N° 83.
FILEUR EN PEIGNÉ
ET RÉGLEUR DE MÉTIER
DE LA MANUFACTURE DU VAL-DES-BOIS (MARNE)1
OUVRIER,
DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES PERMANENTS
D'APRÈS
LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1894,
PAR
M. URBAIN GUÉRIN .
Sommaire
Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.
[73] La famille habite la commune de Warmériville, située sur les rives de la Suippe, dans le département de la Marne, formé avec une partie de l'ancienne province de Champagne. Warmériville appartient au canton de Bourgogne dépendant de l'arrondissement de Reims ; elle est [74] située à une distance de 195 kilomètres de Paris. C'est une station de la petite ligne de chemin de fer qui va de Bazancourt à Bétheniville et Challerange et dessert la vallée de la Suippe. A cette dernière station, elle se relie à la grande voie qui met Paris encommunication avec Reims, Mézieres, Charleville, et suit la vallée de la Meuse jusqu'à Givet.
La Champagne n'éveille pas l'idée d'un pays pittoresque, riant ou fertile, mais de plaines dénudées, poussiéreuses, grillées par le soleil en été et dans lesquelles le jusqu'à du vent soulève des nuages d'une poussière blanche et pénétrante. Toutefois, bien que la description soit encore exacte pour certaines parties de la Champagne Pouilleuse, elle ne le serait pas pour les environs de Warmériville, ni pour la partie du département qui s'étend sur la lisière des Ardennes, pour l'arrondissement de Rethel, formé avec une partie de cette ancienne province. De nombreux semis de pins, appelés savarts, ont été faits dans les plaines les plus arides ; ils ont donné à la terre une valeur qu'elle n'avait pas auparavant, et, au lieude s'étendre sur de viastes horizons dénudés, lavue est coupée par des bouquets de bois d'un vert sombre et dans lesquels le vent fait entendre un bruit rappelant celui de la mer. A Warmériville même, le paysage ne manque pas de charmes : la Suippe coule entre quelques bois et prés verdoyants au printemps, émaillés de fleurs, et au fond du paysage, dans la direction de Reims, se dressent les collines qui sont autour de cette ville. Vues de loin dans un pays où il n'existe pas de grands accidents de terrain, surtout par un beau coucher de soleil, celles-ci prennent l'aspect de montagnes. C'est du reste le nom que les habitants du pays leur donnent.
Le climat se rapproche de celui des environs de Paris. A Warmériville seulement, la rivière amène de nombreux et épais brouillards : aussi la végétation y est-elle toujours en retard sur celle des pays plus éloignés de l'eau. Le terrain, comme dans la plus grande partie du département, appartient à la formation crayeuse.
La vallée de la Suippe est essentiellement industrielle ; sur les bords de la rivière, les manufactures se pressent l'une contre l'autre. Ainsi, à Beine, 1 tissage mécanique; à Bétheniville, 2 peignages, filatures et tissages mécaniques ; à Dontrien, 1 flature et tissage mécanique, à Pontfa[75]verger, 3 ; à Saint-lilaire-le-Petit, 3 fabriques de tissus ; à Saint-Masmes, à Guerlet, 1 filature en cardé ; à Warmériville, outre l'établissement Harmel, 1 peignage, teinture et flature ; à Bazancourt, 2 filatures et tissages ; à Boult-sur-Suippe, 1 filature peignage et tissage mécanique ; à Vaudésincourt, 1 tissage mécanique ; à lsles-sur-Suippe, a Neuflie, 1 filature et tissage mécanique ; à aurné, 1 tissage mécanique. Le Val-des-Bois n'est donc pas situé, comme son nom semblerait l'indiquer, dans un pays sauvage, éloigné de toute industrie et dans lequel les patrons auraient eu de grandes facilités pour pétrir à leur aise une population ouvrière, mise à l'abri de toute autre influence.
Warmériville s'étend sur les deux rives de la rivière, mais la plus graunde partie des maisons s'élèvent sur la rive droite. Il n'y a d'autre monument sur son territoire que l'église, dont une partie est très ancienne, mais qui ne présente aucun caractère architectural remarquable. Les maisons manquent absolument de cachet.
Voici maintenant quelques chiffres statistiques sur la commune, sur son étendue d'abord, qui est de 2.326 hect. 6140, ainsi divisés :
D'après le dernier recensement, la population est de 2.364 habitants, dont 1.834 natifs de la commune et 530 étrangers. Au point de vue du sexe, le premier groupe comprend 901 hommes et 933 femmes; le second, 255 hommes et 275 femmes. Il n'y a que 33individus isolés contre 539 familles, qui se répartissent ainsi au point de vue du nombre de leurs membres : 130 de 2 personnes, 97 de 3, 107I de 4, 66 de 5, 51 de 6, 85 de 7 et au-dessus. Le chiffre des membres de chaque famille est, on le voit, assez restreint. Nous ne sommes pas là dans le pays des postérités nombreuses, et, comme dans bien d'autres communes, le nombre des enfants diminue à mesure que l'on s'approche de la propriété rurale. Celle-ci ne trouve moyen de se fonder que sur la stérilité systématique. Cne famille de cultivateurs a un, deux enfants ; le chiffre de trois paralt considérable ; au-dessus, ce sont des exceptions et bien des familles dirauient : une monstruosité. Les familles d'ouvriers sont[76]au contraire plus prolifiques ; à elles appartiennent presque exclusivement les chiffres élevés d'enfants.
Au point de vue de l'âge, la statistique relève 54 personnes de 70 à 74 ans, 26 de 75 à 79, 12 de 79 à 84, 5 de 85 à 89.
La population se répartit ainsi sous le rapport de la profession : 315 personnes vivant du travail de la terre, 1.656 de l'industrie, 26 des transports, 153 du commerce, appartenant à des administrations publiques, 34 à des professions libérales, 57 vivant de leurs revenus.
Enfin le mouvement de la population pour l'année 1894 donne les chiffres suivants : 55 naissances (dont 3 illégitimes, ne provenant pas d'ouvriers ou d'ouvrières de la maison Harmel), parmi lesquelles 25 filles et 30 garçons ; 12 mariages, 1 divorce dans un ménage d'étrangers qui n'était pas employé au Val-des-Bois ; 36 décès dont 19 hommes comprenant 11 garçons, 5 hommes mariés, 3 veufs, et 17 femmes dont 8 filles, 4 femmes mariées, 5 veuves.
Le conseil municipal comprend 16 membres proposés par le patron portant aujourd'hui le titre de directeur du Val-des-Bois. Ils appartiennent à une nuance d'opinion modérée ; quelques-uns sont très religieux. Les diverses professions sont ainsi représentées : 9 cultivateurs, 5 commerçants, 1 industriel, 1 comptable. Fait assez singulier, dans une commune où l'élément industriel joue un rôle aussi important, aucun ouvrier ne fait partie de l'assemblée communale, alors qu'elle renferme 5 commerçants. C'est une lacune. Il n'y a de régime vraiment représentatif que là où tous les intérêts comptent des représentants dans les conseils locaux aussi bien que dans les assemblées politiques.
L'établissement de M. Harmel, le plus important des deux qui sont installés à Warmériville, s'élève sur le bord même de la rivière ; celle-ci se divise en deux bras dont l'un entoure une partie des maisons et des jardins occupés par la famille du patron vivant ainsi au milieu des ouvriers. Devant les ateliers se dressent des arbres dont la verdure jette une note gaie et souriante en été, en même temps que la rivière, large à cet endroit, complète heureusement le paysage. Ainsi la fabrique présente un aspect bien différent de la plupart de celles qui, situées dans l'intérieur d'une ville, ont une physionomie sombre, triste, et semblent condamner ceux qui y travaillent à une existence désespérée.
La filature du Val-des-Bois comprend le peignage, la teinture, le[77]filage en cardé et en peigné, le retordage et le fil nouveauté. Les principaux débouchés sont à l'étranger : en Allemagne, en Suède, en Russie, en Amérique, en Espagne : jadis eille faisait un chiffre d'affaires assez élevé avec l'ltalie, mais la rupture des relations commerciales avec la France lui a fermé ce marché. La Russie également, depuis le traité de commerce conclu avec l'Allemagne, a restreint dans une grande proportion ses affaires avec la France. Une cause semblable lui a renduimpossible la continuation des relations avec l'Amérique et l'Espagne. Le relèvement des tarifs a été tel qu'il représentait en réalité des droits prohibitifs; mais la famille Harmel, qui puise dans son union une force puissante (§ 21), ne s'est pas laissé décourager par ce changement de politique commerciale si funeste à ses intérêts, avec le même esprit d'initiative qui a poussé les industriels anglais à établir des usines en Russie le jour où cette puissance a relevé ses tarifs, elle a créé deux établissements, l'un en Amérique2, l'autre à Sabadell en Espagne.
Avant l'incendie de 1874, les ateliers comprenaient plusieurs étages mais, depuis la reconstruction de la filature, il n'y a plus qu'un re-dechaussée. Rien ne laisse à désirer sous le rapport de l'air, de l'éclairage et de la hauteur du plafond qui est de 4m,60 sous poutres et de 6 mêtres sous plafond. L'aération est produite par des ventilateurs qui enlèvent chacun environ 10.000 mètres cubes d'air à l'heure. Soixante-dix appar reils spéciaux refroidissent l'atmosphère en été, l'échauffent en hiver pour maintenir une température qui soit en même temps favorable au travail de la laine et convenable pour la santé des ouvriers. 'oputes les précauutions ont été prises pour produire l'arrêt immédiat des moteurs en cas de danger, de même que pour prévenir les accidents que pourrait causer la mise en mouvement des machines à vapeur surprenant les ouvriers.
Le travail est réparti en dix-huit divisions ou ateliers divers : 1° Cour et manœuvres ; 2° Dégraissage ; 3° Cardes en peigné ; 4° Cardes en cardé ; 5° Peignages et fils ; 6° Préparation pour peigné ; 7° Filage peigné ; 8° Filage cardé ; 9° Filage nouvenuté; 10° Retordage ; 11° Bobinage ; 12° Dévidage ; 13° Teinture ; 14° Fils teinture ; 15° Menuiserie ; 16° Atelier de réparation ; 17° Chauffeurs ; 18° Emballage.
La statistique de la population ouvrière du Val releve 1.169 personnes qui se divisent ainsi : 399 hommes, 420 femmes, 350 enfants ; mais il[78]n'y a que 211 femmes travaillant à l'usine, dont 66 au-dessous de 18 ans. Parmi les hommes, 48 ont de 13 à 18 ans ; les contremaîtres et employés sont au nombre de 39, les ouvriers de 267, et les 45 autres sont employés à des travaux divers.
Au point de vue de l'ancienneté, 50 ouvriers comptent plus de 25 ans de service ; 42, de 15 à 25 ; 56, de 10 à 15. Dans les dernières années, 7 familles sont entrées en 1892, 6 en 1893, 7 en 1894, non pas pour remplacer d'autres ouvriers partis, mais à cause de l'extension du travail, qui réclamait de nouveaux bras.
Les ouvriers travaillent pendant dix heures et demie. Le travail de nuit existe malheureusement, mais il n'occupe qu'un nombretrès restreint d'ouvriers, sept fileurs en peigné avec leurs rattacheurs. La cause qui a motivé la réapparition de ce travail jadis supprimé, c'est l'envoi d'un certain nombre de métiers à Sabadell, usine créée en Espagne, avons-nous dit plus haut, pour échapper aux droits de douane quasi prohibitifs établis depuis la dénonciation du traité de commerce avec la France. Il a fallu maintenir la production au même niveau ; de là l'établissement du travail de nuit qui constitue une des plus fàcheuses pratiques de l'industrie moderne. Une raison impérieuse a donc seule déterminé la direction du Val à l'établir momentanément chez elle : dans l'âpre concurrence des industries textiles, la production intense peut seule assurer des bénéfices ; celui qui ne se maintient pas au niveau de ses rivaux ne tarde pas à être distancé et vaincu. Lorsque les métiers expédiés en Espagne seront remplacés, le travail de nuit cessera.
De grandes précautions ont été prises pour empêcher, à la sortie et à l'entrée des ateliers, le mélange des sexes ; les femmes sortent quelques minutes avant les ouvriers, et pour les rentrées des portes spéciales leur sont réservées ; pendant le travail, il leur est rigoureusement interdit, sous quelque prétexte que ce soit, de se rendre dans les ateliers d'hommes.
Le repos du dimanche est pratiqué de la manière la plus rigoureuse ; les rangements même sont absolument interdits, et s'il se trouve des réparations urgentes et impossibles à exécuter en semaine, elles ne peuvent être entreprises que sur le vu d'un billet, signé par un patron dès la veille.
Le salaire se règle chaque quinaine, le samedi soir, etla paie a lieu le jeudi suivant, jour du marché, à la rentrée du matin.
Voici quelques chiffres de moyennes quotidiennes des gains réalisés[79]par des ouvriers appartenant à divers métiers pendant des quinzaines prises pour exemple. Pour des fileurs en cardé, 5 ouvriers, 6f23, 6f30. 4f53, 4f50, 5f40; ces chiffres se rapportent à une période du 15 mai au 26 aout 1894. Prenons maintenant des fileurs en peigné et retordeurs ; en rapportant leur moyenne de salaire pendant la même période, nous trouverons pour 5 d'entre eux les chiffres de 5f27, 5f15, 5f81, 5f72, 5f62; l'année précédente, depuis le 1er juillet jusqu'au 30decembre 1893, les mêmes ouvriers avaient réalisé un gain moyen de 5f05, 4f73,5f10,5f18, 5f43, 5f14. La différence, on le voit, est peu considérable, et l'ouvrier ne passe pas par ces alternatives de relèvement et de baisse de salaire qui rendent si difficile l'équilibre de son modeste budget. De plus, au Val-des-Bois, la maison ne développe pas un jour sa production dans des proportions élevées, quitte à la restreindre ensuite et à renvoyer par conséquent des ouvriers engagés seulement pour quelque temps. Le salaire y est permanent, et c'est un titre d'honneur de la famille Harmel de l'avoir toujours maintenu et d'avoir conservé son personnel, même à l'heure des crises les plus aigués. ln grand propriétaire disait un jour qu'il se faisait honneur avant tout d'avoir donné du travail aux ouvriers ; peu de faits doivent autant mériter à la famille Harmel la reconnaissance des familles qu'elle a employées. Pas plus en 1848 qu'en 1870, le travail n'a été arrêté ; cependant, dans la premiêre de ces deux années, la plupart des usines avaient fermé, et pendant la guerre, tout manquait, la houille notamment, l'argent, les communications de plus étaient interrompues et les fils manufacturés s'entassaient dans les magasins. Nous avons constaté le même fait à l'usine de Guise3. Quelques années plus tard, un incendie éclatu dans l'usine et y détruisit la plupart des bâtiments, qui s'élevaient alors à une hauteur de cinq étages. Sans tarder, les patrons louèrent une autre filature et maintinrent ainsi le travail à leurs ouvriers.
Au salaire s'ajoute un adjuvant, sous le nom de salaire familial, qui commence à être en pratique dans quelques établissements industriels et qui a pour but de proportionner strictement les ressources aux besoins de la famille (§ 7 et § 19).
Au Val-des-Bois, les patrons ont tenu à ne pas confier au contremaître les pouvoirs absolus dont l'usage souvent trop rigoureux ou quelquefois brutal excite tant de mécontentement chez les ouvriers.
[80] Les amendes disciplinaires appliquées par le contremaître ne deviennent définitives qu'après le visa d'un patron, et le produit en est versé à la Société de secours mutuels, de telle sorte que le patron ne puisse être soupçonné, comme cela se produit malheureusement dans d'autres établissements industriels, de réaliser des bénéfices personnels sur les peines infligées aux ouvriers. Les amendes ont été de 22f65 en 1892, 24f30 en 1893, 10f85 en 1894, chiffre très modique. Si un des ouvriers a commis une faute grave, le patron statue toujours sur ce cas après avoir entendu l'ouvrier. La discipline de l'atelier est trés sévèrement maintenue pour tout ce qui concerne les conversations licencieuses, les jurements, les blasphêmes. Ainsi, pendant que nous nous y trouvions, un ou deux ouvriers ont été punis d'une mise à pied de deux jours pour des railleries, et presque des injures, adressées à un jeune ouvrier qui portait sur lui un scapulaire. En outre, il y a un conseil d'usine fonctionnant depuis 1885 ( § 18), il étudie toutes les mesures qui se rapportent au travail, à l'hygiène des ateliers ; des conseillêres d'atelier, déléguées par les ouvrières, jouent le même rôle pour les ateliers de femmes.
Désireux de remplir ses devoirs de patron, M. Jacques Harmel, l'ancien Bon Père, a créé des associations entre ses ouvriers, et s'est acquis de ce chef des titres à leur reconnaissance durable. Cette tentative, en effet, était d'autant plus remarquable qu'elle se produisait à une époque où le patron n'était trop souvent que le maître et oùr la participation de l'ouvrier aux euvres créées en sa faveur était envisagée comme une innovation quasi révolutionnaire.
M. Léon Harmel, le Bon Père actuel, exerce une influence considérable et jouit aussi aupres des ouvriers d'un grand prestige. Ils voient en lui l'ame de l'établissement, comme ils se plaisent à reconnaître son esprit de justice, de sollicitude toute paternelle pour eux, pour l'amélioration morale et matérielle de leur sort. Toutefois les ouvriers duVal ne sont pasdes anges ; ils n'échappent pas aux dispositions particulières à chaque situation, et le vieux sentiment de critique contre leurs chefs se manifeste parfois chez eux, comme chez tous les subordonnés, même chez ceux, comme les prêtres, dans l'obéissance desquels doivent entrer des sentiments plus qu'humains. Le maître n'est pas toujours l'ennemi, mais le subordonné se plaît à le critiquer et s'imagine volontiers qu'il pourrait peut-être faire plus pour lui. Si les Athéniens ne pouvaient supporter d'entendre toujours appeler Aristide « le juste, certains ouvriers du Val s'impatientent, lorsque les félicités de leur[81]sort sont trop célébrées devant eux, lorsqu'ils sont placés au-dessus de tous les autres, comme ayant une situation bienautrement avantageuse. Cette part faite aux faiblesses humaines, et un grand nombre savent les éviter, ils reconnaissent que l'établissement du Val-des-Bois leur offre de très précieux avantages, notamment aux familles nombreuses ; celles-ci trouvent une rémunération plus élevée qu'elles ne l'auraient ailleurs, gràce non seulement aux diverses institutions patronales, mais encore aux salaires de familles (§ 19). Ils apprécient aussi ces institutions, et surtout peut-être le conseil qui leur permet de faire entendre leurs réclamations, étant assurés de les voir accueillir avec un esprit de justice et de charité (§ 18). Certaines dispositions de détail, prises dans un intérêt élevé, sont fort appréciées. Ainsi est envisagée, nous avons pu le constater, la préoccupation bienveillante des patrons qui consiste à faire venir le barbier à l'usine le samedi, quelques heures avant la fermeture des ateliers, de telle sorte que les ouvriers ne passent pas un long temps che lui le dimanche matin, à attendre leur tour, exposés à manquer la messe ou à s'y présenter dans une tenue négligée. Comme les bons procédés produisent maintes fois plus d'effet que des institutions très perfectionnées, les ouvriers sont aussi touchés de la cordialité pleine de bonhomie avec laquelle le Bon Père s'entretient avec eux. En 1893 même, il a invité à sa table tous les ouvriers successivement par sections.
Au Val, comme dans tous les établissements, une distance très nettement marquée sépare les employés des ouvriers : les premiers se considèrent comme faisant partie de l'état-major, comme placés au-dessus des ouvriers, comme des quasi-patrons ; les seconds, regardant les autres comme des gens travaillant beaucoup moins qu'eux, s'offusquent de leur prétention à la prééminence.
L'ivrognerie est rare parmi les ouvriers : ils ne détestent pas le petit verre, ce qui est fort légitime et n'entraîne pas d'inconvénients ; mais jamais ou presque jamais un ouvrier du Val n'est congédié pour cause d'ivresse manifeste en entrant à l'atelier. Parmi les femmes sévit le goût de la toilette : à la messe du dimanche, elles luttent entre elles de couleurs extraordinaires, et par leurs chapeaux aux tons non moins éclatants, aux prétentions non moins ambitieuses ; le rouge le plus vif rallie beaucoup de préférences. Vue de loin, une sortie de la messe rappellerauit à un observateur inattentif ou distrait la même scène un dimanche matin dans une grande cité ; mais le goût plus que douteux de la plupart des toilettes le ramènerait promptement à la réalité.
[82] Sous le rapport de la conduite morale, il n'y a rien à reprocher aux jeunes filles des familles du Val. Une faute se terminant par une naissance illégitime est tout à fait exceptionnelle. Mais les aumôniers qui ont la direction morale de la population ouvrière manifestent moins de satisfaction au sujet des jeunes gens. C'est la partie de beaucoup la moins recommandable de la population, malgré de bons éléments. Esprit d'indépendance, diminution du respect de l'autorité paternelle et par suite de toute autorité, tendance accentuéeà l'égoisme, rejet de toute gène, tels sont les traits qu'ils déclarent avoir observés chez beaucoup d'entre eux, appartenant cependant à des familles religieuses. C'est l'ébranlement moral constaté partout, résultant de la glorification des faux dogmes de la Révolution et des coups portés, depuis une vingtaine d'années surtout, à toutes les forces sociales, aux autorités naturelles.
La population ouvrière du Val ne manifeste pas de passion politique vive ; les luttes ont, à Warmériville, un caractère pacifique. Elle a accepté la République, comme elle avait accepté auparavant l'Empire, comme elle accepterait le gouvernement appelé à lui succéder, tout en jugeant les hommes qui détiennent sévèrement le pouvoir. Les scandales des affaires de Panama ont gravé dans leur esprit une conviction dont nous avons fréquemment retrouvé l'écho dans nos conversations : c'est que les politiciens actuels n'ont trop souvent d'autre préoccupation en arrivant au pouvoir que de remplir leurs poches et peuvent être assurés de l'impunité, la justice n'osant pas atteindre les gros bonnets. A Warmériville, le candidat modéré, M. Adrien de Montebello, a obtenu la majorité, 300 voix, contre 97 données au candidat radical qui personnifiait une politique antireligieuse accentuée, et 28 voix perdues sur 540 électeurs inscrits.
Les ouvriers lisent presque tous des journaux notamment la Croix de Paris, l'Avenir (ancienne Croix de Reims), le Petit Moniteur et jadis le Courrier des Ardennes, beaucoup d'ouvriers étant originaires de ce département.
Le socialisme ne compte pas d'adeptes au Val. Ses théories du reste séduisent moins les ouvriers français que ses appels à la passion, ses excitations révolutionnaires, ses cris de guerre contre ceux qui détiennent le capital, surtout quand ce sont des compagnies anonymes. Ici les ouvriers vivent en paix avec leur patron ; ceux qui ont de l'action sur leurs compagnons sont tous pénétrés de l'idée religieuse, l'apostolat de l'ouvrier par l'ouvrier a été en effet le procédé employé par M. Har[83]mel (§ 17). En outre, il n'y a là qu'une agglomération ouvrière, nombreuse sans doute, mais pas assez cependant pour tenter les amateurs de sièges législatifs. Un groupe d'ouvriers prend néanmoins un vif intérêt aux questions sociales ; ils se sont réunis pour élaborer le programme qui a été discuté au congrès ouvrier de Reims, programme réclamant les réformes destinées, dans la pensée de leur promoteur, à rendre la famille ouvrière plus stable, plus libre, plus assurée de l'avenir (§ 20).
§ 2. État civil de la famille.
La famille comprend quatre personnes :
1°ALFRED JOSEPH T***, chef de famille, né à Warmériville............ 48 ans.
2°MARIE A***, Sa femme, née à Chateau-Porcien............ 33 —
3°JEANNE, leur fille, née à Warmériville............ 14 —
4°LOUIS, leur fils, né à Warmériville............ 12 — .
Le père de l'ouvrier a été attaché comme messager au Val-des-Bois, puis il a été domestique à Isles-sur-Suippe. Il est mort d'une manière tragique à l'âge de soixante et onze ans. S'étant endormi dans un bois, non loin de la riviêre, avec une pipe encore allumée qui mit le feu autour de lui, il succomba aux suites des brûlures dont il fut couvert. Sa mère existe encore, elle tire les tubes destinés à s'adapter aux broches en usage dans les filatures. Son gain s'élève à 1f50 par jour ; mais il n'est pas régulier. Elle habite avec une de ses filles4.
Les enfants étaient plus nombreux jadis qu'ils ne le sont aujourd'hui. Ainsi une des aïeules de J*** avait onze fils ; son père, avait trois frères et deux sœurs, et de son union naquirent quatre fils, dont Alfred, et trois filles. Comme lui, ses trois frères travaillent à l'usine ; deux sont fileurs, un serrurier; sa sœur, qui garde sa mère, est mariée à un ouvrier tourneur, surveillant de la forgge et chef de musique ; elle est restée à son foyer où elle a à surveiller cinq enfants, chiffre considéré maintenant comme très élevé.
Née de parents ouvriers qui vivaient à Château-Porcien, la femme y a encore sa grand'mère. La famille a tenu à choisir les parrains des enfants parmi ses membres.
§ 3. Religion et habitudes morales.
[84] Aucune mésintelligence ne trouble l'accord du ménage. Le mari laisse sa femme diriger leur intérieur comme elle l'entend ; celle-ci lui donne toute liberté pour assister aux réunions auxquelles il doit prendre part et aller au cercle ( § 11) avec ses amis, sachant qu'elle n'a aucun écartà redouter de sa part. Tous les deux ont un grand souci de leurs enfants. La petite fille paraît fort intelligente ; le petit garçon. moins développé, sous ce rapport, comme beaucoup d'enfants de s condition, semble manifester quelque aptitude pour la mécanique. Le père serait heureux de le voir entrer plus tard à l'usine. Les deux enfants ont été élevés aux écoles fondées par la maison, la petite fille aux écoles des Sœurs, complétées par une école ménagere, particulièrement appréciée des familles ; le petit garçon à l'école des Frères (§ 17).
De taille plutôt petite, les cheveux roux, Alfred J*** a une figure de renard, image très véridique de sa finesse et de sa ruse, proverbiale chez beaucoup de Champenois. Parlant volontiers, il prenait un vif plaisir à nous entretenir de sa vie passée, des institutions de l'usine, des principaux personnages qui y jouent un rôle, en y mêlant sur les hommes et les choses des appréciations très fines. Un des plus anciens de la maison, et comme tel faisant partie de la compagnie de vetérans, il a reçu, en octobre 1894, deux diplômes d'honneur, l'un de la Société industrielle de Reims, l'autre de l'Association générale du commerce des tissus à Paris. Son caractère facile le porte à rendre service à ses compagnons ; aussi a-t-il accepté de jouer de la grosse caisse dans la musique de l'usine, alors que cet instrument, lourd pour la marche, impropre à faire briller le talent du soliste et aussi peu envié, aurait dû revenir à un plus jeune.
La femme a l'air doux, poli; elle s'exprime avec une certaine intelligence. Mais sa physionomie veule n'offre aucun trait saillant auquel le souvenir puisse s'accrocher; à peine perdue de vue, aussitôt oubliée. Elle tient fort bien son ménage.
Ils ont, l'un et l'autre, le mérite d'être restés en très bons termes avec les autres membres de leur famille (§ 2).
[85] Le mari et la femme manifestent tous les deux des sentiments très religieux. Ils s'attachent à suivre les prescriptions de l'Église, ne manquent pas d'assister à la messe le dimanche, s'approchent des sacrements. La femme fait partie de l'association des Mères chrétiennes, la fille, de Sainte-Philomène, le fils, de Saint-Louis de 6onague, le mari, du Cercle catholique.
Plusieurs ouvriers de l'usine ont pris part aux grands pèlerinages du travail à ome dont celui des patrons en 1885 a donné le signal. Alred *°° a fait partie de celui de 1887 ; il a été présenté au Pape qui lui a personnellement adressé la parole. C'est un souvenir qu'il aime è rappeler. L'impression de cette scène est toujours demeuréetrès vive dans sa mémoire. Auparavant il avait été à Lourdes.
Alfred J*** est très attaché à la famille Harmel, il a conservé un souvenir vénéré de l'ancien Bon Père, M. Jacques Harmel, et lui est resté très reconnaissant d'avoir créé entre ses ouvriers des associations religieuses ou économiques. Il aime à rappeler qu'il a été un des preiers ouvriers qui ont formé le noyau religieux autour duquel sont venus successivement se ranger tous les autres, et en cela il a déployé un véritable courage, car la pratique de la religion était jugée par la plupart de ses compagnons affaire de femmes. Après la première communion et le renouvellement, un homme devait y rester étranger. Dans sa famille, J*** eut une lutte très vive à soutenir avec un beu-frère qui menaçanit de se brouiller avec lui, s'il persistait dans une conduite à ses yeux fort extraordinaire.
Au point de vue des croyances, en effet, jusqu'en 1870 la majorité de la population du bourg manifestait des sentiments religieux, un certain nombre d'hommes faisaient la communion pascale. Mais la guerre et la révolution du 4 septembre produisirent un profond ébranlement ; on n'eut plus confiance en rien, nous disait notre ouvrier, en même temps que, suivant la forte parole de Le Play, s la corruption descendait jusque dans les profondes assises de la nation. L'église commença à être moins fréquentée. La diffusion des journaux antireligieux, auxquels .** attribue une grande influence, vint activer ce mouvement, et aujourd'hui bien peu d'hommes viennent aux offices, et moins encore remplissent le devoir pascal.
Aussi, grand fut l'étonnement, lorsqu'il y a quelque trente ans, ronmpant avec ces habitudes d'indifférence, sinon d'hostilité, des ouvriers du Val s'attachèrent à redevenir de vrais catholiques. La chose fit scandale : lorsque ces courageux chrétiens paruissaient dans[86]une auberge, ils étaient bafoués, injuriés, raillés. S'approchaient-ils d'autres ouvriers, voulaient-ils leur adresser la parole, ceux-ci se dispersaient comme s'ils se trouvaient en présence de pestiférés. Rien ne les arrêta, et aujourd'hui un des traits caractéristiques de la population ouvrière du Val-des-Bois, ce sont les pratiques religieuses. La presque totalité des familles ouvrières qui y sont attachées ne se bornent pas à une assistance à la messe, elles remplissent en outre les devoirs religieux, dans la chapelle de l'usine, non seulement au temps pascal, mais encore aux principales fêtes (§ 17). Les Pères attauchés à l'usine appartiennent à l'ordre du Sacré-Cœur, fondé par M. l'abbéDehon, de Saint-Quentin. Quelques ouvriers préfèrent s'adresser au curé de la paroisse, qui ne peut se consoler de voir son église quasi déserte. tandis que la chapelle regorge de fidèles (§ 17). Cependant, le jour de la Fête-Dieu, il a au moins la joie de réunir à la procession une nombreuse escorte qui se déroule au milieu des rues de Warmériville et des routes dépendant de la commune. Dans ses rangs se trouve la musique du village, dont les échos contribuent à donner plus de solennité à cette belle fête qui a toujours le don d'émouvoir les familles populaires aussi bien que les autres. L'interdiction des processions, partout où elle a été imposée par les passions antireligieuses, a provoqué de vifs regrets et de nombreuses protestations. La musique du Val-des-Bois se rend souvent dans un pays voisin qui n'a pas de fanfare pour rehausser les processions ; elle assiste à celles qui ont lieu dans les cours et dépendances de l'usine : au patronage de Saint-Joseph, le IV dimanche après la Pentecôte et à la fête de Notre-Dame de l'U sine, le dimanche qui suit le 8 septembre.
La manifestation de ces sentiments religieux chez les ouvriers, rare aujourd'hui surtout dans la région du Val-des-Bois, a amené quelques personnes à révoquer en doute leur sincérité aussi bien que leur spontanéité : elles voient làle résultat d'une pression des patronsou d'un calcul des ouvriers cherchant à acquérir par un tel moyen les bonnes grâces de leurs chefs. Or M. Harmel, qui a reçu le nom de Bon Père, attribué à son père, a toujours laissé la plus grande liberté à son personnel: ainsi, l'un des plus anciens ouvriers non seulement a refusé de prendre part à ce mouvement, mais n'entre même que bien rarement dans une église, sans qu'il ait été traité autrement que ses compagnons, animés de sentiments différents. Nous avons vu quelles luttes courageuses avaient dû soutenir les premiers ouvriers ramenés aux pratiques religieuses. Leur sincérité ne saurait être suspectée, mais[87]sans aucun doute beaucoup d'ouvriers vont à l'église, s'approchent des sacrements parce que les autres le font : peut-être aussi quelques-uns se figurent-ils, très à tort, qu'en agissant autrement ils ne seraient pas vus avec faveur par la directionde l'usine. C'estun sentiment humain et facile à comprendre. Ailleurs il arrête dans la manifestation de leur foi des ames honnêtes, mais timides, noyées au milieu d'une population indifférente ou hostile ; car les ouvriers sont trop intimement mêlés les uns aux autres pour qu'ils aient l'énergie de réagir contre les idées de leur entourage, s'ils ne se sentent pas fortement appuyés. Il y a un respect humain pour le bien comme pour le mal, et l'usage exerce toujours une grande influence sur les actions des hommes. Que voule-vous, répondaient un jour des paysans à une dame qui leur denandait les raisons de leur renoncement à la communion pascale, que voulez-vous, Madame, ce n'est plus l'usage » L'œuvre de MM. armel n'en subsiste pas moins, comme une des plus remarquables qu'une foi profonde et ardente ait suscitée.
§ 4. Hygiène et service de santé.
Le mari et la femme sont tous les deux doués d'une excellente santé quiils ont en partie transmise à leurs enfants. Ceux-ci seulement ont eu, surtout le petit garçon, fréquemment mal aux yeux.
En cas de maladie, la Société de secours mutuels donne à ses membres des soins médicaux gratuits, ainsi que des médicaments. Le médecin de l'usine et de la Société de secours mutuels demeure à BaLancourt, commune voisine de Warmériville. Les accouchements sont faits par des sages-femmes auxquelles la Société de secours donne une rétribution. Ce sont des Sœurs qui tiennent la pharmacie ; elles sont, par conséquent, appelées à faire les premiers pansements en cas d'accidents, de même qu'à donner des consultations aux ouvriers, et surtout aux ouvrières, pour les petites indispositions les plus ordinaires. Elles servent aussi de gardes-malades pour les affections graves. Une femme du pays jouit d'une grande renommée comme masseuse pour les entorses et autres accidents. C'est à elle surtout que s'adressent les ouvriers.
Aucune maladie particulière ne sévit à Warmériville. La commuine n'a pas échappé aux épidémies d'influena qui se sont répandues dans[88]toute la France. Elles n'y ont pas pris toutefois le caractère infectieux, comme dans d'autres localités où elles ont fait parmi toutes les classes de la population de cruels ravages, plus peut-être que toute autre épidémie.
Les précautions minutieuses prises par les patrons ont rendu les accidents très rares à l'usine. La société donne une indemnité supplémentaire dans ce cas, et si l'accident empêche le blessé de reprendre le travail, une pension lui est servie (§ 18).
Voici, du reste, la mortalité moyenne du personnel de l'usine. Elle est de 18 dont 9 enfants, 5 femmes et jeunes filles, 4 hommes et garçons.
Des cas de longévité ont été souvent constatés à Warmériville. Ainsi, au mois de janvier 1895, les journaux de Reims ont relaté, comme un fait extraordinaire, les décês de six vieillards a l'âge de 83 ans dans l'espace de quelques semaines. La salubrité du pays n'explique pas seule ce fait ; les mesures généreuses prises par les patrons y ont aussi une grande part. Ainsi, on admet aux bénéfices de la Société de secours mutuels les vieux parents des ouvriers recueillis par leurs enfants employés à l'usine et bien qu'eux-mêmes n'y aient jamais travaillé (§ 18). C'est une prime à l'esprit de famille.
§ 5. Rang de la famille.
L'ouvrier est fort considéré par ses chefs, qui voient en lui avec raison un de leurs plus solides appuis parmi ceux qu'ils emploient ; bien qu'il ne se soit pas élevé au plus haut degré de la hiérarchie professionnelle, les patrons n'oublient pas qu'il a fait partie du premier noyau autour duquel sont venus peu à peu se grouper de nombreux compagnons. De leur côté, les ouvriers lui gardent une grande estime en souvenir du véritable courage qu'il a déployé en cette occasion. Ils savent en outre que son attachement très profond pour le patron ne l'empêche pas de prendre la défense de leurs intérêts, et ils ont manifesté leur confiance envers lui en le nommant à la fois membre du conseil de l'usine qui se concerte avec la direction sur les moyens de donner satisfaction aux justes revendications du personnel, membre du bureau du conseil syndical ou corporatif, et enfin membre du conseil d'administration de la Société coopérative (§ 18).
Moyens d'existence de la famille
§ 6. Propriétés.
[89](Mobilier et vêtements non compris.)
Immeubles............ 0f00
La famille ne possède aucune propriété immobilière et se soucie très peu du reste d'en acquérir jamais. M. Harmel avait pensé créer une société coopérative de logement qui aurait rendu ses membres copropriétaires des immeubles, mais les ouvriers ont refusé: ils n'auraient, ont-ils répondu, retiré de leur argent qu'un revenu insuffisant et moindre même que celui de la caisse d'épargne.
VALEURS MOBILIÈRES............ 568f00
Une obligation de la ville de Paris de 1871 rapportant 3 % environ, 418f00; — deux actions de la Société coopérative, dont une entièrement libérée et l'autre seulement de moitié, 150f00. — Total, 568f00.
Argent............ 4.577f80
La famille conserve chez elle l'argent strictement nécessaire pour ses dépenses quotidiennes ; ce qui lui reste de trop est placé par elle, soit à la caisse d'épargne soit à une société de capitalisation ; elle a dû renoncer à une assurance sur la vie contractée à la compagnie Urbaine, parce que le taux de la prime à payer lui semblait un peu élevé, et qu'elle jugeait d'autres combinaisons plus avantageuses.
Somme déposée à la calsse d'épargne et constituée par des versements successifs, 4.542f80; — somme gardée comme fonds de roulement, 35f00 — Total, 4.577f80.
ANIMAUX DOMESTIQUES............ 7f00
La famille entretenait autrefois des poulets, mais elle a dû y renoncer devant la cherté du grain ; elle a quelquefois, et pendant une période de l'année seulement, un petit agneau.
4 lapins nourris avec des épluchures et de l'herbe ramassée, 7f 00.
[90]Matériel spécial des travaux et industries............ 1.558f75
1° Matériel pour les travaux de tricotage. — 1 machine à tricoter achetée en Angleterre et payée avec une part des économies confiées à la caisse d'épargne, 1.500f00.
2° Outils pour la culture du jardin. — 1 bêche, 4f50 ; — 1 râteau, 0f75 ; — 1 petite pioche, 2f 00; — 1 brouette très grande, 20f00; — 1 pelle, 1f50. — Total, 28f75.
3° Matériel de blanchissage. — 1 chaudière montée sur un foyer, 20f00; — 1 baquet pour laver à la rivière, 0f60 ; — 2 battoirs, 0f40 ; — 6 fers à repasser, 5f00; — 2 cuves, 4f00. — Total, 30f00.
Valeur totale des propriétés............ 6.711f55
§ 7. Subventions.
Les patrons du Val-des-Bois ont nettement répudié la théorie et la pratique qui bornent les rapports d'un chef d'usine avec son personnel au strict paiement du salaire ; ils ne croiraient pas leur devoir rempli à l'égard d'un ouvrier s'ils se contentaient de lui payer le salaire gagné. Lui procurer une existence assurée, le mettre dans la possibilité d'élever sa famille, le soustraire à l'exploitation abusive et ruineuse dont il est trop souvent l'objet de la part du petit commerce, lui garantir des ressources dans les moments difficiles, tels que maladies ou accidents ; telle a été leur préoccupation. Sans doute, la Société de secours mutuels et la Société coopérative ne pourraient peut-être pas à proprer ment parler être classées dans la catégorie des subventions ; l'ouvrier, en effet, ne reçoit pas les avantages qu'elles procurent à leurs membres sans bourse délier, il paie et, en retour, il a droit à des secours ou à des marchandises. Dans plusieurs centres industriels, en outre, les ouvriers ont pris eux-mêmes l'initiative de ces utiles institutions, mais, l'auraient-ils fait au Val-des-Bois ? Auraient-ils, sans l'impulsion du patron, réuni leurs efforts en vue de diminuer l'incertitude de leur existence ou, tâche encore plus difficile, se seraient-ils lancés dans la création d'une Société coopérative de consommation dont le fonctionnement, dans les premiers temps, si simple qu'il soit, réclame quelque intelligence des affaires ? Il est permis d'en douter. L'ouvrier champenois n'a pas une personnalité accentuée et l'esprit d'initiative lui fait souvent défaut ; c'est donc le patron qui peut revendiquer l'honneur[91]de ces fondations, et à ce titre, le bénéfice qu'en retire l'ouvrier, notamment pour la Société coopérative, a plutôt le caractère d'une subvention.
Nous pouvons en dire autant à propos du logement dont le taux modéré est du à la construction de cités ouvrières par la direction de l'usine (§ 18).
Toute la famille à ses ages différents profite de ces utiles institutions ; ainsi, les enfants ont à leur disposition une caisse d'épargne scolaire qui leur inculque des les premiers âges l'habitude de l'épargne, le goût de l'ordre, la pensée de la prévoyance. Une école ménagère a été créée, tenue par des Sœurs ; elle donne aux jeunes filles des notions essentielles pour la tenue du ménage, et les ouvrières au-dessus de seize ans y vont le samedi, de 5 à 6 heures 1,2, sans retenue de salaire. Une caisse d'épargne a été également créée pour les ouvriers et, d'après la statistique récemment dressée par la direction, la compagnie de vétérauns, c'est-à-dire les 42 ménages dont les chefs sont depuis le plus longtemps à l'usine, possède une somme de 225.000 francs, répartie d'une manière, bien entendu, irrégulière. Une Société de Saint-Vincent de Paul secourt les familles dans la gêne (§ 17).
Une autre subvention fort intéressante, c'est celle qui donne à la famille un supplément de salaire proportionné aux besoins de la famille; ce supplément est fourni par une institution appelée, caisse de famille (§ 19).
La préoccupation des subentions forme en réaulité le trait caractéristique de l'usine du Val-des-Bois ; car, d'après l'acte de société, à chaque inventaire semestriel, le bénéfice partageable est divisé par le nombre des associés en nom collectif plus un, et une de ces parts est ce que la direction appelle la part deNotre-Dame de l'Usine, c'est-à-dire qu'elle est affectée à toutes les institutions morales, économiques, reliieuses qui ont été créées peu à peu et sont aujourd'hui en pleine efflorescence (§ 18).
§ 8. Travaux et industries.
Travail de l'ouvrier. — Après avoir été successivement employé de[92]diverses manières (§ 12), l'ouvrier est aujourd'hui fileur en peigné et régleur de métier. Sa tâche consiste à réparer les machines, et ensuite à faire les changements nécessaires pour la mise en marche des variétés de fil ; il peut monter, démonter une machine et travailler, lorsqu'un ouvrier n'est pas très expérimenté. Par suite de ses fonctions spéciales, il ne vient pas au travail aux mêmes heures que les autres ouvriers. Ainsi, l'entrée se fait pour tous à 6 v heures moins 1/4 du matin ; à 8 heures 1/2, arrêt d'un quart d'heure pour prendre dans l'atelier le petit déjeuner apporté par chacun ; à midi, sortie d'une heure pour la plupart des ouvriers afîn d'aller prendre à domicile le repas principal, et enfin le soir à 6 heures, sortie générale des ateliers. Mais Alfred J*** part à 5 heures 1/2 du matin de che lui et arrive un peu avant les autres, parce qu'il a la surveillance de la turbine ; il reste jusqu'à 1 heure pour surveiller, pendant l'absence des autres ouvriers, les machines, l'atelier et faire les petites réparations nécessaires pour la mise en marche du métier. A l'encontre de la plupart des ouvriers, payés aux pièces ou aux heures, il est payé au mois et reçoit une somme mensuelle de 168 francs.
Travaux de la femme. — La femme se livre aux travaux du ménage c'est elle qui achète et prépare les aliments, entretient la maison avec une certaine propreté, et veille plus spécialement à l'éducation des enfants, le père étant retenu toute la journée à l'atelier. Mais elle a joint à ces travaux, qui lui incombent naturellement, une industrie très fructueuse : c'est celle du tricotage des bas auquel elle consacre toutes les heures de loisir assez longues que lui laisse son ménage ; la machine à tricoter qu'elle a achetée à un prix très élevé pour des ouvriers, lui permet de réaliser en moins de temps un gain plus considérable ; il s'élève en moyenne à 500 francs par an, et contribue dans une large mesure à l'aisance du ménage.
Travaux des enfants. — La petite fille aide sa mère dans les travaux du ménage, et commence aussi à apprendre le tricot ; sa mère désire qu'elle acquière une grande habileté de main dans ce travail qui dureste est assez facile ; elle aura ainsi dans la vie un moyen d'existence assuré qui constituera sa dot.
Industries domestiques. — Comme la plupart des familles ouvrières établies dans la campagne, celle-ci a conservé deux industries domestiques : le blanchissage et la culture du jardin. Le mari se livre au jardinage les jours d'été avec l'aide de ses enfants et aussi tout seul avant d'aller à son travail, un peu le soir, quelquefois aussi le dimanche[93]matin avant de se rendre à la messe ; ils y tiennent autant pour les produits qu'ils récoltent que pour le plaisir de la culture.
Mode d'existence de la famille
§ 9. Aliments et repas.
La famille se nourrit très bien, sans aucun excès ni aucune recherche. Avant de se rendre à l'usine, le mari prend un morceau de pain il emporte avec lui en se rendant au travail son petit déjeuner, c'est-àdire du café avecc du pain ou du lait ; c'est le même que consomment à la maison sa femme et ses enfants.
Outre ce déjeuner du matin, la famille prend deux repas par jour. Comme dans tous les ménages d'ouvriers de la région, le principal est celui de midi ; il se compose d'une soupe qui est souvent un pot-au-feu et, quand il n'y en a pas, d'un autre morceau de viande avec des légunes ; asse souvent la famille y ajoute du dessert, par exemple, des pommes, des noix ou du fromage. Le soir, le repas est pris à 7 heures, le menu y est plus sévère ; presque toujours, c'est un ragoût de pommes de terre ou de légumes au milieu desquels sont noyés quelques morceaux de viande, avec de la salade. Comme boisson, la famille consomme de la bière, du vin ou du cidre qui provient des Ardennes, de l'urrondissement de Rethel, et qui souvent est d'excellente qualité ; elle prend aussi un peu d'eau-de-vie, mais c'est surtout au dehors que le mari, avec une grande discrétion du reste, . boit un petit verre ; il n'a que très rarement l'occasion de déjeuner ou de dîner hors de chez lui. Il reste toujours à l'atelier ; quelquefois seulement il est chargé de ission ou va à Reims, ce qui l'oblige dans ce cas à prendre un repas dans un restaurant (§ 11). Il fait aussi quelques dépenses de consommations au Cercle.
La famille s'approvisionne à la Société coopérative, ainsi que la plupart des ouvriers du Val; ils y trouvent un très grand avantage, et notamment celui d'être obligés au paiement comptant ; ils échappent[94]ainsi au crédit qui est une des pratiques les plus meurtrières du petit commerce aussi bien pour lui que pour ses clients. Toutefois, quand il s'agit d'ouvriers très sûrs momentanément dans la gêne, le paiement comptant ne doit pas être entendu dans le sens rigoureux. Enfin, pour la boucherie, l'Usine du Val a organisé le système des fournisseurs privilégiés (§ 18).
§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.
L'ouvrier habite un appartement situé dans la cité Saint-Joseph, non loin de la manufacture. Mais ne nous représentons pas cette cité sous la forme de celles que nous voyons dans les villes : une grande caserne ou de chétives petites maisons dans lesquelles les ménages sont entassés les uns sur les autres, où l'air comme la lumièreleursont sévèrement ménagés. Cette cité est un long bâtiment d'un seul étage qui se déploie sur la route conduisant à la manufacture ; devant sa facade exposée au soleil s'étale un jardin, et de l'autre côté, ily a encore une petite cour qui donne sur un des bras de la rivière fournissant la force motrice à l'usine. Elle appartient à la direction, quila loue aux ouvriers ; le prix du loyer est retenu sur le salaire ; il est, selon les cas, de 110à 180 francs ; celui de Alfred J*** est de 176 francs.
Le prix de ces logements est quelque peu inférieur au coût de ceux qui sont loués dans le bourg par différents propriétaires, et la concurrence salutaire des cités Harmel a empêché le taux des loyers de s'élever, comme le fait n'aurait pas manqué de se produire si les propriétaires s'étaient trouvés seuls. La famille se montre très attachée à son appartement et, ainsi que nous avons eu déjà l'occasion de le dire, elle, aussi bien que les autres, se montre peu soucieuse d'acquérir la propriété d'une maison. Bien qu'il soit à l'usine depuis de longues années et qu'il soit assuré de ne jamais la quitter, l'ouvrier répond qu'aujourd'hui il y a trop de changements pour que l'acquisition d'une propriété immobilière soit avantageuse.
Le logement se compose de quatre pièces au re-de-chaussée, élevé de quelques marches au-dessus du sol, se trouve une grande pièce qui sert à la fois de salle à manger et de cuisine ; c'est un peu[95]la salle de nos peres. C'est là que la famille reçoit, et que nous avons eu avec la femme les entretiens nécessaires à la rédaction de cette monographie, tandis que nous avons surtout vu l'ouvrier à la fabrique ; il y a en outre une pièce de petite dimension servant à laver. Un escalier étroit conduit, au premier étage, à deux chambres assez élevées de plafond qun servent pour les parents et les enfants ; au-dessus encore, il y a une mansarde. Derrière la maison, comme dans toutes celles du reste de la cité, se trouve une petite cour, à laquelle on accéde par un couloir ; dans cette cour un vater-closet et une remise.
Meubles. : en quantité suffisante et assez bien entretenus............ 1.243f 00
1° Literie. — 1 grand lit avec sommier, 110f 00; — 2 lits en fer avec sommier pour les enfants, 80f 00; — 3 édredons, 40f 00; — 4 matelas de laine, 90f 00 ; — 1 matelas de varech. 10f 00; — 3 couvertures de laine, 50f 00;— 4 oreillers, 14f 00; — 3 traversins, 38f 00. — Total, 43f 00.
2° Mobilier de la salle (salle a manger et cuisine). — 1 table, 45f 00, — 1 buffet venant des parents. 130f 00; — 1 fourneau, 65f 00, — 1 pendule, 75f 00, — 1 plus petite donnée en cadeau par le frère de M. Léon Harmel, M. Ernest Harmel, 10f 005: — 1 coupe, 6f 00 ; chales. 1f 00; — 1 table, 15f 00. — Total, 358f 00.
3° Mobilier des autres pièces. — 1 descente de lit, 5f 00. — 2 tables de nuit, 20f 00, — 8 chaises. f00: — 1 armoire, 1f00 ; — 1 machine à coudre, 150f00 ; — 1 commode, 65f00; — 4 fusse chemince, 14f 00; — 1 devant de cheminée, 4f 00. — Total, 402f 00.
4° Livres et gravures. — 4 livres de messe, 13f 00; — photographies (pour mémore), gravures encadrées et reproduisant en couleur les tableaux de Millet, les Glaneuses et l'A4ngecdu, 10f 00; — images du Sacré-Ceur données dans les écoles, 1f 00; — 15 volumes de prix, comprenant les vies de saint Vvincent de Paul, de Jeanne d'Are, de la duchesse Anne. arie et Margucrite, etc., 7f 00. — Total, 51f 00.
Ustensiles : en nombre très suffisant............ 133f 15
1° Employés pour la préparation et la consomation des aliments. — 2 marmites, 5f00; — 3 casseroles, 4f 50 ; — 4 douzaines d'assiettes, 9f 60 ; — 1 douzaine de cuillers et fourchettes, 4f 00; — 1 louche, 0f 65 ; — 1 louche émaillée, 0f50 ; — 1 écumoire, 0f50; — 1 douzaine de cuillers à café, 1f 80; — 1 cafetière,5f00; — 1 couteaux, 6f 00; — 2 douzaines de verres à pied, 4f0; — 8 petits verres. 1f 0; — 2 plateaux, 5f 50; — 6 bols, 1f 20; — 1 petites tasses à café, f 00;— 1 sucrier, 1f 50; — aladiers, 3f00;— soupières, 4f 00;- plats creux. 3f 00: — plats plats, f 50 ; — 1 moulin à café, 2f25 ; — 3 pots au lait, 3f 00 ; — seau pour l'eau, 2f 50; — 50 boutellles, 7f 50. — Total, 87f 90.
2° Ustensiles divers. — Boites à charbon, 4f 25; — fût pour mettre de l'eau, 3f 00 ; — lampes avec abat-jour, 18f 00; — 4 chandeliers, 15f 00; — objets de tollette, cuvette et pots à l'eau, 5f 00. — Total, 45f 5.
[96]Linge de ménage : tel qu'il peut aisément suffire aux besoins d'une famille ouvrière dans une situation relativement aisée............ 294f 00
14 paires de draps, 210f 00; — 24 serviettes, 20f 00; — 48 torchons, 36f00 ; — 24 serviettes de toilette, 10f 00; — 12 taies d'oreiller, 18f 00. — Total, 294f 00.
Vêtements : toute trace de costume particulier à la région a disparu ; la blouse sous laquelle on se représente traditionnellement l'ouvrier n'est plus portée par lui qu'à l'atelier, et encore beaucoup l'ont-ils abandonnée. Non seulement les paletots, mais aussi le chapeau haute forme qui semblait l'apanage des messieurs de la ville, est maintenant porté par les ouvriers, tandis au contraire que les ruraux, même de fortune notable, mais quelque peu paysans, y sont restés réfractaires. Quant aux femmes, ainsi que nous l'avons marqué plus haut, elles cherchent à se mettre, les jours de fête, avec une grande élégance et en se. conformant aux modes du jour ; elles voient ces modes, il est vrai, se créer presque au Val, car bien des étoffes qui ont fait fureur ont été imaginées et lancées par la maison, quoique celle-ci ne fasse pas d'étoffes mais seulement des fils. Nous avons constaté les mêmes dispositions chez les ouvrières de Guise, mais en plus celles-ci avaient, le mari comme la femme du reste, la passion du luxe pour l'intérieur de l'appartement, passion absente chez les ouvriers du Val. La femme n'est pas une de celles dont les costumes soient les plus recherchés............ 1.067f 35
Vêtements de l'ouvrier (416f 50)
1 habillement complet de cérémonie, pantalon, gilet et paletot faits sur mesure, 100f 00; — 2 costumes complets pour les dimanches et promenades à la foire de Reims un de 45f 00, le second de 50f 00 ; — 1 pardessus d'hiver, 50f 00 ; — 3 pantalons de toile et vestes pour le travail, 25f 00; — 1 chapeau à haute forme, 10f 00; — 1 chapeau melon, 5f 00 ; — 1 chapeaude paille, 2f 50; — 6 chemises de couleur pour le travail, 18f 00 ; — 6 chemises blanches,24f 00; —6 faux-cols, 3f 00;— 2douaaines de mouchoirs, 8f 00 ;—2 caleçons, 6f00 ; — 6paires de chaussettes de laine, 10f50; — 6 paires de chaussettes pour l'été,6f 00; — 1 paire de souliers, 16f 00 ; — 1 paire de bottines, 22f 00 ; — 1 paire de sabots, 1f 00 ; — 1 paire de chaussons, 1f 50 ; — 1 paire de pantoules, 3f 00; — 1 tricotde laine, 10f 00. — Total, 416f 50.
Vêtements de la femme (337f 75).
1 costume de couleur foncée pour les fêtes, 45f 00; — 1 autre pour les dimanches, 30f 00; — 3 pour tous les jours, 45f 00; — 1 jaquette achetée à Reims, 35f 00; — 2 jupons de laine et de coton, 9f 99; — 1 chapeau d'hiver, 12f 00, — 1 chapeau d'été, 14f 00; — 6 paires de bas de laine, 13f 50; — 10 pariares de bas de coton, 12f 50; — 1 paire de bottines, 16f 00; — 1 paire de pantoufles, 3f 25; — 4 tabliers, 6f 00; — 3 douzaines de mouchoirs, 36f 00; — 18 chemises faites par elle-même, 54f 00; — 2 châles de laine, 6f 00. — Total, 337f 25.
[97] VÊTEMENTS DE LA FILLE (115f 75).
1 robe des dimanches à façon, 18f 00; — 1 autre robe pour s'habiller, 10f 00 ; — 1 robe de tous les jours, 8f 00; — 3 jupons, 7f 50; — 4 paires de bas de laine, 8f 00; — 4 paires de bas de coton, 6f00 ; — 1 paire de bottines, 6f 50 ; — 1 paire de chaussons fourrés, 8f 50; — sabots et chaussons. 5f 00; — 1 mouchoirs,3f 50 ; — 3 tabliers, 3f 75; — 8 chemises, 10f00;— 1 collet, 3f 00 ; — 2 chales de laine, 5f 00; — 1 chapeau d'été, 7f 00; — 1 chapeau d'hiver 6f 00. — Total, 11f 75.
VÊTEMENTS DU PETIT GARCON (16f 35).
1 complet pour le dimanche, 28f 00; — de tous les jours, 10f 00; — 1 manteau avec capuchon, 7f 50; — 1 casquette. 1f5; — chapeaux de paille, 3f 90; — 13 paires de bas de laine, f 00; — paires de bas de coton, 5f00; — 6 chemises, 12f 00; — 6 mouchoirs, 1f50 ; — 1 paire de bottines, 8f 00; — 1 paire de brodeuins, 6f 50; — 1 paire de chaussons fourrés, f 50. — Total, 116f35.
Bijoux (81f 00).
Montre du mari, 5f 00; — alliance du même, 18f 00 ; — boucles d'oreilles de la femme 18f 00; — alliance de la même, 0f 00. — Total, 81f 00.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 2.737f 50
§ 11. Récréations.
L'ouvrier trouve un grand plaisir à se rendre au Cercle situé en face de l'usine, où il joue avec ses amis à différents jeux de cartes dont l'un notamment est un jeu belge intitulé le jeu des quatre cartes ; le billard est aussi une de ses distractions favorites. Cette faculté donnée aux ouvriers de se distraire à peu de frais excite chez lui un vif sentiment de gratitude pour les patrons qui ont pris l'initiative d'une telle institution; il ne joue pas d'argent, mais simplement « la consommation ».
La foire de Reims, qui se tient au chef-lieu dans la semaine de Pâques, exerce dans la région une irrésistible attraction ; les théâtres forains comme les boutiques, qui sont du reste nombreuses, en font certainement une des plus brillantes de la région. Aussi tous les ménages d'ouvriers et de ruraux ne manquent pas de s'y rendre ; c'est pour eux une journée de fête joyeuse entre toutes, ils y laissent sans doute quelques écus dont des partisans moroses de l'épargne blameront peut-être l'emploi, mais les souvenirs de cette heureuse journée restent longtemps gravés dans la mémoire de la famille ; elle aime à se rappeler les spectacles qu'elle a vus, à jaser sur ses acqui[98]sitions, et si l'homme vit de pain, il vit aussi de souvenirs qui, bien souvent, lui feront trouver le présent moins amer et rendront la réalité plus facile à supporter.
L'été, quand les beaux jours arrivent, les familles ouvrières aiment faire quelques promenades sur les bords de la rivière, se reposer à l'ombre des petits bois qui ombragent ses rives, ou tenter quelquefois des excursions plus lointaines.
Une autre grande distraction pour l'ouvrier, ce sont les réunions des comités dontil fait partie ; les affaires qui s'y traitent ont à ses yeux une grande importance, comme pour tous ceux qui en sont membres ; ce sujet revient fréquemment dans leurs conversations. Il se considère comme quelqu'un dans l'établissement industriel, puisqu'il est appelé à prendre des décisions sur tel ou tel sujet. C'est là un des résultats les plus heureux de ces associations : elles occupent l'esprit des ouvriers, leur créent un intérêt et ménagent ainsi un rapprochement entre eux et la direction.
Nous avons aussi observé chez l'ouvrier anglais dont nous avons fait la monographie, l'intérêt qu'il prenait à l'administration de la section des Trade-Unions à laquelle il était affilié. Il la surveillait avec une attention scrupuleuse, considérait ses affaires comme les siennes propres ; c'était un de ses sujets favoris de conversation6.
Comme tous ou presque tous ses compagnons, Alfred J*** se délecte dans la lecture des journaux ou tout au moins de l'un d'eux ; il s'intéresse plus encore peut-être aux faits divers qu'aux nouvelles politiques, et beaucoup de femmes aussi ne prennent pas un moins grand plaisir à lire le récit de tous les événements romanesques ou dramatiques.
Histoire de la famille
§ 12. Phases principales de l'existence.
La vie de l'ouvrier s'est écoulée calme et monotone autour de son atelier de travail ; des incidents particuliers ne l'ont pas marquée et elle n'a pas eu à traverser d'heures dificiles.
Suivant l'usage du temps, il est entré très jeune dans l'usine, tout[99]enfant, à l'âge de neuf ans, et il a parcouru successivement les divers échelons de la profession. Il a d'abord été bobineur, c'est-à-dire qu'il était chargé de garnir le métier de bobines de laine à filer, de mettre sur les broches les tubes ou bottes pour remplacer ceux qui sont garnis de filet, de recommencer une nouvelle bobine, et de plus de balayer. Il gagnait alors de 50 à 75 centimes par jour. La journée de travail était longue ; elle commençait à 5 heures du matin pour ne se terminer qu'à I heures du soir ; il y avait, il faut le dire, un arrêt d'une demiheure le matin, d'une heure à midi, et d'une demi-heure à 4 heures. La réduction de la journée de travail lui parauît aussi une des plus grandes améliorations introduites dans la vie de l'ouvrier. Tout en l'appréciant hautement, il ne va pas jusqu'à souhaiter qu'elle s'abaisse à huit heures, bien que les ouvriers aujourd'hui produisent autant que lorsqu'ils étaient astreints à une présence bien plus prolongée à l'atelier7.
Alfred J*** continua son premier genre de travail jusqu'à l'âge de doue ans, et devint ensuite rattacheur, c'est-à-dire qu'il devait, en cette qualité, rattacher les fils cassés, ce qui se produit pendant la marche du métier : sa tàche était un peu plus fatigante que dans ses premières années d'ouvrier ; il fallait suivre tout le temps le métier, le graisser et vérifier s'il n'y avait pas de mauvais travail ; il était astreint aux mêmes heures de travail que lors de son entrée à l'atelier. Son gain, d'abord de 1f25 par jour, s'éleva jusqu'à 2 francs ; à dix-huit ans, il devint fileur à la main et le resta jusqu'à vingt-sept ans : son salaire était bien plus élevé, 4 francs à 4f50 par jour, quelquefois même, il monta jusqu'à ou francs. Son existence d'ouvrier ne fut pas interrompue par le service militaire ; la guerre éclatait peu de temps après qu'il avait été appelé à ses nouvelles fonctions, il voulut s'engager, mais il fut refusé à Reims comme impropre au service militaire, à cause d'une faiblesse de constitution, beaucoup plus apparente que réelle, puisque depuis ce temps sa santé s'est maintenue très bonne.
[100] De fileur il devint conducteur de reporteurs. En cette qualité, il conduisait les métiers qui fonctionnent d'une manière automatique et que les ouvriers doivent suivre dans leur marche, au cours de laquelle ils accomplissent quelquefois un parcours journalier de 15 à 16 kilomètres. Le lendemain de l'incendie qui eut lieu en 1874, il fut envoyé à la Neuville, chez un industriel qui avait prêté ses métiers à M. Harmel pour prévenir tout chômage. Beaucoup d'ouvriers couchaient alors dans un dortoir etétaient sous lasurveillance des Sœurs de Saint-Vincent de Paul. Ensuite il devint régleur de métier, poste qu'il occupe aujourd'hui : mais il est aussi employé de temps en temps aux machines qu'il s'agit de transformer, de même qu'il travaille assez fréquemment avec un des chefs de la maison qui a un art particulier pour trouver de nouvelles combinaisons de couleur et assurer ainsi la vogue de nouvelles étoffes.
Les principaux incidents de son existence ont été la part importante qu'il a prise à la fondation des œuvres et des institutions dont le patron a eu l'initiative, et aussi ses pèlerinages à Rome et à Lourdes, dont le souvenir demeure profondément gravé dans son esprit, comme du reste dans celui de tous les ouvriers qui y ont pris part.
L'histoire de sa femme tient encore en moins de mots : enfant, jeune fille, femme, mère, telle elle se résume. Elle a seulement été femme de chambre dans la maison d'un des patrons, où elle s'est montrée servante très fidèle.
Le fils entrera dans le même établissement industriel que son père ; il y continuera la même existence simple, monotone, mais assurée et en somme heureuse. Elle ferait certainement envie par sa sécurité à plus d'une personne qui, trompée par des généralisations mensongères et des descriptions outrées, se représente tous les ouvriers de la grande industrie sous la figure de malheureux courbés sous le poids d'un labeur écrasant, touchant un maigre salaire et surtout n'étant jamais sûrs du lendemain.
§ 13. MŒURS ET INSTITUTIONS SSURANT LE BIEN-ÉTRE PHYSIQUE ET MORAL DE LA FAMILLE.
La famille de l'ouvrier trouve dans son travail, dans ses qualités rangées, dans son esprit d'épargne, la première condition de sécurité ; elle a peu à craindre des crises industrielles. Bien que la concurrence[101]soit très vive dans l'industrie textile, la maison Harmel a une situation si bien établie, a su s'assurer des débouchés à l'extérieur avec tant d'intelligence, que les crises sont moins à redouter pour elle ; et si même, ce qui n'est pas à prévoir, il fallait un jour restreindre le nombre des ouvriers, Alfred J***, étant un des plus anciens, serait toujours assuré d'être conservé.
Ensuite, une série d'institutions met les familles ouvrières à l'abri des éventualités de l'existence. La Société coopérative leur procure des denrées de bonne qualité et à meilleur compte. Viennent-ils à tomber nmalades ou sont-ils victimes d'un accident, la Société de secours mutuels leur fournit son aide ; la caisse d'épargne établie à l'usine leur donne toute facilité pour s'assurer contre l'avenir et mettre en pratique l'esprit de prévoyance. En outre, les institutions ayant un caractère moral contribuent à les mettre en garde contre les tentations de vie facile et par conséquent coûteuse. C'est dans toute son efflorescence le régime patronalvenant au secours des individus, mais ne prétendant pas toutefois détruire leur esprit d'initiative, le stimulant au contraire, l'encourageant et développant chez les ouvriers des qualités administratives. C'est à eux en effet qu'est confiée, sous la haute direction de la maison, l'administration de toutes les institutions ; l'intervention patronale ne s'y manifeste que dans de rares occasions.
Éléments divers de la constitution sociale
FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE;
PARTICULARITÉS REMARQUABLES ;
APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES ; CONCLUSIONS.
§ 17. LE PATRONAGE ET LES ASSOCIATIONS MORALES ET RELIGIEUSES.
[112] Beaucoup de chefs d'industrie ont fondé des œuvres patronales ; presque toutes visent l'amélioration de l'existence matérielle de l'ouvrier, l'allègement des difficultés de l'existence, des secours pour la maladie ou les accidents survenus dans le cours de son travail, mais bien peu peuvent être considérées comme des institutions morales proprement dites, et encore moins comme des institutions religieuses. La multiplicité de ces dernières institutions constitue, au contraire, la grande originalité du Val-des-Bois ; le patron n'a pas seulement pris souci du corps de ses ouvriers, mais aussi de leur âme ; il n'a pas seulement eu en vue le bien-être de la famille, mais il a voulu la faire avancer dans les voies de la perfection chrétienne, non pas par une intervention minutieuse de tous les instants, mais en prenant l'initiative d'un mouvement dont il a ensuite abandonné la direction aux intéressés eux-mêmes.
M. Léon Harmel a raconté lui-même8les généreux efforts que son père s'était imposés en faveur de son personnel, alors que la plupart des patrons ne voyaient rien au delà du paiement du salaire, en toute conscience du reste, car l'économiesociale était alors dominée par l'idée fausse du travail-marchandise. Les efforts de M. Harmel, qui reçut plus tard le nom touchant de Bon Père, ne restèrent certainement pas infructueux. Toutefois, sous une apparence assez favorable, se cachaient, comme l'a raconté son fils avec une noble franchise, les[113]misères trop communes aux populations flottantes, les seules employées dans les usines de nos contrées » : imprévoyance et dissipation, ivresse très répandue, altercations ou désordre dans les familles, manque absolu de respect de la part de beaucoup d'enfants, ignorance religieuse profonde, tels étaient les traits qu'un scrupuleux obhservateur, comme l'était le patron, e manquait pas de rencontrer chez la plupart de ses ouvriers. Il avait à lutter surtout contre la tyrannie du respect humain qui interdisait toute pratique religieuse, et contre l'autorité de quelques audacieux qui faisaient rougir les jeunes gens aussi bien que les jeunes filles de leur bonne conduite.
Devant ses efforts impuissants, M. Harmel eut alors l'idée d'appeler à son aide l'élément religieux. Trois Sœurs de Saint-Vincent de Paul furent installées le 2 février 1861 dans une ancienne auberge, sorte de mauvais lieu ; deux Pères Jésuites vinrent pendant un mois prècher une mission qui remua profondément la population ; mais peu à peu, les vieilles habitudes d'indifférence reprirent le dessus, les esprits forts et les beaux parleurs retrouvèrent leur influence. Dans la tâche qu'elles avuient entreprise, les Seurs n'avaient pas seulement à lutter contre les jeunes filles, mais aussi contre les mères qui trouvaient tout naturel que celles-ci allassent au bal le dimanche, en disant qu'il fallait bien que la jeunesse s'amusat ; ces bals étaient le théâtre de véritables scandales, car en sortant, les jeunes filles ne manquaient jamais d'être accompagnées d'un cvalier ; tel était l'attrait de ces plaisirs que la premiêre année où lesSeurs avaient groupé des jeunes filles autour d'elles, c'est à peine si une ou deux d'entre elles restèrent fidêles et ne se laissèrent pas détourner par le plaisir magique de la danse le dimanche oir.
Tout autre que M. Harmel se fût certes découragé devant ces tristes résultats ; mais sa conscience de chrétien lui faisait un devoir de persévérer. Il résolut de changer de méthode ; l'association lui parut le meilleur moyen de transformer cette population ; il pensa qu'en formant parmi les ouvriers quelques chrétiens ou chrétiennes plus décidés, ceux- ci pourraient pénétrer mieux que le patron auprès des familles ouvrières et exercer une influence destinée sans doute à soulever moins de préventions. En un mot, suivant l'expression qu'employa plus tard M. Léon Harmel, c'était à l'apostolat de l'ouvrier par l'ouvrier qu'il faisuit appel pour régénérer une populution, chrétienne de nom, paienne de fait.
C'est le 15 août 1863 que fut formée l'association des Enfants de Marie[114]avec quelques jeunes filles décidées à rester vertueuses, les autres suivirent peu à peu, et aujourd'hui nous voyons ces associations dans toute leur efforescence.
1° La chapelle. — La première pensée de M. Harmel fut d'abord d'élever une chapelle destinée exclusivement aux ouvriers de l'usine ; il les soustrayait ainsi à là tyrannie de la coutume qui interdisait aux hommes la pratique des devoirs religieux. Ce n'est pas sans peine que cette chapelle fut élevée, le curé y voyait une sorte de seconde paroisse, il se désolait de penser que l'élément le plus religieux de la commune allait lui échapper, mais M. Harmel tint bon, se rendant compte que les ouvriers deviendraient d'autant plus religieux qu'ils se sentiraient soutenus les uns par les autres. Il triompha de l'opposition très vive qui lui fut faite par le clergé paroissial, et aujourd'hui, tous les actes religieux auxquels prennent part les ouvriers du Val-des-Bois et leurs familles se font à la chapelle de l'usine.
2° Les associations d'hommes. — Voici les associations que le règlement de la maison appelle associations fondamentales.
D'abord, l'association d'hommes fondée le 28 avril 1867 et placée sous le patronage de saint Joseph; les réunions ont lieu en semaine, le soir, et le dimanche toute la journée ; les membres ontà leur disposition des jeux comme le billard, et s'éloignent ainsi des cabarets, ces lieux de perdition morale et même de dégradation physique par l'abus des boissons falsifiées. Des exercices spéciaux à l'association de Saint-Joseph ont lieu à la chapelle, comme du reste pour les autres associations. Vient ensuite le petit cercle qui réunit les jeunes gens depuis la première communion jusqu'à l'âge de dix-sept ans ; ensuite l'association de Saint-Louis de Gonzague, fondée en 1872, et qui comprend les jeunes garçons depuis l'âge de sept ans jusqu'à la première communion. Trois Frères dirigent ces trois associations qui nomment des conseils chargés de les administrer et de régler leurs divers intérêts.
3° Les associations de femmes. — Quatre associations ont été créées en vue du personnel ouvrier féminin.
La première, c'est l'association de Sainte-Anne, qui réunit les mères de famille ; elle s'occupe spécialement, au point de vue de la charité, de ce qui concerne lesjeunes mères et les femmes veuves ; 231 femmes mariées ou veuves environ en font aujourd'hui partie ; la réunion générale de l'association a lieu le premier mercredi du mois chez les sœurs, et indépendamment de l'instruction donnée par le Père aumônier, elles entendent quelques explications sur les institutions économiques déjà[115]établies ou en projet, afin de mettre les femmes des ouvriers au courant de la vie économique de l'usine, de leur montrer les avantages de telle ou telle institution et de gagner ainsi l'assentiment des ouvriers ; car l'expérience a montré que beaucoup d'euvres économiques instituées, et notamment les sociétés coopératives, avaient eu aè se heurter surtout aux préventions des femmes. Dans cette association de SainteAnne, se trouve une section dite du 'iers-Ordre, à laquelle s'affilient les personnes les plus pieuses ; les Tertiaires sont actuellement au nombre de 52.
Les jeunes filles sont réparties entre trois associations : d'abord, les Enfants de Marie, admises à partir de l'age de quine ans et qui y restent jusqu'au moment de leur mariage ; elles vont chez les Sœurs le dimanche ̀ 4 heures pour la réunion de la congrégation, et le soir pour des promenades ou des jeux selon la saison ; de temps à autre des distractions extraordinaires leur sont procurées. Pour faciliter la formation des dots, M. Léon Harmel s'est engagé à verser à la jeune mariée autant qu'elle aurait versé elle-même à la caisse d'épargne, et cela jsqu'à la somme maxima de 100 francs, à condition qu'au moment de son mariage, elle fasse encore partie de l'association. Par une préoccupation touchante, M. Léon Harmel donne chez lui le repas de noce de la jeune fille orpheline ; il se considère comme pouvant seul remplacer le père absent.
Les membres de cette association suivent chez les Sœurs l'école ménagère. Celle-ci comprend le tricot, la couture, le raccommodage et la coupe des vêtements, une buanderie pour s'exercer au lessivage et au lavage, des indications générales pour l'alimentation, pour la tenue du ménage, et des notions élémentaires d'hygiêne et de soins en cas de maladie. On apprend entre autres aux élèves, dans les connaissances de cuisine qui leur sont données, la valeur nutritive des aliments les plus usuels.
Des conseillères d'atelier, nommées par l'association, ont pour mission de veiller à ce que, durant le travail, la dignité, l'honneur chrétien des ouvrières soient respectés dans leur propre conduite et dans leurs rapports extérieurs. Enfin l'association comprend encore d'autres sections, notamment une section chorale, une section des jeux, une confrérie du Saint-Sacrement.
Après les enfants de Marie, au nombre de 132, viennent encore deux autres associations destinées aux jeunes filles : la première, apr pelée association des Saints-Anges, les reçoit depuis la première[116]communion jusqu'à quine ou seize ans ; elle comprend 63 membres ; la seconde, dite association de Sainte-Philomène, s'adresse aux jeunes filles qui n'ont pas encore fait leur première communion et ont l'âge de sept ans; cette association en fantine a été créée pour faire comprendre aux enfants dès les premières années de leur vie les bienfaits de l'association. Chaque association a un ruban et une médaille : les associées ne les portent pas seulement aux cérémonies religieuses, mais à l'atelier, dans la famille et dans les rues, la semaine comme le dimanche.
4° Associations diverses. — D'autres associations se rattachent aussi aux institutions morales et religieuses. C'est d'abord la société de jeunesse réunissant une centaine de jeunes gens. Elle est la pépiniêre de toutes les sociétés récréatives ; plusieurs soirées de la semaine et la journée du dimanche sont consacrées aux jeux ; la direction de l'usine estime qu'ils doiveimt tenir dans la vie de la jeunesse une part importante : ils unissent les jeunes gens et leur donnent de l'entrain et de la gaieté. C'est ensuite la section de bonnes lectures qui s'occupe de la bibliothèque, comprenant 400 volumes, tous conçus dans un très bon sens et de nature à rectifier dans l'esprit des ouvriers les erreurs historiques dont sont empoisonnés les Francais de notre époque ; cette section admet aussi des journaux qui sont la Croix de Paris et l'Avenir de Reims, ancienne Croix locale transformée, le Petit Moniteur et le Courrier des Ardennes, comme journaux illustrés, elle admet ˉl'Ourier et les eillees des Chaumières.
5° Oeuvres de piété. — L'efficacité des associations que nous venons d'énumérer se manifeste au point de vue religieux par la création d'œuvres de piété, conséquence naturelle du développement de l'esprit chrétien. Ces œuvres exclusivement de piété sont la conférence de Saint-Vincent de Paul, la confrérie du Saint-Sacrement, le Tiers-Ordre de Saint-François, l'association du Rosaire, la confrérie de NotreDame de l'Usine, la confrérie de Saint-Joseph, l'apostolat de la Prière. Ainsi qu'on l'a fait justement remarquer, chacune d'elles a une mission sociale particulière qui la fait véritablement rentrer dans l'organisation corporative.
La conférence de Saint-Vincent de Paul, comprenant 21 membres titulaires et 10 membres honoraires, secourt les familles ne possédant pas de ressources suffisantes et spécialement celles qui ont beaucoup d'enfants ; elle a créé une caisse spéciale dite de famille, qui a pour but de parer à l'insuffisance du salaire (§ 19).
[117] La confrérie du Très Saint Sacrement a pour but de fournir des adorateurs au Saint-Sacrement ; elle compte quatre-vingts associés parmi les hommes, et cent trente parmi les femmes et jeunes filles.
Le Tiers-Ordre de Saint-François se propose un double but : la sanctificaution de ses membres et l'amélioration du milieu populaire où il agit ; il porte spécialement son action sur les habitudes de simplicité et d'ordre domestique qui tendent, surtout les premières, à disparaltre ; en même temps il s'intéresse aux jeunes gens qui semblent avoir une vocation religieuse. Les hommes faisant partie de cette association pieuse sont au nombre de 19 ; nous avons rapporté plus haut le chiffre des femmes et jeunes filles.
La confrérie de Saint-Joseph a en vue une double action religieuse et sociale : la première consiste à développer le culte de son patron dans les salles de travail et de réunion, aussi bien que dans les familles ; la seconde a pour but la sanctification du foyer et du travail.
La confrérie de Notre-Dame de l'Usine, établie en 1874 après l'incendie, est purement religieuse ; les membres de la confrérie se préoccupent surtout de préserver la jeunesse contre les tentations si nombreuses qui viennent l'assauillir; elle suit même les jeunes gens dans les villes de garnison pour leur procurer des connaissances utiles et s'attauche aussi à faciliter les mariages chrétiens de ses membres.
Viennent enfin deux associations plus exclusivement religieuses peut-étre que les autres. L'association du Rosaire s'est proposé de répondre aux demandes de prières de Léon XIII pour l'Église et pour la Erance. Elle s'attache ensuite à stimuler la vigilance des parents pour l'enseignement du catéchisme, et aussi aux moyens de favoriser les pèlerinages à Notre-Dame de Lourdes et spécialement à Rome. La oitié des frais du voyage est payée par une souscription, tandis que l'aultre moitié doit avoir été économisée par le pèlerin. râce a ce concours, l'usine a fourni de 17 a 19 pèlerins aux pèlerinages de Rome de 1887 et 1889. L'apostolat de la Priere, dont la création remonte a 1864, s'occupe principalement de propager la dévotion au SacréCœur.
Chacune de ces associations se gouverne elle-même par un conseil recruté parmi ses membres et dont le Révérend Père aumônier est de droit directeur. C'est le principe qui prévaut au Val-des-Bois pour toutes les institutions religieuses ou économiques : ne pas les présenter aux ouvriers comme une création exclusivement patronale, dont ils doivent accepter les bienfaits sans mot dire, mais au contraire les[118]intéresser à leur administration, et en faire leur euvre propre.
Au point de vue religieux, ce développement interne de la vie catholique a déterminé un certain nombre de vocations; quatorze élèves ecclésiastiques sortaient de la population ouvrière, d'après les derniers renseignements ; les associations de jeunes filles avaient aussi fourni leur contingent. Au point de vue moral, le niveau de la population est sensiblement plus élevé que dans les autres centres industriels; de même la tenue y est parfaite.
Il a fallu, dit-on, un cœur d'apôtre pour créer des œuvres de ce genre, mais aussi des circonstances spéciales, une population plus facile à manier. Le cœur d'apôtre, M. Harmel père comme M. Léon Harmel, le Bon Père actuel, l'ont vraiment eu ; leur foi ne s'est effrayée d'aucun obstacle, là où ils ont vu le moyen d'améliorer le sort de la classe ouvrière pour laquelle ils br̂laient d'un ardent amour. Sans doute ils n'ont pas eu à lutter contre les tentations des grandes villes, contre la dispersion des ouvriers difficiles à saisir. Mais le milieu était tout à fait désorganisé, la fois'était progressivement affaiblie, jusqu'à disparaître à peu près parmi les hommes (§ 3) après la guerre de 1870. Le goût du plaisir y était très vif, et les ouvriers de M. Harmel avaient de nombreux points de contact avec ceux de l'autre usine dont la direction ne s'inspirait pas des mêmes idées, comme avec ceux de Reims et des autres établissements de la vallée. Toutefois l'observation a montré à M. Harmel que ces œuvres religieuses soulevaient chez l'ouvrier moins de défiance que maintes fois les institutions économiques n'en ont provoqué. Il n'y soupçonne pas de la part du patron le désir de s'enrichir à ses dépens, il n'y voit pas la manifestation de l'esprit de lucre.
§ 18. LE PATRONAGE ET LES INSTITUTIONS CORPORATIVES ET ÉCONOMIQUES.
La seconde partie des œuvres du Val-des-Bois ne révèle pas à un degré moindre que la première la pensée pénétrante et généreuse du patron, sa préoccupation éclairée du sort de l'ouvrier, sa compréhension profonde des besoins de la famille, envisagée comme l'unité sociale. Ainsi le caractère propre des œuvres du Val-des-Bois est d'être des œuvres familiales. En même temps elles appellent l'ouvrier à participer à leur administration, excitent chez lui un vif intérêt pour[119]leur fonctionnement qu'il sait dépendre de ses eforts dans une certaine mesure, aussi bien qu'elles développent chez lui l'esprit d'association et font son éducation économique si arriérée chez les ouvriers français.
Les institutions économiques et corporatives visent toute la vie de la famille ouvriêre, et dans son fonctionnement normal et dans les heures difficiles que des circonstances imprévues l'obligent à traverser.
1° Les logements. — La location des logements par la direction lui donne d'abord, à bon compte, une habitation saine et indépendante, en même temps que le prix modéré maintient dans de justes limites les propriétaires du pays, ous les ouvriers ne pouvant être logés dans les maisons construites et possédées par le patron.
2° La Société coopérative. — Une Société coopérative diminue ensuite le coût de la vie ; elle préserve la famille ouvrière des exactions du petit commerce, ui ne rencontre pas de plus grand ennemi que luiméme. Ne modérant pas son désir du gain, il majore les prix à un taux trop souvent excessif, se fait peu de scrupule, sauf d'honorables exceptions, de tromper sur le poids, et ne se montre pas plus consciencieux pour la quaulité des objets vendus, maintes fois sophistiqués d'une manière odieuse.
La Société anonyme coopérative du Val-des-Bois a été constituée le octobre 1879 ; cest une société à capital variable, suivant les prescriptions de la loi de 1867 ; un conseil d'administration la gère ; le capital est de 20.000 francs divisés en 200 actions de 100 francs, dont 10.650 francs sont versés. Cette Société se divise en plusieurs branches, une boulangerie, un magasin d'habillements, de chaussures, toile, bonneterie, etc. ne boucherie y a été jointe en 1888, mais l'expérience n'a pas été heureuse, comme du reste dans beaucoup d'autres endroits, et le conseil d'administration, voyant qu'elle donnait seulement de la perte, y a renoncé ; toutefois il n'a pas voulu abandonner les bénéfiees que les consommateurs y avaient trouvés, et il a recours au système dit des fournisseurs privilégiés, c'est-à-dire qu'un traité a été passé avec un boucher qui, eu égard à la clientèle nombreuse que lui apporte l'usine, concède en sa faveur une remise importante. Une section de la Société coopérative a pour but de faire des achats directs ; ainsi, duns ces derniers mois, elle a acheté du vin à 0f27 1/2 le litre rendu franco.
La Société du Val-des-Bois est fondée, comme toutes les sociétés de ce genre, sur le paiement au comptant ; mis des familles, même de[120]très bonne conduite, peuvent se trouver dans un embarras momentané at dans l'impossibilité de solder aussitôt les marchandises qu'elles prendraient ; elles seraient donc privées des bénéfices de la Coopérative, au moment même où elles en auraient le plus besoin. Aussi une caisse d'avances a-t-elle été créée ; une commission décide quelle avance doit être faite à l'ouvrier, et dans quel délai elle devra être remboursée : c'est un véritable prêt d'honneur, qui n'est accordé qu'aux familles de moralité irréprochable.
La Société coopérative fait par an environ 80000 francs d'affaires, et 6.000 francs de bénéfices, dont 1/8 seulement appartient aux actionnaires et 78 aux coopérateurs, c'est-à-dire aux acheteurs ; la réserve de la Société s'élève à 7.011f20, soit à peu près les 23 du capital versé.
3° Société de secours mutuels. — La pensée de s'associer en vue de se procurer des ressources dans les jours de maladie est une de celles qui viennent le plus naturellement aux ouvriers. Aussi, de toutes les institutions qu'ils songent à fonder, la première est toujours une société de secours mutuels. Celle du Val-des-Bois remonte à près d'un demi-siècle, puisqu'elle a été fondée le 21 janvier 1846 ; elle compte actuellement 711 membres payants. Outre les cotisations des ouvriers qui s'élèvent en moyenne de 1f50 à 1f75 par 100 francs de salaire, elle est alimentée par les subventions des patrons qui versent chaque année une somme régulière et, suivant les besoins, une cotisation extraordinaire. Les sociétaires ont droit, ainsi que les membres de leur famille, aux soins du médecin et aux médicaments, à une indemnité pécuniaire pendant le temps de leur maladie, quand ils travaillent à l'usine, à la sépulture chrétienne. Si un ouvrier est victime d'un accident, une indemnité supplémentaire est ajoutée à la première accordée pour cause de maladie. Les blessés, très rares du reste, qui se trouvent dans l'incapacité de reprendre leur travail, recoivent une pension variant, selon le salaire, de 300 francs à 700 francs par an. La question des accidents du travail, si débattue depuis quelques années dans l'industrie, a donc reçu au Val-des-Bois une heureuse solution.
4° Compagnie de pompiers. — Cette compagnie a déjà plus de trente ans d'existence ; actuellement composée de 45 membres, elle se recrute spécialement parmi les anciens militaires. Un exercice a lieu le deuxième dimanche de chaque mois, elle a un drapeau sur lequel se trouvent écrits les mots : Dieu, famille, Patrie. Cette compagnie a[121]rendu les plus grands services, non seulement à l'usine, mais encore dans les villages voisins, où elle se porte avec le plus grand dévouement aussitôt qu'un incendie est signalé. Comme pour toutes les autres institutions du Val, un conseil qui comprend tous les grades l'administre ; la caisse de la compagnie est alimentée par deux ressources : une subvention annuelle de 180 francs des patrons, une cotisation mensuelle de 45 centimes versée par chacun des membres.
5° Caise d'épargne. — Avec leur admirable prévoyance de tous les besoins d'une famille ouvrière, les patrons du Val-des-Bois ont pensé qu'un des plus grands services à rendre à la classe ouvrière est de stimuler chez elle l'esprit d'épargne, les habitudes d'économie, de l'habituer à exercer un empire sur elle-même ; aussi l'épargne est-elle favorisée par diverses institutions au Val.
D'abord, la direction a organisé des billets de famille contenant pour chacune les comptes détaillés de ses membres ; le tableau des sommes totalisées est remis au père ou à celui qui le désire, et la famille peut, par ce moyen, se rendre plus facilement compte des ressources dont elle dispose. Le paiement comptant constitue encore un moyen indirect de pratiquer l'épargne, en empêchant l'ouvrier de dépenser aussitôt sa paie et de compter sur le crédit pour vivre pendant le reste du mois.
Ensuite, un stimulant plus direct est donné à l'épargne par la faculté accordée à chaque ouvrier de laisser des dépôts à l'usine ; un intérêt de 5 est accordé sur les plus petites sommes. La commission de comptabilité chargée de reviser les comptes de toutes les associations donne aussi ses conseils pour les placements d'économies qui ont atteint un chiffre plus élevé.
Ces mesures déjà si utiles ont été complétées par la création d'une caisse d'épargne scolaire chargée de recueillir à l'asile, aux écoles et dans les associations de jeunes gens et de jeunes filles, les modestes économies que les enfants peuvent faire. Les habitudes prises pendant l'enfance se continuent généralement pendant tout le reste de la vie, et il est fort probable que les enfants qui ont su épargner ne deviendront pas plus tard des pères de famille ou des ouvriers prodigues.
Voici la statistique de la caisse d'épargne pendant une période de dix années :
[122] 6° Caisse de prevogance. — Ces institutions paraissent déjà bien complètes. Cependant elles n'ont pas encore satisfait les patrons du Val dans leur insatiable et généreux désir de donner à leur personnel la sécurité de l'existence. Une caisse de prévoyance existe, entièrement fournie par les patrons ; elle procure une rente consacrée à donner une retraite aux ouvriers qui ont plus de trente ans de service et qui ne peuvent plus travailler. La direction ne veut pas borner là ses efforts ; elle étudie les moyens de compléter ces institutions par des retraites individuelles à la caisse de l'Etat.
7° Secrétariat du peuple. — Le secrétariat du peuple a pour but de servir de guide à l'ouvrier, lorsqu'il se trouve en présence de formalités à accomplir, de revendications judiciaires à formuler, de démêlés avec des agents de l'administration ou de compagnies, souvent fort arrogants quand il s'agit de petites gens. Par exemple, au moment du mariage, les pièces nécessaires sont obtenues avec le concours de la société Saint-François Régis ; si une famille se trouve intéressée dans une succession où la licitation d'un héritage toujours si désastreuse est imposée, le secrétariat du peuple s'efforce de rendre les conditions de la vente moins onéreuses ; il offre aussi de faire avoir aux meilleures conditions possibles les assurances sur l'incendie et sur la vie ; en cas de décès, si un conseil de famille est nécessaire, il en prépare la réunion, et fait aussi les déclarations de succession.
Cette institution a été successivement implantée dans plusieurs autres centres ouvriers et dans diverses grandes villes ; c'est à M. Harmel qu'il faut en faire revenir le mérite : c'est lui qui l'a montrée le[123]premier en fonctionnement au Val-des-Bois, c'est lui qui par son ardeur de propagande a convaincu de sa nécessité les hommes dévoués aux familles ouvrières.
8° Le conseil syndical ou la corporation du Val. — M. Harmel a désigné l'ensemble des institutions du Mal-des-Bois par le mot de corporation chrétienne, entendant sous cette appellation l'union des assQciations existantes et des institutions professionnelles et économiques. jusqu'à 1884, il n'y avait guère là qu'un mot, la loi du 21 mars 1884 en a fait une réalité et lui a donné une existence légale. Les statuts du syndicat professionnel des patrons et ouvriers de la corporation chrétienne du Val-des- Bois ont été adoptés en assemblée générale et déposés à la mairie.
Le conseil syndical est divisé en deux groupes égaux : le groupe patronal choisi parmi les membres du comité, le groupe ouvrier choisi parmi les membres du conseil intérieur et nommé pour une durée illimitée par les membres ouvriers du syndicaut. Ce conseil s'attache à suivre la vie morale et économique de la corporation dans les nombreuses associations existantes ; il surveille chacune d'elles et cherche à les perfectionner s'il aperçoit quelque lacune ; il étudie également les projets d'institutions nouvelles qui répondraient à de nouveaux besoins parmi les familles ouvrieres. C'est encore lui qui se prononce sur les dépenses ou partages des budgets qui fournissent des ressources de tout genre proposées par la commission de comptabilité générale. Il désigne un secrétaire général des institutions économiques qui a pour mission spéciale et unique de s'occuper des euvres.
Le propre d'une corporation, c'est d'avoir un patrimoine corporatif, bien commun, inaliénable, qui sert à assurer la perpétuité et l'indépendance de la corporation et à luquelle il n'est permis de toucher que dans des circonstances tout à fait extraordinaires. Ce patrimoine corporatif, s'il était plus favorisé par la loi française qu'il ne l'est aujourd'hui, deviendrait une des bases dela vie syndicale, et la classe ouvriére a souffert depuis la Révolution de l'absence de cette propriété collective qui se rencontrait autrefois dans toutes les corporations et à la campagne sous la forme de biens communaux. Malheureusement, dominée par de vieux préjugés de légistes, la loi de 1884 a trop restreint pour les associations ouvrières la faculté de posséder.
Le patrimoine corporatif du Val-des-Bois est alimenté : 1° par un don de la société coopérative et de la société de consommation, à[124]chaque inventaire ; 2° par la remise de 5% accordée par les fournisseurs privilégiés sur les retenues faites à des familles n'appartenant pas à la corporation ; 3° par la remise de 5 demandée aux créanciers sur les retenues faites pour leur compte aux familles qui veulent payer leurs dettes ; 4° par les dons et les legs qui pourront être faits.
La remise faite par les fournisseurs privilégiés et la Société coopérative porte le nom de boni corporatif. Selon une décision du 12 mai 1878, prise en assemblée générale, cette remise est placée à la caisse d'épargne jusqu'à ce que le titulaire ait atteint sa cinquantième année ; elle s'augmente, chaque semestre, de son intérêt calculé à 5 l'an. Elle ne peut être remboursée avant cinquante ans que sur l'avis du conseil syndical, en cas de départ, de décès ou d'infirmité permanente. Toutefois, la plupart des personnes ayant atteint l'âge requis pour toucher la pension préfêrent la laisser comme réserve pour leurs vieux jours Cette réserve a été déclarée insaisissable ; une seule exception a été faite en cas de départ de l'usine, et seulement pour rembourser la Société coopérative. n
9° Le conseil professionnel. — Un conseil professionnel ou conseil d'usine a été créé au Val-des-Bois ; il se compose d'un représentant de la direction qui le préside et d'un représentant de chaque salle désigné par le conseil intérieur ; son rôle est purement consultatif.
Les questions suivantes lui sont soumises : discipline intérieure des ateliers, permanence des engagements, enseignement professionnel et apprentissage, accidents. Sous le rapport de la discipline, l'autorité du chef d'usine reste absolument intacte; mais le conseil peut se faire l'interprète des désirs des ouvriers pour tout ce qui touche au travail, et le patron les examine de concert avec eux. Au point de vue de la permanence des engagements, il est appelé à donner son avis pour récompenser les anciens ouvriers, soit par des médailles à ceux qui ont plus de trente ans de service, soit par une fête jubilaire en l'honneur de ceux qui auraient travaillé cinquante ans, soit enfin pour l'emploi de la rente fournie par la caisse de prévoyance que gère la commission de comptabilité générale.
Le conseil se préoccupe également de la question de l'apprentissage, très négligée dans les ateliers ; il tient la main à ce que l'instruction pratique soit donnée aux jeunes gens et, autant que possible, que les pères soient chargés de l'apprentissage de leurs propres enfants, les frères aînés de leurs frères plus jeunes. C'est enfin au conseil que les[125]représentants de chaque salle signalent les accidents, même insignifiants, qui se sont produits, indiquent les moyens de les prévenir, et proposent aussi toutes les mesures nécessaires pour assurer la salubrité des salles.
En définitive, le conseil professionnel contribue d'une manière puissante au maintien d'une entente affectueuse entre les patrons et les ouvriers. De toutes les institutions, c'est peut-être celle qui est le plus appréciée, car les ouvriers savent qu'ils ont le moyen de faire entendre leurs réclamations légitimes et que celles-ci sont toujours prises en considération avec autant d'équité que de bienveillance. Son rôle est purement consultatif, dira-t-on; — oui sans doute, mais les ouvriers n'en demandent pas plus.
10° La part de Notre-Dame de l'Usine. — Mus par une pensée élevée et généreuse et désireux d'assurer la vie des œeuvres et associations multiples qui se sont créées sous leur inspiration, les associés de la famille Harmel ont résolu de leur attribuer une part déterminée aux inventaires annuels : c'est ce qu'ils appellent la part de Notre-Dame de l'Usine. L'acte de société explique dans les termes les plus nobles et les plus élevés, inspirés par une foi chrétienne très vive, pourquoiils donnent cette appellation au compte qui comprend toutes les charges des œuvres et associations. Ils ont voulu en quelque sorte associer Notre-Dame de l'Usine à leur entreprise, lui faire toucher chaque année, suivant les termes mêmes de l'acte, autant que chacun des autres associés en nom collectif, et poussant jusqu'au bout la générosité, l'acte stipule même que dans le cas où une perte serait partagée entre les associés, Notre-Dame de l'Usine en serait exemptée.
Le compte qui est ouvert sous ce titre, reçoit les intérêts à 5 l'an sur son solde créditeur, et n'en supporte pas sur son solde débiteur s'il en existe. Il supporte les charges suivantes : 1° les aumônes, c'està-dire la conférence de Saint-Vincent de Paul, les réunions de charité, les subventions à l'aumônier et aux Frères, les dons aux jeunes gens du VMal qui sont sous les drapeaux, les dons de crucifix aux jeunes mariés ; 2° les subventions données aux associations ainsi que tous les frais a ce sujet, les charges de la caisse de famille ; 3° tout ce qui concerne la presse, et sous cette rubrique sont compris : les tombolas, frais de la section des bonnes lectures, abonnements, pertes sur propagande ; 4° les autres euvres du Val dans lesquelles les ouvriers n'ont pas à intervenir, tels que pensions aux séminuires, dots de religieux pour les[126]enfants de familles ouvrières ; 5° toutes les dépenses nécessitées par les immeubles pour les euvres, entretien, achat, construction ; 6° l'assistance à la famille, messes pour défunts, ete. Vient ensuite une seconde section qui comprend : a) voyages, imprimés et tout ce qui concerne les cercles de l'union; ) aumônes catholiques, c'est-à-dire denier de Saint-Pierre, Propagation de la Foi, Sainte-Enfance, œuvres diocésaines ; c) souscriptions pour couvents, écoles, imprimeries, journaux et toute autre œuvre entreprise en dehors du Val pour la foi catholique ; d) images et médailles de Notre-Dame de l'Usine, ses annales et ses fêtes ; e) dons divers, par exemple aux églises pauvres, aux écoles libres, à Dom Bosco, au Cercle de Reims, etc.
Un conseil nommé chaque année par les sociétaires en nom collectif gère les dépenses de ce compte ; autant que possible, il se compose d'un comptable, d'une dame, d'un sociétaire et de deux autres personnes, sociétaires ou non.
Les œuvres du Val sont donc mises à l'abri de la fluctuation de l'industrie, et cette dernière disposition ne constitue pas une des parties les moins curieuses, les moins touchantes d'une organisation dont toutes les dispositions font éclater de la part des patrons un amour véritablement chrétien pour la classe ouvrière.
§ 19. LE SALAIRE FAMILIAL.
De longues et vives discussions se sont engagées sur le salaire familial, et la questiona été envisagée tant au point de vue théorique qu'au point de vue théologique, sans que les principes mis en avant des deux côtés aient réussi à faire la lumière. C'est en effet par l'observation que la question peut être tranchée. Dans les ˉOuvriers Europeens, Le Play a défini ainsi le salaire : Rétribution accordée à l'ouvrier en échange de son travail. Chez les sociétés modèles, il comprend deux parties : l'une, le salaire proprement dit, est proportionnelle aux efforts de l'ouvrier ; l'autre, les subventions, est proportionnelle aux besoins de sa famille. Il a montré par des observations réitérées qu'aux époques de paix sociale, le salaire avait été donné en proportion des besoins de la famille ouvrière, prise comme unité sociale, et non pas de l'ouvrier qui, en tant qu'individu, ne se ren[127]contre qu'à l'état d'exception. Aussi a-t-il pris, pour sujet de ses monographies, les familles ouvrières, et non pas l'ouvrier envisagé en lui-même et séparé des siens.
Cette vérité longtemps méconnue commence à être aperçue, et le trouble jeté dans le monde du travail par l'économie nouvelle qui renversait toutes les anciennes traditions, a convaincu un grand nombre de chefs d'usine qu'il ne leur était plus permis de laisser de côté toute préoccupation relative aux familles des ouvriers, qu'ils devaient donner à celui qu'ils emploient le moyen de nourrir lui et les siens.
A Guise, cette préoccupation s'est manifestée par l'assurance du nécessaire à la subsistance ; comme nous l'avons rapporté dans notre monographie, une table, insérée dans les règlements, indique, d'après la valeur des denrées de première nécessité, quel est le prix minimum indispensable pour la subsistance journalière des vieillards, des adultes et des enfants, suivant l'âge. Lorsqu'une famille ne reçoit pas un total de salaires équivalent au total de cette somme, l'association paie la différence Ajusteur-survelllant de l'usine de Guise (Oise),Ouv. des D. M., 2° s.,t. IV, p. 1.. Les Compagnies de chemins de fer sont aussi entrées dans cette voie, ainsi les compagnies du Nord, de Paris-Lyon-Méditerranée, de l'Ouest. Pour aider les employés chargés de famille ethabitant dans des centres où la vie est coûteuse, — et elle considère comme tels les agents ayant un maximum de 1.600 francs de traitement, trois personnes au moins à leur charge, — cette dernière Compagnie leur alloue une indemnité annuelle, variant, selon la ville d'habitation, de 120 francs pour Paris à 60 frauncs. L'allocation est augmentée, pour toute résidence, de 24 francs pour chaque enfant de moins de seize ans, en excédent de trois jusqu'à six, soit de 24 francs pour quatre enfants au-dessous de seize ans ; de 48 francs pour cinq enfants ; de 72 francs pour six ou davantage. Pour les traitements supérieurs à 1.600 francs, il est alloué la différence entre le montant du traitement effeetif et le montant qui serait touché sur un traitement de 1.600 francs. Les agents payés à la journée et employés depuis au moins cinq ans bénéficient de cette mesure. Cette allocation est incessible et insaisissable. De plus, les parents infirmes sont considérés comme un enfant. A Tourcoing, des industriels sont entrés dans la même voie par des suppléments aux familles nombreuses.
Voici quels procédés sont employés au Val pour établir le salaire familial. Une caisse de famille a été constituée, destinée à compléter[128]le salaire insuffisant ; avec des loyers bon marché, des jardins, le coût de la vie peu élevé, la Société coopérative et les avantages inhérents à la campagne, le minimum indispensable pour la vie a été xé à 0f60 par tête et par jour, sans défalcation des jours fériés ou chômés. Qu'une famille compte sept enfants, par exemple, avec le père etla mère, que le père seul travaille et gagne 4 francs par jour ouvrable, soit 24 francs pour la semaine, elle aura droit, d'après le calcul du minimum fxé plus haut, à un supplément de 13f 80 par semaine. Avec beaucoup de sagesse, le patron, d'accord avec les conseils ouvriers, a pensé qu'il était préférable de remettre cette somme en nature. M. Léon Harmel, en exposant cette heureuse combinaison, a fait remarquer que la situation des veuves était particulièrement digne de sollicitude ; c'est à elles peut-être que l'institution du salaire familial rend les plus grands services, quand surtout les pauvres femmes sont chargées d'enfants.
Une commission ouvrière distribue cette rétribution supplémentaire chaque quinaine ; ses membres prennent connaissance des salaires qui n'atteignent pas le minimum, ils visitent les intéressés et déterminent d'aprês les besoins de la famille quels objets devront être fournis. Ce supplément conserve sans doute le caractère d'une libéralité, mais toutefois l'intervention de la commission ouvrière, à laquelle toutes les réclamations sont portées, lui donne le mérite de la fixité ; ce n'est donc pas une récompense de bonne conduite, ni un don arbitraire de bienfaisance.
Ainsi que l'a fait remarquer M. Harmel, ce sont les patrons qui font les frais de cette caisse ; elle a rassuré leur conscience : « Évidemment, avant cette création, les familles nécessiteuses étaient secourues, mais parbis selon les demandes plutôt que selon les besoins. Il nous semle que, depuis cette organisation, nous sommes plus tranquilles, ayant la confiance que dans aucun de nos foyers ne se fait entendre le cri désespérant de la faim.
Que l'on discute à perte de vue, si l'on veut, sur le salaire familial envisagé au point de vue théorique, il n'en est pas moins d'une absolue nécessité et doit être considéré comme une des meilleures pratiques tendant à faire régner la paix sociale.
§ 20. UN CONGRÉS OUVRIER CHRÉTIEN.
[129] Les congrés ouvriers chrétiens sont sortis du Val-des-Bois ; c'est M. Léon Harmel qui en a eu le premier la pensée par la création de cercles chrétiens d'études sociales. Il voulait ainsi faire échec à la diffusion des théories socialistes dans la classe ouvrière, ou plus justement des aspirations socialistes, car les ouvriers français se montrent en général très rebelles aux théories qui exercent tant d'influence sur les Allemands. Ils ne voient dans le socialisme qu'un moyen d'améliorer leur sort par l'augmentation du salaire, accompagnée le plus souvent d'une réduction des heures de travail, en même temps que les déclamations contre les patrons donnent satisfaction au sentiment d'envie qui sommeille dans le cœur de beaucoup d'entre eux. Ces cercles chrétiens d'études sociales ont été créés dans beaucoup de villes, et les fondations de l'œuvre des Cercles ont été le noyau de la plupart. Ainsi en existe-t-il à Paris, et parmi eux vient au premier rang le cercle Sainte-Geneviève ; à Roannes, Reims, Iles-sur-Suippe. Charleville, espunsart (Ardennes), ouplines (Nord), Hénin-Liétard, Arras, Courbevoié, Lunéville, Angers, Blois, 'ours, Annonay, Mohon (Ardennes), Eurville (Haute-Marne), Dijon, Laval, le Mans, Poitiers, Niort, Cons-la-Grandville, Chalons-sur-Marne, 'Trith-Saint Léger Nord), etc. Sous la chaleureuse impulsion de M. Harmel, ces cercles se sont mis à étudier toutes les questions sociales ; l'idée d'un congrès réunissant leurs délégués a été accueillie favorablement par eux, et, l'année dernière, le congrès s'est tenu à Reims le jour et le lundi de la Pentecôte.
Les questions à discuterétaient réparties en quatre sections. La première, sous la rubrique d'Intérêts généraux des ouvriers, comprenait le dimanche, la famille, la presse ; lae seconde, intitulée sine, comprenait le salaire, les conseils d'usine, de conciliation et d'arbitrage, l'hygiène ; dons la troisième section, dite des Associations, lguraient les cercles chrétiens d'études sociales, le syndicat mixte, le syndicat ouvrier, la représentation des intérêts, Notre-Dame de l'Usine ; à la quatrième section, enfin, ressortissaient les lnstitutions économiques, et sous cetteappellation étaient groupées les sociétés de secours mutuels, les coopéra[130]tives de consommation, les caisses de retraite, les secrétariats du peuple. Nous ne saurions donner ici la liste de tous les vœux qui ont été adoptés, quelques-uns après une discussion très vive et fort intéressante qui a montré chez les ouvriers un sens pratique éloigné de toute théorie excessive. Nous en citerons seulement quelques-uns indiquant dans quel sens les congressistes dirigeaient leurs délibérations.
Au point de vue de la mutualité, ils ont réclamé l'extension du cadre et des libertés des sociétés de secours mutuels : droit par exemple pour les sociétés de tenir des bureaux de placement gratuits pour leurs membres ; droit de créer et de gérer des pharmacies pour les unions de sociétés ; droit pour les femmes de diriger et d'administrer les sociétés de femmes et de faire partie de l'administration de sociétés mixtes d'hommes et de femmes ; droit pour les membres honoraires d'être admis au titre de membres participants, quels que soient leur âge et leur était de santé, en cas de revers de fortune. Ils ont également réclamé la liberté pour ces sociétés de contracter des assurances soit en cas de décès, soit en cas d'accident, à la Caisse nationale au moyen des fonds déposés à la Caisse des dépôts et consignations ; la liberté également de déterminer l'emploi des dons et legs lorsque cet emploi n'a pas été fixé par le donateur, de recevoir des dons et legs immobiliers, de placer des fonds en prêts hypothécaires, d'acquérir, de posséder, de vendre et d'échanger des immeubles. Ils ont également réclamé des garanties contre la dissolution qui peut être prononcée aujourd'hui par le conseil d'Etat et l'autorité administrative; aux tribunaux seuls devrait appartenir ce droit de dissolution.
Le repos du dimanche a été unanimement affirmé comme le droit le plus sacré de l'ouvrier, et la majorité du congrès s'est également prononcée, en invoquant l'expérience de l'Angleterre et des États-Unis, pour l'arrêt du samedi après-midi.
La question du salaire a été naturellement discutée à Reims. La majorité de la commission chargée de son examen a réclamé des institutions économiques propres à suppléer à l'insuffisance du salaire, dans le cas où les nécessités économiques l'imposent au patron ; elle a recommandé à ceux-ci l'étude du fonctionnement de la Caisse des familles telle qu'elle existe au Val-des-Bols, et la création d'une institution analogue, soit dans chaque usine séparément, soit dans les syndicats. La restriction de l'emploi industriel de la femme et, dans le cas où son travail équivaut à celui de l'homme, sa rémunération égale, le versement direct par la caisse patronale à la famille du salaire des apprentis[131]et auxiliaires s'ils sont mineurs, la remise intégrale du salaire à la mère de famille, et pour éviter les achats le dimanche, le choix de la matinée du vendredi pour la paie; l'impossibilité de saisir plus du dixième du salaire de l'ouvrier, l'établissement d'un salaire minimum pour les adjudications publiques, la création de conseils d'usines; tels sont les vœux qui ont été émis sur la question proprement dite du travail par la seconde section.
La commission charée des associations s'est prononcée d'une maniere énergique pour la multiplication des sociétés coopératives de consommation ; elle y voit pour l'ouvrier la diminution du coût de la vie, la possibilité de reconstituer une propriété collective, et en même temps le moyen de faire une sorte d'éducation économique. Les syndicats mixtes ou séparés ont soulevé de longs et vifs débats ; tout en reconnaissant la difficultés de les constituer dans les circonstances actuelles, le congrès a émis le vœu que les syndicats mixtes effectifs s'organisent dans toutes les professions, et que ceux d'une même profession forment des fédérations régionales.
Notons encore parmi les vœux qui méritent d'être signalés : le vote d'une loi qui facilite la fondation de sociétés de logements comme en Angleterre et en Belgique9; la diminution des frais de succession pour les petits héritages, l'insaisissabilité de la maison, du mobilier et du petit champ de l'ouvrier.
Le congrès s'est tenu tout à fait à l'abri de cette tendance néfaste qui pousse les Français à se tourner sans cesse du côté de l'Etat, comme ers une providence universelle chargée d'assurer le bonheur de tous les citoyens et de leur donner des pensions de retraite pour leurs vieux jours. C'est à propos de la constitution de pensions de retraite que cette tendance se manifeste en ce moment avec le plus d'imprévoyance et d'irréflexion, et si les projets soumis à la Chambre qui sollicitent le concours financier de l'État étaient votés, le budget annuel serait grevé d'une charge telle que dans quelques années elle s'élèverait rapidement à plus d'un milliard. Le congrès a reconnu que cette ingérence universelle et forcément uniforme de l'État dans cet ordre de choses ofrait des inconvénients notables ; il s'est donc prononcé en faveur de la fondation de caisses de retraite, autant que possible par les syndicats et comme corollaire des sociétés de secours mutuels, et il a restreint le rôle de 'État à un droit de surveillance net[132]tement défini. Les secrétariats du peuple ont aussi attiré l'attention du congrès qui s'est prononcé à l'unanimité et sans discussion pour la propagation de ces utiles institutions.
Tels sont les principaux veux adoptés au congrès de Reims qui nous ont paru dignes d'attention.
Cette tentative, bien que couronnée de succès, a soulevé de nombreuses controverses. Les uns y ont vu un véritable danger, les autres au contraire l'ont applaudie comme répondant aux dispositions des classes ouvrières actuelles et pouvant donner aux ouvriers des qualités qui leur manquent aujourd'hui.
Les congrès de ce genre, disent leurs adversaires, ont l'inconvénient de flatter l'ouvrier ; ils l'habituent à considérer l'industrie, abstraction faite du patron, à exalter son importance, et par cela, loin de travailler à la paix sociale, ils aggravent au contraire l'antagonisme qui constitue un des maux les plus aigus de notre époque.
Les partisans de ces congrès ne manquent pas de réponses : ils montrent les meneurs socialistes cherchant à s'emparer des ouvriers de la grande industrie surtout, et pouvant souvent d'autant mieux arriver à leur but qu'ils s'adressent à des personnes sans éducation économique, complètement désarmées devant les propositions les plus extraordinaires et les plus contraires à la réalité. C'est cette éducation économique que les réunions de ce genre ont pour but de faire peu à peu. Les résultats se manifestent déjà par la sagesse, par le sens pratique et vraiment social des veux qui ont obtenu la majorité au congrès de Reims. Ainsi en Angleterre les ouvriers tiennent tous les ans leurs assises dans la réunion des délégués des Trade-Unions, et si la majorité d'entre eux ne s'est pas laissé séduire par les propositions socialistes qui trouvent un accès si facile auprès de beaucoup d'ouvriers du continent, cela tient précisément à l'éducation que l'étude sérieuse de toutes les questions serattachant au travail leur a faite peu à peu. Il n'est pas douteux que les congrès ouvriers n'aboutissent en France au même résultat, s'ils sont organisés sous la même inspiration que celle qui a présidé à celui de Reims.
§ 21. LE PACTE FAMILIAL AU VAL-DES-BOIS.
Le trait le plus original peut-être du Val-des-Bois, la force très réelle et très puissante sur laquelle il s'est appuyé depuis les premières années[133]de sa fondation, c'est l'association d'une famille qui a toujours produit l'homme capable de diriger une aussi grande exploitation industrielle.
L'origine de la maison remonte à la fin du siècle dernier. M. Jacques Harmel, né le 2 juin 1763, commença à filer à facon pour la place de Reims en 1797; il monta une première usine en 1800 et resta à la tête de la maison jusqu'en 1837. A ce moment, il céda ses établissements à ses trois fils, Jacques-Joseph, Hubert et Joseph-Félix Harmel, qui formèrent une association entre eux ; elle fut dissoute en 1853, et M. Jacques Harmel demeura le seul propriétaire de l'usine du Val-desBois. Ainsi que nous l'avons raconté plus haut, c'est à lui que revient l'honneur d'avoir jeté les bases de cette grande œuvre, parvenue aujourd'hui à sa pleine efflorescence. Doué des qualités qui convenaient à son temps et à son état, il assura à sa maison au point de vue industriel un renom d'honorabilité qu'elle a su toujours conserver, il put grouer toute la famille autour de l'œuvre commune, en assurant à celle-ci une grande prospérité matérielle, grâce à l'esprit d'initiative qui créa à propos pour ses produits de nombreux débouchés extérieurs. Son testament, empreint d'un esprit familial et chrétien, évoque le souvenir de ceux de la vieille France que M. Charles de Ribbe retrouvés dans ses études sur l'ancienne société et les livres de raison.
A sa mort survenue en 1884, ce fut à son fils, M. Léon Harmel, qu'appartint la direction de l'usine. C'est une figure originale et pleine de relief, comme notre époque aux caractères effacés et veules en produit peu. Animé d'un esprit de foi véritablement apostolique, dévoué corps et àme à toutes les causes qui lui sont chères, il n'ajamais compté que sur lui-même et sur les libres et vigoureux efforts de l'initiative privée ; pour les faire réussir, il n'a jamais rien attendu du pouvoir. Plein de sens pratique en même temps, s'il a été un patron modèle, il a su aussi être un industriel expérimenté, et il a apporté dans la direction de sa maison lé même esprit d'initiative que dans sa campagne sociale. Les tarifs douaniers venaient-ils fermer à l'établissement des débouchés sur lesquels il comptait, aussitôt, s'appuyant sur les réserves que lu maison avait eu la sagesse de constituer, il faisuit transporter à l'étranger métiers, employés et ouvriers même, et édifiait des usines, comme par exemple en spagne et en Amérique. S'apercevait-il que les bénéflces étaient beaucoup moins élevés qu'on ne s'y serait attendu, il n'hésitait pas à renoncer à l'expérience, comme pour l'usine d'Amérique fermée maintenant. C'est ainsi qu'agissent les industriels anglais, auxquels ne manquent ni l'initiutive, ni la hardiesse ; ils transportent[134]leurs industries et installent de nouvelles maisons dans les pays étrangers dont les tarifs douaniers barrent le chemin a leurs produits, comme, par exemple, en ussie.
Dans le mouvement social de notre époque, M. Léon Harmel tient une place considérable. Les abus et les scandales dont les usines étaient trop souvent le théâtre, même lorsqu'elles appartenaient à des patrons chrétiens, l'ont amené à entreprendre une vigoureuse campagne en faveur de la régénération chrétienne et morale du travail; il a porté sa parole convaincue dans toutes les parties de la France, et les appels chaleureux qu'il a adressés aux patrons ne sont pas restés infructueux. C'est sous ses auspices qu'a été créée la commission industrielle de l'Œuvre des cercles. Au Nord comme au Midi, dans tous les centres industriels, des patrons chrétiens ont travaillé à assainir l'atelier au point de vue moral ; ils ont eu recours aux procédés dont l'expérience avait 'montré l'efficacité, c'est-à-dire qu'au lieu d'imposer par leur seule volonté des œuvres dont ils auraient gardé exclusivement l'administration, ils ont fait appel à l'initiative de l'ouvrier, et l'ont intéressé à toutes les institutions créées en sa faveur.
Se rappelant le grand rôle que l'Église catholique avait joué au point de vue social, et que les erreurs de la fin du siècle dernier avaient annihilé, M. Léon Harmel a voulu ramener vers elle le monde du travail, et par cela même lui rendre une influence presque perdue de ce côté. Aussi a-t-il pris l'initiative du premier pèlerinage industriel fait à Rome au mois de février 1885. Il réunissait plus de cent patrons représentant les industries les plus diverses et appartenant à toutes les régions industrielles de notre pays. Ce pèlerinage attira l'attention du Saint-Père sur la question ouvrière, il l'amena à prononcer un discours dans lequel il montrait l'avantage des associations corporatives pour ramener la paix sociale. Puis suivirent les grands pèlerinages ouvriers de 1887, de 1889, de 1891 ; ils exercèrent une influence indéniable sur la rédaction de l'Encyclique ˉlerum noaurum qui détermine les conditions générales de la paix entre patrons et ouvriers. L'œuvre à laquelle M. Léon Harmel s'attache aujourd'hui est l'organisation de la classe ouvrière chrétienne, unie assez fortement pour tenir tête aux menées des socialistes. C'est dans ce but que sous son inspiration se sont créés de nombreux cercles d'études sociales (§ 20), que le congrès de Reims a eu lieu, et que cette année s'en est tenu un à Paris qui a réuni un nombre plus considérable d'adhérents.
Les préoccupations, le labeur et les voyages nécessités par ces cam[135]pagnes sociales ont nécessairement détourné M. Léon Harmel de la conduite quotidienne du Val-des-Bois ; il en est resté l'âme, mais la direction en a été remise à l'un de ses fils, M. Félix Harmel, qui a comme sociétaires uniquement des membres de sa fumille.
Lorsque nous recherchons les causes de la force des plus grandes maisons de banque israélites, nous en trouvons une des premières dans l'union intime de la famille qui s'associe tout entière pour soutenir la maison. Ce pacte non seulement la préserve de la ruine, mais encore développe sa prospérité en lui donnant à la mort de chaque directeur un successeur capable de le remplacer et de maintenir la fortune de l'établissement. Nos habitudes d'individualisme, les obstacles apportés par le Code civil à la transmission intégrale du patrimoine dans la famille ont rendu cette union éphémère. Là où les familles sont parvenues à la maintenir, elles ont créé, comme au Val-desBois, des établissements durables qui ont derrière eux déjè presque un siecle de prospérité ininterrompue et assurent aux ouvriers, comme nous le voyons aujourd'hui, une existence plus heureuse et plus stable que dans beaucoup d'autres usines. C'est là, encore une fois, l'originalité et la force du Val-des-Bois.
§ 22. L'AVENIR DU PATRONAGE.
Le patronage a oujours été considéré comme un des éléments essentiels d'une constitution sociale. Mais aujourd'hui son rôle s'est quelque peu affaibli. Le patron du vieux temps, c'était un père de famille vivant familièrement au milieu de ses ouvriers en nombre restreint, s'occupant d'eux quand il le jugeait nécessaire, mais ne créant pas des institutions proprement dites qui auraient donné à son intervention toute paternelle un caractère obligatoire ou administratif.
Mais la grande industrie a amené la concentration des ouvriers, en même temps qu'elle donnait naissance à d'immenses fortunes qui creusaient entre le maître et les travailleurs manuels un fossé infranchissuble. Le développement des usines, les frais considérables de l'outillage dépassaunt trop souvent les efforts d'un patron ou d'une famille imposaient de plus la création des sociétés anonymes, et enfin notre époque voyait s'accomplir une grande transformation politique. bLe suffrage universel donnait aux ouvriers les mêmes droits qu'à leur patron, ils pouvaient l'écraser par leur nombre. La presse, les agita[136]teurs s'adressaient à eux, car c'était une proie facile à conquérir, ou tout au moins une clientèle que les candidats ne pouvaient négliger, et auprès de laquelle les appels à la transformation sociale, les cris de haine poussés contre les patrons, les promesses d'un sort meilleur devaient sans doute trouver un écho chaleureux.
Beaucoup de sociétés anonymes, oublieuses d'abord de leur devoir vis-à-vis de leur personnel, ont créé ensuite des œuvres pour lesquelles elles se sont généreusement imposé de lourdes dépenses. Toutefois l'efficacité de ces œuvres au point de vue de la paix sociale n'a pas été aussi grande que leurs promoteurs l'avaient peut-être cru. Les patrons et les ouvriers sont restés toujours séparés ; il'n'y a plus là de rapports intimes, mais uniquement administratifs, les rigueurs du règlement, dont l'application est trop souvent confiée exclusivement à des contremaîtres, n'ont pas été adoucies : la compagnie anonyme n'inspire pas autant de respect qu'un patron travaillant au milieu des siens, et enfin beaucoup de sociétés n'ont pas admis l'ouvrier à la gestion des institutions dont ils bénéficient. Aujourd'hui, les ouvriers ne veulent plus être traités en enfants mineurs ; la bienveillance ne leur suffit pas, ils veulent que des droits leur soient reconnus.
Quel rôle le patron peut-il donc jouer, au milieu de ces conditions nouvelles, devant les dispositions de la classe ouvrière ? Il doit toujours en jouer un considérable, mais différent dans sa pratique de celui du passé. Tout d'abord, ses principaux devoirs n'ont point varié : il s'appliquera à faire régner la moralité la plus scrupuleuse dans ses ateliers, à sauvegarder avant tout la vie familiale et à assurer autant que possible la permanence des engagements. Ensuite, il s'attachera à prévenir les accidents, les maladies dont les ouvriers peuvent être victimes au cours de leur travail, et s'il crée des institutions en faveur de son personnel, il s'imposerae comme première mission de les faire servir à l'éducation économique de l'ouvrier, afin de l'habituer au maniement des affaires, et d'accroître sa valeur individuelle. Ainsi, saura-t-il mettre ses ouvriers à l'abri des théories saugrenues et des pièges grossiers, il développera chez eux les habitudes de self-government, et, en leur apprenant à se gouverner eux-mêmes, il les rendra capables de se mêler avec intelligence des affaires du pays.
Notes
1. La Sociéte d'Économie sociale, en multipliant ses monographies d'ouvriers des Deux Mondes, tient surtout à mettre en lumière par des analyses sans cesse renouvelées les faits, les coutumes, les principes intimement llés. soit à la prospérlté, soit à la soufrance des familles, des ateliers, des nations. A cet efet, etle porte de préférence ses investigations sur les ménages de pay sans ou d'ouvriers qui représentent le mieux les conditions noyennes de la vie populaire. Mais elle s'attache aussi à étudier par la méthode qui lui est propre, les oranisations du travail qui, à des titres divers, se recommandent a 'attention publique. C'est pour ce motif qu'elle publie la monographie d'un ouvrier de la « corporation du Val-des-Bois », comme elle avait déjà fait connaître le ramilistére de Guise et la Papeterie coopérative d'Angoulème, par des études du même auteur. Très prochainement viendront à leur tour la Mine aux mineurs de Monthieux et de Rive-de-Gier, la communauté des pêcheurs de Fort-Mardycl, etc. Les Ouvriers des Deux Mondes placeront ainsi, dans leur galerie de monographies méthodiques, les documents les plus propres à faire apprécier la valeur elative des principales solutions proposées pour atténuer le conflit entre les patrons et les ouvriers.
2. L'établissement d'Amérlque a été fermé depuis l'époque ou les note relatives à cettc monographie ont eté prises.
3. Monographie de l'Ajusteur surveillant de l'Usine de Guise (Ou. des ˉDeux Mondes, 2ᵉ sérde, t. IV.)
4. Depuis notre voyage au Val, la mère de l'ouvrier est morte, au commencement de l'année 1896.
5. M. Ernest Harmel avait laissé par testament une somme à partager entre tous les ouvriers ayant au moins 10 ans de service à l'usine. Comme chacun d'eux n'aurait eu à recevolr qu'une somme modique, le conseil intérieur, consulté par le Bon Père, a demandé qu'on achetât un souvenir qui serait remis à toutes les famllles se trouvant dans les conditions exigées. On a donc acheté 10 pendules, comme celle possédée par notre ouvrier.
6. Monographie du Tanneur de Nottingham. (Ouvriers des Deux Mondes, 2ᵉ série, t. III.)
7. Monographie de l'Employé de la papeterie d'Angouléme, § 12 (Ouuv. des Deux Mondes, 2ᵉ série, t. IV). Lui aussi avait eu à supporter dans sa jeunesse des heures de travail trés prolongées, et s'applaudissait de la réduction qu'elles avaient subie ; comme l'ouvrier du Val-des-Boils, il voyait là un des faits les plus heureux pour la classe ouvrlère. Ces dispositions font facilement comprendre le succés qu'a pu avoir dans certains milieux la revendlcaution de la journée de huit heures, bien que dans les deux établissements industriels visés, elle ne compte que de rares partisans.
A propos de la production maintenue aussl forte malgré la réduction des heures de travail, nous rappelons le falt dont l'usine de Guise a été le témoin lors de la guerre de 1870 : l'usine ayant perdu ses débouchés s'est trouvée dans la nécesslté de diminuer sa fabrication, elle a eu recours à la réducton des heures de travail, et ce n'est qu'en les abaissant au-dessous de huit heures qu'elle a pu arriver au résultat déslré. (Voir le § 8.)
8. Manuel de la ˉCorporation chrétienne, par M. Léon Harmel, Tours, Mame, 1879, in-18, p. 23.
9. La loi du 30 novembre 1894 a donné satisfaction à ce vœu.