N° 81.
ALLUMEUR DE RÉVERBÈRES
DE NANCY (MEURTHE-ET-MOSELLE),
JOURNALIER,
DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES PERMANENTS,
D'APRÈS
LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1893,
PAR
M. CHASSIGNET ,
Ancien élève de l'École polytechnique.
Sommaire
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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.
[477] Située sous un climat sain quoiqu'un peu rude, à une altitude moyenne de 210 mètres, par 30°51'16'' de longitude et 48°41'31'' de latitude, dans une vallée fertile et agréablement accidentée, non loin du confluent de la Meurthe avec la Moselle, au pied des collines boisées qui séparent ces deux riviêres, Nancy, résidence de la famille décrite dans la présente monographie, couvre, avec ses longs faubourgs, en majeure partie de construction récente, un espace d'environ 1.500 hectares. Les jardins, les prés, les vergers, les vignes et les champs, aux cultures variées, des villages environnants attestent la fécondité de la contrée, et de nombreuses usines, forges, fonderies, laminoirs, [478] salines, soudières, etc., révèlent les richesses d'un sou s-sol abondan en minerais ferrugineux et sources salifères. Mais tandis que les exploitations agricoles remontent la plupart à l'époque gallo-romaine, les établissements industriels datent à peine d'une cinquantaine d'années et c'est depuis lors aussi que Nancy a pris plus d'importance. Jusque vers 1840, l'ancienne capitale de la Lorraine, rattachée à la mêrepatrie, n'était qu'un chef-lieu' départemental de second ordre, aux rues larges et régulières, aux places spacieuses et élégantes. mais dépourvu de toute animation et paraissant trop vaste pour les 30 à 35. O00 habitants résidant dans son enceinte.
La mise en valeur des richesses souterraines, successivement découvertes dans les environs, vint tirer Nancy de la somnolence où elle se reposait après les agitations des troubles révolutionnaires et des guerres impériales. Le réveil fut aussi vif qu'imprévu ; en moins de trente ans, la ville subit une transformation complète, la population doubla, des quartiers neufs surgirent dans la banlieue, pendant que grandes cheminées et hauts fourneaux s'élevaient, de tous côtés, au alentours. Loin de ralentir ce mouvement, les cruels événements de 1870-71 l'accentuèrent encore. FTorcés, par une interprétation léonine du néfaste traité de rFrancfort, de quitter leur pays natal afin d'échapper à la nationalité allemande, beaucoup de Lorrains ou d'Alsaciens, chefs de maison, se réfugièrent, suivis de leur personnel, à Nancy, où s'introduisirent ainsi de nouveaux éléments d'activité et de prospérité avec un supplément d'environ 8.000 habitants. Cette crue trop subite ne fut pas sans causer quelques embarras, et fut suivie d'une courte période de stationnement ; puis marche ascendante recommenca et, dès 1886, le recensement constatait une population de 79.071 habitants, chiffre dépassé aujourd'hui de plusieurs milliers.
Une si énorme extension n'a pas été, à la vérité, sans regrettables compensations. Ln instant gravement compromise, par les travaux de voirie, de canalisation, de constructions ou autres qu'il fallut exécuter d'urgence apres 1871, la salubrité de la ville se releva bientôt, sans toutefois redevenir aussi grande que par le passé, alors que la population était moins dense. En même temps le paupérisme, jadis à peu près inconnu dans la localité, s'y développait suivant une progression parallèle à celle de la richesse : la hausse des salaires n'ayant compensé celle de la vie matérielle que pour les célibataires, non pour les chefs de familles ayant à subvenir, par leur seul travail, à l'entretien de plusieurs personnes. Enfin, par une malheureuse coïncidence, quand[479]il devenait plus que jamais désirable que les femmes pussent, sans quitter le foyer domestique, apporter leur contingent aux recettes familiales, une industrie, remplissant cet objet mieux qu'aucune autre, celle de la broderie à la main, longtemps três florissante a Nancy, entrait dans une voie de décadence dont elle ne paraît plus devoir sortir. Si donc la ville est devenue plus brillante, plus animée et plus opulente qu'elle ne le fut durant la premiêre moitié du siecle, l'existence y est maintenant plus difficile, surtout pour les ménages vivant du labeur manuel et chargés d'enfants.
§ 2. État civil de la famille.
La famille T*** comprend huit membres, savoir :
1°JOSEPH T***, chef de famille, né à Gœrsdorff, canton de Wœrth (Bas-Rhin). 35 ans.
2°SOPHIE B***, sa femme, née à Saint-Martin, canton de Villé (Bas-Rhin)............ 31 —
3°JOSEPH T***, leur fils aîné, né à Nancy............ 12
4°EUGÈNE T***, leur second fils, né à Nancy............ 11 —
5°MARIE T***, leur fille aînée. née à Nancy............ 7
6°JEANNE T***, leur seconde fille, née à Nancy............ 5 —
7°XAVIER T***, leur troisième fils, né à Nancy............ 18 mois
8°JOSÉPHINE T***, leur troisième fille, née a Nancy............ 1
Le père et la mère, venus l'un et l'autre d'Alsace, se sont rencontrés et bientôt mariés à Nancy. Joseph T*** a depuis longtemps perdu ses parents ; il a deux frères, l'aîné, exempté du service militaire, est resté au village natal, l'autre exerce, à Saint-Dié (Vosges), la profession de ferblantier; une sœur, maiée à un forgeron, habite Gerbévillers (Meurthe-et-Moselle).
Le père de Sophie B***, originaire de Strasbourg, est mort en 1880 à Saint-Martin ; sa veuve y occupe encore, avec une fille aînée célibataire, la maison patrimoniale. Les époux B*** ont eu aussi deux fils, l'un émigré en Amérique, dont on a rarement des nouvelles, l'autre marié à Nancy, ou il est établi comme ferblantier.
§ 3. Religion et habitudes morales.
Sans s'astreindre à une fidêle observance du culte catholique, la population ouvriere de Nancy est loin d'être hostile à la religion: on[480]s'en aperçoit à l'affluence dans les églises en certaines fêtes solennelles, au nombre des élèves suivant les écoles chrétiennes malgré la bonne tenue des écoles municipales, à l'importance attachée dans presque toutes les familles à la première communion des enfants, enfin à l'extrême rareté des enterrements civils. Mais, à côté de cette majorité, plutôt négligente qu'ennemie, existent deux minorités, l'une d'énergumênes impies, l'autre de catholiques fervents. Les époux T*** appartiennent tous deux à cette dernière catégorie et s'acquittent réguliêrement de leurs devoirs religieux, sans toutefois être affiliés à aucune confrérie pieuse. Ils entendent même très largement le précepte du repos dominical. Après une messe entendue de bon matin, la femme s'occupe d'ordinaire des nettoyages ou raccommodages négligés en semaine, et le mari, outre son service d'allumeur, ne croit pas mal faire en se livrant à des travaux de jardinage qu'il considêre comme une distraction, utile à la santé en même temps que profitable au ménage.
Joseph T*** ne fréquente pas le cabaret ; si quelque circonstance l'y entraîne, il boit sans excès, et quand par aventure il s'est laissé aller à quelques dépenses exagérées pour sa position, il supporte au retour, sans colère, les remontrances de sa femme en convenant de ses torts. En résumé, c'est un homme honnête, intelligent, un peu indolent, très attaché à sa femme ainsi qu'à ses enfants et de mœurs douces, à moins qu'il ne soit ou ne se croie injustement attaqué ; car alors, comme il l'a montré une fois dans sa jeunesse, il deviendrait capable d'une violence très opposée à son habituelle mansuétude.
De son côté, active, laborieuse, frugale, se contentant de peu et évitant sans affectation les trop fréquentes relations de voisinage qui finissent souvent par amener des querelles, la femme est toute dévouée à son mari et à ses enfants. Outre la cuisine, le blanchissage et tous les soins du ménage, elle aide encore son mari dans la confection des chaussures ; toutefois il faut reconnaître qu'elle apporte à ses multiples besognes de ménagère plus de bon vouloir, de èle et d'activité que de soin et d'ordre. La tenue des enfants, de l'appartement et de sa propre personne laissent fort à désirer.
Les deux époux acceptent les embarras et les privations résultant de leur situation précaire avec une résignation sans aigreur ni tristesse ; mais peut-etre entre-t-il dans cette philosophie, une trop forte dose d'incurable imprévoyance.
§ 4. Hygiène et service de santé.
[481] Joseph T*** est de taille moyenne (1m,64), maigre et d'apparence peu robuste ; ses cheveux châtain clair et son teint pâle décèlent des tendances au lymphatisme ; pourtant sa santé générale n'est pas mauvaise et il supporte les fatigues d'un état qui l'oblige à des courses rapides chaque jour, quelque temps qu'il fasse, mieux que l'assiduité sédentaire des cordonniers. Le jardinage est le travail qui convient le mieux à son tempérament comme à ses goûts.
Petite, brune de teint avec les yeux et les cheveux noirs, la femme forme, au physique, un contraste complet avec le mari ; on la prendrait plutôt pour une méridionale que pour une Alsacienne. Malgré l'exiguïté de la taille, elle ne manque ni de vigueur ni d'énergie et s'acquitte, sans plainte, d'une assez lourde besogne. Elle a jusqu'ici bien supporté ses multiples grossesses et nourri elle-même ses enfants ; mais n'ayant que peu de lait, pour son nourrisson actuel, elle est obligée de recourir au biberon comme auxiliaire ; sa dernière-née ne paraît pas s'en trouver mal.
Sauf la seconde des filles, les enfants sont bien portants et ne semblent pas trop se ressentir jusqu'ici de la nourriture végétarienne en usage dans le ménage par une raison d'économie, malheureusement trop bien fondée. Peut-être les inconvénients de cette alimentation défectueuse sont-ils compensés par les avantages hygiéniques d'une habitation située pour ainsi dire à la campagne, à l'extrémité d'un faubourg, dans un quartier où il reste de vastes espaces non bâtis, encore occupés par des jardins ou des vergers.
Quoique l'état sanitaire de la famille T*** soit d'ordinaire assez satisfaisant, on y est exposé pourtant comme ailleurs à quelques indispositions, plus ou mins sérieuses. On recourt alors au médecin délégué par le bureau de bienfaisance, pour le quartier, et cela suffirait amplement si ce docteur était autorisé, dans des limites moins étroites, à prescrire des remèdes gratuits. Mais on remarque, à cet égard, une déplorable antinomie, dans l'organisation de l'Assistance publique, à Nancy. andis qu'à l'hôpital les malades sont traités, pour le régime alimentaire ou pharmaceutique, aussi bien que peuvent l'être[482]chez eux les gens aisés, on montre, pour les secours à domicile, une regrettable et inexplica ble parcimonie. Ne conviendrait-il pas, au contraire, surtout avec un hôpital trop souvent encombré, d'encourager les soins donnés au foyer domestique, moins dispendieux, pour l'Assistance publique, que le traitement à l'hôpital et, — ce qui est plus à considérer encore, — très favorables au resserrement des liens familiaux ?
§ 5. Rang de la famille.
Comme allumeur de réverbères, Joseph T*** appartient à la catégorie des ouvriers liés à une société en commandite par un engagement permanent et payés au mois comme cordonnier, état qu'il continue à exercer accessoirement, c'est un artisan, possesseur de son outillage, travaillant à ses pièces et ajoutant à son salaire le produit de quelques industries complémentaires. Parvenant à peine, malgré tout, à équilibrer ses recettes avec ses lourdes charges, il n'a d'autre chance, pour s'élever au-dessus de sa condition actuelle, que de devenir brigadier du ga, avancement peu probable, au moins à bref délai, et qui d'ailleurs n'améliorerait pas très sensiblement sa position.
La famille T***, qui habite depuis longtemps la même maison et y vit paisiblement, en bonnes relations, sans intimité, avec ses voisins, est bien considérée dans le quartier, mais n'y jouit d'aucune influence.
Moyens d'existence de la famille
§ 6. PROPRIETES
(Mobilier et vêtements non compris).
Immeubles. — La famille ne possède point d'immeubles, car on ne peut mentionner, sous cette dénomination, le petit hangar construit sur le terrain du propriétaire de la maison et qui n'a pour la famille T***[483]que la valeur des matériaux emploeyés, puisque c'est là ce qui lui en resterait en fin de bail.
Argent. — Loin d'avoir la moindre somme en réserve, la famille est la plupart du temps fortement arriérée, en sorte que tout argent reçu a d'avance sa destination. On constatera peut-être un léger excédent de recettes au budget, mais il ne tarde pas à être dépensé pour améliorer quelque peu la situation............ 0f 00
ANIMAUX DOMESTIQUES. — Entretenus toute l'année............ 50f 00.
1 coq, 19 poules et 4 lapins d'une valeur totale d'environ 50f00.
MATÉRIEL SPÉCIAL des travaux et industries............ 171f 50.
1° Pour le service du gaz. — Il est fouruni par la Compagnie.
2° Pour les travaux de cordonnerie. — 1 établi et 2 tabourets, 3f 00; — Marteau et pince, 5f50; — 2 fers a déformer, 1f50; — 5 tranchets, 5f00 : — 5 alénes. 5f00; — 3 rapes, 3f00 ; — 1 dard, 0f25; — 1 compas,0f50; — 1 pierre à aiguiser. 0f25. — 2 croehets, 1f00; — 1 lime, 2f00 ; — 1 broche, 1f25j; — 1 lampe, 2f15 ; — 2 pinceaux, 0f50 ; — fournitures diverses : fil, soie, etc., 2f00. — Total, 32f90.
3° Pour l'exploitation de la basse-cour. — Un hangar (dont il est question plus haut sous la dénomination : immeuble), 100f00.
4° Pour le blanchissage et l'emtretien du limge et des vêtements. — 1 lessiveuse, 7f00; — 1 baquet. 1f00; — 1 battoir, 0f60; — aiguilles, dé à coudre, fer à repasser, fil, etc., 5f00. — Tota, 13f60.
5° Pour le jardinage. — Bêches, râteau, plantoirs. arrosoirs, brouette, etc.. d'une valeur totale de 25f00.
Valeur totale des propriétés............ 221f50.
§ 7. Subventions.
Sans l'aide de quelques subventions, le ménage serait souvent dans la misère quand arrive une indisposition, lors des accouchements ou dans la morte-saison de la cordonnerie. Dans de telles circonstances, il est regrettable d'avoir à constater l'extrême parcimonie des patrons. La Compagnie du gaz se contente de céder à son personnel le cole avec une réduction du quart sur le prix commun de vente1.
Dans la cordonnerie c'est pis encore : les patrons les plus bienveillants[484]se bornent à consentir des avances, dans les moments de gène ; mais aucune des nombreuses maisons de cette industrie ne possêde d'institutions patronales. Aussi les ouvriers, n'ayant de rapports qu'avec les employés aux réceptions, passent-ils, sous le moindre prétexte, d'une manufacture à l'autre.
C'est donc au bureau municipal de bienfaisance et aux sociétés charitables que le ménage T*** doit les subventions qui suppléentà l'insuffisance des salaires professionn els ou des bénéfices tirés d'industries accessoires. Il reçoit ainsi, durant la saison rigoureuse, par distributions hebdomadaires, du bureau de bienfaisance 14 bons de pain et de combustible ; de la Société Saint-Vincent de Paul, 16 bons de pain, autant de combustible et de pommes de terre ; en outre, le reste de l'année, 1 kilogramme de pain par mois.
De plus, à des époques indéterminées, la famille touche encore des secours ex ceptionnels en principe, mais qui, en fait, se renouvellent tous les ans. Ils se composent le plus souvenlt, pour le bureau de bienfaisance, des médicaments prescrits par le médecin délégué et d'effets de couchage (paille ou couvertures), demandés par les visiteurs, et, pour la Société Saint-Vincent de Paul, de bons de viande ou de bons supplémentaires, — pain, riz ou légumes secs, — de chaussures pour les enfants, et plus rarement, d'effets d'habillement ou de couchage. Les Dames de charité donnent aussi quelques vêtements pour les filles, mais sans périodicité. C'est surtout en cas d'accouchement que se fait sentir leur intervention ; il est alors déliivré, soit par elles, soit par les sœurs deSaint-Charles, établies dans le quartier, outre quelques aliments réconfortants pour l'accouchée, une layette et un berceau pour le nouveau-né. Enfin, pour mémoire et sans qu'ilsoit possible d'en tenir compte au budget comme d'une ressource assurée, il faut signaler que, presque tous les ans, la Société saint-Vincent de Paul et les Dames de charité réunies décident qu'à l'occasion des fêtes de Noël les enfants des familles assistées qui n'ont pas encore fait la première communion, recevront chacun, en cadeau, un effet d'habillement, un jouet et quelques friandises.
L'évaluation exacte de ces subventions n'est pas possible ; les prix et les allocations elles-mêmes étant trop variables. Cependant, en considérant les chiffres moyens, on peut estimer les subventions annuelles comme suit : 17f10 du bureau de bienfaisance (savoir : 14 bons de pain à 0f35 ; — 2 bottes de paille à 1f00 ; — 1 couverture à 6f00 ; — 1 4 bons de combustible à 0f 30) ; 38f 05 de la Société[485]Saint-Vincent de Paul (savoir : 25 bons de pain à 0f35 ; — 16 bons de pommes de terre à 0f10 ; — 5 bons de viande à 0f 65: — 3 bons de riz ou légumes secs à 0f55 ; — 4 bons de paille à 1f 00, — 4 paires de chaussures à 3f50; — 16 bons de combustible à 0f 30) ; en sorte que le total des subventions, non compris le service médical et l'assistance en cas de maladie ou d'accouchement, s'élèverait à 55f15. somme à laquelle il faut ajouter 20f00 pour tenir compte de la réduction consentie en faveur de son personnel, par la Compagnie du ga, sur les tarifs communs.
§ 8. Travaux et industries.
Allumer et éteindre, chaque jour, aux heures déterminées suivant les saisons, cinquante-quatre réverbères, placés le long des rues, les entretenir en bon état de propreté, signaler, s'il échet, les réparations à effectuer, enfin passer, toutes les semaines, une nuit au poste des veilleurs, tel est le principal travail de Joseph T***. Y compris la garde, comptée pour 10 heures, cette besogne l'occupe environ 38 heures par semaine, soit 1.976 heures par an. Il reçoit un salaire mensuel de 102 ou 105 francs, selon qu'il s'agit d'un mois de 30 ou 31 jours ; de plus il a une gratification de 5f 00 payée au l janvier ; cela fait une rétribution annuelle de 1.250f 00. Il y a quelques gratifications extraordinaires ; mais, étant presque toujours réservées aux plus anciens employés, il n'y a pas à en tenir compte ici. A première vue, la rétribution parait assez élevée, car le métier est d'apprentissage facile, ne réclame guère que de l'exactitude avec un peu d'attention et laisse beaucoup de loisir. Mais quand on réléchit que l'allumeur est obligé à des courses nocturnes toujours fatigantes, quelquefois même dangereuses pour la santé, l'impression change et le salaire semble bien gagné. Ce qui est incontestablement le plus précieux avantage de la profession, c'est la fixité de la rétribution et l'absence de tout chô
Dans ces conditions, Joseph T*** ne peut guère consacrer plus de quatre heures, par jour ouvrable, à son ancien état de cordonnier ; mais il y a des périodes où les commandes sont assez réduites pour ne demander que deux heures de travail. En somme, au dire de l'ouvrier, qui ne tient aucune comptabilité mais se rend assez bien compte[486]de ses affaires, il gagne encore, dans la confection des chaussures, environ 500 francs par an, avec l'aide de sa femme, qui empoisse les fils, polit les talons et les semelles, va chercher l'ouvrage et le rapporte au magasin. Détail à noter comme attestant l'union des époux : tandis que la femme est très fière d'être la collaboratrice de son mari, ce dernier est porté à exagérer un peu la part revenant à sa femme, dans le labeur commun, et déclare qu'il ne pourrait faire que la nmoitié de la besogne, s'il était seul à travailler.
La culture d'un potager, ayvant environ huit ares de superficie, attenant à l'habitation et où l'on récolte divers légumes (choux, carottes, navets, salades, etc.), même aussi quelques fruits (fraises et groseilles), procure au ménage T***, tant par la vente que par la consommation directe, des bénéfices estimés par les époux à 150 francs, au moins, par année moyenne. Mais, en face de cette recette, il faut mentionner aux comptes annexés (§ 16, A) les frais de location du terrain, d'achat de semences ainsi que le travail de la famille. Quant à l'engrais, il est ramassé par les enfants sur la voie publique.
Il reste à mentionner la basse-cour qui, avec fort peu de peines, procure à la famille une recette très appréciée.
En plus de la part prise à la confection des chaussures et aux soins de la basse-cour ou du jardin, la femme n'a d'autre occupation que le ménage, quoique médiocrement tenu, il suffit amplement, avec le blanchissage et les raccommodages, à absorber tout son temps.
Les enfants aînés rendent déjà quelques menus services ; mais, n'ayant pas encore terminé la période d'écolage, ils ne peuvent rien gagner ni même commencer l'apprentissage d'un métier. Ils ne sont donc jusqu'ici qu'une cause de dépense et ce ne sera pas avant deux ou trois ans, au moins, qu'ils commenceront à contribuer aux recettes
Mode d'existence de la famille
§ 9. Aliments et repas.
Le matin, au lever, on prend un premier repas composé exclusivement d'une tasse de café noir et d'un gros morceau de pain. Le lait[487]qu'on ajoutait autrefois au café est maintenant réservé aux plus jeunes enfants.
A midi, dîner : le plus souvent avec un pot-au-feu plus copieux en légumes et pain qu'en viande, ou un plat de légumes (choux, choucroute, carottes, pommes de terre. etc., préparés au lard, ou encore, mais plus rarement, soit du cheval grillé, soit du lapin ou du poulet en ragoût. Aux jours d'abstinence religieuse, on mange tantôt un polage maigre, très épais, aux pâtes, au riz ou aux légumes, tantôt une omelette.
Le souper se compose de légumes frais ou secs, suivant la saison ou bien d'une salade aux eufs durs. On ne mange pour ainsi dire jamais de poisson. De temps à autre, pendant la saison, on peut ajouter aux repas quelques fruits, — cerises, fraises, groseilles ou pommes, — achetés à bon marché, reçus en cadeau ou récoltés dans le jardin. Mais, comme on ne consomme pas de fromage, il n'y a jamais de dessert, en
En résumé, dans le régime, le pain est l'aliment fondamental ; aussi la consommation quotidienne n'est-elle pas au-dessous de sept livres, soit 3750, tandis que celle de la viande ne s'élève pas au-dessus de 0,362. L'unique boisson à table est une eau d'excellente qualité, fournie par une fontaine voisine de l'habitation. L'ouvrier ne prend de vin, chez lui, qu'en de rares occasions ; depuis qu'il est allumeur, il en boit un peu plus souvent au dehors avec ses compagnons de travail ; la dépense de ce chef ne dépasse pas, tout compris, une centaine de francs par année, ce qui correspond à peu près à un demilitre par jour. Il ne boit ni eau-de-vie ni autre spiritueux, et cette sobriété contribue certainement à maintenir sa santé en meilleur état qu'on ne l'attendrait d'une constitution un peu débile.
§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.
La famille T*** occupe un appartement de deux pièces, ausecondétage d'une maison construite jadis pour un seul ménage de maraichers, exhaussée plus tard et aménagée pour plusieurs locataires. Derrière elle s'étend un terrain d'environ un hectare, divisé en plusieurs potagers que séparent de simples palissades et entouré de murs peu élevés au delà desquels on apercoit les arbres des bosquets ou jardins dé[488]pendant de diverses maisons de campagne plus loin encore commence la grande forêt de Haie. Cette situation ne laisserait rien à désirer comme salubrité si la maison ne contenait un peu trop d'habitants.
Sur le même palier que le ménage T*** résident trois autres familles, chacune avec plusieurs enfants ; à l'étage au-dessous, il y a de même quatre ménages. Tous ces locataires disposent chacun d'un grenier sous les tuiles, et d'un cellier au rez-de-chaussée. Ils ont, en commun, la jouissance d'un local avec pompe pour les lessivages, et d'une cour où sont les cabinets d'aisances ; disposition moins commode, mais plus saine que celle qui est adoptée dans la plupart des appartements bourgeois. Les deux pièces de l'appartement T*** prennent jour au midi, sur les jardins. par des fenêtres de dimensions convenables ; la première, — cuisine, atelier et chambre à coucher des deux aînés, — à 2° 70 de hauteur, 2°80 de largeur et 5m 00 de longueur ; la seconde. chambre à coucher des parents et des autres enfants, mesure 2m 60 de hauteur, 4m de largeur et 5m 00 de longueur.
La famille paye pour ce logement le prix élevé de 16 francs par mois.
Meubles. assez médiocrement entretenus ; ils ont été acquis d'occasion, à l'exception d'un lit à deux places avec baldaquin, acheté neuf lors de l'entrée en ménage, à cette époque déjà lointaine des rêves d'heureux avenir, qui n'ont pas tous été décus puisque, si trop souvent la misère a frappé à la porte, la bonne harmonie du ménage n'a cependant jamais été troublée............ 332f 50
1° Lits, literies. etc. — 1 lit double avec matelas, paillasse et rideaux, 100f00: — 2 lits très vieux, l'un en bois., l'autre en fer, avec sommier. 25f00 ; — 2 paillasses.10f00 ; — 2 berceaux. 12f00 ; — 4 oreillers avec taies, 20f00; — 4 couvertures en laine, 28f00 ; — 2 edredons. 20f00 ; — 1 voiture d'enfant. 14f00. — Total, 229f00.
2° Meubles divers. — 2 vieilles armoires. 15f00 et 7f 00 ; — 1 table carrée. 4f00; — 1 table ronde. 5f00 ; — 5 chaises. 10f00 ; — 2 réveils. 20f00 ; — 2montres. l'une en argent, 20f00, l'autre en nicel, 12f 00 ; — 1 crucii. 1f 50. — Total, 94f50.
3° Livres. — (Reçus en cadeaux). 2 paroissiens. 4f00; — 1 Vie de N.S. Jésus-Christ. 2f00 ; — 1 almannach (donné par la Société saint-Vicent de Paul), 0f50 ; — catéchisme et livres de classe. 2f50. — Total. 9f00.
Ustensiles............ 57f00.
1° Employés pour la fabrication et la consommation des aliments. — 2 fourneaux en fonte très usés. 14f00; — 4 casseroles, 8f00: — vaisselle, très ébréchée (2 broches, 1 cruche, 8 bols, 8 assiettes, 3 plats. 1 soupière), 7f00; — 12 couverts et 6 couteau, 5f00; — 1 biberon, 8 verres, 25 bouteilles ou fioles, 4f 00; — 1 cafetière, 1f00; — 1 poêle a frire, 0f50; — 1 rouleau à patisserie. 0f2 ; — 1 ràpe, 0f25 : — 1 bDoite à épices, 0f25 ; — 1 panier à salade. 0f50 ; — 1 trépied. 0f50: — 1 caisse à légumes, 0f 25. — Total, 41f 50.
[489] 2° Employés pour l'éclairage. — 2 lampes à petrole. 7f00.
3° Employés aux soins de propreté. — 1 petite glace. 2f00; — rasoir et peignes. 4f00; — 3 brosses (habits et souliers), 1f50 : — 1 cuvette, 0f50; — 1 balai, 0f25; — 1 caisse a ordures, 0f25. — Total, 8f50.
Linge de ménage............ 122f00
5 paires de draps de lit (récemment achetés a crédit et trop cher), 90f00; — 4 paires de petits draps de lit, 16f00; — 1 nappe. 5f 00; — 6 serviettes ou torchons, 8f60 ; — 1 paire de rideaux de fenêtre, 3f00. — Total, 122f00.
VÊTEMENTS............ 273f00
Vêtements de l'ouvrier. — 1 jaquette. 15f00; — 1 pantalon. 10f00; — 1 gilet. 3f00; — 1 cravate 1f00; — 1 chapeau, 3f00;— 1 veston (hiver), 5f00 ; — 1 veston (été). 3f00;— 1 pantalon, 6f00; — 1 gilet 1f00; — 1 cravate. 0f50 ; — 1 caban, 20f00; — 1 casquette d'uniforme, 2f50 ; — 2 paires de chaussures. 20f00 ; — 8 chemises (très usées). 10f00; — 2 gilets de lanelle, 6f00. — Total. 106f00.
Vêtements de la femme. — 1 robe, 25f00; — 1 manteau. 14f00: — 1 chapeau. 6f00 — 1 chale en laine tricotée, 4f00; — 1 paire de bottines, 10f00; — 2 robes. 3 jupons, 2 camisoles, 1 paire de chaussures ; le tout presque sans valeur par l'extrême usure. 12f00; — 7 chemises (en fort mauvais état), 9f00. — Total, 80f00.
Vêtements des enfants. — Chacun des deux garçons possède un complet à peu près neuf, celui de l'aîné acheté en confection (trop cher. mais à crédit), 25f00; — l'autre fait par la mère, 15f00 ; — 1 paire de bottines (en assez bon état). plus une fort usée pour chacun, 8f 00; —vêtements des autres enfants (de valeur très minime), 12f00 ; — 7 chemises pour garçonnets, 7f00 ; — 5 chemises de fillettes. 5f00. — Total, 72f 00.
Vêtements divers. — 4 paires de chaussettes., 14 paires de bas, layette (en fort mauvais état), 15f 00.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 784f50.
§ 11. Récréations.
Quand on suffit à peine aux nécessités de la vie, par un travail assidu, et qu'on est presque constamment préoccupé d'un déficit à combler, on n'a guère le loisir ni les moyvens de prendre beaucoup de récréations ; aussi sont-elles rares dans la famille T***. Les goûts mêmes de l'ouvrier se sont modifiés avec sa situation. Quelque peu dissipé et dépensier, dans sa jeunesse, avant son mariage, il est devenu sérieux et plus économe depuis qu'il a charge d'enfants. Il ne joue ni aux cartes, ni aux boules, ni à aucun autre jeu, ne fume presque jamais, ne va pas au théâtre et on ne peut dire qu'il soit adonné à la boisson, bien qu'il tienne à ne pas se soustraire aux usages de camaraderie.
[490] Pour se distraire, il lit, dans ses moments de repos, le journal « La Croix de Lorraine », auquel il s'est abonné, pour 10 francs par an, et parcourt aussi les feuilles anecdotiques, dites Petites Lectures, distribuées gratuitement par la Société Saint-Vincent de Paul. Mais le jardinage est encore la distraction préférée de Joseph T***, qui s'enorgueillit d'obtenir des légumes aussi beaux, au moins, que ceux des maraichers. La femme, quoique d'un caractère plus gai que le mari, prend encore moins de récréations que lui. Elle voisine même fort peu dans la maison, et ne sort guère que par nécessité, préférant envoyer ses enfants en commission chez les fournisseurs, quand c'est possible. Ces goûts de retraite viennent-ils du manque de toilette ou, au contraire, préfère-t-elle rester au logis afin de ne pas quitter un négligé, — par trop négligé, — dans lequel elle semble se complaire2 On ne sait ; toujours est-il que, saui pour des courses obligées, les époux T***, sans que cette réclusion paraisse leur déplaire, ne sortent guêre de la maison ou du jardin contigu. Ils n'ont, au dehors, qu'une seule relation amicale, quelque peu intime, c'est leur frère et beaufrère marié à Nancy ; ils rendent, de temps à autre, le dimanche, visite à ce jeune ménage, et alors, comme toutes les fois qu'elle doit accompagner son mari, la femme T*** apporte plus de soin à sa toilette et s'arrange pour avoir la mise d'une ouvrière aisée.
Histoire de la famille
§ 12. Phases principales de l'existence.
Ayant perdu ses parents avant d'avoir fini son apprentissage de cordonnier, Joseph T***, connu comme un jeune garçon d'excellente conduite, fut, par suite des relations de sa famille, recueilli dans un orphelinat ou, tout en participant à la culture des champs, il continua de travailler à la chaussure. Il passa environ trois années dans l'établissement. Cette éducation complémentaire servit à affermir en lui les principes religieux puisés au foyer paternel, en même temps[491]qu'elle lui inspira le gout des occupations agricoles et probablement aussi lui donna les habitudes réservées et casanières auxquelles il est revenu maintenant, après les avoir d'abord quelque peu abandonnées. A dix-huit ans, pris du désir de courir le monde ou ne voulant pas entrer au noviciat, il quitta le couvent et, pendant deux années, parcourut l'Alsace et la Suisse, s'arrêtant plus ou moins longtemps, dans les diverses localités, selon sa fantaisie ou suivant qu'il trouvait mieux à gagner sa vie soit comme cordonnier, soit comme aide rural. Puis, quand il eut vingt ans, le souvenir de la bataille de Frœschviller. dont il avait été témoin oculaire, ayant plutôt avivé que diminué son patriotisme d'Alsacien et les penchants militaires si répandus chez ses compatriotes, il rentra en France, désireux de s'engager dans la Légion étrangère afin de concourir à la délivrance qu'il croyait plus prochaine, hélas . qu'elle ne l'était, de sa province natale. Mais la visite médicale ayant constaté chez lui l'insuffisance du développement thoracique exigé par les règlements, il dut reprendre, à Nancy, son état de cordonnier, alors très lucrati, pour les artisans d'une certaine habileté et, gagnant de bonnes journées, se laissa entraîner à quelques écarts de conduite. L'influence de son éducation première et l'honnêteté native de son caractère le préservèrent toutefois de la débauche crapuleuse ; aussi, ayant rencontré, par une circonstance fortuite, Sophie B***, jeune Alsacienne fort avenante, sans être régulièrement jolie, de bonnes meœurs et d'humeur enjouée, songea-t-il immédiatement au mariage. Il fut agréé sans grand délai. La future avait dix-huit ans et ne possédait, en sus de ses hardes, que 30 francs économisés, —ce qui était la preuve de quelque sagesse, sur ses gages ; le futur, moins raisonnable, — quoique gagnant beaucoup plus, — dut emprunter 12 francs pour les frais de la cérémonie, mais il avait, outre ses effets, son petit outillage de cordonnier. Le nouveau ménage se lançait ainsi dans la vie, sans souci de l'avenir, avec le plus mince bagage. Mais quand la jeunesse chante au cœur la douce chanson de l'amour légitime, est-il plus excusable occasion d'oublier les conseils d'une froide prudence e
Il fallut longtemps avant d'éteindre, par des à-comptes successifs, la dette contractée par l'achat, à crédit, du mobilier indispensable, des l'entrée en ménage, et les premiers enfants étaient déjà nés avant la libération complète. Puis, en même temps que les charges augmentaient, après chaque naissance, les ressources, malgré l'obtention de quelques subventions et l'essai d'industries accessoires, médiocre[492]ment rémunératrices, tendaient plutôt à décroître ; les périodes de demi-chômage se multipliaient dans la fabrication, de plus en plus encombrée, des chaussures. La situation du ménage T***, malgré la frugalité du régime, la suppression de toute récréation dispendieuse et même, à certains moments, de véritables privations, resta donc presque toujours plus ou moins obérée. Elle l'est encore ; cependant, la gêne tend à diminuer, depuis l'entrée de Joseph T*** dans le service du ga qui, sans l'obliger à cesser entièrement son travail de cordonnier, lui assure une rétribution mensuelle d'une fixité et d'une régularité absolues. Grâce à cet avantage, aussi rare que précieux dans les professions manuelles, les parents peuvent espérer que si Dieu leur conserve la santé, la famille atteindra sans encombre l'époque où les enfants, hors d'apprentissage, apporteront leur contingent aux recettes, et alors la gêne sera remplacée par une aisance, juste récompense de la conduite et des efforts de tous.
§ 13. MŒURS ET INSTITUTIONS ASSURANT LE BIEN-ÈTRE PHYSIQUE ET MORAL DE LA FAMILLE.
Les habitudes laborieuses de Joseph T***, parvenu à cumuler trois professions lucratives, l'activité de sa femme qui, vaquant aux soins d'un ménage chargé de six enfants, aide encore son mari dans la confection des chaussures et le travail du jardinage, la tempérance et la sobriété des deux époux, la régularité de leur conduite, leur indifférence pour les distractions coûteuses, enfin l'absence de tout sentiment d'envie envers les gens placés dans une situation plus aisée, sont les éléments qui contribuent le plus efficacement au bien-être physique et moral de cette honnête famille où l'appoint de fort modestes subventions suffit pour élever les ressources, dues au travail, à la hauteur des besoins, dans les circonstances normales. Toutefois, aucune réserve n'étant préparée, l'équilibre financier est rompu au moindre incident onéreux ; il faut s'endetter pour y parer ; puis se soumettre à de longues et pénibles privations afin d'éteindre l'arriéré. Il existe cependant, à Nancy, plusieurs sociétés de secours mutuels, ayant précisément pour objet de soustraire les ménages ouvriers aux tristes conséquences de chômages involontaires, et comme ces asso[493]ciations comprennent des membres honoraires, contribuant aux recettes, sans imposer aucune dépense, ces mutualités offrent à leurs participants de sérieux avantages (§ 18). Mais pour être admis dans une quelconque de ces sociétés, la première condition est d'effectuer avec régularité les versements statutaires, e T*** ne le pourrait.
Est-ce effet de l'habitude ou insouciance naturelle, cette situation précaire préoccupe médiocrement les époux T***, Partisans de la maxime Carpe diem, ils prennent le temps comme il vient, payant, dans les jours de prospérité, l'arriéré des périodes de détresse; puis, le déficit à peine comblé, ils se procurent parfois, même à crédit, afin d'en jouir immédiatement, les effets ou objets quelconques dont la privation les faisait soufrir. On s'explique, si on ne l'excuse pas entièrement, cette imprévoyance en songeant combien serait minime l'épargne réalisable dans les années les plus favorables. Après tout, ne peut-on pas dire que les enfants, élevés par eux et qui apporteront bientôt quelques ressources au foyer domestique, sont une sorte d'épargne des époux T*** il est vrai que les enfants, une fois établis pour leur compte ou pris par le service militaire, ne contribueront plus guère à l'aisance des parents ; mais ceux-ci, s'ils ne sont pas trop affaiblis, n'ayant plus à suffire qu'à eux-mêmes, pourront plus aisément que maintenant se tirer d'affaire et peut-être, l'âge arrivant, T*** obtiendra-t-il soit un emploi moins fatigant, soit une pension de retraite payée, après un temps déterminé de service, sur les fonds légués par le fondateur de la Compagnie du gaz.
§ 14. Budget des recettes de l'année.
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§ 15. Budget des dépenses de l'année.
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§ 16. COMPTES ANNEXÉS AUX BUDGETS.
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Éléments divers de la constitution sociale
FAITS IMPORTANTS DORGANISATION SOCIALE ; PARTICULARITES REMARQUABLES ; APPRÉCIATIONS GÉNERALES ; CONCLUSIONS.
§ 17. DE LA FIXITÉ DES SALAIRES ET DE L'APPOINT DES Subventions DANS LES BUDGETS OUVRIERS.
[504] Sans conclure, plus qu'il ne convient, du particulier au général, on peut pourtant trouver, dans ce qui précède, certaines indications dont la portée est loin d'être restreinte à la famille étudiée et qu'il n'est peut-être pas inutile de faire ressortir comme conclusion de la présente monographie.
Cordonnier de son état, non sans habileté professionnelle, travaillant à domicile aidé de sa femme et employé dans une très grande maison où se font moins sentir qu'ailleurs les alternatives d'activité ou de ralentissement dans la fabrication, T*** ag'est néanmoins fort applaudi de devenir allumeur au gaz, malgré les obligations asse gènantes du service (courses rapides, ponctualité minutieuse, gardes nocturnes, etc.), non pas tant pour l'augmentation du salaire que pour sa fixité. Loin de lui être particulière, cette facon de voir est commune à la majorité des ouvriers, qui ont, en cela, un plus juste sentiment de leurs vrais intérêts qu'à beaucoup d'autres égards. Ils savent bien qu'avec une rétribution variable, ils ne se refuseront pas, durant les périodes prospères, ont au moins une amélioration de régime, légitimée par le surcroit de fatigues, ni même quelques achats utiles, quoique non indispensables, en sorte que, la mortesaison revenue, n'ayant pas d'épargnes, ils seront réduits à des privations rendues plus sensibles par le confort dont ils jouissaient[505]auparavant. Avec le salaire fixe, au contraire, ils ne sont exposés ni à ces tentations ni à ces regrets : aussi n'est-ce pas sans raison qu'on a rangé, parmi les obligations du patronage éclairé et bienveillant., le soin d'éviter, autant qu'il se peut, les variations dans la main-d'œuvre2.
Mais si, en recherchant un salaire fixe, Joseph T*** n'a fait que suivre la tendance générale, c'est une initiative entièrement personnelle qui l'a conduit à entreprendre l'exploitation d'un jardin et d'une basse-cour. L'alliance des travaux agricoles et industriels, si recommandée par les maîtres de la science sociale3, est jusqu'ici peu pratiquée par les ouvriers, même dans les localités qui s'y prêtent le mieux. Plus que jamais cependant elle devient utile, alors que les progrès incessants de la mécanique, raccourcissant de plus en plus, dans presque toutes les industries, le temps nécessaire à l'exécution des produits, tendent, pour une production égale, à réduire le nombre des heures employées et à introduire ainsi peu à peu, sans secousse ni contrainte et en tenant compte des exigences propres à chaque spécialité, une réforme analogue à celle que les sectateurs des trois 8 prétendent imposer violemment à tous, sans transition et avec une impraticable uniformité. La diminution des heures de travail ne saurait d'ailleurs être un progrès de bon aloi que pour les ouvriers qui, au lieu de donner au cabaret le temps enlevé à l'usine, l'emploieront pour développer la vie familiale, prendre un exercice salutaire ou se créer quelques ressources accessoires. Ces trois conditions seraient simultanément remplies par l'exploitation d'un potager avec concours de la femme et des enfants ; rien par conséquent ne serait plus à favoriser que la propagation de cette coutume que des patrons généreux et bien inspirés pourraient contribuer à répandre en mettant avec un[506]loyer réduit, sinon même gratuit, à la disposition de leur personnel des terrains cultivables.
La monographie de cette famille laborieuse et frugale qui, malgré de louables efforts, ne saurait, en raison des charges imposées par les enfants, équilibrer ses dépenses et ses recettes, avec les seules ressources du travail, ne met-elle pas surtout en évidence la nécessité, maintes fois démontrée par l'École de la Paix sociale, de compléter, à l'aide de subventions, variables avec les besoins familiaux, le salaire strict, fixé par la loi économique de l'offre et de la demande, et forcément mesuré, comme élément du prix de revient, sur la quantité et la qualité des produits industriels2 Calculées avec une sage prudence, de manière à pouvoir être imputées sur les frais généraux, sans les rendre excessifs, et réparties dans un esprit de bienveillante équité, ces allocations qui diminueraient, à la vérité, le profit net, ne seraient pas toutefois un sacrifice dénué de toute compensation pour les patrons, car, tarissant la source de légitimes griefs, elles contribueraient à ramener, dans les ateliers, une concorde utile à leur prospérité. Elles constitueraient d'ailleurs un mode de participation aux bénétices qui, plus réellement avantageux que tout autre aux ouvriers, ne susciterait pas les difficultés d'application des autres systèmes et ne soulêverait pas les objections de principe, très fondées, qu'on leur adresse.
§ 18. COMMENT SONT SUPPLÉÉES LES INSTITUTIONS PATRONALES, DANS LA LOCALITÉ OU RÉSIDE LA FAMILLE OBSERVÉE.
Ce n'est pas à dire pourtant que les institutions patronales qui jadis, dans l'ancienne organisation industrielle, naissaient en quelque sorte spontanément du contact intime entre un patron, protégé par les rêglements contre les excès de la concurrence, et des ouvriers, peu nombreux, engagés à long terme, puissent maintenant s'établir sans frais ni peines. Elles rencontrent au contraire, actuellement, on doit en convenir, dans l'état de l'industrie, d'assez sérieux obstacles pour expliquer leur absence, notamment à Nancy où elles étaient rendues moins nécessaires qu'en beaucoup d'autres endroits par l'existence d'œuvres propres à suppléer aux défaillements du patronat. Ainsi, on eu, au cours de la présente monographie, à mentionner les subven[507]tions diverses accordées à la famille T***, comme à toutes celles qui se trouvent dans une situation analogue, par le bureau de bienfaisance et la Société Saint-Vincent de Paul. Mais, le ménage T*** n'y recourant pas, on n'a eu à parler ni des crèches ou des écoles maternelles, pour enfants au-dessous de sep ans, dont les mères sont occupées au dehors, durant la journée, ni des nombreux orphelinats, municipaux ou privés, ouverts, pour l'un ou l'autre see. A ce propos, peut-être convient-il de signaler particulièrement deux établissements dont l'objet spécial est de réagir contre une des plus funestes tendances de notre époque, la désertion des campagnes. Ce sont les orphelinats agricodes de Haroué, pour les filles, fondé depuis quelques années et très prospere, et de Lupcourt, pour les garçons, tout récemment créé, sous le patronage et, en grande partie, par les libéralités d'un évêque très préoccupé de concourir à la solution chrétienne des questions sociales. En outre, pour les adolescents qui ne peuvent apprendre un métier en restant chez leurs parents ou tuteurs, on a, depuis 1846, la Maison des Appentis où, soit gratuitement, soit pour une modique pension ou demi-pension (400 fr. ou 200 fr.), des jeunes gens au-dessus de treize ans sont entretenus, reçoivent l'instruction professionnelle, suivant l'état choisi par eux, et complètent, dans des cours du soir, leur instruction théorique. Quoique fondé par un prêtre et n'ayant jamais cessé d'être sous la direction d'un ecclésiastique, assisté de religieuses, cet établissement n'est pas exclusivement catholique, et si un élève d'un autre culte venait à être admis, les statuts lui garantissent les moyens de suivre les observances de la religion paternelle ; mais le fait a peu de chances de se produire.
La ville ayant eu longtemps une étendue très vaste, relativement au nombre des habitants, la question du logement des ouvriers n'y présentait pas les difficultés qu'elle rencontre en beaucoup de centres manufacturiers. Mais la crue soudaine de la population changea subitement la situation, vers la fin de 1871, et provoqua une crise assez intense pour embarrasser même les ménages aisés. Afin d'atténuer les conséquences de cette perturbation imprévue, une société anonyme, l'mmobilière nanceienne, fut aussitôt constituée, en dehors de toute pensée de spéculation et avec une administration absolument gratuite. Elle fit bâtir, en différents quartiers excentriques, où les terrains étaient à prix moins élevés qu'ailleurs, cinq groupes de maisons en pierres, de divers modèles, coûtant de quatre à huit mille francs l'une, qui furent ensuite louées, à 5 de leur prix de revient ou[508]vendues sans bénéfices, par à-comptes assez espacés pour rendre l'achat aisément accessible à des contre-maîtres, des employés ou des artisans aisés. Pour les familles ouvrières ayant moins de ressources, l'mmobilière éleva plusieurs cités, composées de maisons en bois, contenant chacune un ou, au plus, deux logements de deux pièces, d'assez bonnes dimensions, avec cave, grenier, et jardinet ou cour. Sans empêcher entièrement le renchérissement des loyers, inévitable conséquence de la situation générale ainsi que de la hausse survenue, tant dans le prix des terrains que dans le coût des constructions et aménagements, la Société a sensiblement contribué à modérer une surélévation, qui, d'abord, avait été excessive, et, en même temps, à améliorer quelque peu la condition commune des habitations ouvrières4.
Enfin, parmi les institutions les plus utiles de Nancy, il faut encore compter les nombreuses sociétés de secours mutuels dont l'objet principal est d'assurer aux sociétaires, durant leurs maladies, moyennant une cotisation mensuelle fixe (d'environ 1 fr. 25), une indemnité journalière pour le temps de chômage (1 franc d'ordinaire, durant le premier mois d'indisponibilité) avec le traitement médical et pharmaceutique, en des conditions plus larges que celles que fait le bureau de bienfaisance. Ces Mutualités se chargent aussi des frais funéraires. Plusieurs d'entre elles promettent même des pensions viagères pour la vieillesse. Ce dernier engagement surtout ne pourrait guère être tenu qu'avec une augmentation considérable des cotisations mensuelles, sans les versements faits à la caisse sociale par des membres honoraires qui accroissent les recettes et n'imposent aucune dépense. Le bon sens lorrain a toujours fait immédiatement justice des objections haineuses, présentées quelquefois ailleurs, contre l'introduction, dans les Mutualités ouvrières, de membres n'exerçant aucun métier manuel. Loin de repousser ce bienveillant concours, les associations nancéiennes le recherchent avec empressement autant pour son utilité administrative que pour ses avantages financiers ; les membres hono raires apportant, dans la gestion des intérêts sociaux, avec un dévouement égal à celui des participants, une expérience supérieure des affaires. Les relations assidues et cordiales qui naissent ainsi, entre les deux éléments, au sein des sociétés de secours mutuels, faisant disparaitre les préjugés. entretenus par l'isolement, servent,[509]avec une incomparable etfficacité, la grande cause de la pai sociale.
Les deux plus anciennes Mutualités de Nanecy sont la Prevopme, fondée en 182, et la Société des familles qui date de 1853. Sauf de menus détails, leur unique différence statutaire, c'est que la seconde, comme l'indique son nom, cherche à se recruter surtout par groupes familiaux. A cet effet, malgré les charges ainsi assumées, elle admet, jusqu'à l'âge de dix-huit ans, les enfants des sociétaires pour une minime cotisation mensuelle de 0 fr. 2i, qui même ne dépasse jamais, en tout, 0 fr. 75 par ménage, quel que soit le nombre des enfants. Chacune de ces sociétés possède, pour pensions de retraite aux participants et pour secours aux veuves ou aux orphelins, un fonds spécial, alimenté par les cotisations, dons ou legs des membres honoraires, par la subvention annuelle fixe de la ville, par les allocations variables de l'Eat et enfin par les revenus des fonds en dépôt. De grandes précautions ont été prises pour éviter les mécomptes, tro0p fréquents en cette matière. Le droit n'est ouvert qu'au sociétaire âgé d'au moins soixante ans, incapable de continuer l'exercice de son métier et ayant effectué les versements réglementaires pendant vingt années consécutives. Quant au tarif de la pension, il est réglé sur les possibilités de la caisse sociale qui, dès qu'une retraite est admise, remet à la caisse de l'Etat la somme nécessaire pour servir la pension ; le capital réservé devant, au décès du pensionné, faire retour à la Mutualité. Au 3l décembre 1888, la Prévovance possédait un capital de 173.582 francs avec un personnel de 204 membres honoraires, et 902 participants, dont 316 hommes, 303 femmes mariées, 102 femmes célibataires et 181 enfants. A la même date, la Société des Familles avait 199 membres honoraires et 707 membres participants des deux sexes, enfants compris. Son capital, alors de 109.825 fr., était monté, au 31 décembre 1893, à 171.18 francs, dont 113.652 francs pour les retraites.
Les circonstances firent surgir, au commencement de 1873, la ˉSociete d'Adsace-orraine, dont le premier noyau fut un groupe de réfugiés appartenant à la Société amicale de let, s'unissant à d'anciens membres d'associations alsaciennes, « leurs frêres en infortune », disait le président, lors du premier anniversaire de la Société. Puis bientôt, dans une pensée de généreuse et touchante solidarité, l'AsaceˉLorraine ouvrit ses rangs au large, sans noviciat, sans conditions d'âge ou de position, sans visite médicale, sans cotisation complémentaire, à tous les annexés, d'honorabilité reconnue, en résidence[510]à Nancy. Grande était l'imprudence économique, grand fut le succès. Commencée avec 287 membres honoraires, 394 participants et un humble capital de 4.199 francs, l'association possédait, six ans après, 521 honoraires, 871 participants et un capital de 43.603 francs, dans lequel figuraient, pour 7.806 francs, le fonds des retraites, .022 francs celui du veuvage, et 424 francs celui des secours aux vieillards etinfirmes non pensionnés. Moins de dix ans plus tard, en 1888, l'actif social atteignait déjà 127.268 francs. Le travail du temps rapproche peu à peu l'Alsace-Lorraine, dont les statuts ont été modifiés, quant aux admissions, des associations similaires : mais les années peuvent se succéder, elles ne lui enlèveront ni son caractère originel ni le nom, signe d'inoubliable souvenir et d'invincible espérance, qui lui a valu tant de sympathies, attestées par un nombre de membres honoraires supérieur à celui de la ¯Prévopance et des Familles réunies.
Des affinités religieuses donnèrent naissance, en 1854, à la Societé Saint-raņois avier, dont lesmembres, tous catholiques, s'engagentà observer le repos dominical et à assister, le dimanche, à la messe dite dans la chapelle de la confrérie. Cette mutualité ne cherche pas, comme les précédentes, à constituer des pensions de retraite, mais à provoquer les habitudes d'épargne individuelle, permettant à chacun d'économiser, pour sa vieillesse, un petit capital. A cet effet, elle a formé une caisse spéciale, la Caisse d''conomie et de Crédit, recevant les dépôts des sociétaires, depuis 1 franc jusqu'à 300 francs, et payant 'intérêt de ces sommes, au taux de 5 pour cent, grâce aux libéralités des membres honoraires. C'est à la même source qu'elle puise le fonds de roulement d'une autre institution spéciale, la ˉCaisse du pret d'honneur, qui prète aux sociétaires, sans intérêts et sur la seule garantie de leur parole, jusqu'à concurrence de 100 francs, les sommes dont ils ont besoin, en quelque moment de détresse, après toutefois que le Comité a trouvé valables les motifs de l'emprunt. Dans cette Société, comme dans celle des familles, les enfants sont de droit membres de la Mutualité, de leur naissance à l'âge de dix-huit ans, et les parents versent, pour chacun d'eux, une cotisation mensuelle de 0 fr. 25. Leur conduite et les progrès de leur éducation religieuse ainsi que de leur instruction primaire sont attentivement surveillés par le Comité, qui décerne des récompenses aux plus dignes. A la fin de 1888, la Societé de Sait-ra̧ois auier comptait 882membres participants dont 262 hommes, 206 femmes agrégées, 129 veuves ou femmes non mariées et 285 enfants. Elle avait par conséquent,[511]parmi ses membres participants, plus de femmes et d'enfants qu e d'ouvriers, situation qui serait linancièrement défavorable sans la présence d'un nombre suffisant de membres honoraires.
Diverses autres mutualités, — la plupart professionnelles, telles que celles de Saint-Crépin, pour les cordonniers, des ouvriers employés aux 'abacs, etc., — existent encore à Nancy, comme assurance contre les risques du chômage causé par la maladie. Mais il en est une qui, tout en ayant ce même objet, se distingue de toutes les autres par la composition de son personnel et qui, à quelques égards, se rapprocherait de la ocieté de Saint-ranois auier : c'est la ˉPersevérance, association d'ouvrières non mariées, âgées, lors de l'admission, de 15 à 35 ans, et quittant la Société quand elles se marient. Elle est constituée sous la direction de dames patronnesses. en vue, disent les statuts. « 1°... d'aider les membres à persévérer dans les devoirs de la vie chrétienne; 2° de les aider, en cas de maladie, en leur procurant des soins médicaux, des remèdes et une indemnité journalière de 1f00 . La caisse qui subvient à ces dépenses, alimentée par les cotisations mensuelles (1f 25) des participantes et par les dons ou souscriptions des dames patronnesses et des membres honoraires, est en état de suffire à ses charges. Quant aux résultats moraux, ils sont des meilleurs; plusieurs fois même des associées de la ¯Persevérance ont reçu l'un des prix de vertu, pour dévouement filial, décernés par l'Académie de Stanislas.
En résumé, en sus du salaire, les familles ouvriêres recoivent de nombreuses subventions, aussi considérables au moins, selon toute probabilité, que celles qui leur adviendraient par des institutions patronales, dotées comme le permettrait la situation, dans presque toutes les manufactures de la localité, qui sont évidemment loin de pouvoir disposer, à cet égard, de ressources équivalentes à celles des grandes exploitations industrielles, telles que les mines, par exemple. L'absten tion des patrons est néanmoins regrettable, pour plusieurs raisons. D'abord parce qu'elle amoindrit indirectement la somme des secours accordés, par la bienfaisance publique ou privée, aux iadigents sans ouvrage ni patrons, parmi lesquels s'il se trouve bien des fainéants, des vagabonds ou pis encore, il se rencontre aussi de pauvres naifs, sans autre tort que de s'être laissé trop aisément séduire par les dehors brillants des grandes agglomérations urbaines, où s'étale l'opulence et où la misère se cache. Nenus en ville pour chercher un travail mieux rétribué qu'au village natal, ils n'ont pu se faire une place et végètent, dans une misère non moins digne de pitié que d'autres plus bruyants.
[512] Ensuite, s'il n'en coûte rien à la fierté de l'ouvrier d'accepter des subventions considérées par lui comme le légitime complément d'un salaire qui, pour être équitable, doit, en compensation d'une tâche consciencieusement remplie, suffire à l'entretien de lui et des siens, son amour-propre est, au contraire, presque toujours froissé, malgré tous les ménagements, de recevoir des dons n'ayant aucun caractère rémunératoire. Il n'est pas impossible qu'il soit reconnaissant envers qui lui apporte cette aide ; mais, dans sa pensée, formulée ou non, la nécesité de ces secours extérieurs est la preuve que, dans le partage des bénéfices industriels, la main-d'œuvre est victime d'une criante injustice.
Enfin, en attachant l'ouvrier à l'usine et solidarisant plus ostensiblement leurs intérêts respectifs, les institutions patronales ne sontelles pas un remède plus efficace que les secours étrangers contre les habitudes d'instabilité dans l'atelier et d'hostilité contre le capital, maladies aigües d'une époque où, au milieu d'incontestables progrès matériels, mais dans le mépris de la loi divine et l'oubli des saines raditions, le désordre est partout et partout la discorde ?
Notes
1. Il est vrai qu'en vertu de dispositions testamentaires prises par MM. Constantin fréres, fondateurs de la Compagnie, tout employé ou ouvrier, après vingt-cinq années de service, a droit à une pension viagère plus ou moins forte suivant l'emploi et la durée des services, pourvu que les ressources de la caisse spéciale le permettent.
2. En analysant dans l'Organisation du travail (§ 19 à 25) la coutume des ateliers, F. Le Play a signalé comme la première des pratiques essentielles la permanence des engagements (N. aussi le rapport du jury international de 1867 sur le Nouvel ordre de récompenses, p. 2). M. Cheysson, dans un rapport spécial sur ce sujet, présenté à la Société d'Économie sociale le 27 fév. 1876 (Bulletin, t. V, p. 167). fait voir que la permanence des eugagements comprend et résume en quelque sorte les autres pratiques : elle est à la fois la condition nécessaire et le symptome manifeste de l'harmonie entre patrons et ouvriers. Plus récemment M. Aynard, présidant le Congrés annuel d'Économie sociale, montrait, avec la haute autorité de l'evpérience, que le plus grand mal de la vie ouvriere est le chômage et que, par suite, le plus impérieux devoir du patronage, c'est de chercher à maintenir coute que coûte la 1ixité du travail, obligation parfois trés onéreuse, mais plus importante que la création des institutions economiques même les mieu concues. (Réforme sociale. 1er juillet 1894, p. 31.)
3. Le Play, L'Organisation du travail, § 22. Rapport du Jury international de 186, p. 23, 26 et 180.
4. V. pour plus de détails l'Enquète sur la condition des petits logements dans la ville de Nancy. par M. Chassignet (Réforme sociale, mars et avril 1889).