N° 82.
OUVRIER GARNISSEUR
DE CANONS DE FUSILS
DE LA FABRIQUE COLLECTIVE D'ARMES A FEU DE LIÈGE
(LIÈGE - BELGIQUE),
OUVRIER CHEF DE MÉTIER,
DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS MOMENTANÉS,
d'après
LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1892 ET EN 1893
PAR
ARMAND JULIN
Docteur en Droit et ès-Sciences politiques et administratives,
Chef de Bureau à l'Office du travail de Belgique.
Sommaire
- Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
- Éléments divers de la constitution sociale
- § 17. SUR L'ORGANISATION DU TRAVAIL DANS CERTAINS ATELIERS DE GARNISSEURS D'UN TYPE DIFFÉRENT DE CELUI DE L'ATELIER DE FAMILLE.
- § 18. SUR LES ORIGINES DE L'INDUSTRIE ARMURIÈRE LIÉGEOISE ET L'IMPORTANCE DE CETTE INDUSTRIE AVANT LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.
- § 19. SUR L'ORGANISATION TECHNIQUE ET COMMERCIALE DE L'INDUSTRIEARMURIÈRE.
- § 20. SUR LES ABUS DU « TRUCK SYSTEM ».
- § 21. SUR LES ORGANISMES SOCIAUX DANS L'INDUSTRIE ARMURIÈRE.
- § 22. SUR LA SOCIÉTÉ DE SECOURS MUTUELS DES OUVRIERS ARMURIERS.
- § 23. SUR LA FABRICATION MÉCANIQUE ET LA FABRIQUE NATIONALE D'ARMES DE GUERRE DE HERSTAL.
Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.
[1] La famille habite à Liège la rue du Ruisseau, au centre du faubourg populaire de Saint-Léonard, à cent mètres à peine du banc d'épreuves des armes à feu.
La rue du Ruisseau, asse large et bien aérée, offre la physionomie des quartiers habités par les ouvriers relativement aisés : des maisons où s'exercent de ces commerces populaires, presque indéfinissables tant est grande la variété des articles offerts à la clientèle, des buvettes, de petites maisons ouvrières, assez proprement tenues en général. Les[2]jours de travail, tout le quartier est sillonné de charrettes à bras servant au transport, au banc d'épreuves ou chez le marchand d'armes, des canons de fusils ; d'autres véhicules, attelés de chiens de forte taille, rendent le même service ; pour les courses moins fatigantes, et quand il ne s'agit que de transporter quelques canons, on a recours aux femmes ou aux enfants. Ajoutez à cela l'atmosphère spéciale créée par la gaieté primesautière et railleuse du caractère liégeois, le grincement de la lime et le choc des marteaux sonnant clair sur les enclumes, la basse sourde et prolongée des détonations se succédant sans trêve, en feu de file, au banc d'épreuves, et vous aurez la physionomie exacte de ce quartier de Liège où l'industrie armuriêre a si fortement marqué son empreinte. Le dimanche, autre est l'aspect du quartier. Le pavé, nettoyé dès le samedi soir par les ménagères affairées, fait briller ses pierres grises ; de loin en loin des groupes d'ouvriers, les yeux anxieusement fixés sur le ciel, attendent le retour des pigeons voyageurs lâchés le dimanche matin dans quelque ville étrangère ; on engage des paris, on discute les probabilités de succès, on interroge l'état de l'atmosphère et la direction du vent, le tout sans préjudice de maintes accolades à une bouteille de genièvre, achetée à frais communs, circulant à la ronde.
Le quartier du Nord, où habitent surtout les garnisseurs de canons, s'étend sur la rive gauche de la Meuse. Il a pour continuation la populeuse commune de Herstal où s'exercent certains métiers dépendant de l'industrie armurière. Plus loin encore, sur l'autre rive de la Meuse, on trouve les communes de Cheratte, de Vandre, de Sarolay où se fabriquent la platine de fusil, les pièces accessoires et les carabines et revolvers.
A cause de l'accroissement de population de la ville de Liège, les forges de garnisseurs qui, il y a vingt ou vingt-cinq ans, étaient toutes situées dans la principale artêre du quartier, se sont faites plus rares de ce côté. Les ouvriers ont été refoulés dans des rues moins fréquentées, moins larges et moins salubres, jusque dans les impasses. La salubrité publique et le pittoresque y ont perdu ; peut-être même la promiscuité, cette plaie des quartiers ouvriers, en a-t-elle été augmentée. Nous assistons ici au phénomène généralement constaté : sous l'action du développement du commerce, de l'extension des villes, les conditions du logement de l'ouvrier se sont empirées. Actuellement, la rue Saint-Léonard, la principale du quartier, a pris unaspect bourgeois, tandis que les rues plus écartées ont été seules à conserver le cachet populaire.
[3] Il y a longtemps que cette partie de la ville de Liège est habitée par les garnisseurs de canons. Un document de 1672 parle des garnisseurs s qui ont leur maison au faubourg n et le premier banc d'épreuves fut établi, à la même époque, à un endroit assez proche de l'emplacement du local actuel.
Tous les ateliers de garnisseurs de canons sont des ateliers de famille, du type de ceux de la fabrique collective. Quelquefois, les garnisseurs ne trouvent pas moyen d'installer une forge dans la maison qu'ils habitent. Dans ce cas, ils louent une place dans la forge d'un autre garnisseur ; la location d'une place coûte deux francs par semaine, mais l'ouvrier peut se servir, pour son travail, du fourneau, de l'enclume et du bac à décaper. Toutes les autres fournitures d'outils et de matériaux restent à sa charge.
De tous les ouvriers de l'industrie armurière, c'est le garnisseur qui touche le plus près à la souche liégeoise. Dès l'apparition de l'industrie, cette catégorie d'ouvriers s'est fixée à Liège, tandis que les canonniers et les platineurs se recrutaient parmi les populations des campagnes et continuaient à habiter assez loin de la ville. Le métier s'exerce habituellement de père en fils.
Dans l'industrie armurière liégeoise il n'y a guère de migration. Rarement un ouvrier canonnier de la vallée de la Vesdre abandonne son métier et se fixe en ville. La même constance se remarque chez le platineur et le basculeur de la vallée de la Meuse. Il n'est pas difficile d'en trouver la raison : les métiers sont très différents les uns des autres et l'ouvrier, par conséquent, ne peut en changer sans un sérieux et long apprentissage. D'autre part, les métiers sont localisés étroitement pour apprendre un métier autre que celui de son père, le jeune armurier devrait émigrer. La classe ouvrière recule devant ces difficultés et, tout naturellement, chaque branche de l'industrie armurière reste l'apanage des gens d'une localité déterminée, et dans cette localité, d'un certain nombre de familles (§ 19, II).
Il résulte de ces faits d'importantes conséquences sociales et économiques qui seront analysées plus loin.
§ 2. État civil de la famille.
[4] La famille qui fait 'objet de la présente monographie se compose de dix personnes.
ANTOINE X***, père de famille, garnisseur de canons............ 56 ans.
MARIE Y***, sa femme, mère de famille, ménagère............ 52 —
LÉON, le fils aîné, bijoutier (marié, n'habitant pas chez ses parents)............ 30 —
REMY, le 2e fils, contrôleur au banc d'épreuves............ 28 —
LOUIS, le 3e fils, garnisseur de canons, travaillant avec le père de famille............ 25 —
JOSEPH, le 4e fils, garnisseur de canons, travaillant chez MM. Nagant frères, fabricants d'armes............ 23 —
LAMBERT, le 5e fils, garnisseur de canons, travaillant avec le père de famille............ 17 —
ANTOINE, le 6e fils, apprenti garnisseur de canons, travaillant avec le père de famille............ 13 —
JEAN, le 7e fils, apprenti bijoutier, travaillant avec le fils aîné............ 13 —
JOSÉPHINE, 1re fille, écoliére............ 11 —
Tous les membres de la famille sont nés à Liège.
L'ouvrier chef de famille qui fait l'objet de cette monographie est le seul survivant de sept enfants ; ses trois frères et ses trois sœurs sont morts jeunes, plusieurs ont été enlevés par la phtisie. Par bonheur, Antoine X***, ne s'est jamais ressenti des atteintes de la terrible maladie.
Antoine X***, comme ses frères et sœurs, est né rue Saint-Léonard où leur père, garnisseur de canons, possédait une petite maison.
La mère de famille est également de souche liégeoise. Son père exercait le métier de garnisseur de canons, comme le père de son mari et son mari lui-même.
La famille X*** doit être rangée parmi les familles essentiellement stables. Son chef habite à une centaine de mètres de la maison paternelle : il exerce le métier de son père et de ses frères; de ses sept fils, quatre ont la même profession que leur père et leur grand-père. Un autre fils est employé au banc d'épreuves des armes à feu, et si l'aîné n'est pas garnisseur de canons, cela est dû à des circonstances fortuites (§ 12), mais il a fait l'apprentissage du métier. Les traditions techniques, les habitudes de vie sociale se sont maintenues dans cette famille dans une absolue intégrité.
§ 3. Religion et habitudes morales.
[5] Au point de vue qui nous occupe au cours de ce paragraphe, le curactêre liégeois présente une asse curieuse anomalie : dans peu de villes vallonnes, — nous entendons parler des grandes villes et des agglomérations industrielles importantes, — le sentiment religieux est aussi développé qu'il l'est à Liège. Il suffit, pour s'en convaincre, d'assister à Liège à une grande cérémonie religieuse ou simplement de se trouver sur le passage d'une procession paroissiale. Mais dans peu de villes aussi, on est porté avec une égale spontanéité vers l'anticléricalisme. La raison de ces tendances contradictoires semble être d'ordre historique. Liège a été, jusqu'en 1793, la capitale d'une principauté ecclésiastique indépendante. Les démêlés incessants des Liégeois avec leurs princes-évêques, à la fois chefs spirituels et séculiers du pays, sont restés célèbres. Ils ne se produisirent cependant que sur le terrain politique. Les Liégeois sont restés aujourd'hui ce qu'ils étaient jadis : fils soumis de l'Église sur le terrain religieux, pleins de défiance envers les représentants de l'Église, en ce qui concerne l'ordre politique. La classe ouvrière liégeoise a pris une grande part aux luttes du passé et, jusqu'à présent, elle n'a pas ou elle a peu dépouillé l'hostilité d'autrefois.
Antoine X*** ne fait pas exception à la règle générale. Le respect de la religion et du culte est visible dans la manière d'être de la famille. Les plaisanteries au gros sel, de mise dans certaines couches populaires, risqueraient fort d'être mal accueillies dans sa maison. La pièce où se tient la famille et qui, pour celle-ci, remplace le salon bourgeois, est ornée d'une quantité d'images de dévotion, et le crucifix y occupe la place d'honneur. Lors de la procession paroissiale, la maison, comme ses voisines, se garnit de fleurs ; des flambeaux allumés sont placés aux fenêtres autour du crucifix et de l'image de la Vierge. Mais les grands actes de la vie religieuse, le baptême, la première communion, la confirmation, une fois accomplis, la ferveur des membres de la famille tiédit et se restreint à des pratiques extérieures ; l'assistance à la messe le dimanche, l'abstinence, sont des actes du culte auxquels ils se soustraient assez facilement et sous de légers prétextes.
[6] Il leur serait peu agréable de passer aux yeux des gens de leur classe pour des « cléricaux ». L'espèce d'indifférence propre à l'ouvrier décrit et à l'énorme majorité de ses compagnons de travail, se révèle clairement dans la manière dont le principe du repos dominical est entendu par eux. Ils lui donnent une élasticité qui, certes, n'est pas dans l'esprit de l'Eglise. Pour peu que l'ouvrage soit abondant, le travail ne chôme guère le dimanche. Même les ouvriers qui ne travaillent point ce jour-là, endossent, le matin tout au moins, leur costume de travail ; ils rendent visite à leurs voisins, plaisantent de porte en porte et s'installent familiêrement dans l'atelier de famille de ceux de leurs camarades qui n'ont point jugé à propos de chomer. L'apresmidi seulement, ils quittent leurs vêtements de travail, comme à regret, et le repos semble leur peser plus lourdement que le labeur à d'autres.
Si incomplète que soit dans la famille X*** la vie religieuse intérieure, elle est assez vivace cependant pour sauvegarder la morale. Toujours celle-ci a été respectée chez Antoine X***. Le père de famille exerce, sans conteste, une autorité ferme mais bienveillante, secondé en cela par sa femme, sans que celle-ci cherche à dépasser les limites du rôle qui lui est assigné. Les enfants se montrentsoumis et respectueux envers leurs parents et jamais aucun nuage ne s'est, à ce sujet, élevé dans la famille.
Les rapports de l'ouvrier avec les personnes appartenant à la même classe que,lui sont bons, même empreints d'une certaine cordialité, sans être, pour cela, fort intimes. Il y a, pour expliquer ce fait, deux raisons : la première est d'ordre psychologique, la seconde, tient à l'organisation économique. Le sentiment individualiste est fortement développé che les Liégeois ; c'est un fait d'observation. jusqu'à ces derniers moments, il n'a existé entre ouvriers aucun lien, aucune association professionnelle. Nous aurons plus loin l'occasion de dire combien ceux qui ont été formés récemment nous paraissent fragiles et artificiels (§ 21). L'ouvrier armurier ne se fait qu'une idée confuse et imparfaite des avantages qu'il pourrait retirer d'une organisation syndicale ; lorsqu'on les lui énumère, il reste défiant et incrédule. Le bon ouvrier est le plus rebelleà l'organisation syndicale, et de lui viennent les résistances les plus vives. Il n'est pas sans intérêt de remarquer que la situation contraire s'est présentée en Angleterre ou le skilled labour s'est constitué en Trades Unions bien longtemps avant l'unsiklled. Petit entrepreneur, libre de son travail et de son temps, l'ouvrier [7] armurier hésite à sacrifier cette liberté aux avantages, plus palpables cependant, qui seraient pour lui les premiers fruits des unions professionnelles.
Cette indépendance qu'il conserve jalousement vis-à-vis de ses compagnons de travail, l'ouvrier armurier la protège avec plus de soin encore vis-à-vis du patron. Et du reste, à proprement parler, il n'y a point ou guère de patrons dans l'industrie armuriêre liégeoise. L'ouvrier est unpetit entrepreneur ; le marchand d'armes est son client. Entre eux, pas de véritable contrat d'engagement ; celui-ci se forme par l'acceptation, de la part de l'ouvrier, de tel travail déterminé ; il se dénoue par l'achêvement de ce travail. Les questions relatives au préavis de congé, aux heures de travail ne peuvent être soulevées dans une semblable organisation. Un différend s'élève-t-il ? l'ouvrier ne s'en émeut guère. Le plus souvent il a la clientêle de plusieurs marchands d'armes ; s'il vient à perdre un de ses clients, il en cherche un autre. Les rapports personnels sont rares entre patron et ouvrier ; à peine sont-ils nécessaires quand le marchand d'armes doit adresser à l'ouvrier quelque recommandation spéciale. Dans ces conditions, les conflits collectifs entre le travail et le capital sont rendus presque impossibles ; on n'a pas mémoire à Liège d'une grêve d'armuriers ; un sourd mécontement a bien gagné les ouvriers à la suite des réductions de prix apportées à leur travail, mais il n'a jamais pris, sauf une seule exception sans importance, la forme d'un mouvement collectif.
Les notes sur les habitudes morales de la famille X*** ne seraient point complètes, si on ne signalait l'économie et l'esprit d'ordre qui la distinguent. Le père de famille qui, comme on l'a vu, a maintenu son autorité sur les siens, a aussi conservé, comme un apanage de cette autorité, la disposition des finances du ménage. La femme reçoit, pour pourvoir aux dépenses quotidiennes, des allocations renouvelées dès qu'elles sont épuisées. Le père de famille, dans la mesure de ses moyens, n'a pas, du reste, l'habitunde de lésiner à propos de ces dépenses : il comprend aussi la nécessité des distractions honnêtes et abandonne à ses fils une somme assez rondelette pour leurs menus plaisirs.
Pendant les premières années de son mariage, qui ont coincidé avec l'époque des hauts prix dans l'industrie armurière, Antoine X*** a fait des économies assez importantes : c'est ainsi qu'il a pu solder le prix de la maison qu'il occupe, à l'achat partiel de laquelle il avait déjà consaucré 1.750 francs provenant de la succession paternelle, et qu'il a pu y faire des modifications et des améliorautions dont il estime le[8]montant à 3,000 francs. Mais nous ne voudrions pas affirmer que cette évaluation ne soit un peu exagérée.
§ 4. Hygiène et service de santé.
En ce qui concerne les soins à donner à la santé et les précautions hygiéniques, la famille décrite n'est pas douée d'un esprit très progressif. Ces soins, ces précautions lui paraissent affaire de luxe, bonne pour les gens riches qui ont le temps, eux, de se dorloter, de « s'écouter », mais ils ne lui semblent aucunement nécessaires au maintien d'une bonne santé. Les indispositions qui atteignent de temps à autre les membres de la famille, sont traitées par des remèdes familiers, et ceux-ci, jusqu'à présent, ont suffi à les préserver de toute suite fâcheuse, la diète, le repos, une abondante transpiration sont les remèdes conseillés et appliqués dans notre famille ouvrière dès que la santé d'un de ses membres laisse à désirer. Par une chance exceptionnelle, aucun membre de la famille X*** n'a jamais éte atteint d'une maladie grave. Les couches de la femme se sont succédé sans complications, et l'âge critique, peut-être à cause de ces maternités fréquentes, s'est passé sans les troubles qui l'accompagnent fréquemment. Tous les enfants de X*** jouissent d'une excellente santé et d'une constitution robuste.
Le père présente tous les caractères du tempérament sanguin. De haute taille, la figure ronde et colorée, il a un air de franchise qui séduit du premier abord. Les épaules et les bras fortement musclés, la poitrine développée, attestent une grande vigueur. Le métier de garnisseur exige d'ailleurs une constitution robuste ; le maniement de lourds outils, les efforts violents que nécessite le métier, le poids considérable des fardeaux à transporter dès l'enfance, éloignent du métier les faibles et les disgraciés.
La mêre de famille est d'un tempérament qui se rapproche du type bilieux. Grande, les yeux noirs très vifs, les traits du visage accentués, elle a une vivacité de mouvements, une apparente brusquerie d'allures qui ne sont pas rares chez les femmes de la classe populaire à Liège.
[9] Si on se montre assez incrédule chez Antoine X*** a l'égard de la médecine et des résultats qu'on peut en attendre, on y donne beaucoup d'attention à la propreté. La maison est scrupuleusement tenue en bon ordre, les plafonds et les murailles sont blanchis à la chaux, les planchers nettoyés avec soin. Cette propreté se remarque aussi dans la maniêre d'être de chaque membre de la famille. Elle n'est pas étrangère, sans doute, à la conservation de leur santé.
§ 5. Rang de la famille.
La famille X*** occupe un rang assez élevé parmi les ouvriers exerçant le métier de garnisseurs de canons. Ce qui distingue l'ouvrier de la plupart de ses compagnons de travail, ce qui le hausse un peu vers la classe bourgeoise, c'est la possession de la maison qu'il habite. Elle lui a valu la réputation d'un homme s à son aise . La nombreuse famille qui entoure Antoine X*** n'est pas étrangère non plus à la considération qu'on lui accorde. Les bons rapports qui existent entre les enfants, le respect qu'ils témoignent à leurs parents, la place honorable qu'ils occupent dans leur milieu et leur métier sont une preuve de la bonne direction donnée à leur éducation, et Antoine X*** en recueille de nouvelles marques de déférence. Malgré tout, cependant, la famille X*** n'a guère d'ascendant sur les personnes appartenant au même milieu social. L'organisation professionnelle aurait pu donner un caractère plus positifa l'estime générale qui entoure la famille X*** Nous avons dit déjà que cette organisation n'existe pas. Jamais l'ouvrier, ni aucun des siens, n'a cherché à obtenir une infuence analogue dans les milieux politiques. Il n'y a que peu de temps que les ouvriers belges ont été appelés à l'exercice des droits politiques ; au début, les droits électoraux ne furent réclamés que par des groupes à tendances très avancées et Antoine X*** s'est tenu à l'écart de ces agitateurs. Il montre d'ailleurs une assez grande indifférence à l'égard des questions politiques ; peut-être l'exercice des droits résultant de l'introduction en Belgique du suffrage universel plural, la fera-t-il disparaître.
Au point de vue purement matériel, la fumille X*** comme beaucoup de familles d'ouvriers armuriers à l'heure actuelle, est plutôt en voie de[10]décadence. Le chômage sévit dans toute l'industrie armurière et il est aggravé par la baisse des prix qui a été en s'accentuant depuis vingt ans environ. D'autre part, il est à prévoir que les fils d'Antoine X*** se marieront et abandonneront l'atelier de famille pour s'établir à leur propre compte. Il y a là des points sombres pour l'avenir.
Moyens d'existence de la famille
§ 6. Propriétés.
(Mobilier et vêtements non compris.)
Immeubles : achetés avec les économies des premières années de mariage, période de hauts salaires, jointes à l'héritage paternel que X*** recueillit en entier............ 6.000f 00
1° Habitation. — En tenant compte des réparations et des transformations que l'ouvrier y a faites, depuis vingt-trois ans qu'il y habite, elle peut être portée à une valeur approximative de 5.000f 00.
2° Atelier de garnisseur de canons, y compris les installations spéciales requises pour l'exercice du métier (banc de travail, forge, etc), 1.000f 00.
Argent............ 36f 00
Somme placée à la Caisse d'épargne : 36f 00.
ANIMAUX DOMESTIQUES............ 8f 00
Deux poules, 5f00. — Un coq, 3f 00.
Matériel spécial des travaux et industries............ 318f 00
L'ouvrier garnisseur de canons étant un entrepreneur, ne reçoit aucun outil de la part du patron. Il doit, outre les outils proprement dits, se procurer une assez grande quantité de fournitures, telles que : métal destiné à former les cales à introduire entre les canons ; borax, soudure de cuivre et fil de fer nécessaires au garnissage ; charbon destiné à l'alimentation de la forge. Ces frais sont évalués dans un compte spécial (§ 16, C).
[11] 1° Outils d'armurier. — Un jusqu'à t de grande dimension ; — une enclume avec bloc de support ; — un bac à décaper ; — cinq étaux : — une grande quantité de limes (carreaux et plates) ;— six rabots à nettoyer les canons (système français), rabots à nettoyer les canons (ancien système) ; — dix marteaux de différentes grosseurs ; — deux pinces à lier les canons ; — dix tenailles ; — une filière avec coussinets et tarauds de différentes dimensions ; — six blocs de bois (locais) servant à serrer les canons dans l'étau pour les redresser ; — environ 30 bouchons métalliques à vis, dits verins, servant à obturer la culasse des canons, pour les soumettre à l'épreuve (20 jeux de bouchons, de deux pièces chacun, pour chacun des huit calibres usités). — Le tout évalué à la somme de 300f 00.
2° Outils de tailleuse, servant à la mère de famille pour la réparation des vêtements : dés, ciseaux, aiguilles, fil, etc. (pour mémoire).
3° Matériel de blanchissage. — 1 machine à laver, 10f00; — 1 baquet à rincer, avec trépied, 5f 00; — fers à repasser et brosses, 3f00. — Total, 18f 00.
Valeur totale des propriétés............ 6.362f 00
§ 7. Subventions.
Dans le budget des ouvriers industriels travaillant dans le système sans engagements, les subventions sont, par la nature même des choses, rares et de peu d'importance.
L'ouvrier conserve vis-à-vis de son patron la plus complête indépendance. Pour parler plus exactement et d'après les expressions mêmes de Le Play, il n'existe dans ce système ni mâtres ni ouvriers. Si cette organisation présente des avantages et est capable de flatter la susceptibilité, parfois fort chatouilleuse, de certaines classes d'ouvriers, elle présente, par contre, des inconvénients nombreux. Au point de vue social, un des liens les plus puissants qui puissent unir les honnêtes gens, celui résultant des services rendus et des sentiments de pautronage, n'existe pas ; au point de vue économique, des ressources précieuses en temps de crise viennent à manquer. Dans le budget de l'ouvrier armurier liégeois, on ne trouve aucune subvention patronale et de rares subventions des pouvoirs publics. L'ouvrier sujet de la présente monographie n'a jamais rien reçu des divers fabricants pour le compte de qui il a travaillé ; aucun subside en outils, en nourriture, en vêtements ou en espèces, ne lui a été alloué ; il n'a jamais reçu, non plus, de secours de personnes charitables. Il a pu subvenir lui seul aux multiples nécessités de sa nombreuse famille par un travail assidu ; et ce n'est pas sans fierté qu'il parle de son indépendance absolue à cet égard.
[12] Il convient de noter ici une subvention allouée par la ville de Liège à tous les enfants de la classe peu aisée : l'instruction gratuite. Les trois plus jeunes enfants d'Antoine X** ont reçu gratuitement, de la part de l'administration communale de Liège, des fournitures de classes. De même, le culte caitholique professé par la famille et l'instruction religieuse des enfants ne donnent lieu à aucun frais. Une autre subvention est celle que l'ensemble des fabricants d'armes liègeois accorde à la société de secours mutuels fondée entre les ouvriers armuriers. En vertu de l'artiele 28 de l'arrêté royal du 6 mars 1889, 5 % des recettes du banc d'épreuves sont versés à la caisse de cette société (Voir § 13 et § 22). Aucune autre allocation ne peut être inscrite au chapitre des subventions.
§ 8. Travaux et industries.
De toutes les divisions industrielles qui se remarquent actuellement dans l'armurerie liégeoise, une des plus anciennes est celle qui constitue le métier de garnisseur de canons. Dès 1672, les garnisseurs sont expressément mentionnés dans un acte officiel, celui portant institution du banc d'épreuves des armes à feu. Le règlement de 1672 prouve que certaines opérations techniques étaient alors identiques à celles qui se pratiquent encore aujourd'hui : c'est ainsi que les garnisseurs, en présentant leurs canons au banc d'épreuves, devaient les munir de verins, sortes de bouchons métalliques dont on se sert pour obturer la culasse du canon et dont le nom est resté en usage dans la terminologie technique de l'armurerie liégeoise. La division du travail, même à cette époque déjà lointaine, ressemblait à la nôtre : l'acte de 1672 mentionne, à côté des garnisseurs : les marchands d'armes, les monteurs, les faiseurs à bois, etc., toutes divisions encore existantes. Alors comme aujourd'hui, le métier de garnisseur s'exerçait dans de petites forges, ateliers de famille, dont le père était le chef, et les enfants, avec un compagnon ou un apprenti, les ouvriers. Nous nous trouvons donc en présence d'une organisation du travail ancienne, restée presque stationnaire. Il est écessaire de bien se pénétrer de cette idée, car les con[13]séquences sociales qui en découlent sont nombreuses et importantes.
L'atelier, ou pour employer le terme consacré, laforge de l'ouvrier garnisseur, sujet de cette monographie, est situé dans le jardinet de l'habitation même. Il se développe sur deux côtés : celui du fond et celui de droite. Une allée de deux mêtres de largeur à peu près le sépare de la maison : c'est de ce côté que s'ouvre la porte d'entrée de l'atelier ; une autre allée, plus large celle-là, le sépare du côté opposé du jardin ; l'atelier prend jour de ce côté par trois fenêtres, une quatrième fenêtre s'ouvre au fond sur une impasse conduisant à un groupe de maisons ouvrières.
Le bâtiment, vu de l'extérieur, est assez délabré. Les murailles de briques sont décrépites, de couleur noirâtre ; les fenêtres à petits croisillons sont mal jointes, leurs vitres sont enfumées et manquent même à plusieurs places. L'atelier est sans étage ; d'une hauteur de quatre mètres environ du côté ou il prend jour, sa muraille opposée est beaucoup plus élevée ; le toit en tuiles est fortement incliné et couronné d'une massive cheminée en briques. Le tout a l'aspect fruste et négligé des bâtiments industriels.
Un large établi, fixé à la muraille, fait le tour de l'atelier sur trois de ses côtés. Il est encombré des objets les plus divers : outils, limes, marteaux, canons de fusils à divers états de fabrication. Devant chaque fenêtre, un étau fixé à l'établi. Du côté opposé, un fourneau en briques, surmonté d'un vaste manteau de cheminée, fait une saillie d'un mètre cinquante. Un gros jusqu'à t fixé au toit sert à activer le feu; à côté du fourneau, une enclume.
Travail du chef de famille, armurier garnisseur. — Le travail du garnisseur comporte des phases nombreuses et complexes. Dès qu'il reçoit les canons à garnir, la première besogne de l'ouvrier consiste à lier ensemble les deux canons qui sont destinés à former le fusil double (à deux coups). Sans cette précaution, il risquerait de souder ensemble des canons qui ne sont pas faits pour le même fusil, ou, comme il dit, de mêler les damas. La damassure du canon n'apparalt en effet qu'après un décapage spécial, et lorsque les canons damassés arrivent chez le garnisseur, ils ressemblent uniformément à des tubes d'acier. L'ouvrier taraude ensuite les canons à la culasse et y place les verins (§ 6, matériel special). A ce moment les canons ont reçu leur premier façonnage et sont envoyés au banc d'épreuves pour y subir la première épreuve. L'aide des enfants et des femmes devient, dès cette phase des opérations techniques, des plus utiles à l'ouvrier ; elle lui [14] épargne un grand nombre de déplacements et de pertes de temps.
Les canons, revenus de la premiêre épreuve et portant les marques légales, subissent alors le travail de garnissage proprement dit. Le garnisseur commence par enlever les verins ; il nettoie les canons et les lime à la bouche et à la culasse, au point où ils doivent être juxtaposés. A la culasse, il ménage encore, à la lime, un espace pour loger le crochet de bascule. Cette pièce, une fois encastrée à la place qu'elle doit occuper, les canons sont solidement liés l'un à l'autre au moyen de fil de fer. Pendant la deuxième série d'opérations que nous venons de décrire briêvement, l'ouvrier a dû faire preuve d'habileté technique en ne limant pas trop profondément les deux canons ; l'amoindrissement anormal de leur épaisseur à la culasse ou à la bouche provoquerait des éclatements ou des déchirements qui feraient mettre les canons au rebut. Aussi apporte-t-on à cette partie du travail la plus grande attention ; elle est d'ordinaire confiée à l'ouvrier le plus expérimenté, c'est-à-dire au chef de l'atelier, au pêre de famille.
Au moment où l'opération du garnissage est arrivée, les canons ne se touchent que par la bouche et la culasse ; entre les deux extrémités, existe un intervalle de quelques millimètres. Si on laissait les canons dans cet état, la pression du gaz pendant le tiramènerait des déformations et des ruptures : c'est pour éviter cet inconvénient que des cales en fer, forgées au marteau, sont introduites de distance en distance, entre les deux canons. Le moment de l'opération la plus importante du garnissage approche ; c'est la mise en place des bandes. On appelle ainsi des bandes de fer, larges d'un centimêtre environ, épaisses de un ou un et demi millimêtre, qui se superposent sur les deux canons, de manière à masquer l'interstice qui les sépare et qui n'est supprimé qu'en partie par les cales. Les bandes sont creuses ou plates, selon l'indication donnée par le marchand d'armes. L'ouvrier les forge parfois lui-même, et c'est un travail que, le plus souvent, il réserve pour le dimanche ou les jours de chômage. Ordinairement, cependant, il les achête toutes préparées.
C'est après l'adaptation des bandes que commence le travail de soudage. Celui-ci s'effectue entièrement au fourneau que nous avons vu installé en belle place dans l'atelier du garnisseur. Il a pour but d'unir toutes les pièces que nous avons vu juxtaposer : canons, crochet de bascule, cales et bandes. Il se fait à l'aide de soudure de cuivre, mélangée de borax broyé. On commence le soudage en partant de la culasse.
[15] Aussitôt après, il faut procéder au nettoyage des canons qui sont chargés de borax vitrifié et de cendres. Ce nettoyage se fait par l'opération du décapage. Les canons séjournent pendant une nuit dans un tonneau rempli d'eau de pluie mélangée d'acide sulfurique (1 kilogramme d'acide pour 70 à 80 litres d'eau).
Le bac à décauper fait partie aujourd'hui de l'outillage de tout ouvrier garnisseur. Anciennement, au lieu de décaper les canons, on les nettoyait à la lime ou au rabot, ce qui exigeanit beaucoup de temps et de peines sans qu'on parvint à un résultat meilleur qu'à présent.
Il arrive fréquemment que, par suite de la dilatation due à la chaleur du fourneau, les canons ne sont plus parfaitement droits. Le garnisseur, en ce cas, pince les canons dans l'étau entre deux blocs de bois (olocais de façon à faire disparaitre ces sinuosités. Cette partie du travail est très délicate, car, en redressant les canons, l'ouvrier court le risque de les bossuer ou de rompre les soudures. On s'assure que tout est en bon ordre de ce dernier côté, en donnant un coup de rabot dans les angles formés par l'apposition de la bande sur les cunons. Viennent ensuite deux opérations accessoires : couper les canons à longueur voulue et boucher les interstices qui se trouvent à la bouche et à la culasse, entre les canons et les bandes.
Jusqu'à ce moment, le garnisseur a travaillé seul. Satache va se compliquer parl'entréeen scèned'un autre ouvrier del'industrie armuriêre, le reforeur de canons, qui est absolument indépendant du garnisseur.
Le garnisseur doit envoyer les canons chez le reforeur. La femme et les enfants sont chargés des courses assez nombreuses que cette intervention du reforeur vient rendre nécessaires. Le reforeur se borne alors à alezer l'intérieur du canon.
Rentré en possession de ses canons, le garnisseur les ramène, au moyen du rabot, à la dimension voulue extérieurement. Ici encore il doit prendre les plus grandes précautions pour ne pas amincir le canon plus à un point qu'à un autre. Il place de nouveau les verins à la culasse des canons et envoie ceux-ci, pour la seconde fois, au banc d'épreuves. Nouveau transport effectué par la femme et les enfants. Renvoyés au garnisseur, les canons sont de nouveau confiés au reforeur qui les repolit et les faconne d'après le système choke bored1, si le marchand d'armes a ainsi fixé le faconnage des canons.
Il ne reste ensuite au garnisseur qu'à faire quelques travaux de fi[16]nissage : redresser les dernières sinuosités que le reforage aurait pu occasionner aux canons et doucir ceux-ci2.
Comme on le voit, le travail du garnisseur, lorsqu'il touche à son terme, se complique d'un assez grand nombre d'éléments. L'épreuve des canons, qui a lieu par deux fois, réserve parfois des surprises désagréables au garnisseur; nous aurons à nous en occuper plus loin. L'intervention du reforeur n'est pas non plus sans occasionner des pertes de temps considérables. Le garnisseur s'étant engagé à livrer les canons au marchand d'armes à date fixe, doit surveiller l'opération du reforage et faire en sorte qu'elle ne retarde point la livraison. Luimême y est directement intéressé d'ailleurs, puisque le prix de son travail ne lui est soldé qu'après achèvement complet et acceptation des canons par le marchand d'armes. Le garnisseur est donc obligé d'avoir à sa dispositionun personnel complet chargé de harceler le reforeur, de lui porter les canons, d'aller les rechercher, de les présenter à l'épreuve, etc. Les femmes et les enfants remplissent cette tàcbe, mais, si, pour quelque motif, ils ne peuvent y pourvoir, le garnisseur doit les remplacer à ses frais.
L'ouvrier garnisseur travaille à domicile ; il a donc ce grand avantage de conserver une entière indépendance. Cet avantage ne va pas sans quelques inconvénients. L'ouvrier n'a guère de conflits avec son patron, mais il lui arrive fréquemment d'avoir des contestations avec d'autres ouvriers. En voici quelques exemples : on a vu qu'après le dressage des canons, le garnisseur les envoie au reforeur ; si cet ouvrier, par suite de la défectuosité du dressage, éprouve quelque difficulté dans son travail, il peut en rendre responsable le garnisseur. Autre contestation du même genre : les canons fins sont de poids très réduit et leur épaisseur, vers le milieu, est aussi faible qu'elle peut l'être si, à l'une des épreuves successives, un canon vient à crever ou à se fausser, cet accident peut être attribué à trois causes différentes : ou bien le canonnier a employé une matière première défectueuse ou a mal faconné son canon ou bien le garnisseur, en rabo[17]tant le canon, l'a aminci plus que ne le permettait la résistance du métal ; ou encore le reforeur, en alezant le canon à l'intérieur, a usé le métal au point de rendre possible l'éclatement. Ces contestutions ont même pris à un moment donné un caractère assez général et se sont reproduites assez fréquemment pour que la section armurière du Conseil de l'industrie et du travail de Liège ait été amenée à s'en occuper (§ 21, III). La plupart de ces contestations sont réglées par l'usage. La coutume, lorsqu'un canon vient à crever ou à se boursoufler lors de la première épreuve, est que le garnisseur perd son travail et doit renvoyer le canon, accompagné du bon de commande, chez le fabricant ; mais ce dernier exerce ensuite son recours contre le canonnier qui doit fournir un nouveau canon. Si le canon est rebuté à la 2e épreuve, le garnisseur perd le prix de son travail, à moins qu'il ne soit prouvé que la faute est imputable au reforeur ; auquel cas, celui-ci paye le canon et les frais d'épreuves au fabricant et le prix de l'assemblage au garnisseur. Il y a peu de temps, toutes les dépenses venant de la rupture d'un canon étaient mises à la charge du maître canonnier, sans qu'on examinat à qui incombait la responsabilité réelle du rebut à l'épreuve. La coutume actuelle est plus juste, puisqu'elle fait supporter à chacun les conséquences de sa faute. Les canonniers n'ont pas obtenu sans peine l'abolition de la coutume injuste qui réglait leur responsabilité. Si celle-ci a été modifiée, ils en sont redevables à une organisation syndicale qui, malheureusement, n'a pas été de longue durée (§ 21, I).
Les contestations entre le marchand d'armes et l'ouvrier garnisseur sont extrêmement rares ; à dire vrai elles ne trouvent presque pas l'occasio de se produire. Toute commande exécutée par le garnisseur fait l'objet d'une description précise du travail : la longueur du canon, son diamètre, la forme de la bande, le prix du travail sont indiqués sur un bon. Lorsque la commande est achevée, l'ouvrier rapporte les canons chez le marchand d'armes ; un ouvrier spécial, sorte de contre-maître, nommé uisiteur, est chargé d'examiner si toutes les conditions de la commande ont été suivies. Dans le cas où le canon présente quelque défectuosité, le visiteur rend le canon au garnisseur ; celui-ci s'efforce de le réparer ; au cas où le canon ne pourrait être remis en bon état, le garnisseur doit rembourser au marchand d'armes la valeur du cunon d'usine, les frais d'épreuves et ceux de reforage. Si la livraison est acceptée, l'ouvrier touche généraulement le montant du prix de la commande le samedi suivant.
[18] Dans ces conditions, les contestations sont rares ; pour qu'elles se produisent, il faut qu'une des parties soit de mauvaise foi.
A côté des opérations techniques qui viennent d'être décrites, certaines opérations commerciales cencernent le métier de garnisseur. Voici comment Antoine X*** et les membres de sa famille se les partagent.
Quand il s'agit d'obtenir pour la première fois une commande, c'est le père de famille qui se présente lui-même chez le client. Il s'agit, en effet, de montrer au patron ses connaissances techniques, de lui inspirer confiance, de débattre le prix de facon, de se rendre un compte exact des qualités exigées dans le travail, d'observer les allures de la maison. De même, c'est Antoine X** qui rentre les canons chez son nouveau client, les soumet au visiteur, discute, s'il y a lieu, avec celui-ci, l'exécution du travail, et prend note des observations s'il y en a eu à présenter. Mais l'ouvrier ne s'impose cette perte de temps, qui se traduit par une sensible diminution de salaire, que dans les circonstances exceptionnelles.
Quand il s'agit de travailler pour le compte d'un ancien client, d'un fabricant dont il est connu, Antoine X*** n'y met pas tant de façons, et son fils cadet le remplace dans ces courses.
Dans la langue technique des armuriers liégeois, aller chercher le travail chez le marchand d'armes, se dit : recharger de l'ouvrage (richergi d' l'ovrège); le fournir au marchand après qu'il est achevé, se dit : rentrer de l'ouvrage (rintré d' l'ovrège).
L'armurier garnisseur visite sa clientèle tous les samedis. Lorsqu'il a rentré n des commandes, il en touche le prix ce jour-là. Généralement, les bons portent la mention que, pour être payés le samedi, ils doivent être présentés le vendredi; cette mesure a pour but de faciliter la comptabilité, parfois assez compliquée, des marchands d'armes. En même temps qu'il touche le prix de son travail, l'ouvrier garnisseur s'efforce de trouver de nouvelles commandes pour assurer la régularité de son travail, le garnisseur doit avoir des commandes en nombre suffisant pour être occupé pendant quinze jours : les épreuves et le reforage empêchent que le canon reste sans interruption entre ses mains jusqu'au moment de son achèvement total ; lorsque l'arme est renvoyée au reforeur, le garnisseur doit pouvoir en commencer une autre.
L'ouvrier garnisseur n'est pas astreint à des heures réguliêres de travail, comme les ouvriers de fabriques. La majorité des ouvriers[19]garnisseurs travaille de 6 heures du matin à 8 heures du soir, avec deux heures ou deux heures et demie de repos. Le lundi, la journée est plus courte ; elle se termine vers quatre heures de relevée. Il en est de même le samedi.
Ces heures de travail supposent que la besogne soit abondante. Malheureusement, depuis quelque temps, les chômages se font longs et fréquents. La crise, dans l'industrie armurière, se manifeste non seulement par la baisse des prix, mais aussi par la raréfaction des commandes. Antoine X** ne parle pas sans inquiétude de la persistance de cette crise dont l'intensité, au moment où ces notes ont été recueillies, était telle que l'atelier de la famille chômait réguliêrement deux jours par semaine sans compter le dimanche.
Les prix payés pour le travail de garnissage sont très variables. Antoine X*** garnit des canons dont la paire lui est payée de 2 francs à 7 franes. Faute de mieux, il doit même parfois accepter des canons qui ne lui sont payés que 1 fr. 60. C'est là un prix de misêre, qu'il n'accepte qu'à contre-ceur. L'ouvrier se plaint beaucoup de la baisse des salaires et des prix qui, du reste, est générale dans l'armurerie liégeoise3.
Travaux de la mère de famille. — Les travaux de la femme se bornent exclusivement aux travaux du ménage, assez considérables d'ailleurs pour absorber tout son temps. Elle s'occupe très activement du nettoyage de la maison, de la préparation des repas, du raccommodage et de l'entretien des vêtements. Elle n'a jamais recouru à une servante pour l'aider dans son travail, et cela faute d'argent.
Travaux des fils. — Les travaux du père, que nous avons décrits en détail, sont aussi ceux des trois fils qui travaillent avec lui.
Le deuxième fils d'Antoine X*** est contrôleur depuis 1892 au bance d'épreuves. Sa besogne consiste à examiner les armes à leur présentation à l'épreuve, afin de s'assurer si elles se trouvent dans les conditions prescrites. Après l'épreuve, le contrôleur visite de nouveau les armes et, après un examen minutieux, appose sa marque particulière sur celles qu'il reconnait sans défaut. Rémy X*** est, à vrai dire, plutôt un fonctionnaire qu'un ouvrier. Le traitement des contrôleurs et le genre de travail qui leur est confié sont, en effet, arrêtés par le règlement général du banc d'épreuves (arrêté royal du 6 mars 1889). Leur nomination est faite par le gouverneur de la province, sur la propo[20]sition de la commission administrative du banc d'épreuves. Le contrôleur jouit d'un traitement annuel variant de 1.200 à 2.100 francs. Rémy X*** ge trouve done déjà dans une catégorie sociale supérieure à celle des siens. Il est à noter que Rémy ne remet pas à sa famille son salaire tout entier. Moyennant 600 francs par an, il est logé, nourri et habillé par ses parents. La raison de cet arrangement est le prochain mariage de Rémy, qui l'oblige à faire quelques économies.
Le quatrième fils, Joseph X***, âgé de vingt-trois ans, est employé en qualité de garnisseur chez MM. L. et Em. Nagant frères, fabricants d'armes à Liège. Il ne fait pas le travail de garnissage proprement dit, mais retouche les canons qui présentent quelques légères défectuosités. Son salaire journalier est de 4 francs. Exception faite pour les dimanches et jours de fêtes, il n'y a pas de chômage.
Le septième fils travaille avec son frère aîné ; ses travaux sont ceux de l'apprenti bijoutier. Il gagne 1 franc par jour.
La fille, âgée de 7 ans seulement, est trop jeune pour s'occuper du ménage. Elle va à l'école.
Industries entreprises par la famille. — Indépendamment des travaux de blanchissage, de repassage et d'entretien du linge et des vêtements, on peut encore mentionner ici l'exploitation des poules et surtout la sous-location d'une chambre et d'une mansarde de la maison (§ 6,§ 10 et § 14, sect.I.)
Mode d'existence de la famille
§ 9. Aliments et repas.
Le régime alimentaire de la famille étudiée n'est pas luxueux, mais il est largement suffisant. Antoine X*** estime, d'accord en cela avec la plupart de ses compagnons, que la nourriture est le besoin le plus urgent, celui auquel il convient de faire face en premier lieu et de[21]satisfaire le plus complètement possible. Les besoins de luxe viennent en ordre subsidiaire et sont sacrifiés à ce qui est essentiel, exemple de sage économie domestique que certaines familles bourgeoises feraient bien d'imiter.
La famille fait trois repas par jour. Le premier, le déjeuner, se fait a 8 heures du matin et se compose de pain et de beurre avec du café pour boisson. Le dîner se prend à midi ; c'est le repas principal. Une soupe aux légumes, de la viande, des pommes de terre, rarement un légume, en font les frais. Le souper, à 7 heures du soir, se fait de la même manièreque le déjeuner avec, en plus, quelques reliefs du dîner, viande froide ou pommes de terre réchauffées.
§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.
Située au commencement de la rue du Ruisseau, à Liège, la maison d'Antoine X*** se présente dans des conditions favorables. Un large carrefour, où aboutissent cinq ou six rues, lui ménage abondamment l'air et la lumière. La maison n'a qu'un seul étage ; elle comprend une porte et deux fenêtres au rez-de-chaussée, trois fenêtres au premier étage. Des fenêtres, dites tabatiêres, s'ouvrent sur le toit de tuiles. La maison est entiêrement blanchie à la chaux ; les volets des fenêtres du rez-de-chaussée sont peints en vert, de même que la porte, ouverte, d'ordinaire, pendant toute la journée.
En pénétrant dans le corridor, assez étroit et puvé de dalles de pierre bleue, on trouve en face de soi l'escalier conduisant à l'étage. Au fond du corridor s'ouvre une porte donnant accès à une chambre qui communique avec la cuisine. A gauche, une porte vitrée s'ouvre sur la pièce donnant sur la rue. C'est la chambre qui, pour notre famille, remplace le salon bourgeois. Elle est très soigneusement tenue ; des rideaux blancs et quelques plantes communes égayent ses fenêtres. Une seconde porte, située au fond de cette chambre, donne sur une pièce, de mêmes dimensions que la première, mais plus basse d'étage. Elle sert de cuisine et de salle à manger. Faute de place, on a dû y installer un lit. Un escaulier très raide et sans rampe, conduit de cette pièce au grenier situé au-dessus, ce grenier sert de logement à une[22]partie des membres de la famille, tandis que la derniêre chambre, à droite de la cuisine et dont une porte donne sur le corridor, reçoit les autres personnes.
Derrière la maison, se trouve une cour longue de mètres environ, ayant la même largeur. C'est là qu'est construit l'atelier de l'ouvrier. La cour est encombrée d'anciens ustensiles de travail, d'un grand tonneau pour recueillirl'eau de pluie, d'un poulailler et d'autres objets disparates.
La maison n'a d'étage que du côté donnant sur la rue. Le toit descend par derrière, par une pente assez forte jusqu'au plafond de la cuisine. La chambre spacieuse située au premier étage n'est pas occupée par Antoine X***, qui la sous-loue, avec la mansarde qui la surmonte, moyennant 12 francs par mois.
Meubles. : Les meubles, assez nombreux, n'offrent aucun caractère spécial. Ils n'ont rien de luxueux, mais sont bien entretenus............ 639f 50
1° Mobilier de la 1re chambre. — 1 armoire porte-manteau, 30f 00; — 1 armoire en bDois blanc, 15f 00; — 1 commode, 20f 00; — 1 table ronde, 10f 00 ; — 1 petite table carrée, 7f 50; — 1 grande horloge à caisse, ancienne (commencement du siècle) 25f 00 ; — 6 chaises cannelées, 15f 00. — Total, 122f 50.
2° Mobilier de la cuisine. — 1 armoire de cuisine, 10f 00; — 6 chaises de cuisine, 12f 00; — 1 table carrée, 10f 00; —1 miroir, 4f 00 ; — 1 bois de lit en bois blanc, 25f 00. — Total, 61f 00.
3° Mobilier des chambres à coucher. — 4 lits en fer, chacun d'une valeur de 16 francs, soit 64f 00.
4° Literies. — 2 matelas en plumes, 90f00; — 2 matelas en laine, 40f00 ; — 4 paillasses, 40f00; — 4 traversins, 14f00; — 10 oreillers, 40f00 ; — 6 couvertures de laine, 90f00; — 6 couvertures en coton (pilou), 30f00; —.3 couvertures en coton, 12f00; — 4 courtes-pointes, 36f00. — Total, 392f 00.
Linge de ménage............ 170f00
1 douzaine de serviettes, 6f00; — 2 nappes, 10f00; — 2 douaines d'essuie-mains, 12f 00: — 12paires de draps de lits, 104f 00 ; — 10 paires de taies d'oreillers, 30f 00 ; — 32 paires de rideaux de fenêtres, 8f 00.
Ustensiles............ 81f 30
1° Dépendant de la cheminée. — 1 poêle dit plate-buse, 20f 00.
2° Employés pour la préparation des repas. — 3 marmites, 12f 00; — 1 casserole, 1f 25 ; — 1 poêle à frire, 1f25 ; — 1 bouilloire, 3f00;— 1 cafetière, 3f 00 ; —1 grand plat, 1f50; — 1 sala dier, 1f00 ; — 12 verres, 2f50; — 12 assiettes à soupe, 1f80; —12 cuillêres et 12 fourchettes, 9f 00; — 6 couteaux, 3f00; — 1 louche et une écumoire, 1f00. — Total,40f 30.
3° Employés pour le nettogage et l'éclairage. — Brosses, balais, seaux, draps, torchons, 7f 00 ; — 1 tonneau à lessiver avec trépied, 10f 00 ; — 2 lampes à pétrole, 1 grande et 1 petite 4f 00. — Total, 21f 00.
VÊTEMENTS............ 842f 55
VÊTEMENTS DU PÈRE (140f 10).
A) Pour des dimanches et jours de fête. — 1 costume complet gris-noir, 46f00; — 1 par[23]dessus, 50f00; — 1 paire de souliers, 14f 00 ; — 1 chapeau en feutre, boule, f50; — chemises de toile blanche, 0f 00; — 2 paires de chaussette, 2f 00 ; — 1 cravate 0f90; — 2 cols, 0f50 ; — mouchoirs de poche blancs, 1f00; — Total, 122f90.
B) Vêtements de travail. — 1 pantalon de toile, 2f50 ; — 2 arraux de toile, 4f50 — tabliers de toile, f0; — chemises en coton, 4f 0; — paires de chaussettes, 1f50; — mouchoirs de poche, en coton 0f50 ; — 1 paire de sabots, 1f 00. — Total,17f0.
VÊTEMENTS DU DEUXIÈME FILS (148f 75).
A) Pour les dimanches et jours de fête. — 1 costume complet, 55f00; — 1 pardessus, 0f 00; — chemises de toile blanche, 6f 00; — 1 cravate, 1f25; — 2 paires de chausettes, f 50;— cols, 0f50;— 1 chapeau en feutre, boule, f50; — 1 paire de souliers, 14f00. — Total, 1f7.
B) Pour les jours de travail. — 1 vieux pautalon, 2f 00 ; — 2 araux de tolle, 4f50 ; — tabliers de toile, 3f00; — chemises, 4f00; — mouchoirs de poche, 1f00; — 2 paires de chaussettes, 1f50 ; — 1 paire de sabots, 1f00. — Total, 17f00.
VÊTEMENTS DU TROISIÈME FILS (125f 25).
A) Pour les dimanches et pours de fête. — 1 costume complet, 0f00; — 1 pardessus 0f00; — chemises de toile, 6f00; — cols, 0f50; — mouchoirs de poche, 1f00; 1 cravate, 1f00,; — paires de chaussettes, 2f00; — 1 paire de souliers, 10f00 ; — 1 chapeau, f00. — Total, 11f50.
B) Pour les jours de travail. — 1 pantalon de coutil, 3f50; — 2 sarraux de toile, 4f00; — tablier de toile (en mauvais état), 1f00; — 1 chemise en coton, 2f00; — 1 paire de bas, 0f75; — 1 paire de sabots, 1f50. — Total, 19f75.
VMETEMENTS DU QUATRIÈME FILS (69f 25).
A) Pour les dimanches et pours deféte. — 1 costume, 40f00; — 1 chemise de toile, 2f50 ; — cols et cravate, 1f50 ; — bae, 1f00; — 1 paire de souliers, 1f50; — 1 chapeau, 2f00. Total, 9f0.
B) Pour les jours de travail. — 1 pantalon, 2f50; — 1 sarrau, 2f00; — 1 tablier, 1f50 ; — 1 chemise en coton, 2f00; — 1 palre de bas, 0f75 ; — 1 paire de sabots, 1f00. — Total, 9f75.
VÊTEMENTS DU CINQUIÈME FILS (86f 00).
A) Pour les dimanches et jours de fête. — 1 costume complet, 35f00; — 1 pardessus, 5f00; — 1 chemise de toile, 2f50 ; — cols et cravate, 1f50 ; — bas, 0f75 ; — 1 paire de souliers, 8f00 ; — 1 caquette, 1f50. — Total, 74f25.
B) Pour des jours de travail. — pantalons 5f00; — 1 sarrau, f00; — 1 tablier, 1f50; 1 chemlse eon coton, 1f50; — bas et sabots, 1f75. — Total, 11f75.
VÊTEMENTS DU SIXIÈME FILS (40f 40).
A) Pour les dimanches et jours de fête. — 1 costume complet, 17f00; — chemilses de toile, 3f50; — 1 paire de ouliers, 10f00; — 1 chapeauu, f50. — Total, 33f00.
C) Pour de our de traoa. — pautalons, 3f50; — 1 sarrau, f00; — 1 tablier, 1f00 ; 4 paire de sabots, 0f90. — Totu1, 7f10.
VÊTEMENTS DU SEPTIÈME FILS (57f15).
A) Pour le dimanches et jour de fête. — 1 costume, 15f00; — 1 paire de souliers, 9f00; — 1 chapeau, f30; — chemises, col, cravate, 4f50. — Total, 31f00.
B) Pour les jours de travail. — costumes de coutil, 14f00; — sarraux,3f00; —1 chemlse de coton, 1f50; — 1 palre de chaussettes, 0f75 ; — 1 palre de soullers, 5f90; — 1 casquette, 1f00. — Tota, f1.
[24] VÊTEMENTS DE LA MÈRE (119f 95).
A) Pour les dimanches et jours de féte. — 1 costume noir, 35f00 ; — 1 paletot, 20f00 ; — 1 chapeau, 6f00 ; — 1 gilet de fanelle, 2f00; — 2 chemises, 5f 50 ; — 1 corset, 3f50 ; — 1 paire de bottines, 10f00 ; — bas et menus objets de toilette, 7f00. — Total, 89f00.
B) Pour les jours de semaine. — 2 jaquettes, 5f00; — 1 jupe, 6f00 ; — 1 châle de laine noire, 5f00 ; — 4 tabliers, 5f00 ; — 2 chemises, 5f50 ; — 2 paires de bas, 3f20 ; — 1 paire de sabots, 1f25. — Total, 30f95.
VÊTEMENTS DE LA FILLE (55f70).
2 robes, 21f00 ; — 2 jupons, 6f00 ; — 3 pantalons, 5f20 ; — 1 chapeau, 4f00; — 1 paire de bDottines, 7f 00; — 3 paires de bas, 5f40; — 2 tabliers, 4f00 ; — 4 mouchoirs, 2f00, — 1 paire de sabots, 1f10. — Total, 55f 70.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 1.733f 35
§ 11. Récréations.
Les récréations n'occupent pas une grande place dans la vie d'Antoine X*** et de ses enfants. Contrairement aux habitudes des hommes de sa classe, Antoine X*** n'est possédé ni de la passion des concours de pigeons voyageurs, ni de celle des combats de coqs, ou des concours de chant de pinsons. Il n'y met aucune ostentation et ne prétend point en agir ainsi par une sagesse supérieure à celle de ses compagnons, mais simplement par indifférence. Le dimanche se passe lentement, coupé de promenades et de causeries avec quelques voisins. Le fils aîné, marié, a l'habitude de rendre visite à ses parents le dimanche après midi. Les fils s'absentent généralement une bonne partie du dimanche ; pendant la soirée, le père de famille en fait autant; aussi les dépenses du « café » atteignent-elles un chiffre assez élevé.
Histoire de la famille
§ 12. Phases principales de l'existence.
Antoine X*** est né en 1837, à Liège, rue Saint-Léonard. Son père, ouvrier garnisseur de canons, était propriétaire de la petite maison qu'il[25]occupait. Antoine X*** fit son apprentissage sous la direction de son pêre. Il épousa en 1860 la fille d'un ouvrier garnisseur.'Les premières années de son mariage furent très prospères. A cette époque, les salaires étaient très élevés dans l'industrie armurière, et les charges duménage n'étaient point trop lourdes. C'est alors qu'Antoine X*** put réaliser quelques économies qui lui permirent d'acheter, en y ajoutant l'héritage paternel qui vint à lui échoir en entier par suite du décês de ses frères et sœurs, la maison qu'il habite actuellement. D'ailleurs, aux gains de l'ouvrier venaient s'ajouter les profits que la femme retirait d'un petit commerce de détail (épicerie) qu'elle avait entrepris. Les soucis croissants du ménage et ses maternités fréquentes ne permirent point à Marie X*** de continuer à contribuer de la sorte aux dépenses de la famille. Depuis vingt-trois ans que les époux X*** habitent leur maison actuelle, bien peu d'événements se sont produits dans leur ménage. Un des plus marquants qui soient à signaler, est celuiqui a décidé le fils aîné à abandonner le métier de son père et de son aieul. Son apprentissage de garnisseur de canons était terminé lorsque les premiers effets de la baisse des prix se firent sentir. Pendant un chômage, il accepta d'aider, comme aide polisseur, une ouvriêre en bijoux, amie de sa famille. Cette besogne ne devait être, pensait-il, que temporaire. Il la quitta, en effet, lors d'une reprise momentanée des affaires, mais un nouveau chômage se présentant, il la reprit pour ne plus la quitter. Il fit son apprentissage complet d'ouvrier bijoutier et abandonna tout à fait sa première profession. C'est à des causes semblables que sont dues l'éloignement de deux autres fils de l'atélier de famille.
§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
La famille d'Antoine X*** offre de remarquables caractères de stabilité. La transmission du métier, qui, depuis longtemps, s'est opérée de père en fils, atteste une tradition industrielle profondément enracinée. La technique professionnelle a peu varié ; à part la transformation de quelques outils et la modification d'un procédé n'intéressant qu'une opértion secondaire (§ 8), le travail avec ses divisions est resté ce qu'il était [26] il y a bien des années. Il n'y a pas jusqu'à la localisation de l'industrie qui ne se soit fidèlement conservée ; l'atelier de famille est situé non loin de l'ancienne maison paternelle, au centre du quartier où sont établies les « forges » des garnisseurs liégeois.
Les conditions économiques ont exercé, comme de raison, une influence prépondérante sur les conditions morales de la famille. Dans un tel milieu, les idées nouvelles ne pénêtrent que lentement ; Antoine X*** et ceux de ses fils qui travaillent avec lui n'en perçoivent qu'un écho lointain et comme assourdi. Le trait essentiel du caractère reste bien celui de la vieille souche liégoise : une absolue indépendance, une vive répulsion à l'égard de toute contrainte. Ce trait d'atavisme est fortement accentué ; ce n'est qu'avec peine que deux fils d'Antoine X*** ont abandonné l'atelier paternel pour embrasser des professions qui se rattachent étroitement au métier qu'ils exeŗaient précédemment, mais qui les forçaient à s'astreindre à l'étroite discipline de la fabrique. Il n'est pas impossible que cet esprit d'indépendance ne mette obstacle parfois à la réalisation de conditions matérielles plus favorables que celles dont jouit la famille ouvrière. On ne peut nier, par contre, qu'il ne fasse des races fortes et d'une virile fierté.
Les rapports qu'ont entre eux les ouvriers de l'industrie armurière sont rares ; les traits de caractère que nous venons d'indiquer en diminuent encore la portée. Aussi ne faut-il point s'étonner de la faiblesse de l'esprit de mutualité parmi eux. On peut remarquer celle-ci à un haut degré che la famille X***. Peu de familles se trouvaient plus qu'elle dans le cs d'avoir à recourir aux secours du médecin, à cause du grand nombre de personnes qu'elle comprend. Jamais cependant le père de famille n'a eu la pensée de s'affilier à la vieille société de secours mutuels fondée entre les ouvriers armuriers de Liège, grâce à l'initiative de certains marchands d'armes. Cette indifférence est partagée, d'ailleurs, par toute la classe ouvriêre armurière, car la société en question ne comprend qu'un nombre de membres relativement restreint et péricliterait certainement sans l'importante allocation qui lui est attribuée par les fabricants d'armes liégeois sur le produit des épreuves.
L'épargne n'est guère en honneur non plus. Antoine X*** se borne à verser 1 fr. 50 par semaine à une caisse d'épargne. Au moment de la liquidation, la somme épargnée est retirée et consacrée à des dépenses extraordinaires. Dans la famille étudiée, l'esprit d'épargne est plutôt développé chez la ménagère, qui s'efforce de gérer les affaires domes[27]tiques avec le plus d'économie possible. Enfin, l'un des fils, employé au banc d'épreuves des armes à feu, fait partie de la Caisse de retraites instituée dans cet établissement par arrêté royal en 1867. Comme les allocations de cette caisse ne doivent profiter qu'à lui seul, ce n'est que pour mémoire qu'il en est fait mention dans ces notes qui concernent la famille dans son ensemble.
Éléments divers de la constitution sociale
FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE;
PRTICULARITES REMARQUABLES;
APPRECIATIONS GÉNÉRALES; CONCLUSIONS.
§ 17. SUR L'ORGANISATION DU TRAVAIL DANS CERTAINS ATELIERS DE GARNISSEURS D'UN TYPE DIFFÉRENT DE CELUI DE L'ATELIER DE FAMILLE.
[41] L'atelier-type de l'ouvrier garnisseur de canons est l'atelier de famille dépendant de la fabrique collective, tel qu'il a été décrit au § 8 de la présente monographie. Pour être complet, il convient cependant de signauler un type différent d'atelier qui, par certains côtés de son organisation, se rapproche de la société coopérative de production.
Il existe à Liège quelques ateliers de garnisseurs où sont employées des personnes étrangères à la famille. Dans ce cas, l'ouvrier propriétaire de l'atelier exerce en même temps la profession commerciale de « recoupeur4 », c'est-à-dire qu'il sert d'intermédiaire entre l'ouvrier et le marchand d'armes. Le recoupeur-garnisseur » doit procurer aux ouvriers travaillant dans sa forge tout ce qui est nécessaire à l'exercice du métier, à l'exception de l'étau, des limes et des rabots dont ils doivent se pourvoir à leurs frais. Le recoupeur se charge en outre de la recherche des commandes et des courses exigées par leur achèvement et leur livraison. En rémunération de ces services, l'ouvrier abandonne au recoupeur-garnisseur la moitié du prix de son travuil.
Quelques ateliers de garnisseurs sont aussi établis sur un pied plus[42]considérable que l'atelier-type que nous avons décrit. Ces ateliers employent un petit nombre d'ouvriers payés à la journée. Le travail y est effectué d'après les mêmes procédés que ceux employés dans l'atelier-type, à l'exception du fourneau à souder beaucoup plus vaste et qui permet de souder huit paires de canons dans l'espace de temps nécessaire pour en souder une seule paire au moyen du fourneau ordinaire. Les fourneaux de ce système permettent de travailler plusieurs paires de canons à la fois. Le travail s'y fait dans de meilleures conditions parce que, à l'aide d'une disposition spéciale, la chaleur se trouve répartie uniformément sur toute la longueur du canon. La dilatation, de cette facon, est égale, et le redressage est beaucoup plus facile à faire, quand il n'est pas rendu absolument inutile. Ce systême ne peut être employé avec profit que dans de grands ateliers : la chaleur dégagée par le fourneau oblige à disposer d'une place assez spacieuse pour les travaux qui se font à l'établi : rabotage, redressage, etc. ; le fourneau à lui seul coûte de 250 à 300 francs ; le feu doit y être mis au moins quatre heures avant de commencer le travail ; la dépense de combustible est grande ; enfin, pour qu'il y ait avantage pour l'ouvrier à s'en servir, il faut qu'on puisse souder au moins cinquante paires de canons sans interruption.
La forme sociale de l'atelier de garnisseur, l'atelier de famille, ne se prête pas à l'emploi de ce système. Aussi celui-ci est-il très peu usité.
Enfin certains marchands d'armes employent parfois, dans leurs magasins, un ou deux ouvriers garnisseurs, chargés de procéder à une derniêre revision des canons garnis dans l'atelier de famille. C'est dans ces conditions que Joseph X*** est employé à la fabrique d'armes Nagant frères. Le salaire des ouvriers de cette catégorie est plus élevé que celui qu'ils gagneraient en travaillant chez eux. Aussi, dês qu'une place de reviseur-garnisseur est vacante chez un marchand d'armes, est-elle généralement fort disputée par les ouvriers assez habiles pour la remplir, malgré leur répugnance naturelle à l'égard de la discipline de l'atelier patronal. Mais ce désavantage se trouve compensé à leurs yeux par la régularité de l'emploi et par l'elévation relative du salaire.
A ce dernier point de vue, il n'y a pas de comparaison à établir entre le garnisseur proprement dit et l'ouvrier reviseur qui porte le même nom dans les fabriques d'armes. Le premier, véritable entrepreneur, subit les chances variables des entreprises industrielles : chômage, responsabilités, aléas de tous genres ; le second, simple journalier, est[43]assuré d'un salaire fixe et d'un emploi régulier, sauf dans le cas de crise économique intense.
La nature toute spéciale des emplois de cette dernière catégorie empêche qu'ils ne soient soumis aux causes de dépression générales qui se remarquent dans l'atelier de famille.
§ 18. SUR LES ORIGINES DE L'INDUSTRIE ARMURIÈRE LIÉGEOISE ET L'IMPORTANCE DE CETTE INDUSTRIE AVANT LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.
On a parfois voulu faire remonter loin dans le passé, au treizième ou au quatorième siècle, les origines de l'industrie armuriêre liégeoise; mais, trop pauvres et trop rares sont les textes qu'on invoque pour qu'il soit permis de se ranger à cette opinion. Nous ne pensons pas que la fabrique collective de Liège se soit établie antérieurement au dix-septiéme siècle. Cinquante ans auparavant, les armuriers liégeois étaient encore incapables de subvenir aux besoins de la cité, et le nagistrat de Liège devait encourager l'immigration des artisans étrangers.
Une curieuse requète adressée à honorables, sages et discrez seigneurs, messeigrs les Burghemaîtres, jurez et consel de la noble et fameuse cité de Liège, par maître Guillaume Greven, armurier à Liège, nous parait confirmer notre opinion. Maître Guillaume Greven expose d'abord que la nécessité où se trouve la cité de pourvoir à sa défense, lui fait une loi impérieuse de veiller à ce que l'armement de ses milices soit complet et en bon état. Ce considérant par vos antécesseurs, continue-t-il, et plusieurs bons et notables seigneurs et bourgeois de ceste cité ont fait diverses instances envers aucuns mee armoyers residens en la ville impériaulle Daix de soy volloir transporter en ceste dite cité les asseurant dy avoir bon gaing et conqueste miesme de recepvoir de la dite cité quelque gage ou soulde ordinaire. Sur touttequoy M° Guilheaume Greven soit confiant en susdites affections sest retiré de la dite ville Daix et pris sa demeure en ceste dite cité aieant a ses frais et despens acquis le bon mestier des febvres...5.
Le conseil de la cité ordonna au trésorier de payer 100 forins lié[44]geois à maître Greven en exécution des promesses faites aux artisans étrangers pour les attirer à Liège.
Le texte que nous venons de citer n'est pas le premier qui fasse mention des armuriers liégeois ; mais il n'en est aucun qui lui soit antérieur qui nous montre la fabrication des armes comme une industrie organisée. Toutes les villes au moyen âge ont eu leurs armoyers, leurs forgerons et leurs fourbisseurs d'épées, leurs faiseurs de hallebardes, leurs monteurs de cuirasses, leurs fondeurs de coulevrines. Rechercher les traces de cette fabrication, c'est envisager les choses au point de vue historique. Le côté économique est le seul ici qui nous intéresse. La fabrication des armes à Liège présente des caractères économiques facilement reconnaissables. A quelle époque retrouve-t-on les premières traces de cette organisation Quand commencent à apparaître des indications sufisantes sur les liens qui rattachent le présent au passé2Ces recherches sont du domaine de la science économique, elles s'éloignent fort de celui de l'histoire. Ce sont les seules que nous devions considérer ici. L'époque à laquelle l'armurerie liégeoise prit un développement suffisant pour pourvoir non seulement aux besoins de la cité, mais encore pour fournir l'étranger de ses produits, semble pouvoir être fixée au dix-septième siècle. A cette époque déjà, les Liégeois étaient les fournisseurs d'armes des Pays-Bas. Soucieux de sauvegarder la neutralité de la principauté, le Prince-Évêque fait paublier, le 27 avril 1623, au son de la trompette s que tous marchands d'armes, munitions et vivres qui vendent à l'une ou l'autre parties guerroyantes ès Pays-Bas ou ailleurs devront doresnavant livrer leurs marchandises à leurs frais, perila et hasards »6.
Maximilien-Henry de Bavière, le 10 mai 1672, prend une ordonnance pour l'épreuve des armes et, dans le préambule de cet acte, invoque le bien du commerce7. En 1688, Payen (ogages) écrit : « Le principal trafic de la ville de Liège consiste en armes à très justes prix. L'ordonnance du 24 juillet 1700 vient réglementer l'industrie armurière, soumise jusqu'alors aux prescriptions générales prises pour le « bon métier des febvres ». Il serait difficile de trouver un texte législatif qui reflète davantage le souci de concilier les intérêts du capita et du travail. Ecoutez le prince : « Afîn que le pauvre ouvrier, d'un[45]côté, ait son salaire, et que, d'un autre, le marchand puisse avoir de la bonne besogne et la débiter dans les pays étrangers à un prix raisonnable, l'un dorénavant ne pourra vendre, ni l'autre acheter plus haut ou plus bas, la manufacture ci dessous spécifiée qu'au prix y limité, savoir, etc.8.
Au dix-huitième siècle, la renommée de la fabrication liégeoise a dépassé les bornes des Pays-Bas. On lit dans un ouvrage publié au commencement du siecle : « En 1713, décembre, le Roi de Prusse a fait faire à Liège18.000 fusils et 8.000 paires de pistolets qui ont été encauisse et conduits dans ses Etats9 ». Quelques années plus tard (1743) l'auteur des Deilices des Pags-Bas assure qu'on fabrique tous les ans, à Liège, plus de 100.000 fusils, sans les pistolets et autres armes à feu, pour le service de tous les princes de l'Europe n. Vers la même époque, un témoignage non moins explicite vient confirmer ceux qui précedent : La ville de Liège, écrit l'auteur des Délices du Pais de ˉLiege 1738, fournit des armes à toute l'Europe. On assure qu'il s'y en fabrique au moins vingt mille pièces par mois quand on veut mettre les ouvriers en œuvre. Elles sont bonnes et propres, toutes à l'espreuve et se donnent néanmoins à un prix très modéré. »
Que ces témoignages d'écrivajns rédigeant, d'après des conversations particulières ou des souvenirs personnels, de simples notes de voyage, n'aient point la précision et ne méritent pas le même degré de confiance que nos modernes statistiques, personne ne songe à le contester. Mais si large qu'on veuille faire la part de l'erreur ou de l'exagération, iln'en est pas moins certain qu'au dix-septième siècle déjà, l'industrie armurière liégeoise a acquis une importance considérable et qu'elle figure parmi les rares industries d'exportation de cette époque.
D'un autre côté, il est non moins certain que, dans la seconde moitié du seizième siècle, on dut encore faire appel à des étrangers pour assurer l'armement desmilices communules. C'est donc bien au début du dix-septième siècle que se placent les origines de l'industrie armurière liégeoise.
§ 19. SUR L'ORGANISATION TECHNIQUE ET COMMERCIALE DE L'INDUSTRIEARMURIÈRE.
I. — Les grandes diuisions de l'industrie armaurière.
[46] Malgré la crise dont les effets désastreux se font sentir depuis plus de cinq ans, et dont les conséquences sont faciles à relever dans le budget de l'ouvrier garnisseur10, la ville de Liege monopolise en Belgique la fabrication et le commerce des armes et reste encore un des centres les plus importants, sinon le plus considérable de tous, de cette industrie en Europe. En 1890, on a fabriqué à Liège 1.971.S77 armes à feu, sans compter celles commandées pour le compte de l'Etat. Ces chiffres résultent des contrôles rigoureusement exacts du banc d'épreuves.
La fabrication liégeoise se divise d'abord, quant à son objet, en deux grandes catégories : 1° l'arme de guerre ; 2° l'arme de commerce.
Il y a quelques années à peine, cette distinction ne reposait guère que sur des considérations d'ordre commercial. Aujourd'hui, la différenciation s'accentue et se justifie par des raisons techniques d'une grande importance. La fabrication de l'arme de guerre est devenue une industrie purement mécanique, s'exeŗant en fabrique, alors qu'antérieurement elle s'exécutait par les ouvriers de la fabrique collective dans l'atelier de famille. Ainsi, les conditions techniques ont réagi sur l'organisation sociale. L'ancienne fabrication à la main a dû abandonner la lutte devant la nouvelle11.
L'arme de commerce, au contraire, à part quelques exceptions que nous indiquons au cours de ce travail, est fabriquée à la main. Sur 1.971.577 armes exécutées en 1890, on ne comptait que 24.841 armes de guerre. Le domaine de la fabrique collective, malgré les progrès de la production mécanique, reste donc des plus étendus.
Les fabricants liégeois subdivisent l'arme de commerce en deux classes : l'arme fine et l'arme ordinaire. Cette distinction a principale[47]ment un caractêre commercial. Elle ne concerne ni la localisation, ni la division du travail. Il est à noter cependant qu'elle exerce une certaine influence sur le choix des matiêres premiêres. Les canons de fusils fins, par exemple, se font en damas léger, tandis que ceux des fusils communs sont plus lourds et se fabriquent même en acier. Les modèles varient également d'après le fini et la valeur de l'arme. Dans les métiers du finissage. on n'aperçoit aucune différence technique d'après la valeur de l'arme ; notre ouvrier garnisseur travaille indifféremment des canons grossiers et des canons fins ; il se sert des mêmes outils et suit, dans les deux cas, la même méthode de travauil, sauf le degré de fni qu'il s'applique à réaliser quand il s'agit de canons fins.
Enfin, l'arme de commerce comprend cinq grandes catégories : 1° les fusils à un coup, 2° les fusils à deux coups, 3° les fusils bords12, 4°les pistolets d'arçon, 5° les pistolets de poche13.
Cette division est sans doute très ancienne. Le banc d'épreuves l'a adoptée pour ses statistiques depuis le commencement du siècle. Dans un acte de 1630, le terme s pistolets de poche » se trouve déjà employé14.
II. — La localisation du travail.
Lorsque les entrepreneurs-marchands, qui centralisent les opérations commerciales de la fabrique collective, disposent, pour les principales parties de la fabrication, de marchés distincts où la main-d'œuvre spécialisée et divisée abonde, on peut considérer que l'organisation de la fabrique est parvenue à son stade final. Alors, les conditions du travauil cessent de réagir les unes sur les autres et un maximum d'efforts est aisément obtenu pour un minimum de prix de revient. Les centres de fabrication, lorsquiils restent isolés, conservent intacte la tradition industrielle ; la main-d'œuvre s'y perfectionne continuellement ; en[48]même temps, à cause de l'étroitesse du marché, elle y demeure à bas prix.
Peu de fabriques collectives sont parvenues à ce stade d'organisation au même degré que la fabrique d'armes de Liège. La localisation du travail s'y présente avec des caractères aussi nettement accusés que possible. La fabrication du canon de damas esttout entière concentrée dans la vallée de la Vesdre ; celle de la platine et de la bascule, ainsi que la fabrication du revolver et de la carabine, se trouve localisée dans la vallée de la Meuse ; enfin, toutes les opérations du finissage et celles relatives à l'organisation commerciale sont groupées dans la ville même de Liège.
Bordée d'une succession de collines boisées, au pied desquelles la petite rivière qui lui a donné son nom trace ses capricieux méandres entre de superbes pâturages, la vallée de la Vesdre est l'une des parties les plus pittoresques de la province de Liège. De gros villages se succêdent, à intervalles rapprochés : auprès de chaque maison, s'étendent des bâtiments sans étage, à l'aspect fruste, aux nombreuses fenêtres garnies de petits carreaux. Un ronflement de machine s'en échappe parfois, en même temps que le bruit rauque d'un jusqu'à t de forge ; le bruit clair du marteauu sur l'enclume se mêle aussi à cette symphonie industrielle. C'est dans ce petit coin de terre que se trouve localisée une des industries les plus florissantes de la Belgique : la fabrication des canons de fusils en damas, dont les produits s'exportent dans le monde entier.
La vallée de la Vesdre s'étend à l'est de la ville de Liège. Elle est admirablement dotée au point de vue industriel. La rivière fournit aux ateliers des fabricants de canons la force motrice nécessaire pour actionner les machines-outils. D'un côté, la ligne du chemin de fer Liège-Verviers assure les communications avec la métropole commerciale ; sur l'autre rive, une grande route relie entre eux les différents villages échelonnés. Enfin, sur les plateaux élevés qui, au nord, couronnent la vallée, la one charbonnière belge pousse ses dernières ramifications.
L'industrie de la fabrication des canons de fusils est établie dans les localités suivantes qui se succèdent sur les bords de la Vesdre, en partant de Liège et dans l'ordre de leur énumération : Chaudfontaine, Trooz, Fraipont, Prayon, Forêt et Nessonvaux. Ces villages occupent un rayon de deux lieues de longueur environ. Le plus proche de Liège est distant de cette ville de 7 kilomètres, le plus éloigné, de 15 kilo[49]mêtres par voie ferrée. Les centres les plus importants sont Fraipont, Forèt et surtout Nessonvaux15.
Si, en laissant Liège derriêre soi, on descend la Meuse en se dirigeant vers la petite ville de Visé, située à la frontiêre du Limbourg hollandais, on trouve sur les deux rives du fleuve, dans la riche vallée qu'il arrose, une série de villages où se trouve localisée une autre partie de l'industrie armurière : la fabrication de laplatine et de la bascule du fusil, ainsi que celle des carabines et des révolvers. Ce sont les villages de Herstal, Vivegnis, Oupeye, Argenteau, Richelle, Sarolay, où sont groupés les oasculeurs, et ceux de Cheratte, Wandre, ousse, Barchon, Mortier, Blegny et Richelle, où sont établis les platineurs. D'après le mémoire statistique de 'homassin, la localisation du travail dans la vallée de la Meuse se trouvait, au commencement du siècle, identiquement dans le même état qu'aujourd'hui.
On chercherait vainement à Liège des ateliers de fabrication semblables à ceux qui se rencontrent en si grand nombre dans les vallées de la Meuse et de la Vesdre. Les ateliers dénommés improprement fabriques d'armes » sont de simples locaux de réception et d'emmagasinage. Un certain nombre d'ouvriers vérifient le travail exécuté par les ouvriers du dehors et s'occupent de menues réparations. Liege est essentiellement le centre des opérations de finissage et de commerce ; de nombreuses lignes de chemins de fer relient cette ville à la rFrance, aux Pays-Bas, à l'Allemagne, ainsi qu'aux ports d'Anvers, de llambourg et de Rotterdam. La localisation du travail s'est pour ainsi dire subdivisée à Liège, en ce sens que les ouvriers d'un même métier se sont groupés dans des quartiers distincts, à côté des fabriques d'armes. On a vu (§§ 1,2 et 8) que les garnisseurs, en se fxant au faubourg Saint-Léonard, ont obéi à la nécessité où ils se trouvent, pour éviter des pertes de temps, d'être à proximité du banc d'épreuves, situé dans cette partie de la ville.
III. — De ˉla division du travail et de ˉl'organisation de l'atelier dans ˉl'industrie armurière.
[50] La fabrication du canon de damas est exercée dans la vallée de la Vesdre par environ quatre-vingts industriels, dont soixante-dix au moins occupent un nombre d'ouvriers variant de 2 à 20 travailleurs. La division du travail n'est pas sensiblement différente dans ces ateliers de ce qu'elle était il y a un siècle16. L'appréteur commence par assembler des baguettes de fer et d'acier ; il doit combiner cet arrangement de façon à obtenir le dessin voulu de damas. Les baguettes de métal ainsi assemblées forment une barre qui, tordue en spirale, devient le ruban. Le canonnier roule sur un tube en tôle de fer (chemise) le ruban préparé par l'apprêteur, et en soude les spires. Il faut ensuite détruire la chemise pour ne laisser subsister que le canon de damas ; cette besogne s'exécute au moyen de la machine à forer ; l'ouvrier qui en est chargé s'appelle reforeur. Certaines sinuosités subsistent dans le canon ainsi formé ; le dresseur, ouvrier d'élite dont le travail présente une extrême importance pour la bonne exécution de l'arme, les rectifie à froid et au marteau. ˉL'emouleur accomplit un travail semblable, mais sur la partie extérieure du canon. Enfin, l'aléaeur achêve définitivement le travail du reforeur et du dresseur, polit le canon à l'intérieur et, par un examen minutieux, s'assure qu'aucun défaut n'existe dans le métal. Tel est l'état de la division du travail dans cette partie de l'industrie armuriere.
L'organisation du travail offre une complexité plus grande dans la vallée de la Meuse, siège de la fabrication de la platine et de la bascule. A sa base, se trouve un agent commercial, le recoupeaur. Celui-ci se rend à Liège chaque semaine, y prend les commandes du fabricant, achête les pièces brutes aux marchands qui en font une spécialité et les donne à façonner à des ouvriers travaillant à domicile. Les ouvriers de la vallée de la Meuse ne connaissent que le recoupeur et n'ont aucune relation avec le marchand d'armes de Liège. Le nombre d'ouvriers occupés par le recoupeur est extrêmement variable ; il dépend essentiellement de l'étendue de la clientèle du recoupeur et de l'abondance des commandes. Dans cette organisation, le travail s'accomplit exclusivement dans l'atelier de famille, car les rares ouvriers[51]travaillant chez le recoupeurmêmen'ont qu'une besogne de surveillance et de finissage et ne participent en rien à la fabrication proprement dite.
La division du travail est simple : deux ouvriers se partagent la besogne pour chaque pièce à fabriquer : ce sont le forgeron et l'aiusteur. D'une manière générale, le forgeron ébauche la pièce, l'ajusteur la finit et la fait s'adapter parfaitement aux autres pièces de l'arme. La division du travail suit de façon adéquate la composition de l'arme elle-même, c'est-à-dire que chaque pièce a ses ouvriers spéciaux. Seule la fabrication des vis de monture s'exerce en fabrique et au moyen de machines- outils.
Toutes les opérations commerciales et les travaux de finissage sont concentrés dans la ville de Liège. Le type de l'atelier reste celui de la fabrique collective ; l'ouvrier travaille à domicile pour le compte d'un entrepreneur dont la fonction est essentiellement commerciale. Le métier de garnisseur, que nous avons décrit en détail, est à la limite des métiers de fabricaution et de ceux de finissage. Ces derniers sont trèsnombreux ; en voici une rapide définition. La première besogne consiste à ajuster les platines à la bascule ; elle est confiée à l'entailleur. L'ajustage de la bascule, des platines et de la plaque de couche au bois de fusil regarde le monteur oufaiseur i bois. L'éuieur assemble toutes les autres parties de l'arme : sous-garde, chiens, détentes, anneaux, etc. Le sstémeur et le marcheur assurent le fonctionnement parfait de la partie mécanique de l'arme. L'ouvrier qui adapte exactement la crosse aux parties métalliques et la façonne en détail s'appelle le relimeur. Viennent ensuite des professions, nettement spécialisées, mais d'importance secondaire et que définissent suffîsamment les dénominations qu'elles portent : ce sont les métiers de nettoyeurs, canneleurs, polisseurs, trempeurs, bleuisseurs ou bronzeurs et parfois, pour certaines armes d'exportation, le nicleleur, l'argenteur et le doreur.
Tout ce qui est dit du contrat de travail par rapport au garnisseur (§ 8) s'applique entièrement à tous les métiers du finissage.
§ 20. SUR LES ABUS DU « TRUCK SYSTEM ».
De la localisation du travail et de l'extrême division des fonctions dans l'industrie armurière liégeoise, résulte naturellement une grande[52]complexité des conditions économiques propres à chaque branche de l'industrie et à chaque métier. Les notes brèves qui servent de complément à la présente monographie ne peuvent embrasser tous les aspects de la question. Mais certains problêmes se posent d'une facon absolument générale ; il convient de les éclaircir, car des conclusions s'appliquant à l'industrie armuriêre tout entière peuvent s'en dégager. Parmi ceux-là, il n'en est point qui se présentent avec autant d'ampleur que celui du paiement de salaires en nature, le truc sste.
Partout, dans l'industrie armurière, on rencontre les abus du trucé. A Nessonvaux et dans toute la vallée de la Vesdre, ce sont les petits fabricants de canons qui les pratiquent. Dans la vallée de la Meuse, le recoapeur oblge ses ouvriers à se pourvoir chez lui ou chez ses parents ou alliés, des marchandises nécessaires au ménage, le recoupeur doit lui-même parfois subir les mêmes exigences de la part du marchand d'armes, qui les impose, d'un autre côté, aux ouvriers du finissage.
Ce qui rend le malredoutable, c'est sa généralité dans toutes les branches de l'industrie armuriere et c'est également son ancienneté.
La forme la plus rudimentaire du truc consiste à exercer une pression sur l'ouvrier pour l'obliger à se pourvoir au magasin du patron. Les prix des denrées sont tenus au-dessus du cours normal; la différence constitue donc, en quelque sorte, une retenue sur le salaire. Nombreuses sont les plaintes à ce sujet dans l'enquête du travail de 1886. Il y a plus de cent cinquante ans, le même abus se trouvait stigmatisé dans un considérant d'un édit de Georges-Louis, princeévêque de Liège (29 mai 1739)17.
Mais les poursuites de l'autorité, la pression de l'opinion publique obligent bientôt le patron peu scrupuleux à adopter des moyens de fraude moins simplistes. Ce n'est plus le maître lui-même qui tient boutique, mais c'est sa femme, sa fille, sa nièce, l'innombrable lignée de ses parents et de ses alliés. Et l'obligation morale reste la même pour l'ouvrier. Il ne s'agit point de faits nouveaux. Ecoutez les États du Limbourg se plaindre des marchands de draps et de clous. Le Conseil du Brabant avait pris, le 12 janvier 1742, une ordonnance interdisant le paiement des salaires en marchandises. « Cette ordonnance si salutaire, déclarent les États du Limbourg, n'a pas eu tous les[53]effets qu'on pouvait en attendre. Les marchands et manufacturiers, ingénieux à duper les pauvres ouvriers, les ont payés effectivement en argent comptant, mais comme les frères, sœurs, neveux ou autres parents desdits marchands tiennent souvent dans la même maison des boutiques particulières, il arrive qu'on oblige les ouvriers è y prendre des denrées oumarchandises à un prix excessifavec l'argent qu'ils ont reçu en paiement de leur travail »18. Ne croirait-on pas lire un fragment d'une enquête moderne sur les griefs des ouvriers ?
Rangeons dans le même système la forme du truc qui consiste à obliger les ouvriers à s'approvisionner au magasin tenu par un contremailtre ou à celui d'un ouvrier sous-entrepreneur ou chef de bande.
L'enquête de 1886 les constate toutes deux.
L'ancienneté des abus estattestée par maints documents du dix-huitième siècle. Leur gravité était même déjà très grande.
Jean-Théodore, évêque et prince de Liège, porte, le 4 septembre 1745, l'éditsuivant : Nous ne pouvons regarder qu'avec indignation la maxime usuraire et illicite dont certains marchands d'armes et commerçants, de même que les maîtres de fosses et d'usines, font usage à l'égard des ouvriers, en leur donnant en paiement des marchandises à cher prix, qu'ils setrouventen nécessitéde revendre à beaucoup de perte pour se procurer et à leurs indigentes familles, de quoi soutenir leur misérable vie. Il ne s'agit donc pas seulement ici d'obliger l'ouvrier à acheter chez son patron ce qui est nécessaire aux besoins du ménage, mais une quantité de marchandises bien plus considérable. L'ouvrier, de la sorte, devient commercant malgré lui et tout l'invite à faire retomber sur ses compagnons de travail une partie des abus dont il a été lui- même victime.
A Liège, un témoin a déclaré à l'enquête du travail en 1886, qu'un recoupeur qui avait 1.000 francs à recevoir, avait dû accepter en paiement des marchandises pourune valeur de500 francs, parmi lesquelles un tonneau de vinaigre. On ne dit pas que ce recoupeur s'est vu forcé, par la force des choses, de revendre une partie de ces marchandises à ses propres ouvriers, mais rien n'est plus certain.
Ne retrouve-t-on pas là, pour employer les termes même de l'évêque Jeun-Théodore, cette « défraudation effective du salaire mérité par le pauvre ouvrier, à la sueur de son front, qui seule peut attirer la colêre[54]de Dieu sur ceux qui la pratiquent et sur ceux qui la dissimuleraient19 ? »
Les abus prirent même une telle gravité et une telle généralité, qu'ils provoquèrentdes troubles dansle pays de Liège et dans le Limbourg20. Lespénalités s'aggravêrent sans résultat appréciable. L'autorité publique finit par se lasser et se désintéresser de la question. Il devait s'écouler plus d'un siècle avant que de nouvelles mesures législatives fussent prises pour remédier à ces abus.
La nécessité pour le chefde la fabrique collective de vendre au meilleur marchépossible, est la cause générale, fondamentale, dutruc-ssem.
Écoutez un des témoins de l'enquête du travail de 1886 : « Quatre canonniers seulement, dit-il, sur un total de quatrevingts, ne tiennent pas boutique21. L'immense majorité des usiniers peuvent donc reprendre, à des conditions de bon marche phenoménal, les fournitures à livrer aux fabricants d'armes de Liège.
Le même témoin explique que les canonniers ne font qu'imiter l'exemple des fabricants d'armes de Liège qui les forcent à accepter une partie des payements en marchandises ; les canonniers sont bien forcés d'écouler celles-ci en les revendant à leurs ouvriers22.
Un des plus importants fabricants de la région, M. Joris, de la maison Pirottin, Joris et C°, à qui nous adressons nos remerciements pour ses obligeantes communications, pense que la plupart des fabricants de canons sont amenés à pratiquer le trucb sstem pour soutenir la concurrence des grandes usines. Les bénéfices de leur commerce leur permettent d'abaisser les prix parfois en dessous du prix de revient.
Dans la vallée de la Meuse, les s recoupeurs devraient hausser leurs prix s'ils supprimaient les boutiques où, bon gré, mal gré, doivent s'approvisionner leurs ouvriers.
Souvent ils font travailler pour les stocks, à cause des crises partielles qui se produisent dans l'industrie armuriêre et qui sont dues aux mêmes causes que dans les autres industries : tarifs protectionnistes, crises monétaires, etc. Leurs capitaux sont insuffisants pour supporter une attente parfois longue ; c'est aux bénéfices de leur commerce qu'ils de[55]mandent le supplément nécessaire. Les recoupeurs doivent d'ailleurs passer par les exigences du fabricant d'armes et, de même que les canonniers, c'est sur leurs ouvriers qu'ils font peser les conséquences de cette situation.
Cette nécessité de produire au plus bas prix possible est elle-même la résultante de tous les faits qui caractérisent l'organisation de la fabrique collective d'armes de Liège. Ici la fabrique collective a atteint son point de développement le plus accentué ; car le fabricant, nous l'avons dit plus haut, est uniquement un marchand d'armes, il est le suzerain de l'énorme multitude de petits ateliers et d'exploitations fumiliales répandues dans la vallée de la Vesdre, dans celle de la Meuse, dans la villemême deLiège. La localisationet la division du travail accentuent encore la vassalité des producteurs. Etroitement cantonnés dans une branche de la fabrication, vinculés par la division du travail poussée aussi loin qu'elle peut aller, les producteurs de la fabrique collective restent sans cohésion, sans défense devant les exigenc es patronales.
Ils doivent bien passer par les conditions qu'on leur impose un seul débouché leur est ouvert ; la concurrence est partout, insaisissable et pourtant redoutable ; les capitaux font défaut ; en un mot, il faut vivre. Et labaisse des prix seréalise de façon plus ou moins ingénieuse : c'est l'escompte qui atteint parfois 10 p. 100, les réductions de salaires imposées sans entente préalable et qu'un concurrent plus malheureux ou moins exigeant acceptera avec empressement ; en un mot, les mortels abus du sweating system23dont le truc n'est qu'une forme entre bien d'autres, la plus odieuse peut-être.
La lutte contre le trucb sgstem a été reprise en Belgique depuis la loi du 16 aotôt 1887 portunt réglementation du paiement des salaires aux[56]ouvriers. Elle n'a pas toujours été efficace. Les abus sont rarement découverts : en premier lieuparce que le parquet est seul chargé de la recherche des contraventions et que son activité est absorbée par la répression des délits d'ordre général ; en second lieu, parce que les ouvriers craignent, en portant témoignage contre leurs patrons, de se voir privés d'ouvrage, boycottés par les autres fabricants. Néanmoins, la pression de l'opinion publique, soulevée par les révélations de l'enquête du travail de 1886, a amené une amélioration asse notable de la situation, du moins dans la ville même de Liège. Nous ne pourrions affirmer que cette amélioration se soit produite d'une manière aussi appréciable dans les fabriques collectives de la Vesdre et de la Meuse ; les milieux, mi-industriels, mi-ruraux, où elles sont établies, sont plus réfractaires que la ville aux idées nouvelles, plus enclins au traditionalisme en matiêre d'organisation sociale. Nous avons indiqué brièvement les causes générales du trucb, elles proviennent de l'organisation même de l'industrie ; et si le truc vient à s'atténuer, il est à craindre qu'il ne soit remplacé par une autre forme du sweating system24.
§ 21. SUR LES ORGANISMES SOCIAUX DANS L'INDUSTRIE ARMURIÈRE.
Sous l'influence de la localisation du travail, sous celle non moins vive, de la division du travail, les patrons et les ouvriers de l'industrie armurière se sont trouvés pendant longtemps impuissants à constituer une représentation organique de leurs intérêts.
L'état d'isolement dans lequel vit l'ouvrier est une conséquence nécessaire de l'organisation du travail. Courbé sur son étau ou peinant dur devant sa forge, l'armurier ne peut guère arriver à la conception élevée des intérêts collectifs de sa profession, car tout progrès social suppose une économie de forces qu'il est dans l'impossibilité d'atteindre actuellement. Au surplus, dans son milieu essentiellement familial, rien ne lui rappelle les intérêts de classe, si apparents, par contre, dans le travail en fabrique ses efforts tendent uniquement à assurer[57]la prospérité des siens ; il ne les dirige pas en partie vers un but plus éloigné, — le bien-être des ouvriers de même métier, — parce qu'il n'a pas la compréhension de ce but.
Rares sont les occasions pour l'armurier de se rencontrer avec des hommes de son métier. A part les petits ateliers de la vallée de la Vesdre, aucun atelier n'occupe des travauilleurs étrangers à la famille, exception faite d'un ou deux apprentis.
Le travail passe d'une main dans une autre par l'intermédiaire d'un seulouvrier, l'éuipeur, ou d'un commissionnaire payé par le marchand d'armes, au bancd'épreuves, se rencontrent seulement les femmes et les enfants des ouvriers. Ainsi, rien dans cette organisation du travail ne vient favoriser le développement de l'idée syndicale.
1l n'en est pas moins vrai cependant qu'un certain nombre d'ouvriers demandent des améliorations à leur sort et font valoir certaines revendications. La difficulté est de synthétiser les desiderata particuliers et de donner une expression formelle, définitive, aux réclamations des travailleurs. Peut- on espérer y arriver sans une entente syndicale2 Et puis, quels seraient les moyens d'assurer le respect des dispositiôns prises Le peuple travailleur des usines connaît les moyens d'imposer la politique syndicale, même à ceux qui sont restés en dehors de la trade-union. On connaît par l'histoire des grèves les procédés des syndiqués à l'égard des blac legs. Il serait inutile de vouloir exercer une pression morale quelconque sur des ouvriers travaillant isolément chez eux, comme dans la fabrique collective d'armes de Liège.
Les patrons éprouvent les mêmes difficultés à s'organiser. La bonne volontéde quelques-uns setrouve paralysée parle parti pris que mettent les autres à profiter des avantages que leur offre une masse ouvrière désorganisée. La concurrence entre les patrons est d'autant plus vive que le milieu social offre plus de facilités pour réduire le prix de revient en abaissant le taux des salaires. Les conditions économiques sont du reste beaucoup moins favorables aux patrons qu'elles ne l'étaient il y a vingt-cinq ans. Les tarifs douaniers les ont obligés à diminuer le coût de production jusqu'à la dernière limite possible ; d'autre part, la clientèle est devenue instable et exploite, avec beaucoup d'habileté, la concurrence que les marchands d'armes se font entre eux.
Le défaut de cohésion dans l'industrie armurière se traduit donc par les mêmes conséquences du côté patronal que du côté travailleur. Le remède à cette situation est évidemment l'association professionnelle. Nous essayerons d'indiquer de quelle façon, sous la pression des[58]conditions économiques, le groupement des intérêts commence à s'opérer depuis quelque temps dans l'industrie armuriêre.
I. — L'ORGANISATION PATRONALE.
Le seul organisme représentant les intérêts patronaux est l'union desfabricants d'armes de ˉLiège, fondée le 16 février 1890. L'Union a pour but de créer un lieu de réunion pour les fabricants d'armes où ceux-ci peuvent vendre et acheter des armes, ouvrir des livres de renseignements, se concerter sur le choix des candidats aux fonctions de syndics du banc d'épreuves, de délégués pour la société de secours mutuels des ouvriers armuriers, pour le musée d'armes, etc., enfin, porter à la connaissance des intéressés tout ce qui peut leur être utile. Un bulletin mensuel est affiché au local et distribué aux membres. Il indique principalement les parties d'armes ou pièces d'armes à vendre ou demandées par les sociétaires. La commission choisit et présente des candidats pour toutes les places qui deviennent vacantes, en ayant soin d'arriver à la représentation proportionnelle, sur la base du montant des épreuves payées par chacun.
Bien que ce but ne soit pas expressément indiqué dans ses statuts, l'Union a aussi pour objet la discussion des intérêts communs des fabricants, en vue d'atténuer, dans la mesure du possible, la rigueur de la concurrence. A ce point de vue, elle renferme donc les germes d'un syndicat de fixation de prix. En 1892, l'Union des fabricants d'armes comprenait quatre-vingt-douze membres.
Le besoin d'une entente au sujet des prix de vente se fait tout aussi vivement sentir dans les centres de fabrication que dans les centres commerciaux. Deux tentatives méritent de retenir notre attention. Au mois d'août 1890, les maîtres canonniers de la vallée de la Vesdre constituèrent un syndicat ayant pour but de maintenir les prix de fabrication des canons. Des prix minima furent fixés et une entente s'établit entre les membres du syndicat pour ne pas vendre à des prix inférieurs. Le résultat de cette entente fut une hausse de 1 franc à 3 francs sur chaque canon. D'après le témoignage de membres du syndicat, les salaires des ouvriers furent augmentés et les fabricants purent donner plus de soin à la production. Mais, l'absence de moyens de contrôle et le manque d'entente devait fatalement amener la dissolution du syndicat ; elle se produisit après deux ans, et la concurrence re[59]commença entre les patrons avec autant d'àpreté qu'auparavant.
On a essayé aussi d'améliorer le sort des ouvriers en supprimant l'intermédiaire commercial : le marchand d'armes. C'est dans la vallée de la Meuse, parmi les fabricants de bascules et de revolvers, qu'on a essayé de réaliser cette innovation. On a voulu, par un groupement syndical de tous les recoapeurs, dirigé par un conseil de gens de métier, fixer un prix minimum de vente et assurer la mise en rapports directe du producteur avec le consommateur. Chaque arme, pour pouvoir être mise en vente, aurait dû être revêtue de la marque du syndicat. L'omission de cette formalité aurait entraîné l'exclusion du syndicat et la perte des cotisations versées. En réalité, la réalisation du but proposé eût été assurée de façon plus parfaite par la fondation d'une vaste société coopérative de production. Mais, étant donné la localisation du travail, il restait bien peu d'espoir d'arriver, de quelque façon que ce fùt, à supprimer l'intermédiaire commercial. La première condition eût été l'émigration de tous les métiers de finissage, actuellement exercés en ville, vers la campagne, et la constitution d'une puissante caisse de résistance destinée à maintenir les prix de vente. La réalisation de ces conditions, surtout de la première, était des plus douteuses. Aussi les efforts tentés de ce côté sont-ils restés stériles.
Somme toute, l'organisation patronale est restée boiteuse et incomplête. Dans les centres de fabrication, elle n'existe même pas nominalement ; elle n'a su se réaliser qu'entre les intermédiaires commerciaux et se localise, de la sorte, dans la ville de Liège.
II. — L'ORGANISATION OUVRIÈRE.
L'organisation ouvrière, bien que plus complète que celle des patrons, est trop récente pour qu'on puisse, dès à présent, porter un jugement sur sa stabilité.
Le mouvement syndical ouvrier, dans l'industrie armurière liégeoise, n'a pas eu la spontanéité qui caractérise la phase d'organisation des trade-unions anglaises. Sans les efforts des catholiques désireux d'appliquer les enseignements de l'Encyclique ˉRerum novarum et sans ceux d'hommes qui, se plaçant en dehors du point de vue religieux, ont cherché dans l'association un remède à la crise, il est à présumer que les ouvriers armuriers lié[60]geois seraient restés dans leur état primitif d'isolement. Ce n'est d'ailleurs que l'infime minorité d'entre eux qui est syndiquée et, s'il faut tout dire, le scepticisme, le manque de foi ne sont pas rares chez les syndiqués eux-mêmes. Chose remarquable, ce sont des prêtres, des bourgeois, des patrons qui ont provoqué la création des syndicats ouvriers existant actuellement. L'œuvre en a gardé on ne sait quoi d'artificiel, de convenu, et l'on ne sent point vibrer, dans la plupart de ces associations, la vie et l'âme du peuple travailleur.
Les catholiques se divisent sur la question de la forme à donner ux syndicats ouvriers. Les uns, les catholiques-conservateurs, veulent réaliser dans cette organisation l'idée du syndicat mixte, réunissant à la fois patrons et ouvriers ; les autres, les démocrates-chrétiens, pensent que la forme pratique de l'union professionnelle est le syndicat purement ouvrier. De ces vues divergentes sont nés des types bien distincts d'organisation professionnelle dans l'industrie armurière.
Syndicats catholiques mixtes.
1° La ˉCorporation des ouvriers armuriers. — C'est en 1890 qu'un groupe de catholiques liégeois constitua une association sous ce titre.
En réalité elle comprenait à la fois des patrons et des ouvriers et se rattachait de la sorte à la conception du syndicat mixte dont M. de Mun a été le promoteur en France. La corporation n'a eu qu'une existence éphémère et n'a réussi à atteindre aucun des buts économiques et sociaux qu'elle avait en vue. On a attribué cet échec à l'indiffTérence des fabricants d'armes. En réalité, nous croyons que la cause de cet insuccès est plus profonde. La question du salaire est la premiêre qu'aborde toute organisation syndicale ; les patrons, membres de la corporation, n'étaient pas assez nombreux pour pouvoir donner satisfaction aux ouvriers sans s'exposer, de la part de leurs collègues non syndiqués, à une concurrence ruineuse. L'indifférence des ouvriers n'était, du reste, pas moins profonde. La corporation eut une vie nominale pendant quelque temps et finit par disparaître.
2° ˉLes sections armurieres des sociétésouvrières de ˉSaint-oseph et de la corporafion des metiers et négoces. — Ces sections ne rentrent pas, à proprement parler, dans le cadre des associations syndicales. Elles n'ont pas une vie économique propre. Elles ont été constituées dans le but de grouper les intérêts similaires au sein de ces sociétés qui com[61]prennent des ouvriers de métiers différents, et de faciliter la propar gande parmi les ouvriers en vue de la constitution de la section comr pétente du conseil de l'industrie et du travail de Liège. La section spéciale de la corporation des métiers et négoces a subi récemment une transformation importante : elle est devenue un organisme purement ouvrier et a pris la dénomination de Syndicat des armuriers de Saint-Christophe (Voir ci-après).
Syndicats catholiques ouvriers.
1° ˉLes ˉSpndicats chrétiens des ouvriers armuriers. — Sous ce titre, des associations professionnelles ont été fondées récemment à Liège et à Wandre par les soins de l'Union démocratique chrétienne de l'arrondissement de Liège, dont M. l'abbé Pottier est l'inspirateur. Le programme écononique de l'Union démocratique de Liège forme l'objet de discussions ardentes entre catholiques liégeois. Nous n'avons pas à y intervenir ici. En matière de syndicats, l'Union démocratique chrétienne veut la création de syndicats ouvriers et de syndicats patronaux distincts entre lesquels un conseil de conciliation et d'arbitrage servirait de trait d'union. Malgré nos démarches réitérées, nous n'avons pu obtenir aucun renseignement sur le développement et sur la force des syndicats chrétiens d'armuriers.
2° Le syndicat des armuriers de Saint-Christophe, à Liège, est une reconstitution de l'ancienne corporation des armuriers et de la section armurière de la corporation des métiers et négoces. Elle date de la fin de l'année 1894. Le but du syndicat est de gr ouper tous les ouvriers de la paroisse qui, à un titre quelconque, interviennent dans la fabrication des armes. Il a pour objet d'assurer la protection des intérêts professionnels, de veiller à ce que le salaire ne soit pas insuffisant à faire subsister l'ouvrier sobre et honnête, d'intervenir en conciliateur dans les différends qui pourraient surgir entre patrons et ouvriers et de faire régner la paix entre le capital et le travail, de réaliser le soutien mutuel de ses membres. Tous ses membres sont obligés de porter devunt le conseil du syndicat les difficultés qui pourraient surgir, relativement au métier, avec un autre membre, ou avec un patron, et de se conformer à l'avis du conseil. Le conseil est nommé par tous les membres ouvriers ; il constitue le pouvoir exécutif du syndicat.
Des sections séparées peuvent être constituées au sein du syndicat[62]pour les diverses parties du métier. Le syndicat compte, à l'heure actuelle, près de deux cents membres. Son but essentiel, — c'est d'ailleurs l'objet le plus urgent qui puisse être indiqué à l'activité syndicale, — est d'aider les armuriers à améliorer leur situation, principalement en relevant leur salaire. Le syndicat a adopté le tarif minimum de salaires admis par l'Union des fabricants d'armes. Il étudie actuellement les modifications à y apporter, de commun accord avec les patrons, pour la saison prochaine. Depuis la rédaction de ses statuts, le syndicat a résolu d'admettre dans son sein les ouvriers armuriers des paroisses avoisinantes. Malgré cette modification, il n'en reste pas moins une œuvre essentiellement paroissiale.
Au point de vue politique, le syndicat adopte le programme de 'Union catholique de l'arrondissement de Liège, opposé à celui de l'Union démocratique de M. l'abbé Pottier.
Organisation syndicale indépendante.
Le 11 décembre 1893, le syndicat des faiseurs à bois adressait à la députation permanente du conseil provincial de Liège une lettre demandant que la section armurière du conseil de l'industrie et du travail de Liège fût appelée à délibérer sur l'ordre du jour suivant : « Affichage dans les recettes des manufactures d'armes, du devis minimum des armes en fabrication ». C'était poser nettement la question du minimum de salaire. Ce fut, en effet, sur ce terrain que s'engagea la discussion au sein de la section, dans la séance qu'elle tint le 14 janvier 1894. On objecta, et les auteurs de la proposition ne purent opposer de raisons sérieuses à cette affirmation, que la mesure aurait peu de résultats pratiques et que bon nombre de patrons l'enfreindraient sans scrupules, faisant ainsi une concurrence ruineuse à ceux qui voudraient appliquer le minimum de salaire. Au contraire, la constitutions d'unions professionnelles ouvriêres, puissamment organisées, était considérée comme un moyen pratique de relever le niveau des salaires et de constituer sur des bases solides un véritable tarif minimum de salaires. La section ne put toutefois se mettre d'accord et sollicita du Gouverneur de la province l'autorisation de tenir une nouvelle réunion pour « étudier les moyens d'amener le relèvement des salaires actuels des ouvriers armuriers et d'en assurer le maintien .
C'est aux réunions tenues les 4 et 25 février 1894 que furent jetées[63]les bases de l'organisation la plus complète que les intérêts de l'industrie armurière aient su atteindre à Liège.
Le plan d'organisation voté en séance du 25 février forme une conception remarquable, parce qu'il envisage à la fois la constitution d'organismes représentatifs des intérets ouvriers et patronaux, et la formation d'un conseil de conciliation et d'arbitrage destiné à connaître de tous les conflits qui viendraient à surgir entre patrons et ouvriers.
Dans le plan adopté par le conseil, les propositions faites aux fabricants sont les suivantes : compléter et perfectionner l'institution actuelle de l'Union des fabricants d'armes par une subdivision naturelle bien ordonnée en sections professionnelles spéciales ; a) armes à la mécanique ; b) armes de luxe et de précision ; c) armes de chasse et d'exportation supérieures ; d) armes de commerce ou d'exportation ordinaires.
De plus, l'Union des fabricants d'armes est invitée à aider efficacement, et dans le plus bref délai, les ouvriers armuriers à opérer la constitution organique qui les concerne.
Quant aux ouvriers armuriers, le conseil leur propose de se constituer en unions professionnelles, d'après les divisions de métier de l'industrie armuriêre. Chaque division peut comprendre un nombre non limité d'unions ; la division professionnelle aura à sa téte un comité directeur formé de la réunion des délégués des unions. Un lien fédéral doit assurer la cohésion et la solidarité de ces groupes dont l'ensemble formera l'union des ouvriers armuriers ldegeois. A la tête de l'Union se trouve un comité central ou fédéral formé des délégués des comités directeurs des divisions de l'industrie armurière. Le Comité central aura seul qualité pour traiter en toutes natières avec l'Union des fabricants d'armes.
Ces différents points, dont on ne s'est guere écarté dans la réalisation, ont été admis à l'unanimité par les membres patrons et ouvriers de la section armurière du conseil de l'industrie et du travail de Liège. La conception et la discussion de ce plan est une des œuvres les plus remarquables accomplies par les conseils de l'industrie en Belgique il est juste d'en rendre hommage à cette institution.
L'accord des patrons et des ouvriers s'est maintenu intact jusqu'à préscnt, bien que les intérêts des industriels et des travailleurs soient représentés par des organismes indépendants. C'est ainsi que le règlement de l'Association des ouvriers armuriers (fédération liégeoise de[64]l'industrie armurière) a été adopté entre délégués des fabricants et des ouvriers (24 mai 1894).
Voici quelle est, à l'heure actuelle, l'organisation syndicale dans l'industrie armurière, telle qu'elle est née des délibérations que nous venons de rappeler.
Huit syndicats ouvriers se s ont constitués : ce sont ceux représentant les métiers suivants : 1° enculasseurs et garnisseurs ; 2° perceurs, reforeurs et rayeurs ; 3° basculeurs et armurerie mécanique ; 4° apprêteurs, entailleurs, systémeurs ; 5° monteurs à bois ; 6° équipeurs, régleurs, repasseurs ; 7° ornemanistes ; 8° relimeurs, ponceurs et finisseurs. Les syndicats sont chargés de dresser les tarifs minima des prix d'exécution des pièces d'armes. Il leur est recommandé de le faire avec modération afin de faciliter les transactions. En cas de désaccord, tout litige entre fabricants et ouvriers est soumis à un conseil d'arbitrage nommé mi-partie par l'Union des fabricants d'armes et mi-partie par le syndicat intéressé.
Le président doit être choisi en dehors de cette commission et être, autant que possible, un ancien fabricant d'armes. Sa voix est prépondérante en cas de parité. Si le conseil d'arbitrage ne parvient pas à mettre d'accord les patrons et les ouvriers, le litige doit être soumis au conseil de l'industrie et dutravail, ou, s'il y a lieu, à une autre juridiction. Les syndicatsrestent libres de s'affilier à quelque parti politique que ce soit. Exception faite des obligations générales énoncées plus haut, ils règlent leur organisation intérieure comme ils l'entendent.
Les forces syndiquées peuvent se chiffrer de la sorte : les garnisseurs sont au nombre de cent vingt; le syndicat des basculeurs compte cent cinquante membres ; celui des apprêteurs et systémeurs en a le même nombre. Les équipeurs, régleurs et repasseurs sont au nombre de trois cents syndiqués. Les monteurs à bois ontquatre cents ouvriers groupés dans leur association. Les ouvriers de la fabrication mécanique sont une centaine. Enfin viennent les finisseurs dont le nombre est inférieur à cause du grand nombre de femmes employées dans les métiers rentrant dans ces catégories25.
Tous les syndicats ouvriers sont fédérés ; leur réunion prend le titre d'Association des ouvriers armuriers,féderation liégeoise de l'industrie armurière. Cette association, porte l'artiele 1e de ses statuts, est et[65]restera toujours indépendante du patronat. Elle est formée des délégués de chacun des syndicats ou subdivisions de syndicats ; ces délégués sont choisis par l'assemblée du syndicat, à raison d'un délégué par cinquante membres. La Fédération est dirigée par un comité composé d'un secrétaire et d'un secrétaire adjoint, d'un trésorier et d'un trésorier adjoint et d'un commissaire. Un comité exécutif est constitué : il est formé de trois membres choisis au sein du comité fédéral. Celui-ci siêge obligatoirement chaque semaine, e plusieurs fois par semaine en cas d'urgence; il est renouvelable chaque année par moitié. Le comité fédéral se réunit d'urgence en caes de conflit. Une assemblée générale se tient tous les trois mois ; les syndicats doivent avertir le comité fédéral quine jours au moins avant l'assemblée plénière des objets qu'ils voudraient voir figurer à l'ordre du jour. La Fédération tire ses ressources des cotisations des syndicats; ceux-ci lui paient une redevance annuelle de 15 centimes par membre. La Fédération se tient en dehors de tout parti politique ou économique. Elle a pour but la défense des intérêts professionnels des ouvriers armuriers et s'efforce d'atteindre spécialement les objets suivants : 1° relever l'industrie et hausser les prix actuels; 2° déterminer les prix minimum à fixer de commun accord avec l'Union des fabricants d'armes qui s'engage à les respecter pendant un an, à commencer du mois d'aout 1894 ; 3° amener les fabricants d'armes à engager les ouvriers à faire partie des syndicats ; 4° provoquer l'institution à Liège, aux frais de la commune et de la province, d'un bureau de travail permanent pour tous les ouvriers de l'industrie armuriêre.
L'organisation patronale prévue par le projet adopté par la section armuriére du conseil de l'industrie et du travail de Liège est noins complexe ; elle consiste essentiellement dans le développement de certaines attributions de l'Union des fabricants d'armes de Liège, fondée en 1890. Les patrons, en grande majorité, ont preté un loyal concours au groupement syndical des ouvriers. On est entré dans la phase des réformes pratiques par la fixation d'un tarif minimum de salauire arrêté de commun accord entre les patrons et les ouvriers26. Un fabriquaunt d'armes, membre de la section armurière[66]du conseil de l'industrie et du travail de Liège, a proposé de sanctionner ce tarif par une amende dont seraient frappés les industriels qui, après avoir accepté ce tarif, n'en appliqueraient pas les dispositions. C'était le moyen d'éviter que les patrons consciencieux n'eussent à souffrir d'une concurrence déloyale. Cette proposition n'a pas été admise ; un engagement d'’honneur lie uniquement les fabricants syndiqués
L'organisation syndicale dont nous venons de retracer le plan, a des chances sérieuses de réussite. Néanmoins un certain nombre de causes d'insuccès continuent à subsister ; plusieurs patrons ont refusé d'adhérer au tarifminimum, et telest le cas pour une importante fabrique d'armes de commerce à la mécanique. Quelques-uns, à tort ou à raison, parmi les patrons syndiqués, sont accusés de ne pas observer scrupuleusement toutes les clauses du tarif de salaires. D'autre part, parmi les ouvriers, le nombre des syndiqués est faible, relativement à la masse. On redoute que les non-syndiqués, en cas de crise, par exemple, ne sollicitent du travail à des conditions inférieures à celles fixées par le tarif et ne dépriment, de la sorte, le niveau des salaires.
Néanmoins, le développement de l'organisation syndicale est en bonne voie. Si les associations professionnelles réussissent, comme on peut l'espérer, à augmenter le nombre de leurs adhérents, le succês du tarif minimum et des autres objets qu'elles poursuivent, sera assuré.
¯L'Association sndicale des ouvriers armauriers de la allee de la esdre fut fondée le 20 mai 1886 à la suite d'une grève qui éclata parmi les ouvriers canonniers et dont le but était d'obtenir un minimum de salaire et la disparition des magasins tenus par les patrons. (Voir § 20 sur les abus du truck-system.) La grève dura neuf jours ; les [67] ouvriers n'obtinrent satisfaction sur aucun point, mais, devant la nécessité, résolurent de se former en association syndicale. Celle- ci compta environ 400 membres au début. La création d'une société coopérative de consommation fut décidée peu de temps après. pour permettre aux ouvriers de se procurer à bon compte les denrées nécessaires ; on espérait, de la sorte, faire une concurrence telle aux boutiques tenues par les patrons que ceux-ci eussent dû renoncer à les maintenir. Le défaut de solidarité de la classe ouvrière et la pression exercée par les patrons boutiquiers ne permirent pas la réalisation de ce plan. La société coopérative, à laquelle un directeur habile avait d'ailleurs fait défaut, sombra en 1889 et entraîna dans sa chute l'Association syndicale tout entiêre.
Celle-ci a été reconstituée en 1893 sur les bases suivantes : le but spéciaul de l'Association est de prémunir les associés contre la diminution des salaires et contre toute espèce d'empiétement sur les intérêts généraux et les droits acquis de tous (allusion au truck-system).
L'Association alloue des indemnités aux associés privés de travail pour avoir résisté légalement à des actes attentatoires aux intérêts de la généralité de ses membres. Pour obtenir une indemnité il faut faire partie de l'Association depuis six mois. Il faut en outre : 1° remettre personnellement une demande par écrit au secrétaire, qui la communique immédiatement à la commission; 2° indiquer dans quel atelier on travaille, mentionner son domicile, la date exacte de la cessation de travail et les motifs pour lesquels on a quitté l'atelier ; 3° faire contresigner cette demande par deux membres.
L'indemnité prend cours à dater du jour de la réception de la demande. Elle est fixée à 2 francs par jour. Cette somme est allouée pendant trois mois au même associé et pour la même contestation. L'indemnité ne peut être majorée en faveur d'aucun associé.
Le membre redevable à l'Association d'une somme de 3 francs n'a droit à aucune indemnité que huit jours après la cessation du travauil. La dette est déduite du premier payement.
Les dépenses sont couvertes au moyen d'une cotisation mensuelle de 25 centimes et du produit des amendes. La cotisation pourra étre majorée en vertu d'une décision prise en assemblée générale.
Le syndicat est administré par une commission de vingt-cinq membres, savoir : un secrétaire, deux secrétaires adjoints, un trésorier payeur, un trésorier adjoint et vingt commissaires. Le mandaut est d'une année ; la commission se renouvelle par moitié tous les six mois. Pour[68]être admis dans l'Association, il faut exercer le métier depuis deux années consécutives et être âgé de quinze ans au moins.
L'Association syndicale compte actuellement six cents membres. Depuis sa reconstitution, elle n'a pris part à aucune grève.
III. — LES ORGANISMES OFFICIELS.
En exécution 'de la loi du 16 août 1887, concernant les conseils de l'industrie et du travail, des sections armurières ont été constituées à Fraipont (industrie canonnière), à Liège (finissage), et à Herstal (basculeurs et platineurs). La mission principale de ces sections est de représ enter les intérêts communs des patrons et des ouvriers. Leur mission secondaire est de prévenir et au besoin de concilier les différends qui s'élèvent entre les industriels et les travailleurs de l'armurerie. Nous n'avons pas à nous occuper ici de ce dernier point. Le ouvernement a maintes fois consulté les sections armurières sur des questions intéressant l'industrie. En 1891, il leur a demandé des renseignements sur les salaires, les prix de détail et les budgets ouvriers27. En 1892, il les a consultées sur la durée du travail et des repos à prescrire en ce qui concerne les femmes et les enfants occupés dans l'industrie armurière28. En 1893, les sections de Fraipont et de Liège ont délibéré sur la question des responsabilités de fabrication des canons de fusils lorsque ceux-ci sont rebutés à la deuxième ou à la troisiême épreuve. En 1894, la section armurière de Liège a pris l'initiative de promouvoir, dans l'industrie qu'elle représente, l'institution des Unions professionnelles29. La même année, le Gouvernement a saisi l'assemblée plénière des sections de Fraipont, de Liège et de Herstal, de la question de savoir si des marques spéciales indiquant le nom du fabricant et la nature exacte du produit devaient être apposées sur les pièces d'armes de fabrication liégeoise. L'institution des conseils de l'induistrie et du travail constitue une représentation remarquable des intérêts industriels. Elle a acquis, au pays de Liège, une grande au[69]torité qui ne peut manquer d'aller encore en s'augmentant30. Le conseil de l'industrie du travail est un des liens les plus solides qui rattachent les trois grandes divisions de l'industrie armurière.
Le conseil de Prud'hommes de Liège comprend une représentation spéciale de l'industrie armuriêre et rend, de son côté, aux ouvriers armuriers, de précieux services pour le règlement des conflits individuels avec leurs patrons.
L'enseignement professionnel se donne au cours d'armurerie institué a l'école industrielle et au cours pratique organisé au musée d'armes. Ce dernier, accessible au public et réglementé par arrêté royal, constitue lui-même un cours complet de l'histoire de l'armurerie à Liège et au dehors.
L'Union des fabricants d'armes a pris l'initiative de fonder une école professionnelle d'armurerie. Les études nécessaires à son organisation sont achevées, mais on n'en est pas encore à la réalisation. L'école comprendrait un certain nombre de sections, d'après les divisions des métiers de finissage, les seuls qui se trouvent localisés à Liège.
§ 22. SUR LA SOCIÉTÉ DE SECOURS MUTUELS DES OUVRIERS ARMURIERS.
Voici quelle était en 1893 la situation de cette société, qui compte parmi les plus anciennes du pays, mais ne peut être rangée malheureusement parmi les plus prospères.
Le nombre des associés hommes était, à cette époque, de 186 ; celui des femmes de 156 et celui des enfants de 205. La diminution du nombre des membres est assez fortement accusée depuis l'année précédente : 547 contre 581. Par contre, les dépenses sont restées stationnaires. Elles se sont montées à 12.890 fr. 27 se décomposant de la sorte : service médical : 2.591 fr. ; médicaments : 2.268 fr. 87; secours à 66 sociétaires pour 2.060 journées: 2.010 fr. 35; secours à des vieillards : 1.890 fr. ; à 26 veuves et orphelins : 3.403 fr. 50. Il s'en faut de plus de 1.000fr. que les cotisations ne couvrent les dépenses ordinaires. Le déticit est couvert par le fonds de réserve, très considérable, et qui ne s'éleve pas à moins de 91.086 fr. 66.
§ 23. SUR LA FABRICATION MÉCANIQUE ET LA FABRIQUE NATIONALE D'ARMES DE GUERRE DE HERSTAL.
[70] Les fabriques collectives ont disparu pour la plupart devant la forme moderne de l'industrie, la. société anonyme qui, par la puissance des capitaux qu'elle groupe, permet l'emploi des méthodes perfectionnées de production. En sera-t-il de même de la fabrique collective d'armes de Liège 2 Les avis diffèrent sur ce point. Les industriels liégeois sont d'accord, toutefois, pour reconnaître que la fabrication de l'arme de guerre est devenue presque impossible dans la fabrique collective. Les procédés mécaniques permettent de rendre les différentes pièces de l'arme interchangeables. L'avantage du système est évident ; une pièce vient-elle à se fausser, il suffit, pour la remplacer, de prendre à la réserve une pièce de même nature. Pour l'arme fabriquée à la main, le remplacement d'une pièce exige au contraire un travail d'ajustage spécial.
La question offre une complexité bien plus grande en ce qui concerne l'arme de commerce. La variété des types est si grande dans cette catégorie d'armes, qu'on ne peut songer à faire confectionner des matrices pour chaque pièce des types qui sy rencontrent. T'el est du moins l'avis d'hommes compétents. Il faut remarquer toutefois que l'objection n'est pas toujours également fondée. Quand il s'agit de la fabrication d'un type unique, admis sur un marché déterminé, les procédés mécaniques peuvent être employés avantageusement ; ils créent même pour celui qui les emploie une situation si favorable qu'ils consacrent à son avantage un véritable monopole. La seule maison liégeoise qui produit mécaniquement l'arme de commerce, a pu s'assurer sur le marché américain une situation si privilégiée qu'elle équivaut à un monopole de fait.
La fabrication de l'arme de guerre par les procédés mécaniques à été introduite à Liège en 1889. Le 3 juillet de cette année, une société anonyme «la Fabrique nationale d'armes de guerre, a été fondée à Liége entre onze fabricants d'armes ou représentants de firmes armurières et de sociétés ayant pour objet la fabrication des armes, un banquier et un propriétaire figurent également à l'acte constitutif de[71]la société. Parmi les fondateurs, six fabricants apportaient comme apport une convention provisoire conclue avec l'’Etat belge pour la confection de 150.000 à 200.000 fusils à répétition. Illeur fut attribué en échange 2.000 actions ordinaires au porteur sans désignalion de valeur. Le cunpital de 3.000.000 francs fut souscrit entre dix associés, dont trois figurent parmi les porteurs d'actions ordinaires. Ce capital est divisé en 6.000 actions privilégiées de 500 francs chacune, remboursables, et rapportant 6 d'intérêt par an.
L'usine de la fabrique nationale d'armes de guerre réalise le type de l'usine moderne. Etablie à Herstal, à une lieue de Liège, elle occupe huit hectares de superficie ; les bâtiments couvrent un espace de 22.000 mètres. ne machine à vapeur Corliss de 450 chevaux commande une dynamo-génératrice dont le courant électrique, distribué en différents points de l'usine, actionne des électro-moteurs faisant tourner les arbres de couche auxquels sont reliées les machines-outils. La dynamo-génératrice est capable de fournir une intensité de 2.400 ampêres à la tension de 125 volts, et le constructeur garantit 90 2 comme rendement industriel. Les machines travaillant les pièces métalliques sont installées dans un vaste hall de 10.000 mètres de superficie : elles assurent une fabrication de 250 armes par jour pour une journée de dix heures de travail. Leur maniement est confié à des femmes. La division du travail qu'elles permettent de réaliser est extraordinairement étendue. Une première vérification est faite sur les pièces de forge ; après le travail des machines on procède à une nouvelle vérification avec des calibres : les tolérances sont le plus souvent de 120 de millimêtre et dépassent rarement 110 de millimètre.
Le personnel ouvrier comprend 1.884 personnes : 130 ouvriers ajusteurs, 4 machinistes, 800 ouvriers, 80 maneuvres, 870 ouvrières. Leur salaire journalier moyen est de 3 fr. 30 environ.
Dn ne peut afflirmer que les résultats de la production en fabrique soient aussi favorables au point de vue social qu'au point de vue industriel. Bien qu'aucun conflit, offrunt quelque gravité, n'ait encore éclaté à la fabrique nationale d'armes de guerre, un certain mécontentement existe incontestablement parmi le personnel ouvrier. Le régime sévère de la fbrique a remplaucé pour la majorité des travailleurs l'aubsolue liberté de l'atelier familial, et cela sans transition ; aussi les plaintes contre le règlement, les amendes et les retenues sont-elles nombreuses. ne ou deux grèves partielles ont éclaté à propos de ces[72]faits. Symptôme inquiétant de l'état d'esprit des travailleurs : 300 ouvriers seulement, surplus de 1700, se sont rendus au travaille 1er mai 1895, jour de la fête socialiste des trois huit. Enfin il n'est pas sans intérêt de noter que la section armurière du conseil de l'industrie et du travail de lerstal a une représentation ouvrière uniquement socialiste. On peut croire qu'il n'en eût pas été de la sorte dans l'hypothèse du maintien de la fabrication collective dans la commune de Herstal.
Notes
1. Le canon de fusil choke bored est terminé, à quelques centimètres de la bouche,
par une incurvation interne en forme de poire. Cette forme a pour but de rassembler les petits plombs de la cartouche à leur sortie du canon. La surface couverte est moindre dans ce cas, mais l'efficacité du tir plus grande. Habituellement, les fusils doubles ont un canon choke bored et un canon lisse.
2. Comme tous les ouvriers armuriers, notre garnisseur doit consacrer un certain temps par semaine à l'entretien et à la réparation des outils. Cette besogne consiste principalement à s recouper les limes, c'est-à-dire à accentuer au burin ou au ciseau leurs stries usées par le frottement. Ce travail est confié à l'aîné des fils travaillant avec Antoine X. Il y consacre 32 journées de travail par an.
3. V. ci-aprés, § 17, la description de quelques autres types d'ateliers de garnisseurs.
4. Pour la définitlon exacte de cette fonction, très répandue dans une autre division de l'industrie armuriére,voir ci-aprés § 19.
5. Registre aux recès de la magistrature de la ville de Liège, des années 1568-1570, folio 198 v°, aux archives de l'État, à Liège. Piece inedite.
6. Mandement publié au Péron de Liège au son de la trompette et mise en garde de loi le 27 avril 1623. Manuscrit n° 23s de lUniversité de Liège. Registre aux mandements.
7. 0rdonnance portant règlement pour l'épreuve des armes. Ordonnances de la principDauté de Liège. Deuxième série, 3e volume, pD. 365. Bruxelles, 1872.
8. Ordonnance portant règlement pour les maîtres garnisseurs et les marchands d'armes de la Cité de Liège. Ordonnances de l principauté de Liège. Troisléme série, 1e volume,
9. Cfr. Les Clefs du Cabinet des Princes.
10. L'ouvrier garnisseur étudié ne travailke que 200 jours par an, quand, normalement, il devrait en travailler plus de 300. Et il faut ajouter à cela la baisse des prix !
11. Sur l'organisation et les procédés de la fabrication mécanique, voyez le § 22, consacré à la description sommaire de la fabrique nationale d'armes de guerre de Herstal.
12. Par fusils bord, on entend les armes grossières, expédiées sur les côtes d'Afrique, ecn majeure partie. Ce sont généralement d'anciens fusils de guerre, hors d'usage, réparés et trnnformés a Liége. La transformation conslste généralement à remplacer le système à pcrcussion centrale par un système à pierre ou à capsule. Ces fusils sont facilement reconnaissables à leur crosse peinte en jaune ou en rouge vif.
13. Les pistolets de poche forment une catégorie importante comprenant non seulement les pistolets de poche ordinaires, désignés à Liége sous le nom d'écossaises, mais aussi les revolver. n 1, on a fabriqué à Liège 48.127 revolvers.
14. Ordonnance de rFerdinand, Prince-Évéque de Liège,du 12 janvier 1630. Ordonnances de la principauté de Liège, 2° série, 3° volume, p. 89.
15. Le premier relevé statistique de l'industrle armurière de la vallée de la Vesdre est eJui des usines à canons fait par Thomassin, au commencement du siècle, dans son lMmo ire tatitiaue ur te d'partement de toOurte (nom que portait la province de Liège on la domlnatlon frncaise). A cette époque, les usines à canons étlent au nombre de prtecnant à 8s propriétaires. Elles étaient situées dans les mêmes localités qu'actuellenment et leur pnopnulation ouvriere éuit de personnes. Leur pnroduction, penantan née du rccensement, s'était élevée ah 138.000 canons de fuslls.
16. Thomassin (Mémoire statistique, etc.) mentionne parmi les ouvriers des usines à canons : les canonniers, les frappeurs, les foreurs, les émouleurs et les dresseurs.
17. Les marchands d'armes, les maîtres de houillerie, etc... obligent les ouvriers qu'ils employent à recevoir en paiement des marchandises de toutes espèces, lesquelles, le plus Souoent, leur sont lurées pdus haut que leur valeur.
18. Requète des États de la province de Limbourg touchant les manufactures de draps et de clous. 4 décembre 1756. Inventaire des Archives du Coneil de Brabant, n° A 314.
19. Édit du 4 septembre 1745, précité.
20. Voyez l'édit du 11 août 1759 et les trois consultes du conseil de Brabant (1756) cités par M. Morisseaux. Rapports faits à la commission du travail, pp. 149, 151 à 156.
21. Il s'agit des fabricants de canons en damas de la vallée de la Vesdre.
22. Déposition de M. Higny-iane. Comm. du travail, vol. II, section D, n°706, p. 43.
23. Notre dessein n'est pas d'entrer ici dans aucundétail sur les conditions économiques de la classe ouvrière. Notons cependant que dans la fabrication des revolvers (vallée de la Meuse), les prix ont baissé de près des deux tiers, d'après le témoignage des ouvriers que nous avons interrogés. L'exemple suivant nous a été cité : de 18 à 185, le travail consistant à placer le mécanisme et à finir certaines espècesde revolvers était payé 6fr. 50 ; actuellement. kl ne vaut plus que fr. 9.
Autre exemple : un ouvrier ajuste des platines de Lefaucheux, il en fait5 par semaine a raison de 35 centimes la pièce, ce qui porte son salaire hebdomadaire à 8 fr. 75. Un aur tre fit des platines de revolvers a bull-dog n ; il en travaille 14 par semaine et reçoit 80 centimes pièce : total, 11 fr. 0, etc.
La diminution des prix est effrayante : en 1865, les revolvers a Lefaucheux les plus ordi naires étaient vendus par le recoupeur au fabricant à raison de 2 francs ; actuellement, le prix en est de 1 fr. 90. Les bascules, qui se payalent30 francs, ne valent plus actuellement u'un peu plusde 5 francs. Quels que solent les progrès de la fabrication et si marquée qu'on vcuille bien admettre la baisse générale des prix, il n'en est pas moins vral que de telles diminutions ont anormales.
24. On nous signale précisément, comme une suite de la baisse des prix. l'augmentation du nombre des femmes travaillant chez leur p̀re ou même avec leur mari, en qualité d'ouvriers armuriers. Ce phénomène se remarque surtout dans la vallée de la Meuse. Ce travail se fait dans de bonnes conditions quant à la moralité, mais il est trop rude pour l'organisme féminin. Ce sera une nouvelle cause de camelotage introduite dans l'industrie armurière.
25. Le mot finisseur est pris ici dans son sens restreint et comprend les métiers de relimeur, ponceur, vernisseur de bois et de canons, bleuisseur, etc. Il est opposé au sens large qui embrasse tous les métiers de l'armurerie exercés à Liège.
26. Le tarif minimum, établi au 1 janvier 189, comprend les divisions suivantes : fusils américains, carablnes américaines, revolvers, fusils à baguette, armes d'exportation. Chaue divlslon comprend autant de sectlons qu'il y a de métiers diférents devant participer a la confectlon des armes de cette catépgorle. Les prix minima prévus ont très nombreux : on u'en comple pas moins de 169.
Voici, a titre d'exemple, quelques prlx concernant les jfuslls à baguettes. Nous donnons ici, par catégorie de métiers, les deux prix les plus élevés et les deux prix les plus bas.
27. Salaires et budgets ouvriers en Belgique, au mois d'auril 1891. Bruxelles, Veissenbruc, éditeur, 1 vol. in-8°, 182. V. aussi notre travail sur ce sujet dans la Répforme sociale, 16 février et 1e mars 1891, et 16 juillet 1894.
28. En exécution des articles 4, 6, 7 et 8 de la loi du 13 décembre 1889, concernant le travail des femmes, des adolescents et des enfants.
29. Voir plus haut, p. 61 et suivantes.
30. Les ouvriers canonniers de raipont et de Nessonvaux attribuent, en partle, à la contitution du Conseil de l'industrie et du travail de Fraipont la légère amélioration qui s'est produite quant au truck-system, dans cette partie du pays.