N° 73.

AJUSTEUR-SURVEILLANT

DE

L'USINE DE GUISE (AISNE),

TACHERON-EMPLOYÉ,

DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES PERMANENTS,

d'après

LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX, EN 1881 ET EN 1890,

PAR

M. URBAIN GUERIN .


Sommaire


Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.

[1] La famille habite la commune de Guise, située sur les rives de l'Oise, dans le département de l'Aisne. C'est un chef-lieu de canton de l'arrondissement de Vervins qui confine à la Belgique. La ville faisait autrefois partie de la Thiérache, pays dépendant de la province de Picardie. Elle est située à une distance de 194 kilomètres de Paris ; un embranchement, appartenant à une compagnie spéciale, la relie à Saint-Quentin, station de la grande ligne du Nord qui met en communication la capitale avec Charleroi, Liège, Cologne et l'Allemagne septentrionale. Une nouvelle voie ferrée (de Cateau à Laon), dont certaines considérations stratégiques ont déterminé la construction, va bientôt desservir Guise.

[2] La ville a été construite dans la vallée étroite traversée par l'Oise ; elle s'étend sur les deux bras de la rivière qui serpente au milieu de riantes prairies. Sur le plateau s'élevant au-dessus de la vallée s'étendent d'immenses plaines, mornes et nues, qui enlèvent au paysage tout aspect pittoresque. Guise ne présente aucun caractère tranché. Dans la principale rue se trouvent plusieurs maisons de respectable apparence. Une vieille tour, débris des anciennes fortifications, domine la ville ; d'en haut la vue s'étend sur une vaste étendue de pays, et, dit-on, jusqu'aux tours de la cathédrale de Laon. Cette tour est maintenant enclavée dans la citadelle moderne qui motive la présence d'une garnison composée en ce moment d'un bataillon d'infanterie.

Le climat de Guise est celui des vallées appartenant à la région septentrionale de la France, notamment froid et brumeux pendant l'automne et l'hiver ; dans cette dernière saison, le thermomètre descend fréquemment à plusieurs degrés au-dessous de zéro.

La population de la ville s'élève à 7.580 ames : le mouvement se décompose ainsi dans une année prise comme type : 290 lécès, contre 210 naissances. Cette population se compose de tous les corps de métiers que nécessite une agglomération humaine elle comprend aussi des agriculteurs qui se rendent tous les jours à leurs champs situés à proximité de la ville, des propriétaires, des rentiers et enfin une nombreuse population ouvrière. Guise, en effet, possède deux fabriques d'inégale importance : une fabrique de tissage et de filature occupant six cents personnes, et l'usine créée par M. Godin et connue sous le nom de familistère, à laquelle ses maisons ouvrières et son organisation spéciale ont assuré une vogue quasi universelle. Parmi les personnes qui ontvisité l'usine, il s'en trouve, en effet, appartenant àtous les pays, et, entre autres, beaucoup d'Américains du Nord et du Sud. L'exploitation industrielle de la Société comprend la fabrication : 1° d'appareils de chauffage consistant en fourneaux de cuisine, appelés aussi cuisinières, calorifères, poêles et réchauds ; 2° d'ustensiles de cuisine ; 3° d'articles d'éclairage et d'ameublement ; 4° d'objets de quincaillerie et de bâtiment.

L'usine a été construite à mi-ĉte d'un petit coteau qui monte doucement au-dessus de la ville, du côté opposé à celui où se dresse la vieille tour dont nous avons parlé plus haut. Elle se déploie sur une superficie de treize hectares de terrain. Le hall qui sert de magasin aux fourneaux de diverses sortes et aux poéles comprend un hectare. Trois halls pareils sont affectés à la fonderie, un est réservé à l'ajustage.

[3] L'émaillage, la décoration des émaux, le montage, etc., occupent une superficie de deux à trois hectares. Les bureaux, l'atelier de construction et de réparation des machines ou outils employés dans l'usine, sont installés dans des locaux proportionnés à ceux ci-dessus désignés. Les cours prennent le reste du terrain.

En sortant de l'usine, on rencontre, à gauche, au bout du faubourg appelé Faubourg de Landrecies, un établissement servant au logement des ouvriers, et auquel son fondateur a donné le nom de familistere. C'est le premier qui ait été construit. Sur le bord de la route perpendiculaire à l'usine, et qui la met en communication avec la gare, des constructions, affectées aux autres services publics organisés par M. Godin pour son personnel, ont été successivement édifiées.

A droite se voit d'abord un jardin appartenant à l'association, puis un bâtiment affecté au lavoir et à l'établissement de bains. Sur ce terrain a été construit le gaomètre. La route traverse alors un des bras de l'Oise sur un pont qui a été élevé aux frais de M. Godin.

Là se déploie le plus grand des trois familistères, dont la façade etérieure n'a pas moins de 180 mètres ; il se compose d'un vaste pavillon central, en retrait sur deux ailes et d'une hauteur de trois étages. Derrière, et presque attenant au familistère, deux constructions de modeste dimension servent pour la nourricerie et le pouponnat ; elles prennent jour sur un parc appartenant à l'établissement, et dans lequel se célèbrent quelquefois les fêtes de l'association (§ 11) ; ce parc et les jardins qui en dépendent sont bordés par un des bras de l'Oise. En face, de l'autre côté de la route, se trouvent la buvette, une salle servant autrefois de restaurant, le magasin de vente de la charcuterie et de la boucherie, les écuries ; et, auprès, une ancienne basse-cour, un autre lavoir ; puis le bâtiment renfermant le theâtre et les écoles.

Si nous continuons la route que nous avons descendue depuis l'usine, nous apercevons à gauche, après avoir franchi la rue qui relie la ville de Guise au familistère et à la voie ferrée, le troisième familistère, qui n'était pas terminé, lors de notre premiêre visite. Il est maintenant habité. Du même côté se trouvent ensuite la boulangerie et le billard ; de l'autre, des jardins, loués par l'association à des ouvriers et affectés à la culture des légumes.

Le personnel industriel de l'usine comprend, comme ouvriers et employés, 1.137 personnes qui se décomposent de lamanière suivante : hommes, 987 ; femmes, i4 ; jeunes gens de quatorze à dix-sept ans, 96. Il y a lieu d'ajouter le personnel employé aux services du familistère,[5]comprenant 31 hommes et 69 femmes, ce qui donne un totalde .237 employés et ouvriers. La société possède en Belgique, à Laeken, une autre usine où se fabriquent les mêmes objets, mais elle n'occupe que 212 personnes, dont 207 hommes et 5 femmes. Le personnel de l'usine change peu, et les avantages assurés aux diverses catégories d'ouvriers (§ 22), en leur procurant une participation aux bénéfices et, à ceux parvenus aux premiers rangs de la hiérarchie établie, une part de co-propriété, les attachent à l'établissement.

Vue générale du grand familistère dit Palais social (v. page 3) [§1]
Vue générale du grand familistère dit Palais social (v. page 3) [§1].

[4] Voici comment se décompose la stabilité des employés et ouvriers dans les services divers :

Répartition des ouvriers et employés selon leur ancienneté dans le familistère [§1]
Répartition des ouvriers et employés selon leur ancienneté dans le familistère [§1].

Les services du familistère comprennent :

Répartition des individus selon leur ancienneté dans le familistère [§1]
Répartition des individus selon leur ancienneté dans le familistère [§1].

§ 2. État civil de la famille.

La famille comprend cinq personnes :

1.VICTOR-ISIDORE J***, chef de famille, né à Neuvillette (Aisne)............ 37 ans.

2.HERMANCE-LOUISE, sa femme, née à Guise............ 30 —

3.ALICE-HERMANCE J***, leur fille aînée, âgée de............ 11 —

4.GEROGES-VICTOR J***, leur seul fils, âgé de............ 9 —

5.GEORGETTE-FLORE J***, leur 2e fille, âgée de............ 7 —

Les enfants ont eu pour parrains et marraines des membres de la famille.

Le père de l'ouvrier était tisseur, sa mère faisait le ménage. Ils ont eu six enfants dont trois fils, outre Victor-Isidore. Tous travaillent à[6]l'usine de Guise dans l'atelier d'ajustage ; deux d'entre eux demeurent au familistère ; ils sont mariés : l'un a deux enfants ; l'autre a perdu les siens. Le plus jeune, non marié, est resté avec le père et la mère ; bien qu'âgé de soixante-treize ans, le père travaille encore ; il est employé à l'usine, comme maneuvre, à la machine à mouler. Des deux filles qu'il a eues, l'une est mariée à un ferblantier dont elle a eu deux enfants ; l'autre, non mariée, est couturiêre à Guise.

Le père de la femme était garçon brasseur ; la mère restait à la maison pour se livrer aux travaux du ménage. La femme a un frère et une sœur ; le frère est ébéniste à Guise et marié ; il a perdu un de ses enfants. La sœur est mariée à Nantes à un forgeron ; elle en a eu quatre enfants.

§ 3. Religion et habitudes morales.

Le mari et la femme vivent en bonne intelligence ; ils entretiennent d'excellents rapports avec leurs parents, en même temps qu'ils s'attachent à donner de l'instruction à leurs enfants qui vont aux écoles du familistère. Créées parM. Godin en 1862, ces écoles sont entretenues exclusivement aux frais de la société industrielle qui possède l'usine. Aux termes des statuts, les frais qui s'y rattachent ne peuvent être inférieurs à la somme de 15.000 francs pour la rémunération des personnes attachées au soin et à l'enseignement de l'enfance, et à la somme de 10.000 francs pour tous les déboursés divers nécessités comme frais généraux de l'éducation et de l'instruction. Les instituteurs et institutrices sortent des écoles gouvernementales ; mais ils sont placés là beaucoup plus sous la direction du familistère que sous celle de l'administration. Les écoles de l'usine ne suivent pas les prescriptions littérales du programme offieiel ; ainsi le même enseignement est donné aux garçons et aux filles, sau pour quelques matières la couture, l'économie domestique, la coupe et l'assemblage, exclusivement enseignés aux filles ; la mécanique et le dessin industriel, aux garçons. Bien que la loi ne les permette plus dans les comnunes aussi peuplées que Guise, ce sont des écoles mixtes. Du vivant même de M. Godin, les enfants se promenaient ensemble, un petit garçon à côté d'une petite fille. Il se rendent à l'école en chuntant des cantiques sur le travail. Les enfants rcstent à l'école primaire jusqu'à l'âge de quatore ans ;[7]l'instruction qu'ils y acquièrent est à peu près celle de l'enseignement public ; mais elle est dirigée en vue de la profession qu'ils embrasseront. une partie des enfants devant plus tard entrer à l'usine. Ainsi la géométrie, le dessin, l'algèbre, les éléments de mécanique, la comptabilité, de première importance pour les futurs ouvriers ou employés de l'usine, reçoivent plus de développements que d'autres matières moins utiles pour eux. Une large place est faite à l'instruction morale et civique.

L'inspection des classes et la présidence des examens semestriels sont confiées à une commission spéciale composée de trois membres et appelée « commission scolaire ». Le conseil de gérance (§ 23) la nomne. Un petit conseil, chargé de veiller en dehors des classes au maintien du bon ordre et à l'observation des règlements, se compose d'élèves nommés par leurs camarades. Le vote de ce petit conseil est ainsi réglé : chaque mois, le directeur ou le professeur fait une causerie sur deux facultés à l'ordre du jour : une faculté intellectuelle, telle par exemple que l'orthographe ; une faculté morale, comme l'ordre, la propreté ou l'exactitude, etc. Les élèves désignent ensuite ceux qui se sont fait le plus remarquer dans les deux facultés. Cne légère amende est infligée aux enfants qui manquent l'école sans motifs suf

La famille n'a conservé presque aucune pratique religieuse. Le mari n'assiste jamais à aucun office, et la femme ne va à la messe qu'à de très rares intervalles. Les enfants cependant feront leur première communion. C'est du reste un état d'esprit à peu près général parmi les ouvriers du familistère et qu'expliquent, entre autres causes, les idées très hautement manifestées de son fondateur (§ 17). Plusieurs ouvriers se sont fait enterrer civilement. L'ouvrier lit chaque jour un journal, le Petit ˉParisien, appartenant à une nuance d'opinion très accentuée.

Le mari et la femme, cette dernière surtout, présentent les traits du caractère picard, c'est-à-dire une certaine rudesse de formes et peu d'afabilité à l'égard des étrangers. Le premier n'est pas atteint du vice de l'intempérance, très répandu chez les ouvriers de la région. Ils absorbent en grande quantité du café et de l'eau-de-vie, qu'ils appellent du tiopot, ou de l'eau-de-vi: et du cidre très chaud, mélange auquel ils donnent le nom de flin. C'est dans les cabarets qu'ils se livrent à ce plaisir très vif pour eux, et les jours de paie tous les débits de boisson comptent de plus nombreux clients que les autres jours. Heu[8]reusement l'intempérance perd plutôt du terrain qu'elle n'en gagne. Un ouvrier, du reste, qui se présenterait à l'usine en état d'ivresse serait exclu, et la direction s'attache à faire monter dans la hiérarchie (§ 22) les ouvriers les plus sobres.

Une autre tendance des ouvriers, c'est le luxe de l'ameublement. Ils achètent des tapis, des meubles, plus coûteux que ne le comporterait leur situation pécuniaire. Le luxe de la toilette les séduit non moins vivement. On cite, comme preuve de ces dispositions, un ménage qui, pour une somme assez élevée, a fait faire son portrait. La famille décrite dans la présente monographie se plaît à orner son intérieur ; ses enfants sont très hien mis, mais il n'y a aucun excès à lui repro

§ 4. Hygiène et service de santé.

Doués d'une bonne constitution, le mari et la femme se portent bien. Il en est de même des enfants, rarement atteints de quelque indisposition. Le familistère de Landrecies est, il est vrai, placé dans des conditions particuliêres de salubrité. Mais les autres ne sont pas plus éprouvés par la maladie, et la ville de Guise ne présente sous ce rapr port aucun trait caractéristique. Comme partout, l'épidémie d'influenza qui a sévi à la fin del'année 1889 et dans le mois de janvier 1890, a fait de grands ravages. Dans l'atelier où travaillait l'ouvrier, 18 de ses compagnons manquaient sur 25.

L'ouvrier et sa femme sont assurés contre la maladie (§ 20). I a la faculté de choisir son médecin et son pharmacien ; le bon pour le pharmacien doit être signé seulement par un délégué de la caisse. Les enfants ont droit gratuitement à la pharmacie. Certains remèdes sont toutefois à la charge de l'assuré. Les accouchements sont faits par une sage-femme ; elle prend une somme de 10 francs dont le paiement se fait à l'usine.

§ 5. RANG DE L'OUVRIER.

Le titre d'associé, le plus élevé dans la hiérarchie (§ 22), indique la considération dont jouit l'ouvrier auprès de ses supérieurs ; ils lui en[9]ont donné une nouvelle preuve en le nommant surveillant. S'il n'a pas de relief, ainsi que beaucoup d'ouvriers de la grande industrie, pris dans un engrenage et pliés à une vie en quelque sorte mécanique, lui et sa femme passent pour des gens rangés, laborieux, menant une vie sage et réglée, se préoccupant du sort de leurs enfants, et c'est tout ce qu'on leur demande.

Moyens d'existence de la famille

§ 6. Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris.)

Immeubles............ 0f 00

La famille ne possède aucune propriété immobilière et n'en acquerra sans doute jamais.

VALEURS MOBILIÈRES............ 5.401f 00

L'ouvrier a reçu chaque année, depuis sa nomination d'associé, une somme représentant la part qui lui est allouée comme participation aux bénéfices. Cette somme, qui s'élève maintenant à 5.401 francs, représente une part de propriété de l'usine. Elle est productive d'intérêts à 5 % et lui donne droit en outre à un dividende proportionnel à l'état des affaires (§ 22).

Argent............ 30f 00

La famille conserve l'argent nécessaire pour les dépenses quotidiennes et les incidents imprévus qui peuvent se présenter.

ANIMAUX DOMESTIQUES............ 0f00

La famille n'entretient aucun animal domestique.

Matériel spécial des travaux et industries............ 21f75

Les outils dont l'ouvrier se sert à l'usine appartiennent à celle-ci.

1° Outils pour la culure du jardin. — 1 bèche. 3f0; —— 1 rateau, 3f 00. — Total, 6f 50.

[10] 2° Matériel de blanchissage. — 1 cuve à 3 pieds, 5f25 : — 1 chaudron, 4f00; — 1 baquet, 1f00 ; — battoirs, 2f00; — 3 fers à repasser. 3f00. — Total 15f25.

Valeur totale des propriétés............ 5.452f75

§ 7. Subventions.

L'ouvrier reçoit de son père une modeste subvention sous la forme de pret de quelques instruments de jardinage, et aussi des autres membres de la famille quelques menus cadeaux faits aux enfants.

Avant que la loi n'eût établi la gratuité d'une manière générale, l'enseignement gratuit donné par l'usine pouvait être considéré comme une subvention. Aujourd'hui les familles qui envoient leurs enfants à ses écoles se trouvent placées dans la même condition que les autres.

Les institutions de prévoyance (§ 20) qui ont été étublies ne sont pas des subventions au sens strict du mot, puisqu'une cotisation des ouvriers alimente leur fonctionnement. Mais les avantages qu'elles procurent et que, livrés à eux-mêmes, ils n'auraient jamais été en mesure d'acquérir à si bon compte, rentrent dans cette catégorie de ressources si précieuses pour le bien-être des familles ouvrières et que les errements de l'économie moderne ont trop souvent fait disparaitre. On peut notamment faire figurer parmi elles l'économie que la famille réalise sur l'achat de divers objets en s'adressant à la société coopérative de consommation qui vend à un taux moins élevé que les marchands de la ville.

Une véritable subvention également, c'est la participation aux bénéfices qui a acheminé l'ouvrier vers la possession d'une part de l'usine. llle est sans doute devenue un droit pour une catégorie déterminée d'ouvriers, mais elle a été libéralement établie par le patron.

§ 8. Travaux et industries.

Travail de l'ouvrier. — L'ouvrier travaillait à l'atelier d'ajustage : il montait des fourneaux émaillés, besogne qui ne lui imposait pas une trop grande fatiggue, mais qui réclame beaucoup de soins. l a été aussi à l'émillage toutefois le séjour d'un ouvrier dans ce dernier atelier ne[11]s'y prolonge pas au delà d'une quinaine, à cause de l'insalubrité du travail, qui résulte d'une chaleur excessive et de l'emploi du minium. Maintenant il est surveillant ; ce poste n'est donné qu'aux ouvriers qui se distingucnt par leur bonne conduite et par leur habileté professionnelle. La durée dutravail est de dix heures : les ouvriers entrent à l'usine à si heures et demie ; ils y restent jusqu'à neuf heures. Le travail reprend ensuite de neuf heures et demie à une heure, puis, après une interruption d'une heure, de deux à six heures. Le travail s'arrête le dimanche, sauf dans l'atelier où se fait la cuisson des briques ; la présence de quelques ouvriers y est nécessaire. Comme ajusteur, l'ouvrier gagnait en moyenne 6f50 par jour ; sa rétribution comme surveillant ne dépasse pas ce chiffre. A Guise, les salaires sont fiés à la pièce, à l'heure, au mois : à la pièce, pour tous les travaux concernant la fabrication proprement dite à l'heure, pour les travaux concernant les modèles, l'entretien et les constructions. Les directeurs, cmployés de bureaux, et certains surveillants d'atelier sont payés au mois. Le directeur d'un atelier, d'accord avec les surveillants, fixe les tarifs des travaux à la pièce ; il en est de même pour la fixation du prix de l'heure, qui varie suivant les métiers exercés et suivant l'habileté de l'ouvrier. ''oute fixation de prix ou toute modification de prix doit être approuvée par l'administrateur-gérant, assisté du conseil de gérance. Dans la fixation des salaires à la pièce, la direction prend pour base la production journalière de dix heures d'un ouvrier de force et d'habileté moyennes, pouvant atteindre un gain de 5 francs. Elle s'attache aussi à ne pas faire dépendre le prix de la valeur du produit vendu, mais seulement de la valeur du travail qu'il nécessite.

Pour le paiement du salaire, il est arrangé de telle sorte que tous les ouvriers d'un même atelier ne le reçoivent pas en même temps. M. odin avait été très frappé des tristes scènes auxquelles il avait assisté dans sa jeunesse, lorsque les ouvriers d'un même atelier, ayant reçu leur paie en même temps, se faisaient réciproquement fête dans les cabarets et rentraient chez eux en état d'ivresse, leur porte-monnaie allégé d'une partie de son contenu. Aussi la paie est-elle faite suivant l'ordre alphabétique des noms du personnel, sans égard ni aux professions ni aux ateliers dans lesquels les ouvriers travaillent. Elle a lieu tous les quinze jours, et les ouvriers ont été divisés en quatre parties égales : la première, de A à C, payée le mardi; la seconde ; de D à G, le vendredi ; la troisiême, de l à L, le mardi suivant ; la quatrième, de M à Z. le vendredi suivant ; et ce mode de paiement a diminué dans[12]une forte proportion les absences le lendemain des jours de paie. Sur 337.800 journées qui auraient dû être faites, les statistiques de l'usine n'ont relevé que 1.826 absences non autorisées. Dans toutes les questions de salaire et de travail, le comité des délégués, nommés au familistère et à l'usine, représente les intérêts de tous les ouvriers.

Aux termes du règlement de l'usine, article 67, ce syndicat, par l'organe de son président, soumet toutes questions en litige à l'administrateur-gérant ; celui-ci, après examen, réunit le comité pour donner à ces queslions une solution conforme aux intérêts communs; et, au besoin, si la solution présente des difficultés, l'administrateur-gérant peut réunir le conseil de gérance et le syndicat pour trancher la difficulté. C'est également le conseil de gérance, d'accord avec le syndicat du travail, qui fixe, selon les traditions de l'établissement, les amendes pour vacances non autorisées.

Travaux de la femme. — La femme s'occupe exclusivement des travaux du ménage préparation des aliments, soins aux enfants, bonne tenue des appartements, réparation des vêtements.

Travaux des enfants. — Les enfants sont trop jeunes pour se livrer à aucun travail : ils rendent quelques menus services dans le ménage ou au jardin.

Industries domestiques. — De même qu'un très grand nombre d'ouvriers de Guise, l'ouvrier loue un jardin. L'usine en possède autour des familistères ; elle les donne en location aux ouvriers qui les recherchent fort, eu égard à la proximité de leurs habitations. Comme ils étaient tous pris, l'ouvrier en a loué un sur le chemin de la Bussière, à une très faible distance de la ville. La journée ne se prolongeant pas au delà de dix heures, il lui est possible, dans les longs jours d'été. de travailler à son jardin, soit le matin dès l'aube, avant de se rendre à l'usine, soit surtout le soir. La famille s'y rend tous les dimanches, lorsque le temps le permet, et c'est surtout ce jour-là qu'elle y eécute la plus grande partie des travaux nécessaires. Le jardin lui fournit ainsi des légumes qu'elle prise beaucoup (§ 16). La famille a aussi retenu comme industrie domestique le blanchissage.

Mode d'existence de la famille

§ 9. Aliments et repas.

[13] La famille se nourrit bien, sans excés ni recherche. L'ouvrier fait quatre repas par jour. Le matin, avant d'aller à l'usine, un petit déjeuner composé de café et de pain sec. A 9 heures, second déjeuner, qui se compose de laitage et d'un reste de la veille. A 1 heure a lieu le dîner dont voici le menu le plus habituel : soupe grasse, avec de la bière comme boisson, et du café. A 6 heures l,2 enfin, le souper un petit morceau de viande, avec de la salade ou des œufs.

La famille prend du vin le dimanche, et quelquefois un autre jour de la semaine. Le cidre était consommé jadis ; aujourd'hui, c'est la bière qui sert de boisson habituelle au ménage et à la plupart des familles ouvrières.

Lorsque la famille invite quelques personnes (§ 11), la table se couvre de mets plus nombreux et plus variés : du beuf ou une poule dont le bouillon sert pour la soupe. un ragoût de lapin, un rôti, de la pâtis

L'ouvrier, demeurant tout près de l'usine, ne se trouve jamais dans la nécessité de prendre des repas au dehors. Il ne consomme de boissons alcooliques au café qu'avec une grande modération.

§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.

La famille habite, au familistère de Landrecies, ainsi nommé à cause du faubourg dans lequel il a été bati et qui s'appelle également petit familistère, un appartement au rez-de-chaussée composé de cinq pièces, deux chambres ettrois cabinets, plus une cave et un grenier. La première de ces pièces, celle par laquelle on pénetre en entrant, sert à la fois de salle à manger et de cuisine ; dans la seconde couchent les parents. Les lits des enfants sont dressés dans deux des cabinets. L'appartement[14]coûte 18f 40 par mois. Il est payé par une retenue opérée chaque quinzaine ; les employés ne subissent cette retenue qu'une fois par mois. Le familistère de Landrecies est le plus recherché des trois ; il ne comprendpas de cour vitrée ; de plus, placé à mi-côte, il domine la ville, et de la salle à manger la vue s'étend sur uuise couronnée par sa vieille tour, sur les prairies et jardins au milieu desquels l'Oise serpente, et sur les autres familistères. Aussi la famille est-elle très attachée à son appartement.

Autrefois les logements se donnaient à l'adjudication ; mais ce mode de location a été abandonné, parce que, dans la chaleur des enchères, les ouvriers se laissaient entrainer à des prix trop élevés ; aujourd'hui ils sont donnés suivant l'ordre d'inscription. Les ouvriers ayant une bonne conduite sont seuls admis au familistère ; toute demande d'admission doit du reste être présentée au conseil de gérance. Le logement au familistère est exigé de certaines catégories d'ouvriers (§ 18).

Meubles. : très suffisants et soigneusement entretenus............ 882f 75

1° Literie. — 1 grand lit avec sommier, 150f00 ; — 2 lits en fer pour les enfants, 50f00 ; — 2 édredons, 40f00; — 2 matelas de laine, 200f00; — 1 matelas de crin, 20f00 ; — 2 couvertures de coton. 10f00 ; — 3 oreillers, 27f00; — 9 taies d'oreillers, 10f25 ; — 2 raversins, 3f00 ; — 3 couvertures de laine, 45f00 ; — 1 couvre-pieds blanc, 5f00. — Total, 560f25.

2° Mobilier. — 6 chaises, 27f00; — 1 armoire, 135f00 ; — 1 table ronde avec toile cirée, 52f00; — 1 pendule, 80f00; — 1 glace, 10f00; — 2 vases, gagnés aux fétes, 4f00; — 1 table de nuit, 1f25 ; — 1 vieu tapis, 1f00 ; — 2 tableaux, 6f00; — photographies, 1f00. — Total, 3I7f25.

3° Livres. — 1 livre de messe, 2f25 ; — 3 livres de prix des enfants (Perdu sur la mer de corail, Les bêtes industrieuses, La bibtiothèque laïque), 3f00. — Total, 5f25.

Ustensiles : répondant très largement à tous les besoins de la famille............ 70f 00

1° Employés pour la préparation et la consommation des aliments. — 1 fournea, appelé aussi cuisinière, 63f 00; — 1 marmite en fer émaillé, 4f 50 ; — 2 casseroles en ferblanc. 2f00; — 1 autre casserole en fer émaillé, 2f25 ; — 12 assiettes ordinaires, 2f20; 18 assiettes plus belles, 4f50 ; — 12 cuillers ordinaires, 2f40; — 12 cuillers en métal plus belles, 10f00; — 1 grande cuiller a soupe, 2f00; — 12 fourchettes ordinaires, 2f 40; — 12 fourchettes en métal plus belles. 10f00 ; — 12 petites cuillers à café, 6 en métal anglais et 6 en ruolz. 4f50; — 1 douzaine de couteaux, 6f00; — 1cafetière émaillée, 6f00; — 18 verres à pied, 3f 60; — 12 petits verres, 2f 40; — 18 tasses, 2f70; — 4 bols, 1f20; — 2 saladiers. 3f30; — 1 soupiére, 2f25; — 3 plats. 2f 40; — 3 plats de faïence. 2f00 ; — 1 moulin à café, 3f 00 ; — 1 pot au lait en fer-blane, 1f50 ; — 2 seaux pour l'eau, 3f 00 ; — 1 grande terrine, 0f 75 ; — 30 bouteilles. 6f00. — Total, 144f00.

2° Ustensiles divers. — 1 lampe avec sa suspension, 13f00 ; — 2 f1ambeaux, 4f00; — 1 boite de charbon, 8f 00 ; — 1 grille de cheminée, 10f00. — Total, 35f00.

Linge de ménage : en quantité suffisante............ 124f 80

8 paires de drap, 96f00: — 2 nappes, 10f00; — 12 serviettes. f00; — 18 torchons. 10f80.

[15]Vêtements : nombreux et assez recherchés............ 997f85

1° Vêtements de l'ouvrier. — 1 habillement complet 'pour les dimanches et jours de féte, composé d'un pantalon, gilet et palctot, fait sur mesure à Saint-Quentin. au moment de son mariage, 100f00 ; — 1 habillement complet composé des mêmes objets, ait égalemcn Sur mesure à Saint-Quentin, 85f00; — 1 vêtement de travail, velours et drap, 40f00,; — 1 pardessus, 65f00; — 1 chapeau haute fome, 14f 00; — 1 chapeau dit mclon, 9f00; — 1 chapcau de paille, 3f50 ; — 65 chemises de couleur, de cretonne, 15f00; — 6 chemises blanches, 27f00; — 6 mouchoirs. 3f00; — 3 calecons, 6f00; — 2 paires de souliers de tous les jours, 10f00; — 1 paire de bottines, 15f00; — 1 paire de sabots, 3f50 ; — 3 paires de chaussons, 3f75 ; — 3 cravates, 2f75 ; — 65 paires de chaussettes de laine, 7f50 ; — paires de chaussettes de coton, 4f50. — Total, 414f50.

2° Vêtements de la femme. — 1 costume noir pour s'habiller, 40f00; — 1 costume également pour s'habiller, un peu défraichi,25f00; — 1 vêtement de maison, 10f00; — 1 veston pour l'hiver, 15f00 ; — 1 visite d'été, 19f00 ; — 1 jupe d'hiver, 7f50 ; — 6 jupons de laine et de coton, 26f00; — 1 chapeau d'hiver. 10f00 ; — 1 cbapeau d'été, 12f00 ; — 6 paires de bas de laine, 13f50; — 6 paires de bas de coton, 7f50; — 1 paire de bottines, 13f00 ; — 1 paire de souliers, 4f50; — 1 paire de sabots, 4f50; — 1 paire de pantouiles, 3f50; — 6 tabliers, 9f00; — 18 chemises, faites par la femme, 63f 80; — mouchoirs. 3f50. — Total, 287f 30.

3° Vêtements de la fille aînée. — 1 paletot d'hiver, 12f00 ; — 1 robe pour s'habiller, 10f 00 ; — 2 robes pour tous les jours, 5f00; — 8 jupons, 12f00; — 3 paires de bas de laine, 4f50: — 3 paires de bas de coton, 2f70; — 1 paire de bottines pour le dimanche, 10f00; — chaussures de tous les jours et sabots, 7f00: — 6 chemises, 13f25 ; — ouchoirs, 1f50 ; — 1 chapcau d'hiver, 6f00; — 1 chapeau d'été. 8f00 ; — tabliers pour tous les jours, 3f00: — 1 manchon, avec le tour de cou, 8f00. — Total, 1I02f95.

4° Vêtements de la seconde fille (les mêmes que ceux de la sœur aînée, avec un prix moins élevé, à cause de la diférence d'âge). — Total, 70f00.

5° Vêtements du petit garçon. — 1 habillement pour les dimanches, 12f00; — 1 habillcment de tous les jours., 9f00; — 1 pardessus, 12f00; — 1 chapeau pour le dimanche, 4f50 ; — 1 calotte, 0f65 ; — 2 caleçons, 3f90 ; — 3 paires de bas de laine. 4f05 ; — 3 paires de bas de coton, 2f55 ; — 3 chemises, 5f25 : — ouchoirs, 1f50 ; — 1 paire de bottines. 10f00; — chaussures de tous les jours et sabots, 5f70. — Total, 71f10.

6° Bijoux. — 1 montre en argent du mari, 40f00; — 1 anneau d'alliance de la 1emme, 12f00. — Total, 52f 00.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 2.184f 40

§ 11. Récréations.

La culture du jardin où la famille se rend tous les dimanches, dans la belle saison, constitue une de ses plus grandes distractions. Elle se plait aussi à inviter quelques parents, plus rarement des amis, et notamment le jour de la fête du Travail et de celle des lnfants. La table, mieux garnie, leur fait passer de joyveux instants. C'est encore un vif plaisir pour le mari que de lire tous les jours le journal où il suit avec intérêt les péripéties du feuilleton ou les détails passion[16]nants pour lui des crimes eélèbres, aussi bien que de se reposer en fumant ou de boire quelques petits verres avec ses camarades.

Le familistère offre aux familles de ses ouvriers des distractions qu'elles apprécient beaucoup. La société qui exploite l'usine possède en effet un jardin où sont à la fois plantés des arbres à fruit et des arbustes. Situé à mi-côte du plateau qui s'élève au-dessus de la vallée, ce jardin offre aux ouvriers un agréable lieu de promenade ; dans la journée, plusieurs femmes d'employés ou d'ouvriers s'y installent et s'y livrent à des travaux de couture. Un cabinet de lecture et une bibliothèque, appartenant à l'association et comprenant près de 3.000 volumes, attirent, le dimanche, la partie studieuse de la popur lation ouvrière. La bibliothèque prête des livres au personnel de l'usine ; la moyenne des volumes prêtés est de 6.000 environ par an.

L'association possède aussi un théâtre qui s'élêve en face du principal familistère. Pendant la saison d'hiver, une troupe de Saint-Quentin y donne des représentations deux fois par mois ; mais ces représentations ne sont pas gratuites. Les ouvriers paient leur place, ainsi que les habitants de la ville, qui ont le droit d'y venir.

Le fondateur de l'usine, M. Godin, a enfin créé deux fêtes annuelles, la fête du Travail et la fête de l'Enfance. Elles ont lieu : la première, le prcmier dimanche de mai; laseconde, le premierdimanche de septembre.

Les deux fêtes présentent beaucoup d'analogies. La fête du Travail commence par la distribution solennelle de primes et de récompenses aux ouvriers. La ête de l'Enfance débute par la distribution des prix aux élêves des écoles du familistere.

Le programme de ces fêtes est ainsi composé : la matinée du dimanche est consacrée aux derniers apprèts, tant dans la vaste cour du pavillon central qu'au théâtre.

A 2 heures, les tambours et clairons des pompiers battent le rappel. Le cortège se forme : en tête la musique, composée d'habitants du familistère, puis les enfants des écoles qui déploient leurs longues files, ensuite les diverses sociétés de l'usine, les conseils de l'usine et du familistère, enfin le directeur escorté par les pompiers. La foule suit, et c'est dans cet ordre qu'on arrive au théâtre. Le directeur et sa suite prennent place sur la scène. Souvent la séance s'ouvre par des compliments que lui adressent des enfants, si c'est la fête de l'Enfance, des ouvriers, si e'est la fête du 'ravail. Il y répond par un discours dans lequel il donne des conseils aux ouvriers et aux enfants, ou fait ressortir le sens des institutions créées au familistère ; puis a lieu la[17]distribntion des primes et des prix, entremêlée de morceaux de musique. Après l'audition de quelques morceaux, le cortège se reforme dans le même ordre qu'à l'arrivée et se sépare dans la grande cour du pavillon central du familistère.

Le bal a lieu le soir, dans cette même cour brillamment décorée. Les halcons sur lesquels donnent les appartements, la charpente qui soutient la toiture vitrée, sont enguirlandés avec art. Au premier balcon sont espacés les attributs des différents métiers de l'usine et du familistère et des devises de morale ; le tout entouré de feuillages, de fleurs et de guirlandes en papier multicolore.

La cour offre un aspect étincelant, le soir, quand scintillent mille lumières et qu'aux sons de l'orchestre tourbillonnent de nombreux couples de danseurs et de danseuses. Le bal se termine à minuit.

Le lendemain lundi, la fête reprend dans la matinée par des jeux de toutes sortes. L'après-midi ont lieu des concours de tirs à l'arc, à la carabine, des assauts d'adresse et de force ; souvent, pour finir, la direction permet un second bal.

Des sociétés dites attractives ont été fondées parmi les ouvriers : la société de musique, la plus florissante de toutes, est parvenue à un haut degré de perfection, comme l'attestent les nombreuses récompenses qu'elle a obtenues dans les concours ; elle organise chaque année un concert au théâtre, avec le concours d'artistes et d'amateurs elle joue dans la belle saison, tous les quinze jours, sur la place du familistère, lorsque le temps le permet, et de plus donne trois bals par an, en dehors des bals qui ont lieu lors des fêtes de l'association. Cne subvention de celle-ci, qui se monte à plus de 3.000 francs par an, et la cotisation de 50 centimes par mois des membres honoraires pourvoient aux dépenses de la musique. Ces membres honoraires sont au nombre de 60. Il existe encore trois autres sociétés : la société des archers, la société de tir à la carabine, la société de gymunastique. Les cotisations de leurs membres alimentent le budget de ces sociétés. La société des archers est organisée militairement ; des exercices ont lieu pendant la belle saison : chaque année un concours en termine la série, de même qu'un banquet annuel a lieu. La société de tir à la carabine organise deux concours par an entre ses membres. La société de gymnastique fait trois répétitions par semaine et une promenade mensuelle. Il s'était également fondé une société de spirites, sous l'impulsion de M. Godin, spirite convaincu, mais elle s'est dissoute, ses membres craignant d'être traités de « sorciers ».

Histoire de la famille

§ 12. Phases principales de l'existence.

[18] L'histoire de la famille est aussi brève à raconter que celle des peuples heureux. L'ouvrier a été à l'école primaire, et, lorsqu'il a été en âge de travailler, il entra à l'usine qu'il ne quitta plus. A l'âge de vingt-cinq ans, il se mariait et s'élevait peu à peu dans la hiérarchie ; en 1880, il était nommé associé, en même temps qu'il prenait un appartement au familistère. Depuis, il a été promu surveillant ; ses camarades l'ont nommé délégué à la caisse et aux réclamations, et son existence se continuera ainsi, jusqu'à ce que l'heure du repos ait sonné pour lui.

L'existence de la femme est aussi dépourvue d'incidents que celle de son mari ; après avoir reçu l'instruction primaire, elle resta dans la maison de ses parents où elle aida aux travaux du ménage jusqu'à son marage qu'elle contracta très jeune, à l'âge de dix-huit ans. Il en sera de même des enfants. Le fils entrera jeune au familistère qu'il ne quittera sans doute plus, comme la plupart des ouvriers ; et, élevées dans ce milieu, les filles aspireront probablement à se marier avec des ouvriers de l'usine, séduites par la stabilité et la sécurité de cette existence.

§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

La famille est douée de qualités sérieuses : esprit de conduite, apr plication au travail. C'est à elles qu'elle doit son élévation, ce sont elles qui l'empêcheront toujours de descendre. De plus, elle n'a pas à redouter les crises industrielles qui se traduisent souvent, pour les ouvriers de la grande industrie, par un cruel resserrement du salaire, sinon par la perte de tout travail. La prospérité de l'association dont elle fait partie est assise sur de fortes bases ; si les affaires diminuent, elle peut craindre un abaissement de salaire, mais elle aura toujours l'in[19]térèt des sommes qui représentent sa part acquise dans les bénéfices, part qui la transforme en co-propriétaire de l'usine, et lui donne droit en outre à des dividendes. Quant à la stabilité, des engagements permanents l'attachent à l'usine, et de plus tout un ensemble d'institutions la garantit contre les hasards de la vie (§ 20). Elle est sûre de rester dans le logement qu'elle occupe ; les exigences d'un propriétaire peu facile ne l'atteindront donc jamais. En cas d'accidents ou de maladies, les caisses spéciales lui fourniront des secours. Une société coopérative permet à la famille de vivre à meilleur compte que si elle était obligée de s'adresser aux commeŗants. lEnfin, le plus triste sort qui menace l'ouvrier devenu incapable de travail, une vieillesse indigente, la caisse des retraites le lui évitera, en lui servant une pension En un mot, la famille peut envisager l'avenir sans crainte.

Éléments divers de la constitution sociale

FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE;

PARTICULARITÉS REMARQUABLES ;

APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES ; CONCLUSIONS.

§ 17. SUR L'HISTOIRE DE L'USINE.

[30] L'usine de Guise a eu pour fondateur M. Godin, né à Esquehéries, canton du Nouvion (Aisne) ; son père était un simple maréchal ferrant. A peine eut-il reçu les premiers rudiments de l'instruction primaire que sa famille voulut lui faire apprendre l'état paternel. Mais, doué d'un caractère résolu et entreprenant, le jeune Godin ne voulut pas rester auprès d'elle. Aussitôt son apprentissage terminé, il quitta son village pour parcourir la France.

Dans le cours de son excursion, il it déjà preuve de ces fortes qualités qui l'ont conduit à la fortune : amour du travail, esprit d'ordre et d'économie, volonté énergique. Avide de savoir, il complétait par des lectures l'instruction rudimentaire qu'il avait reçue, et consacrait à l'étude les heures que ses compagnons donnaient à de grossiers plaisirs. Certains faits l'avaient vivement frappé, appelant à ses yeux une prompte réforme, entre autres l'entassement des enfants dans les écoles, la routine des métiers manuels, les scènes de bruyante ivresse qui suivaient trop souvent la paie des ouvriers.

C'était alors le temps où les idées socialistes se répandaient en France. La tévolution de 1830 avait jeté un trouble universel dans les csprits ; d'ardents novateurs agitaient toutes les queslions, bâtissaient, avec des systémes tout d'une pièce, une sociélté nouvelle, dégagée des tralitions, en même temps que la paix sociale, maintenue jusqu'alors, notaumment dans les ateliers parisiens, commencait à faire place à l'antagonisme qui depuis est allé en s'accentuant. Ces idées charmaient[31]les ouvriers, aux yeux desquels elles faisaient luire la séduisante perspective dun sort plus fortuné, et M. Godin, plus que tout autre, gout les théories de Cabet et de l'ouvrier.

Quand son tour de F'rance fut terminé, il revint dans son pays, s'établit d'abord à Esquehéries ; mais, au bout de peu de temps, il transporta à Guise, dans l'endroit où il est demeuré depuis, l'établissement destiné à un si prodigieux accroissement.

Cependant il fut aux prises, dès les débuts de son installation dans cette derniêre ville, avec de grandes diicultés. Aucun centre industriel ne se trouvait dans les environs, et les seuls ouvriers de la région étaient des tisseurs qui, au travail des champs, oignaient le travail industriel. Il fallut donc créer tout un personnel, et l'empêcher ensuite de quitter l'usine au bout d'un court séjour. Cette nécessité de fixer la population ouvrière amena M. Godin à concevoir le projet de construire des logements confortables dont les avantages retiendraient ce personnel mobile. Vingt ans plus tard seulement, cette idée s'est réalisée sous la forme du familistère.

Déjà la fortune avait récompensé les énergiques efforts de M. Godin ; il n'hésita pas à en sacrifier une partie pour aider au triomphe des idées qui lui étaient chères, et, lors de l'expédition que Victor Considérant tenta dans le 'exas pour appliquer les idées de son maître ouvrier, M. Godin sacrifia généreusement 100.000 francs, soit le tiers de la fortune qu'il avait déjà acquise. IL'issue misérable de l'expédition ne le décourageca pas ; il comprit seulement que l'application du fouriérisme devait être confiée à des mains plus fermes, plus prévoyantes, plus économes.

Le développement progressif de son usine appelait de plus en plus son attention sur la nécessité de fixer la population ouvrière. Si son personnel se composait des ouvriers tisseurs qui habitaient les environs, il se recrutait aussi parmi les ouvriers nomades et parmi ceux qui sont appelés vulgairement traînards. Comme ils arrivaient à l'usine sans aucune ressource, M. Godin était obligé de leur fournir le logement et la table. Il les engageait seulement pour huit jours ; au bout de cette épreuve, apercevait-il chez eux de bonnes qualités, il les gardait définitivement. En même temps, désireux de former un noyau plus solide, il transforma en apprentis mouleurs et ajusteurs les hommes de peine et les tisseurs qui étaient venus lui demander du travail. Mais prcsque ous résidaient à 3 ou 4 kilomètres de l'usine, aux villages de La Bussière ou de Lesquelles-Saint-uiermain.

[32] Chaque jour. par conséquent, ils étaient obligés de faire une longue course qui, s'ajoutant aux labeurs de l'usine, leur imposait un surcroit de fatigue. lEn outre, trouvant presque tous dans les travaux agricoles un supplément de ressources au salaire industriel, ils étaient plus indépendants de leur patron. Aussi ce dernier désirait-il de plus en plus les tenir directement sous sa main, et la création de logements ouvriers autour des ateliers ne cessait d'être une de ses constantes préocCupaions.

A ce moment s'opérait une révolution économique. La vulgarisation des progrès de la science, l'application de la mécanique à tous les moyens de production et de transformation, la construction des chemins de fer, le télégraphe, donnèrent à l'industrie un essor qui s'accentua surtout dans les premières années de l'Empire. Plus que tout autre peut-être, l'établissement de Guise profita de ce mouvement.

La substitution de la fonte à la tôle dans les appareils de chauffage fut une innovation heureuse et devint le point de départ d'une vogue industrielle qui s'est traduite pour M. Godin par une immense fortune.

Il profita de cette prospérité pour réaliser ses projets de cités ouvriêres, dans la construction desquelles il se proposa d'appliquer les idées de Fouvrier. Aux yeux de ce dernier, la vie en commun devait être substituée à la vie familiale individuelle, source pour la société de maux de toute sorte. Ne pouvant réaliser entièrement ce programme, il dut se contenter d'abord de construire, pour loger ses ouvriers, un immense bâtiment, auquel il donna le nom de familistère ou celui plus ambitieux de palais social. Commencé en 1859, le aitiment fut achevé et habité l'année suivante ; et les autres familistères s'élevèrent successivement.

En 1870, les événements surprirent M. Godin avant qu'il eût le temps de retirer les fonds qu'il avait déposés à Paris. Pour suppléer à lau rareté des capitaux, il créa des bons représentant une valeur monétaire, et les donna à ses ouvriers. La solidité de son crédit était telle que ces bons furent partout reçus sans difficulté. En même temps, réduisant une production qu'il était incapable d'écouler immédiatement, il abaissa de deux heures la journée de travail. Mais, avec huit heures de travail, les ouvriers produisaient autant qu'en travaillant dix heures. Le travail fut encore abaissé d'une heure. Même résultt. Les nagasins pouvaient à peine contenir les objets fabriqués, que l'état de gucrre, joint à l'interruption des communications, empêchait de vendre. ne diminution sensible de production fut seulement ob[33]tenue lorsque les ouvriers ne travaillèrent plus que six heures.

jusqu'en 1880, l'organisation de l'usine de Guise ne présentait aucun caractère particulier, sauf le système des cités ouvrières adopté là, alors qu'ailleurs la tendance était de l'abandonner. M. Godin donnait à la caisse d'assurances une subvention égale à celle de ses ouvriers ; il distribuait chaque année des récompenses pécuniaires à ses collaborateurs les plus méritants. Des institutions spéciales concernant l'enfance avaient encore été créées (§§ 3 et 19).

E 1880, M. Godin vit que, par suite de certaines circonstances, il trouverait diffieilement un successeur dans sa famille. lEn même temps qu'il désirait rendre moins lourd le fardeau qu'il avait porté, il se préoccupait du jour où l'usine passerait dans des mains étrangères. Si, en effet, il 'était décidé à la mettre en vente, il n'aurait pu transmettre qu'à une société anonyme un établissement aussi considérable. Or les actionnaires n'auraient sans doute pas obéi aux mêmes inspirations que lui ; ils se seraient moins empressés de continuer son œuvre sociale, et, entre leurs mains, celle-ci eût subi des transformations qui en auraient altéré le caractère. En outre, la vente d'un établissement de ce genre n'aurait pas été facile à réaliser dans des conditions de sécurité absolue. M. Godin se décida alors à former une association, composée d'un certain nombre de ses ouvriers et employés, à laquelleiltransférerait la propriété de l'usine et du familistere. Nous exposerons plus loin le mécanisme de cette association (§ 22).

La prospérité de l'usine s'est développée d'une manière continue ; toutefois elle a subi le contre-coup des crises industrielles, dans une faible mesure, il est vrai, quoiqu'elle rencontrât des maisons rivales, fixées surtout dans le département des Ardennes, et contre lesquelles elle n'avait pas à lutter lors de la première période de son existence.

En 1886, une crise industrielle sévissait sur les fonderies des appar reils de chauffage, et, sous le coup de la diminution des affaires, plusieurs maisons avaient opéré des abaissements de salaires, qui avaient même provoqué des grèves. M. Godin écrivit alors à ses concurrents une lettre dans laquelle il leur proposa une entente, « à l'effet d'établir un syndicat général des patrons et un syndicat général des ouvriers de cette industrie ».

Ces syndicats, agissant de concert, auraient pour principal objet :

1° D'élever les salaires à un même niveau dans toutes les usines pour un même nombre d'heures de travail;

2° D'arrêter un tarif des salaires gradué, correspondant aux diverses[34]séries ou catégories d'ouvriers dans chaque usine, tarif au-dessous duquel aucun chef d'etablissement ne pourrait payer les ouvriers de chacune des séries ou caégories; ou de fixer une moyenne de prix des salaires, au-dessous de laquelle la paie générale ne pourrait des

3° De fixer un nombre d'heures uniforme pour la journée de travail dans tous les ateliers, 10 heures par exemple.

Le syndicat des patrons et le syndicat des ouvriers, chacun de son côté, seraient chargés de signaler les infractions à la règle établie, à un comité qui aurait pouvoir de faire redresser ces infractions par les moyens légaux.

« Il y a, écrivait M. Godin, la plus grande urgence à porter remede à la réduction des salaires, car, la baisse une fois opérée dans un établissement, les autres chefs d'industrie sont fatalement condamnés à faire de même. Ce n'est donc qu'un avantage momentané pour ceux qui provoquent la baisse, avantage acquis au prix de la gêne et de la misère de la classe ouvrière. »

Cette tentative fut infructueuse. Quelques maisons seules répondirent. D'autres groupes industriels ont au contraire fondé des Unions qui ont mis in à une concurrence meurtrière pour eux. Citons notamment les établissements métallurgiques du bassin de Longwy.

M. Godin n'avait pas seulement voulu appliquer les idées de l'ouvrier dans son usine. Il les défendit dans plusieurs ouvrages ou brochures, en les corrigeant ou les complétant sur un grand nombre de points. Ses principaux ouvrages sont : Solutions sociales, — Muualilté sociale et association du capital et du travail, ou extinction du paupérisme par la consécration du droit naturel des faibles au nécessaire et du droit des travailleurs d participer aux benefices de la production, — ˉLe Gouvernement ; — ˉLa républiue du travail et la réforme parlementaire. — Il fut aussi élu membre de l'Asemblée nationale aux élections du 8 février 1871, mais il n'y joua qu'un rôle effacé. Sa carrière politique du reste fut courte. Il ne se représenta pas aux élections législatives et échoua même aux élections du Conseil général.

M. Godin mourut le l5 janvier 1888. Suivant sa demande, ses obsèques lurent purement civiles ; il avait en effet toujours été éloigné de l'Eglise catholique, mais il croyait à l'existence d'un autre monde. Pour lui, la mort n'était qu'un changement d'existence. C'est également pour répondre à ses veux que sa dépouille fut déposée duns le jardin même de l'association, cn uun point culminant d'où la vue[35]domine toute la propriété du familistère. Depuis, la société de l'usine a fai élever un mausolée sur sa ombe, ainsi que sa slatue sur la place publique qui s'étend devant le plus grand des familistères.

La mort de M. Godin n'interrompit pas la prospérité de l'usine. L'exercice 18871888 accusait un chiffre d'affaires de 4.394.705f 17. Depuis, les affaires n'ont pas diminué. M. Dequenne a été nommé directeur de l'association, conformément aux statuts (§ 23). Il avait fait toute sa carriere à l'usine et s'était peu à peu élevé par sa haute valeur professionnelle et morale. Aussi son autorité est-elle unanimement respectée.

Aujourd'hui les services sont divisés comme suit :

1° Bureaux ;

2° Modèle et sculpture ;

3° Fonderies, comprenant : a, moulage à la main ; — e, moulage à la machine, et dépendances ; — c, sellerie ; —, noyautage,

4° Ajustage et montage des meules, comprenant : a, ébarbage ; —, polissage — c, emballage ; — d, montage ;

5° Émaillerie, comprenant :, préparation des émaux, broyage et cuisson ; — d, applications ;

6° Galvanoplastie ;

7° Quincaillerie ;

8° Produits en terre réfractaire et céramique

9° Magasins d'expédition ;

10° Ecuries et services des transports ;

11° Entretien du matériel et des constructions ;

12° Matières et approvisionnements.

Voici maintenant la moyenne annuelle de la consommation des matiêres prcmières par l'usine : fontes mises aux cubilots, 7.500.000 lil. ; — tôles d'acier, 100.000 lil. ; — fers, 100.000 lil. ; — cole, 2.500.000 lil. ; — houille, 2.200.000 kil., — paille pour emballag. 650.000 lil. ; — bois blanc et de diverses essences, 700 stères.

Un trait donnera une idée de la solidité des bases sur lesquelles M. Godin a assis la prospérité de son usine. Quelques mille francs seulement chaque année restent impayés par les nombreux quincaillers que l'association charge de l'écoulement de ses produits, tant son fondateur a su choisir ses corrcspondants avec intelligence.

§ 18. SUR LE FAMILISTÈRE SON ORGANISATION; SES AVANTAGES ET SES INCONVÉNIENTS.

[36] Le familistère a attiré de nombreux visiteurs. Jusqu'au moment où a été créée l'organisation donnant aux ouvriers une part de propriété de l'usine e dont nous exposerons plus loin les détails ( § 22), il constituait la partie la plus originale de Guise.

Chaque édifice se compose d'un sous-sol, d'un rez-de-chaussée et de trois étagcs, dominés par un grenier. Des galeries en forme de balcon entourent chaque étage ; elles donnent sur les cours intérieures, sauf dans celui où habite notre ouvrier ; étant de dimensions plus petites, il ne renferme pas de cour.

Sur ces galeries se trouve l'entrée des appartements. Ceux-ci sont construits sur un modèle uniforme ; ils comprennent tantôt deux, tantôt trois chambres avec un petit cabinet ; ils sont aménagés de telle sorte qu'un courant d'air puisse y circuler. Les pièces qui donnent sur les cours vitrées sont en effet exposées à une forte chaleur, quelquecs précautions que l'on prenne pour atténuer l'ardeur des rayons du soleil à travers le vitrage. Ces cours sont arrosées à grande eau trois fois par jour, et la ventilation a été organisée de manière à amener l'air plus frais des caves.

Le prix des appartements dépend de l'exposition plus ou moins avantageuse. Ainsi ceux qui sont exposés à l'Ouest et au Sud sont loués moyennant un prix légèrement plus élevé que ceux donnant au Nord et à l'Es.

La cohabitation d'un si grand nombre de ménages sous le même toit entraine, au point de vue hygiénique, des inconvénients qui ne peuvent être combattus que par la propreté la plus minutieuse. Cette question était une de celles qui s'imposaient dès la construction du familistère à son fondateur. Il a su la résoudre de la manière la plus complète. Sous le rapport de l'entretien, le familistère est un véritable

Des vater-closets sont disposés aux angles de chaque étage. Toutes les cuvettes sans exception y sont à soupape avec effet d'eau. A côlé sont étahlies des chambres à ordures ; il y existe des trappes[37]qu'il suffit de faire basculer pour que ces ordures soient aussitôt précipitées dans des réservoirs placés au sous-sol, d'où on les, enlève chaque jour.

A côté sont établis des robinets d'eau qui permettent de laver à grande eau les locaux ci-dessus désignés. Des règlements appliqués avec rigueur préviennent de la part des habitants toute contravention aux mesures relatives à la propreté, mesures très minutieuses. L'entretien des cours, couloirs et escaliers, est confié à une escouade de 20 femmes, appelées balayeuses ; elles reçoivent une rétribution moyenne mensuelle de 20 francs Le service coûte annuellement à la Société une somme de 7.530 francs environ.

L'eau est fournie par un puits artésien, jaillissant d'une profondeur de 266 mêtres. Elle n'est pas distribuée dans l'intérieur des logements, mais seulement à chaque étage, ou des fontaines pourvues de robinets ont été aménagées. La consommation moyenne est de 20 litres par habitant. En outre, dans la cour de chaque pavillon est installé un fort robinet, auquel s'adapte un tuyau à lance pour l'arrosage d'été ; suivant la température, les cours sont arrosées une, deux ou plusieurs fois par jour. Les fontaines constituent de plus des réservoirs en cas d'incendie. Un veilleur de nuit fait d'heure en heure une ronde générale dans toutes les parties du familistère. En outre, un corps de pompiers, qui se recrute librement parmi les ouvriers et employés, a été créé. Deux incendies de médiocre importance ont éclaté dans l'usine : l'un en 1886. l'autre en 1888.

L'éclairage des cours, couloirs et cabinets se fait au ga ; il est maintenu pendant toute la nuit.

Se familistère n'a pas de concierge. De grands tableaux placés à l'entrée de chaque porte contiennent les noms des familles et les numéros des différents logements. Les entrées n'ont même pas de portes ; en hiver seulement l'on pose des vantaux mobiles pour maintenir une douce température dans les cours vitrées.

Le prix des appartements est fixé par mètre carré. Il dépend, pour le premier groupe, de l'étage et de l'orientation plus ou moins avantageuse. Ainsi les appartements dont les fenêtres donnent à l'Ouest et au Sud sont loués 0f 33 le mètre carré au rez-de-chaussée, 0f352 au premier, 0f33 au second, 0f308 au troisième. Du côté Nord et Est le prix s'abaisse : au rez-de-chaussée, il est de 0f297 et de 0f308 ; au premier, de 0f319 et de 0f33 ; au second, de 0f297 et de 0f308 ; au troisiême, de 0f295. Ces prix sont ceux de l'aile gauche et du pavillon cen[38]tral. A l'aile droite, ils sont légèrement abaissés. Pour les groupes des rues de Landrecies et de Cambrai, le prix de base par étages est unitié ; il est, dans le premier, de 0f298, 0f358, 0f332 ; dans le second, qui comprend un étage de plus, de 0f315, 0f36, 0f327, 0f27. Dans ces prix, la location des caves et greniers n'est pas comprise ; elle se paie à part et surélève le prix du loyer mensuel d'une somme variant environ de 0f80 1f40. Les familles qui ne veulent user que des cabinets réservés, avons-nous déjà dit, doivent payer une somme de 1f00 par an. Le prix des loyers est retenu sur le salaire.

Jadis, vu la multiplicité des demandes, les logements des familistères se donnaient à l'adjudication ; mais dans l'ardeur des enchères, les ouvriers acceptaient des prix trop élevés. Un tel systême fut ahandonné, et l'adjudication dut se faire par soumission sous pli cacheté. Elle a été aussi mise de coté. Les logements sont maintenant donnés par ordre d'inscription. Toute demande est examinée par le conseil du familistère, et ensuite, en cas d'admission, par le conseil de gérance. Le premier de ces conseils s'occupe de toutes les questions relatives au palais social ; il veille a l'entretien des bâtiments, à leur construction.

Non loin des familistères, se trouve le groupe dit « la buanderie ». Il comprend aurez-de-chaussée, une grande piscine, unesalle de lavage, une autre de rincagc, au premier étage, un étendoir. Un autre étendoir de 1.200 métres carrés est établi à air libre sur un terrain contigu à la buanderie. Le service de la buanderie est surveillé par une dame, chef de service, et par une adjointe. La piscine, alimentée par les eau de condensation des machines à vapeur, est mise à certains jours à la disposition des membres de l'association pour y prendre des bains. En outre, il existe quatre salles de bains.

Le faumilistère est administré par un conseil composé de tous les membres associés (§ 22) faisant partie du conseil de gérance (§ 23) et présidé par l'administrateur-gérant. Le conseil veille aux intérêts sociétaires et commerciaux du familistère ; c'est lui, par exemple, qui prend les mesures concernant l'entretien des bâtiments et de leurs dépendances, la police, la propreté et l'hygiène des logements. Il se réunit une fois par semaine.

Maintenant, dira-t-on, quels résultats a aumenés le familistère, au point de vue matériel comme au point de vue moral Sont-ils de telle nalure qu'une institution de ce genre doive être recommandée dans les usines qui groupent autour d'elles de nombreux ouvriers ?[39]Le créateur du familistère doit-il être considéré comme ayant ouvert une voie nouvelle dans laquelle les industriels auraient intérêt à s'engager2 On a calculé que, si tous les habitants des trois familistères avaient été logés dans des maisons indépendantes, celles-ci s'étendraient sur une étendue de plus de deux kilomètres. Un des buts que M. Godin se proposait d'atteindre l'a donc été pleinement : tous les services sont concentrés sous sa main et à la portée des ouvriers, sans déplacement ni perte de temps.

Les cités ouvrières ont été maintes fois dénoncées comme présentant des conditions de salubrité très inférieures à celles des maisons isolées ; les maladies contagicuses y trouveraient un terrain propice à leur propagation. Le familistère n'a pas échappé à ces reproches ; ils lui ont été adressés notamment par une plume médicale dans une revue célèbre. Mais la direction conteste la véracité d'une telle accusation qui, dit-elle, ne repose sur aucun fait. Le familistère n'a été ́prouvé par aucune épidémie. Quant à la mortalité, elle est, en temps ordinaire, moins élevée que dans la ville de Guise. D'après une statistique dressée pour une période de dix années, de 1879 a 1888, la moyenne des décès, calculée sur le chiffre de 100, est à Guise : pour les enfants de 0 à 1 an, de 19,68 ; pour ceux de 1 à 10 ans, de 3,08 ; caiculée sur le chiffre de 1.000 pour les personnes dépassant cet âge, elle est : pour celles du sexe féminin, de 12,19; pour les autres, de 14,66. Le familistère paie à la mort un tribut plus faible ; sur les mêmes chiffres pris comme base du calcul, la statistique relêve seulement : pour les mêmes catégories d'enfants, 1 4,61 et 3,02; pour les personnes d'un âgc supérieur à 10 ans, 10,99 et 12,68. Grâce au soin des aménagements intérieurs, à la propreté exigée de leurs nombreux locataires, les trois grandes cités ouvrières de l'usine échappent donc aux inconvénients d'un tel mode d'habitation.

Mais elles en présentent un autre plus réel : si bien installés qu'ils soient, les appartements ne comprennent et ne peuvent comprendre que deux ou trois pièces : ils ne se prêtent pas au développement de nombreuses familles ; et, alors que tant de causes contribuent déjà à restreindre le chiffre des enfants en France, leurs dimensions restreintes stimulent encore leurs habitants à éviter une postérité encombrante. De plus, n appartement pris à location dans une cité ouvrière ne constitue pas un foyer stable, que la famille tiendrait à honneur de transmettre aux siens, avec lequel elle contracterait des liens durables ; il ne lui donne pas autant de relief.

§ 19. SUR UNE INSTITUTION SPÉCIALE A L'ENFANCE : LA NOURRICERIE.

[40] Le fondateur du familistère a accordé une attention particulière à l'éducation et à l'instruction de l'enfance et de la jeunesse.

Imbu des idées socialistes, il a voulu habituer l'enfant à vivre en communauté dès les premiers jours de l'existence. Il a donc organisé une institution spéciale qui porte le nom de nourricerie et où, dans sa pensée, l'enfant doit trouver des soins supérieurs à ceux que sa famille est en mesure de lui donner. Les femmes des employés et des ouvriers de l'usine ont la faculté de déposer leurs enfants à la nourricerie, sans qu'elles aient besoin de justifier d'une occupation urgente qui les empêche de remplir leur devoir maternel. Jusqu'en 1875, elles pouvaient même confier leurs enfants à la nourricerie pendant toute la semaine et n'étaient tenues de les reprendre que le dimanche. Depuis, cette faculté a été réduite à la journée ; un enfant n'est admis à la nourricerie que de sept heures du matin jusqu'à sept heures du

Les enfants sont déposés dans des berceaux dont l'ingénieux arrangement manifeste l'esprit de prévoyance du fondateur du familistère, son art à organiser les plus petits détails.

Tout est prévu dans l'organisation de la nourricerie. Au milieu de la pièce où sont les berceaux, un système spécial a été imaginé pour que les enfants puissent jouer librement, sans courir aucun risque. A côté, dans une autre pièce, sont installés de petits sièges d'aisance où on habitue les nourrissons à se rendre eux-mêmes. n chemin en pente douce mène de la nourricerie au jardin sur lequel elle donne. Enfin des vaches sont spécialement affectées à la nourricerie, de manière que le lait des enfants soit à l'abri de toute falsification.

Les enfants sont surveillés par une femme qui, remplissant cette fonction depuis vingt-cinq ans, a acquis une grande habileté dans l'rt de manier l'enfance.

Aucune redevance n'est demandée aux familles pour les soins donnés aux enfants dans la nourricerie. Chaque ménag: reçoit même un berceau semblable à celui qui y est cployé.

§ 20. SUR LES ASSURANCES.

[41] Un système complet d'assurances, parant à peu près à toutes les éventualités fâcheuses qui peuvent se produire dans la vie d'un ouvrier, existe au familistère. Elles ont d'abord pour but de donner à la famille les sommes qui lui sont nécessaires pour se procurer le pain quotidien ; ensuite elles lui accordent des secours en cas de maladie ou lorsqu'un accident condamne le chef de famille à l'incapacité de travail; elles lui fournissent les médicaments nécessaires ; enfin, lorsque l'ouvrier arrive à l'heure du repos, elles lui servent une pension de retraite.

1° Assurances du necessaire à la subsistance et des pensions.

L'assurance du nécessaire fonctionne de la manière suivante : une table, insérée dans les règlements, indique, d'après la valeur des denrées de première nécessité, quel est le prix minimum indispensable pour la subsistance journalière des vieillards, des adultes et des enfants, suivant l'âge. Lorsqu'une famille ne reçoit pas un total de salaires équivalent au total de cette somme, l'association paie la différence.

Le taux du minimum journalier est fixé comme suit (notes annexes)
Le taux du minimum journalier est fixé comme suit (notes annexes).

D'après un article du règlement, dans le compte à faire des ressources d'une famille, en vue de fixer la somme complémentaire qu'elle doit recevoir, les gains de ses membres ou les allocations des diverses assurances sont d'abord portés en ligne de compte. Les gains qui ne peuvent être fixés sont évalués d'après un taux déterminé dans le règlement.

Une mesure restreint en apparcnce la portée de cette assurance :[42]seules les familles habitant le familistère y ont droit. Toutefois des secours sont aussi accordés aux autres familles ouvrières ; ils sont déterminés par le comité des assurances, puis approuvés par le conseil de gérance. De 1879 1888, ils se sont élevés à la somme de 72004f 30, sous le nom d'allocations temporaires.

Cette section des assurances a encore pour objet de servir des pensions aux ancens travailleurs de l'association devenus incapables de travailler. Les droits à la pension sont réglés, après quinze ans de service, de la manière suivante :

Pour les associés, hommes et femmes, la pension est fixée aux deux cinquièmes de leurs appointements ou salaires annuels, à l'exclusion de tout autre bénéfice. Pour les sociétaires (§ 22), hommes et femmes, elle est fixée au tiers de ces mêmes appointements ou salaires. Toutefois les peunsions des associés ne peuvent jamais descendre, pour les hommes, au-dessous de 75 francs par mois, et, pour les femmes, au-dessous de 45 francs. Celles des sociétaires ne peuvent descendre, pour les hommes, au-dessous de 60 francs, et, pour les femmes, au-dessous de 35 francs.

Le taux de la pension des participants et des auxiliaires est fixé, pour les hommes, à 1 franc par jour, au bout de quinze ans de service ; elle s'augmente, suivant leur ancienneté à l'usine, jusqu'au chiffre de 2f 50 par jour après trente ans de service. Les femmes, employées au même titre dans les services du familistère ou de l'usine, ont également droit à une pension de 0f75 par jour, après quinze ans de services ; elle s'élève, après trente ans, jusqu'au double de cette somme.

Les droits à la pension sont toutefois suspendus pour tout pensionnaire qui accepte, sans autorisation du conseil de gérance, des fonctions salariées en dehors de l'association.

Des pensions sont également servies à des ouvriers, hommes ou femmes, employés dans l'association, même ne se trouvant pas dans les conditions exigées par les règlements, lorsqu'ils sont victimes d'un accident d'atelier entraînant incapacité de travail. L'accident intervient-il avant quinze années de service dans l'association, la victime a droit à la même pension qu'après vingt ans de services ; l'accident survient-il après quinze ans, la pension est la même qu'après trente ans de services. Les ressources de cette section des assurances sont : 1° une subvention de 2% des salaires et appointements payés par l'association et qui est portée à ses lrais générau ; 2° le dividende rcprésenté par le travail des auxiliaires (§ 22).

2° Assurances contre la maladie et les accidents.

[43] Cette assurance a un double but payer les frais de visites des médecins et donner aux malades des allocations qui suppléent au salaire. Ces allocations sont ainsi fixées : deux fois le montant de la cotisation mensuelle, pendant les trois premiers mois ; une fois et demie, pendant le second trimestre ; une fois pendant les six mois suivants. Ces allocations journalières sont réduites de 25 environ pour les individus entrés à l'association après quarante-cinq ans. Dès son entrée à l'usine, tout ouvrier ou employé est inscrit d'office sur le livre d'ordre de l'assurance contre la maladie. Il acquitte en conséquence une cotisation établie sur le taux de 1 12 4 de son salaire ou de ses appointements s'il habite le familistère, de 1 sil habite au dehors ; quand la situation financière de cette assurance l'exige ou le permet, le tau des cotisations ou allocations peut être réduit ou élevé ; sont seules exemptées de cette inscription les dames habitant le familistère, pour lesquelles une assurance spéciale dont nous parlerons plus loin a été créée. Outre les cotisations des ouvriers, les ressources de la caisse contre la ladie se composent du produit des amendes infligées pour contravenmations aux règlements intérieurs des bureaux ou des ateliers, ou pour infractions aux règlements de ladite caisse, des retenues pour casse, malfacon, poids trop lourds, fournitures de limes, etc.

Un comité de di-huit membres administre l'assurance contre la maladie : neuf de ses membres sont nommés au familistère et choisis exclusivement parmi les associés et sociétaires, neu autres sont élus à l'usine par tous les ouvriers et employés sans ex ccption. Ce comité se réunit deux fois par mois ; ses membres ont droit à une allocation mensuelle de 5 francs, dont le paiement est inscrit au compte des frais généraux de l'association.

3° Assurances des dames du familistère.

Comme son nom l'indique, cette assurance concerne exclusivement les dames habitant le familistère, mais seulement après l'âge de quatorze ans. lle donne droit pour l'assurée aux visites et aux soins du médecin ou de la sage-lemme de son choix, en outre à des allocations journalières fixées comme suit : une fois et demie le montant de la cotisation mensuelle pendant la période aiguè du mal, c'est-à-dire celle[44]ou la malade est forcée de garder le lit ou dans l'impossibilité de se servir elle-même ; les trois quarts de la cotisation mensuelle pendant la période de convalescence ou pour toute indisposition qui, sans mettre la femme dans l'incapacité de toute occupation, ne lui permet néanmoins, ni de faire les gros travaux du ménage, tels que cuisine, lavage du linge ou lavage des appartements, ni de se livrer à ses occupations professionnelles.

La caisse de l'assurance des dames du familistère est alimentée par trois sortes de ressources : 1° les cotisations des assurées, fixées au minimum de 0f 50 par mois, ou à 2 3 des gains, lorsque les 2 3 sont supérieurs à ce minimum, sans que toutefois ces cotisations puissent dépasser 3 francs par mois ; 2° le produit des amcndes perçues dans le familistère et que l'association lui abandonne ; 3° la subvention complémentaire que celle-ci lui alloue. Un comité de dames, librement élu, administre cette caisse ; il fonctionne comme le comité de la caisse d'assurances contre lamaladie et les accidents.

4° Fonds de pharmacie.

Les médicaments ne sont pas fournis par la caisse d'assurance contre la maladie. Le fonds de pharmacie forme une division spéciale dont la caisse s'alimente au moyen d'une cotisation mensuelle de 0f50 payée par chaque personne âgée de plus de quatore ans, et au moyen d'une allocation égale au montant des cotisations et versée par l'association.

Le fonds de pharmacie procure gratuitement les médicamenls ordonnés par le médecin ou la sage-femme, les bains, les ustensiles et linges nécessaires au soin des malades. Il pourvoit aussi aux frais d'enterrement des mutualistes, mais uniquement aux frais civils. Cette disposition, conservée dans le règlement, porte la trace des opinions de M. Godin, soucieux d'éloigner tout élément religieux de l'usine.

Les neuf dames et les neuf hommes, élus au familistère pour administrer les caisses de secours contre la maladie et les accidents, forment par leur réunion le comité d'administration du fonds de phar

§ 21. SUR LA SOCIÉTÉ COOPÉRATIVE DE CONSOMMATION DU FAMILISTÈRE.

Avant 1880, un économat existait à l'usine de Guise ; tous ses béné[45]tices appartenaient au patron. Soucieux de développer les habitudes de vie commune parmi les familles ouvrières, il avait en outre créé un restaurant où celles-ci auraient pu venir prendre leurs repas ; mais elles préférèrent faire leur cuisine à leur gré.

Depuis la constitution en société, une société coopérative existe ; elle se divise en deux parties : les services de vente et les services de production.

Les premiers comprennent sept sections : l'habillement, l'épicerie, l'alimentation, les combustibles, la buvette, les bains et lavoirs, et la réserve, service auxiliaire pour les liquides alimentant l'épicerie et la buvette. Les seconds en comprennent deux : la charcuterie et la boulangerie ; le prix du pain est établi sur le chiffre minimum des boulangers de Guise.

Les ventes sont faites au comptant ; elles s'effeetuent, soit sur versement d'argent en prenant la marchandise, soit sur carnet, et, dans ce cas, l'acheteur dépose à la caisse du familistère une somme dont le montant est facultatif. Les bénéfices se divisent en deux parts une première est répartie en marchandises à tous les acheteurs sur carnet, au prorata de leurs chiffres d'achat ; elle s'est élevée jusqu'à 85 2 du bénéfice net réalisé. La seconde est répartie entre tous les membres de l'association, sur le titre de chacun (§ 22).

Le prix de la boulangerie, avons-nous dit, est établi sur le chiffre minimum des boulangers de Guise. Beaucoup d'ouvriers, appréciant les bienfaits de cette institution coopérative, s'y fournissent d'un grand nombre des objets qui leur sont nécessaires aussi le chiffre d'affaires dépasse-t-il 500.000 francs.

C'est le conseil du familistère qui est chargé de l'administrer.

§ 22. SUR LA PARTICIPATION AUX BÉNÉFICES ET LA TRANSMISSION AUXN PARTICIPANTS DE LA PROPRIÉTÉ DE L'USINE.

Le mode de participation aux bénéfices, qui achemine les participants vers la proprzété de l'usine, constitue depuis 1881 (§ 17) le trait le plus caractéristique de l'organisation de Guise.

La répartition des bénéfices n'est pas laissée ici à la libre volonté du chef de l'usine, comme dans beaucoup d'établissements industriels[46]qui pratiquent ce système. Des règles fixes déterminent l'emploi des bénétices nets. Sur les bénéfices industriel et commerciaux que constatent lès inventaires annuels, sont d'abord opérés les prélèvements suivants : 1° 5 de la valeur des immeubles, 10 de la valeur du matériel et 15 de la valeur du matériel modèle : quand les immcubles locatifs seront ramenés à la valeur de 1.200.000 francs, l'amortissement de 5 sera suspendu ; — 2° une subvention égale à 2 de la valeur des salaires pour la caisse des pensions et du nécessaire à la subsistance (§ 20) ; — 3° les frais d'éducation et d'instruction ; — 4e° les intérêts dus aux possesseurs des apports et des épargnes. Tout ce qui reste constitue le bénéfice net.

Il est d'abordopéré un prélèvement de 25 appliqué à la réserve ; les sommes qui restent sont partagées conformément à l'axiome de M. Godin : que l'ouvrier doit recevoir le produit intégral de son labeur et que le travail et l'intelligence ont les mêmes droits que le capital dans la distribution des bénéfices provenant d'un établissement industriel. Les bénéfices de l'usine sont en conséquence répartis à Guise de la manière suivante : 25 à l'intelligence, et par ce mot il faut entendre : l'administrateur-gérant, qui reçoit 4 ; le conseil de gérance, autant de fis 1 qu'il y a de membres en exercice ; le conseil de surveillance, 2 4 ; les employés et ouvriers qui se sont distingués d'une manière exccptionnelle et auxquels il est attribué des primes s'élevant à 2 de la part réservée à l'intelligence ; les jeunes gens sortant des écoles de la Société du familistère et admis dans les écoles de l'Etat, auxquels 1 % est réservé.

75 % sont ensuite attribués au capital et au travail ; mais 1 franc de salaire est mis sur le même pied que 1 franc d'intérêt ; le travail, représenté par 1.740.430f 37 de salaires, rȩoit donc une part de bénéfices plus considérable que le capital, qui n'entre en ligne qu'avec 230.000 francs d'mtérèts. Seulement les bénéfices du capital sont payés en espèces, andis que les bénélfices du travail sont représentés par des titres d'éparggne.

Ces derniers titres sont productifs d'intérêts à 5 %. De plus, ils représentent la part de propriété du participant dans l'usine, en même temps qu'ils remboursent le fondateur ducapital qu'il a engagé. Comme part du fonds social, ils donnent droit à un dividende varible elon l'étt des affaires. Lorsque le capital social aura été remboursé, la Société remettra en argent les titres d'épargne. Jusque-là, l'ouvrier n'est pas le maître d'en disposer. D'après les slatuts, toute acqui[47]sition de certiicats d'apport ou d'épargne, par substitution, héritage ou toute autre voie, entraîne de la part du nouveau possesseur l'aeccptation de la représentation de ses droits par l'assemblée générale des associés el par le conseil de surveillance, dans toutes les opérations sociales. L'association, de plus, se réserve expressément le droit de désintéresser, intégralement ou partiellement, tout possesseur d'apport ou d'épargne, en lui remboursant au pair tout ou partie des titres dont il est possesseur.

Tous les ouvriers ne se trouvent pas placés sur le même pied. l sont divisés en quatre classes ; les conditions exigées pour être admis dans chacune d'elles varient.

La plus élevée est celle des associés. Vingt-cinq ans d'âge au minimum, une résidence d'au moins cinq ans dans les locaux du familistère, la participation au moins depuis le mèmc temps aux travaux et opérations de l'association, la connaissance des rudiments de l'instruction primaire, la possession d'une part du fonds social, telles sont les conditions exigées. Il faut en outre que l'associé soit admis par l'assemblée générale. Seule, cette catégorie d'ouvriers la compose. Elle se réunit une fois par an, au plus tard le premier dimanche d'octobre. Les associés jouissent d'autres avantages : si l'âge, la maladie ou les infirmités les mettent dans l'obligation de suspendre tout travail, ils conservent le droit d'habiter dans le familistère, ainsi que celui de siéger et de voter aux assemblées générales. Une décision de cette assemblée, prise à la majorité des deux tiers, peut seule les exclure. lEn cas de chômage, ils seront occupés avant toute autre personne. Enfin, dans la répartition des bénéfices, l'associé intervient à raison de deux fois la valeur de son salaire, ou, en d'autres termes, 1 franc de son salaire est compté comme 2 francs.

Immédiatement après les associés, viennent les sociétaires, desquels on exige les conditions suivantes : âge minimum de vingt et un ans, libération du service militaire dans l'armée active, participation aux travaux de l'association depuis trois ans au moins. Comme les associés, les sociétaires doivent habiter le familistère. Ils peuvent, mais sans que cctte condition soit obligatoire, posséder une part du fonds social. L'administrateur et le conseil de gérance se prononcent sur leur admission. Dans la répartition des bénéfices, ils interviennent à raison d'une fois et demie la valeur de leur salaire.

Les participants forment latroisième catégorie des ouvriers ; ils doivent réunir les trois conditions suivantes . âge minimum de vingt et[48]un ans, libération du service militaire dans l'armée active, travail au service de l'association depuis un an. De même que les sociétaires, ils sont admis par l'administrateur-gérant et le conseil de gérance. Ils ne sont astreints ni à habiter le familistère, ni à posséder une part du fonds social. Dans la répartition des bénéfices, le salaire des participants n'est compté que pour sa valeur réelle.

Si l'état des affaires ne permet plus de donner du travail à tout le personnel, les sociétaires sont, après les associés, employés de préférence aux participants, et ceux-ci ont le pas sur les auxiliaires.

Les trois premières classes ne sont pas formées d'après les salaires que leurs membres reçoivent dans l'usine; ainsi il peut se trouver parmi les associés tel ouvrier dont le salaire est égal, sinon inférieur à eelui d'un participant ; mais sa bonne conduite, son assiduité au travail, l'auront fait distinguer par ses chefs. Les associés, sociétaires et participants, peuvent perdre leur situation, avec tous les avantages qui y sont attachés, pour les causes suivantes : ivrognerie, malpropreté de la famille et du logis, gènante pour le familistère, actes d'improbité, inassiduité au travail, indiscipline, désordre ou actes de violence, infraction à l'obligation de donner l'instruction aux enfants dont ils ont la responsabilité à un titre quelconque.

La dernière classe est celle des auxiliaires,; elle comprend tous ceux qui, à un titre quelconque, travaillent dans l'association, en dehors des catégories précédentes. Ils n'ont pas droit à la répartition des bénéfices, mais seulement aux secours des sociétés mutuelles. Les sommes qui leur auraient été attribuées, s'ils avaient été traités comme les participants, sont versées aux fonds d'assurances des pensions et du nécessaire à la subsistance.

Mentionnons encore deux catégories : les interessés et les jeunes gens, fils des membres de l'association. Les intéressés possèdent seulement par héritage, achat ou toute autre voie, des parts du fonds social ; ils recoivent l'intérêt de leur argent à 5, plus le dividende du capital. et sont remboursés peu a peu.

Les jeunes gens, fils des membres de l'association, sont traités d'une manière particuliêre ; la direction espère, par les avantages qu'elle leur accorde, les attacher détinitivement à uise et s'assurer ainsi des travailleurs sérieux ayant le goût de leur métier, disposition trop rare aujourd'hui dans la classe ouvrière. Ils sont traités comme les participants, mais ils ne sont mis en possession de leurs titres d'éparggne que s'ils reviennent travailler au familistère, après leur[49]service dans l'armée active. Sinon, leurs titres rentrent à l'assurance.

Les diverses catégories d'ouvriers ne sont pas composées d'un nombre de personnes fixe, de telle sorte que les ouvriers ne puissent jamais espérer un avancement.

Les mutations d'auxiliaire à participant, de participant à sociétaire, puis à associé, ont lieu régulièrement chaque année. Des chiffres, empruntés au tableau dressé par l'usine, nous montrent dans quelle proportion ces mutations s'opèrent. En 1885-86, il y a eu 11 associés admis ; en 1886-87, 3 ; en 1887-1888, 13 ; pour les mêmes années, les sociétaires ont compté 37, 16, 67 admissions ; les participants, 41, 23, 52. D'apres le tableau dressé par l'association, lors de l'Exposition d'économie sociale, le personnel se répartissait de la manière suivante : 102 associés, 250 sociétaires, 464 participants. La proportion du personnel appelé à participer aux bénéfices de l'association est donc sensiblement plus élevée que dans les autres maisons qui pratiquent le même système. lEn face des 816 bénéficiaires, il n'y a que 421 ouvriers non admis aux mêmes avantages ; et encore deux remarques doivent être ajoutées : de ce dernier chiffre, il faut défalquer le personnel des services du familistère comprenant 100 individus, 31 hommes et 69 femmes ; les 321 ouvriers restants fournissent tous les ans des recrues à la catégorie supérieure, par suite de l'avancement régulier et annuel dont nous venons de parler.

§ 23. SUR LA DIRECTION ET L'ADMINISTRATION DE LA SOCIÉTÉ; CONCLUSIONS.

L'association a à sa tête un directeur-gérant, nommé à vie par l'assemblée générale. Les pouvoirs qui lui sont conférés iennent à la fois de ceux de président du conseil d'administration et de ceux de directeur d'une société anonyme. Seulil a la signature sociale et représente la société vis-à-vis des tiers ; seulil nomme et révoque les fonctionnaires, dans des limites déterminées, il est vrai, par les statuts ; seul il est responsable devant l'assemblée générale. Celle-ci a même le pouvoir de le révoquer, sur la proposition du conseil de surveillance, dans certains cas parmi lesquels nous remarquons les suivants : impossibilité pour l'association de servir deux années consécutivement aucun intérêt au capital, pertes dépassant 50.000 francs, dans des opérations faites contrairementaux avis de l'assemblée générale ou du conseil de gérance. Il[50]reçoit un traitement annuel de 15.000 francs ; il touche de plus une part de 4 sur les bénéfices et, en outre, sa part comme membre de l'association.

L'administrateur-gérant est assisté d'un conseil de gérance dont il est le président-né. Ce conseil se compose de trois associés, élus au scrutin secret par tous les associés, plus des chefs de service du familistêre, c'est-à-dire du directeur commercial, du directeur de la fabrication, du directeur du matériel, du directeur des modèles et du montage, du directeur de la fonderie, du directeur des approvisionnements, du chef de la comptabilité, de l'économe chef des services du familistère, du directeur des comptabilités et du contrôle.

Le conseil a un rôle consultatif ; il embrasse tous les intérêts de l'association, et peut évoquer toute affaire à la demande de son président oud'aumoins trois de ses membres. En outre, ce conseil a des attributions spéciales, entre autres, celles de décider sur les attributions au titre de sociétaire ou de participant, sur les subventions destinées aux assurances mutuelles. Il se réunit obligatoirement une fois par mois. Tout avis doit réunir un nombre de voix au moins égal aux deux tiers du nombre des associés du conseil. Comme nous l'avons dit plus haut (§ 22), les membres de ce conseil touchent, en dehors de la part qui leur revient comme faisant partie de l'association, une rétribution supplémentaire de 1 %.

Il existe en outre trois autres conseils : le conseil de l'industrie, le conseil du familistère, le conseil de surveillance. Le premier conseil décide sur toutes les questions d'ordre industriel ; il se compose des mêmes membres que le conseil de gérance et se réunit une fois par semaine. Les décisions y sont prises à la majorité des voix. Nous avons déterminé, au § 18, les attributions du conseil du familistère.

Le conseil de surveillance se compose de trois commissaires rapporteurs, nommés par l'assemblée générale des associés ; il est chargé des attributions qui incombent aux conseils de ce genre dans les sociétés anonymes, telles que la vérification des comptes et des écritures, l'assistance aux inventaires généraux, etc. Les conseillers de surveillance assistent aux séances du conseil de gérance, à titre de simples auditeurs, sans avoir ni voix consultative ni voix délibérautive.

La Société de tGuise a un long avenir devant elle ; car la commandite a été formée pour une période de quatre-vingt-dix-neu ans ; elle ne prendra tin qu'en 1979. Le cas de revision a été prévu dans les statuts, ainsi que le cas de dissolution ; celle-ci, pour être réalisée, doit[51]réunir l'unanimité des contractants ; les membres qui ont foré le premier noyau peuvent disparaître, sans que la commandite prenne in. Lamort, en effet, n'interrompt pas plus une commandite qu'elle ne délie les parties ayant contracté un bail ou un prèt hypothécaire.

En résumé, le fondateur du familistère a édifié une œuvre dans la plupart des dispositions de laquelle se manifestent sa forte volonté, son génie industriel, et aussi son entente des besoins matériels des familles ouvrières. Celles-ci y ont trouvé une existence assurée, bien que leur participation à la propriété du fonds social, par suite de l'unique direction donnée à leurs épargnes, ait paru à quelques personnes présenter des dangers qui en atténuent les avantages. Mais ces dangers, la situation prospère de l'usine, la prudence avec laquelle elle est administrée, ne les rendent pas encore redoutables. uise sans doute, pas plus que toute autre institution humaine, n'est à l'abri d'une catastrophe. Mais les épargnes, que chaque année le Trésor draine par millions dans ses caisses, peuvent-elles être considérées comme n'ayant rien à craindre de l'avenir ?

En attendant, les familles ouvrières de uise ont obtenu de précieux avantages : un salaire suffisant, des heures de travail modérées, la pratique du repos dominical, la constitution d'une épargne qui, outre un intérêt de 5 4, donne droit à un dividende comme part de pro priété, en un mot la sécurité de l'existence. Aussi, et c'est là le fait qui nous a le plus frappé, les sentiments des ouvriers ne sont pas ceux que nous avons observés dans d'autres usines ; ils se considèrent comme étant en quelque sorte chez eux, comme travaillant pour leur propre compte ; ils ne songent pas à entrer en lutte avec les directeurs de l'association dont ils envisagent les intérêts comme solidaires des leurs. A Guise enfin, la paix sociale s'est toujours maintenue.

§ 24. SUR LE FAMILISTÈRE DE LAEKEN (BELGIQUE)1.

Le familistère de Laeken, qui est merveilleusement situé au point de vue industriel et commcrcial, est un calque absolu du familistère de Guise, et[52]sauf les proportions, qui a vu l'un a vu l'autre. Un énorme bâtiment rectangulaire, tout en briques rouges, à trois étages surmontés de mansardes, tel se presente le familistére de Laeken. Une grande cour vitrée occupe le centre du bâtiment : soutenue par des colonnes en fonte, une galerie court le long de chaque étage. C'est sur ces galeries, donnant sur la cour intérieure, que souvrent les appartements. On a accès à ceux des étages par deux larges escaliers tournants en pierre, placés en face l'un de l'autre, à deux coins de la cour. Un ingenieux système d'alimentation d'eau met, à chaque étage, à la disposition des ménagères, l'eau nécessaire aux lavages quotidiens. En même temps, les eaux sales et les ordures sont précipitées par des conduits spéciaux jusqu'au rez-de-chaussée dans un réservoir ad hoc, d'où elles sont enlevées chaque jour. Les appartements se composent généralement de deux pièces et d'un réduit. Quelques-uns ont trois pièces. Les plus vastes sont ceux situés aux angles du âtiment ; ils ont quatre pièces. Les prix de location sont fixés au mètre carré ; ils varient d'après les étages et la situation plus ou moins agréable de l'appartement. Les prix sont les mêmes pour le re-de-chaussée et le deuxième étage ; les plus élevés sont ceux payés pour le premier étage, les plus bas pour le troisième. Les caves se paient en plus. Chaque étage est pourvu de cabinets spacieux, différents pour les sexes. ne sorte de code domestique régit la communauté ; des inspecteurs veillent à l'entretien de l'immeuble ; ils n'imposent point d'amendes, mais les dégradations sont payées par ceux qui en sont coupables. L'organisation sociale du familistère de Laeken est copiée avec non moins d'exactitude sur celle du familistère de Guise. Comme à la maison-mere, on distingue à Laeken les associés, les sociétaires et les participants, et le mode spécial de participation aux bénéfices si minutieusement décrit par M. Urbain Guérin est le même de part et d'autre.

Essayons maintenant de fixer l'impression qui se dégage de cet enseble dinstitutions. Malgré le bien-être qui règne vsiblement pari les ouvriers vivant au familistère de Laeken, malgré l'exquise propreté de tous les appartements, malgré le confortable du mobilier et l'arrangement ingénicux qui se remarque jusque dans les moindres détails, ce que le visiteur emporte d'une excursion au familistère est une impression de tristesse, d'étouffement. Le familistère de .aelen est une superbe caserne, mais c'est une caserne ; c'est un idéal couvent fouriériste, mais chacun n'a pas la vocation du couvent ni du fouriérisme. Une uniformité exaspérante, un manque de vie libre, indépendante, la sensation d'une règle inflexible courbant toute chose sous un même niveau vous pénètrent peu à peu d'une tristesse infinie. Les murs suintent l'ennui. D'ailleurs, cette uniformité étouffante, ne la voit-on pas s'affirmer, et d'une facon saisissante, par la comparaison entre le familistère de Guise et celui de Laeken En France comme en Belgique l'organisation du familistère est la même, ne tenant aucun compte des multiples différences du climat, des mrurs. des habitudes locales, des caractères. Le familistère est le produit d'une formule, le résultat d'une addition des mêmes termes ; l'équation est posée de la même manière en France qu'en Belgique, elle donne un résultat identique. On établirait demain un familistère en Allemagne, un autre en Angleterre, la conception resterait la même, selon la formule du maître.

Tout cela semble donc artificiel et dépourvu de vie. Et l'on s'en va sans la foi, tandis que sur le familistère un grand buste en plâtre de Godin fixe son regard vile et froid de statue.

A. J.

Notes

1. Le 4 juillet dernier, les membres de la Société belge d'Économie sociale, accompagnés de M. Claudio Jannect, ont visité, au cours d'une curieuse excursion d'études, à Laeken, près de Bruxelles, la succursale qu'a établie dans cette localité la Société du familistére de Guise. Il était intéressant de recueillir au moins ici les impressions de cette v isite et M. Armad Julin, attaché au ministère de l'agriculture, de l'industrie et des travaux publics a Bruxelles, a bien voulu rédiger a cette intention la note qu'on va lire.