N° 78.

OUVRIER-EMPLOYÉ

DE LA

FABRQUE COOPÉRATVE DE PAPIERS

D'ANGOULÈME (CHARENTE),

DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES PERMANENTS,

d'après

LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX, EN 1890,

PAR

M. URBAIN GUÉRIN .


Sommaire


Cliquez pour zoomer ou afficher en plein écran. Utilisez les flèches pour passer d'une page à l'autre (50 pages disponibles).


Ce texte est issu d'une reconnaissance optique de caractères (OCR) et peut comporter des erreurs.

Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.

[273] La famille habite Angoulême, chef-lieu du département de la Charente. Cette ville faisait autrefois partie du duché d'Angoumois, donné en apanage à des princes de la famille royale : elle est située à une distance de 445 kilomètres de Paris avec laquelle la met en communication la ligne de chemin de fer allant à Bordeaux ; d'autres lignes la relient aux départements voisins, du centre comme de l'Ouest.

Angoulême, qui repose sur des terrains appartenant à la formation crétacée, est située au sommet d'une hauteur élevée de 96 mètres au-dessus du niveau de la mer et de 12 mètres au-dessus des plaines se déroulant à ses pieds. Les faubourgs descendent les pentes de la colline et se déploient dans la plaine ; leur population s'accroit sans cesse. Deux[274]rivières entourent la ville de tous cotés : l'Anguienne, et la Charente qu'Henri V appelait le plus beau ruisseau de son royaume. La ville renferme de beaux et intéressants monuments, entre autres la cathédrale romane, restaurée avec beaucoup de goût, et un hôtel de ville moderne dans lequel ont été heureusement encadrés les restes de l'ancien château des comtes d'Angoulême. lle est entourée d'une ceinture de boulevards qui dominent un vaste et riant paysage. Au nord, c'est la Charente, au cours sinueux, serpentant au milieu de vertes prairies. Au midi, ce sont les faubourgs, des champs coupés par de nombreuses plantations, des bois, des villages, des maisons de campagne.

Le climat marque bien la transition entre le climat de la Gironde et celui moins doux des régions s'éloignant du Midi. Ainsi la moyenne annuelle d'Angoulème est d'environ 12°,7, soit 2 degrés de plus que Paris et 1 degré de moins que Bordeaux. La moyenne de la hauteur barométrique est de 751 millimètres ; l'oscillation barométrique, de 35 millimètres (729 a 764 millimètres).

L population d'Angoulême est, d'après le dernier recensement, de 36.407 habitants, qui se divisent ainsi : 18.A454 hommes, 17.953 femmes. Elle est en augmentation sur celle relevée au recensement de 1886, qui indiquait 34.367 habitants, dont 17.884 hommes et 16.483 femmes.

La statistique a donné les chiffres suivants pour le mouvement de la population, dans deux années prises comme type .

Statistiques des naissances (légitimes et naturelles) et des décès à Angoulême (1859 et 1860) (§1)
Statistiques des naissances (légitimes et naturelles) et des décès à Angoulême (1859 et 1860) (§1).

L'augmentation des décès constatée dans l'année 1890 est certainement due à l'épidémie d'influenza qui a sévi dans oute la France.

La population renferme un grand nombre d'ouvriers et d'ouvrières employés dans les fabriques de papier, et notamment à la fabrique coopérative de Laroche-Joubert dont nous retracons plus loin l'organisation (§§ 17). Quels que puissent être les inconvénients de la vie industrielle, et surtout au point de vue moral pour les femmes, cette fabrique n'en attire pas moins les regards de toutes les familles ouvrieres. ne situation quelconque leur y semble un sort très enviable, et la participation aux bénéfices, le système qui transfère à un certain nombre d'entre eux une part dans la propriété de la fabrique, ugmentent encore cet attrait pour eux.

La fabrique Laroche-Joubert, qui est dénommée Papeterie coopéra[275]tive d'Angoulême, ne comprend pas seulement l'établissement de la ville; il y a trois autres exploitations : celle de l'Escalier, qui comprend l'usine de ce nom et les annexes de irac et du Petit-lochefort: celle de Nersac, qui comprend l'usine de ce nom et l'annexe de l'lsle d'lEspagnac ; celle de Basseau, qui était en construction au moment o nous recueillions les renseignements relatifs à cette monographie. Cette derniêre a été construite à 4 kilomètres d'Angoulême, avec un matériel tout à fait perfectionné et dans de très grandes proportions. de telle sorte qu'elle pourra lancer, dit-on, sur le marché 100.000 lilogrammes de papier par mois ; ce sera du papier de bois, dont le coût revient à meilleur marché que le papier de chiffons, mais qui a le désavantage, tout en ayant bonne apparence, de jaunir plus vite : cette dernière exploitation est située sur la Charente, qui lui fournit une magnifique force motrice.

Le département renferme, du reste, un grand nombre de fabriques de papier. et cette industrie est concentrée surtout à l'est et au sud d'Angoulême ; l'abondance de la force motrice, la rapidité des communications, l'ancienneté de la marque d'Angoulême, maintenant très connue, expliquent le développement croissant de cette industrie, qui contribue à faire vivre une partie importante de la population ouvrière du pays. Voici quelques-unes des fabriques les plus importantes : celles de Maumont et de la Veuze, sur la 'ouvre ; celles de Saint-Cybard, sur la Charente ; celles de Puymoyeu, du Petit-Montbron. de l'Escalier et de Chantoiseau, sur les Eaux-Claires ; celles de Bourrissou, de Poulet, de Cotier, de Breuty, du Grand-Girac, du Martinet, de Saint-Michel d'Entraigues, sur la Chanau; celles de la Forge, de la Rochechandry. de Tudebœuf, de la Courade, des Beauvais, de l'Abbaye, de Colas, de Barillon, de Nersac, sur la Boéme.

Beaucoup de ces fabriques traversent une période diffieile. Elles n'ont pas tenu leur outillage à la hauteur des progrès réalisés à l'étranger et aussi dans certains établissements français. n voyage que le directeur de la Papeterie coopérative fit en Saxe le convainquit de cette infériorité ; il fut frappé de l'état de perfection qu'avait atteint l'outillage de nos voisins, comme de l'énormité des capitaux qu'ils n'avaient pas craint d'engager dans cette euvre de transformation. A son retour, décidé à se mettre à la hauteur de ses concurrents étrangers, il décida la construction de la fabrique de Basseau, sur les rives de la Charente, qui devait fournir, avec une eau abondante, une puissante force motrice. Cette force motrice manquait aux fabriques situées sur[276]de petits cours d'eau ; celles-ci étaient obligées de recourir à la vapeur. La nouvelle exploitation a été construite avec des réserves de caisse non employées, pour une somme de 700.000 francs ; le surplus, avec des capitaux empruntés ou souscrits comme parts de commandite. Elle est destinée à remplacer les fabriques que la maison Laroche-Joubert avait en location.

Depuis 1870, la garnison d'Angoulême a été augmentée d'une maniêre très notable ; deux régiments d'artillerie y séjournent, et si la ville, ou nieux une partie de la ville, y a trouvé de nouvelles sources de bénéfice, elle n'a pas eu lieu de s'en féliciter au point de vue moral. La prostitution s'est augmentée, en même temps que les cafés-concert, es bals, les cabarets se multipliaient.

Le conseil municipal de la ville appartient en presque totalité à la nuance que la langue politique dénomme opportuniste ; il se recrute à peu près exclusivement dans la classe bourgeoise : avocats, médecins, industriels, ex-pharmacien, négociants, professeur, ex-instituteur ; un ouvrier, un charron, deux petits négociants, y représentent seuls l'élément populaire.

Les deux députés de l'arrondissement d'Angoulême appartiennent au pays. L'un d'eux est M. Laroche-Joubert, dont le père avait occupé le même poste pendant un certain nombre d'années, et c'est à la mort du père que le fils fut élu.

§ 2. État civil de la famille.

La famille comprend cinq personnes :

1°CÉLESTIN-FRANÇOIS L***, père de famille............ 47 ans.

2°MARGUERITE-LOUISE G***, mère de famille............ 41 —

3°ÉDOUARD L***, leur premier fils............ 20 —

4°MARCEL L***, leur deuxième fils............ 18 —

5°CHARLES L***, leur troisième fils............ 17 —

Le père a deux frères et une sœur qui tous les trois travaillent dans des fabriques de papier. Il est le fils et le petit-fils d'ouvriers papetiers ; sa mère seule vit encore ; elle habite la commune de l'Escalier, voisine d'Angoulême, aupres de sa fille qui y est mariée.

La femme appartient à une famille d'ouvriers de la ville ; son père était camionneur. Sa mère, qui exerçait la profession de lingère et n'a pas eu d'autres enfants que cette fille, est morte quelques mois avant notre visite à la famille.[277]Les deux premiers fils travaillent à Angoulème dans la fabrique de M. Laroche-Joubert. Le troisième, qui y entrera également, attend une place qu'il ne tardera pas à obtenir.

§ 3. Religion et habitudes morales.

La famille présente une physionomie morale peu accentuée. Elle appartient à la religion catholique, mais n'a qu'une médiocre ferveur religieuse. Ses membres n'assistent pas régulièrement à la messe, paes plus qu'ils ne suivent avec fidélité les autres prescriptions de l'Eglise. l n'entretiennent aucun rapport avec les membres du clergé.

Une grande union règne entre tous les membres de la famille. D'un caractère assez doux, ayant gardé le rcspect de l'autorité paternelle, les enfants remettent tout ce qu'ils gagnent à leur mère, sauf dix francs qu'elle leur laisse pour leurs menus plaisirs ; elle a promis d'augmenter cette somme de cinq francs, lorsque leurs salaires seraient élevés. Elle gouverne le ménage avec beaucoup de sagesse, aussi son mari lui laisse-t-il en toute confiance la gestion des intérêts domestiques.

Celui-ci vit en bonne intelligence avec la direction de la fabrique. Il apprécie fort le système de coopération et de participation aux bénéfices qui lui donne une part de propriété de l'établissement. « Nous travaillons pour nous, dit-il, aussi n'y a-t-il plus à craindre de grèves. » ll parle avec reconnaissance de M. Laroche-Joubert père, qui aa pris l'initiative de cette organisation, continuée et développée par son fils, actuellement directeur-gérant (§ 18). Il manifeste pour celui-ci une gratitude égale.

Il comprend la nécessité de l'association parmi les ouvriers ; aussi fait-il partie d'une société de secours mutuels, aux séances de laquelle il assiste fidêlement (§ 13). Il se rend compte également des services que procure à des ménages modestes la société coopérative de boulangerie qui fonctionne à Angoulême avec un grand succès (§ 20). Il ne s'y approvisionne cependant pas, trouvant plus commode de se fournir chez son boulanger qui demeure tout près de chez lui.

Tout en suivant avec intérêt les événements politiques dans les journaux, et notamment dans le Matin charentais, feuille d'une nuance conservatrice dont il est un lecteur fidèle, il ne se mêle en aucune manière aux luttes électorales. Il se contente d'exercer sans bruit ses droits d'électeur.

[278] Comme beaucoup d'autres familles d'ouvriers papetiers, celle-ci constitue une famille vraiment professionnelle. Les parents du père étaient des ouvriers papetiers ; celui-ci ne conçoit pas d'autre avenir pour ses fils, et ces derniers n'ont jamais songé à embrasser une autre profession ; d'intelligence inégale, ils ont tous reçu une bonne instruction ; l'un d'eux a même suivi au lycée les cours de l'enseignement spécial. La sécurité de l'existence, une fois qu'on est entré à la fabrique, l'ascension certaine des ouvriers de bonne conduite, la fascination exercée sur eux par la perspective d'une part de propriété d'un établissement aussi prospère, tout cela détermine leur volonté et les engage à suivre la même voie que leur père et leur grand-père.

§ 4. Hygiène et service de santé.

Les membres de la famille ont rarement besoin d'avoir recours à l'aide du médecin. L'ainé a éprouvé jadis quelques accidents. Il va bien maintenant ; de temps en temps seulement, il est obligé de prendre quelques remèdes. Angoulême, du reste, est une ville saine ; elle doit sans doute cet avantage à sa position élevée et particulièrement aérée. Les rues sont propres, les eaux n'y séjournent pas. Il y a plusieurs années, des épidémies de fièvre typhoide ont éclaté aux casernes ; elles ont fait aussi quelques victimes dans la ville. La défectueuse qualité de l'eau distribuée aux soldats les avait provoquées. Depuis, l'eau ayant été purifiée, les épidémies n'ont pas reparu.

§ 5. Rang de la famille.

La famille s'est élevée au rang peut-être le plus haut qu'elle peut atteindre dans la hiérarchie de la fabrique, hiérarchie dont le pere a franchi tous les échelons (§ 12). Elle est estimée de ses chefs, et notamment du patron. L'éducation donnée aux fils, les bonnes dispositions dont ils font preuve, donnent lieu de croire que dans l'avenir elle n'est plus exposée à déchoir.

Moyens d'existence de la famille

§ 6. Propriétés.

[279](Mobilier et vêtement non compris.)

Immeubles............ 0f00

La famille ne possède aucune propriété immobilière ; elle ne désire pas du reste en avoir.

ARGENT ET VALEURS MOBILIÈRES............ 13.835f00

La famille garde, pour faire face à ses dépenses quotidiennes et aux accidents imprévus, une somme qui varie et est toujours moins élevée aux fins de mois que dans les premiers jours.

1° Somme gardée comme fonds de roulement, 35f00.

2° Part du père dans la fabrique 12.000f 00 ; — part du ils aîné, 1.100f00 ; — part du second fils, 700f00. — Total, 13.800f00.

ANIMAUX DOMESTIQUES............ 0f00

La famille n'en possède aucun.

Matériel spécial des travaux et industries............ 18f25

Le père et ses fils n'ont besoin d'aucun outil dans leur travail à la fabrique.

1° Materiel de blanchissage. — 1 battoir, 0f25 ; — 1 baquet, 4f 00; — 1 selle, 2f 00. — Total, 6f 25.

2° Matériel pour le jardin. — 2 bêches, 6f00 ; — outils divers, 4f00; — pots de fleurs, 2f 00. — Total, 12f00.

VALEUR TOTALE DES Propriétés............ 13.853f 25

§ 7. Subventions.

Les subventions n'ont pas disparu dans l'organisation de la fabrique d'Angoulême, comme dans tant d'autres établissements industriels, où le paiement du salaire en argent constitue la seule rémunération du travail de l'ouvrier. La famille rȩoit une précieuse subvention, celle[280]de la maison ; dix-huit à vingt familles en profitent comme elle. Ce sont les plus anciennes, et leurs chefs se sont en outre élevés peu à peu dans la hiérarchie ouvrière jusqu'au rang d'employés. Le jardin est aussi alloué gratuitement à la famille, comme à celles qui, demeurant dans la maison, bénéficient de la subvention du loyer, et, en outre, il lui est fait don d'une certaine quantité de fumier.

Une autre subvention est donnée à toutes les familles sans exception : lorsque le coût de la livre de pain dépasse 0f30, le surplus est payé par la fabrique.

La participation aux bénéfices est devenue un droit pour la famille décrite, qui compte parmi les commanditaires ; mais tous les ouvriers ne se trouvent pas dans le même cas, et, de plus, lorsque M. Laroche-Joubert père a introduit ce système et a ajouté au salaire une part de bénéfices, c'était une pure libéralité de sa part.

§ 8. Travaux et industries.

Travaux du père. — Aprés avoir passé par les divers emplois que nécessite la fabrication du papier (§ 12), le père est entré dans les bureaux, c'est-à-dire est devenu employé. Il est d'abord préposé à la vente de la ville. Il prend les ordres des clients, les leur fait parvenir et ensuite les facture. De plus, il est chargé du soin de répondre à deux représentants qui parcourent l'un l'Espagne, l'autre le Portugal; ce travail consiste à remplir leurs commandes et à les transmettre à la maison.

Il se rend a son travail à 7 h. 1/2 et y reste jusqu'à 1l h. Il sort pour aller dejeuner et rentre à la fabrique à midi 12. Il en sort à 6 h. ou 6 h. 1/2, quelquefois même un peu plus tard, selon les commandes à expédier. Le travail des ouvriers cesse avant celui des employés, qui restent jusqu'à 6 h. ou 6 h. 1 2. Il est obligé de revenir le dimanche matin, jusqu'à 10 h. 1/2 ou 11 h., selon le travail, dont le principal est le dépouillement du courrier. Cette obligation lui cause une vive contrariété ; il aspire à la possession complète du dimanche, de même que les autres employés soumis à la même contrainte. Mais les efforts qu'ils ont tentés auprès de la direction de l'usine n'ont pas jusqu'à ce jour réussi à faire cesser cette coutume. Elle se retrouve aussi dans d'autres fabriques françaises. Mais nul établissement industriel anglais[281]n'en offre l'exemple ; l'activité, l'entente des affaires, le désir de donner prompte satisfaction à la clientèle, ne sont cependant pas moindres de l'autre côté du détroit.

L*** reçoit un traitement de 1.800 francs. En outre, il a une somme de 12.000 francs placée à la fabrique et qui, constituée par sa participation aux bénéfices, représente sa part de commandite dans la fabrique. Cette somme produit un intérêt de 5 . Enfin il a droit à une coopération de salaires, comme nous l'exposons plus loin (§ 17). En 1890, la coopération de salaires et la participation aux bénéfices se sont elevées à 464f871.

Travaux de la mère. — La femme se livre aux travau de ménage avec beaucoup de soin et d'activité. Elle prépare les aliments, raccommode les vêtements, entretient la maison très proprement. Elle travaille aussi à la fabrique, qui emploie du reste plus de femmes que d'hommes. Elle y est attachée à l'atelier ou se font les cigarettes. La journée commence pour elle à 7 h. 1/2 du matin. Elle quitte l'atelier a 10 h. pour y rentrer à 11 h. 1/2. Elle y reste jusqu'à 2 h. 12 et, à ce moment, le travail s'interrompt pendant une heure. Il reprend à 3 h. 1/2 pour se terminer vers 5 h. 1/2 ou 6 heures, selon qu'il y a plus ou moins à faire. C'est là la journée de travail régulière ; mais, bien souvent, les femmes de cet atelier sont occupées un nombre d'heures inférieur, surtout pendant l'été, quelquefois même pas du tout. La période d'activité la plus grande dure peu de temps, du mois d'octobre au mois de décembre ; car une grande concurrence existe pour la fabrication du papier à cigarettes. Le travail que la femme doit accomplir demande de l'attention et une certaine délicatesse de main. Elle plie la couverture dans laquelle se place le cahier et met le caoutchouc destiné à le maintenir.

La femme est payée aux pièces, comme du reste tous les ouvriers[282]de la fabrique ; les employés seuls recoivent une rémunération lixe. Les pièces sont réglées tous les quinze jours. Le gain de la femme est d'environ 600 francs par an2.

Travaux du fils aîné. — Il est employé aux expéditions ; ses heures de travail sont les mêmes què eelles de son père. Sa tâche consiste à copier la correspondance d'un voyageur et à remettre les commandes à chaque service. Le voyageur auquel il est attaché fait les environs d'Angoulême. Le fils aîné touche maintenant une rémunération de 85 francs par mois. Son compte, inscrit à son nom dans la maison, s'élêve à 1.100 francs ; il en touche l'intérêtà 5 . Avant d'avoir cette position, il avait passé par plusieurs services, où ses appointements n'avaient pas été fixés d'une maniêre définitive.

Travaux du second fils. — Il aide son père et a les mêmes heures de travail que lui. Ses appointements sont de 55 francs par mois, et son compte, inscrit à son nom, est de 700 francs. Un intérêt de 5 3 lui est payé.

Travaux du troisième fils. — Au moment de notre enquête, le troisième fils, qui venait de terminer son instruction, attendait dans la fabrique une place que l'exemple de sa famille lui faisait vivement désirer.

Industries entreprises par la familleˉ. — La famille entreprend deux industries domestiques : le blanchissage et la culture du terrain que la direction de la fabrique lui octroie gratuitement (§ 7). Tous les membres de la famille se font un plaisir de travailler à l'entretien de ce jardin.

Mode d'existence de la famille

§ 9. Aliments et repas.

La famille se nourrit bien, sans jamais omber dans aucun excès sous le rapport de la recherche des aliments. Elle ne mange toutefois qu'avec une certaine répugnance des mets ordinaires, tels que le beuf bouilli.

[283] Trois repas ont lieu par jour. Le matin, c'est. après le lever, le premier déjeuner, qui se compose de café au lait, avec du pain. A l1 heures a lieu le repas principal, dans la composition duquel entre presque toujours une soupe, avec un morceau de viande, souvent accompagné de légumes ou de dessert, maintes fois des deux. Le soir, après la rentrée du père de la fabrique, a lieu le souper, dont le menu, moins la soupe, se compose à peu pres des mêmes plats que celui du déjeuner, et comprend, comme légumes, très fréquemment de la salade. L'un des fils, le second, revient souvent de la fabrique dans la journée, pour goûter avec un morceau de pain et du chocolat.

La famille consomme, en quantités presque égales, de la viande de beuf, de mouton, de veau, et un peu moins de porc. Assez souvent, environ trois ou quatre fois par mois, elle mange du poulet. En fait de poisson, ne paraissent sur sa table, comme poissons de rivière, que ceux pechés par le mari. Mais la famille achète, une fois par semaine environ, duv poisson de mer. Elle aime beaucoup le lapin, qu'elle consomme seulement au repas du soir.

Comme boisson, elle prend une piquette faite avec du raisin sec. Elle consomme un litre de rhum par mois, outre les liqueurs de cassis et de framboise fabriquées à la maison. Le mari ne prend qu'à de rares intervalles quelques consommations en dehors de chez lui ; c'est après une partie de cartes faite avec des amis.

La famille ne s'approvisionne pas à la boulangerie coopérative de la ville (§ 20). Elle conserve son boulanger, dont l'établissement, situé à proximité, lui est d'un usage plus commode. En outre, elle préfère régler à sa guise, tous les quinze jours ou tous les mois, tandis que la société coopérative exige le paiement au comptant. La famille n'a aucun crédit chez ses autres fournisseurs.

§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.

La famille habite un appartement situé dans la cité tabrielle. qui a été construite par M. Laroche-Joubert, à proximité de la fabrique. Cette cité donne sur une rue à pente très rapide, comme il s'en rencontre beaucoup sur les lancs du coteau abrupt au haut duquel s'élève Angoulème. Au bas de la cité se trouve un terrain assez étendu divisé en jardins, répartis entre tous les locataires. La famille ne paie[284]aucun loyer, ni pour la maison ni pour le jardin (§ 7), ainsi que les autres locataires, tous employés depuis longtemps dans la fabrique et attachés au service des bureaux.

La maison est située un peu en contre-bas du côté de la rue. Mais, au contraire, du côté des jardins, elle domine une assez vaste étendue de paysage au milieu duquel coule la Charente. C'est le nord de la ville.

L'appartement se compose de cinq pièces ; l'une sert à la fois de salle à manger et de cuisine, les autres de chambres à coucher ; une d'entre elles est très petite. Trois de celles-ci sont situées au premier étage, les autres pièces sont au rez-de-chausée, mais elles ne se trouvent pas les unes au-dessus des autres. L'appartement comprend en outre une cave et un grenier.

Meubles. : très nombreux, mais ne dénotant aucune recherche de luxe............ 2, 139f 00

1° Literie. — 3 lits en bois, 15f00; — 1 lit en fer, 25f00; — 4 sommiers, 145f00; — 4 lits de plume, 240f00 ; — 3 matelas, 95f00; — 1 édredon, 20f00; — rideaux avec arc et baldaquin, 105f00; — 4 couvertures de laine, 32f00 ; — 1 couvertures en coton et 4 courtes-pointes, 7f00. — Total, 932f 00.

2° Mobilier de la salle d manger et cuisine. — 6 chaises, 12f00; — 1 bufet, 50f00 ; — 1 table, 40f00; — 1 pendule, 100f00 ; — 1 glace, 20f00; — 1 tapis de table, 10f00; — 1 ar. moire, 100f00 ; — 1 machine à coudre, 150f00; — 1 petit coffret, 10f00; — 1 petite table, 2f00; — 1 fourneau de cuisine, 14f00. — Total, 508f00.

3° Mobilier des autres chamores. — 1 armoire à glace, 150f00; — 1 fauteuil Voltaire, 40f00; — 1 armoire, 1209f00; — 2 glaces, 40f00; — 6 chaises, 21f 00 ; — 1 petite table ronde, 2f00; — 1 petit tapis pour recouvrir la table, 2f00; — 4 tables de nuit, 50f00 ; — 2 tapis. 10f00; — 1 grande pendule à boitier, 1f00 ; — pots à eau et cuvettes, 10f00. — Total, 463f00

4° Livres, gravures, ohiets de piété et de recreution. — 2 boites à violon, 100f00; — 1 flûte, 25f00 ; —— 2 fusils, 70f00 ; — photographies de famille, 3f00; — livres de pri, 6f00 ; — methodes et morceaux de musique, 20f00; — livres de messe, 12f00. — Total, 236f00.

Ustensiles : répondant à tous les besoins de la famille et entretenus d'une manière suffisante............ 114f 50

1° Employés pour la cuisson, la prépartion et la consommafion dess adiments. — casseroles de terre, 3f00; — 2 marmites en fer, 10f00; — 1 pot-au-feu, 1f00; — 1 seau, 1f25 ; — 4 douzaines d'assiettes, 5f80 ; — 1 douzaine d'assiettes de dessert, 1f15; — 12 verres, 1f80 ; — 6 plats blancs, 2f40; — 2 saladiers, 0f80 ; — 5 bols, 0f75 ; — 3 soupiéres, 2 blanches et 1 de couleur, 9f00; — 3 douzaines de cuillers, 7f20; — 3 douzaines de fourchettes, 7f20; — 6 fourchettes en métal auglais. 3f00; — 5 cafetieres, 6f0 ; — 1 cuiller à pot, 0f7G.; — 3 passoires, 0f80 ; — 6 couteau, 2f50 ; — 6 tasses, 1f50; — grils, 2f00; — 100 bouile, 10f00. — Total, 78f20.

2° Employés pour l'éclairage et le chauffage. — 1 lampe, 5f00; — 1 lampe plus petite, 1f 25 ; — 2 paires de fambeau, 13f00; — 1 bougeoir, 0f65 ;— vieux chenèts,3f00 ; —- pelles et pinccttes, f00 ; — 1 jusqu'à t, 1f95. — Total, 29f85.

[285] 3° Employés a divers asages domestiques. — Brosses pour souliers et habits, 3f00 ; — 1 balai et 1 plumeau, 0f95 ; — pcignes, brosses et objets de toilette, 2f50. — Total, 6f45.

Linge de ménage : en quantité suffisante............ 673f 90

30 paires de draps de lit, 600f00; — 4 douzaines de serviettes de table, 48f00; — 1 nappe, 5f00; — 3 tabliers de cuisine, 6f00 ; — 4 essuie-mains, 2f 40; — 12 torchons, 2f50; — rideaux de fenêtres, 10f00. — Total, 673f0.

VÊTEMENTS............ 2.,085f 95

Comme la plupart des familles ouvrières, la famille décrite dans cette monographie tient à avoir des vêtements qui ne la distinguent en rien des classes plus aisées ; elle en possède une grande quantité. Depuis bien longtemps, tout costume particulier a disparu à Angoulême.

VÊTEMENTS DES HOMMES, Selon le détail ci-dessous (1.561f95).

1° Vêtements du père. — 1 redingote, 70f00 ; — 1 pantalon noir, 25f00 ; — 1 gilet noir. 15f00 ; — 1 jaquette noire, 60f00 ; — 1 pantalon fantaisie, 20f00 ; — 1 vêtement completen coutil; 30f00 ; — 1 vêtement complet de tous les jours, 40f00; — 1 pardessus, 50f00 ; 1 chapeaude feutre noir, 10f00 ; — 1 chapeaurde paille, 3f50; — 2 paires de bottines, 36f00; — 2 douzaines de chemises, 120f00; — 5 paires de chaussettes, 6f25 ; — 1 douaine de mouchoirs, 6f00; — 4 cravates, 3f80; — 1 montre en or avec la chaîne, 145f00. — Total, 640f55.

2° Vêtements du fils aîné. — 1 costume complet, 80f00; — 1 autre costume, 65f00; — vêtements de travail, 25f00; — 1 blouse, 5f00; — 1 chapeau de feutre noir, 10f00 ; — 1 chapeau de paille, 3f00 ; — 1 paire de souliers, 12f00 ; — 1 paire de bottines, 22f00 ; — 1 douainede chemises, 60f00; — 3 cravates. 2f 40 ; — 12 faux-cols, 6f00; — 12 mouchoirs, venant du Louvre, f00 ; — 5 paires de chaussettes, 6f25 ; — 1 montre en argent avec la chaîne, 60f00. — Total, 362f65.

3° Vêtements du deuxiéme fils. — Même composition et même valeur que ceux du fils aîné, 362f65.

4° Vêtements du troisième fils. — Costume habillé, 35f00 ; — costume ordinaire, 25f00; - 1 chapeau de feutre, 7f00; — 1 chapeau de pailleˉ, 3f00 ; — 2 paires de souliers, 24f00; — 2 cravates, 1f60; — 12 chemises, 48f00 ; — 6 paires de chaussettes, 7f50 ; — 1 pardessus, 20f00 — 1 montre en nicel avec la chaîne, 25f00. — Total, 196f10.

VÊTEMENTS DE LA MÈRE, Selon le détail ci-dessous (524f00).

3 robes, 50f00 ; — 1 manteau, 25f00 ; — 1 châle, 20f00; — 1 jaquette noire, 10f00 ; 1 chapeau, 15f00; — 48 chemises, 72f00; — 20 paires de chaussettes, 30f00; — 1 paire de bottines, 15f00; — pantoufles, 5f00; — galoches, 2f00; — 1 montre en or avec la chaîne, 170f00; — 1 alliance, 25f00; — 1 bague en or, 25f00 ; — 2 paires de boucles d'oreilles, 60f00. — Total, 524f00.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 5.013f 35

§ 11. Récréations.

La culture du jardin constitue pour la famille une grande distraction ; c'est un lien qui la rattache à son foyer, et les légumes et fruits[286]qu'elle y récolte semblent avoir pour elle une saveur particulière. Lorsque sa journée detravail estterminée, lepère se repose en fumant chez lui quelques cigarettes. Il aime aussi la pêche, et surtout la chasse. C'est pour lui un regret souvent exprimé que l'obligation de venir le dimanche matin au bureau l'empêche de se livrer à son passe-temps favori autant qu'il le désirerait. Car les heures du matin sont, dit-il, les plus fructueuses pour le chasseur, et il ne peut se mettre en route que trop tard, vers 1 heure de l'après-midi. De temps en temps, il va au café avec quelques amis faire une partie de cartes.

Les fils aiment la musique, que leurs parents ont tenu à leur faire apprendre. Les deux aînés jouent du violon, le troisième, de la flûte ; mais, au moment où les renseignements relatifs à cette monographie étaient recueillis, ils s'abstenaient d'en jouer, étant en deuil de leur grand'mère maternelle. Le dimanche, l'assistance au concert donné par la musique militaire constitue une de leurs distractions préférées, ainsi. du reste, que pour une grande partie de la population. C'est là que se rendent les jeunes ouvrières, vètues de leurs plus pimpants atours, et le paysage étendu et varié quise déroule au pied d'Angoulême ajoute un charme de plus à la musique. Dans toutes les villes de province, la musique militaire attire une assistance aussi nombreuse ; elle fait entendre au moins une fois par semaine des morceaux d'un art plus élevé que les ineptes et vulgaire s refrains de cafés-concerts qui, retentissant fréquemment à nos oreilles dans les rues, semblent constituer tout le bagage artistique d'un grand nombre de jeunes gens de la classe ouvrière. Les enfants goûtent aussi le théaûtre, et surtout le cirque ; ils y vont plusieurs fois par an. Une autre de leurs distractions est l'entretien de pigeons voyageurs qui prennent part aux courses instituées depuis quelques années. C'est un nouveau passe-temps très en voggue dans certaines familles ouvrières.

La famille ne reçoit qu'à de rares occasions des parents ou amis, trouvant ces réceptions un peu coûteuses.

Histoire de la famille

§ 12. Phases principales de l'existence.

[287] Presque toutes les familles ouvrières attachées à la fabrique sont de véritables familles professionnelles. Leurs parents y étaient employés ; c'est là que leur existence entiêre s'écoulera, et les ouvriers qui possèdent une part de commandite apprécient tellement les avantages de cette co-propriété, la sécurité de leur existence, qu'ils se gardent bien de quitter leur poste. Ils ne voient pour leurs enfants aucune autre position plus avantageuse. Il en est ainsi de cette famille. Le père de Célestin . L*** a été ouvrier dans la fabrique. Il y a fait entrer son fils à l'âge de sept ans et demi, de sorte que, avant de parvenir à sa place actuelle, celui-ci a passé par tous les emplois que peut occuper un ouvrier dans une fabrique de papier. Il a débuté comme tireur de feuille : deux personnes sont l'une à côté de l'autre ; l'une met le papier entre deux feuilles de ainc, l'autre l'enlève ; tel était le travail dont il était chargé. Il entrait à la fabrique à 5 heures du matin et y restait jusqu'à 8 heures. Après une interruption d'une demi-heure, ilse remettait à la tache et ne la quittait plus qu'après cinq heures et demie de labeur : à 2 heures, il jouissait alors d'un repos d'une heure, et, après être rentré à 3 heures, finissait sa rude journée à 7 heures du soir. Son gain s'élevait à 7f80 ou 10 francs par mois. C'était entre deux factions qu'il pouvait compléter ses premiers rudiments d'instruction élémentaire. Puis il devint tireur de feuille à la coupeuse ; le travail, peu fatigant, consistait à prendre le papier qui tombait de la machine et à le ranger dans un coin. Il gagnait 15 francs par quinzaine. Il fut ensuite mis à la machine comme graisseur, c'està-dire qu'il entretenait la machine à papier et veillait à ce qu'aucun accident ne se produisit. Sa journée de douze heures allait de midi à minuit, ou de minuit à midi. Tous les quine jours, le travail se prolongeait pendant vingt-quatre heures sans interruption. Seulement, le [288] dimanche suivant, il avait un repos complet. Les ouvriers auxquels revenait cette besogne se couchaient, dans les moments où la machine n'allait pas, sur des rognures de papier et y dormaient quelques instants. Notre ouvrier avait douze environ ans ; il touchait un salaire de 30 à 35fe par mois. C'était à la fabrique dite de l'Abbaye. dans la commune de la Couronne, qu'il travaillait. Il resta un an dans ce poste.

Sa famille vint alors se fixer à Angoulême. Il devint cartonneur. Son travail consistait à prendre une feuille de papier qu'on recouvrait de zinc. Un autre ouvrier placé devant lui s'emparait de ces papiers et les engageait sous l'hélice. Il ne travaillait qu'une demijournée et passait le reste à l'école. Pendant ce temps, une famille avec laquelle il s'était entendu le remplaçait.

De cartonneur, il passa à la manœuvre, c'est-à-dire qu'il faisait de tout. Il dépotait la pâte, chargeait, déchargeait les charrettes, mettait le chiffon sur une petite table où trois couteaux le tranchaient. Si simple qu'elle parût, cette dernière opération présentait certains dangcrs. Il fallait faire grande attention à ne pas se faire couper les doigts. Maintenant, au lieu des mains, on se sert d'une pelle, ce qui évite les accidents. Un autre inconvénient, c'était l'introduction de la poussière de chiffon dans la gorge. Vers l'âge de seize ans, il changea encore de poste et vint aider son père qui était gouverneur, c'est-àdire triturait les chiffons pour les réduire en pâte. La faction était de doue heures, de midi à minuit ou de minuit à midi. Tous les quinze jours, elle durait vingt-quatreheures sans interruption, tandis que l'autre dimanche il n'était assujetti à aucun labeur. Il ne resta pas plus longtemps dans cette nouvelle faction que dans les autres et entra à la salle d'apprêts ; il attachait le papier prêt à être expédié aux clients. Le travail commençait à 5 heures du matin pour finir à 7 heures du soir, avec une interruption de 2 heures. Il gagnait alors 50 francs par mois. nfin, changeant encore de tâche, il devint chef d'atelier ; en cette qualité, il devait notamment surveiller le personnel, régler la pression du papier qui était laminé. Le travail se prolongeait pendant la même période de temps que lorsqu'il se trouvait à la salle d'apprêts. Mais il avait un salaire plus élevé, gagnant de 60 a 70 francs par mois.

C'est là que le service militaire le prit. Il fut incorporé au 70 de ligne et fit successivement les garnisons de Saint-Brieuc, Troyes, Caen, le Havre, Châlons. Il se maria pendant un congé de semestre. Pen[289]dant la guerre, il assista au siège de Paris dans les rangs du 138e de ligne et, entre autres combats, prit part aux sorties d'Epinay et du Bourget.

Lorsque la guerre fut terminée et que les affaires reprirent, il n'eut pas un seul instant la pensée de quitter son pays et revint, tout joyeux, reprendre sa place à la fabrique. Il entra à ce moment au bureau d'expéditions qu'il n'a plus quitté depuis.

Comme tous les ouvriers, il se plaît à raconter la modeste histoire de sa vie, à revenir sur les incidents de sa jeunesse, sur les traits de sa carrière militaire. Mais il évoque aussi le souvenir des dures fatigues qu'il éprouvait lorsque, étant encore enfant, il était condamné à travailler du soir au matin, et que tous les quinze jours il devait, pendant vingt-quatre heures, rester à l'atelier sans débrider. Aussi ces souvenirs amers le rendentils tout à fait hostile aux longues journées de travail. Douze heures lui paraissent excessives ; toutefois il refuse de s'associer aux revendications en faveur de la journée de huit heures, dont il juge la durée infiniment rop courte. Dix heures sont à ses yeux la journée normale.

Grâce à la bonne situation de leur père dans la manufacture, les fils ne connaitront pas des temps aussi durs. Les heures de travail, du reste, ont été réduites, et l'on ne voit plus aujourd'hui des enfants de sept ans condamnés à rester pendant douze heures dans un atelier. Ils n'entreront à la fabrique qu'après avoir reçu une instruction très complète, puisque les deux aînés ont passé deux ans au lycée, où ils avaient obtenu une bourse. ln seront-ils plus attachés à leur métier ? S'ils ne sortaient pas d'une famille aussi fortement liée à sa profession, un propos tenu par le père lui-même nous permettrait d'en douter. « Beaucoup de petits propriétaires ruraux, nous disait-il, envoient leurs enfants au lycée ; mais, une fois qu'ils ont terminé leurs études, ils ne veulent plus retourner à la campagne.

La fabrique attire aussi à elle les jeunes filles, puisque les femmes y forment la majeure partie du personnel. Elle entraîne, au point de vue moral, les résultats que l'observation a partout relevés, et la promiscuité des ateliers ne donne pas à celles qui y sont employées une tenue irréprochable. Les bâtiments de la fabrique ont été construits les uns après les autres, au fur et à mesure que le développement des affaires rendait nécessaire l'agrandissement des constructions primitives. Aussi contiennent-ils beaucoup de petits escaliers, de coins et de recoins, qui rendent la surveillance moins facile. Les femmes continuent à tra[290]vailler à la fabrique, même après leur mariage. Elles trouvent là un supplément de ressources qu'elles goûtent fort. Elles y restent jusqu'à ce que leurs forces les abandonnent.

§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

Les qualités sérieuses de la famille, son union, son esprit d'ordre, son application au travail, sa bonne conduite, telle est la première cause de la sécurité de son existence. Elle est attachée ensuite à un établissement industriel que les crises commerciales n'affectent pas d'une manière profonde, et, si un ralentissement notable des affaires venait à se produire, la famille, employée depuis longtemps à la fabrique, serait une des dernières qui auraient à en souffrir. Elle possêde de plus une somme provenant de sa participation aux bénéfices, qui constitue une forte réserve pour les mauvais jours ; mais aucune caisse de retraite ou de secours n'existe à la fabrique. Son fondateur considérait que de telles institutions constituaient une atteinte à la liberté des ouvriers ; dans sa pensée, il appartenait à ces derniers de se garantir eumêmes, par leur propre initiative, contre les hasards de l'existence, et toute intervention de sa part dans ce sens aurait, pensait-il, afaibli leur sentiment de prévoyance (§ 17). Nous devons constater, du reste, que la plus grande partie du personnel semble s'être accommodée de cette absence de caisses de retraites ou de secours. La participation aux bénéfices et l'accession progressive à la propriété de l'établissement présentent aux ycux des ouvriers des avantages supérieurs.

C'est donc à l'association que l'ouvrier a demandé le secours qu'il ne trouvait pas dans les institutions patronales. Il s'est ait recevoir membre de la Société de secours mutuels des employés de commerce. La cotisation est de 1f50 par mois. En cas de maladie, il prévient un administrateur ; il a droit à une visite du médecin et à certains médicaments du pharmacien. Au bout de six jours, en cas denon-rétablissement, il reçoit une indemnité de 1ff 50 par jour. Les statuts accordent ces secours, selon les cs, pendant une période de trois ou de six mois ; mais ils peuvent être prolongés sur une délibération du bureau. i un des[291]membres de la Société meurt, celle-ci paie un service funèbre de 100 francs. La famille en veut-elle un plus coûteux, elle supporte le surplus des frais. Mais elle ne reçoit aucun secours, ni pour la femme, ni pour les enfants. Cette Société n'admet pas les femmes, taundis qu'elles peuvent faire partie des autres sociétés. La réunion de la Société a lieu tous les trois mois ; elle ne comprend aucun membre honoraire. contrairement à la plupart des sociétés, qui se soutiennent surtout par les cotisations de ces derniers, maintes fois plus élevées que celle des associés. La Société dont fait partie l'ouvrier donne à ses membres un autre avantage : ils peuvent s'approvisionner à la Société coopérative de boulangerie, sans être tenus de posséder une action (§ 20).

§ 14. Budget des recettes de l'année.

Cliquez pour zoomer ou afficher en plein écran. Utilisez les flèches pour passer d'une page à l'autre (4 pages disponibles).

§ 15. Budget des dépenses de l'année.

Cliquez pour zoomer ou afficher en plein écran. Utilisez les flèches pour passer d'une page à l'autre (4 pages disponibles).

§ 16. COMPTES ANNENÉS AUX BUDGETS.

Cliquez pour zoomer ou afficher en plein écran. Utilisez les flèches pour passer d'une page à l'autre (2 pages disponibles).

Éléments divers de la constitution sociale

FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE ;

PARTICULARITÉS REMARQUABLES.

APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES; CONCLUSIONS.

§ 17. DE L'ORGANISATION COOPÉRATIE DE LA FABRIQUE LAROCHE-IOUBERT ET DU MODE DE DISTRIBUTION DES BÉNÉEFICES.

Règles genérales.

[302] En tête du règlement de coopération rédigé en 1890, au moment ou la nouvelle Société était constituée, se lisent les lignes suivantes qui expliquent le mobile auquel le fondateur de la maison a obéi en instituant une telle organisation, et aussi les raisons qui l'ont empêché de créer des euvres patronales.

«En admettant ses employés et ouvriers à prendre part à la répartition des bénéfices qu'ils l'aidaient à réaliser, le vénéré fondateur de notre maison, M. Edmond Laroche-oubert, a obéi au sentiment de raternité que Dieu met au cœur des hommes de bien.

« En agissant de la sorte, il a accompli ce qu'il considérait comme un acte de justice et de prévoyance ; il a voulu que chacun de ses collaborateurs, quelque modeste que soit son emploi, puisse amasser, graûce à la coopération, à la participation, un petit capital destiné à assurer l'indépendance et la sécurité de sa vieillesse ; respectueux de la liberté de chacun d'eux, il n'a pas voulu leur imposer la prévoyance, écartant des règlements qu'il a rédigés toute mesure enlevant aux ayants-droit la libre disposition de leur part dans ses bénéfices ; il a eu confiance dans leur sagesse.

Trois règles générales sont posées en tête des articles qui règlent la[303]participatíon aux bénéfices. Elle ne crée pour les personnes auxquelles elle est accordée aucun droit direct comme associées. En aucun cas elle n'a a contre-partie dans l'obligation de supporter les pertes que ferait la Société. Enfin, aux termes des statuts, cette répartition des bénéfices est obligatoire ; des règles, que nous rapporterons plus loin, déterminent d'une maniêre précise comment elle s'opère. Mais les gé rants, statuant en conseil de gérance, demeurent toujours libres d'exclure de cette répartition, soit personnellement, soit par catégorie, soit en totalité, soit pour partie, ceux des coopérateurs qui ne leur en paraîtraient pas dignes, et cela sans qu'ils soient tenus de fournir les motifs de ces exclusions ou de ces réductions de part. Toutefois, les sommes ainsi laissées libres ne pourront jamais faire retour à la Société ; elles iront grossir la part des autres coopérateurs de la même catégorie, si c'est un coopérateur qui a été exclu, ou celle de toutes les autres catégories, si une catégorie a été l'objet de cette mesure.

De la répartition des bénefices genéraux.

Examinons maintenant comment se répartissent les bénéfices entre les divers éléments qui participent à leur production : 25 sont attribués au capital ; 75 au travail et à l'intelligence.

La part du capital se répartit ainsi : sont portés au crédit du fonds de réserve ordinaire ou statutaire ; 20 vont au capital social et à celui des déposants coopérateurs, pour être répartis en entier entre les ayants-droit, au marc le franc pour le capital social, et au demimarc le franc pour le capital des déposants coopérateurs.

Les sommes attribuées au travail et à l'intelligence se partagent de la manière suivante : 6 sont donnés à M. Edgard Laroche-Joubert, dont 1% comme président du conseil ; 5 à M. Ludovic Laroche, gérant de la Papeterie coopérative d'Angoulême. Les trois autres membres du conseil de gérance se partagent 1 par égale portion entre eux.

La plus grosse part enfin est attribuée aux coopérateurs des différentes exploitations et entreprises de la maison. Sur ces 58 sera également prélevé le crédit « des clients coopérateurs n, tant que le conseil de gérance croira devoir continuer à faire jouir la clientèle de cette faveur. Sinon, la part laissée libre de ce chef reviendra aux coopérateurs de production. Ceux-ci se partagent en trois catégories : 1° les coopérateurs des services commerciaux, vente et expédition : 2 les coopérateurs des exploitations qui fabriquent le papier ; 3° les[304]coopérateurs des entreprises qui façonnent et de celle des emballages. La somme qui leur est affectée comprend deux parties : l'une afférente au salaire en général, l'autre subdivisée entre les trois catégories qui viennent d'être définies.

Ainsi, apres le prélêvement nécessaire pour donner à la clientèle un dividende égal à celui procuré au capital par les 20 des bénéfices généraux qui lui sont distribués conjointement avec le capital des déposants, 25 sont remis au salaire, 35% aux services commerciaux, vente et expédition, 40 aux exploitations et aux entreprises pour être répartis entre elles dans la proportion qu'indiqueront les résultats particuliers de leurs inventaires respectifs les uns par rapport aux autres.

Coopération des salaires.

C'est le salaire qui naturellement sert de base à la répartition de la part attribuée à l'élément travail dans les bénéfices de la Société. Est admis à ce titre comme participant tout ouvrier ou employé ayant au moins quinze ans et étant au service de la maison depuis un an. Le salaire de chacun est inscrit, paye par paye, sur son livret, et totalisé à la fin de l'année commerciale, c'est-à-dire le 30 septembre.

Dans cette répartition des bénéfices, la direction de la fabrique, suivant une coutume généralement adoptée dans les établissements industriels qui manifestent quelque souci du bien-être matériel et moral de leur personnel, favorise l'ancienneté des services. Nous avons déjà rencontré cette pratique à Guise3; c'est le moyen d'assurer la permanence des engagements.

Le salaire des travailleurs ayant moins de cinq ans de service et au moins quinze ans d'âge sera compté pour une fois dans la répartition.

Le salaire des travailleurs ayant cinq ans de service ininterrompu, et au moins vingt-cinq ans d'âge au moment où commence un exercice, sera compé pour une fois et un quart dans la répartition des dividendes de salaire de cet exercice, soit 125 francs pour 100 francs.

Le salaire des travailleurs ayant dix ans de service et au moins trente ans d'âge, sera compté pour une fois et demie, soit 150 frauncs pour 100 francs.

Le salaire des travailleurs ayant quinzLe ans de service, et au moins[305]trente-cinq ans d'âge, sera compté pour une fois et trois quarts, soit 175 francs pour 100 francs.

Le salaire des travailleurs ayant vingt ans et plus de service, et au moins quarante ans d'âge, sera compté double, soit 200 francs pour 100 francs. Lorsqu'un travailleur a atteint l'âge de cinquante ans, la proportion de sa part dans les bénéfices réservés au salaire cesse de s'élever. Par conséquent, le maximum des avantages fixés par cet article ne peut être atteint que par les travailleurs entrés au service de la maison avant l'âge de trente ans.

Il faut ensuite remarquer que les ouvriers et employés, outre ce premier dividende de salaire, prennent part, proportionnellement à leur rémunération, à la répartition des bénéfices particuliers du service auquel ils sont attachés.

Coopération des seroices commerciauv, entes et erpéditions.

Nous allons examiner par quel mode se répartissent les bénéfices entre les divers services. Prenons d'abord les services commerciaux, ventes et expéditions. Cette catégorie comprend tous les employés des bureaux d'Angoulême, comptabilité, correspondance et expéditions ; eeux du service des magasins généraux d'Angoulême, dont l'entreprise spéciale est supprimée ; les voyageurs et agents de vente assimilés, et enfin le personnel du dépôt de Paris.

Sur le total des bénéfices qui lui sont attribués, 10 vont d'abord au salaire pour être répartis au marc le franc entre le salaire de tous ceux qui en font partie, conformément à des règles que nous indiquerons plus bas. Les employés des expéditions et des magasins d'Angoulême et de Paris, les chefs de division exceptés, reçoivent 12 % ; cette somme est répartie entre eux au marc le franc, entier ou partiel, de leur salaire réel. Ensuite viennent les employés des bureaux d'Angoulême et de Paris, en exceptant toujours les chefs de division ; plus favorisés que les précédents, ils reroivent une somme de 15, elle est répartie entre eux comme nous venons de l'indiquer, puis les directions du dépôt de Paris, celles des magasins d'Angoulême, les chefs de division des bureaux de la même ville participent dans la proportion de 23 . La répartition en est faite par le gérant en chef en conseil de gérance. Enfin le reste, c'est-à-dire 40, est attribué aux voya geurs placiers de Paris et agents de vente y assimilés ; la répartition en est décidée de même que pour la catégorie précédente.

Coopéradion des exploitations qui fabriouent le papier.

[306] Après les services commerciaux, se présentent, lors de la répartition des bénéfices, les exploitations qui fabriquent le papier. Ces exploitations sont celle de l'Escalier qui, avec l'usine de ce nom, comprend les annexes de Girac et du Petit-Rochefort, celle du Nersac à laquelle est rattachée l'annexe de l'lsle d'Espagnac, entfin celle de Basseau, qui n'était pas encore en pleine activité au moment où nous recueillions les éléments relatifs à cette monographie.

Comme le détermine le règlement de coopération, chacune de ces entreprises est débitée de tout ce que la maison dépense pour elle : fermes, impôts, assurances, salaires, matière première et produits divers, matériel, constructions, etc., et enfin de l'intérêt, à 5 % l'an, du capital moyen employé par elle dans l'exercice.

Elle supporte les dépenses d'entretien et l'amortissement normal de son matériel et de ses immeubles, l'amortissement statutaire restant à la charge de la maison.

Elle est créditée de tout ce qu'elle livre à raison des prix du cours d'Angoulême, déduction faite des escomptes suivants

10% sur le papier de 130 fr. les 100 kil. et au-dessus.

74% sur ceux de 110 a 129 fr.

6% sur ceux de 90 à 109 fr.

5% sur ceux de moins de 90 fr.

Le 30 septembre de chaque année, les exploitations font un inventaire exact de leur situation ; c'est d'après cet inventaire que se détermine la part de bénéfices qui revient à chacune d'elles. Lors de la répartition, les bénéfices sont ainsi distribués : les salaires en prennent la plus grosse part : 40 qu'ils touchent au marc le franc ; la direction, c'est-à-dire la fabrication, la comptabilité, la mécanique, se voit attribuer une quotité un peu moins élévée : 35 % ; c'est le gérant en chef, en conseil de gérance, qui la distribue entre les ayants-droit, sur les propositions du gérant chargé de la fabrication ; enfin, le surplus, 25 %, est remis aux chefs ouvriers, proportionnellement à leur salaire.

Coopération des entreprises qui fagconnent le papier et des emoallages.

C'est le tour maintenant des entreprises qui façonnent le papier de prendre part à la répartition. Elles sont au nombre de quatre :

[307] 1° l'entreprise des enveloppes, deuils et cartonnages,

2° l'entreprise des registres et cigarettes ;

3° l'entreprise des glacages, faconnages et réglures ;

4° l'entreprise des emballages.

D'après les statuts de coopération : Chaque entreprise est débitée de tout ce que la maison dépense pour elle, fermes, impôts, assurances, salaire, matières premières et produits divers, papiers, cartons, matériel, constructions, etc., et enfin de l'intérêt, à 5 l'an, du capital moyen employé par elle dans l'exercice.

« Elle supporte les dépenses d'entretien et l'amortissement normal de son matériel et de ses immeubles, l'amortissement statutaire restant à la charge de la maison. L'escompte dont elle bénéficie sur les papiers et cartons reste fixé au maximum de 5%, sans qu'elle puisse réclamer le bénéfice des escomptes gradués que les exploitations qui fabriquent font à la maison.

« Elle supporte toutes les pertes résultant des rabais, pour compte ou retour, que la maison subit sur les articles qu'elle lui fournit.

« Elle est créditée de tout ce qu'elle livre à raison des prix et tarifs établis par le gérant en chef en conseil des directeurs ; autant que possible, les prix sont ceux de vente avec une remise déterminée. »

De même que les exploitations qui fabriquent le papier, les entreprises qui le façonnent dressent chaque année, au 30 septembre, un inventaire exact de leur situation. C'est d'après cet inventaire que leur part de bénéfice est fixée.

La répartition ne s'en fait pas d'une manière uniforme. Ainsi, pour l'entreprise des enveloppes, deuil et cartonnage, et aussi pour celle des registres et cigarettes, qui achète à la maison les papiers qu'elle faconne, les mêmes règles s'appliquent que pour les exploitations. Les salaires viennent donc en tête avec 40 ; ils touchent leur quote-part au mare le franc. La direction vient ensuite, réclamant 35 4, que répartit entre les ayants-droit le gérant en chef, en conseil de gérance. Les derniers sont encore les chefs ouvriers, avec 25 qui se divisent entre eux au mare le franc, entier ou partiel, de leur salaire réel.

Pour l'entreprise des glaçages, façonnages et réglures, qui est une entreprise exclusivement de faconnage, les participants viennent dans le même ordre que celui signalé tout à l'heure, mais la quotité des parts n'est plus la même. Les salaires sont encore plus favorisés ; ils se présentent toujours les premiers et recoivent 50 %, répartis au marc le frane. La direction, qui comprend l'administration de la fabrication[308]mécanique, a, là aussi, la seconde place, mais elle ne touche que 30 % et c'est le gérant en chef, en conseil de gérance, qui en fait la répartition entre les ayants-droit. En troisiême et dernièreligne viennent les chefs ouvriers : leur part n'est plus que de 20 %.

Le règlement des bénéfices qui reviennent à l'entreprise des emballages diffêre des deux précédentes catégories ; il n'y a plus là que deux parties en présence, entre lesquelles ces bénéfices se partagent d'une manière égale : les salaires, et le chef emballeur avec les principaux ouvriers ; les deux parties reçoivent une somme égale de 50 %. Pour les premiers, la répartition a lieu au marc le franc ; pour les seconds, elle est faite par le gérant en chef, en conseil de gérance.

Coopération des dépôts.

Les fondateurs de la fabrique d'Angoulême ont voulu étendre, autant qu'ils le pouvaient, la coopération de leur personnel ; nous venons de voir quelle part de bénéfices ils attribuent au salaire ; ils ont voulu en même temps stimuler l'épargne en créant la coopération des dépôts. Chaque employé ou ouvrier peut déposer ses économies dans la caisse de la fabrique jusqu'à concurrence de cinq mille francs, et cela, bien entendu, sans préjudice de la somme pour laquelle le déposant peut avoir à participer à la formation du capital social. Une restriction est faite à cette faveur ; elle n'est accordée ou maintenue qu'autant que le total de la somme en participation du capital et de celle en dépôt ne dépassera pas 30.000 francs

D'après l'article des statuts, les économies réalisées sur les traitements et salaires payés par la Société, ainsi que sur les parts de bénéfices, ont seuls droit à cette faveur ; la fabrique n'a pas voulu se transformer en société de crédit; elle n'a été mue que par le désir de donner une prime à ceux qui pratiquent la diffcile vertu de l'épargne ; elle a interdit même formellement d'emprunter des fonds à des tiers pour profiter de cette faculté. l'out coopérateur qui serait convaincu d'avoir contrevenu à cette défense serait immédiatement remboursé ; une peine plus grave même pourrait l'atteindre : l'exclusion de la maison prononcée contre lui par le gérant en chef en conseil de gérance ; le prêteur qui aurait été complice de la supercherie se verrait frappé des mêmes peines.

Les dépôts peuvent s'effectuer par versement de n'importe quelle somme. 20 des bénéfices généraux de la Société sont attribués[309]au capital social et à celui des déposants. Le capital des déposants prend part à cette répartition au demi-marc le franc, tandis que le capital social y prend part au marc entier le franc, ce qui signifie que, lorsque le capital social recevra 1 franc pour 100 francs, le capital des déposants recevra un demi-franc, ou 0f50, pour 100 francs.

Ce dividende viendra s'ajouter à l'intérêt de 5 garanti dans tous les cas aux déposants admis à cette participation par dépôts, qu'il y ait des bénéfices ou qu'il n'y en ait pas. Mais il est bien nettement stipulé que cette participation aux bénéfices généraux de la Société ne peut en aucun cas exposer les déposants à être assujettis aux pertes, s'il en survenait ; l'intégralité de leur capital et de son intérêt de 5% leur est au contraire assurée, quoi qu'il advienne ; mais ils n'auront aucun droit à prendre part à la répartition ordinaire réservée aux statutaires, lors de la liquidation, ceux qui concourent à la formation du capital social devant seuls se la partager. Les petits dépôts sont favorisés au point de vue des intérêts ; ainsi ceux dontletotal n'a pas dépassé 500 francs reçoivent invariablement 5 ; ceux, au contraire, dont le total a dépassé cette somme voient l'intérêt varier de 3 à 4, selon le terme de remboursement choisi.

Si le déposant se réserve la faculté de retirer son dépôt dans les vingt-quatre heures de sa demande, l'intérêt en est de 3 l'an ; si le remboursement ne peut être exigé que dans les six mois de l'avis, l'intérêt est élevé à 4% l'an. Si le remboursement ne peut être exigé qu'un an après la demande, l'intérêt est élevé à 5% l'an.

Une disposition des statuts porte que le taux d'intérêt des comptes de dépôt dont le total a dépassé 500 francs varie de 3 à 5 l'an, à la volonté du déposant, selon le terme de renboursement qu'il a choisi.

Ne peuvent être admis à la faveur du dividende de cette coopération que les dépôts faits dans cette dernière condition de remboursement, à un an de la demande.

A moins qu'il n'ait exprimé la volonté contraire, le déposant sera toujours présumé avoir fait son dépôt dans les conditions les plus avantageuses pour lui, c'est-à-dire à 5 % d'intérêt, avec possibilité d'admission à la participation, le remboursement ne pouvant être exigé qu'au bout d'un an. Il faut encore constater que la faveur de ces associations aux bénéfices de la maison exige deux années consécutives au moins passées au service de la Société, et, en outre, une conduite irréprochable, une application au travail constante.[310]tout travailleur qui sort de la maison pendant le cours d'un exercice, à quelque moment que ce soit, même si c'est une cessation de travail forcée pour cause de décès, perd son droit à participer aux bénéfices de l'année commencée. Un sentiment de bienveillance à l'égard des ouvriers a fait décider que si la famille le demande, en cas de décès, le gérant en chef peut lui continuer la faveur dont jouissait le décédé.

La participation au capital social représente comme le dernier échelon à gravir pour le personnel ; celui qui y est admis sera assimilé aux commanditaires et jouira des mêmes avantagcs que ceux-ci, c'esta-dire qu'il sera l'associé de la maison et le co-propriétaire de l'avoir de la Société. Mais le capital d'un déposant doit avoir atteint la somme de 1.000 francs pour que celui-ci soit admis à devenir participant au capital; il ne l'est pas du reste de droit ; les admissions à cette faveur ne peuvent être consenties par les gérants qu'en conseil de gérance.

Coopération de la clientèle franģaise.

Désireux d'étendre le principe sur lequel repose l'organisation de la fabrique, la direction avait institué une participation aux bénéfices pour les clients français ; des raisons diverses l'ont déterminée à la restreindre; la supprcssion en est même décidée en principe, et, désormais, il ne sera plus reçu aucune adhésion nouvelle ; seuls continueront à jouir de cette faculté les clients français qui ont adhéré au règlement de coopération avant le 1f octobre 1889.

Le dividende attribué aux clients coopérateurs est égal à celui que l'inventaire attribue au capital social. Chaque client admis prend part à cette répartition, au marc le franc du chiffre total d'affaires qu'il a faites avec la maison dans le cours de l'exercice, pourvu touteois que ce chiffre ne soit pas inférieur à 500 francs.

Après chaque inentaire, le compte de chaque client admis est crédité de la somme lui revenant pour sa coopération ; il doit s'en couvrir en marchandises, aux prix et conditions du tari général en vigueur dans la maison, sans escompte.

Si les résultuts d'un inventaire sont trop réduits pour donner aux clients coopérateurs admissibles un dividende d'au moins 0 50 pour 100 francs, la somme attribuée à cette caégorie de coopérateurs ne sera pas distribuée : elle sera portée au crédit du compte de « Clients coopérateurs, pour être ajoutée à celle produite par l'inventaire suivant et réparlie avec elle entre les clients admis pour cet exercice[311]suivant, et proportionnellement au chiffre de leurs affaires pendant ledit exercice, sans tenir compte des affaires faites durant l'exercice en fin duquel la répartition n'aura pas été effectuée. Tout client qui a négligé pendant deux ans de toucher la part de coopération lui revenant est réputé y avoir renoncé et n'a plus le droit de la toucher ; c'est le compte des clients coopérateurs qui bénéficiera de sa négligence.

Une autre règle assez sévère prive de la répartition des bénéfices les clients qui ont fait un rabais malgré le consentement de la direction, ou qui ont laissé retourner une traite, même sans frais, sans que la maison les y ait autorisés. Si l'exclusion pour cette cause se prononce pendant deux années consécutives, ils sont définitivement rayés de la liste des bénéficiaires. Les clients admis à la participation des bénéfices ont le droit de s'intituler associés de la Papeterie coopérative d'Angou

Une disposition générale, s'appliquant à toutes les sommes allouées à titre de coopération, les déclare définitivement acquises à chacun des coopérateurs et des participants, six mois après l'inventaire, s'ils sont encore au service actif de la Société à cette date, et s'ils n'ont en rien démérité, pour des fautes commises dans le travail ou pour défaut d'application.

§ 18. DE LA PART DES COOPÉRATEURS A L'ADMINISTRATION DE LA FABRIQUE.

Une question se pose dans tous les établissements industriels qui pratiquent le système de la participation aux bénéfices dans une mesure aussi large qu'à Angoulême : puisque les ouvriers, ou une partie du personnel, par suite des dépôts qu'ils ont faits, des sommes qui leur ont été attribuées à titre de commandite, sont devenus quasi-propriétaires de la maison, la justice commande de leur attribuer un droit quelconque de surveillance sur des affaires dans lesquelles leur épargne est intéressée à un si haut degré. Une maison pratiquant simplement la participation aux bénéfices, mais réglant la répartition à son gré, laissant aux ouvriers le libre emploi des sommes qui leur sont allouées, ne se chargeant en aucune manière de les garder dans ses caisses et n'y voyant pas un acheminement des bénéficiaires vers une co-propriété, n'est tenue en aucune manière d'appeler ce personnel à son administration. Mais, à Guise comme à Angouléme, et ce sont là, croyons-nous, les deux éta[312]blissements qui, seuls, pratiquent le système que nous venons d'exposer, les fondateurs de cette organisation ont compris la nécessité de ne pas conserver d'une manière exclusive la gestion des affaires sociales ; outefois, ils ont restreint l'action des conseils dont ils se sont entourés.

A Guise, nous l'avons montré dans notre monographie4, malgré les divers conseils, l'autorité du directeur est restée puissante, ses droits sont à la fois ceux du président d'un conseil d'administration et d'un directeur d'une société anonyme. A Angoulême, un conseil coopératif, ayant mission de représenter le personnel commanditaire, a été créé, mais de sévères précautions ont été prises pour qu'il ne puisse porter atteinte à l'autorité directoriale. Aux termes de l'article 44 du règlement de coopération, ce conseil est déclaré purement facultatif; ses décisions, en aucun cas, ne seront obligatoires pour les gérants. Le même règlement a encore bien soin de stipuler, dans son article 43, que nul ne peut réclamer contre les décisions du gérant en chef et du conseil de gérance en matière de coopération: qu'il s'aggisse d'admission, d'ex́lusion ou de répartition, leurs décisions prises en ces matières sont définitives et inattaquables.

Le conseil coopératif est ainsi composé : 1° les gérants ; 2e les membres du conseil de gérance ; 3° les membres du conseil des directeurs institué par les statuts de la Société ; 4° neuf membres élus par les coopérateurs majeurs de tout rang et de tout grade, hommes et femmes, à raison de un par les coopérateurs de chaque exploitation et entreprise, de un pour les employés des expéditions et magasins d'Angoulême, et de un pour les employés des bureaux d'Angoulême.

A cause de son éloignement, le personnel du dépôt de Paris ne sera pas représenté dans ce conseil autrement que par son directeur, quand il croira devoir, ou pourra venir, assister aux séances.

Tous les coopérateurs ne sont pas appelés à prendre part à l'élection de ce conseil ; il faut qu'ils sachent bien lire et écrire, qu'ils aient au moins dix années de service et trente ans d'âge ; hommes et femmes ont un droit électoral égal.

L'élection a lieu au suffrage universel direct, au scrutin secret, le deuxième dimanche de janvier de chaque année l'assemblée électorale est présidée par le directeur pour les entreprises et exploitations, par le plus âgé des chefs de division pour les employés des expéditions et pur ceux des bureu.

[313] Les deux coopérateurs présents et acceptants sont assesseurs ; le scrutin est ouvert de midi à 2 heures. Le dépouillement a lieu immédiatement. L'élection a lieu à la majorité relative ; les conseillers élus sont rééligibles pendant trois années consécutives ; ils peuvent l'être ensuite de nouveau après une interruption de deux années.

En cas de contestation, le conseil de gérance statue sans appel.

En cas de décès ou de démission d'un conseiller, il est pourvu à son remplacement le deuxième dimanche qui suit la vacance.

Le conseil n'a pas le droit de se réunir par sa seule volonté, le gérant en chef est seul juge de l'époque à laquelle il doit être convoqué, et, si ce dernier le croit utile, il peut laisser passer plusieurs mois sans le réunir.

Voici quelles sont ses attributions : il donne son avis sur toutes les questions qui lui sont soumises, tant au sujet de l'application du règlement de coopération que sur les modifications qui pourraient y être proposées, soit par les membres, soit par les gérants

Il peut être consulté également sur toutes les questions touchant les règlements intérieurs des ateliers, usines et comptoirs de la maison.

Il reçoit des gérants communication de l'inventaire de la Société, afin d'en contrôler l'exactitude en ce qui concerne les parties intéressant les coopérateurs, et d'en affirmer au besoin aux coopérateurs la sincérité et l'exactitude.

Les présidents de droit du conseil coopératif sont les membres du conseil de gérance, qui sont appelés à la présidence dans l'ordre suivant le gérant en chef, le gérant de la fabrication, le directeur adjoint de la fabrication, le directeur général des services commerciaux, le directeur général des services de façonnages.

Deux règles générales complètent les dispositions relatives au conseil coopératif : les membres qui en font partie n'encourent aucune responsabilité vis-à-vis des tiers, au sujet de la confection des inventaires. En outre, le titre ne crée, en faveur de ceux qui le portent, aucune exception, pas plus au titre de coopérateur qu'à celui d'ouvrier ou employé de la Société ; ils ne reçoivent non plus aucun jeton de présence.

Les dispositions que nous venons de rapporter le montrent : le conseil coopératif de la papeterie d'Angoulême n'exerce auune autorité effective ; il ne saurait non plus étre assimilé en aucune manière aux conseils électifs, tels que l'Allemagne et la Belgique en possèdent, car nous ne croyons pas que jusqu'ici il s'en rencontre en France. Ces conseils sont en quelque sorte les représentants des ouvriers : c'est a[314]eux que sont portées les réclamations que ces derniers ont à faire valoir ; c'est avec eux que le patron statue, et sur ces réclamations, et sur toutes les difficultés qui s'élèvent. Nous devons l'ajouter, tel qu'il est constitué, le conseil coopératifdonne satisfaction aux ouvriers, et ilsne réclament pas une extension de ses attributions ; ils semblent trouver qu'il les place dans une situation plus favorable que celle des ouvriers appartenant à des établissements industriels où le patron ne rencontre devant lui aucune institution de ce genre.

L'autorité de la direction reste, en définitive, entière à Angoulême ; toutefois, l'autorité des contre-maîtres et des chefs de service est limitée, mais seulement lorsqu'il s'agit d'un ouvrier coopérateur ayant plus de cinq ans de service ininterrompu et au moins vingt-cinq ans d'âge. Quel que soit leur grade, ils ne peuvent prononcer contre lui une exclusion de plus de vingt-quatre heures ; sur leur proposition, leur directeur peut porter l'exclusion jusqu'à huit jours, mais pas plus ; si la faute semble mériter l'exclusion de celui qui s'en est rendu coupable, le cas sera alors soumis au conseil de gérance qui statuera.

Dans le fait, même pour les ouvriers qui ne sont pas appelés à profiter des dispositions de cet article, aucun employé n'est exclu de la fabrique sans que le directeur, M. Laroche-Joubert, ne tienne à se prononcer lui-même sur cette mesure si grave. C'est là une des attributions du patron qu'il a noblement tenu à exercer lui-même ; l'expulsion d'un ouvrier, sau quand il s'agit d'un fait dont la punition ne saurait être différée, ne devrait jamais être remise aux autorités subalternes ; aussi, Angoulème donne-t-il un exemple que nous ne saurions trop recommander aux chefs d'usine.

§ 19. DES SALAIRES.

L'attention de la direction de la papeterie coopérative d'Angoulème s'est portée tout naturellement vers la question des salaires. Deux considérations l'ont guidée dans la manière dont ils ont été établis : d'abord le moyen de provoquer l'ouvrier à un travail aussi productif et aussi parfait que possible ; en outre. le désir de lui garantir des moyens d'existence égaux aux dépenses qu'une famille est obligée de faire.

Ainsi, les salaires sont fixés de manière à égaler au moins les salaires courants établis dans les autres usines de la région. Le paiement aux[315]pièces ou à la tàche est le plus usité dans la fabrique, bien que cette régle comporte quelques exceptions. Dans les usines où le papier se fabrique et dans leurs annexes, le salaire des ouvriers se divise en deux parties : l'une demeure fixe et invariable, quelle que soit la production de l'usine ; l'autre, au contraire, est basée sur la valeur des papiers produits dans le mois par l'exploitation. Cette partie variable du salaire est établie de la manière suivante : le comptable de chaque exploitation dresse chaque mois une facture, dite de gratification, de tous les papiers en premier choix qui sont sortis de l'usine dans le mois ; les statuts stipulent que, afin que les ouvriers aient intérêt à faire le moins possible de bons et mauvais cassés, ceux-ci, ne méritant point de gratification, ne sont pas portés sur cette facture.

Les prix cotés sont ceux que la maison mère paie à ses diverses exploitations ; l'escompte uniforme de 5 en est déduit, et le net sert de base aux gratifications. Si des rabais ont dû être faits pour l'infériorité dans la qualité des produits, le montant de la facture de gratifications est réduit d'une somme correspondante ; et, si le papier est même d'une trop grande infériorité, le conseil de gérance a le droit de déduire la valeur entière du papier déclassé ; mais ce cas, il faut le dire, ne se présente jamais, tant la direction a bien su former son personnel.

La base de cette gratification, qui forme une partie du salaire, varie pour chaque usine avec la qualité de ses papiers. Ainsi, l'exploitation de l'Escalier fabrique spécialement des qualités supérieures ; aussi tout l'effort du personnel doit-il se porter sur la perfection, beaucoup plus qu'il ne doit viser à produire beaucoup ; alors la gratification est, pour chaque ouvrier, de 20 centimes par 1.000 francs de la facture de gratification, jusqu'à 45.000 francs ; et, au-dessus de 45.000 francs, la gratification est de 1 franc par 1.000 francs. L'exploitation de Nersac a, au contraire, la spécialité du papier ordinaire ; elle doit donc produire beaucoup, sans, bien entendu, acheter cette quantité au profit de la qualité ; toutefois, le personnel est tenu à un travail moins achevé que celui de l'exploitation dont nous venons de parler. A Nersac, la gratification est, pour chaque ouvrier, de 20 centimes par 1.000 francs de la facture de gratification, jusqu'à 45.000 francs ; au-dessus de 45.000 francs, la gratitication est de 1 franc par 1.000 francs ; elle est augmentée de 0f 50 par 1.000 kilogrammes au-dessus de 50.000 kilogrammes.

C'est le conseil de gérance qui arrète le chiffre du personnel nécessaire à ses yeux pour le service de chaque usine, et détermine la quantité de gratifications dont nous avons parle plus haut, ces gratifications[316]sont fixes et ne peuvent être dépassées. Ainsi, si le personnel a déployé asse d'activité pour qu'il n'y ait eu besoin d'aucun ouvrier supplémentaire, chaque ouvrier recevra la gratification entière prévue pour lui.

Une autre disposition indique le soin avec lequel la direetion s'est préoccupée de stimuler le èle des ouvriers : lorsque des ouvriers ont été absents, si le personnel a pu suppléer aux vacances, sans qu'il y ait eu lieu de prendre des ouvriers supplémentaires, le total de toutes les gratifications prévues sera réparti entre les ouvriers présents, ce qui augmentera la part de chacun d'eux d'autant plus que leur nombre sera plus réduit ; dans le cas, au contraire, où le service n'aurait pu être assuré qu'aumoyen d'ouvriers, ou de charretierset rouliers, supplémentaires, ces frais seraient déduits du chiffre des gratifications, et par conséquent la somme qui aurait dû revenir à chacun subirait une diminution sensible.

La direction de la fabrique déclare n'avoir qu'à s'applaudir de ces dispositions, et de leur côté, les ouvriers, auxquels elle promet un gain plus élevé, sont tenus en haleine par cette perspective ; ils n'élèvent aucune objection contre ce mode de rémunération, d'autant plus que, en s'imposant une application plus suivie, ils croient, suivant l'expression de notre ouvrier, travailler pour eux-mêmes.

§ 20. DE LA BOULANGERIE COOPÉRATIVE D'ANGOULÉME.

L'institution dite Boulangerie coopérative d'Angoulême a été fondée le 24 novembre 1867. Ses fondateurs se proposaient de fournir à tous les membres coopérants du pain de la meilleure qualité et au meilleur marché possible. Les opérations devaient être et ont été restreintes aux deux cantons d'Angoulème.

Aux termes des statuts, la Société se compose de deux sortes de membres : des anciens membres fondateurs honoraires et des membres coopérants dont le nombre est illimité. Les premiers sont les personnes qui, mues par une pensée généreuse, ont fourni un capital nécessaire a la fondation de la Société, capital non productif d'intérêt et qui leur été remboursé. Les seconds sont les clients de la Société ; toute personne peut faire partie de la société coopérative, à la condition d'ètre agréée par le bureau d'administraltion ; en outre, elle doit verser entre[317]les mains du trésorier, au moment de son entrée dans la Société, une somme de 5 francs.

D'après les mêmes statuts, les sociétaires ne sont pas responsables des dettes et engagements qui pourraient exister, au delà de la perte de la mise de fonds ci-dessus de chacun par contre, pendant toute la durée de la Société, le crédit personnel de chacun est exclusivement limité au montant pur et simple de sa mise non productive d'intérêt, de même que son droit de réclamation ou de restitution ne peut s'exercer que dans cette limite.

1l résulte de cette disposition qu'aucune répartition de bénéfice ou dividende ne doit avoir lieu pendant le cours de la Société ; les bénéfices ne peuvent recevoir que les trois affeetations suivantes : ou des améliorations matériellesdel'institution, oul'acquisition d'un local d'installation, ou la constitution d'un fonds de réserve destiné à parer aux sacrifices que viendraient à exiger les moments de cherté.

Un bureau composé de trente membres administre la Société ; l'assemblée générale le nomme, elle le choisit parmi les membres coopérants ; ce bureau est élu pour trois ans, renouvelable par tiers chaque année ; les membres peuvent être indéfiniment rééligibles ; ce sont ces derniers qui choisissent leur président, deux vice-présidents, deux secrétaires et un trésorier ; ils sont armés des pouvoirs les plus étendus, en ce qui concerne l'administration de la Société.

Le cas de dissolution a été prévu par les statuts : elle ne peut être provoquée par un ou plusieurs membres, que si la Société faisait des pertes telles que les mises de fonds des sociétaires se trouveraient compromises pour une moitié, ou si des abus graves étaient signalés, ou enfin si, pour une cause quelconque, la Société se trouvait dans l'impossibilité de fonctionner régulièrement.

L'assemblée générale est immédiatement convoquée pour constater les pertes, apprécier la situation, et prononcer, s'il y a lieu, la disso

Dans ce cas, la liquidation de la Société se ferait exclusivement au profit et au nom des sociétaires coopérants existant à ce moment-là, et inscrits depuis cinq ans au moins, en prenant pour base de proportionnalité le nombre des années révolues depuis lesquelles chacun d'eux ferait partie de la Société.

Suivant la règle adoptée par la plupart des sociétés coopératives, le pain est vendu au comptant. Le prix en est fixé par le bureau d'administration ou le président. Il est calculé de telle sorte que la Société[318]se constitue un fonds de réserve assez fort pour faire face aux éventualités défavorables qui peuvent se présenter, et en même temps pour qu'il revienne aux sociétaires à un prix très modique ; le fonds de réserve représente aujourd'hui une somme de 80.000 francs.

La Société compte actuellement 1.500 coopérants ; ce chiffre paraîtra bienmodeste, eu égard au chiffre de la population qui dépasse 34.000, et l'on peut se demander quelle cause a ainsi restreint le chiffre de la clientèle de cette institution si utile surtout aux petites bourses, d'autant plus que, parmi ces 1.500 sociétaires, il s'en rencontre à peu près dans toutes les classes de la société.

L'expérience montre que les habitudes les plus persévérantes, les plus difficiles à modifier, sont peut-être celles qui ont trait au mode d'approvisionnement, et cela surtout dans les classes populaires. l'andis qu'ailleurs celles-ci saluerontavec enthousiasme les hommes quileur proposent des nouveautés sociales, elles resteront au contraire, sur le terrain de la vie domestique, obstinément attachées à des usages dont la modification réaliserait cependant pour elles une incontestable amélioration de bien-être. Le contraire se remarque dans les classes plus aisées ; plus soucieuses peut-être des traditions morales, elles accueillent avec plus de facilité toutes les innovations matérielles desquelles elles croiront retirer quelqueavantage. Nous le voyons par la famille même que décrit cette monographie ; elle a le sentiment de l'ordre, elle évite les dépenses inutiles, et cependant elle ne s'est pas approvisionnée à cetteSociété qui lui aurait fourni dupainà meilleur compte ; s c'est parce qu'elle ne se trouve pas à proximité de son domicile, nous a dit la mère de famille. Cependant la Société envoie du pain chez ses clients qui demeurent trop loin de son dépôt principal, et elle a établi dans la ville différents lieux où les clients peuvent venir chercher leur fourniture quotidienne.

Le paiement au comptant effraie beaucoup de ménages, il faut le dire, même parmi ceux qui se trouvent dans une situation assez favorable. Les autres aussi reculent devant le paiement de la cotisation de 5 francs, exigé au moment de leur admission ; ils ont peine à croire que cette Société obéisse à une inspiration philanthropique ; l'abaissement du prix ne leur dit rien qui vaille, et beaucoup d'entre eux se persuadent qu'il est acheté au détriment de la qualité, ce qui n'est pas. hâtons-nous de le dire, car la société d'Angoulème ne débite que du pain fait avec le plus grand soin.

C'est ainsi que, sur un chiffre de population si considérable, elle ne[319]compte que 1.500 sociétaires et ne délivre que 4.500 kilogr. de pain par jour, chiffre qui pourrait être bien supérieur, mais qui accuse cependant la marche ascendante de ses opérations, puisque, dans ses premières années, le pain fabriqué ne dépassait pas 700.000 lilogr. par an.

Cependant cette Société a exercé une influence indirecte dont a bénéficié la ville tout entiêre ; grâce à elle, les boulangers, craignant de perdre leur clientèle, ont abaissé le prix du pain, et Angoulême est une des villes où il est vendu le meilleur marché5.

Nous avons conservé à la Soeciété d'Angoulême le nom qu'elle se donne de coopérative ; cependant, à proprement parler, elle ne mérite pas cette qualification, puisqu'elle ne répartit pas les bénéfices entre les associés, ce qui est le propre des institutions de ce genre ; lorsqu'elle en réalise, elle abaisse le prix du pain. C'est, au fond, une véritable société philanthropique ; nous la croyons inférieure aux véritables coopératives, bien qu'elle ait amené des résultats dont la ville entière n'a eu qu'à s'applaudir.

§ 21. DE LA PARTICIPATION AUX BÉNÉFICES ET DE LA TRANSMISSION DE LA PROPRIÉTÉ DE L'USINE AUX OUVRIERS.

L'organisation de Guise et d'Angoulême a excité un vif enthousiasme chez beaucoup de personnes, qui la saluent comme l'organisation de l'avenir. Ce n'est pas là seulement la participation aux bénéfices, participation qui, dans la plupart des cas, dépendant uniquement de la bonne volonté du patron, constitue en réalité une libéralité pure ; mais la propriété de l'établissement industriel est transmise aux ouvriers, qui entrent ainsi en possession des instruments de travail, puisqu'ils se substituent peu à peu au patron qui seul en était le maître absolu.

Une telle organisation est-elle applicable dans toutes les industries ? Mais, avant de répondre à cette question, nous devons d'abord observer que, jusqu'à ce jour, elle a rencontré peu d'imitateurs. Les compagnies de chemins de fer s'inspirent peut-être d'une pensée semblable, lorsqu'elles emploient les fonds des caisses de retraite, fondées en faveur de leurs ouvriers, à l'achat de leurs propres obligations ; le[320]personnel devient ainsi, dans une certaine mesure, co-propriétaire de la Compagnie. Mais des différences trop profondes séparent des usines ces grandes entreprises de transports pour qu'il puisse y avoir entre elles une complete analogie. Nous pourrions citer une puissante maison de commerce, celle du Bon-Marché, dans l'organisation de laquelle se retrouve certainement l'idée adoptée à Guise et à Angoulême ; mais là. comme dans ces deux établissements que nous avons décrits, ce n'est pas tout le personnel, comme quelques personnes se le représentent, qui est appelé à en devenir co-propriétaire ; seule une élite d'ouvriers soigneusement choisis bénéficiera de cet avantage.

Si nous voulons rechercher dans quelle mesure ce système séduisant peut être appliqué à l'industrie, nous avons à nous rendre compte d'une manière exacte des conditions au milieu desquelles il est né.

A Guise et à Angoulême, il a été fondé par deux hommes qui jouissaient d'une forte autorité aux yeux des ouvriers. Par l'application d'un procédé nouveau, M. Godin avait été le véritable fondateur d'une industrie nouvelle, à laquelle son intelligence et ses efforts avaient donné un puissant essor. En même temps, imbu des théories sociales qui tenaient pour vicieuse l'organisation actuelle de la société, il n'avait pas hésité à sacrifier, en faveur de leur application, une part considérable de sa fortune naissante ; il dominait donc de haut tout son personnel, qui voyait en lui et un industriel de premier ordre, et un homme de l'avenir. A Angoulême, M. Laroche-Joubert, le père du di recteur actuel de la papeterie, s'était également élevé par ses seuls efforts ; il s'était concilié la profonde affection de tous ses ouvriers, par sa bonhomie, par la franchise de son caractère, par le dévouement qu'iln'avait cessé demanifester pour leurs intérêts. Il avait été nommé à des fonctions électives, grâce à cette popularité dont il jouissait parmi les ouvriers ; et, jusqu'à la fin de sa vie,il a été réélu sans difficultés député de la ville dans laquelle demeurait une grande partie de son personnel. 'T'els sont les fondateurs des deux grandes maisons industrielles qui associent maintenant les ouvriers à leurs propriétés ; ces deux figures originales et intéressantes ne sont certes pas celles de tous les patrons.

En outre, l'application du système a exigé une industrie dont la prospérité n'est pas exposée à être sans cesse compromise ; il n'y a pas eu là, comme dans les mines, des travaux à opérer qui exigent de grosses dépenses et diminuent dans certaines années les bénétices jus[321]qu'à les faire quelquefois disparaître. Une telle industrie non plus n'est pas soumise à l'influence néfaste des spéculations, n'exige pas avant tout l'habileté du commerçant et du spéculateur, sachant attendre le moment favorable pour lancer sur le marché un stock de marchandises qu'il aurait été obligé de garder pendant longtemps dans ses magasins. En outre, la fabrique d'Angoulême, ainsi que celle de Guise, ne sont pas à l'abri de la concurrence ; mais, par leur ancienneté et leur renommée, par l'art avec lequel elles ont su s'assurer des débouchés certains, par la constitution de puissantes réserves, elles défient la rivalité, et certes un long temps s'écoulera avant qu'une maison soit assez fortement constituée pour venir abattre leur prospérité. Ainsi, à Augoulême, nous avons relaté la construction d'une nouvelle exploitation qui, sans doute, a coûté une somme importante, mais qui contribuera encore à rendre plus difficile la concurrence des fabriques moins fortement constituées (§ 1).

Cette situation est-elle celle de tous les établissements industriels ? Certainement non. Il ne s'en rencontre peut-être pas beaucoup qui, au point de vue matériel, se trouvent placés dans les mêmes conditions. Combien, avons-nous dit plus haut, ont eu des fondateurs comme MM. Laroche-Joubert et Godin ?

L'organisation que nous venons de décrire a produit incontestablement un puissant effet sur les ouvriers. A Guise comme à Angoulême, loin d'avoir aucune méfiance contre la direction, de faire entendre quelques plaintes contre les bénéfices que réalise le patron, ils se considèrent comme tout à fait solidaires avec lui ; ce que celuici gagne, eux pensent qu'ils en profitent, et cet effet d'optique suffit pour désarmer le sentiment de jalousie que nous avons eu lieu d'observer chez d'autres ouvriers, appartenant à des usines pratiquant simplement le système du salariat. Un mot de la famille résume ces dispositions : Pourquoi irions-nous nous mettre en grève ? C'est pour nous-mêmes que nous travaillons. » Aussi, les familles ouvrières suivent-elles avec un vif intérêt le développement de l'établissement auquel elles appartiennent. Ainsi, à Angoulème, au moment où nous nous y trouvions, l'exploitation de Basseau était en voie de construction ; peu de temps après, elle était achevée. Dans nos entretiens avec elle, la famille revenait fréquemment sur ce sujet, se demandant ce qui allait ressortir de cet établissement installé sur un si grand pied. C'était pour tous les ouvriers de la papeterie un lieu de promenade, le dimanche. Mus par un sentiment de très vive curiosité, ils voulaient[322]se rendre compte des perfectionnements de la science qui allaient être appliques, dans la nouvelle exploitation. à la fabrication du papier. De même à Guise, les ouvriers suivent avec un réel intérêt les nombreux conseils qui ont été fondés, et dont beaucoup d'entre eux font partie. Il n'y a pas là cette séparation si nette qui met d'un côté les ouvriers et de l'autre la direction. Ouvriers et patrons sont liés entre eux, ils semblent n'avoir, et ils n'ont en effet qu'un seulet unique intérêt. Aussi, Angoulême comme uise ont-ils complètement échappé à l'agitation ouvrière, et, aux grandes réunions qui se tiennent à certains ours dans les deux manufactures, se manifestent d'une manière très saisissante le prestige et l'autorité dont jouissent les deux directeurs.

Toutefois, quels que soient les heureux effets d'une telle organisation, ils ne sauraient, encore une fois, s'appliquer partout. Ainsi que nous l'avons montré, la transmission de la propriété industrielle aux ouvriers réclame des conditions particulières, telles que celles que nous avons observées dans les deux établissement décrits. ouloir en faire une règle générale serait une chimère.

Depuis que la méthode d'observation a imprimé à la science sociale une si vive impulsion, elle n'a certes pas découvert de nouveaux principes, mais elle a éclairé des points douteux, précisé quelles applications pouvaient recevoir les vérités éternelles qui guident les sociétés hunaines. Elle a mis surtout en pleine lumière un principe, en apparence tout à fait élémentaire, et que cependant nos erreurs nous ont fait perdre de vue : c'est que chaque organisation sociale réclame un milieu différent, et qu'il est faux et dangereux de vouloir soumettre à une rêgle uiforme des faits qui diffèrent profondément.

Notes

1. Il est à observer que les années suivantes ont été bien moins favorisées. En 1891, il a touché. a ce titre seulement, 250f26 ; en 1892, rien.

Cette absence de benéfices en l'année 1892 n'est pas due a un ralentissement de la prospérité de la maison. Trois causes l'expliquent : l'amortisscment des immeubles auquel, avec un grand sentiment de prévoyance, la maison consacre une somme importante, l'accroissement de la consommation du charbon résultant des froids de l'hiver, la disette d'eau résultant de l'été déjà très sec de 1892. — Depuis qu'elle fonctionne, l'exploitation de Basseau a tenu ses promesses. Elle devait fournir 100.000 kil. par mois : elle donne de 90 à 9.000, et la cause de cette faible différence provient du defaut d'eau, surtout cette année à cause de l'extraordinaire sécheresse. Un fait prouve que le rendement n'a pas éte au-dessous des prévisions. Le stock de bois qui constitue la matiére premiére de Basseau est supérieur de 40 aux previsions des polices d'assurances, et il a fallu augmenter d'autant les risques. La production de Basseau, non seulement s'écoule facilement, mais ne suffit même pas aux Comandes.

2. Depuis notre voyage a nouléme, la femme, ayant perdu sa mére, a voulu se consacrer exclusivement aux travaux du nenagc et quitte la fabrique.

3. V. ci-dessus la monographie de l'Ajusteur-surveillant de l'usine de Guise, § 22.

4. Ajusteur-surveillant de l'usine de Guise, § 23.

5. L'action heureuse de la Société s'est encore accusée par la création, dans le département, de nombreuses sociétés de ce genre. Citons notamment celles de Ruelle, Coggnac, Montmoreau, Blanzac, Aaais, La Rochefoucauld.