N° 69.

TANNEUR DE NOTTINGHAM

(ANGLETERRE),

OUVRIER-JOURNALIER,

DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS MOMENTANÉS,

D'APRÈS

LES RENSEIGNEMENT RECUEILLIS SUR LES LIEUX, EN 1888,

PAR

M. URBAIN GUERIN .



Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.

[269] La famille habite la ville de Nottingham, située sur la rive gauche de la Trent et sur le canal Great-Trunl, et chef-lieu du comté de ce nom. Une distance de 126 milles, soit 202 kilomètres, la sépare de Londres. Deux lignes de chemin de fer la desservent : le Midland Railway qui va de Londres à Manchester, l'Eastern Railway qui, comme son nom l'indique, exploite l'est de l'Angleterre et comprend un grand nombre de lignes. Le canal Great-Trunl met Nottingham en communication avec lull, Liverpool, Londres. Après avoir pris sa source dans le comté de Stafford, la Trent coule au sud, ensuite à l'est, arrose les comtés de Derby, de Nottingham, de bLincoln puis se réunit [270] à l'Ouse par la rive droite, sur la limite du comté d'Yor, pour former l'lumber. Son cours a une longueur de 270 kilomètres.

Située sur une éminence, Nottingham se dresse d'une maniêre pittoresque au-dessus des faubourgs qui se sont développés à ses pieds et des vertes prairies qui l'entourent. Elle est maintenant percée de larges voies que sillonnent de nombreux tramways et que bordent des maisons construites pour la plupart en briques. De nombreux magasins s'y trouvent. Au centre s'étend la place du Marché, qui, durantles samedis jusqu'à onze heures du soir, jette dans cette partie de la ville une vive animation. Nottingham est pauvre d'anciens monuments ; mais l'Université a été construite avec un grand déploiement architectural, cherchant à imiterle gothique anglais. La ville renferme beaucoup d'églises appartenant aux diverses communions protestantes ; aucune d'elles ne se recommande à l'attention par son architecture ; la cathédrale catholique a été bâtie en 1844.

L'ancien château dominait fiêrement la ville ; il était construit sur une éminence formée d'énormes rochers. C'est là que Charles déploya l'étendard de la guerre qui aboutit à sa mort et à la création d'une république éphémère. Il a été détruit en 1832, lors d'une émeute provoquée par la question des droits sur les céréales, et au milieu de l'effervescence que le rejet réitéré du bill sur la réforme électorale par la Chambre des lords avait jetée dans toute l'Angleterre. Le duc de Newcastle, son propriétaire, un des membres les plus intransigeants du parti tory, était opposé à cette dernière réforme : ce fut un des premiers protecteurs de M. Gladstone, qui, lors de son entrée dans la vie publique, s'était rangé parmi les conservateurs, dont il devint plus tard l'adversaire le plus puissant. Aujourd'hui, sur l'emplacement du vieux château dont il ne reste plus que quelques débris, s'élêve un musée artistique et industriel, entouré d'un jardin ; de là la vue s'étend sur un vaste et agréable panorama.

Le climat, plus sec à Nottingham qu'il ne l'est généralement en Angleterre, passe pour être très salubre. l n'a pas permis aux filatures de coton, qui réclament un air humide, de s' établir, même dans les prairies avoisinant la Trent et le canal Great-Trunl. Elles se sont concentrées à Manchester, ville à laquelle ses pluies fréquentes ont fait donner le surnom de pot de l'Angleterre.

La population de Nottingham est aujourd'hui (1891)de 212.662âmes ; son extension est due à l'annexion des villages qui l'entouraient : Radford, Lenton, Basford, llys-on-Green, Bulvell, Standard still, Brev[271]house ard. On y a relevé au cours de l'année dernière 5.409 naissances contre 3.523 déces. Nottingham renferme une petite colonie française de 30 à 50 ouvriers. Ils viennet des fabriques de dentelles de Calais chercher un salaire plus élevé, quand leur expatriation n'a pas pour cause le désir de se soustraire aux conséquences de quelque mauvais coup. Ce ne sont pas en effet des ouvriers exemplaires ; ils vivent presque tous dans des conditions irrégulières. Beaucoup d'autres ouvriers français traversent la ville et demandent des secours au consul de France, auquel notre gouvernement n'assure aucun fonds pour cette destination.

Nottingham est une ville exclusivement industrielle. Les machines qui ont transformé la confection des dentelles y ayant été inventées, elle est demeurée le centre de cette industrie, qui occupe au moins 50.000 ouvriers. Elle est également un centre important pour la bonneterie, les gants de fil; quelques usines où se construisent des machines y existent aussi. Jadis les tanneries avaient leur principal centre à Nottingham ; mais elle a été déshéritée de cette suprématie au profit de Leeds. Toutefois elle en renferme encore d'importantes ; les deux plus fortes appartiennent à des sociétés anonymes : bien que la solide constitution de la famille, à laquelle la loi laisse toute liberté pour la transmission du patrimoine, ait opposé aux progrès des sociétés anonymes des barrières qu'elles n'ont pas rencontrées en France, elles n'en ont pas moins opéré de nombreuses conquêtes dans l'industrie, à cause des frais nécessaires à un outillage que la concentration de la production rend de plus en plus coûteux.

L'industrie des dentelles traverse en ce moment une crise, et les causes qui l'ont déterminée affectent aussi d'autres branches de l'industrie anglaise. La dentelle se fait aujourd'hui à la machine plus qu'à la main, bien que les produits fabriqués de cette dernière façon soient plus recherchés. La production, resserrée jadis dans d'étroites limites, a pris un essor ininterrompu et est prvenue sans peine à dépasser les besoins de la consommtion. En même temps, les pays avec lesquels l'Angleterre entretenait des relations commerciales s'efforcaient de mettre leur industrie à l'abri d'une concurrence redoutable par l'établissement de droits de douane frappant les produits fabriqués étrangers ; les dentelles, par exeinple, paient maintenant, à leur entrée en France, 30, 40, et même 60 %.

Une autre cause rendait la situation de l'industrie dentelliére plus difficile. Dans beaucoup de branches du travail industriel, les produc[272]teurs anglais ont formé entre eu des Unions qui se proposent un double but : d'abord répondre à la coalition des ouvriers affiliés au 'TradesUnions par la coalition des patrons, désormais plus forts et combattant aussi en masse ; ensuite faire cesser entre producteurs une concurrence souvent meurtrière pour eux, et, par leur entente commune, maintenir les prix à un taux rémunérateur. La formation de telles Associations devient de plus en plus une nécessité de l'industrie moderne ; les fabricants de dentelles ne l'ont pas compris : aucune entente n'existe entre eux au sujet des pri.

Afin d'échapper aux droits de douane, plusieurs industriels établissent des fabriques de dentelles à Moscou, la Russie constituant un débouché important pour cette industrie. Mais tous ne peuvent avoir recours à cette ressource. Aussi les esprits perspicaces n'envisagent-ils pas sans effroi l'avenir de l'industrie dentellière, la plus importante de Nottingham.

Il reste heureusement une autre branche de salut pour l'industrie anglaise, ce sont les colonies, vers lesquelles se dirigent chaque année de nombreux essaims de ses fortes familles. Si en effet elle voit se restreindre ses affaires sur les marchés où jadis elle ne craignait aucune concurrence, elle conserve encore de nombreuses et fructueuses relations avec les colonies, et l'industrie dentellière notamment avec le Canada et l'Australie, et aussi avec l'Amérique du Sud. Les fabricants dont les affaires diminuent n'hésitent pas à entreprendre un voyage en Amérique ou en Australie pour présider à l'établissement d'un comptoir ; un voyage sur le nouveau continent ou à Melbourne leur parait plus facile qu'un voyage en ngleterre à un Français. Dinant à Nottingham chez un grand fabricant de dentelles, sa femme nous raconta, comme une chose fort naturelle, qu'elle avait accompagné cette année son mari dans un voyage en Australie. Les industriels mettent un de leurs fils à la tète de leur maison lointaine ; celle-ci leur fait regagner ce qu'ils perdent d'un autre côté.

La loi et les mœurs s'entendent pour favoriser cette expansion de la race, et avec elle de l'industrie. Le père de famille est assuré de transmettre son établissement à un de ses enfants. Sachant qu'ils doivent faire eux-mêmes leur destinée, ceux-ci n'escomptent pas dans une molle oisiveté les espérances dorées de l'héritage paternel, et, lorsqu'ils sont établis à l'étranger, ils n'ont pas à craindre d'être rappelés par la loi militaire.

Les membres du Conseil municipal de Nottingham appartiennent à[273]la classe moyenne. Outre les membres élus, plusieurs des aldermen sont nommés pour une période de six ans. La loi a voulu ainsi introduire un élément pondérateur qui, survivant au conseil élu, représenterait la tradition vis-à-vis des nouveaux mandataires des électeurs, et préviendrait ainsi les changements trop brusques dans la direction des affaires.

Nottingham est représenté à la Chambre des communes par trois députés appartenant à trois opinions différentes : M. Broadhurst, ancien secrétaire du Comité parlementaire des Trades-Unions, radical ; M. Morley, un des principaux agents du parti libéral gladstonien: M. Wright, conservateur. Aucun d'eux n'habite le pays.

§ 2. État civil de la famille.

La famille comprend huit personnes :

1.JOHN S***, pére de famille............ 55 ans.

2.SARAH-ANN S***, mère de famille............ 54 —

3.SARAH-ANNE S***, première fille, dentelliére............ 29 —

4.STÉPHANIE-FRANÇOISE-THÉRÈSE, deuxième fille, ouvriére en bonneterie............ 25 —

5.ROBERT-JACQUES, troisiéme fils, lithographe............ 22 —

6.RICHARD-JOSEPH, quatrième fils, employé dans une fabrique............ 19 —

7.LOUISE-MARIE, troisiéme fille, dentelliére............ 13 —

8.GERTRUDE-EMMA, quatrième fille............ 11 —

Deux enfants sont morts : l'un a été enlevé par une phtisie à l'âge de six ans, l'autre s'est noyé dans la Trent à l'âge de huit ans.

Les deux fils aînés n'habitent plus avec la famille. Le premier, Jean-Édouard, âgé de vingt-huit ans, a émigré en Australie, où on lui ofrait une place avantageuse de contremaître dans une fabrique de tannerie ; il reçoit en effet le salaire considérable de 5 livres sterling par semaine1, soit 125 francs, et même la maladie n'en suspend pas le paiement. Tous les objets fabriqués se vendent, il est vrai, à un prix plus élevé qu'en Angleterre ; mais le coût des produits naturels y est inférieur.

Le second, Guillaume-Joseph, âgé de vingrt-six ans, est lithographe ; il gagne 32 shillings par semaine, soit 40f 20, pour un travail de cin[274]quante-quatre heures. Il est marié, mais jusqu'à ce jour son union a été stérile.

Tous les enfants ont reçu des noms qui avaient été portés dans la famille.

Le père de John S*** était tanneur ; il a eu, outre celui-ci, deux fils et cinq filles, en tout huit enfants. L'aîné, mort il y a un an, exercait aussi le métier de tanneur. Le plus jeune fils est boulanger en Australie, dans une ville dont son frêre ignore le nom et qui est située à 600 milles au delà de Sydney.

Des filles, la sœur aînée, mariée, était d'abord modiste à Nottingham; elle est maintenant gantière ; son mari travaille dans une fabrique de bouchons. La seconde fille, veuve, demeure à Birmingham ; son mari était employé dans un magasin. La troisième est entrée en religion : elle est dans une maison de la Visitation, ordre cloitré et contemplatif, près deBristol. La quatrième est mariée à un aubergiste aux environs de Nottingham. La cinquième, veuve d'un dentellier, est occupée dans une fabrique de rideaux.

Mme Sarah-Anne S*** appartient à une famille d'ouvriers. Un de ses grands-pères était charpentier, son père était dentellier, sa mère faisait des ménages. Elle avait un frère et une sœur. Le frère est chapelain dans une prison de Leicester. La sœur est morte à cinquante-huit ans; elle était mariée à un ouvrier dentellier.

§ 3. Religion et habitudes morales.

La famille appartient à la religion catholique. Le père de l'ouvrier était protestant ; mais, sa femme étant catholique, tous les enfants ont suivi la religion de la mère. Non seulement la famille suit avec une scrupuleuse fidélité les prescriptions de l'Eglise ; mais elle est encore animée d'un esprit de ferveur et de prosélytisme, plus fréquent parmi les ouvriers anglais que ne le ferait supposer l'indifférence d'un grand nombre d'entre eux (§ 17). Elle observe les pratiques relatives à l'abstinence et reçoit les sacrements à toutes les grandes fêtes, quelques-uns de ses membres même plusieurs fois par mois. Parmi les saints, saint Georges est plus spécialement vénéré en Angleterre ; saint Barnabé, patron de la cathédrale catholique de Nottingham (§ 17), est également fêté dans cette dernière ville.

[275] Chacun des enfants s'est attaché à convertir des dissidents. Le fils uiné a converti sa femme qui était protestante. Sarah S*** a converti, quandil était sur son lit de mort, son fiancé qui appartenait également à cette dernière religion. La sœur Stéphanie a ramené au catholicisme son fiancé avec lequel elle doit s'unir, lorsque l'état plus prospère de l'industrie rendra leurs ressources moins précaires. De même Richard, fiancé à une jeune fille protestante, a déterminé la conversion de sa future à la religion catholique.

Sarah chante à l'église les dimanches et les jours de fête, ainsi que ses deux frères. Robert même est maître de cérémonies. Depuis douze ans, avec une exactitude qui ne s'est jamais démentie, il sert la messe le dimanche matin au couvent des Dames de la Merci ; lorsqu'il était tout enfant, il n'était pas très rassuré, raconte-t-il, en s'y rendant le matin, avant la venue du jour, et il sifflait pour se donner du courage, il n'interrompra cette pieuse coutume qu'au moment de son mariage. Il avait manifesté l'intention d'entrer dans les ordres, mais la famille a reculé devant la dépense que nécessitent les études préalables, indispensables au sacerdoce.

Les familles pieuses font dire tous les ans une messe pour leurs membres décédés. Sarah n'y manque jamais pour son fiancé ; les honoraires de la messe sont de 5 shillings, soit 6f 25. La première communion se fait à dix ans.

La famille entretient des rapports affectueux et fréquents avec les membres du clergé et même avec l'évêque. Ceux-ci comprennent la nécessité de se mêler d'une manière intime à la vie de leurs ouailles. Quelques usages même nous causeraient un certain étonnement. Ainsi l'évêque tient quelquefois chez lui des réunions auxquelles il invite jeunes gens et jeunes filles appartenant aux associations religieuses ; un recteur (c'est le nom donné au curé) préside un cours de danse où les jeunes filles rencontrent leurs fiancés, sans qu'aucun inconvénient en résulte au point de vue moral, car les Anglais gardent le respect de la femme.

Beaucoup de communions protestantes ont destemples à Nottingham : ce sont, outre l'́glise anglicane établie, les congrégationalistes, les baptistes, les méthodistes, les vesleyens. Les rapports entre les membres des deux religions ne sont empreints d'aucune aigreur.

Une entente parfaite règne entre les deux époux, de même qu'entre les parents et les enfants, auxquels les premiers ont le souci d'assurer une bonne éducation, de telle sorte qu'ils aient le moyen[276]de faire face aux difficultés de la vie. La plus jeune fille va à l'école, dont un Act du parlement a du reste rendu la fréquentation obligatoire ; cette école est tenue par les Sœurs de la Merci ; une rétribution de 4 pence, soit 40 centimes, est due chaque semaine. Un comité scolaire, ou school-board, par district est chargé de la surveillance des écoles; il est élu par les habitants, et les femmes peuvent en faire partie, aucune d'elles n'y siège à Nottingham. Les comités scolaires ne représentent pas les opinions politiques de la ville : les conservateurs y dominent, deux prêtres catholiques en faisaient jadis partie, mais les catholiques irlandais ont voté contre eux, parce qu'ils n'étaient pas favorables aux revendications de leurs compatriotes.

En dehors du dimanche, du samedi et des jours de fête, le schoolboard ne permet qu'une absence de cinquante jours par an. Si un enfant manque l'école sans motifs légitimes, les parents reçoivent un avertissement; s'ils n'y défèrent pas, ils peuvent être condamnés à une amende de 5 shillings, puis subir un emprisonnement de quelques jours.

L'ouvrier entretient de bons rapports avec son patron. Un incendie ayant éclaté à la fabrique, il n'a pas exigé le remboursement d'instruments qui lui appartenaient, parce que la prime d'assurance ne couvrait pas tous les dégâts. Mais, en dehors du salaire et de la justice dans les rapports, il n'en attend rien, pas plus du reste que son patron ne songe à sortir de ce rôle, limité au travail exclusivement. Une intervention de ce dernier dans sa vie privée, si bienfaisante qu'elle puisse être, serait même envisagée avec défaveur ; il y verrait un indice d'infériorité ; c'est à lui-même, à l'associationavec les autres ouvriers, qu'il demande l'amélioration de son existence. lIl fait partie des Trades-Unions ; le fils imprimeur est également entré dans une association de ce genre ; il est de plus membre d'un club dans lequel il se rencontre avec des personnes appartenant à d'autres classes de la société. En outre, les ouvriers sont toujours disposés à se venir en aide les uns aux autres. Lorsqu'un confrère se trouve dans la gêne, ils font dans l'usine une collecte en sa faveur; cette collecte se renouvelle chaque mois, jusqu'à ce que la cause qui l'avait motivée ait disparu; elle s'élève parfois jusqu'à 2 ou3 livres sterling. Si l'ouvrier tient à mener une existence confortable et assigne la réalisation de ses désirs sur ce point comme but à ses efforts, il n'a pas cette insouciance du lendemain qu'on se représente comme particulière[277]aux ouvriers anglais. C'est plutôt à la caisse d'épargne postale qu'ils préfêrent s'adresser ; on peut y déposer de petites sommes depuis 1 shilling. Le dépôt d'une seule personne ne peut dépasser 30 l. st. par an2.

L'ouvrier et sa famille lisent beaucoup de journaux : le Catholiec ˉmes, qui coûte un penny, soit deux sous ; l'niers, feuille hebdomadaire ; le Vottingham-Guardian, feuille protestante ; Sheffield-elegraph, feuille illustrée; la ˉPost du soir, toutes du même prix ; la odern Societg, journal radical, d'un penny. Il suit avec un vif intérét les événements politiques auxquels sa qualité d'électeur l'appelle à se mêler (§ 18). Dans les élections politiques, il vote pour les candidats conservateurs, par hostilité contre la politique irlandaise de M. Gladstone. Un antagonisme très vif se maintient entre rlandais et Anglais ; mais ce n'est pas une question de religion qui les divise : les faits rapportés dans cette monographie le prouvent ; les rlandais votent pour des protestants favorables à la politique préconisée par la majorité des députés actuels de l'Irlande, des catholiques donnent leurs suffrages à des conservateurs parce qu'ils combattent l'attitude de ces derniers.

La tendance à l'ivresse constitue un des grands défauts des ouvriers anglais, à Nottingham comme dans les autres villes industrielles : l'esprit d'association toutefois en arrête le développement ; il donne aux sociétés de tempérance des recrues de plus en plus nombreuses, et ces sociétés n'obtiennent queclque succès qu'en imposant à leurs adhérents l'obligation de ne plus consommer de boissons alcooliques. Beaucoup d'ouvriers aussi sont engagés dans des liens irréguliers ; mais ces liens semaintiennent pendant toute leur existence, comme s'ils avaient été sancionnés par la religion. Quels que puissent être les vices ou l'abaissement moral des ouvriers anglais, la propagande des idées religieuses ne se heurte pas chez eux à des préventions soigneusement entretenues ; elle peut ne jamais désespérer de les guérir.

§ 4. Hygiène et service de santé.

[278] Aucune maladie spéciale ne sévit à Nottingham, qui jouit d'un climat renommé en Angleterre par sa salubrité. Les maladies les plus répandues sont les bronchites pendant l'hiver ; quelques cas de phtisie sont observés dans certaines catégories d'ouvriers. Le travail de la tannerie est réputé très sain; il constitue, suivant une opinion fort accréditée, un préservatif sûr contre les épidémies, telles que le choléra. Aussi, lorsqu'une d'elles se déclare à Nottingham, voit-on beaucoup de personnes s'approcher des tanneries, dans l'espoir que l'air qu'elles y respireront les préservera du fléau. Les enfants ne sont pas éprouvés par des maladies graves ; la moyenne de la mortalité y est peu élevée parmi eux.

La famille du mari et celle de la femme étaient très saines. Cette année, l'ovrier a eu, dans le cours de son travail, un accident au gcnou qui l'a retenu plusieurs mois chez lui, mais n'a pas influé sur sa santé générale. La famille emploie peu de remêdes particuliers; lorsqu'un de ses membres est atteint de quelque indisposition, elle s'adresse à un pharmacien qui lui donne une consultation. Une visite de médecin coûte 4f35 (3 sh. 1/2), y compris le médicament ; un arrangcment est fait entre le docteur et le pharmacien, moyennant lequel le premier prélève un droit sur l'objet vendu par le second. La visite est de 3f10 (2 sh. 1/2), lorsque le client ne se fournit pas chez le pharmacien du docteur.

Les accouchements se font, dans les familles pauvres, par les soins d'une accoucheuse à laquelle on remet 12f50 (10 shill.). Les médecins prennent, pour les ménages modestes, de 1 livre à 3 livres st. Il existe beaucoup de médecins à Nottingham; deux d'entre eux sont catholiques.

§ 5. Rang de la famille.

La famille tient un bon rang dans la classe ouvrière. Elle est fort estimée de son patron, comme du clergé catholique, notamment de[279]l'évêque, auquel quelques-uns de ses membres rendent visite de temps à autre. Ayant une haute idée de sa respectabilité, elle a une correction d'attitude qui ne le cêde pas à celle des familles bourgeoises. Mais l'aisance dans laquelle elle vit, quoique diminuée par la crise industrielle, la satisfait; elle n'ambitionne pas de s'élever au rang de patron, ambition du reste que la constitution moderne de l'industrie rendrait presque irréalisable.

Moyens d'existence de la famille

§ 6. Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris.)

Immeubles............ 0f 00

La famille n'en possêde aucun ; elle ne manifeste pas le désir d'arriver à la propriété.

Argent............ 200f 00

La famille garde, pour faire face à ses dépenses et aux accidents imprévus, une somme d'argent qui n'est pas toujours la même ; elle varie selon les circonstances. Elle a servi cette année à solder les dépenses qui résultaient de l'accident subi par le chef de famille et de la diminution de travail des enfants.

ANIMAUX DOMESTIQUES............ 0f 00

La famille n'en possède aucun.

Matériel spécial des travaux et industries............ 69f 40

La plupart des outils des ouvriers appartiennent à la fabrique ; un petit nombre seulement sont leur propriété personnelle. Avant l'incendie de la fabrique, qui a éclaté peu apres l'établissement de machines nouvelles, S*** en possédait en plus grande quantité. Il n'en a pas demandé le remboursement, par sympathie pour son patron.

1° Pour l'exercice du travail industriel. — Bouchon en liége surmonltant un morceau de bois, 4f 35; — instrument pour élargir le cuir, lame en acier avec un manche de bois, 2f50. — Total, 6f 85

[280] 2° Pour des industries domestiques. — Machine à presser le linge, 56f25 ; — baquets, 3f00; — fers à repasser, 1f 80; ustensiles divers, 1f 50. — Total, 62f 55.

Valeur totale des propriétés............ 269f 40

§ 7. Subventions.

Les subventions ont presque totalement disparu du régime industriel anglais; la séparation des patrons et des ouvriers qui se considèrent comme tout à fait indépendants les uns des autres, l'absence complète des idées de patronage, l'agglomération des usines etmanufactures dans les villes, expliquent cette disparition. Le patron de l'ouvrier, plus généreux que les autres, maintient à ses ouvriers malades le paiement du salaire pendant trois ou quatre semaines ; ensuite il ne donne plus rien.

C'est la seule subvention sur laquelle l'ouvrier puisse compter.

§ 8. Travaux et industries.

Travaux du père. — Le père est attaché, depuis trois ans, à une tannerie de médiocre importance qui emploie une centaine d'ouvriers. Il a d'abord une mission de surveillance, les ouvriers ayant peu de rapports avec le patron; le contre-maître amême le droit d'en renvoyer dle sa propre autorité, sans recourir au maître. Ensuite il colore et prépare le cuir destiné à la reliure et à garnir l'intérieur des bottes. Cette fabrique achète le cuir en France, qui fournit principalement celui servant pour les valises et les coffres ; nous exportons aussi quelques peaux pour les chaussures. Toutefois l'Amérique fournit la plupart des peaux affeetées à ce dernier usage; ce sont des peaux de bœufs, tandis que les peaux employées pour la reliure, presque toujours des peaux de brebis, viennent plutôt d'Angleterre ou d'Australie. La tannerie n'a pas échappé à la transformation de l'industrie par les machines; elle n'est plus une industrie exclusivement familiale et dans laquelle tout le travail se faisait à la main. bLa machine y est employée; elle donne une production six fois supérieure à celle du travail à main. En même temps, de grandes[281]sociétés anonymes se sont fondées ; l'une d'entre elles, installée à Nottingham. a pris un développement considérable, non seulement en Angleterre, mais encore à l'étranger : un agent la représente à Paris, et elle exporte en Allemagne et en Amérique. L'usine dans laquelle l'ouvrier est employé fait des affaires presque exclusivement avec l'Angleterre.

L'ouvrier se rend à l'usine le matin à 6 heures et en revient à 5 heures. Une heure et demie lui est pendant ce temps accordée pour les repas, savoir : une demi-heure pour le déjeuner, de 8 h. à 8 h. 12 ; une heure pour le dîner, de 1 h. a 2 heures. La journée de travail est donc de 9 h. 1/2. De plus, le travail s'arrête le samedi à 1 heure. L'arret du samedi est maintenant entré dans les mœurs, on le considère avec raison comme seul capable de garantir le repos du dimanche complet. A Londres même. les magasins et les bureaux ferment, le samedi soir, plus tôt que les autres jours. L'ouvrier prend ensuite quelques jours de repos à Noel et à la Pentecôte, de telle sorte qu'il a environ quine jours de vacances par an, comme la plupart de ses compagnons. Il travaille à la pièce; son salaire hebdomadaire s'élève à 2 l. st., soit 50 francs; si les affaires étaient prospères, son gain serait accru d'une demi-livre au moins: il pourrait ensuite accomplir un travail supplémentaire, tandis qu'aujourd'hui il parvient à peine à faire une semaine régulière. Cette « dépression »» des affaires provient de la concurrence étrangère, qui s'exerce d'autant plus facilement qu'aucun droit ne frappe le cuir. Aussi la ligue du air- frade, c'est-ầ-dire du commerce loyal, qui réclame l'établissement de droits compensateurs sur les produits étrangers, estelle très populaire parmi les ouvriers, maintenant hostiles au libreéchange ; le nôtre manifestait une vive indignation contre l'entrée en franchise des marchandises étrangères, tandis que les produits que les Anglais fabriquent ne sont pas soumis aux mêmes traitements : M. Broadhurst, député ouvrier de Nottingham à la Chambre des communes, est un des représentants de la ligue, qui conquiert des adeptes de plus en plus nombreux. Quelque habitués qu'ils soient aux pratiques du libre-échange, beaucoup d'industriels commencent a en éprouver les inconvénients, depuis le changement de politique commerciale opéré par la plupart des Etats (§ 1) ; ils verraient donc sans déplaisir l'établissement de droits compensateurs, et cette disposition s'est affirmée, non sans éclat, à la Chambre même de commerce de Manchester, la ville qui a donné son nom à l'école libre-échangiste. l'ne [282] motion en faveur de l'établissement de droits compensateurs y a été votée au mois de décembre 18883. Enfin les propriétaires fonciers, qui luttent avec peine contre la concurrence américaine, sont les partisans déterminés d'une élévation des tarifs de douane. Toutefois, malgré les conquêtes de la ligue du Fair-rade, il est douteux qu'elle triomphe. Beaucoup d'industriels estiment que des droits établis pour une courte période sur les marchandises étrangères rendraient certainement des services ; mais, si une industrie était ainsi favorisée, toutes, observent-ils, ne manqueraient pas de réclamer un traitement identique. Ensuite ils craignent qu'il ne soit plus facile d'établir des tarifs douaniers que de les supprimer. Les pratiques du libre-échange, en outre, sont tellement entrées dans les mœurs que beaucoup hésitent à rompre avec elles. Lord Salisbury le disait au Parlement dans un débat soulevé à ce sujet : « L'abandon du libre-échange équivaudrait pour l'Angleterre à une véritable révolution. »

Travaux de la mère. — La mère se livre à tous les travaux du ménage : elle lave, fait la cuisine, repasse le linge, blanchit les vêtements, etc.

Travaux des fils. — Robert est attaché depuis six ans à l'imprimerie Fooman et fils. Depuis cette année, il gagne 1 l. st., 12 shillings, par semaine. L'année prochaine, il recevra 1 l. st., 14 shillings. Les TradesUnions rêglent de la manière suivante les conditions de travail des ouvriers imprimeurs : travail de 54 heures par semaine et arrêt le samedi à 1 heure ; salaire minimum de 35 shillings par semaine. Le second fils était employé dans une fabrique, mais la dépression des affaires a amené la perte de sa place ; il fait maintenant des travaux d'écritures au compte de diverses personnes.

Travaux des filles. — L'aînée des filles est attachée à une fabrique de dentelles en qualité de surveillante. Elle yreste de 9 heures du matin jusqu'à 8 heures du soir. Elle dine à la fabrique, mais soupe le soir chez elle. Son salaire est de 15 shillings par semaine ; si la production industrielle n'avait pas été restreinte, ildevrait s'élever à 18 shillings. La seconde, Louise-Stéphanie, est employée dans une fabrique de bonneterie. Le temps de travail est le même que pour sa sœur. En temps de prospérité industrielle, le salaire pourrait s'élever à 15 shil. ;[283]maintenantil ne dépasse pas 7 shil. Latroisième, Louise-Marie, travaille dans la même usine que sa sœur aînée : elle aide pour les emballages : elle reste à l'usine de 8 heures du matin jusqu'à 7 heures du soir, avec une interruption d'une heure pour le dîner, qu'elle prend sur les lieux. La dernière va en classe et reste à la maison où elle rend quelques services à sa mère.

Industries entreprises par la famille. — Les ouvriers anglais ont perdu pour la plupart l'habitude des industries domestiques. La famille décrite dans cette monographie a retenu le blanchissage. La mère prend une femme de journée pour l'aider dans ce travail ; mais, lorsque le ralentissement des affaires amène une diminution des heures de travail de ses filles, celles-ci se substituent à la femme de journée.

Mode d'existence de la famille

§ 9. Aliments et repas.

La famille tient à une alimentation très confortable dans laquelle la viande joue un rôle fort important.

Quatre repas ont lieu par jour : premier déjeuner à 8 heures du matin : il se compose de thé ou de café, d'œufs ou de jambon grillé et de pain ; dîner à 1 heure : beuf ou mouton, qu'on ne mange jamais sans l'accompagnement de pommes de terre, beurre ou pudding, et comme boisson de la biêre, tel est le menu ; troisième repas à 4 ou 5 heures, goûter ou lunch composé de thé avec du pain ou des tartines de beurre ; souper enfin à 8 heures du soir se composant de viande froide avec du beurre et de la bière. Lorsque la famille invite quelques amis, par exemple les jours de fête suivants : les ameaux, les lundis de Pàques ou de la Pentecôte, le jour de Noél ou le lendemain, le premier lundi du mois d'août, ou quelquefois aux anniversaires de la naissance d'un des enfants, elle augmente le menu d'une plus grande quantité de viande, de dessert, et, dans les grandes occasions, le vin parait sur la table, ou à sa place une bière de qualité supérieure, accompagnée de whisky à la fin du repas.

[284] Le père et les enfants consomment d'une manière modérée en dehors de la maison ; ils prennent un verre de bière ou de vhisly dans les débits de boisson.

§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.

Le quartier dans lequel habite la famille, peuplé presque exclusivement d'ouvriers, comprend des maisons à peu près semblables ; il n'y a qu'un étage, la façade est recouverte en briques. Celle de la famille se compose : au rez-de-chaussée, d'un salon qui ouvre directement sur la rue, d'une salle à manger, à côté de laquelle se trouve une pièce servant à la fois pour la cuisine et le blanchissage et qui donne sur une petite cour ; au premier, de quatre chambres à coucher, une pour le père et la mère, une pour les fils, une pour les filles, une qui reste vide ou est quelquefois occupée par un des enfants.

Le loyer de la maison se paie toutes les semaines, suivant le mode usité pour les maisons de ce genre ; il est de 5 shillings et 1 penny, ce qui fait pour toute l'année un total de 13 l. st., soit 325 francs. Des Building-Societies ont été fondées à Nottingham, mais l'ouvrier a préféré garder ce qu'il gagne plutôt que de le consacrer à l'acquisition d'une maison (§ 19).

Meubles. : très nombreux, quelques-uns assez élégants et qui, en France, décèleraient une position supérieure à celle de l'ouvrier............ 2,233f 00

1° Literie. — 3 lits en fer, 75f00; — 1 lit en bois, 060f 00 ; — 8 matelas, 250f00 ; — 4 couvertures de laine, 27f 50 ; — 4 autres couvertures en coton pour l'été et 4 courtes-pointes, 90f00. Total, 502f 50.

2° Mobilier du salon. — 1 canapé avec petites couvertures faites à la main, 30f00; — 4 chaises de canne, 9f25; — 1 fauteuil, 20f 00; — 1 1able ronde avec 2 tapis de dimension inégale, 75f 00; — 1 table plus petite. 51f25 ;— 1 piano, 825f00 ; — 1 tabouret de piano, 51f25 — 1 grand tapis par terre, 75f00: — peaux de brebis, 25f00 ; — tapis en linoleum, 1f85 ; — 1 tapis au bas du canapé. 25f00 ; — 1 paillasson, 1f25 ; — 2 coffrets,50f00 ; — 1 coffret noir plus petit, 6f25 ; — 1 autre coffret., 5f 65 ; — 2 grands vases sur la cheminée, 10f00 ;— 2 petits vases, 1f80 ; — 1 éventail, 0f 60. — Total, 1,264f15.

3° Mobilier de la salle à manger. — 1 table, 12f50 ; — 4 chaises et 2 fauteuils, 25f00 ; 1 commode à plusieurs tiroirs, 50f 00 ; — 1 pendule, 12f50; — 3 coffrets, 3f75 ; — petits vases, 1f 25; — 1 glace au-dessus de la cheminée, 16f25 ; — 1 glace plus petite, 2f25; — 1 cage d'oiseau, 0f60 ; — porte- manteaux, 2f50. — Total, 126f60.

4° Mobilier des chambres a coucher. — Lavabos et miroirs, 43f 75; — 9 chaises, 5f40; — 3 commodes, 37f50 ; — cuvettes, 3f75. — Total, 90f 40.

[285] 5° Livres, gravures et objets de piéte. — Photographies de famille, 3f 75: — portraits et gravures représentant, entre autres, William Shakespeare, le cardinal Newman, 6f85, — 1 centaine de livres, presque tous livres religieux, et quelques romans, livres de messe, 150f 00; — très nombreux cahiers de musique, 75f00; — images de la première communion, 6f25; — 3 statuettes de la Sainte Vierge, 7f 50. — Total, 249f 35.

Ustensiles : nombreux et proprement tenus............ 223f 85

1° Employés pour la cuisson, da préparation et la consommation des aliments. — 3 douzaines de verres, 7f 50; — 1 douzaine de bouteilles, 1f 25 ; — 4 théières, 15f 60: — 5 marmites en fer, 18f 7S : — 4 cuillers pour la soupe, 2f 50 ; — 1 douaine de cuillers, 7f50 ; — 12 fourchettes, 7f 50 ; — 12 couteaux, 7f 50; — 4 carafes, 8f 75; — 2 soupiéres, 2f50 — 7 baquets pour laver la vaisselle et le linge, 8f 75: — 2 seaux, 2f50; — 1 cannette, 1f 25 ; — douzaine d'assiettes, 12f 50 ; — 3 casseroles, 11f 85: — grils et ustensiles pour mettre au-dessus du feu, 12f 50; — 1 douzaine de petits bols, 2f 50 ; — 2 douzaines de tasses et soucoupes, 9f 00. — Total, 140f20.

2° Employés pour l'éclairage et le chauffage. — 8 chandeliers, 19f 40 ; — 1 pelle. 4 pincettes et devant de cheminée, 37f 50 ; — 1 paire de jusqu'à ts, 3f70 ; — 1 poêle à gaz, 6f85 ; — 1 crachoir, 1f85 ; — 1 lampe, 3f75. — Total, 73f 05.

3° Employés à divers usages domestiques. — Peignes, brosses et affaires de toilette. 8f 10 ; — pots de eurs. 2f 50. — Total, 10f 60.

Linge de ménage : en quantité suffisante............ 88f 20

6 paires et demie de draps, 60f 60 : — 8 nappes., 10f 00: — 1 douzaine et demie d'essuiemains, 15f 60; — torchons, 2f 00. — Totat,88f 20.

VÊTEMENTS............ 3.344f 20

Les vêtements des ouvriers anglais ont perdu tout caractère local. Ceux de la famille sont très confortables : quelques-uns sont faits sur mesure, les autres achetés dans les maisons de confection ; aucune apparence extérieure ne distingue les ouvriers aisés et la classe moyenne de fortune médiocre.

VÊTEMENTS DES HOMMES, Selon le détail ci-dessous (1.209f 95).

1° Vêtements du père. (Le père a, comme ses fils, trois habillements complets : l'un pour les dimanches et jours de féte, l'autre pour rester à la maison, les jours où il ne travaille pas, le troisième pour le travail : il emploie généralement pour ce dernier usage les vêtements qui sont défraichis ou usés.) — Costume de fête : 1 redingote, 1 gilet. 1 pantalon de couleur claire, 125f00: — 1 par-dessus, 50f00; — 2e costume, même composition, 7f00; — 3e costume, 37f 85 ; — 3 chapeaux, 22f50 ; — paires de chaussures, 37f 50 : — 1 paire de pantoufles, 4f 35; — 4 cravates, 5f 00; — 1 demi-douaaine de mouchoirs, 7f 30; — 1 demi-douzaine de paires de bas, 9f 10; — 1 demi-douaine de chemises en laine, 30f00; — 3 caleçons, 14f 55: — 3 paires de gants, 10f 50; — 1 montre en argent, 70f20 ; — chemises de toile, 7f 70. — Total, 507f05.

2° Vêtements des fils. (Chacun des fils a le même nombre de vêtements, et trois habillements, un pour les dimanches et fêtes. n pour les jours ordinaires, un troisiéme pour le travail.) — 2 costumes de fêtes paletot, gilet et pantalon, 200f00 ;— 2 par-dessus, 100f00: — 2 costumes moyens, 60f00; — costumes de travail. 40f00 ; — 6 chapeaux,7f50; — 4 paires de chaussures, 59f 60; —24 mouchoirs,30f00; — 8 paires de bas de mérinos, 2f 10: — 12 cravates 11f 10; — 8 chemises de toile, 34f 80 ; — 6 paires de gants, 20f00 ; — 2 montres en argent, 100f00 ; — 2 chaînes, 30f00; — 2 paires de boutons de manchettes, 7f50. — Total, 702f90.

[286] VÊTEMENTS DES FEMME, Selon le détail ci-dessous (2.134f25).

1° Vêtements de la mère. (Comme ceux des filles, ils sont faits par une couturière ou achetés dans un magasin de confection.) — 2 costumes de fête en mérinos français, 75f00 ; — 4 manteaux, 200f00; — 1 demi-douzaine de jupes et de corsages de travail, 12f 50; — 1 demi-douzaine de paires de bas, 11f10; — 2 paires de cbaussures, 20f00;— 1 demi-douaaine de m ucl. ois blancs, 5f00; — 1 dmi-douzaine de chemises en calicot, 15f 00; — 4 paires de gants, 10f00 ; — chapeaux et bonnets, 1f00 ; — 2 anneaux et 6 broches, 100f00 — Total, 464f60.

2° Vêtements de la fille aînée. — 4 costumes habillés, jupe et corsage, faits par une couturière, 200f00 ; — 4 habillements de travail, 50f00 ; — 3 jaquettes, 112f 50; — 2 chapeaux habillés, 35f 00j; — 2 chapeaux pour le travail, 10f00 ; -3 paires de chaussures, 45f 00; —1 douzaine de paires de bas, 22f 20 ; — 1 douzaine de mouchoirs blancs, 12f00; — 9 chemises en calicot, 22f00 ; — 3 jupes de flanelle, 1f75 : — ahliers en mousseline, 6f20; — p col de fourrure, 12f50 ; — jupons, 10f00; — rubans et dentelles, 15f00 ; — 6 paires de gants 18f 10; — 1 montre en or, donnée par son fiancé (§ 3), 90f00; — 1 chaîne en or, 37f50; — bracelets, bagues et broches, 250f 00. — Total, 966f75.

3° Vêtements de la seconde fille. — 2 costumes habillés, jupe et corsage, 100f 00; — 4 habillements de travail,50f00: — 3 jaquettes, 112f 50; — 2 chapeaux habillés, 35f00 — 2 chapeaux pour le trava, 10f00; — 3 paires de chaussures, 45f00: — 1 demi-douzaine de paires de bas, 11f 10; — 1 dcmi d uzaine de nouchoirs blancs, f00: — 1 dcmi-douzaine de chemises en calicet, 15f0 : — 1 tablier en mousseline, f20 ; — 1 col de fourrure, 25f 00; — 3 jupes de flanelle, 18f 75 ; — rubans et dentelles, 12f00 ; — 2 broches, 15f00. — Total, 461f 55.

4° Vêtements de la troisième fille. — 3 habillements pour les jous de féte. 45f 00; — 1 costume de travail, 6f25 ; — 3 jupes de fanelle, 9f30 ; — jupes faites avec de vieilles robes, 1f25 ;— 1 col de fourrure. 10f00 : — 3 chapeaux, 13f95 : — 3 chemises de calieot, 3f75; — 4 paires de bas de mérinos. 2f 40; — 1 demi-douzaine de mouchoirs, 5f00 ; — 2 paires de chaussures, 15f 00 ; — 1 anneau en argent, 2f 50. — Total, 114f40.

5° Vêtements de la quatrième fille. — 3 habillements pour les jours de fête, 37f50; — 3 autres robes, 6f 25: — 3 chapeaux, 11f20:— 4 paires de chaussettes, 5f00 ; — 2 mouchoirs, 0f80: — 4 chemises en calicot, 3f60: — 1 diaaine de petits tabliers, 9f 00: — 2 paires de chaussures, 13f 75 ; — 2 paires de pantoufles, a5f60; — 4 paires de gants, 2f 40; — 1 eroix eun argent, 23f 10 ; — 1 collier en corail, 8f 75. — Total, 126f95.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 5.889f 25

§ 11. Récréations.

Le père se délasse des fatigues du labeur quotidien, en restant l'hiver chez lui au coin du feu, où il fume, comme beaucoup d'Anglais, sans presque mot dire. Les fils, et surtout l'imprimeur, vont jouer le samedi, après l'arrêt du travail, dans les prairies de Nottingham, au criclet ou au foot ball les exercices du corps ne sont pas seulement en Angleterre goûtés par les jeunes gens des classes riches, mais aussi par ceux a ppartenant aux classes ouvrières. Aussi, lorsqu'on voyage le samedi, aperçoit-on fréquemment dans les prairies des bandes d'en[287]fants ou de jeunes gens qui se livrent à ces exercices avec une passion fougueuse ; ce sont des écoliers conduits par leurs maîtres, ou des jeunes gens faisant partie d'un club ou d'une association fondée en vue des jeux. Le dimanche, les membres de la famille décrite ne se livrent à auc un jeu.

La seconde fille, Stéphanie, va le soir, avec son père et son fiancé, à un cours de danse placé sous la surveillance du re cteur.Elle paie une rétribution de 7 shillings, soit 8f 75 pour trois mois.

La famille aime encore assister à des concerts ou à voir jouer des drames au théâtre. Elle reçoit plusieurs fois des amis, qui à leur tour l'invitent les dimanches ou les autres jours de fête. Le père se rend de temps en temps dans un café avec quelques amis ; mais il use des boissons alcooliques avec modération.

Histoire de la famille

§ 12. Phases principales de l'existence.

Les ouvriers anglais n'aspirent pas à une position supérieure à celle qu'ils occupent. Leurs pères ont été ouvriers ; les fils le seront également. Leur ambition, c'est de se donner une plus grande somme de bien-être, de gagner des salaires plus élevés, de fournir une durée de travail qui ne dépasse pas neuf ou dix heures ; mais bien peu d'entre eux songent à devenir patrons. Ainsi, dans la famille S***, le père ne manifeste aucun regret de ne pas s'être élevé au patronat, et de même les enfants n'ont pas le désir d'y parvenir. C'est à une existence aisée et confortable qu'ils prétendent.

Les familles anglaises sont généralement nombreuses ; les mariages se contractent de bonne heure, et, l'usage de la dot n'existant pas, les sentiments plus que les calculs de l'intérêt les dictent. Les enfants ne s'effraient pas de leur avenir. Ils ne restent pas tous sur le territoire anglais ; s'ils apercoivent dans les colonies des chances plus certaines de fortune, ils n'hésitent pas à émigrer, et ils hésitent d'autant moins que, dans cette émigration, ils ne sont pas réduits à leurs seules forces. L'association ouvrière de laquelle ils font partie leur donne un se[288]cours sous forme de paiement du voyage, e quelquefois aussi leur famille leur vient en aide.

Les jeunes filles entrent à la manufacture à l'âge permis par la loi. Depuis la réglementation du travail des enfants et des jeunes femmes, les grands abus qui s'étaient autrefois commis ont cessé, et les parents, sachant leurs filles plus protégées, redoutent moins pour elles le contact de l'usine.

Les ouvriers qui ont amassé quelques épargnes, si petites qu'elles soient, tiennent à faire un testament; beaucoup d'entre eux, craignant que leur femme devenue veuve ne tombe dans une situation inférieure, lui laissent l'usufruit de tout ce qu'ils possèdent. Sinon, ils font au fils aîné un avantage des deux tiers. Dans d'autres cas, ils donnent à leurs enfants, selon la situation de chacun. L'aîné, avantagé par le père, est considéré comme le chef de la famille, et, si ses ressources le permettent, ses frères peuvent venir frapper à sa porte en cas de malheur et lorsque, chose rare du reste, ils n'appartiennent à aucune association ouvrière.

En un mot, c'est le type de la famille-souche, si souvent décrit. Il s'est conservé dans toutes les classes de la société anglaise, aussi bien parmi les classes ouvrières que parmi les classes industrielles et commerçantes ou parmi les propriétaires. Le respect de l'autorité paternelle, la stabilité de la famille due à la conservation du patrimoine, tels en sont les deux traits principaux. L'Angleterre a subi depuis un quart de siècle les atteintes del'esprit de nouveauté ; des attaques ont été dirigées contre la concentration excessive de la propriété. Mais le régime du partage forcé n'a pas trouvé de défenseurs, et si des réformes ont été demandées à la loi ab intestat, la restriction des droits testamentaires du père de famille n'a pas été proposée. La famille-souche est le plus solide fondement de la puissance anglaise ; c'est à cette forme de famille, et aussi à sa situation géographique, aux circonstances de son histoire, que cette nation doit sa magnilique expansion.

§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

La famille trouve dans les qualités sérieuses de son chef, dans l'entente de tous ses membres, une réelle garantie de bien-être. Cependant.[289]réduite à ses propres forces, elle ne serait pas mise hors d'atteinte des crises industrielles ou d'événements imprévus. Sous ce rapport. l'ouvrier n'a rien à attendre de son patron, pas plus du reste qu'il ne songe à lui rien demander. C'est l'association qui lui procurera, comme à la plupart des ouvriers anglais, les secours contre le chômage, contre la maladie, tous événements qui, le privant de son salaire, le réduiraient à la misère.

L'ouvrier est donc affilié à la Société des tanneurs. qui comprend tous ceux de l'Angleterre. C'est une branche des Trades-'nions (§ 20). Son siège està Leeds. Chacun des associés paie une cotisation qui lui donne droit à des secours en cas de non-travail, que ce non-travail ait pour cause la maladie ou une crise industrielle. Toutefois la cotisation exigée pour obtenir des secours, dans ce dernier cas, est plus élevée que dans le premier, et cela s'explique naturellement; car une crise industrielle frappe un grand nombre d'ouvriers, tandis que la maladie ne présente pas le même caractère de simultanéité. Cette cotisation, de 4 pence par semaine pour secours en cas de maladie, s'élève à 6 pence, lorsquil s'agit du chômage. La Société donne par semaine, à un sociétaire malade, 13 shillings 1/2 pendant les treize premières semaines, 10 shillings 1/2 pendant une seconde période d'égale durée, ensuite 7 shillings, ce qui met l'ouvrier incapable de travail a l'abri de la misère. Aucun secours n'est accordé en cas de décès. La Société vient à l'aide de ses membres qui changent de ville ; ils recoivent dans ce cas 10 shillings 1/2.

Le fils qui travaille chez un imprimeur ne compte non plus sur aucun secours de son patron. Aussi s'est-il de même affilié à la branche des Trades-Unions qui, très puissante, règle sans contestation les conditions du travail de ses membres. Moyennant une cotisation de 8 pence par semaine, il a droit, en cas d'arrêt de travail, à un secours de 10 shillings par semaine. Si on appartient à l'Union depuis deux mois, l'allocation s'élêve à 12 shillings 1/2 ; enfin l'afiliation a l'Union depuis cinq ans donne droit au paiement intégral des frais d'émiration.

Éléments divers de la constitution sociale

FAITS IMPORTANTS DTORGANISATION SOCIALE;

PARTICULARITÉS REMARQUABLES ;

APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES ; CONCLUSIONS.

§ 17. DU CATHOLICISME EN ANGLETERRE ET DE L'ESPRIT RELIGIEUX CHEZ LES OUVRIERS ANGLAIS.

[299] La ville de Nottingham renferme une population catholique de 5 à 6.000 àmes, dont la plus grande partie appartient à la classe ouvrière. Le diocèse duquel elle fait partie comprend quatre comtés : ceux de Nottingham, Rutland, Lincoln, Leicester: les catholiques y sont au nombre de 27 a 28.000. L'évêque a son siège épiscopal à Nottingham: c'est aujourd'hui Mr Bagshave, auteur d'un mandement intitulé : Pitie et ustice pour les pauores, qui eut un grand retentissement.

Quatre ordres religieux, tous de femmes, ont établi des maisons à Nottingham les sœurs de la Merci, vouées à l'enseignement ; les sœurs de Nazareth, qui recueillent les vieillards ; les compagnes de Marie, fondées par l'évêque actuel et préposées à la visite des malades ; les sœurs de la Paix, dont la mission est d'élever des servantes. Les Jésuites ont une maison importante dans le diocèse; ils y exercent, comme dans les autres diocèses, une grande influence.

Longtemps persécuté par la loi, le catholicisme a fait de grands progrès en Angleterre, plus encore comme autorité morale que comme nombre. L'Eglise anglicane a perdu toute force expansive ; une partie de ses ministres accepte plus la partie morale de l'Evangile que sa partie dogmatique, une autre se rapproche du calvinisme, tandis qu'un troisième groupe, renoncant à d'anciens préjugés, ne craint pas d'adopter certaines croyances jusque-là'particulières à l'Église catholique. Les sectes se multiplient nous avons rapporté plus haut (§ 3) celles [300] qui existent à Nottingham. Telle petite ville en voit plus de dix se partager l'influence ; aussi, au milieu de cet éparpillement, le catholicisme, avec sa forte discipline, ses dogmes précis, son unité indestructible, s'est-il acquis une forte position.

Les catholiques ont vu peu à peu tomber toutes les mesures que l'esprit de secte avait imaginées contre eux. Toutes les fonctions leur sont accessibles : ainsi le ministre de l'intérieur appartient aujourd'hui à cette religion, si longtemps proscrite. Elle jouit d'une liberté absolue. N'ayant aucun rapport avec l'État, elle vit exclusivement par les dons des fidêles, en même temps qu'elle se gouverne à sa guise. Les évèques sont nommés par le Saint-Siège, sur une liste que présentent les autres évèques, auxquels chaque chapitre soumettrois noms. Cette présentation ne lie pas le Souverain Pontife ; mais son choix porte rarement sur des ecclésiastiques non désignés. Le gouvernement n'a aucun droit de veto ; les évèques se réunissent où et quand ils veulent. La même liberté est accordée aux ordres religieux. Ils peuvent acquérir et posséder au gré de leurs besoins : jamais aucun fonctionnaire ne s'immisce dans leurs intérêts.

Le clergé s'est activement mêlé, par un grand nombre de ses ministres, à tous les actes de la vie sociale. n fait prouve la haute autorité dont il jouit : le cardinal Manning a été choisi comme arbitre dans la grève des Dockers, qui a causé il y a deux ans une si vive émotion à Londres, et la chambre de commerce de cette grande cité l'a appelé à faire partie du comité d'arbitrage permanent chargé d'apaiser les dissentiments entre patrons et ouvriers.

Les familles ouvrières offrent en Angleterre un contraste frappant au point de vue religieux. Les unes sont plongées dans uneindifférence absolue; les autres sont animées d'un vifesprit de foi et de propagande, qu'elles appartiennent à la religion catholique ou à l'une des communions de la religion proltestante. La famille décrite dans la présente monographie ne constitue donc pas une exception. D'autres villes montrent quels succès obtient la propagande religieuse, lorsqu'elle s'adresse à des ouvriers. A Barrov in Furness, par exemple, un ministre anglican et sa femme ont, avec beaucoup de dévouement, dirigé leurs efforts de ce côté. Ils ont créé une association de femmes qui, en peu de temps, a recruté de nombreuses adhérentes. Les offices du soir, à la suite de cette propagande, ont attiré une foule telle que le temple ne pouvait la contenir. Une école confessionnelle a été ensuite fondée sous la même impulsion, et uniquement avec des souscriptions[301]individuelles ; les premières ont été apportées par des petites filles qui ont donné un penny chacune. La quète se faisait au moment où une crise sévissait sur l'industrie ; les journées des ouvriers étaient très réduites, quand ils n'étaient pas condamnés au chômage. Chaque ouvrier ne s'engagea pas moins à donner une journée de travail ; l'un d'entre eux ne put une fois apporter que la modique somme de trois pence.

Dans ces faits se retrouvent l'e ffort individuel, le dévouement à une association, qui constituent un des meilleurs traits du caractêre anglais.

Il faut aussi le reconnaître, les ouvriers anglais n'ot pas été soumis à une propagande antireligieuse systématique. M. Bradlaugh a fait, dans ces dernières années, des conférences matérialistes, notamment auprès des mineurs du Northumberland. Mais, si ces conférences, qui traitaient des questions les plus délicates relatives à la propagation de la race, ont trouvé quelque écho, elles ne dénonçaient pas au moins les ministres du culte comme les ennemis des ouvriers ; elles ne provoquaient pas contre eux les colères de ces derniers.

§ 18. DE L'EXTENSION DES DROITS ÉLECTORAUX.

L'ouvrier de cette monographie est inscrit sur les listes électorales depuis la réforme de 1884, qui a introduit en Angleterre le suffrage quasi universel. Ce n'est pas brusquement qu'un tel régime a été établi ; l'Angleterre s'est peu à peu acheminée vers une large extension des droits électoraux.

Avant 1832, les élections étaient tout entières dans les mains des possesseurs du sol. Aucune règle fixe d'abord ne déterminait le droit de vote. Dans les comtés en général, tout franc tenancier payant quarante shillings était électeur. mais dans les villes régnait la plus grande diversité. Ici. tous les hommes libres (freemen) étaient électeurs: ailleurs, c'étaient seulement les membres des corporations, les maires et les conseillers municipaux, qui, malgré les protestations des bourgeois. cherchaient à retenir le droit électoral. Des anomalies curieuses se remarquaient dans la distribution des sièges. De grandes villes, telles que Manchester, Leeds, Birmingham, Wolverhampton, n'envoyaient aucun représentant au Parlement, tandis que des bourgs comprenant à[302]peine quelques électeurs jouissaient de ce droit. La moitié des députés environ était élue par des collèges dont aucun ne comprenait 200 membres.

La réforme accomplie en 1832 eut un double but : régulariser la distribution des sièges électoraux, étendre les franchises électorales. Le nombre des électeurs pour l'Angleterre et le pays de Galles fut porté de 435.391 a 656.357. Les anomalies les plus étranges des circonscriptions électorales disparurent, en même temps que des villes importantes, alors privées de représentants, recevaient désormais le droit d'en nommer. L'aristocratie terrienne perdait ainsi l'exercice exclusifdu pouvoir : elle n'en conserva pas moins une forte position à la Chambre des connunes, où des industriels vinrent s'asseoir à côté de ses représentants.

Le régime électoral qui venait de disparaître n'avait pas été créé de toutes pièces ; l'usage l'avait constitué peu à peu pendant des siècles. La loi de 1832 ne dura même pas un demi-siècle. Trente-cinq ans plus tard, en effet, les torys faisaient voter une nouvelle réforme. Leur chef. M. Disraeli, en résumait ainsi le but : « Le Reform-bill de 1832 a confié le pouvoir aux classes moyennes en excluant les classes ouvrières ; c'est à ces dernières qu'il faut aujourd'hui restituer les droits que leur reconnaissait l'ancienne constitution du pays. »

Cette réforme conférait une plus large extension des droits électoraux que la loi précédente, surtout dans les bourgs. « La qualité d'électeur y appartenait désormais : 1° à tout occupant d'une maison, magasin, boutique ou bâtiment quelconque, d'un revenu net annuel de deux cent cinquante francs, résidant dans les limites du bourg ou à une distance n'excédant pas dix kilomètres : 2° à tout habitant d'une maison d'habitation imposée à la taxe des pauvres ; 3° à tout occupant d'un appartement dont le prix de location. sans meubles, atteignait deu cent cinquante francs ; enfin 4° à toute personne jouissant des droits reconnus et consacrés par la loi de 1832. » Un nombre considérable de nouveaux électeurs entra, à la suite du vote de la loi, dans la vie publique. En 1866, il y en avait en effet, pour tout le Royaume-Uni, 1.366.818, dont 764.622 dans les comtés et 602.196 dans les bourgs. En 1868, lorsque la nouvelle loi fut mise à exécution, le chiffre des électeurs s'éleva à 2.448.252, sur lesquels 1.048.491 dans les comtés, et 1.399.761 dans les bourgs.

C'étaient donc les habitants des bourgs, c'est-à-dire les ouvriers des villes, qui avaient dans la plus forte proportion bénéficié des dis[303]positions de la loi. Les auteurs primitifs du projet de réforme, les vhigs, avaient sans doute redouté l'influence des grands propriétaires sur les laboureurs à gages, tandis qu'ils s'attendaient à trouver dans les ouvriers des villes des électeurs plus indépendants et plus sûrs pour eux. Le parti libéral dominait en grande majorité à la Chambre qui fut élue après la mise en application du bill ; c'est à peine si elle comptait un représentant du parti radical. En même temps, comme le rapporte M. Gladstone, elle était une des plus riches qu'on eût vue depuis longtemps. L'aristocratie ou la grande propriété foncière, le commerce et l'industrie se partageaient ses membres à peu près par moitié.

Cette réforme ne fut même pas une halte. A peine était-elle accomplie qu'une agitation recommencait en faveur d'une attribution plus étendue du droit de vote, sinon même du suffrage universel ; elle était menée par les chefs du parti radical, dont les élections avaient décu les espérances. Ils s'autorisaient de la parole de M. Gladstone prononcée en 1864, au moment de la présentation de son bill de réforme qui, après plusieurs transformations, devint celui de 1867 : Tout homme, que son inaptitude personnelle ou un danger politique ne rend point incapable. a le droit de prendre part au gour vernement de son pays. C'était poser le principe du suffrage universel. Il le fit remarquer du reste plus tard, la loi commettait une contradiction injustifiable, en refusant aux ouvriers des campagnes ce qu'elle accordait aux ouvriers des villes. Tel ouvrier demeurant dans une ville, à l'extrémité d'un de ses faubourgs, était inscrit sur la liste électorale ; il en était rayé, s'il allait demeurer quelques mètres plus loin, sur le territoire d'une paroisse rurale.

De cette agitation, à laquelle M Gladstone prêta l'appui de sa puissante parole, est sortie la loi de 1884. Elle franchissait le dernier pas c'est en effet le suffrage universel qu'elle a établi en principe. Les restrictions apportées à l'exercice du droit électoral ne peuvent être considérées comme des infractions au principe ; ce sont des précautions prises par le législateur.

Trois franchises générales confêrent le droit électoral : householdfranchise, occupation fraunchise et lodgerfranchise. ˉousehold franchise, c'est la franchise d'habitation à titre de propriétaire, locataire, employé ou agent, pourvu que cette habitation soit imposée à la taxe des pauvres. L'occupation franchise donne le droit électoral à tout homme qui occupe depuis un an, non pas une habitation, mais une propriété,[304]de quelque nature qu'elle soit, pourvu que le revenu net annuel de cette propriété ne soit pas inférieur à deux cent cinquante francs. Par lodger franchise, la loi entend « l'occupation par un homme majeur qui. comme seul locataire, a occupé, pendant les douze mois échus le l5 juillet, un même logement faisant partie d'une même maison d'habitation et qui y a effeetivement résidé ». Le prix du loegement non meublé ne doit pas descendre au-dessous de deux cent cinquante francs. Les électeurs inscrits en vertu de cette dernière franchise ne sont qu'au nombre de 72.259, tandis que la franchise d'occupation amène au vote 4.965.588 électeurs.

Outre ces franchises générales, la loi a créé des franchises spéciales pour les bourgs, les comtés et les Universités. En vertu de cette dernière, les membres des convocations, les chanceliers, les professeurs, les membres des Cours universitaires et les gradués inscrits sur les registres, concourent à l'élection d'un représentant spécial.

Le chiffre des inscriptions électorales s'élêve, depuis la réforme de 1884, à 5.669.128. Mais ce chiffre ne représente pas le nombre exact des électeurs ; il faut en défalquer les inscriptions multiples et les inscriptions universitaires. Restent environ 5.303,775 électeurs. Près de 2.700.000 individus ont ainsi reçu le droit de vote. Le chiffre des électeurs a plus que doublé depuis 1867i, et tous ces nouveaux venus dans la vie politique appartiennent aux classes populaires, maîtresses maintenant de la représentation du pays.

La loi a en outre procédé à une nouvelle répartition des sièges électoraux. Une lutte très vive s'engagea même à ce sujet entre la Chambre des lords et la Chambre des communes. La première avait rejeté le bill de réforme, moins à cause de son principe que parce qu'il ne spécifiait pas la redistribution des collèges. La majorité de la Chambre des communes, se sentant soutenue par M. Gladstone, manifesta de ce rejet une extrême irritation ; elle parlait de supprimer l'hérédité de la pairie, en même temps que le premier ministre songeait à briser la résistance de la Chambre haute par une fournée de pairs qui en aurait modifié la majorité, mesure contraire à l'esprit de la constitution anglaise. L'intervention de la reine apaisa un conflit dont la prolongation aurait amené de graves conséquences. Le ministère présenta, en même temps que la loi, la modification des collèges, et l'opposition de la Chambre des lords cessae.

Quoique la réforme de 1884 paraisse au premier abord plus simple et plus complète que les précédentes, elle ne prétend pas néanmoins co[305]difier toutes les dispositions relatives aux élections, ni rompre en visière avec le passé. Ainsi elle se reporte encore à d'anciennes dispositions qui remontent à enri V. L'esprit de nouveauté a pu faire des progrès chez nos voisins ; il n'a pas toutefois détruit leur esprit politique, qui sait s'arrêter à temps dans l'application d'un principe. C'était bien le suffrage universel que M. Gladstone appliquait : cependant il n'a pas dans ce bill considéré le droit électoral comme un droit idéal, appartenant à tout individu, par sa seule qualité d'Anglais, et ne pouvant être exercé qu'une fois, mais comme la conséquence d'intérêts qui doivent être représentés. Aussi tout citoyen peut-il être inscrit, non seulement dans toutes les circonscriptions où il réunit les qualités nécessaires pour être électeur, mais encore il peut y voter, sauf quelques exceptions. Un électeur pourrait done e droit prendre part à l'élection de plus de quarante membres du parlement, s'il avait un intérêt dans ces quarante circonscriptions. Les électeurs qui concourent à l'élection des députés des universités peuvent, bien entendu, voter dans les autres circonscriptions où ils sont régulièrement inscrits. Débris d'une ancienne législation électorale, la représentation spéciale des universités a été en butte à de vives atlaques de la part des libéraux ; elle a été mollement défendue. On l'a remarqué, du reste, le choix des universités s'est le plus souvent porté sur des hommes ordinaires.

Des anomalies se révèlent dans l'exercice du droit de suffrage. Les soldats peuvent l'exercer, tandis qu'un usage très ancien et toujours en vigueur interdit aux membres de la Chambre des lords de prendre part à l'élection des membres de la Chambre des communes.

En définitive, en dehors des incapables, sont aujourd'hui privés du droit de vote les individus secourus sur la taxe des pauvres, tout enfant, employé, serviteur ou même ouvrier, demeurant chez son père, maître ou patron, tout habitant d'un logement garni dont la location est inférieure à 250 francs et tout vagabond. Les femmes sont jusqu'ici écartées de la vie publique. Toutefois, lors de l'application du bill de 1867, plusieurs femmes, s'étant présentées pour se faire inscrire sur les listes électorales, furent admises. Quelques-uuns de ces inscriptions furent rayées, d'autres maintenues, et celles qu bénéticièrent de cette dernière décision prirent part au vote, sans qu aucune contestation fût jamais élevée contre la validité de tel suifrages. Une instruction annexée à la loi de 1885 déclare que des femmes peuvent être inscrites sur les listes électorales en vertu de la franchise[306]de bourgeoisie ; dans maintes circonscriptions, plusieurs d'entre elles ont été admises à voter4. Cne campagne est du reste menée depuis quelques années en faveur du droit électoral des femmes ; elle a eu d'abord à sa tête MM. Stuart Mill et John Bright ; Disraéli, un des plus grands hommes d'Eat anglais de ce siècle, inclinait à l'adopter. En 1883, une motion de ce genre n'a été écartée que par 130 voix contre 116 ; reprise l'année suivante, au moment de la discussion du bill de réforme, elle a encore été repoussée. Mais M. Gladstone ne la combattait pas au nom des principes. Les partisans du droit des femmes ne se sont pas découragés, et, en 1886, la Chambre des communes a pris en considération une proposition de M. Courtney, auteur du projet de 1883, tendant à reconnaître le droit électoral des femmes. Celles-ci ont déjà le droit de participer, sous certaines conditions, aux élections municipales et aux élections des bureaux scolaires ; une femme même a été élue au Conseil municipal de Londres. Nul ne doute que dans peu de temps des droits politiques ne leur soient reconnus.

Si l'Anglais ne se laisse pas séduire par les idées d'égalité absolue, il tend du moins à faire disparaitre les inégalités civiles entre les deux sexes. L'attribution au sexe féminin de droits politiques ne sera donc que le dernier mot d'un mouvement qui s'est déjà traduit par plusieurs projets de loi. Aux termes d'un Act du 9 aout 1870, par exemple, les gages et salaires de la femme mariée demeurent sa propriété particulière, ainsi que les biens meubles et les revenus des immeubles acquis par elle dans une succession ab intestat. Les faits de désorganisation observés parmi les familles ouvrières industrielles ont motivé, de la part du législateur, cette dérogation à la coutume. Des maris, adonnés à l'ivresse, prenaient trop souvent le salaire qu'une femme laborieuse gagnait pour soutenir le ménage c'était la misère, et la misère légale, puisque la femme ne pouvait revendiquer le produit de son travail, dont le mari disposait à son gré. Une autre loi, de portée plus grande encore, marqua un nouveau pas dans cette voie. Votée au mois d'août 1882 et entrée en vigueur au 1er janvier 1883, elle consacre l'indépendance absolue de la femme mariée dans l'administration de ses biens. Le premier article stipule en effet que celle-ci devient apte à gérer tous ses biens personnels sans l'assistance de son mari. Un commentateur a résumé ainsi la portée de la loi : la femme aura désormais autant de droits que l'homme, déchu en partie de la puis[307]sance maritale. Ces lois tendent donc à altérer la physionomie de la famille anglaise, comme la loi électorale de 1884 modifie d'une manière profonde le régime politique du pays.

Lorsqu'elle fut appliquée pour la première fois, aux élections générales de 1885, cette loi trompa les prévisions générales. Les torys obtinrent la majorité dans beaucoup de grandes villes, notamment à Liverpool et à Londres ; mais les ouvriers agricoles, reconaissants sans doute envers les vhigs des propositions déposées en leur faveur, leur ont donné de plus nombreux suffrages. Pami les vhigs, ilimporte de le remarquer, figurent peut-être plus de représentants de la grande aristocratie que parmi les torys. Beaucoup de ceux-ci descendent des gentilshommes propriétaires qui, au siècle dernier, soutenaient encore les Stuarts contre la branche de llanovre et que le temps rallia peu à peu à celle-ci. Les élus ne se trouvèrent pas seulement être de grands propriétaires, des commercants ou des industriels, tous doués de fortunes plus ou moins considérables, mais aussi des ouvriers. n simple journalier agricole, Joseph Arch, prit place sur les bancs de la Chambre des communes ; c'était le marcquis de ipon, ex-vice-roi des Indes et grand seigneur catholique, qui avait subvenu aux frais de son élection. Toutefois, bien qu'élu sous l'intfluence des idées nouvelles, Joseph Arch ne se posa pas en réformateur de tout l'ordre social. Il se déclara seulement partisan de mesures destinées à soulager la condition des ouvriers agricoles ; avec beaucoup de sagesse, il reconnaissait même les services que la grande propriété avait rendus et rend encore à l'agriculture anglaise. Le Parlement vit aussi siéger des ouvriers industriels : Nottingham en élit un, M. Broadhurst.

Les élections de 1886 se firent sur la question du Home-ule, dont le rejet avait amené M. Gladstone à dissoudre la Chambre ; la coalition des torys et d'une partie des vhigs, appelés dans la langue politique unionistes, amena la chute du chef du parti libéral; 318 conservateurs et 73 libéraux unionistes furent élus d'un côté, et de l'autre 194 libéraux gladstoniens et 85 home-rulers. Ces derniers, gladstoniens et home-rulers, obtinrent une fortemajorité en rlande, en cosse et dans le pays de Galles, tandis que l'Angleterre, refuge de l'esprit conservateur, envoyait à W'estminster 283 conservateurs et 56 unionistes, contre 126 libéraux. Le fait que nous avons relaté, à propos des élections de 1885, s'observa encore dans ces élections-ci : les libéraux obtinrent la majorité dans les comtés, tandis que beaucoup de grandes villes élurent des conservateurs, telles par excmple : Liver[308]pool, Manchester, Salford, Sheffield et Londres, qui, sur 62 députés, a 48 conservateurs et 3 unionistes.

L'extension des droits électoraux a modifié la composition de la Chambre des communes. Les propriétaires ont perdu du terrain. Ils étaient 207 en 1874, 154 en 1880 ; la Chambre actuelle en compte 143 ; les officiers de l'armée, de la marine et de la réserve sont tombés de 116 en 187A4 à 86 en 1880, puis, aux élections de 1886, à 83. Les légistes sont restés à peu près stationnaires; mais ce sont surtout certaines professions liberales que le suffrage universel a favorisées. La Chambre actuelle renferme 30 journalistes et hommes de lettres, alors qu'ils n'étaient que en 1874, 15 en 1880. Les professeurs, médecins et ingénieurs sont montés de 20 en 1880, à 31 en 1885, puis à 37 en 1886. Les banquiers se trouvaient au nombre de 16 à la Chambre de 1880 : les électeurs de 1886 les ont doublés ; ils sont maintenant 33. Par contre, la Chambre actuelle ne comprend plus un seulministre dissident ou ancien clergyman.

En quelques années, se sont succédé des motions qui battent en brèche la vicille constitution anglaise, telles, par exemple : le disestablishment de l'Église anglicane du pays de (alles, préface du disestablishment de l'Église d'Angleterre : l'abolition de l'hérédité de la pairie, en faveur de laquelle s'est prononcée une forte minorité ; des mesures tendant à restreindre le développement de la grande propriété. L'esprit démocratique de beaucoup de nouveaux députés s'irrite de toute résistance ; il se prête ditfieilement aux nécessités diverses de la vie politique. Cependant le Parlement anglais ne réalisejamais une réforme brusquement ; il se garde de rompre d'une manière absolue avec la tradition, pour laquelle la nation conserve toujours un profond respect. Il ne veut pas faire une révolution, mais une évolution.

Comme beaucoup de ses semblables, l'ouvrier que nous décrivons n'a pas pris part à une agitation en faveur de l'extension des droits de suffrage. Il l'a désirée sans impatience, mais il y tient maintenant : son droit ne saurait lui être enlevé sans péril.

L'Angleterre doit vivre avec le suffrage universel.

§ 19. DES BUILDINGS-SOCIETIES ET D'UN MODE DE POSSESSION DU SOL A NOTTINGHAM.

Des sociétés se sont fondées à Nottingham pour faciliter aux our vriers l'accès de la propriété de leur foyer. Ceux-ci versent une somme[309]par semaine, le plus souvent 2 sh. 1/2, soit 3f 75 ; lorsque ces versements ont atteint un certain chiffre, ils commencent à bàtir, et la société leur avance les sommes nécessaires pour achever leur construction. Les emprunteurs s'acquittent en payant toujours chaque semaine la somme de 3f75. La maison ne leur appartient en pleine propriété que s'ils ont éteint leur dette vis-à-vis de la Société.

La moitié des maisons ouvrières de Nottingham ont été construites par ce moyen ; elles appartiennent surtout à des dentelliers, dont les salaires sont plus élevés que ceux des autres ouvriers.

Un grand nombre de maisons, habitées par la classe aisée et dont quelques-unes ont fort brillante apparence, ont été construites sur des terrains appartenant au due de Nevcastle. Leurs locataires, qui se sont chargés de la construction, paient un loyer annuel peu élevé: ainsi, un riche industriel que nous avons visité, habitant une grande maison, bien située et entourée d'un jardin, ne doit qu'une redevance de 700francs. Seulement, au bout d'une période de quatre-vingt-dix-neuf ans, l'immeuble reviendra tout entier au propriétaire du sol, sans aucune indemnité pour le locataire. Tous les terrains bàtis sur l'ancien parc sont loués dans de semblables conditions. Il faut reconnaître que celles-ci soulèvent une vive irritation dont nous avons trouvé l'éc chez beaucoup de personnes, aussi bien locataires que non-locataires. L'industriel dont nous parlons plus haut s'indignait à la pensée que ses descendants n'auraient aucun droit sur la maison qu'il avait lui-même bâtie et qui aurait été pendant un siècle la demeure de la famille. L'Angleterre, ajoutait-il, deviendra par ce moyen la propriété de quetques personnes. Ainsi, le due de Vestminster jouira de 250.000 l. st. de revenu, soit 6.250.000 francs. Si la loi n'intervient pas pour donner le droit au possesseur actuel d'acheter la maison qu'il occupe. malgré la volonté du propriétaire du terrain, la perpétration d'une telle iniquité provoquera de violentes protestations, peut-êt re même une révolution sociale. Notre interlocuteur n'appartenait pas au parti radical, et chez d'autres personnes nous avons entendu à ce sujet des plaintes formulées avec non moins de vivacité.

§ 20. DU RÔLE DES TRADES-UNIONS DES CONGRÈS DE 1889 ET 1890.

La grande industrie est née en Angleterre, au siècle dernier, des inventions successives qui donnèrent à la production un essor jusque-là[310]inconnu. lnméme temps se répandait une nouvelle doctrine sur les rapports des patrons et des ouvriers : c'était celle enseignée parAdam Smith dans son livre célebre sur la richesse des nations, qui vit le jour en 1776.

Le Play a souvent mis en lumière l'importance que présente la publication du livre d'Adam Smith dans l'histoire sociale du travail ; son inlluence ne saurait être comparée qu'à la diffusion des idées de Rousseau sur la perfection originelle. Les principes de l'économie européenne avaient imposé des obligations morales aux patrons ; les nouvelles théories les déchargeaient, au contraire, de tout devoir à l'égard de ceux qu'ils employaient. Ils les acceptèrent avec empressement, et parmi eux se distingua un des plus ingénieux inventeurs, Arlvright. C'était le type du parvenu, n'ayant aucune idée sociale et aucun égard pour les ouvriers, dont il n'ignorait pas cependant les misères. Ses premiers ouvriers, par exemple, à Nottingham et à Cravford furent de jeunes enfants, auxquels pour un travail excessif il ne donnait qu'un salaire infime.

L'Angleterre était désormais lancée dans la voie où elle s'est dès lors de plus en plus engagée. Des villes nouvelles étaient fondées, vers lesquelles se dirigeaient les travailleurs des campagnes. Les voies de communication se perfectionnaient ; les ouvriers s'aggloméraient autour des bassins houillers. Mais aucun lien ne les unissait à leurs par trons, qui n'avaient qu'une seule préoccupation produire à outrance et à bon marché, sans souci de la détresse du travailleur, traité comme une machine. La loi de l'offre et de la demande, disait la nouvelle théorie, réglait d'une manière souveraine les rapports des maîtres et de ceu qu'ils employaient ; les plus grands excès n'inquiétaient donc pas la conscience des premiers.

Les ouvriers ne pouvaient même pas compter sur l'appui de la loi ; celle-ci, se désintéressant tout à fait du travail, laissait pleine liberté aux patrons. ls usaient, au gré de leurs intérêts, du travail des adultes, des femmes et des enfants. Ce qu'a produit un tel régime, l'enquête entreprise en 1830 l'a montré. T'oute idée de patronage ayant été abandonnée, les femmes, les enfants étaient exploités d'une manière indigne. Dans certaines manulactures, ceux-ci étaient soumis à un labeur dépassant souvent quatorze heures par jour ; leur nourriture dépendait du travail quils avaient exécuté. La famille ouvrière tombait dans un état de dégradation qui allait jusqu'à la bestialité. Aucune institution n'était créée en sa faveur ; la taxe des pauvres seule la protégeait contre les misères du chômage.

[311] Les faits révélés dans l'enquête de 1833 déterminèrent le législateur à sortir de son indifférence à l'égard des classes ouvrières, malgré une vive résistance de la part des adeptes d'Adam Smith. Ils faisaient de la liberté absolue un dogme. une condition de la prospérité industrielle de l'Angleterre, et l'intervention de la loi constituait, à leurs yeux, une dangereuse innovation, bien que l'histoire montre cette intervention constante des pouvoirs publies dans les questions concernant le travail, soit pour réprimer certains abus, soit pour donner aux coutumes une sanction officielle.

Le Parlement vota donc l'Act de 1833, qui s'appliquait seulement aux fabriques de coton, de laine, de lin et de soie. Des inspecteurs des manufactures furent en même temps créés ; ils étaient armés de pouvoirs très étendus, tels que celui de pénétrer à toute heure du jour et de la nuit dans les manufactures, de frapper d'une amende, s'élevant jusqu'à 25 livres sterling, les contrevenants aux dispositions légales. Depuis, le Parlement, légiférant par lois spéciales, a voté une série d'acts s'appliquant aux diverses industries. Le principe de cette législation fut encore contesté dans les années qui suivirent ; en 1844, M. Roebucl déposa au Parlement une motion tendant à faire consacrer le principe de la liberté absolue des transactions en matière de travail ; elle ne réunit que 6 voix sur 368 votants. Maintenant, aucune objection de principe n'est élevée contre les lois réglementant le travail: celles-ci ont visé exclusivement les femmes et les enfants ; toutefois elles ont atteint d'une manière indirecte le travail des adultes, car, dans les usines qui emploient des hommes et des femmes, les premiers sont obligés de cesser le travail, lorsque les secondes le quittent.

La législation a mis un terme aux odieux ahus qui s'étaient produits sous le régime de la liberté absolue du travail ; cela ne saurait aujourd'hui être contesté. Mais les patrons sont demeurés. avant comme après, étrangers à toute idée de patronage ils ne se sont pas préoccupés d'atténuer pour leurs ouvriers les insécurités de l'existence. Ceux-ci ont été abandonnés à eux-mêmes ; ils ne pouvaient compter, en dehors du salaire, que sur leurs seules forces.

De cette situation sont sorties les Trades-Unions.

M. le Comte de Paris a retracé les difficultés de leurs débuts, leurs violences contre les ouvriers réfractaires à leur action, la guerre qu'elles avaient déclarée aux patrons, les grèves dont le soutien sem[312]blait être prcsque leur unique visée5. Aujourd'hui, les difficultés se sont aplanies, les violences ont pris fin, et leur puissance est si solidement établie qu'elles n'ont plus besoin de la grève pour imposer leurs volontés aux patrons.

La présente monographie a mis en relief les précieu avantages matériels que les Trades-Unions assuraient a leurs membres, moyennant le paiement d'une cotisation dont le taux n'est pas le même pour le père que pour le fils. ILes cotisations qui dépendent du salaire varient en effet selon chaque industrie. Les plus élevées sont payées par les mécaniciens : 1 shilling par semaine. Ces cotisations rentrent très facilement ; des amendes peuvent en certains cas être infligées aux Trades-Unionistes.

Chaque nion s'administre librement ; cette administration se compose d'un président. d'un trésorier, d'un secrétaire et d'un comité, élus par leurs membres. Quelques Unions s'unissent avec d'autres appartenant à la même branche de travail ; elles ont dans ce cas un comité central, élu par tous les membres. Le seul terrain commun de toutes les différentes Unions est le congrès annuel, auquel chacune d'elles envoie des délégués. Au dernier jour du congrès, ses membres procèdent à i'élection d'un comité parlementaire pour l'année suivante. Ce comité reçoit pour mission d'étudier, de critiquer, les mesures législatives concernant le travail, au besoin même d'en provoquer ; il est tenu de mettre les Cnions au courant de ses études. La mission du comité est renfermée dans ces limites ; mais, personnifiant aux yeux du public les Trades-Unions, il joue plus ou moins le rôle de comité directeur par l'impulsion qu'il donne aux travaux : c'est en quelque sorte l'état-major des Trades-Unions qui le compose.

Si ces associations ont exercé une influence bienfaisante au point de vue matériel, jouent-elles un rôle heureux au point de vue moral2 Prétendent-elles diriger l'ouvrier Lui tracent-elles une ligne de conduite au point de vue religieux et politique L'excitent-elles à la guerre contre le patron2

La monographie a déjà répondu à ces questions ; elle nous a montré l'ouvrier libre d'obéir à ses propres inspirations, dans sa vie publique comme dans sa vie privée, sans que les Trades-Unions exercent jamais une pression sur lui ; libre aussi de vivre en bonne intelligence avec son patron, contre lequel on ne l'excite pas à partir en[313]guerre ; mais il ne compte pas sur l'aide du patron pour triompher des difficultés de l'existence ; c'est de lui-même, avons-nous déjà dit, c'est de l'association avec ses compagnons qu'il attend exclusivement ce secours.

Indirectement, les associations ouvrières contribuent, par cela même qu'elles existent, à séparer le patron de l'ouvrier. Mais, dans les questions se rattachant au travail, comme par exemple dans la fixation du salaire, elles exercent une influence directe quasi souveraine. A ce dernier point de vue, les patrons ne sont plus que les maîtres apparents de leurs ouvriers, lorsque ceux-ci appartiennent aux Trades-Unions. Ce sont elles qui fixent en réalité le salaire, elles défendent à leurs adhérents de travailler au-dessous d'un certain tarif; aucun d'eux ne désobéit à cette prescription, et les patrons sont obligés de s'incliner devant les tarifs arrêtés, s'ils ne veulent pas engager une lutte que les ressources puissantes de ces nions rendraient meurtrière pour eux.

On nous a cité à Nottingham des traits frappants de ce pouvoir des Unions. Lorsqu'un ouvrier change de dessin dans une fabrique de dentelles, il reste pendant deux jours sans travailler. Elles imposent dans ce cas aux patrons l'obligation de payer à l'ouvrier inoccupé un salaire de 5 shillings par jour. Ils se sont inclinés. Un patron, dont les affaires avaient subi un ralentissement, avait cependant reçu des ordres pressés pour un métier. Mais l'ouvrier qui y travaillait s'adonnait fréquemment à l'ivresse ; à la suite de trop copieuses libations, un samedi, il fut pendant plusieurs jours dans l'impossibilité de se remettre au travail. Le mercredi, le maître impatienté appela un autre ouvrier pour le remplacer. Aucun d'eux n'y consentit, les Trades-Unions interdisant à leurs membres de prendre la place d'un confrère qui ne s'est pas volontairement retiré ou n'a pas été contraint d'abandonner out à fait le travail. Le fabricant dut en passer par là.

Les salaires sont donc en réalité consentis par un véritable traité entre le patron et les ouvriers, lui imposant le tarif des Trades-Unions.

Bien entendu, les industriels se plaignent vivement de ces exigences : ils accusent les associations ouvrières d'avoir rendu, par une élévation intempestive du salaire, la position de l'industrie anglaise plus difficile vis-à-vis des industries rivales qui peuvent produire à meilleur compte, telles que l'industrie belge, l'industrie allemande, et un jour ou l'autre, disent-ils, les prétentions des ouvriers se retourneront[314]contre eux. La dépression des affaires amènera, bon gré mal gré, une réduction notable du salaire qu'ils maintiennent aujourd'hui à un taux exorbitant. Ils auront tué la poule aux œufs d'or. Les ouvriers ne se laissent pas toucher par les plaintes des patrons. ls répondent que ceux-ci n'ont d'autre préoccupation que de produire à bon marché, et par conséquent, laissés à eux-mêmes, les industriels s'empresseraient de réduire le salaire. Les associations formées par les ouvriers ont constitué pour eux une protection plus sûre que la bonne volonté des patrons, soucieu uniquement du gain ; elles ont amélioré leur bien-être dans des proportions qu'aucun pays n'a peut-être encore connues. Quant aux souffrances de l'industrie anglaise, les ouvriers indiquent, comme moyen de les calmer, l'abandon du régime du libreéchange (§ 8) ; et du reste la position de l'Angleterre, le génie industriel et commercial de ses habitants, la puissance de sa marine marchande, ses immenses colonies, débouché naturel des produits fabriqués par la mère patrie, mettront toujours son industrie au premier rang.

Il faut l'ajouter, beaucoup de patrons n'envisagen t pas les Trades-Unions avec la même défaveur. Ils souhaitent même voir leurs ouvriers s'organiser, étant convaincus que l'entente est plus facile avec les délégués d'une association conduite d'une manière intelligente qu'avec un grand nombre de membres isolés les uns des autres. Ils font en outre remarquer qu'aujourd'hui les Unions ne poussent plus à la guerre contre eux. Les difficultés entre les deux parties pourraient donc se résoudre aisément à l'amiable.

Nous avons vu plus haut l'Union des tanneurs laisser une pleine liberté à ses adhérents. Mais les Trades-Unions, ou plutôt le comité parlementaire, ne jouent pas moins un rôle extérieur au point de vue social comme au point de vue politique. Marchent-elles d'accord avec le parti socialiste anglais2 Lorsque nous posâmes cette question à M. Shipton, vice-secrétaire du comité central, il se mit à sourire. Pour lui, le socialisme n'est qu'un état-major sans soldats ; il le considère avec dédain, lorsqu'il place en regard de ses quelques adhérents les 885.055 ouvriers rattachés au comité central.

Sur plusieurs points, le parti socialiste anglais se rapproche des Trades-Unions. Un de ses chefs, M. Hyndman, a défini ainsi son programme : « Oepuis cinq ans nous ne demandons rien dont la nation tout entière ne doive profiter. Nos revendications se bornent à ceci : réduction des heures de travail ; organisation scientifique du travail agricole ; érection de cités ouvrières ; nourriture gratuite pour les en[315]fants pauvres dans les écoles ; attributions dans les manufactures, aux femmes et aux hommes peu valides, de tous les travaux proportionnés à leurs forces. Ces propositions, nous les avons faites dans les termes les plus modérés. Aujourd'hui nous parlons plus haut et nous indiquons résolument l'urgence d'une révolution. Nous prédisons son approche inévitable et nous nous préparons à l'organiser. Et cela. parce que les propriétaires et les capitalistes refusent d'écouter nos appels à la raison. Lorsque ceux qui possèdent le pays tout entier demeurent volontairement sourds aux cris de détresse des affamés, il est nécessaire de crier plus fort, et, s'ils persistent à ne pas entendre, il faut alors passer à l'actian. Voilà la situation actuelle en Angleterre. » Ce langage hautain fait peut-être de loin quelque illusion. Mais, tout en ne combattant pas un tel programm e, les membres du comité central des Trades-Unions disent : « C'est beaucoup de bruit pour rien. » Cependant les socialistes sont plus nombreux qu'autrefois dans les Unions ; voulant arriver à la solidarité de tous les ouvriers, ils lancent le mouvement des huit heures de travail, et ainsi, sous leur pression, les Unions ont voté des secours aux Docbers dans la grève de 1889.

Ces derniers, au nombre de 80.000, subissent l'influence des socialistes ; un autre de leurs chefs, M. John Burns, comptait en outre, il y a peu de temps, parmi les ouvriers qui leur étaient dévoués, la corporation des gaziers avec 50.000 hommes, celle des garçons boulangers avec 30.000, celle des briquetiers avec 18.000 ; lui-même, qui déclare appartenir à l'opinion collectiviste, croit que les socialistes et les Trades-Unions sont appelés à marcher ensemble : il attend de cette union le triomphe de la journée de huit heures, mot d'ordre aujourd'hui de la classe ouvriêre.

Au point de vue politique, les sympathies du comité central des Trades-Unions sont acquises au parti libéral et radical ; il tient à ce que des représentants ouvriers siègent à la Chambre, mais de véritables ouvriers, et non des politiciens. Cinq d'entre eux ont été élus aux dernières élections : ce sont MM. Piclard, Abraham, Burt, Fenvicl, mineurs ; Broadhurst, ancien maçon. L'un des premiers travaitlait à la mine, lorsqu'on est venu lui apprendre son élection. Tous votent avec le parti libéral et soutiennent la politique de M. Gladstone. M. Broadhurst s'est fait une situation à la Chambre : secrétaire du comité parlementaire des Trades-Unions, il a figuré dans le dernier ministère Gladstone comme sous-secrétaire d'Eat. Toutefois, beaucoup de ses collègues unionistes lui ont reproché, non sans amer[316]tume, cette fructueuse excursion dans la politique qui l'a amené à la cour et lui a procuré un traitement à côté duquel l'indemnité donnée par les Trades-Unions à leurs députés paraissait bien maigre. Car, les fonctions de membre de la Chambre des communes étant gratuites, celles-ci donnent à leurs députés une indemnité de 200 livres sterling par an. Du reste, de vives attaques ont été dirigées contre M. Broadhurst par la fraction la plus avancée des Unions, et ces attaques se sont produites dans le 22 congrès de l'Association, tenu à Dundee en 1889. On a reproché au député incriminé d'avoir engagé les Trades- Unions à ne pas se faire représenter au récent conggrès tenu à Paris par les marxistes et les possibilistes. On l'a accusé d'avoir, en temps d'élection, appuyé des candidats qui pratiquent le soeating sgstem, d'être actionnaire dans une société financière qui traite fort mal ses ouvriers. Bref, M. Broadhurst serait devenu un capitaliste ; il n'échappe pas à la jalousie qui trop souvent, dans les associations ouvrières, atteint les chefs. Mais le secrétaire du comité parlementaire est sorti victorieux de ces attaques ; le congrès lui a voté un ordre du jour de confiance, à la majorité de 173 voix contre 11.

Le but auquel tendent les Trades-Unions se résume en deux mots fixation d'un salaire assurant le bien-être de la famille, réduction de la journée de travail. Le premier de ces desiderata est aujourd'hui atteint ; le salaire que les Trades-Unions ont imposé aux patrons en faveur de leurs membres répond aux besoins de la famille.

Leurs efforts ont également amené une réduction notable de la journée de travail, sans que l'industrie anglaise en ait souffert. Cette journée, dans la pensée des Trades-Unions, ne dépasserait pas 8 heures pour un grand nombre d'industries ; mais d'autres s'accommodent d'une journée de 9 heures ; de plus, non seulement le repos du dimanche est pratiqué d'une manière rigoureuse, mais les usines arrêtent le samedi. Plusieurs membres des nions, et notamment le président du congrès de cette année, inclinaient à faire fixer par une loi la durée maximum de la journée de travail ; mais, vu la diversité des industries, la majorité des associations persiste à laisser chacune d'elles imposer aux patrons un maximum d'heures de travail, et, dans le fait, leur action sera plus puissante qu'une loi, les résultats acquis le prouvent avec evidence. Le rapport adressé au congrès sur cette question a constaté en effet que, sur 33 sociétés consultées, 39.629 membres se sont déclarés favorables à une intervention législative, tandis que 62.883 la repoussent.

[317] Un autre vote a eu lieu sur la question du travail des huit heures. Le comité parlementaire en donna connaissance à la in du congrès de Dundee. Voici comment le vote se répartit :

Résultat du vote des associations sur la question du travail des huit heures lors du Trade Union de 1889
Résultat du vote des associations sur la question du travail des huit heures lors du Trade Union de 1889.

[318] Jusqu'à ce jour impuissant dans les Trades-Unions, le parti socialiste, conduit par M. John Burns, dont nous avons parlé plus haue, a fait à leur congrès de Liverpool, tenu au mois de septembre dernier, une forte poussée pour acquérir sur leur direction une influence qu'il prétendrait rendre prépondérante. C'est M. John Burns qui a mené la grève des Dockers de Londres avec un succès inattendu. Presque toute la presse s'était prononcée en leur faveur. « Nous avons été bombardés de chèques », disait le trésorier, et les ouvriers avaient partout trouvé un crédit qui leur avait permis de continuer la lutte.

S'armant de ce succès, MM. John Burns, Mann, et leur école, reprochaient aux Trades-inionistes, et surtout au comité parlementaire contre lequel ils dirigeaient leurs batteries, d'être « une aristocratie du travail »», de fermer l'oreille aux revendications des ouvriers sans métier, et de n'avoir pas fomenté une agitation pour obtenir les réformes qui auraient amené une transformation plus prompte de l'état social au profit de tous les travailleurs.

Le congrès de Liverpool a été le plus important, croyons-nous, de tous ceux qui se sont tenus jusqu'à ce jour. 1. 427.000 Trades-Unionistes s'y étaient fait représenter par 460 délégués, parmi lesquels figuraient plusieurs femmes. Dés sa première séance, la lutte se dessinait entre les deux partis. De vives critiques étaient adressées au rapport du comité parlementaire. Le président, M. Matlin, favorable à la journée de huit heures, demandait un plébiscite des ouvriers sur cette question, et, en tout cas. ce devait être la journée appliquée dans les mines, puisque les mineurs étaient unanimes à la demander. La question agraire, disait ensuite M. Matlin, s'impose à l'attention des TradesUnions ; sa solution, qu'il voit dans la nationalisation du sol, contribuera à améliorer la condition des ouvriers industriels ; car les campagnes ne fourniront plus de travailleurs se contentant, dans les usines, d'un maigre salaire. Puis, esquissant ce que devait être l'avenir, il traçait le tableau d'une vaste fédération des travailleurs, et de la création par les Unions d'entreprises industrielles dont la concurrence amènerait les patrons à de nouvelles concessions. Or, jusqu'à ce jour, les nions avaient accordé peu d'attention aux questions agraires ; elles ne s'occupaient que des intérêts qui les touchaient directement.

Cne chaude bataille s'engagea sur la fixation, par une législation, de la journée de travail à huit heures, dans laquelle les socialistes voyaient la première revendication à formuler. M. Marls, représentant des compositeurs typographes de Londres, avait déposé une motion ainsi ré[319]digée : « Dans l'opinion du Congrès, le temps est venu de prendre des mesures pour réduire les heures de travail dans tous les ateliers à huit par jour, soit quarante-huit heures par semaine. Tout en reconnaissant le pouvoir et l'influence des associations de métiers, le congrès est d'avis que la plus prompte et la meilleure méthode d'obtenir cette réduction pour l'ensemble des travailleurs est par la voie d'un act législatif du Parlement ; le congrès, en conséquence, donne pour instruction à son comité parlementaire de prendre immédiatement les mesures pour atteindre cet objet. »» De son côté, M. Paterson, délégué des industries textiles, proposa un amendement qui déclarait que « le meilleur moyen d'obtenir la journée de huit heures était l'action du congrès et des 'Trades-Unions, en dehors de tout recours au Parlement. D La discussion fut très vive entre les deux partis en présence. Une opinion moyenne, soutenue par M. Fenvicl, député ouvrier du Northumberland, demandait que le congrès se prononcât seulement en faveur de la journée de huit heures, en laissant de côté la question des voies et moyens. Cette opinion ne prévalut pas ; 181 voix contre 175 rejetèrent l'amendement de M. Paterson, et la motion de M. Marls fut adoptée par 193 voix contre 155 ; 100 délégués s'abstinrent.

Dans la minorité, figuraient tous les délégués des industries textiles. dont les ouvriers repoussent absolument la réglementation légale de la journée de travail. Ils iraient peut-être même jusqu'à quitter les Trades-Unions, si elles voulaient leur imposer la journée de huit heures, et un de leurs principaux représentants, M. Birtvistle, a refusé de siéger dans le comité parlementaire, en déclarant qu'il ne saurait s'associer à son action en faveur d'une intervention législative sur ce point. De plus, ils contestent la portée du vote émis par le congrès ; la majorité qui s'est prononcée en faveur de la motion de M. Marls ne représenterait, disent-ils, que la minorité des nionistes, dont les deux tiers peut-être l'auraient repoussée, s'ils avaient pris une part directe au vote.

La fraction socialiste avait songé à proposer l'exclusion des ateliers de tous les ouvriers anglais non incorporés dans les Unions ; un tel projet ne fut pas mis aux voix, et le congrès adopta seulement une résolution tendant à interdire l'emploi de tous ouvriers étrangers dans les ateliers et usines du oyaume-ni. Signalons encore, parmi les veux émis au congrès, celui en faveur de l'augmentation des inspecteurs du travail, et celui demandant qu'on ne confie plus les machines à des ouvriers dont l'inexpérience amène des accidents. Le[320]congrès a aussi discuté un projet relatif à l'arbitrage en matière de contestations entre ouvriers et patrons, arbitrage auquel les uns et les autres ttachent en Angleterre une grande importance.

Le parti socialiste comptait faire passer plusieurs de ses candidats au comité ; mais ses espérances ont été décues. M. Broadhurst ayant donné sa démission de secrétaire du comité parlementaire, M. Threlfall, candidat du parti avancé, se présenta pour l'occuper ; il fut battu au premier tour de scrutin, et M. Fenviel fut élu au second tour ; c'est un des députés mineurs. Pour les élections du comité parlementaire, le parti avancé espérait prendre une revanche en y introduisant plusieurs de ses membres. A grand'peine il a pu faire arriver son chef, M. John Burns, le treizième sur la liste.

Au moment où le congrès de Liverpool se séparait, les grèves des ouvriers du port de Southampton éclataient, et M. John Burns, en les soutenant, espérait retrouver le même succès que lorsqu'il s'était mis à la tête des Dockers de Londres. Mais les violences auxquelles recoururent les grévistes leur aliénèrent les sympathies de l'opinion publique, en même temps qu'elles précipitèrent la constitution d'une association gigantesque des armateurs et propriétaires de docls d'Angleterre et de toutes les colonies de l'empire britannique. Cette association, qui disposera d'un capital considérable, un million, dit-on, a pour but de défendre, sur quelque terrain que ce soit, les intérêts de ses membres, et notamment de résister aux Unions ouvrières.

Cette grève éveillait aussi l'attention du gouvernement, qui prépare un projet de loi frappant d'une amende ou dela prisontout orateur coupable d'avoir excité les ouvriers à la violence. Elle avait encore un autre résultat, c'était de rendre plus vives les méfiances des Trades-Unionistes, repoussant l'emploi des moyens violents, contre les menées de la fraction socialiste. Peu après, en effet, un grand nombre d'nionistes de Londres se sont adressés à leur secrétaire en le priant de faire la déclaration suivante :

« Les Trades-Unions dans les trois royaumes ne doivent poursuivre aucun but politique ; elles sont constituées pour la discussion pratique des affaires qui intéressent ouvriers et patrons, et pour améliorer pacifiquement la condition des artisans.

« Par conséquent, lesdites Trades-Unions repoussent et répudient toutes relations avec le socialisme. qui n'a, d'ailleurs, aucune autorité pour parler en leur nom et qui cherche, par tous les moyens en [321] son pouvoir, mais sans y réussir, à organiser des intrigues révolutionnaires dans les ateliers. »

Vérita le Parlement de la classe ouvrière et par là attestant sa puissance, le congrès de Liverpool restera une date importante dans l'histoire des Trades-Unions. S'il a manifesté les progrès du socialisme. jusque-là sans influence parmi elles, il a mis aussi en relief l'opposition qu'il rencontre dans une partie d'entre elles, les divisions qui les coupent en deux. D'un côté se trouvent ceux qu'on appelle les ouvriers de métier, ayant obtenu, par la force d'une association bien dirigée, le relèvement de leur condition; de l'autre, les ouvriers sans connaissance professionnelle pour la plupart, et, sous l'impulsion violente des meneurs, refusant de demander la réalisation de leurs désirs aux moyens qui ont valu aux premiers de si grands succès. Les Unions que ces meneurs fondent ont un caractère militant. Tandis que les anciennes se proposaient de rendre le sort de l'ouvrier plus stable, les nouvelles s'attachent à fomenter une agitation presque exclusivement dirigée en vue de la tixation de la journée de huit heures.

Les uns et les autres sont toutefois d'accord pour faire bénéficier de cette journée les corps de métier qui la réclament, comme par exemple dans les mines, dont les ouvriers se trouvent unanimes à formuler cette demande. et une haute autorité sociale anglaise, Son Eminence le cardinal Manning, en a appuyé la revendication. Aussi deux députés mineurs unionistes, MM. Burt et Piclard, ont-ils adressé l'année dernière un manifeste aux ouvriers mineurs d'Angleterre, d'Allemagne, de France et de Belgique, les invitant à envoyer des délégués à un congrès international qui devait se réunir à Paris le 3l mars de l'année suivante pour s'occuper de la fixation légale de la durée de la journée travail à huit heures dans les mines, et de l'organisation d'une Fédération internationale des ouvriers mineurs.

Le congrès s'est ouvert à la date fixée par ses promoteurs. Pendant trois jours, les délégués mineurs de tous les pays ont tenu un véritable parlement auquel nemanquaient ni le talent, ni le nombreux public des tribunes, ni même le tumulte et les divisions. Comme tout groupe humain, il avait sa gauche et sa droite, ses sages et ses fous, ses prudents et ses agités. Mais en réalité les Anglais le dominaient aussi bien par la brillante composition de leur députation que par la puissance de l'organisation au nom de laquelle elle pariait. rois membres du Parlement, dont nous avons déjà cité les noms, se trouvaient parmi elle : MM. Burt, homme d'une grande valeur qui avait été un des représen[322]tants de l'Angleterre au Congrès de Berlin, Piclard, Aluham, le mineur gallois qui aime, à la fin des réunions, àchanter de sa belle voix de ténor les vieux airs populaires de son pays. Ils représentaient près de 500.000 mineurs, répartis en trois groupes : l'Association nationale des Mineurs, la Fedération britannique des Mineurs, les Mineurs gallois.

Tous leurs efforts ont tendu à empêcher la grève générale à laquelle les délégués belges poussaient au contraire de toutes leurs forces. Les Anglais se rendaient compte en effet que les mineurs du continent ne disposaient que de ressources insuffisantes pour soutenir la grève; elle se ferait donc aux dépens de leurs caisses plus richement pourvues, et en outre, comme ils ont obtenu par la puissance de l'association à la fois une réduction des heures de travail et une augmentation de salaire, ils auraient joué un rôle chevaleresque, sinon de du pe, en alimentant presque exclusivement les grèves étrangères. M. Brt traduisait bien la pensée de ses mandataires, en déclarant que les ouvriers ne doivent recourir à un tel moyen, que lorsqu'ils sont certains du succès final. Sinon ils émiettent leurs forces, et la défaite qui suit un combat mal engagé les réduit pendant longtemps à l'impuissance. Il était bien encore le fidèle interprête d'une importante fraction des Unions lorsqu'il représentait la conquête de la journée de huit heures plutôt comme l'œuvre de ces fortes associations que d'une intervention de l'Eat: déjà du reste, dans beaucoup de mines anglaises, les ouvriers l'ont conquise, sans que la machine législative ait été ise en mouvement.

L'influence anglaise prédomina au Congrès, malgré les attaques que dirigea contre elle la fraction exaltée. C'est à elle qu'est dû le vote de l'ordre du jour écartant en réalité la grève générale.

Quant à la transformation du système économique par la constitution de sociétés de production, les Trades-Unions n'en font pas un article fondamental de leur programme. Si quelques-unes des sociétés de ce genre n'ont pas réussi, d'autres au contraire ont obtenu un plein succès ; elles foncionnent aussi bien que des iundustries dirigées nar un patron ou placées entre les mains d'une société anonyme. Mais elles sont relativement peu nombreuses.

Des Unions de femmes ont été aussi créées dans le but d'élever le salaire des ouvrières, grâce au concours de plusieurs dames et de personnages de haute situation, parmi lesquelles se trouvaient Mme Paterson, fondatrice de la « ligue de protection et de prévoyance des femes », MS Favcett, femme de l'ex-ministre des postes d'Angle[323]terre, les vicomtesses Amberley et luberton, lady Langton, sœur du duc de Buclingham, Mme Stuart Mill, veuve du célèbre économiste, Miss Villiam, Miss Blaclburn, Miss Brovn, Miss Florence Nightingale, connue dans la guerre de Crimée, etc. Il y a deux ans, les comtés comptaient environ une dizaine de ees Unions, et Londres les suivantes : Union des ouvrières employées à la reliure ; des couturières, modistes et ouvrières en confection ; des tapissières ; des chemisières ; des piqueuses à la mécanique, des ouvrières travaillant pour tailleurs, succursale de cette Union pour les quartiers de Westminster et de Pimlico ; des caissières et teneuses de livres, des cigarières, des cordières.

L'Angleterre, en résumé, offre en ce moment, sous le rapport du régime social du travail, un spectacle sur lequel nous devons jeter les yeux. Nous en connaissons peu de plus intéressants.

Trois éléments ont toujours concouru à l'établissement de la paix sociale : le patronage, l'association, l'intervention de la souveraineté. Or un de ces éléments a disparu en Angleterre. Le patronage y est mort. Nous avons gardé un vif souvenir de l'étonnement que nous manifesta un industriel de Nottingham, fervent catholique d'ailleurs. lorsque nous lui parlâmes des œuvres faites par de généreux patrons français en faveur de leurs ouvriers, et notamment de l'établissement d'une chapelle à proximité de l'usine. C'était tout un ordre d'idées qui lui était étranger. Les ouvriers, nous l'avons dit plus haut, repoussent également le patronage, comme une atteinte à leur indépendance. Il y a un demi-siècle, lorsque Le Play faisait ses premiers voyages en Angleterre, il constatait déjà la disparition des idées de patronage, sous l'influence des nouvelles théories économiques : mais, ajoutait-il, ces idées reprendraient leur empire devant un mouvement de l'opinion publique dirigé dans ce sens. Le mouvement ne s'est pas produit ; et patrons comme ouvriers s'éloignent de plus en plus de ces sentiments.

Les Unions n'en ont pas moins procuré à leurs membres un incontestable bien-être ; grâce à leur intervention efficace, ils touchent un salaire élevé, ils ont vu réduire le chiffre d'heures de travail. Les autres ouvriers de l'Europe restent loin derrière eux sous ce double rapport. Sans doute les maîtres et ceux qu'ils emploient demeurent étrangers les uns aux autres ; ce sont deux armées en présence. Mais la paix se maintient entre eux, sauf quelques hostilités momentanées, parce que les deux partis préparés pour la lutte hésitent à se lancer dans une guerre qui causerait aux uns et aux autres des pertes cruelles, et qui se terminerait par une victoire trop chèrement achetée pour[324]n'être pas stérile. Les Trades-Unions maintenant ne poussent plus aux grêves : leur période héroique a pris fin, avons-nous dit plus haut, et les patrons, eux aussi, inissent toujours par céder.

Un tel régime, nouveau dans l'histoire sociale, se maintiendra-t-il Assurera-t-il longtemps encore la stabilité des familles ouvriêres2 N provoquera-t-il pas un déchirement naugure-t-il au contraire une nouvelle ère ou les classes ouvrières seront pleinement émancipées Le rôle de prophête nous semble aujourd'hui peu tentant. Nous laissons à l'avenir le soin de répondre.

Notes

1. La livre sterling vaut 5 fr. de notre monnaie ; le shilling. 1.25 ; le penny (au pluriel pence), 0f10.

2.

Voici la statistique des caisses d'épargne pour l'année 1887 [§3]
Voici la statistique des caisses d'épargne pour l'année 1887 [§3].

3. Voici le texte de cette motion : La Chambre de commerce de Mauchester est d'a Vis que les marchandises semblables, comme nature et conmme espèces, à celles que nous produisons nous-mêmes, et offertes en vente sur les marchés du Royaune-Uni. soient passibles de taxes équivalentes à celles auvquelles elles seraient proportionnellement assujetties si elles étaient produites dans le Royaume-Uni.

4. M. de Franqueville, dans son bel ouvrage sur le Governement et le Parleent britanniques, cite notamment Birmingham.

5. Les Associations ouvrieres en Angleterre, par M. le Comte de Paris.