliers de cuisine, 18f00. — Total, 276f00.

Vêtements : ils n'offrent plus aucun caractère national ; du reste je ne me rappelle pas qu'il ait existé de nos côtés un costume local. La famille recherche dans ses vêtements, non pas le luxe, mais la solidité. La plupart sont fabriqués par la mère de famille avec le secours du tisserand,; cependant on en achète aussi de temps en temps à dec colporteurs ou dans les magasins............ 1.510f50

VÊTEMENTS DES HOMMES, 1.000f50.

1° Pour les dimanches et les pours de fête. — 4 habillements complets, en drap noir pour le pere, en tissus de fantaisie pour les fils, 200f00 ; — 4 pantalons de coutil, 32f00; — 4 blouses neuves, 16f00; — 4 gilets de tricot de laine, 40f00; — 4 casquettes, 16f00; —1 cha[089]peau à haute forme, vieux, car c'est celui du mariage du père de famille, et il ne le met qu'aux grandes occasions. 5f00; — 1 chapeau de feutre pour le père, 5f00 ; — 4 paires de bottes neuves, 60f00. — Total, 374f00.

2° Pour le travail et l'usage ordinaire. — Ce sont de vieux habits portés deux ou trois ans comme vêtements de fête que l'on achève d'user, plus quelques pièces spéciales et le linge de corps : — 4 pantalons de velours noir, 32f00; — 4 pantalons de toile de coton bleue, 24f00 ; — 3 gilets de drap, 9f00; — 3 vieux gilets en tricot, 6f00; — 3 vieilles vestes en drap bleu, épais et solide, 45f00: — 6 blouses en coton bleu, 12f 00; — 3 tabliers de travail, 12f00; — 3 chapeaux de paille, 1f50 ; — 3 casquettes, 3f00; — 4 paires de gros souliers et 4 paires de bottes, 80f00; — 4 paires de sabots et 4 paires de chaussons, 8f 00; — 4 douzaines de chemises, 240f00; — 24 paires de bas pour l'hiver (en été on ne porte pas de bas : on entoure simplement les pieds avec un vieux linge, ou l'on entre les pieds nus dans les souliers), 30f00; — 4 cache-nez, tricotés comme les bas par la mère de famille, 8f00; — 8 cravates, 4f00 ; — 4 gilets de coton, 12f00; — 1 montre en argent appartenant au père, 30f 00. — montres en nickel, aux fils, 45f00; — 4 chaînes en argent, 20f00; — 2 parapluies, 5f00. — Total, 626f50.

VÊTEMENTS DE LA MÈRE, 510f00.

1° Pour les dimanches et les jours de fête. — 1 robe neuve en laine, 30f00; — 1 robe neuve en coton, 15f 00 ; — 1 chale, 60f00; — 1 manteau, 40f00; — 1 bonnet habillé, 15f00; .— 1 capeline en cachemire noir, 10f00; — 1 paire de gants noirs, 2f00; — 2 paires de souliers, 20f 00 ; — 4 jupons blancs, 16f00. — Total 208f00.

2° Pour le travail et l'usage ordinaire. — 2 vieilles robes de laine, 30f00; — 2 vieilles robes en coton, 15f00; — 10 bonnets ordinaires, 15f00; — 1 douzaine de fichus, 12f00; — 1 demi-douzaine de paires de bas de laine, 18f00 ; — 1 douzaine de paires de bas de coton, 12f00 ; — 24 chemises, 100f00; — 2 camisoles de tricot, 6f 00 ; — 1 1ichu de laine, 7f00; — 1I paire de sabots et 1 paire de chaussons, 2f00; — 1 paire de pantoufles, 5f00; — 1 corset, 5f 00; — 2 jupons en tlanelle, 20f00;— 3 camisoles de nuit, 12f00 ;— 1 croix de cou en argent, f 00; — 1 anneau alliance en or, 30f00; — 1 broche et 1 épingle en argent, 8f00. — Total

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 2.944f80

§ 11. Récréations.

Les récréations se réduisent à peu de chose. C'est le travail, du matin de bonne heure jusqu'à la nuit tombante. Alors, fatigués, harassés, les hommes se hâtent de souper et de se coucher. La mère, au contraire, vaque encore à son ménage, elle lave la vaisselle, remet le tout en ordre ; elle raccommode et rapièce, s'il y a lieu, les vêtements déchirés dans la journée par les hommes, atin que tout soit prèt de nouveau pour le lendemain. Par les jours de pluie cependant, quand lajournée n'a pas été très fatigante, on retarde quelque peu le coucher et on cause avec la mère, qui malgré cela ne se laisse pas retenir dans ses occupations. En hiver, les soirées sont longues alors en fumant sa pipe après le souper, le père raconte ses vieilles campagnes[090]d'Afrique. de Crimée, ou bien on cause des nouvelles du jour ; parfois quelques aumis du pere et des fils viennent se joindre à eux. Jamais on ne joue aux cartes ; on lit quelquefois en commun t'Ai du peupde olsfreud) ou le journal de la localité ou encore un chapitre de la vie des saints ou du Coffiné (§ 10). Le père fume beaucoup, 2 hectogrammes par semaine; les fils en ont moins l'habitude, ils consomment à eux trois à peine la même quantité que le père. Ils chiquent aussi une partie de cetabac. Le dimanche, après avoir assisté (§ 3) à presque tous les otlices religieux, toute la famille se promène en commun ; quelquefois l'un ou autre des fils va rejoindre ses amis, mais régulièrement toute la famille est rentrée à 7 heures : c'est le moment du souper.

Le plus grand jour de fête de l'année, c'est la fête patronale, au mois de septembre. La mère alors régale ses hommes, elle leur sert, outre le rcpas ordinaire du dimanche, un morceau de veau rôti, une tarte aux prunes et un bouloup/f. Ce dernier gâteau est un véritable mets national. Il est fait avec de la farine, des œufs, un peu de lait et de la levure de bière ; toute la masse est bien travaillée et mise dans une forme en demi-cône que l'on a préalablement bien beurrée et dont les bords ont été garnis d'amandes. On laisse reposer cette pâte pendant une heure jusqu'au moment où elle commence à lever, c'est l'instant alors de la mettre dans un four bien chaud, jusqu'à complète cuisson. C'est n gâteau qui ressemble à un biscuit, mais un biscuit non sucré. On reçoit ce jour-là les parents et amis du père et de la mère n'habitant point la localité ; on boit alors 2 ou 3 litres de vin de plus que d'habitude. Après les vêpres, on se rend en famille à la place de danse située dans la belle promenade publique de Ribeauvillé, au milieu de tilleuls à l'épais feuilage. Ce jardin de 10 hectares de superficie est entouré au midi et à l'ouest de deux belles allées de marronniers séculaires, et à l'est et au nord de superbes charmilles; les allées qui coupent le jardin dans tous les sens forment de nombreux boulingrins. C'était autrefois le parc des seigneurs de Ribeaupierre; c'est le prince Maximilien, plus tard premier roi de Bavière, qui en a fait don à la ville. La famille K***, après avoir bien joui de toutes les splendeurs de la fête, après avoir admiré tous les saltimbanques, les jongleurs et autres curiosités qui forment l'accompagnement nécessaire de toutes ces fêtes champètres, rentre à 7 heures pour souper en se promettant toutefois de revenir quand la nuit sera tombée. C'est que les entrepreneurs de fête veulent faire grand, ils ont annoncé un feu[091]d'artifiece et l'illumination a giorno »» du jardin de ville, comme on l'appelle communément. Cette fête est du reste en renom dans toute l'Alsace et date de loin. Autrefois elle était célébrée le 8 septembre, jour de la Nativité de la sainte Vierge ; maintenant c'est le dimanche suivant le 8. Au moyen âge, c'était le rendez-vous de tous les musiciens d'Alsace qui venaient ce jour-là à Ribeauvillé. Ils se réunissaient à l'hôtellerie de la corporation: le bâtiment existe encore et a conservé également l'enseigne suivante : Ave, Maria, gratia plena. A 9 heures du matin, tous les musiciens de l'Alsace entière se rendaient en grande pompe, au son des fifres et des instruments de tous genres, au pèlerinage de Notre-Dame du Dussenbach, situé à 2 kilomètres de la ville, au milieu de belles forêts de sapins. Après avoir fait leurs dévotions dans cette chapelle, ils allaient chez le seigneur de Ribeaupierre, qui était leur suerain, leur chef et maître. Là, chacun payait sa redevance et demandait l'autorisation d'exercer pendant une nouvelle année sa profession de musicien. Le seigneur rendait la justice, réconciliait ceux qui avaient des différends entre eux, encourageait les uns, reprenait les autres ; bref, chacun trouvait auprès du maître un mot d'encouragement et une bonne parole2.

Mais revenons à notre famille, qui s'est grisée de ces bruits de tous genres et s'en est donné à cœur joie. C'est que c'est là le seul jour pendant l'année où l'on a vécu grandement; aussi s'en souviendra-t-on bien longtemps.

Deux fois par an, le lundi de Pentecôte et le lendemain de la fête patronale qui est aussi un jour de repos, deux ou trois membres de la famille vont en pêlerinage à Notre-Dame des Trois-Epis, distante de 15 kilomètres environ de Ribeauvillé. Une fois par an on s'en va aussi à Colmar, chacun à son tour, voir un oncle du père, mais on rentre le soir sans faute. Aucun des membres de la famille ne fait partie des sociétés de chant et de musique qui existent à Ribeauvillé : c'est que le père n'a jamais voulu permettre à ses fils d'en faire partie. Il y voit une occasion de dévergondage, quelquefois même de libertinage. En effet, ces sociétés, aujourd'hui, ne se contentent plus derester dans leur localité, il leur faut des excursions, des promenades. des banquets ; tout cela coûte de l'argent, on y prend le goût de la bonne chère, on boit le plus souvent outre mesure, il fait si chaud ces jours[092]là. Le lendemain on est fatigué, abimé : c'est avec dégoût, pour ainsi dire, que l'on reprend le travail; on se rappelle avec regret les plaisirs de la veille, ou encore le riche, qui peut se donner souvent ces plaisirs ; le caractere alors s'aigrit et bien souvent, les mauvais camarades aidant, on s'excite l'un l'autre, on n'accepte plus les observations ou les remarques du père ou de la mère, quelquefois même on arrive à la résistance, on quitte la maison paternelle ne voulant plus accepter les conseils du chef de famille. On s'en va alors dans ces cabarets borgnes comme il y en a toujours dans les villes d'industrie, et c'est là que l'on dépense chaque soir son salaire de la journée dans une vie déréglée; peu à peu on s'abrutit et l'on devient un de ces vagahonds qui vivent d'aumônes et de vols.

Le père connait cela, car dans son existence il n'a que trop vu de ces exemples, et il veut à tout prix éviter à ses enfants le danger d'une semblable chute ; aussi, sil le fallait, il imposerait son autorité de chef de famille, mais les fils l'ont compris et c'est sans efforts, sans regrets, qu'ils suivent dans ce cas les conseils de leur père. C'est que tous dans la famille sont mus par le désir de l'épargne, chacun veut par son travail arriver à s'amasser quelque chose. Du reste les fils n'ont-ils pas dans leur vénéré père un exemple palpable de ce que peut le travail, l'épargne et une vie sobre et honnête, ce père qui de simple ouvrier est arrivé, avec l'aide de Dieu, après trente ans de labeur, à devenir un petit propriétaire aisé, à l'abri de la misère

Histoire de la famille

§ 12. Phases principales de l'existence.

La famille de notre vigneron était une pauvre famille d'ouvriers. Son père était journalier vigneron travaillant à forfait un hectare de vigne : dans ses moments perdus il allait encore en journées. Le ménage vivait péniblement des salaires de son chef, aidé de ce que pour vait gagner la femme. A peine était-elle occupée cinq mois de l'année, au moment de l'attachage et de l'accolage de la vigne et à l'époque[093]des vendanges : elle gagnait alors 1 franc par jour. Elle était lourde la charge de famille avec les cinq enfants. Cependant, profitant de la gratuité de l'instruction primaire, gratuité qui existe depuis plus de cinquante années dans la plupart des communes de l'Alsace, le père envoya tous ses enfants à l'école sans y être forcé alors par la loi. Chacun des quatre garçons suivit les classes des Frêres de Marie, et la fille celle des Sœurs de la divine Providence. C'est grâce à l'instruction solide et variée que les garçons reçoivent chez ces éducateurs si dévoués, ces maîtres si instruits, que beaucoup d'enfants, bien doués, fils de simples ouvriers, sont parvenus à des positions bien supérieures à celles de leurs parents, à des positions que ceux-ci n'osaient ambitionner pour eux. Bien des officiers de l'armée française des notaires, des huissiers, une quantité nombreuse d'employés de commerce, d'industrie et de bureau, enfants de Ribeauvillé, n'ont suivi que l'école primaire des Frêres de Marie.

Des trois frères de Joseph K***, notre chef de famille, l'aîné passa en Amérique après son temps de service militaire ; il donne de temps en temps de ses nouvelles et il a réussi à acquérir quelque fortune. Les deux autres, ses puînés, ont honorablement su s'ouvrir une carrière : le premier, lieutenant en retraite, possède un débit de tabac dans une petite ville de France; le plus jeune de la famille était encore militaire lors de la guerre, prêt à avoir son congé, quand il a fait la campagne de 1870; à la cessation des hostilités, ne voulant pas accepter la nationalité allemande, il a quitté le pays avec son frère et vit en France, où il a obtenu une place de garde forestier. Le père de famille avait encore une sœur qui est morte célibataire chez ses parents à l'âge de dix-huit ans.

La mère, Anne S****, avait deux frères et une sœur. Les frères avaient fait leur service militaire en France et se sont, après leur congé, établis dans les villes où ils tenaient garnison. La sœur était femme de chambre en Alsace; à sa majorité elle est allée à Paris également en condition, et s'est mariée à trente ans avec un petit marchand de comestibles de la capitale ; il paraît qu'elle a très bien réussi dans son commerce.

Nous avons dit ce que sont devenus les frères et sœurs du père et de la mère de famille, nous n'en parlerons plus. Qu'il nous suise de dire que chaque fois que l'un ou l'autre arrive au pays natal, c'est une véritable fête de famille. Malheureusement les mesures de rigueur qui, depuis les élections législatives du mois de février 1887, pèsent[094]sur notre pays. cmpêchent aujourd'hui les frères et sœurs du père et de la mêre de revenir dans leur pays natal, le gouvernement allemand leur refuse les passeports. Mais depuis lors, chaque année la famille de France se cotise entre elle et envoie l'argent nécessaire pour faire à deux le voyage en France. Ainsi, l'hiver dernier, le père et le fils aîné ont été en Bourgogne où habitent les deux plus jeunes frères du père. L'hiver prochain, le second fil et la mère se rendront à Paris chez la sœur de celle-ci. C'est ainsi que malgré toutes les mesures sévères qui nous accablent, les liens de famille persistent. On a voulu cmpêcher les Alsaciens habitant la France de venir dans leur pays visiter leurs vieux parents, leur famille, leurs amis, respirer un peu l'air natal, revoir les lieux où s'est passée leur enfance et auxquels on est si attaché. Et cependant, quand on était en Alsace, jamais personne ne s'occupait de politique, on avait bien autre chose à faire : on parlait de tous ceux qu'on avait laissés, il y a deux ou trois ans, pleins de santé et de vigueur, et qui peut-être aujourd'hui reposent au cimetière ; on s'informait de ci et de ça, et c'est ainsi que les journées se passaient et que le moment du départ et de la séparation arrivait ; mais on se quittait alors sans grande peine, car on se promettait de revenir l'année suivante. Aujourd'hui tout est changé : ce sont les Alsaciens habitant l'Alsace qui vont maintenant en France voir leurs parents alsaciens habitant la France.

Joseph K***, notre ouvrier, ayant tiré un bon numéro à la conscription, avait été exempté du service militaire. Comme à peu près tous les garçons de son rang, lorsqu'ils avaient gagné au sort, comme on disait alors, il s'était engagé comme remplaçant à raisonde2,500 francs ; avec cette somme et avant de rejoindre son régiment, il acheta une petite maison dans laquelle il installa aussitôt ses parents. La maison lui appartient encore et c'est celle qu'il habite. La mère, Anne S***, avait en dot (§ 6) une pièce de vigne de 10 ares de la valeur de 1.000 francs, qu'elle avait reçue en héritage à la mort de ses parents. Elle s'était en outre, comme cuisinière, économisé une somme de 1.500 francs, sur lesquels elle a prélevé 500 francs pour son entrée en ménage et 1,000 francs pour l'acquisition d'une nouvelle pièce de vigne de 9 ares qui touchait celle qu'elle possédait déjà. C'est avec ces maigres apports que notre jeune couple est entré en ménage. Le père du mari existait encore ; il continuait de vivre avec le nouveau ménage, et aidait son fils, suivant ses forces, à travailler les vignes.. Grâce au travail constant de toute la famille, grâce surtout à l'esprit[095]d'épargne et d'ordre qui présidait partout, le chef de famille a pu. peu à peu. augmenter ses immeubles : il possède aujourd'hui 112 ares de vignes, toutes jeunes et en plein rapport, qui peuvent, bon an mal an, lui rapporter 2 à 3.000 francs de revenus. Aussi il ne passe presque pas une année sans acheter une nouvelle pièce de vigne, qu'il paie avec le montant de ses économies annuelles.

Jusqu'àl'âge de quatorze ans, moment de leurpremière communion, les fils ont suivi l'école primaire de Ribeauvillé. La premiêre année de sortie, c'est-à-dire vers l'âge de quinze ans, les jeunes garçons aidaient plutôt la mère dans ses travaux que le père, à l'exception toutefois de la taille, qui se fait en compagnie du chef de famille. Celui-ci ne les emmena qu'à l'âge de seize ans révolus. Depuis lors, les fils n'ont point quitté la maison paternelle, sauf le fils aîné qui a fait son service militaire de trois ans en Allemagne. Les deux plus jeunes ont été exemptés pour vice de constitution, probablement une hernie. Il est incroyable de voir combien cet accident est fréquent parmi la population agricole. Ce sont sans doute les efforts trop violents qui en sont la cause unique. Malheureusement cette cause se présente encore assez souvent. Ainsi, par exemple, aux vendanges, le chargement et le déchargement des cuves de raisins est un travail fort pénible. Ces cuves sont en bois de sapin, ayant la forme d'un cylindre d'un mètre de hauteur et de 60 à 70 centimètres de diamètre, elles ont une contenance de 2 hectolitres et demi. Quand donc la cuve est remplie de raisins foulés elle a certainement un poids de 400 à 450 kilogrammes; deux hommes, parfois trois, chargent ensuite ces cuves sur la voiture ; on comprend les efforts que ces malheureux sont forcés de faire pour élever un semblable poids, et cela souvent trente et quarante fois par jour. Néanmoins depuis que le père a d'aussi bons aides en ses fils, les affaires ne font que prospérer.

L'ainé des fils va se marier sous peu avec une jeune fille d'ouvriers viticoles. La fiancée est âgée de vingt-trois ans., c'est l'âge ordinaire : chacun des jeunes gens reçoit de ses parents respectifs une pièce de 10 ares, la jeune femme reçoit en sus une pièce de champ de 20 ares. Ils habiteront la maison des parents du fils ; on a déjà, à cet effet, donné congé au locataire qui habitait le premier étage ( 10). Voici comment on est tombé d'accord. Le jeune ménage jouira dans la maison paternelle des mêmes droits que les autres fils non mariés, c'est-à-dire qu'il obtiendra gratuitement la pension et le logement ; le père et les frêres du jeune marié aideront même le jeune couple à travailler[096]les deux pièces de vigne qu'il va posséder, et celui-ci récoltera pour son compte toute la vendange des vignes lui appartenant ; par contre, le nouveau mari continuera à travailler en commun avec le chef de famille, et la jeune femme aidera la mère dans les travaux intérieurs et extérieurs en remplacement du jeune frère, qui dorénavant accompagnera ses aînés. Aussi se dispose-t-on à prerdre à la tâche un hectare de vigne en plus, immédiatement après la célébration du mariage du ils. Les jeunes époux recevront sans doute de leurs parents les meubles nécessaires pour la chambre à coucher et le poêle, c'est-à-dire deux bois de lit, une commode, une armoire, une table, un buffet et 12 chaises, le tout en noyer.

§ 13. MŒURS ET INSTITUTIONS DESTINÉES A ASSURER LE BIEN-ÈTRE PHYSIQUE ET MORAL DE LA FAMILLE.

Le bien-être de la famille repose sur des habitudes laborieuses et sur l'esprit d'épargne. Aujourd'hui que le père est largement secondé par ses fils, la fortune augmente tous les ans. Toutefois le père n'achète plus rien pour son propre compte, mais au contraire, à tour de rôle, au nom de ses fils, pour éviter plus tard des droits de succession.

Comme je l'ai dit, toutes les vignes de la famille sont jeunes et donnent tous les ans à peu près un revenu assuré. Cependant, même en cas de non-réussite, comme en 1879 et 1880, l'argent gagné, soit dans les vignes travaillées à la tâche, soit en journées, suffit pour une année. On vit alors peut-être un peu plus sobrement, il est vrai, mais on espère une meilleure récolte l'année suivante. Le père et les fils font partie de la Caisse de secours des vignerons (§ 4). Toute la famille est associée à la Caisse instituée pour enterrer convenablement les morts (§ 4). Tous les membres de la famille possèdent un livret de la Caisse d'épargne ; le pêre etla mère y placent l'argent provenant de la vente de leur vin ; on retire cet argent à mesure des besoins ou en cas de nouvelles acquisitiouns. Les diférentes sommes placées au nom des fils proviennent de l'épargne. lEn effet, tous les ans, depuis que les fils sont devenus d'un si grand secours à la famille en participant à tous les travaux et en contribuant ainsi à augmenter la fortune commune, le père donne, à la vente du vin, 25 ou 50 francs à[097]chacun des fils. Cet argent est immédiatement déposé à la Caisse d'épargne. Chaque dimanche ou jour de f̂te, le chef de famille donne également à chacun des fils 1f25 pour les menus plaisirs de toute la semaine. Comme l'habitude d'aller à l'auberge existe fort peu, cet argent sert presque uniquement à acheter le tabac nécessaire pendant la semaine, le reste est conservé et versé également à la Caisse d'épargne. C'est ainsi que l'aîné a un dépôt de 600 francs qu'il emploiera à installer son nouveau ménage et à acheter la corbeille de mariage de sa fiancée. Le second fils a 450 francs ; le plus jeune, qui a déjà un peu de plus de goût pour l'auberge, n'a qu'un dépôt de 150 francs ; il est vrai qu'il est encore jeune et qu'il prendra exemple Sur ses aînés.

Par ce qui vient d'être dit, on voit que notre famille est à l'abri du besoin, et que les fils, grâce à l'exemple du chef de famille et surtout par suite de leurs habitudes de travail et d'épargne, sauront dignement marcher sur les traces de leurs parents. Dans tous les cas, il est à prévoir qu'aucun d'eux ne songera à quitter le pays et que tous trois formeront un jour de nouvelles familles qui continueront ainsi les traditions des aieux. Aussi toute la famille considère l'avenir sans crainte, car ils ont espoir en Dieu, ils aiment le travail, l'ordre et l'épargne. Avec ces qualités une famille ne saurait sombrer ; il peut y avoir des moments d'épreuves ; mais, comme on l'a bien dit, c'est alors que Dieu est le plus proche.

En résumé, on le voit, la famille que je viens d'étudier et de décrire a pour base la religion ; le respect et l'amour pour le père et la mère sont les assises, l'ordre, l'économie et le travail sont les piliers de cet édifice vénérable, dont le couronnement est la prospérité et le bonheur.

Notre regretté maître, F. Le Play, avait donc raison de dire quelque par que « les familles soumises à Dieu et vouées au travail restent stables dans leur état d'aisance et de frugalité ; elles sont la vraie force des nations libres et prospères ».

§ 14. Budget des recettes de l'année.

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§ 15. Budget des dépenses de l'année.

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§ 16. COMPTES ANNEXÉS AUX BUDGETS.

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Éléments divers de la constitution sociale

FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE; PARTICULARITÉS REMARQUABLES; APPRECIATIONS GÉNÉRALES; CONCLUSIONS.

§ 17. DES JOURNALIERS VIGNERONS EN GÉNÉRAL.

[111] En commençant le présent travail ( § 1), j'ai indiqué qu'outre les ouvriers vignerons travaillant à la tâche il existait aussi des ouvriers viticoles ne gagnant leur vie qu'à la journée.

D'après la monographie que je viens de tracer, on devrait croire que es tâcherons forment la plus grande partie des ouvriers viticoles; car nous avons vu comment la famille K*** est arrivée à se créer une position indépendante et aisée ; comment une simple famille ouvrière est parvenue, grâce à son travail et à s on amour pour l'épargne, à devenir propriétaire avec un revenu qui la mettra certainement durant toute son existence à l'abri du besoin. Il n'en est rien toutefois. Les tâcherons disparaissent de plus en plus ; c'est que l'on ne veut plus travailler comme jadis; on n'a plus le goût de l'épargne; on préfère jouir et se donner ses aises; dût-on mourir de faim un jour, il faut que le plus souvent les dimanches soient des jours de fêtes et de libations. D'un autre côté, les grands propriétaires ne trouvent plus d'ouvriers assez consciencieux pour qu'il soit possible de leur confier à la tâche la culture des vignes. Presque toujours aujourd'hui les vignes données à la tâche sont mal travaillées : les jeunes ouvriers ne se font plus, comme leurs pères, une gloire des vignes qu'ils tiennent en culture. Il fut un temps, en effet, et ici je puis citer comme excmple le père de famille K*** dont je viens de retracer l'histoire, il fut un temps, dis-je, ou les tâcherons, fiers des vignes qu'ils cultivaient pour le propriétaire, les montraient en s'en faisant gloire. Jamais ils ne disaient : Voyez les vignes de eee N ; mais ils les présentaient en disant : Admirez mes vignes, voyez comme mes biens » sont bien tenus, bien soignés. C'est qu'alors ils les travaillaient avec[112]les mêmes soins, avec la même ardeur que leurs propres biens. Cette transformation est un malheur, car l'ouvrier à la journée vit au jour le jour, sans même songer à épargner et à se créer un fonds de réserve pour ses vieux jours. Sa consolation, son seul espoir, c'est l'hôpital communal ou le secours du bureau de bienfaisance. Le propriétaire, de son côté, dépense davantage pour la culture, et cela sans profit pour les ouvriers.

Les ouvriers à la journée peuvent encore eux-mêmes se subdiviser en deux catégories : 1° Ceux qui soit employés toute l'année chez le même maître; ce sont là les meilleurs; 2° ceux qui voltigent de l'un à l'autre propriétaire, en quête des salaires les plus élevés, gens inconstants qui chôment quand le mauvais temps survient. Aussi, avec leur salaire relativement plus élevé si l'on prend le taux de la journée de travail, ils gagnent par an un bon tiers de moins que ceux de la première catégorie.

Voici les salaires que l'on paie aux différentes époques de l'année : du mois de novembre au mois de mars, 2 francs par jour, 2 litresde vin et un petit verre d'eau-de-vie le matin avec un petit pain de 5 centimes. Je ne relaterai plus ce repas du matin, car il se donne toute l'année. Un ouvrier qui n'aurait pas sa goutte le matin se considérerait comme l'homme le plus malheureux du monde. Pendant le mois de mars, le salaire s'él̀ve à 2f25 avec 3 litres de vin ; au mois d'avril, 2f50 et 3 litres de vin. En mai, juin etjuillet, c'est-à-dire pendant le premier et le second piochage, qui sont des travaux excessivement pénibles dans nos terrains fortset argileux, l'ouvrier reçoit une paye de 2f 75 et 4 a 5 litres de vin : on pourrait presque dire qu'il a le vin à discrétion pendant ces travaux ; il y a même des localités où l'ouvrier, en posant ses conditions de salaire au propriétaire qui l'emploie, exige un salaire de 2f75 ou 3 francs et le soir une bonne s pointe ». En août il revient à 2f50 et 4 litres de vin; en septembre, 2f25 et 3 litres de vin ; en octobre, jusqu'aux vendanges, 2 francs et 2 litres de vin. Pendant les vendanges, le travail est dur : le matin à 4 heures on arrive déjà au pressoir; on y travaille jusqu'à 7 heures. On accompagne alors les femmes aux vignes; les hommes vendangent peu, mais ils sont occupés à vider les corbeilles ou les baquets remplis des raisins cueillis par les femmes, dans des hottes en forme de tronc de cône renversé d'environ 70 litres de contenance. Quand ces hottes, appelées communément tendelins, sont pleines, ce sont les hommes qui les suspendent à leur dos et les transportent ainsi au che[113]min le plus proche et les vident dans les cuves déjà décrites (§ 12). Ces cuves sont disposées en une rangée le long de la route ; plus le nombre en est grand, plus on est fier et satisfait de sa récolte. A 10 heures du matin le propriétaire fournit aux hommes un croûton de pain ; à midi, du pain, une saucisse et du fromage de Munster à discrétion. A la tombée de la nuit, tout le monde rentre en chantant, bras dessus, bras dessous; on rit, on crie, on saute; enfin c'est un véritable tintamarre à casser les oreilles des plus sourds. Les hommes reviennent alors au pressoir, a près avoir pris le goûter fourni par le maître et composé de pain et de fromage. Le travail continue ensuite jusqu'à dix ou onze heures du soir ; on foule le raisin vendangé dans la journée on met les raisins au pressoir ; on encave le moût. Avec la nourriture ou pension dont je viens de parler, l'ouvrier obtient encore un salaire de 250 par jour et environ 4 litres de vin.

Dans quelques localités on donne à l'ouvrier agricole la pension entière ; ce procédé revient beaucoup plus cher, sans que le reste de la famille ouvrière en profite. Ainsi, on lui sert à peu près les mêmes repas et les mêmes menus que ceux que prend l'ouvrier tâcheron et que nous avons décrits plus haut (§ 9), et il reçoit un salaire en été de 1f 75, en hiver de 1f 50 par jour. Les femmes gagnent en hiver 1f25 et en été 1f 50 par jour. Il est à remarquer toutefois que leur journée ne commence qu'à 9 heures du matin, pour finir en hiver à la tombée de la nuit, en été à 6 heures du soir. Les hommes, au contraire, se rendent au travail en hiver et au printemps à la pointe du jour, en été à 5 heures du matin, pour le continuer jusqu'au coucher du soleil.

Depuis l'annexion, les salaires ont haussé d'un cinquième environ sans que pour cela le bien-être ait augmenté, car tout est plus cher ; la plupart des années depuis 1870 sont, sinon mauvaises, au moins médiocres. Le gouvernement allemand cherche par tous les moyens à relever l'agriculture aux abois, mais malheureusement cette situation se laissera difficilement changer, car elle dépend de causes diverses dont je veux un instant entretenir mes lecteurs. Une des causes principales de l'augmentation des salaires est le manque de bras provenant en premier lieu de l'émigration en France après l'annexion. Pour donner une idée approximative de ces départs forcés, qu'il me suffise de dire que ibeauvillé, avant la guerre, comptait 7.856 habitants, et qu'aujourd'hui, en prenant pour base le recensement de 1886, il n'y a plus que 6.013 àmes. Cette émigration a[114]toutefois cessé à peu près complètement depuis quelques années. Le manque de bras dans nos campagnes vient, en second lieu, de l'émigration vers les villes, et celle-ci ne cesse pas. Cela se comprend, puisque, dans les villes, l'ouvrier trouve une vie plus facile, plus de plaisirs, plus de secours de toutes sortes, grâce aux hôpitaux, aux bureaux de bienfaisance, enfin, à toutes ces sociétés d'assistance qui surgissent chaque jour. A la campagne, rien de tout cela : ni hôpital ni bureau de bienfaisance ; il serait temps que la législation du pays vînt remédier à cette triste situation de la campagne. Un des moyens les plus efficaces, à mon avis, serait d'étendre le service des pauvres à tout un canton, voire même à tout un arrondissement ; chaque commune devrait alors contribuer, suivant le nombre de ses habitants, à former un fonds asse important pour pouvoir subvenir aux diff'érentes dépenses qu'entraînerait ce service.

D'un autre côté, si l'agriculture s'appauvrit, c'est aussi beaucoup de sa faute. On dépense plus qu'autrefois, en plaisirs, en voyages, en promenades. L'ouvrier a pris l'habitude de sortir chaque dimanche ou jour de fête; l'auberge est devenue son lieu de rendez-vous ; les sentiments religieux diminuent en même temps que les mœurs se relachent. Ce que je dis là cependant ne s'applique qu'à la jeunesse. Immédiatement après l'annexion on a voulu essayer, en Alsace comme en Prusse, d'introduire le ultur mpf, nos écoles primaires s'en sont ressenties. lleureusement on s'est aperçu à temps qu'on faisait fausse route ; en haut lieu on est arrivé à constater que l'enseignement de la grammaire, du calcul, de l'histoire, de la géographie ne suffisait pas à l'enfant pour devenir plus tard un homme ; la religion, la morale sont tout aussi nécessaires ; sans fausse honte on est revenu sur ses pas et aujourd'hui la base de l'enseignement primaire est la religion. Les maîtres, de leur côté, se respectent, mènent une vie réglée et que l'on pourrait très souvent citer comme modèle ; ils n'ont plus cette fausse honte qui les empêchait de pratiquer franchement et ouvertement leur religion. Bref, à ce point de vue, il y a du mieux, et il est à espérer que la génération actuelle de nos enfants deviendra meilleure que celle qui a été formée de 1871 à 1879.

§ 18. LA VITICULTURE EN ALSACE.

[115] La viticulture est en Alsace une des branches de l'agriculture qui donne encore quelques profits à ceux qui s'en occupent sérieusement. Alors que l'agriculture est aux abois, la viticulture, au contraire, avec deux ou trois années de bonnes récoltes se relève chaque fois aisément. Le vigneron doit surtout cette prospérité à la protection que le gouvernement allemnd a su réserver aux vins allemands, lors de l'établissement des tarifs de douane ; car les vins étrangers paient un droit d'entrée de 24 mars, soit 30 francs pour 100 lilog. Aussi, depuis les nouveaux traités, la culture de la vigne a-t-elle pris une extension énorme. Sur une superficie totale de 828.778 hectares et 19 ares en Alsace, la vigne occupe 26.390 hectares 41 ares ; savoir : 14.445 hectares dans la Basse-Alsace et 119.46 hectares dans la HauteAlsace ; soit environ 3,22 de la superficie.

Dans la Basse-lsace, 423 communes sur 560, et dans la Haute Alsace, 232 communes sur 384 plantent la vigne. Cependant, parmi ces communes il y en a beaucoup dans lesquelles la culture de la vigne ne peut être regardée que comme une culture seccndaire. Si nous prenons seulement en considération, suivant M. Oberlin (der einbau in Elsass), les communes qui cultivent plus de 50 hectares de vignes, nous aurons pour la Basse-Alsace 69 communes, et pour la Haute-Alsace 55, soit en tout 124 communes s'occupant spécialement de viticulture.

La Bsse-Alsace compte environ 39.000, la Haute-Alsace 29.700 habitants vivant de la culture de la vigne, soit comme propriétaires-viticulteurs, soit comme ouvriers vignerons. L'Alsace, non compris la Lorraine, ayant une population de 1.073.964 âmes (Basse-lsace, 612.022 et Haute-Alsace, 461.942), compte ainsi 6,40 p. 4 de sa population comme vignerons.

Dans la Basse-Alsace, les meilleurs crus se trouvent sur le versant est des Vosges, depuis Orschviller à la frontière nord de la lIauteAlsace, et s'étendent jusqu'à Marlenheim. Sur ce parcours il y a des localités qui fournissent des vins de très bonne qualité. lEn dehors de[116]ce district, toutes les autres vignes de la Basse-Alsace se trouvent en plaine et produisent un vin médiocre.

Dans la Haute-Alsace, à l'exception de la plaine de Colmar, on peut considérer toutes les vignes comme des vignes de côtes. C'est dans la laute-Alsace que l'on trouve les meilleures qualités. Ribeauvillé et ses environs en sont le centre, car c'est là que l'on produit les fameux crus de Riesling, de Tolay et de Gentil.

M. Oberlin, le savant œnologue alsacien, le viticulteur distingué auquel nous emprunterons ici quelques chiffres tirés de son remarquable ouvrage sur la viticulture en Alsace, considêre, d'après ses observations météorologiques, comme extrême limite de la culture de la vigne une température moyenne de 10°,5 centigrade en plaine, de 9°,5 sur les coteaux ; dans les bonnes expositions, au contraire, cette température moyenne est de 11e et au-dessus.

Les principaux cépages cultivés en Alsace sont, pour les vins ordinaires : le Chassedas, le Petit ielleuv (appelé aussi Ortleber ou nipperle), le glvain ou feuille ronde (surnommé également ˉdEstereicher Tliegentraube en Styrie ; en France, le Mourlon, le ˉCloaier, le Picarneau ont de l'analogie avec ce cépage), le Bourgeois (communément ˉurger, et Elbling, connu dans la Bavière Rhénane sous le nom d'E'be, sur les rives de la Moselle ; leinberger, aux rives de la Tauber ristaller), le Grand et le Peit auschling (c'est le Melon blanc, la ˉLonnaise blancheˉ, le Gros ˉFendant en France, le ˉBarrolo des Piémontais, le leppfer du duché de Baden), le ˉOuer, cultivé surtout à Guebviller, et enfin le ollinger, très recherché à Barr et aux villages voisins.

Les cépages fins sont : 1e le iesling, c'est le cépage qui produit les vins de Johannisberg, ILiebfraumilch ; 2° le ohan ou Pinot gris, et 3° le Gentil (appelé aussi Gentil duret, de la famille des Morioltes de Bourgogne, leuvner du Bas-Rhin, raminer de la Province Rhénane).

L'Alsace produit surtout des vins blancs ; cependantSaint-ippolyte, Rodern et Turlheim dans la Haute-Alsace, Ottrott et Marlenheim dans la Basse-Alsace, ont des vins rouges fort estimés. Ceu de la HauteAlsace ressemblent beaucoup aux vins des côtes du Rhône, ceux de la Basse-Alsace aux bourgognes. Les cépagecs rouges les plus répandus sont : 1° le ¯Pinot noir, qu'on commence malheureusement à abandonner parce qu'il est trop peu productif, mais qui fournit toujours les meilleurs vins rouges ; 2° le aman, 3e le Saint-Laurent, 4° le ˉLivcdun, et quelques autres, le ˉLasa, le ˉPortugais, le Meunier.

D'après Jullien (ˉopographie de tous ˉles vignobles conaus), la propor[117]tion des vins rouges aux vins blancs est dans la Basse-Alsace de 2,48 3, et dans la Haute-lsace de 1,02 3.

On trouvera ci-après (p. 118 et 119) un tableau que j'ai pu établir sur la production moyenne par hectare et le prix moyen des vingt dernières années pour toutes les localités de notre arrondissement.

Le principal débouché pour nos vins, outre l'Alsace, était de tout temps la Suisse allemande. La France se fournissait toujours fort peu dans notre pays. Ce n'était guère que la Champagne qui achetait, avant l'annexion, d'asse grandes quantités de vins à Barr pour le champagniser. Aussitôt après l'annexion, en 1871, l'Allemagne fit de grandes provisions chez nous, ces achats durèrent jusqu'en 1876, mais à partir de cette époque, les vins allemands commencèrent à faire leur appa rition sur notre marché, et aujourd'hui l'importation des vins plus ou moins frelatés, mais bon marché, fait une concurrence énorme et déloyale à nos produits.

D'apres M. Oberlin, dans la Basse-lsace, sur les 14.444 hectares de vignes dont 13.000 sont en rapport, l'hectare de vignes a produit une moyenne de 43 hectolitres et 70 litres, à ml. 22,74 ou fr. 28,43 l'hectolitre. La Haute-Alsace, sur 12.125 hectares, dont 11,008 en rapport, a une production moyenne par hectare de 50 hectolitres et 69 litres, avec un prix moyen de ml. 25,33, ou fr. 33,66 l'hectolitre, soit une moyenne pour toute l'Alsace, de 45 hectolitres par hectare, à un prix moyen de 30 francs l'hectolitre.

Il est peut-être intéressant de connaître aussi la valeur de nos vignes. De 1850 à 1856, les années étaient mauvaises et le prix des vignes était tombé à 9.000 et même jusqu'à 5.000 francs l'hectare, suivant les localités. Mais à partir de 1857i, grâce aux années abondantes, le prix de l'hectare de vignes s'est élevé a 6.000 et jusqu'à 12.000 francs, soit donc dans la période décennale de 1851 à 1860à 6.000 franes l'heetare en moyenne.

La période de 1862 a 1870 était pour le vigneron la plus productive qu'on ait pu imaginer ; aussi l'hectare de vignes variait de 7.000 à 16.000 francs, soit une moyenne de 10.000 francs l'hectare. De 1871 à 1880, quoique les années aient été plutôt mauvaises que bonnes. à l'exception du moins de 1875, la valeur des vignes s'est maintenue, grâce à la hausse énorme des prix de nos vins, qui après l'annexion ont doublé. Naturellement la valeur des vignes varie de localité à localité, et comme extrême limite je crois devoir citer liquevihr, où l'hectare de vignes atteint jusqu'à 40.000 francs. Mais il faut avouer[118][119][120] que là les viticulteurs ont poussé la culture d'une façon si intensive qu'ils produisent une moyenne de 100 hectolitres de vin à l'hectare, c'est-à-dire le double de la moyenne générale de l'Alsace.

Comice agricole de l'arrondissement de Ribeauvillé. Tableau comparatif de la production moyenne par hectare et du prix moyen par hectolitre pendant les années 1867 à 1886 (1) [notes diverses]
Comice agricole de l'arrondissement de Ribeauvillé. Tableau comparatif de la production moyenne par hectare et du prix moyen par hectolitre pendant les années 1867 à 1886 (1) [notes diverses].

Comice agricole de l'arrondissement de Ribeauvillé. Tableau comparatif de la production moyenne par hectare et du prix moyen par hectolitre pendant les années 1867 à 1886 (1) [notes diverses]

M. Oberlin, dans l'ouvrage que j'ai déjà souvent cité, estime que le capital engagé par hectare de vignes se compose comme suit :

Capital engagé par hectare de vignes en Alsace (notes diverses)
Capital engagé par hectare de vignes en Alsace (notes diverses).

Cherchons ce que peut rapporter en moyenne la vigne en Alsace :

Produit moyen de la vigne d'Alsace (notes diverses)
Produit moyen de la vigne d'Alsace (notes diverses).

Cependant cette somme ne représente pas la fortune totale du vignoble alsacien, car elle ne comprend ni les caves, ni les toineaux, ni les provisions de vin pour la consommation dans la culture.

Bénéfice net annuel du vignoble alsacien (notes diverses)
Bénéfice net annuel du vignoble alsacien (notes diverses).

On voit par là qu'en prenant comme moyennes celles de la HauteAlsace, avec 50 hectolitres par hectare et 33f66 par hectolitre, on arriverait à un plus beau résultat encore. Je laisse juger alors ce que rapporte la vigne à ceux des propriétaires qui arrivent, grâce à leurs soins, à leur travail, à leur intelligence, à produire une moyenne de 100 hectolitres à l'hectare L'ouvrier **°, dont nous donnons ici la monographie, est un de ceux qui ont obtenu ce brillant résultat.

Voici à peu près comment on procède pour pousser la culture intensive au degré le plus élevé et atteindre une productivité presque incroyable. La vigne est conservée pendant vingt-cinq à trente ans peine ; après cet âge on l'extirpe, et on la transforme en luzernière pendlant cinq, six et huit ans même. Après cette période de repos.[121]pendant laquelle on répand par hectare tous les ans 4 à800 lilog. d'engrais artificiels (surtout sel de potasse et des phosphates), on commence le défoņage partiel.Ce travail se fait pendant l'hiver. La vigne sera au printemps plantée en lignes droites espacées de1,20à 1,30. Sur cha cune de ces lignes, on prépare une fosse de toute lalongueur de la pièce à défoncer, d'une largeur de 60 centimètres et d'une profondeur de 65 centimètres, en ayant soin de porter la terre supérieure au fond de la fosse, tandis que celle du sous-sol se place sur les deux côtés en forme de talus. La première année, la jeune vigne donne des rejets de 60 centimètres à 1 mètre de longueur qu'on recèpe à 2 bourgeons au printemps suivant. Pendant l'automne de cette seconde année, on donne la première fumure ; au printemps de la troisième année, on taille à 30 ou 40 centimètres de haut les 2 ou rejets qui ont poussé ras terre ; la jeune vigne produit cette troisième année déjà une demirécolte. Pour la quatrième feuille, la taille se fait comme habituellement, c'est-à-dire à longue tige on attache les ceps à un grand échalas de 3 mètres de haut jusqu'à la hauteur de 1 mètre environ, puis le reste de la tige est recourbé en forme de demi-cercle, pendant l'été les pousses sont accolées à l'échalas. La vigne est piochée deux fois pendant l'année, puis sarclée encore une ou deux fois. On la fume tous les trois ans avec de l'engrais de ferme. Tel est à grands traits notre système de culture, qui, s'il est suivi avec soin, nous donne de magniiques résultats.

§ 19. MORCELLEMENT DE LA PROPRIÉTÉ.

Ici, comme partout en Alsace, la propriété est très morcelée. L'amour pour la terre en général est proverbial dans toute l'Alsace. Ce ne serait pas un mal si le cultivateur savait modérer ce désir effréné de posséder des champs, des vignes, s'il appliquait ses épargnes acquises à l'achat de nouvelles propriétés. Ce fait serait même fort heureux, car il aurait pour conséquence de stimuler l'épargne. Malheureusement les choses ne se passent pas ainsi dans la pratique de la vie. Quand le vigneron a pu réaliser au bout de l'année un certain bénéfice. fruit de son travail et de ses labeurs, il s'empresse d'acheter une nouvelle vigne, un nouveau champ, mais non pas de la valeur de son béne[122]fice ; le plus souvent celui-ci suffit à peine pour couvrir les frais d'acquisition et d'enregistrement. énéralement on achète ici à quatre termes, quatre annuités égales, avec un intérêt de 5 . Si le vigneron clôt son année avec 500 francs de bénéfice, par exemple, il s'empressera d'acheter une propriété de 2.000 ou 3.000 francs ; il aura donc ainsi à payer, au bout de chaque année, 100 francs d'intérêts et 500 ou 600 francs d'annuité. Quand l'année est bonne, tout va bien : notre homme paye son terme et il est content. Mais si au contraire la récolte a manqué, alors impossible de songer à payer ; les intérêts s'accumulent, c'est le commencement de la ruine. Cemalheur est encore plus sensible chez le cultivateur que chez le vigneron ; car, ainsi que je l'ai déjà fait remarquer ( 20), celui-ci avec deux ou trois bonnes années parvient à se relever bien vite ; le premier, au contraire, dont les terres rapportent à peine 2 ou 3 4, ne peut non seulement pas payer ses termes, mais l'intérêt de 5 dépasse de 2 ou 3 le bénéfice que rapportent ses terres. Le dénouement est, hélas : facile à prévoir.

Ce désir effréné de posséder a encore un autre inconvénient beaucoup plus grave, car il hâte la ruine : il empêche l'augmentation du capital de roulement, qui généralement est beaucoup rop réduit ; qu'arrive-t-il alors C'est que le pauvre homme ne peut plus ni fumer ses terres et ses vignes, ni les améliorer ; au contraire, ses propriétés, mal cultivées, mal soignées, ne rapportent plus rien, les récoltes diminuent chaque année : il ne faut plus songer à la culture intensive, car l'argent fait défaut. Le malheureux perd alors courage, il abandonne encore le peu qui lui reste, voyant que malgré ses travau. malgré ses peines et ses labeurs son bien s'en va ; il commence par perdre ses bonnes habitudes ; c'est à l'auberge qu'il va oublier ses chagrins : cet homme autrefois laborieux et sobre devient ainsi un ivrogne, jusqu'au moment où l'huissier vient le réveiller de la torpeur où il s'était plongé pour lui faire sentir la vie réelle, c'està-dire l'expropriation, la vente des biens de ses aieux, la ruine.

Tel est le triste tableau de la plupart de nos pauvres cultivateurs. Ieureusement dans notre rayon il n'en est point ainsi, ou du moins ce n'est qu'une minime exception qui suit la voie que nous venons de tracer. La famille K***, dont nous retracons l'histoire, n'a pas suivi cet exemple. Notre père de famille a préféré rajeunir les vignes qu'il possède, hien les soigner, les fumer et faire ainsi une culture intensive, la seule bonne aujourd'bui. Ce mouvement est parti, il y a quarante ans environ, de Riquevihr, petite villesituée à6 kilometres deRi[123]beauvillé. Il se trouvait là un noyau d'hommes intelligents et actifs, les Ortlieb, les l'rimbach, les O0stermann, les Oberlin, les Sattler, les Siegrist et quelques autres encore dont le nom m'échappe ; ce sont ces hommes, vrais pionniers de l'avenir, qui se sont mis à la tête de cette œuvre réellement patriotique. Il n'y avait alors que de vieilles vignes, dont la culture coutait plus que ne rapportait la récolte: elles ruinaient le propriétaire sans enrichir l'ouvrier. Ces hommes de progrès se mirent hardiment à la besogne on extirpa les vieilles souches, on fit de nouvelles plantations, la culture s'améliora du tout au tout ; engrais de toutes sortes, amendements, tout fut essayé pour ces jeunes vignes : le succès couronna largement les eforts de ces braves. Bientôt ils trouvèrent des imitateurs, IIunavihr d'abord, Ribeauvillé ensuite suivirent le mouvement, et le vigneron, au lieu d'acheter de nouvelles vignes, employait ses épargnes à faire toutes ces améliorations. Les récoltes augmentèrent, doublèrent, et ce fut une des causes principales de la plus-value des vignes depuis cette époque.

Pour donner une idée du morcellement de la propriété, voyons au moins la situationde la banlieue de Ribeauvillé, qui a une superficie de 3.544 hectares. Si nous déduisons de ce nombre les forêts, les terres incultes, les chemins, les pâtures, il reste 894 hectares de propriétés particulières partagées en 8.967 parcelles. La contenance moyenne de chaque parcelle est donc de 9 ares, 961 Qu'on s'imagine la perte de temps pour aller d'une pièce à l'autre, surtout quand ces pièces se trouvent aux deux extrémités opposées d'une banlieue

§ 20. PARTAGES ET SUCCESSIONS.

En Alsace, les conventions civiles des mariages s'établissent en général conformément aux dispositions des art. 1498 et 1499 du Code civil, stipulant la communauté de biens réduite aux acquèts. Ainsi se trouve réservé, comme propre à chaque epoux, tout ce qu'il apporte en mariage, tant en biens meubles qu'en biens immeubles, ainsi que tout ce qui lui advient pendant la durée du mariage, par successions, donations ou tout autre titre gratuit.

Les futurs époux se font le plus souvent donation réciproque, au[124]profit du survivant, de la jouissance viagere de la fortune délaissée par le prémourant, pour le cas d'inexistence d'enfant né ou à naître.

En cas d'existence d'enfants, cette jouissance est réduite à la moitié de la succession, ou à un quart en propriété et un quart en jouissance.

Le régime de la communauté de biens universelle est rarement adopté, et le régime dotal est à peu près inconnu à la campagne.

Les parents, en prévision de leur mort et désireux d'éviter les difficultéss et les contestations auxquelles le partage de leurs biens peut donner lieu entre leurs enfants, leur en font très souvent donation à titre de partage anticipé.

C'est précisément ce partage immodéré des biens immobiliers qui a provoqué le morcellement outré des propriétés, et par suite a empêché le cultivateur de réaliser les améliorations qu'une plus grande étendue de terrains d'un seul tenant peut permettre.

Bien souvent l'un ou l'autre des fils accepte la ferme ou les propriétés, à charge par lui de rembourser en argent la part qui revient à chacun de ses frères et sœurs. Pour se libérer, cet héritier emprunte la somme nécessaire sur hypothèques ; il est forcé de payer un intérêt de 5 4, alors que malgré son travail et ses labeurs la terre qu'il cultive ne lui rapporte plus que 2 ou 3 ; ainsi tous les ans une perte nette de 3 ou 2 2. Aussi au bout de peu de temps ce malheureux est arrivé au bord du précipice, où il va rejoindre une foule de ses devanciers, ruinés comme lui par le partage forcé. Le plus souvent alors le cultivateur ruiné quitte la campagne pour aller rejoindre ses frères et sœurs à la ville et augmenter là-bas le prolétariat. Pendant ce temps les villages se dépeuplent, les bras manquent, les frais de culture augmentent, le cultivateur est aux abois et prévoit avec angoisse le moment fatal où son tour sera venu, et où il ne lui restera plus que les yeux pour pleurer. Si au contraire le fils le plus digne avait pu garder tout entière la ferme paternelle, y conserver toutes ses forces, toute son énergie, la ferme aurait prospéré et eût toujours été le refuge des frères et sœurs que la fortune n'eût point favorisés pendant le cours de leurs entreprises. Mais je ne veux point approfondir davantage cette question que d'autres ont traitée avec une clarté remarquable, en montrant ux yeux non prévenus la réalité des faits.

Notes

1. Ceux des lecteurs que cette histoire pourrait intéresser n'auront qu'à lire le savant ouvrage qu'un enfant de Ribeauvillé, M. B. Bernard, ancien élève de l'Ecole des Chartes, vient de faire paraitre sous le titre Recherces sur 'Ahistoire de Ribeauuille. (Librairie C. Lebiché. à Ribeauvillé. 1 vol.)

2. Voir i'ouvrage déjà cité de B. Bernard, Recherches sur l'histoire de la ville de Aribeauriile.