N° 72.

COUTELIER

DE LA FABRIQUE COLLECTIVE DE GEMBLOUX

(PROVINCE DE NAMUR-BELGIQUE),

TACHERON

DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES PERMANENTS,

D'APRÈS

LES RENSEIGNEMENTS PRIS SUR LES LIEUX, EN AVRIL ET JUILLET 1891,

PAR

M. CHARLES GENART 1.



Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.

[413] La famille, objet de la présente monographie, habite Grand-Manil, commune de 800 habitants, contigue à la commune de Gembloux avec laquelle elle ne forme qu'une seule paroisse. Les maisons, en général petites, pauvres et éparses sur tout le territoire, vont presque se confondre avec celles de Gembloux. Cette dernière localité a une population de 4.000 habitants2; elle est située sur la route et le chemin de fer de Bruxelles à Namur, et respectivement à 40 et 18 kilomètres de ces villes. De nombreuses voies de communication, routes[414]et chemins de fer, la relient en outre avec tous les points du pays. Elle fait partie de la province ainsi que de l'arrondissement judiciaire et administratif de Namur.

Grand-Manil est situé sur un plateau à une altitude de 170 mètres : le bas de la côte, vers Gembloux, est arrosé par l'Orneau, petite rivière, affluent de la Sambre.

L'agriculture est la principale ressource de cette contrée ; on y cultive spécialement la betterave ; des sucreries sont établies à tembloux et dans les environs. Ces établissements tendent, par leur nature même, à faire disparaitre la coutume des engagements volontaires permanents ; ne travaillant qu'une partie de l'année, ils sont obligés de renvoyer les ouvriers après chaque opération, pour reformer leurs brigades à la récolte suivante. Les couteliers (et il s'agit ici de l'industrie la plus importante à embloux après l'agriculture sont assez portés à s'engager dans les sucreries où on a besoin d'hommes de leur métier ; il est vrai qu'ils y sont attirés par de forts salaires3. Presque toujours l'ouvrier qui cède à la tentation est le premier à en pâtir ; il se crée, pendant cette période d'abondance, des besoins factices inconnus jusque-là, et, quand vient le moment du chômage, il se trouve les mains vides et sans travail, car, pour réagir contre cette tendance, les patrons couteliers ont pris l'habitude de ne plus donner d'occupation aux ouvriers qui les ont quittés.

Le nombre des ouvriers couteliers est actuellement d'environ 400, disséminés dans Gembloux et les villages d'alentour : Ernage, Grand-Manil, Grand-Leez. Ils sont pour la plupart dans une situation de fortune peu aisée ; les salaires de 2f50 ne sont atteints que par un petit nombre d'entre eux, et la vie est chère à embloux ; mais ils ne sont pas exigeants, se contentent de peu et forment une population en général très bonne, attachée à ses vieilles croyances, et au sein de laquelle le socialisme n'est pas encore parvenu à étendre ses ravages.

§ 2. État civil de la famille.

La famille comprend, en 1891, les deux époux et trois enfants, savoir :

[415] 1. JOSEPH R***, chef de famille, né à Grand-Manil, marié en 1879........... 33 ans.

2.PAULINE S***a femme, née a Grand-Manil............ 34 —

3.EUGÉNIE R***, leur fille, née à Grand-Manil............ 11 —

4.AUGUSTE R***, leur premier fils, né à Grand-Manil............ 10 —

5.JOSEPH R***, leur second fils, né à Grand-Manil............ 7 —

L'ouvrier a perdu son père alors qu'il n'avait encore que neuf mois ; c'est chez son frère aîné, établi comme coutelier, que Joseph a fait son apprentissage ; sa mère est morte en 1878, laissant huit enfants, entre lesquels s'est partagé un modeste héritage, composé uniquement de la maison actuellement habitée par Joseph et du jardin y attenant.

Le père de Pauline, Pierre S***, veuf depuis plusieurs années, s'est remarié ; sa seconde femme est morte récemment, à la suite d'une très longue maladie qui a absorbé toutes les ressources du ménage ; Pierre, dont la santé est ébranlée, peut à peine se suffire par son travail.

Plusieurs des frères de Joseph sont établis à Gembloux, comme couteliers ou journaliers ; un autre, facteur des postes, est dans une situation financière beaucoup meilleure, due en partie à son travail, mais plus encore à un mariage avantageux. Tous ont conservé entre eux de très bonnes relations.

§ 3. Religion et habitudes morales.

Les époux R*** appartiennent tous deux à la religion catholique et en remplissent avec régularité les principaux devoirs, mais ils se montrent négligents en ce qui concerne les pratiques du culte domestique ainsi point de benedicite ; parfois la femme fait un simple signe de croix ; il n'est même pas rare qu'on omette les prières du matin et du soir, qui en tous cas sont fort sommaires. Le repos dominical n'est pas très strictement observé ; Joseph se croit trop facilement en règle, quand il suspend son travail principal pour ne se livrer qu'à des occupations secondaires, telles que la culture ; au reste, il est juste de remarquer que ce travail n'est jamais long : l'ouvrier n'y consacre que le temps qui précède la messe.

Dans l'atelier, une place est réservée, au milieu des outils, au vieux crucifix de cuivre ; il y en a un aussi, entouré d'images de la Vierge et de quelques sujets pieux, dans les deux autres pièces.[416]lEugénie, qui a fait sa première communion l'an dernier, fréquente assidûment le catéchisme de persévérance fait par le doyen, le dimanche après vêpres. Elle continue à aller à l'école chez les sœurs de Notre-Dame à Gembloux.

Auguste et Joseph sont élèves des frères de la Doctrine chrétienne ils recoivent gratuitement l'instruction et même les fournitures classiques. Les bons frêres témoignent un intérêt tout spécial à la famille R***. Le père et la mère savent lire, écrire et un peu calculer, mais là se bornent toutes leurs connaissances.

Le plus parlfait accord règne dans le ménage, les époux sont très attachés l'un à l'autre et désireux de relever mutuellement leurs mérites et leurs qualités. Joseph est d'un caractère franc, loyal et serviable, ami de tous et supportant avec courage le travail parfois très rude auquel il se livre ; il n'est pas rare qu'il reste à la besogne jusqu'à une heure avancée de la nuit, surtout le samedi, pour terminer une commande à remettre au patron le dimanche. La direction intérieure du ménage est abandonnée à la femme ; la maison est aussi propre que le permet l'état de pauvreté de la famille ; tout y est vieux, mais du moins convenable et bien rangé. C'est aussi la femme qui s'occupe surtout de la culture de leur petit jardin et des 80 verges (17 ares, 44 centiares) de terrain qu'ils ticnnent en location ; elle est en cette matière plus compétente que son mari, qui se borne à l'aider autant que son travail principal le lui permet. Leurs efforts réunis sufisent à peine à l'entretien de la famille ; s'ils pouvaient réaliser quelque épargne, leur premier soin serait d'acquitter le payement de leur maison, car jusqu'à présent ils n'ont guère fait que payer annuellement des intérêts.

Joseph attend avec impatience le jour où il pourra rece voir de ses enfants une aide elicace dans son travail ; alors, vu les habitudes de privation de la famille, il lui sera aisé de faire des économies. Maintenant ils n'ont jamais d'argent en réserve ; ils payent le dimanche les dépenses de la semaine ; de nombreux achats étant d'ailleurs faits chez le patron même, le prix en est directement imputé sur le salaire.

A Gembloux, le coutelier travaille en général toujours au même genre d'objets : l'un fait le canif, l'autre le couteau de table, un troisième le coutelas de boucher, etc. ; ainsi confiné dans d'étroites limites, l'ouvrier ne développe guère ses aptitudes professionnelles. La coutellerie de luxe seule offre un champ plus vaste à l'habileté et à[417]l'esprit inventi, mais les ouvriers qui s'en occupent sont peu nombreux, les commandes sont rares et les plus adroits sont souvent forcés de se contenter d'un travail tout ordinaire.

Joseph travaille le plus généralement à la serpette et au canif. parfois au couteau de cuisine ; il est cependant capable d'un travail plus perfectionné.

Il y a, en général, une grande permanence dans les engagements des ouvriers couteliers. Chaque chef d'industrie a un certain nombre d'hommes qui travaillent régulièrement pour lui ; l'ouvrier n'aime pas à changer de patrons, et ceux-ci, d'autre part, se montrent peu disposés à occuper des ouvriers qui ne sont pas stables. D'ailleurs, dans l'état actuel de la coutellerie, ceux qui quitteraient leur patron auraient beaucoup de peine à trouver du travail chez un autre.

§ 4. Hygiène et service de santé.

Joseph est de taille élevée ; il a les yeux bleus, les cheveux châtains légèrement bouclés ; il est actif et résolu ; sa santé n'a jamais subi d'atteinte sérieuse, et il supporte facilement un travail longtemps prolongé. Son atelier n'est cependant pas ce qui'il conviendrait ; il est bas, étroit, et mal éclairé par deux petites fenêtres de 1m 25, que l'encombrement des outils empêche absolument d'ouvrir.

La femme, petite et maigre, parait avoir peu de santé ; cependant, depuis douze ans qu'elle est mariée, le médecin n'a encore été consulté ni pour elle ni pour ses enfants.

La fille ressemble en tout point à sa mère. Les deux garçons, u contraire, sont des merveilles de bonne santé et de bonne h

La famille ne participe à aucune société assurant les soins du médecin et du pharmacien ; dans les indispositions ordinaires, la famille emploie des infusions de plantes médicinales recueillies à la campagne ou reçues de voisins qui en gardent précieusement dans leur jardin. A part ces remèdes, connus d'ailleurs de tous les paysans, les époux R ignorent absolument l'usage des médicaments même les plus

§ 5. Rang de la famille.

[418] L'ouvrier appartient à la catégorie des tâcherons ; le dimanche, il va chez le patron recevoir de l'ouvrage, ordinairement pour huit ou quinze jours ; en même temps, il achète la matiêre première dont le prix est imputé sur son salaire, lors de la remise des pièces fabriquées ; il est payé en proportion de leur nombre et de leur qualité. Joseph obtient un salaire très régulier de 16 francs par semaine, déduetion faite des matières premières proprement dites, c'est-à-dire acier. fer, corne, etc. (§ 16, H) ; mais. pour calculer le bénéfice net, il faut encore décompter les dépenses concernant spécialement l'outillage limes, émeri, huile de colza, etc. (§ 16, A), dépenses qui sont naturellement aussi à la charge du coutelier. Cette régularité de salaire tient à ce que le coutelier fait toujours, pour la même espèce de produit, la même somme de travail pendant la semaine. Si le samedi arrive sans qu'il ait tout à fait fini, il travaille la nuit, et, si sa besogne est terminée plus tôt, il profite du temps qui lui reste pour réparer Ses outils ou se livrer à quelque autre occupation.

C'est à domicile que le coutelier travaille ; cependant la plupart des patrons ont établi des ateliers avec meules à aiguiser et roues de polissage mues par la vapeur ; les ouvriers s'y rendent tous les quinze jours pendant quelques heures pour terminer leur travail : ils payent une rétribution à tant par heure. Notre coutelier s'est soustrait à cette nécessité en acquérant un matériel complet qu'il met en mouvement au moyen de pédales. Il n'a, comme on le remarque tout de suite, que fort peu de rapports avec le patron, qui, de son côté, évite de surveiller de trop près ses ouvriers, et ne leur fait que de rares visites occasionnées seulement par les affaires ; aussi n'a-t-il d'autre influence sur eux que celle qui résulte de l'intérêt pécuniaire.

Il y a treie ans, à la mort de la mère de Joseph, la maison paternelle et le jardin furent mis en vente pour arriver à un partage égal l'ouvrier les acheta pour la somme de 1.600 francs ; il avait droit à un huitième de la succession, en sorte qu'il restait redevable à ses frères et sœurs de la somme de 1.400 francs ; il n'est encore parvenu à en payer que 100 francs, et il sert annuellement un intérêt de 5 pour[419]le reste de la somme. Dans le village, on le croit purement et simplement propriétaire, et cela contribue beaucoup à le faire considérer comme jouissant d'une certaine aisance, alors qu'en réalité il n'a même pas tout à fait le nécessaire.

Moyens d'existence de la famille

§ 6. Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris.)

Immeubles............ 1,900f 00

Joseph possède depuis 1878 la maison paternelle avec le jardin y attenant, d'une contenance de 16 verges (3 ares, 49 centiares), le tout était évalué alors à 1.600 franecs, soit 1.450 fr. pour la maison et 150 fr. pour le jardin. La maison a subi depuis des réparations et des aménagements évalués à 300 francs. La valeur actuelle est donc : pour la maison, 1.750f 00, et, pour le jardin, 150f 00. — Total, 1.900f 00.

Argent............ 0f 00

La famille n'a pas d'argent placé à intérêt ; elle n'en garde même pas pour les besoins quotidiens du ménage.

ANIMAUX DOMESTIQUES............ 0f 00

Actuellement la famille ne possède plus aucun animal domestique ; jusqu'à l'an dernier, elle entretenait une partie de l'année un porc, pour le revendre après engraissement, mais les maladies et la mort des animaux qu'elle élevait l'ayant toujours empêchée d'en retirer un bénéfice, elle a complètement renoncé à l'idée d'en nourrir encore.

Matériel spécial des travaux et industries............ 314f 40

1° Outils de coutelier. — 1 enclume montée, 45f 00; — 3 étaux en fer, 60f00 ; — 1 étau en bois pour presser les cornes, 8f00: — 1 souflet de forge, 21f00; — 1 appareil à pédales pour le polissage, 35f 00 ; — 7 petites roues à polir, 16f10: — 1 établi, 5f 00: — 1 grande meule à aiguiser, 20f00; — 1 eule plus petite, 10f00: — 1 marteau de 1orge, 2f25 ; — 4 autres marteaux, 5f00 ; — 1 paire de cisailles, 3f00; — 2 pinces en bois pour étau, 2f00; — 1 vilebrequin avec archet et 5 mèches, 4f50 : — 1 bidon à huile, 2f50 ; — 3 scies, 8f00 ; 1 roulette à rayer le métal, 2f00; — 17 limes et ràpes, 11f20 ; — 6 limes ines, 11f60: — 1 lime triangulaire, 1f25 ; — 2 pinces de forge, 4f00. — Total, 277f 40.

2° Outils servant à la culture. — 2 bêches, 5f00 ; — 1 fourche, 1f50: — 1 brouette, 13f 00; — les autres outils, tels que faux, rateau, etc., sont prétés par les voisins. — Total, 19f 50.

[420] 3° Ustensiles employés pour le blanchissage. — 1 cuvier, 4f50 ; — 1 chaudière, 8f00; — 2 fers à repasser, 2f 00. — Total, 14f50.

4° Ustensiles employés à la fabrication du pain. — 1 pétrin, 3f 00.

Valeur totale des propriétés............ 2.214f40

§ 7. Subventions.

Jusqu'à ces dernières années, la mutualité, pas plus que le patronage, n'a été mise en pratique d'une façon régulière par des institutions établies à Gembloux. Il existe, il est vrai, depuis trente-quatre ans, une société, sous le patronage de saint Jean-Baptiste, d'une organisation très originale et dont l'action est restée fort restreinte (§ 21). Depuis quelque temps, l'initiative des patrons et des ouvriers s'est portée sur ce point et plusieurs essais ont été tentés dans cette voie. Longtemps les patrons n'ont connu leurs ouvriers que par les rapports d'affaires qu'ils avaient avec eux, et ils n'ont pas cherché autrement à gagner leur sympathie et leur confiance ; mais aujourd'hui ils ont compris combien il importait de s'occuper de la classe laborieuse et de lui venir en aide. Les ouvriers, d'autre part, se sont laissé convaincre peu à peu des multiples avantages que présente la mutualité ; cependant, trop souvent encore, ils sont portés à ne considérer que le présent, ils ne voient que la pièce de monnaie qu'ils devraient verser chaque mois et ne songent nullement à l'éventualité d'une subvention bien plus considérable dont ils pourraient profiter en cas de maladie ou d'accident.

Les habitants de Grand-Manil ne jouissent collectivement d'aucun droit d'usage, d'aucune subvention quelconque. Quant à la famille R*** elle ne reçoit de secours ni du bureau de bienfaisance, ni de la conférence de Saint-Vincent de Paul qui existe à Gembloux, et même, n'étant pas portée sur la liste des indigents de la commune, elle n'a pas, malgré sa demande, participé à la distribution de secours faite dernièrement à l'occasion de la mort du prince Baudouin. Les frères des Ecoles chrétiennes sont seuls à leur venir en aide ; chaque année ils donnent quatre petits costumes, encore en assez bon état, qui, soigneusement entretenus par la mère, peuvent suffire à l'habillement des enfants. Joignons à cela l'instruction donnée gratuitement aux enfants,[421]et de plus, pour les deux garçons, les fournitures classiques que leurs maîtres leur procurent, et nous aurons cité tout ce qui peut être compris parmi les subventions.

§ 8. Travaux et industries.

Travaux de l'ouvrier. — Le travail principal de l'ouvrier consiste dans la fabrication complête du canif, de la serpette et parfois du couteau de cuisine.

Les matières premières lui sont fournies à l'état tout a fait brut, il doit faire à lui seul tout l'ouvrage ; il reçoit l'acier en barres, il doit en forger des lames et des ressorts, les tremper, les battre à froid, leur donner à la lime leur forme définitive, enfin les aiguiser et les polir ; tout cela constitue un travail long et fatigant, et si, en achetant meules et appareil à polir, Joseph s'est soustrait à la pénible corvée d'aller chaque semaine travailler à Gembloux, il n'a par contre nullement ménagé ses forces. Le bois et la corne subissent de même entre les mains de l'ouvrier toutes les transformations qui en font des manches de toutes grandeurs et de tous modèles. Les pièces inies, il s'agit de les réunir, de les ajuster, et, si le montage n'exige pas un grand déploiement de force, il demande en revanche de l'activité et une habileté qu'une longue pratique peut seule faire acquérir. Le coutelier mène toujours de front la fabrication d'une douzaine de couteaux au moins, le plus souvent de trois ou quatre douzaines ; c'est afin d'éviter une perte de temps trop considérable causée par les changements de travail : allumer la forg°, préparer les outils, mettre les meules en mouvement, enduire d'huile et d'émeri les roues à polir, et cent autres opérations qui, trop souvent répétées, absorberaient un temps notable. Cela est si vrai que Joseph arrive, à la fin de la semaine à avoir fabriqué une moyenne de huit couteaux par jour, tandis qu'ilne parvient pas en une journée à en terminer plus de six cn entier, en confectionnant successivement chacune des pièces. Pendant quelques mois Joseph avait accepté comme apprenti le fils d'un voisin, jcune garçon de quatore ans, très faible de constitution, pour lequel ce travail était beaucoup trop fatigant. Cette aide ne profitait en rien à l'ouvrier, le travail de l'apprenti rachetant à pcine le temps que Joseph perdait en explications.

[422] Au travail de bon matin (en été à 5 heures, et même plus tôt ; en hiver à 6 heures), l'ouvrier ne prend son repos qu'à 9 ou 10 heure ; sa journée moyenne est de quatore heures de travail effectif, déduction faite des reps.

Les travaux de coutellerie exécutés pour d'autres que le patron sont tout à fait exceptionnels, oseph ne s'y livre que quand l'occasion se présente de faire un beau bénéfice, et le fait est très rare. Quand arrive la saison de la culture et de la récolte, il s'efforce de finir sa besogne plus tôt que de coutume pour aider ensuite sa femme ; ils soignent ensemble leur jardinet, qui leur procure les légumes pour leur consommation ; l'autre terrain est divisé en deux parties, pour alterner la culture de l'avoine et des pommes de terre ; l'avoine récoltée est immédiatement vendue, les pommes de terre gardées dans l'appentis sulffisent à leur approvisionnement jusque vers le mois de mars : après cela ils sont obligés d'en acheter, et c'est ce qui explique la diférence de valeur mentionnée au § 15, Son 1.

Travaux de la femme. — La culture est une première occupation de la femme : ce n'est point la principale, les soins du ménage occupent la majecure partie de son temps, ensuite elle répare et entretient le linge et les vêtements, fait pour les étrangers divers travaux de couture; elle va également travailler comme journalière ; enfin, chaque semaine, un jour est consacré au blanchissage, et quelques heures à la confection du pain de ménage.

Industries entreprises par la famille. — Le travail à la tâche de l'ouvrier constitue une véritable industrie, à laquelle on peut ajouter les travau de coutellerie exécutés au compte de diverses personnes, l'exploitation du jardin, la confection du pain de ménage et le blanchissage du linge et des vêtements de la famille.

Mode d'existence de la famille

§ 9. Aliments et repas.

Le peu de ressources de la famille l'oblige à se contenter d'une alimentation souvent insuffisante ; le pain, les pommes de terre et quel[423]ques légumes en forment les principaux éléments ; les choux y figugurent en quantité assez considérable, comme d'ailleurs chez tous les paysans de la contrée. Le café est leur unique boisson. Les repas sont au nombre de cinq : deux déjeuners, à 7 et 10 heures, et le goûter, à 4 heures, se composent de pain et de café; le dîner à midi et le souper vers heures comportent, suivant les saisons, un poage. des légumes préparés à l'étuvée ou en salade, et toujours des pommes de terre ; en somme, point de mets caractéristique, rien de spécial.

C'est à titre tout à fait exceptionnel que, le jour de la lermesse du village, la viande figure à leur table. La femme réalise, en faisant elle-même le pain, une économie notable ; chaque semaine, elle achète 17 kilogrammes de farine dont elle obtient sept pains d'un peu plus de 3 kilogrammes.

§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.

La maison, construite en briques et recouverte de tuiles, ne se compose que d'un rez-de-chaussée, qui comprend trois pièces. La cuisine a bon aspect ; elle est grande et assez élevée, pavée en carreaux de terre cuite et tapissée ; c'est là qu'on prend les repas et que la femme se livre à ses occupations : cependant, par les froids les plus rigoureux, elle prépare le repas du soir sur le petit poêle de la chambre à coucher qui est ainsi chauffée pour la nuit. Vis-à-vis de l'entrée de la maison se trouve la porte de l'atelier, misérable réduit, bas, manquant d'air, et qui ne mesure guère plus de 8 mètres carrés, à peine suflisants pour donner place à la forge et aux outils encombrants qui y sont accumulés. Trois marches conduisent de la cuisine à la chambre à coucher, assez spacieuse mais basse ; au milieu de la pièce, une poutre verticale soutient le vieux plafond de bois ; les murs blanchis à la chaux sont percés de deux fenêtres : cette chambre, ainsi que l'atelier, n'est point pavée, la terre y est simplement durcie. Sous la chambre à coucher se trouve une cave ayant à peu près les mêmes dimensions, où une fontaine fournit en tout temps une très bonne eau.

Un simple coup d'œil jeté dans la cuisine pourrait faire croire à un certain bien-être, car la salle est toujours proprement tenue : les meubles sont vieux mais convenables, les murs sont ornés de sujets reli[424]gieux ou patriotiques, la fenêtre est garnie de fleurs. Bieu différente est l'impression lorsqu'on entre dans la pièce voisine : deux lits, deux coffres et une petite table, voilà tout le mobilier ; pour tout ornement, un crucitix cassé et une image de la Vierge, on ne tarde pas à s'apercevoir de l'état déplorable de la literie, si l'on peut encore appeler de ce nom le ramassis de guenilles qui sert de couvertures.

A la maison est adossé un appentis, servant de remise pour la provision de pommes de terre et pour divers ustensiles.

La valeur du mobilier et des vêtements peut être estimée approximativement ainsi qu'il suit :

Meubles. : tous vieux, les uns bien conservés, les autres en très mauvais état............ 190f 70

1° Mobilier de la chamber à coucher. — 2 lits en bois blanc, 30f00 ; — literie (2 paillasses de paille hachée, 2 traversins, ete.). 12f 00 ; — 1 petit poêle en fonte. 5f 40; — 1 petite table, 3f 00 ; — 2 coffres en chene, 16f00. — Total, 66f 40.

2° Mobilier de la cuisine. — 1 poéle avec pelle à feu. pincettes et tisonnier, 37f00 ; — 1 tahle, 8f00; — 1 bahut en chène, 45f00; — 10 chaises, 10f00; — 1 horloge, 8f 00; — 1 glace, 0f50; — quelques pots à fleurs, 1f80. — Total, 110f30.

3° Mobilier de l'atelier. — Rien à mentionner en dehors de ce qui a déjà été cité sous le titre : outils de coutelier, au .

4° Objets divers. — Crucifix, statuettes et gravures. 6f 00: — livres (4 livres de prières et quelques autres donnés en récompense aux enfants). f00. — Total, 14f00.

Ustensiles : réduits au strict nécessaire............ 75f 15

1° Employés pour la préparation et la consommation des aliments. — 2 marmites en fonte, 8f 00; — 2 poélons, 3f50; — 3 seaux, 5f 00: — 1 coquemar, 2f50 : — 18 assiettes diverses en faïence, 10 jattes, 14f00: — 1 soupiére, 4 plats, 6f40 ; — 1 cafetiére en métal émaillé, 2f50 ; — 1 louche et une douzaine de euillers et de fourchettes en étain, 4f50 : — verres, 0f50: — 14 couteau. I4f00 ; — 1 moulin à café, 4f00. — Total, 64f90.

2° Employés pour l'éclairage. — 2 lampes à pétrole, 3f25 ; — 2 chaudeliers en cuivre. . 4f00: — 1 paire de ciseaux, 3f00. — Total, 10f25.

Linge de ménage : tout à fait insuffisant............ 4f 50

2 paires de draps de lit, quelques lambeaux de linge servant d'essuie-mains.

Vêtements : sans caractère distinctif, portés jusqu'à l'usure la plus complètes............ 93f 85

Vêtements de l'ouvrier (36f05).

1 veston en drap, 12f20 ; — 2 blouses, 2f50 ; — 1 pantalon en drap. 5f25 ; —— 2 pantalons de travail, 3f00 : — 3 gilets, 3f30 : — 1 casquette, 1f 40 ; — 1 paire de bottines, 4f00 — 1 paire de sabots, 0f30 ; — 3 chemises de couleur. 2f90; — 3 paires de chaussettes, 1f20. — Total, 36f05.

Vêtements de la femme (23f45).[425]en coton, 2f 40 ; — 2 paires de bas, 1f30; — 1 bonnet. 1f50 ; — 1 paire de souliers, 3f00; 2 taliers en toile bleue, 0f 40: — 1 paire de sabots, 0f 20: — 2 mouchoirs, 0f60. — Total, 26f 45.

VÊTEMENTS DES ENEFANTS (34f35).

4 costumes de garçons, 3f80; — 1 robe. 7f7; — 1 paire de bottines, 5f 00 ; — 7 paires de bas, 3f80: — 6 chemises, 7f50; — 2 robes, 2f00;. — 3 paires de sabots, 1f20. — 3 mouchoirs, 0f90: — 2 casquettes, 1f20 ; — 1 chapeau, 1f20. — Total, 34f35.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 364f 20

§ 11. Récréations.

La semaine est tout entière occupée par les travaux ; Joseph ne prend de récréation que le dimanche, les jours de fête d'obligation, le jour de l'an oùil est de tradition parmi les ouvriers de faire visite à toute sa famille, et le jour de Saint-loi dont les couteliers célèbrent la fête avec les forgerons. Ses distractions sont très paisibles ; il passe une bonne partie de la journée chez lui à causer avec sa femme et ses voisins ; il se plait aussi à lire les livres que ses enfants ont reçus en récompense ; ce n'est qu'entre le goûter et le souper qu'il va jouer aux cartes à l'estaminet ; il ne prend que du geniêvre, mais en petite quantité ; les consommations sont l'enjeu de la partie. Il ne fume pas, mais il mâche continuellement du tabac.

Chaque année, dans la bonne saison, Joseph profite d'un dimanche pour aller à Namur ; sa promenade ne lui occasionne aucun frais spécial, car il voyage à pied et emporte ses provisions en poche.

Parmi les récréations les plus goûtées de la population ouvrière de cette contrée, ligurent en toute première ligne les concours d'oiseaux chanteurs. C'est devenu en certains endroits une véritable plaie ; les ouvriers y consacrent bien des heures qui devraient être employées au travail, souvent même ils y exposent une partie de leur salaire car la passion du jeu n'a pas tardé à étendre ses ravages jusque chez les ouvriers, et l'habitude des paris est venue faire d'une distraction, qut aurait pu être bien légitime, un plaisir en tous cas ruineux. Notre coutelier cependant ne mérite que des louanges à ce sujet : il comprend trop combien son salaire est nécessaire aux siens pour aller l'ex poser dans de pareils plaisirs.

Une surveillance trop peu active a laissé renaitre en plusieurs en[426]droits un autre abus, plus grave, qui a déjà mérité la répression légale ; ce sont les combats de coqs dont il serait superflu de refaire le procès.

Histoire de la famille

§ 12. Phases principales de l'existence.

Le métier de coutelier est héréditaire dans la famille R***. Le père de Joseph a eu huit enfants, dont cinq garçons ; deux ont continué le métier de leur père ; les travaux de celui-ci ne purent que suffire à leur entretien, il mourut d'ailleurs alors que ses derniers enfants étaient encore en bas âge et les aînés se marièrent jeunes, en sorte que les ressources de la famille ne purent s'accroître ; leur modeste héritage ne comprenait que la maison et le jardin dont il a été déjà parlé.

Après ce qui a été dit au cours de la monographie, et spécialement au § 2, au sujet de la famille, il ne reste rien qui mérite d'être mentionné ici.

Les époux ont mené jusqu'à ce jour une existence très tranquille qu'aucun événement n'est encore venu modifier.

§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille

Par un travail patient et consciencieux, joint à une modération digne d'éloges, notre ouvrier parvient a entretenir et à élever sa famille, et sans doute, si la coutellerie n'était dans cette période critique qui a amené la baisse des salaires, il réaliserait quelques économies : mais, dans l'état actuel, il n'espère pas atteindre un meilleur résultat. tanl que ses fils ne seront pas à même de travailler avec lui.

Il y a quelque temps, on a essayé d'étallir à Gembloux une société de sccours mutuels ; après l'avoir maintenue à grand'peine, on[427]s'est vu forcé de la dissoudre ; son existence a été de très courte durée. D'après les renseignements donnés à ce sujet par le coutelier luimême, la plupart des ouvriers auraient refusé de s'y affilier, parce que l'indemnité donnée par la société devait être réduite de moitié au bout de trois mois, et cesser complètement après six mois de maladie et d'incapacité de travail, alors que justement elle deviendrait chaque jour plus nécessaire. Cela prouve bien que les ouvriers ne comprenaient pas les bienfaits de la mutualité.

Éléments divers de la constitution sociale

FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE ; PARTICULARITÉS REMARQUABLES ; APPRECIATIONS GÉNERALES ; CONCLUSIONS.

§ 17. SUR L'ORIGINE, LES DÉVELOPPEMENTS ET L'ÉTAT ACTUEL DE LA COUTELLERIE

A. GEMBLOUN.

[440] Nous n'avons guère de renseignements sur l'origine et les premiers développements de la coutellerie à embloux. Voici ce qui est inséré à ce sujet dans le Rapport du jury et les documents de l'exposition de l'industrie belge en 1847 :

« De temps immémorial la coutellerie belge a joui d'un grand renom, mais c'est surtout vers la fin du siècle dernier que cette industrie, dont Namur est le centre, a pris un notable accroissement, grâce aux débouchés nombreux que lui procurèrent successivement les conquêtes de la France.

« La chute de l'Empire français, restreignant ces débouchés, fut fatale à la coutellerie, comme à beaucoup d'autres branches d'industrie de notre pays. lIleureusement les fabricants de Namur ne s'étaient point endormis dans leur temps de prospérité ; ils avaient eu le bon esprit de chercher à améliorer leurs produits et ne tardèrent pas à recouvrer, malgré la concurrence étrangère, les débouchés qu'ils avaient momentanément perdus. Il ne pouvait en être autrement, car leurs produits réunissaient les deux conditions indispensables à toute industrie qui veut prospérer : la bonne qualité et le bon marché. »

Il importe de revendiquer dans ces éloges la juste part de Gembloux, dont on a longtemps désigné les produits sous le nom générique de coutellerie de Namur. Autrefois Gembloux eut pour spécialité les[441]couteaux fermants et les canifs, mais elle ne tarda pas à généraliser sa fabrication, en même temps qu'elle la perfectionnait, et les vingt années qui suivirent 1860 furent particulièrement prospères ; les débouchés s'étendirent spécialement du côté des départements du nord de la France ; en même temps on sut mettre à profit la vapeur d'une façon judicieuse, sans nuire à la perfection du produit, car l'industrie coutelière est une de celles où la machine ne peut se substituer en tous points à la main de l'homme sans que la fabrication ne perde de ses qualités. Les industriels de Gembloux le comprirent et continuèrent à faire forger l'acier, tandis qu'à l'étranger on employait dejà les machines pour couper les lames. La vapeur ne leur servit que pour diminuer l'effTort ; on ne l'appliqua qu'aux meules ; le produit put baisser de prix tout en gardant ses qualités d'autrefois ; on créa de nouveaux modèles, et les marques de Gembloux furent très recherchées. L'industrie était encore dans cette période ascendante, quand le traité de 1881 avec la Erance vint lui porter un coup si terrible qu'elle a grand'peine à s'en relever. Consultons à cet égard les procèsverbaux des séances d'enquête de la commission du travail4; cinq ans s'étaient écoulés depuis le traité ; patrons et ouvriers avaient déjà eu le temps d'en ressentir tous les effets, aussi les plaintes furentelles unanimes.

Avant le traité, les Belges payaient de droit d'entrée 15 % et les Francais 10 %, ad alorem aujourd'hui les F'rancais continuent à payer 10 de la valeur déclarée, tandis queles Belges payent au poids d'après le tarif suivant :

L'inégalité est d'autant plus considérable que la déclaration de valeur accuse aisément un chiffre inférieur à la réalité, tandis que le poids rend toute fraude impossible.

Droits d'entré en France payés par les coutelleries belges après le traité franco-belge de 1881 (notes annexes)
Droits d'entré en France payés par les coutelleries belges après le traité franco-belge de 1881 (notes annexes).

Perte complète du débouché français, tel fut pour embloux le résultat direct et immédiat du traité ; les conséquences plus éloignées ne furent pas moins pénibles. La concurrence intérieure alla toujours croissant ; chacun aurait voulu ne pas diminuer sa production, tous[442]les efforts tendirent à ce but, mais ce fut peine inutile, le stocl de marchandises devenait chaque jour plus considérable, il fallut bien réduire ; alors, pour ne pas trop restreindre les profits. on se rejeta sur le prix de revient qu'on voulut, coûte que coûte, diminuer ; l'ouvrier à son tour fut atteint dans son salaire. Pour produire à meilleur compte, les fabricants recoururent à un autre moyen, signalé à la commission du travailpar M. Tilis, secrétaire communal et secrétaire du bureau de bienfaisance et des hospices de Gembloux5. « L'Allemagne. dit-il, avec sa production puissante et peu coûteuse d'ouvrages d'apparence trompeuse et de peu de valeur comme usage, a eu l'apparente bonhomie de nous concéder une réciprocité de bas tarifs. C'était là un trompe-l'œil ; car, tandis que nous n'avions rien à aller faire chez elle où l'on n'achèterait pas nos bons produits, elle nous inonde de sa camelote dorée. Que se produit-il alors ? Par des temps surtout où l'on tient au bas prix, nos patrons en coutellerie, mis en renom par a réputation donnée aux couteaux de Gembloux par nos ouvriers, achètent des couteaux allemands en quantité, font même fabriquer certaines pièces du couteau en Allemagne, et le pavillon de tiembloux fait plus ou moins passer cela, au grand détriment de nos bons ouvriers de Gembloux et des environs. »

Il en est ainsi de l'aveu même des patrons ; l'un d'eux disait dans la même enquête, en parlant des fabricants allemands : « Nous avons avantage à leur acheter des lames de couteaux toutes faites à notre marque, que nous montons ici. » Et les ouvriers s'en plaignent amèrement, car ils y perdent du travail.

Tout cela est l'effet du traité de 1881 ; il doit expirer au 1er janvier 1892. La chambre des représentants, en sa séance du juillet, a entendu le rapport fait par M. de Hemptime, au nom de la commission permanente de l'industrie, sur une pétition des couteliers de tiembloux présentée le 18 juin. Leur demande n'a pas changé ; ils réclament, comme en 1886, la réciprocité des tarifs douaniers.

La situation créée par le traité de 1881 a été maintenue jusqu'au 1e février 1892; un tarif nouveau est alors entré en vigueur, mais il est presque en tous points semblable au tarif conventionnel de 1881. Voici les quelques modifications apportées : on a fait une distinction dans la coutellerie fine, et les couteaux de table à manche d'ivoire ou[443]de nacre sont taxés à 600 francs les 100 kilog. ; c'est une aggravation très considérable du droit antérieur, mais qui n'atteint guère notre industrie, car on ne fabrique en Belgique que fort peu de couteaux de ce genre ; ensuite les sécateurs, qui jusqu'en février avaient eu l'entrée libre, sont depuis taxés à raison de 20 francs les 100 kilog. C'est une protection accordée malgré eux aux couteliers de Chàtellerault, les principaux fabricants de cette branche spéciale de la coutellerie: ils n'ont guère de concurrents et ils craignent que cette protection ne leur en suscite. Cette nouvelle taxe doit être de peu d'importance pour la Belgique, car jusqu'à présent nos fabricants ne se sont pas livrés, du moins d'une façon sérieuse, à la fabrication des sécateurs. nfin, une dernière modification porte sur les ciseaux de tailleur ; pour cet article, il y a une réduction notable de droit d'entrée ; ils étaient autrefois assimilés aux couteaux de cuisine et payaient 100 francs par 100 kilog., maintenant ils forment uee classe à part avec les sécateurs et sont taxés au même chiffre. Ce changement a pour la coutellerie un peu plus d'importance que les précédents ; il est loin cependant de suffire à relever quelque peu cette industrie en Belgique.

Quant au traité germano-belge de 1892, il ne touche pas à la coutellerie, la situation est donc maintenue.

En résumé, la coutellerie de Gembloux est réduite au marché intérieur, que même la France et l'Allemagne viennent de plus cn plus lui disputer. Les pays plus éloignés dans l'Europe sont réservés aux concurrents étrangers, mieux placés pour cette exportation. Il est vrai que plusieurs fabricants de Gembloux ont reçu certaines commandes venant de urquie, mais l'expérience des premiers envois a été si peu encourageante, qu'ils ont renoncé à de nouvelles tentatives dans cette direction. Les couteaux arrivés à destination étaient refusés sous un prétexte quelconque ; on ne consentait à les prendre qu'à un prix très réduit, et l'expéditeur, pour éviter les frais de retour, se voyait forcé de vendre à perte. Les patrons se plaignent d'un manque de sécurité assez fréquent dans les relations commerciales avec ce pays.

Les marchés de l'Europe étant complètement fermés, le succès est réservé maintenant à ceux qui sont capables d'exporter vers des pays plus lointains. Mais, pour cela, il faut une organisation puissante; il faut produire vite et à bon compte, pouvoir répondre en quelques jours à des commandes souvent très considérables, et travailler en vue de satisfaire un acheteur qui réclame avant tout le bon marché: en un mot, il est absolument nécessaire de faire intervenir la machine, même[444]pour couper les lames, et d'être outillé de façon à pouvoir exécuter les modèles, aux formes variées et parfois bizarres, spéciaux à chaque pays. Aussi, avec leur organisation actuelle, les industriels de Gembloux n'ont pas encore pu songer à ces débouchés, réservés jusqu'à maintenant à la maison la plus importante que la Belgique possède en ce genre d'industrie : la manufacture J.F. Licot et Cie. Fondée à Namur en 1771, elle a bientôt acquis une grande renommée, et aujourd'hui ses débouchés se font dans toutes les parties du monde en dehors de l'Europe. Ses installations, bien qu'anciennes, sont favorables ; les ateliers sont assez spacieux pour le nombre d'ouvriers, l'éclairage y est abondant, les salles bien aérées, et d'ici à peu de temps on remplacera une partie du vieil outillage qui pourrait ofrir quelque danger d'accident.

Depuis quelques jours cette maison a changé de propriétaires ; sans apprécier l'ancienne direction que je n'ai point connue, j'ajouterai que les premiers actes de la nouvelle sont de nature à faire augurer des résultats aussi bons pour le bien de l'ouvrier que pour le succès des affaires. Les patrons se sont empressés d'écarter certains ouvriers adonnés à la boisson, objets constants de mauvais exemple pour leurs compagnons, et ils auront sans doute à cœur de faire en sorte que leurs ouvriers profitent des institutions multiples que le dévouement catholique a établies pour le bien-être et la préservation morale de la classe laborieuse.

§ 18. SUR LE TRAVAIL A DOMICILE.

L'industrie coutelière à Gembloux s'est depuis très longtemps perpétuée dans les mêmes familles, et cela sans doute a contribué pour une large part à ses succès passés, ainsi que l'écrivait il y a quelques jours à peine M. le professeur Brants6: « Les spécialités locales, fruit d'une longue éducation technique, division héréditaire du travail, l'activent et le perfectionnent ; au bout de quelques générations, on nait métallurgiste ou houilleur, armurier ou tailleur en bois, etc. ; l'éducation familiale transmet les finesses du métier.

[445] L'enseignement professionnel y supplée à peine et chacun en apprécie l'importance. Cest le secret du triomphe de tant d'industries historiques. Cette transmission héréditaire est d'ailleurs facilitée par la coutume du travail à domicile; il n'existe, même à présent, aucune usine à Gembloux, car on ne peu appeler de ce nom les ateliers mus par la vapeur, où les ouvriers ne vont effectuer que certains travaux, généralement ceux qui se font à la meule ; encore n'y vont-ils que quelques heures tous les quinze jours.

A la maison, l'enfant suit les travaux de son père, et cette simple observation quotidienne, faite sans efforts, inconsciente en quelque sorte, supplée en bien des points à l'apprentissage. C'est encore cette organisation de la fabrique collective qui a permis à la famille de garder sa stabilitéet son indépendance ; et, si l'ouvrier est resté fidèle aux croyances de ses pères, si toutes les théories subversives dont l'extension a été si rapide en ces derniers temps n'ont pas eu d'action sur lui, ne faut-il pas en rendre hommage à cette organisation et reconnaître qu'elle y a contribué pour une part notable2 Cela est incontestable, d'autant plus que le coutelier de Gembloux, abandonné à ses propres forces, n'eût pas trouvé dans des institutions patronales l'appui et l'encouragement nécessaires pour résister aux influences pernicieuses que l'usine ne tarde pas à répandre, aux nombreuses causes de souffrance et de conflit qu'elle fait naître.

Mais le travail à domicile a aussi un inconvénient : les loyers étant élevés à Gembloux, l'ouvrier est confiné dans un atelier étroit et malsain, bas, humide, mal aéré ; et c'est là que, douze heures durant, et souvent plus, il se livre à un travail déjà rude par lui-même, mais que ces circonstances rendent plus pénible encore.

Enfin, quels que soient les avantages et les inconvénients de l'état actuel, il ne parait plus devoir se maintenir longtemps : l'usine agglor mérée remplacera bientôt la fabrique collective ; cela est devenu aujourd'hui, comme nous l'avons constaté au paragraphe précédent, une véritable nécessité pour les industriels. Si les fabricants en viennent à ce changement, il faudra leur recommander et espérer qu'ils auront la sagesse d'employer les nombreux moyens qui peuvent atténuer les dangers de l'usine. Pour soutenir la lutte industrielle, ils ne cachent point leur désir d'établir des ateliers mus par la vapeur ; la machine serait appelée à remplacer le plus possible la main de l'homme ; on réaliserait la subdivision spéciale du travail entre les ouvriers : certains patrons voudraient même arriver à une notable diminution du[446]pri de revient en employant des femmes et des enfants, pour bon nombre de petits ouvrages qui leur conviendraient aussi bien sinon mieux qu'aux hommes. C'est d'ailleurs, disent-ils, indépendamment même des droits d'entrée, une des causes du succès obtenu par l'industrie étrangère, qui. grâce à cette organisation, peut vendre ses produits à des prix inférieurs au prix de revient en Belgique. Le seul obstacle qui empêche encore cette transformation, c'est la situation précaire de la coutellerie ; les patrons craignent d'entreprendre inutilement les dépenses de premier établissement.

§ 19. SUR L'OBSERVATION DE LA LOI DU 16 AOUT 1887, PORTANT RÉGLEMENTATION DU PAYEMENT DES SALAIRES OUVRIERS7.

La loi du 16 août 1887, article 2, porte que les matières premières fournies par le patron à l'ouvrier ne peuvent être imputées sur le salaire que pour un prix ne dépassant pas le prix de revient8. Cette loi a été un des résultats de l'enquête de la commission du travail en 1886. Il avait été fait mention, alors, à Gembloux même, de l'abus que veut réprimer l'article 2. M. Tilis disait dans le rapport déjà cité : « Les matières premières sont comptées à l'ouvrier à un prix très élevé. De là vient qu'il semble obtenir de ses couteaux fabriqués un prix également élevé, et, s'il lui prenait la velléité d'aller en ville, chez un revendeur, offrir son ouvrage fabriqué, que lui répondrait-on2 Mais voici votre ouvrage je l'achête à M. un tel, même à un prix moins élevé que celui que vous m'indiquez, parfois au-dessous du prix que reçoit iei l'ouvrier. Le patron s'est payé sur l'exagération du prix des matières premières. « Ainsi il vend : le laiton, qui lui coûte 1fA40 le kilog., à 3 francs ; l'acier, qualité ordinaire, qui lui coûte 0f42, à 1f20 ; l'acier in se revend 2 francs le kilog. ; l'argent s neuf», qui lui coûte 5 francs, il le revend 16 francs. Les patrons ont prc[447]testé contre ce rapport, affirmant que les chiffres en étaient exagérés. Quoi qu'il en soit, l'abus existait, la matière première était vendue à l'ouvrier moyennant retenue sur son salaire, et cela à un prix de beaucoup supérieur au prix de revient.

Voici comment un patron justifiait, lors de l'enquête, ce mode de vente des matières premières9:

« En confiant, dit-il, la matière premiêre à l'ouvrier, on s'expose à ce qu'il en détourne une partie ; en la lui faisant payer, on supprime ce risque. Mais l'ouvrier a le choix de l'acheter au prix coûtant ou plus cher, et le prix qu'il recevra de la pièce fabriquée est débattu et fixé de commun accord, suivant ie prix qu'il paye la matiere première. L'ancien usage est de prendre la matière premiêre au-dessus du prix coûtant, en faisant majorer d autant le prix de la pièce fabriquée ; et les anciens ouvriers s'en tiennent à cet usage. C'est ainsi quil peut se faire que des pièces, payées 5 francs à l'ouvrier qui les a façonnées, soient revendues aux clients à un prix inférieur. Les patrons n'ont aucun intérêt à vendre la matière première avec bénéfice, mais il n'y a non plus dans ce cas aucun inconvénient pour l'ouvrier. Si celui-ci croyait l'acheter trop cher chez son patron, il se la procurerait ailleurs, car il est libre de le faire ».

Il est vrai que confier la matière première à l'ouvrier, c'est s'exposer à lui en voir détourner une partie, mais encore faudrait-il qu'il y en ait en trop ; et, comme on arrive bientôt à savoir la quantité de matériaux nécessaires pour une douzaine d'objets, qu'est-ce qui empêcherait alors de la lui confier2 On n'ohjectera pas que l'ouvrier fera un travail imparfait en s'efforçant de garder pour lui une partie des matières qui lui auront été données, car on pourrait répondre aussi que. si on vend la matière première, on est exposé de la même façon à recevoir un produit défectueux, à cause du désir qu'a l'ouvrier d'économiser sur la matière première ; il y a même cette différence que, dans le premier cas, ce ne serait pas sans scrupule qu'un honnête ouvrier retiendrait ce quiil serait parvenu à économiser.

Néanmoins, il n'y a pas à embloux de patron qui ait adopté ce système de confier la matière première à l'ouvrier. Leur règle générale, c'est la vente avec bénéfice.

Loin de dire qu'il n'y a, dans cette méthode, auun inconvénient pour l'ouvrier, nous le voyons de cette façon livré à la merci des pa[448]trons ; et, en effet, que ceux-ci, sous un prétexte quelconque, refusent les produits, le motif ftôt-il très légitime, un défaut de fabrication, par exemple ; n'importe. voilà l'ouvrier dans l'impossibilité d'obtenir son salaire ; alors évidemment il devra bien passer par toutes les conditions que lui imposera le patron.

Quant aux affirmations des industriels que l'ouvrier peut se procurer les matières premières ou bon lui semble, j'admets volontiers qu'il n'est pas dans les conditions du contrat de travail de devoir les acheter chez le patron ; cela est très exact, mais on reconnaitra, et c'est bien ce que disent les ouvriers, qu'ils ne peuvent guère faire autrement, et, en se risquant à acheter au dehors, ils s'exposent à de nombreuses difficultés.

Cette situation aurait dû cesser après la loi de 1887, mais il est regrettable de devoir constater, aujourd'hui encore, qu'il ne s'est guère produit de changement, comme on peut d'ailleurs s'en convaincre en jetant un coup d'œil sur le compte des dépenses relatives aux matières premières, au § 16, H.

Un dernier mot au sujet de la loi du 16 août 1887. Certains patrons, indépendamment de la coutellerie, exercent un commerce et vendent des marchandises à leurs ouvriers ; en cela, ils ne contreviennent pas absolument à la loi, mais ils se mettent cependant dans une situation défavorable, que la loi défend précisément pour faire disparaître toute idée du truch-sgstem. Il résulte en effet de l'artiele 8 que ces patrons s'exposent, dans presque tous les cas, au non-paiement des fournitures faites par eux, puisque l'action qu'ils intenteraient de ce chef à leurs ouvriers ne serait en général pas recevable. Exceptionnellement cependant, elle aurait pleine valeur pour obtenir le paiement : des fournitures relatives au commerce exercé par l'ouvrier ; du logement, de la location d'un terrain, des outils ou instruments nécessaires au travail, ainsi que de leur entretien ; des matières ou matériaux nécessaires au travail, et dont les ouvriers ont la charge selon l'usage admis, ou aux termes de leur engagement, et enfin de l'uniforme ou du costume spécial que les ouvriers seraient astreints à porter.

Au cours de la discussion du budget de la justice, plusieurs députés ont signalé à la Chambre les infractions à la loi de 1887 et en ont réclamé une répression plus active. La réponse du ministre a confirmé cette appréciation de la façon suivante : « L'honorable M. Helleputte a demandé la statistique de l'application de la loi sur les salaires. Je la tiens à la disposition de l'honorable membre. Elle marque une appli[449]cation très insuffisante des dispositions de cette loi. Pendant le dernier exercice, 5 patrons ont été poursuivis dans 22 affaires, ont été acquittés, 39 ont été condamnés conditionnellement, 13 ont été condamnés sans condition. L'honorable M. Helleputte a signalé les difficultés auxquelles les importantes dispositions de la loi se heurtent dans la pratique. Les ouvriers, qui devraient dénoncer les infractions qui se commettent, ne se sentent pas suffisamment protégés pour oser affronter les conséquences des poursuites qu'ils provoqueraient ; ce sont là de puissantes raisons pour engager les parquets à redoubler de vigilance10. » Depuis cette date, de nouvelles poursuites ont été intentées.

§ 20. SUR LA LOI DU UILLET 1891, MODIFIANT QUELQUES DISPOSITIONS DE LA LOI SUR LE DROIT DE PATENTE.

L'évolution rapide qui s'est produite depuis le commencement de notre siècle dans le monde économique a surtout été merveileuse en ce qui concerne le commerce et l'industrie ; c'est l'effet à la fois de l'accumulation ou de la concentration des capitaux, du proggrès industriel et du développement des voies de communications et des moyens de transport.

Dans cet ordre de faits, la législation des patentes nous offre l'occasion de quelques constatations intéressantes.

Jusqu'ici nous avons été régis par la loi de 1819, modifiée déjà plusieurs fois, mais seulement sur des points de détail11. D'après le principe même de cet impôt appliqué au commerce, la somme à payer doit être en rapport avec l'importance des affaires ; pour réaliser cette proportionnalité, le législateur a fixé, parmi les marchands et boutiquiers, 17 classes différentes s'étendant jusqu'à un débit maximum de 265.000 franes. Tous ceux qui l'atteignent et ceux qui le dépassent, quel que soit d'ailleurs le montant de leurs affaires, sont soumis à une taxe uniforme.

Le chiffre de 265.000 paraissait en 1819 un maximum assez élevé[450]pour ne pas étre dépassé : les entreprises commerciales n'avaient pas l'importance d'aujourd'hui, les baaars immenses où l'on vend des objets de tout genre n'étaient guère connus. Mais depuis, que de changement Chaque jour on voit le grand commerce se développer davantage les grands magasins s'ouvrent partout, et l'on compte beaucoup d'établissements pour lesquels une vente de 265.000 francs ne constitue qu'une fraction minime du débit total. Et cependant la patente est restée fixe, calculée sur ce chiffre. Inutile d'insister sur l'inégalité qui en résulte. Le principe de la proportionnalité de l'impôt, disait à la chambre M. de Smet de Naeyer, strictement appliqué au petit commerce et au commerce moyen, se transforme, quand les intérêts de quelques grandes entreprises commerciales sont en jeu, en une exemption injustifiable. »

Voilà une première inégalité à laquelle M. de Smet de Naeyer a voulu mettre fin par son projet de loi. Il a proposé et fait voter une disposition nouvelle, soumettant à un droit supplémentaire et proportionnel les débits dont le montant excède le chiffre donnant accès à la première classe. Par,là il répondait aux réclamations bien des fois articulées par les petits marchands et boutiquiers. Mais son initiative ne s'est pas arrêtée là.

Dans plesieurs meetings tenus à Bruxelles et dans d'autres grands centres, les intéressés avaient aussi porté leurs réclamations sur un autre point, également très important pour eux : la question de la patente des sociétés coopératives de consommation. En cela encore le législateur leur a donné la satisfaction qu'ils demandaient.

De quoi se plaignaient donc les petits marchands2 D'un abus de la part d'agents du fisc : certains d'entre eux considéraient, comme n'ex ercant pas une profession ou un commerce imposable au droit de patente, les sociétés coopératives de consommation limitant leurs opétions aux associés ; d'autres, se basant sur le même principe, n'imp osaient les sociétés de ce gcnre vendant à des tiers qu'à raison de leur vente à ces tiers. Il en résultait la plus grande diversité dans leur manière d'agir.

Pour trancher les hésitations du fisc, le législateur, d'après le rapport fait au nom de la section centrale de la chambre par M. Eeman12, vient de déclarer que toutes les coopératives doivent être soumises au droit de patente.

[451] Un texte exprès a créé une exception pour les sociétés qui se constituent pour la vente, la construction ou la location d'habitations ouvrieres13.

Un troisième point encore a fait l'objet de la loi. On a vu se former en ces derniers temps des établissements considérables pour la confection du pain ; ils travaillent, par des procédés aussi économiques que perfectionnés, de grandes quantités de matières premières, et peuvent ainsi livrer leurs produits à des prix défiant toute concurrence de la part du boulanger proprement dit, de l'homme de métier. Personne ne songera à s'étonner qu'une situation semblable n'ait pas été prévue en 1819. On s'était contenté alors de fixer une patente maximum de 100 francs pour le boulanger ; comme conséquence de cette mesure, nous étions en présence d'une inégalité analogue à celle signalée plus haut entre le petit et le grand commerce ; le légis lateur vient d'y remédier, en faisant passer les fabriques de pain (et il spécifie ce qu'il entend par là) dans la catéorie des industries proprement dites.

Voilà l'objet de la loi du 6 juillet 1891. Elle met en lumière une phase de la lutte du petit commerce, de la petite industrie, contre les grandes entreprises. Celles-ci ga gnent chaquejour du terrai n ; la loi ne retardera guère la marche, leur supériorité économique est trop considérable. Dans toutes les matières où elle est possible, l'organisation sur une grande échelle se substituera petit à petit à l'entreprise de peu d'importance ; c'est là une transformation dont il faut combattre les abus, corriger les inconvénients, mais qu'il faut cependant laisser suivre son cours naturel ; car, comme on le disait dans un des derniers rapports de la commission permanente de l'industrie, la loi ne peut être appelée à niveler les conditions économiques si diverses dans lesquelles s'exerce l'industrie ; et cela est également vrai en ce qui concerne le commerce.

§ 21. SUR LA MUTUALITÉ.

Il existe à Gembloux, depuis trente-quatre ans déjà, une association[452]érigée dans l'établissement des frères des Ecoles chrétiennes et qui s'appelle Société de Saint-Jean-Baptiste ; c'est avant tout une sorte de confrérie, de congrégation ; cependant elle tient quelque chose de la mutualité, et c'est ce qui en rend l'organisation absolument originale. Au début, c'était exclusivement une œuvre de piété ; je ne veux pasdire qu'elle ait perdu ce caractère, bien au contraire, seulement depuis 1864 elle distribue des secours à ses membres malades. C'est de cette année que datent les statuts imprimés ; jusque-là on s'était contenté d'un règlement écrit que l'on communiquait à ceux qui désiraient en prendre connaissance ; le but et l'esprit de la société étaient d'ailleurs trop bien connus pour que cela pût donner lieu à des difficultés. Cependant la société avait été en progressant, et on crut bientôt utile, pour contribuer à sa stabilité et à son extension, de recourir à l'impression des statuts. Ce fut l'occasion de les modifier en quelques points et d'y introduire des rêgles nouvelles.

Le caractère et l'organisation de cette société ne sauraient être mieux définis que par la citation de quelques articles de ces statuts qui sont d'ailleurs fort sommaires.

... Art. II. Le but que se propose la Société est la gloire de Dieu, l'honneur de Jésus-Christ dansson divin sacrement, et la sanctification deses membres. —Art. II. La congrégation se fait gloire d'assisteraux processions en corps. — Art. IV. La fête principale de la congrégation est celle de) saint Jean-Baptiste. Le dimanche qui suit la fête, communion générale et réunion. — (L'article V mentionne neuf autres fêtes secondaires, toutes religieuses bien entendu, auxquelles les membres sont invités à faire la communion.) — Art. V. Lorsqu'un membre de la congrégation vient à mourir, les autres sont invités à assister aux offices qui sont célébrés pour le repos de son âme. — Art. V. La congrégation fait célébrer un service pour chacun de ses membres qui vient à mourir. — Art. V. La Société vient en aide à ses membres, dans le cas de maladie, par un secours pécuniaire pris sur la caisse d'épargne. Le conseil constate par lui-même les besoins, et avise aux moyens à prendre. Les secours sont en raison de la mise des associés et du temps qu'ils font partie de la Société... — Art. N. Chaque mois, tous les membres sont tenus de verser entre les mains du trésorier 10 centimes pour subvenir aux frais de la congrégation. — Art. XI. Les dons particuliers sont reçus avec reconnaissance, et il en est fait mention dans un registre spécial. — (Les articles NIIà NIN s'occupent du conseil de direction, qui est pris parmi les ouvriers ; ils en fixent la[453]composition, les attributions, les réunions, etc.) — Art. MX. La congrégation se réunit au local des frères des coles chrétiennes, tous les dimanches, à une heure désignée pour assister aux exercices. — Art. NXNI. Ordre des exercices : 1° Cantique ; 2e Prière eni sancte ˉSpiritus et le Souvenez-vous ; 3° nstruction ; 4° Chant d'un cantique ; 5°rière, Pater, Ae. — (Enfin les articles XNII et XXIII fixent les conditions d'admission et d'exclusion.)

Inutile d'insister sur le caractère religieux de l'œuvre, il résulte assez du seul examen de ces quelques lignes.

En 1866, quelques nouveaux articles, qu'on pourrait appeler règlement d'ordre intérieur, furent encore imprimés ; c'était une détermination plus spéciale des articles VI, VIIet XI des statuts. Ils fièrent, pour la souscription annuelle des membres honoraires, un minimum de 2 francs et déterminèrent ensuite les obligations de la Société envers ses membres protecteurs, en ce qui concerne les messes à faire célébrer pour les défunts. A ce nouvel imprimé on ajoutait, sous forme d'observations, ces quelques lignes : « Le but que doivent se proposer les membres honoraires est le bien spirituel et corporel des membres effectifs. Leurs souscriptions servent à secourir les pauvres ouvriers dans leurs maladies, ainsi que leur famille, comme le prescrit l'article VI des statuts. Les membres honoraires font réellement partie de la Société et ont le droit d'assister à ses réunions. On les invite même à y figurer de temps en temps, pour l'encouragement des membres effectifs ».

On ne tarda pas à s'apercevoir que l'article VI des statuts déterminant un secours en cas de maladie était trop vague et prêtait à de nombreux abus : on introduisit alors une nouvelle modification. On déclara d'abord, ce qui n'était pas dans les statuts, que les membres malades auraient droit aux soins gratuits du médecin et du pharmacien ; quant àl'indemnité pécuniaire, elle fut réglée comme suit : chaque membre peut recevoir sur toute l'année un secours total de 24 francs ; cette somme est divisée en quatre bons de 6 francs chacun, que le conseil accorde à la demande du malade, après enquète et quand il le juge à propos ; on ne se souvient dans la Société d'aucune difficulté survenue à ce sujet.

La Société a été autrefois très prospère ; elle a eujusqu'à1.600francs en caisse, mais ses ressources ont beaucoup diminué : elle ne compte plus aujourd'hui que 34 membres et possède seulement une somme de 700 francs. nrelevé sommaire des comptes donnera une idée approximative[454]de la façon dont s'établit l'équilibre des budgets. Commençons par les dépenses : le médecin reçoit annuellement une somme fixe de 50 francs ; en 1891, le pharmacien a reçu 72 francs ; enfin 96 francs ont été distribués en secours, à cela il faudrait ajouter encore quelques frais de messes et les dépenses générales de la Société ; le tout s'élèverait donc à environ 240 francs. D'autre part, aux recettes figurent 35 francs, comme intérêt à 5 des 700 francs de capital, 198 francs reçus des membres honoraires et protecteurs, enfin 40f80 de cotisatios, et peutêtre aussi quelques francs d'amende, car les membres effectifs, ui, sans motif légitime, n'assistent pas à l'enterrement d'un membre hon oraire ou effectif, sont passibles d'une amende de 50 centimes. Les recettes s'élèvent donc à plus de 270 francs. La Societé reste par conséquent dans une situation financière favorable.

De cet exposé, il résulte en toute évidence que nous sommes en présence d'une œuvre de patronage, je dirais même presque de bienfaisance, soutenue par les personnes fortunées de la localité, car les cotisations des membres effectifs n'interviennent pas même pour le cinquième dans les dépenses.

A côté de cette Société ancienne, il s'en forme actuellement une nouvelle, fondée absolument sur les principes de la mutualité. et qui compte même demander la reconnaissance légale. Elle est toute récente : ses statuts sont datés du 3 janvier 1892. Aussi, pour rester dans l'ordre chronologique, nous commencerons par dire quelques mots d'une autre Société qu'on avait tenté d'établir en 1890.

En décembre 1890, il y avait eu une réunion d'ouvriers couteliers et ferronniers ainsi que de patrons. Ceux-ci avaient pris l'initiative de l'œuvre, mais cette tentative n'a pas réussi. Pourquoi ? Il est bien difficile de le dire exactement. Les patrons attribuent l'échec aux ouvriers, ceux-ci aux patrons ; d'autres croient que les ouvriers n'étaient pas assez entre eux, que l'élément patron les gênait et que, s 'ils se sont montrés défiants, c'est qu'ils pensaient voir dans cette Société une affaire de politique et d'intérêt pour les fondateurs. 'oujours est-il qu'on ne put s'entendre, lors de la discussion du projet de rêglement. Néanmoins une vingtaine d'ouvriers firent le versement mensuel de 1 franc qu'on avait proposé, mais au bout de trois mois, la situation ne s'étant pas améliorée, les versements furent restitués14.

[455] Enfin, pour la troisiême société : la Fraternité gembloutoise, l'initiative a été prise par les ouvriers seuls ; elle a réuni dès l'abord une vingtaine d'adhérents, et on est déjà parvenu à se mettre en parfait accord au sujet des statuts élaborés avec l'intention de les faire approuver par le gouvernement. La Société a pour but de payer aux membres effectifs une indemnité pendant le temps de leur incapacité au travail, de leur procurer les soins du médecin et du pharmacien, et de pourvoir aux funérailles des membres décédés. La cotisation est fixée à 1 franc par mois, l'indemnité à 1 franc pendant les trois premiers mois, 0f75 pendant les trois mois suivants ; il est payé un droit d'entrée fixé comme

Indemnité payée par la société de secours mutuels la Fraternité gembloutoise à ses adhérents au chômage en fonction de leur âge (notes annexes)
Indemnité payée par la société de secours mutuels la Fraternité gembloutoise à ses adhérents au chômage en fonction de leur âge (notes annexes).

Pour le reste, les statuts sont conformes aux règles générales que l'on considère comme les principes mêmes de la mutualité.

En résumé, la société Saint-Jean-Baptiste, malgré les grands avantages qu'elle offre, n'a donc pu réunir que peu de participants ; des deux autres essais tentés sur les bases ordinaires de la mutualité, le premier a totalement échoué, le second est de date trop récente pour qu'on ose en prédire l'avenir ; tout ce qu'on peut conclure, c'est que la mutualité a eu jusqu'à présent fort peu de succès à Gem

A ce propos, il ne sera peut-etre pas sans intérêt de faire un court relevé de la situation de la Belgique entière à ce point de vue. M. le chevalier de Moreau a, dans la monographie d'un Conducteur typographe (V. ci-dessus, p. 407 a 410), donné un aperçu très intéressant des améliorations qu'un nouveau projet de loi doit apporter prochainement en matière de mutualité et aussi des heureux effets qu'il ne manquera pas d'avoir : c'est un coup d'il sur l'avenir; nous jetterons un regard en arrière pour voir les résultats obtenus jusqu'à ce jour.

Jusqu'en 1848, la mutualité était fort peu développée ; mais les événements qui signalèrent cette année amenèrent l'État à s'occuper davantage des classes laborieuses. Un arrêté royal du 15 avril 1849 nomma une commission chargée de proposer au gouvernement un système d'institutions de prévoyance en faveur des ouvriers. C'est du travail de cette commission que résulta la loi du 3 avril 1851 qui donna[456]le premier élan à la mutualité. Voici quelle était la situation peu de temps après sa publication, en 1853.

Nombre des sociétés de secours mutuels belges, nombre de leurs adhérents et états des recettes en 1853 (notes annexes)
Nombre des sociétés de secours mutuels belges, nombre de leurs adhérents et états des recettes en 1853 (notes annexes).

Les sociétés qui n'ont pas réclamé le bénéfice de la loi du 3 avril 1851 sont constituées et s'administrent librement, en vertu du droit constitutionnel d'association, en sorte que dans les rapports sur la situation des sociétés de secours mutuels présentés par la commission permanente, où nous puisons les différentes statistiques, on ne trouve que des renseignements fort incomplets à leur sujet.

Il en est tout autrement des sociétés reconnues, et cela nous permettra de dresser le tableau du nombre des sociétés, du nombre des membres effectifs et honoraires, des recettes et des dépenses, de l'excédent de l'exercice et de l'actif général.

Nombre des sociétés de secours mutuels belges reconnues selon la loi du 3 avril 1851, nombre de leurs adhérents et bilan de ces sociétés (notes annexes)
Nombre des sociétés de secours mutuels belges reconnues selon la loi du 3 avril 1851, nombre de leurs adhérents et bilan de ces sociétés (notes annexes).

Il est intéressant, à côté de ce tableau général, de voir d'une façon plus claire la progression des reconnaissances légales, depuis l'institution même de cette mesure.

Progression des reconnaissances légales de sociétés de secours mutuels en Belgique (1851-1891) (notes annexes)
Progression des reconnaissances légales de sociétés de secours mutuels en Belgique (1851-1891) (notes annexes).

[457] Au 31 décembre 1891, il y avait déjà 436 sociétés reconnues.

En observant ces tableaux, on remarque immédiatement le puissant élan qui s'est manifesté depuis 1887. L'enquête de la commission du travail, l'intervention active de M. de Moreau, alors ministre de l'agriculture, de l'industrie et des travaux publics, et l'arrêté royal du 22 aout 1887, auquel il a attaché son nom, ont été le point de départ d'un mouvement qui, depuis lors, ne s'est plus ralenti.

L'arrêté de 1887 avait eu p our but d'établir des comités de propagande pour la mutualité, et leur avait donné certains avantages, afin de faciliter leur besogne. Les résultats en furent excellents : 140 comités furent formés et obtinrent des subsides nouveaux annuels de 23.000 francs ; de plus les reconnaissances légales augmentèrent rapidement. Le Hainaut à lui seul comptait 82 comités organisant des séances pur bliques, des conférences, publiant des brochures de propagande, etc. Malgré ces beaux résultats, à la suite de la loi du 9 août 1889, l'ancienne organisation fut supprimée, et remplacée par les comités de patronage, qui ne s'occupent plus seulement des sociétés de secours mutuels, mais avant tout des habitations ouvrières. Il doit en être établi, d'après la loi, un ou plusieurs dans chaque arrondissement administratif. Au 31 décembre 1891, on en comptait 54.

En 1885, on s'est effTorcé de faire un relevé général des sociétés de secours mutuels non reconnues, et on a constaté l'existence de 4 455 d'entre elles, mais les auteurs de la statistique reconnaissent eux-mêmes que ce chiffre est inférieur à la réalité. On se rend ainsi à pecu près compte de l'ensemble de sociétés, reconnues ou non.

De nombreuses mesures administratives ont été prises pour favoriser la mutualité : assimilation des sociétés de secours mutuels aux institutions de bienfaisance, quant à la procédure gratuite ; décorations[458]particulières pour les personnes qui ont rendu des services à la muualité, concours triennaux avec primes et récompenses, etc.

Un des motifs qui empêchent fréquemment l'ouvrier de s'affilier aux sociétés de secours mutuels, c'est la perspective de perdre tout droit aux indemnités et à l'avoir social, quand il est obligé, pour trouver de l'ouvrage, de quitter la circonscription déterminée par les statuts. On a déjà pensé à y remédier ; dans la Flandre occidentale, une fédération s'est formée dans ce but ; il est à souhaiter de voir oientôt cet exemple suivi dans tout le pays.

En résumé, un élan puissant est donc donné à la mutualité dans notre pays ; la nouvelle loi va encore l'accélérer, et, si aujourd'hui il est téméraire de comparer la proportion des affiliés belges aux succès obtenus par nos voisins de France et d'Angleterre, on peut espérer que, dans un avenir très prochain, nos résultats se seront rapprochés des leurs.

§ 22. UN PHÉNOMÈNE DE TRANSFORMATION INDUSTRIELLE LES COALITIONS DE PRODUCTEURS.

Le § 20 sur les modifications apportées à la loi des patentes est tout entier relatif à un des phénomènes de la concentration industrielle : la monographie même dans son ensemble se rapporte à l'une des phases de cette évolution qu'elle saisit sur le fait dans la transition de la fabrique collective à l'usine ; il ne sera donc pas hors de propos de signaler ici un autre symptôme qui tient au même ordre de causes. Ce n'est pas le lieu d'étudier le côté économique des coalitions de producteurs qui n'ont d'ailleurs en Belgique rien qui les différencie du reste du marché international.

Rappelons seulement ici les travaux dus, sur ce sujet, à deux membres éminents de la Société internationale d'Economie sociale : le Socialisme d'tat, par M. Claudio Jannet (2 édition, ch. v), et les ˉSgndicats industriels, rapport de M. Ed. Gruner à la Société d'économie sociale, séance du 12 décembre 1887, avec l'intéressante discussion qui l'a suivi.

Le régime légal auquel on doit soumettre ces coalitions a été fort discuté ; en Belgique l'article 419 du C. de 1810 a disparu du C. pénal de[459]1867: on y trouve l'aricle 310 qu'on invoque contre les coalitions de producteurs. Sans entrer dans la controverse, nous croyons, à simple titre de document, intéresser le lecteur en insérant ici un arret qui a jugé le cas en Belgique.

En 1872, plusieurs maîtres de verreries s'étaient coalisés en vue de réduire la production du verre à vitres. Chaque adhérent devait payer pendant la durée de la convention 150 francs par mois et par creuset pour chaque four actif, inactif ou en construction. Il devait accepter dans la quinzaine une traite tirée par Mondron, président de l'association, pour le montant total de sa cotisation à l'échéance du 10 avril 1873. Ces fonds devaient servir à donner une indemnité de 530 francs par creuset et par mois à chaque membre qui éteignait un four actif ou qui renoncait à mettre en feu un four inactif ou en construction. Malgré leur engagement, Hansotte et Cie refusèrent de payer la traite réguliêrement tirée, protêt fut dressé et le tribunal de commerce de Charleroi, saisi de l'affaire, condamna Hansotte et C au paiement de leurs cotisations.

Ils en appelèrent, soutenant que la convention n'avait pas créé entre contractants lien civil obligatoire, donnant recours par action en justice ; ils alléguaient ensuite que la convention n'avait pas le caractêre définitif, et était soumise à ratification ; enfin ils plaidaient la nullité de la convention comme ayant une cause illicite et portant atteinte au libre exercice de l'industrie et du travail.

La cour d'appel de Bruxelles confirma la décision par l'arret suivant :

« Attendu que la convention dont l'existence est reconnue entre parties a pour objet la réduction de la production des verres à vitres par un chômage volontaire pendant quatre mois ;

« Attendu que le nombre des fours chômants a été limité à cinquante :

« Qu'il a été convenu que les fabricants qui voudraient chômer en préviendraient le président du comité verrier ; que les fours chômants recevraient une indemnité de 530 francs par creuset et par mois ; que les fours actifs, inactifs et en construction paieraient une cotisation de 150 francs par creuset et par mois, et que chacun des contractants accepterait dans la quinzaine une traite tirée par l'intimé Mondron pour le montant de sa cotisation ;

« Attendu que si les appelants et les intimés font tous partie d'une fédération connue sous le nom d'Association des maîtres de verreries belges. ce n'est point comme associés ou communistes, mais en nom personnel et dans l'intérêt de l'industrie de chacun d'eux qu'ils ont stipulé le 26 novembre 1872, et que c'est à ce titre qu'ils ont été déclarés recevables en leur action ; que chacun des adhérents s'est obligé dans la mesure de son intérêt individuel, sa part contributive dans l'indemnité de chômage étant proportionnée au nombre de ses creusets ;

[460] « Atendu que cette convention ne constitue pas un engagement purement moral ; qu'elle a créé un lien civil obligatoire entre tous ceux qui adhéraient à cette convention et s'engageaient les uns envers les autres pour organiser le chômage dans leur inérêt commun, et répartir entre tous la perte qui devait résulter de l'inactivité des fours chômants ; qu'ils avaient tous intéret à éviter un avilissement des prix qui aurait eu pour conséquence le travail à perte et une crise industrielle, et que le paiement par tous les adhérents de la cotisation stipulée était la condition du chômage provoqué

« Attendu qu'il résulte clairement des termes de la convention, tels qu'ils sont reconnus entre parties, que c'est le 26 novembre 1872 qu'elle a été conclue et que les appelants ont été définitivement liés ;que dans ces circonstances il importerait peu que le procès-verbal qui est produit, dument enregistré, n'ait été rédigé que postérieurement ;

« Attendu que, dans l'espèce, le chômage n'a pas été obtenu par contrainte, qu'il a été purement volontaire ;

« Attendu que la convention entre parties ne porte aucune atteinte au libre exercice de l'industrie et du travail ;

« Qu'elle a eu pour cause un excès de production qui devait entrainer une baisse anormale des prix ;

« Que le chômage librement consenti, d'un nombre limité de fours pendant un temps déterminé, pour rétablir une juste proportion entre la production et les besoins de la consommation, n'est nullement contraire à l'intérêt public ;

« Par ces motifs, la cour, entendu en son avis conforme M. l'avocat général van Berchem, met l'appel au néant... (Du 29 mars 1877.)

(Belgique judiciaire, 1877, p. 1002.)

Notes

1. La présente monographie a fait l'objet des rapports présentés à la Contférence d'economie sociale de Louvain le 6 novembre 1891, et à la Société belge d'Economie sociale le 26 mars 1892.

2. Population au 31 décembre 1888 (Annuaire statistique de la Belgique, 1889) : Gambloux, 3.931 ; Grand Manil, 797.

3. Jusqu'à 8 francs par jour, pur un travail journalier moyen de onze heures. D'apres le recensement général de l'industrie, parmi les 22.634 ouvriers employés à la fabrication du sucre en Belgique, 11.10 travaillent de neu à onze heures par jour, et 11. 484 de onze à douze.

4. Volume II, section régionale C, p. 230 et suiv., Gembloux, séance du 9 septembre 1886.

5. Procès-verbaux des séances d'enquète. Volume 1, section régionale C ; annexes au procès-verbal du 9 septembre 1886, I, note sur l'industrie coutelière, p. 233.

6. Extrait de la lerue geerale, septembre 1891 : La journee de huit heures dans le travail industriel

7. Annuaire étranger de la Sociéte de legislation comparee, p. 613.

8. L'article 1er dit que le paiement des salaires doit être fait en espèces. L'article 2 est ainsi coņu : « Toutefois le patron peut fournir à ses ouvriers, à charge d'imputation sur les salaires : ... 4°Les matières ou matériaux nécessaires au travail et dont les ouvriers ont la charge, selcn l'usage admis ou aux termes de leurs engagements... : et le même article ajioute : les objets compris sous les numéros 3e°. 4°, 5°, ne peuvent être portés en compte à l'ouvrier a un prix dépassant le prix de revient.

9. Procès-verbaux des séances d'enquéte, volume 1, scction régionale C., p. 231.

10. Annades parlementaires. Chambre des représentants: séance du 23 février 1892. p. 692.

11. Loi du 21 mai 189, modifiée par les lois des 6 avril 1823. 18 juin 18342, 19 novembre 1842, 22 janvier 1849, 5 juillet 1871, 24 mars 183, 22 juin 1877. Voir aussi larrété royal du 30 novembre 1871 et l'instruction ministérielle du 19 aoùt 1871.

12. Chambre des rcprésentants. Séance du 14 avril 1891. Rapport n° 134.

13. La disposition concernant cette matière ne figurait pas dans le projet de M. de Smet de Naeyer ; elle aété introduite par M. Beernacrt, ministre des 1inances. s La chare, a-t-il dit, n'a pas oublié que, d'après les termes de la loi du 9 aoùt 1889, les sociétés qui se constituent pour la vente, la construction ou la location d'habitations ouvrières, peuvent revètir la forme anonyme ou coopérative ; et, en 1867, il a été entendu que ces soci étés seraient cependant exemptes de patente. Il n'entre pas dans la pensée des auteurs du projiet de loi de leur enlever ce bénefice, mais je crois qu'il conviendrait de le dire expressément.

14. Les patrons ne se sont pas laissé décourager par cet échec : nous apprencns avec plaisir qu'une société est en train de se constituer pour la construction de maisons ouvrières