N° 79.
TISSEUR DE SAN LEUCIO
(PROVINCE DE CASERTE — ITALIE),
OUVRIER-TACHERON-PROPRIÉTAIRE,
DPANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES PERMANENTS.
D'APRÈS
LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX, EN AVRIL 1892
PAR LE PROFESSEUR
HIPPOLYTE SANTANGELO SPOTO,
Membre de la Société internationale d'Économie sociale,
de la « Sociedad economica Barcelonesa de Amigos del Pais »
et de la « R. Società Economica agraria dei Georgofili » de Florence.
Sommaire
- Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
- Éléments divers de la constitution sociale
- § 17. SUR L'ORIGINE ET LE DÉVELOPPEMENT DE LA COMMUNE DE SAN LEUCIO.
- § 18. SUR LES LOIS DE FERDINAND I DE BOURBON POUR LE « BON GOUVERNEMENT DE LA POPULATION DE SAN LEUCIO ».
- § 19. SUR L'INDUSTRIE DE LA SOIE A SAN LEUCIO ET EN ITALIE.
- § 20. SUR L'ORGANISATION INDUSTRIELLE A SAN LEUCIO ET DANS LA FILATURE OFFRITELLI ET PASCAL.
- § 21. SUR LA CONDITION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DES OUVRIERS.
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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.
[325] La famille décrite dans cette monographie habite la commune de San Leucio (via Chiassolo Ferrera) dans la province de Caserte. Cette province est la plus étendue du royaume d'ltalie (5.412 kilomètres carrés) ; la population y est de 132 habitants par kilomètre carré. Elle est bornée à l'Est par les provinces de Bénévent, Avellino et Salerne ; au Sud, par celle de Naples et par la mer Tyrrhénienne ; à l'Ouest, par la province de Rome ; au Nord, par celles d'Aquila et de Campobasso. Administrativement son territoire est divisé en cinq arrondissements comprenant en tout 186 communes, dont 69 dépen [326] dent de l'arrondissement de Caserte. San Leucio est situé à la fois dans la province et dans l'arrondissement de Caserte. Il est à 4.559 mêtres de Caserte, avec laquelle il est en rapports continuels de dépendance et de trafic ; Caserte est en effet le siège de la préfecture et des services administratifs provinciaux, de l'intendance des finances, de la préture, de la chambre de commerce, des établissements d'instruction secondaire, du commandement militaire régional et de l'évêché, et le centre d'un réseau de sept lignes de chemin de fer. San Leucio est à 11 kilometres par route carrossable de S. Maria Capua Vetere, ville de 19.989 habitants et siège d'un tribunal et d'une cour d'assises ordinaire, et à 16 kilomètres de Capoue, place forte militaire.
Le sol est en majeure partie d'origine volcanique, quoique modifié par l'apport d'une grande quantité de débris calcaires : le sous-sol est entièrement composé d'une vaste couche de tuf, au-dessus de laquelle s'étend, dans presque toute la partie en plaine de la province, une couche de terre labourable assez profonde pour que l'agriculture puisse prospérer. L'arrondissement de Caserte en particulier se divise géologiquement en quatre zones.
La première zone, comprenant la partie la plus basse qui touche à la mer, est caractérisée par la prédominance des terrains alluviaux récents et du climat maritime et marécageux ; l'alpiste des Canaries Palaris canariensis), l'alpiste aquatique (Ph. arundinacea et cœrudescens). la luzerne marine (Medicago marina), le filaria (Phillprea), le tamarix d'Afrique (famarix apfrican), y poussent spontanément ; on y cultive les céréales d'hiver, le lin, les plantes des prairies, etc. C'est la zone de la grande propriété, à culture peu développée, et à vastes pâturages naturels : le travail de l'homme et le capital d'exploitation y jouent un plus grand rôle que l'intelligence ; on y trouve de grands domaines à culture extensive.
La seconde zone est également située dans la plaine ; elle est composée d'un terrain d'alluvion plus ancien, ou détritique ; le climat en est continental ; on y cultive avec succès le chanvre, le lin. le mais, etc., les arbres fruitiers et le lupin. Dans cette zone, la culture est assez intensive : l'intelligence et le travail y jouent un plus grand rôle que le capital d'exploitation.
La troisième zone, située sur le versant de la montagne, est, suivant les endroits, de composition argileuse, formée de tuf ou de calcaire, et s'éleve à quelques centaines de mètres au-dessus du niveau de la mer ; la vigne, l'olivier, le chataignier. etc., le sumac, le myrte, le[327]figuier des ldes y viennent avec succès. L'intelligence et le travail y dominent : c'est dans cette zone qu'est situé San Leucio. La culture et les domaines y sont très morcelés : les petits domaines de 10 à 25 ares sont les plus nombreux.
Dans la quatrième zone, située à une altitude variant entre 700 et 2.000 mètres, le terrain est tantôt argileux, calcaire ou rocheux ; les essences forestières y dominent, depuis le chêne jusqu'au hêtre, depuis la laiche (ˉCarev flauva) jusqu'à la fléole des Alpes (Phleum alpinaum). Dans cette zone, le travail, l'intelligence et le capital diminuent sensiblement d'importance, l'art pastoral prédomine sur tous les autres systèmes agricoles.
San Leucio est situé sur le flanc de la montagne du même nom, regardant vers le Midi : l'altitude est de 90 mètres au-dessus du niveau de la mer, si l'on prend pour point de repère le seuil de l'hôtel de ville. La situation est excellente : placé entre deux bois, au milieu de florissantes prairies, à proximité du parc du palais royal de Caserte, séparé du bruit de la ville, San Leucio est bien fait pour ceux qui aiment la méditation et le repos de l'esprit, pour les retraités qui viennent y charmer leurs loisirs et pour les malades qui viennent y chercher la santé. Relié par des routes carrossables aux communes limitrophes de Castelmorrone, de Casagiove et de Caserte, San Leucio a un territoire de médiocre étendue : à peine 9 milles napolitains de circonférence (1 mille napolitain vaut 1.845m,69), c'est-à-dire 16kmq 611.21Omq de superficie, dont la majeure partie, soit 14kmq 765.000mq, est boisée : le reste est bâti, ou divisé en três petites propriété rurales ou urbaines cultivées.
Comme pays agricole, la commune de San Leucio n'a absolument aucune importance dans une province comme celle de Caserte, où la superficie cultivée est de 440.000 hectares, c'est-à-dire 80 % environ de la superficie totale : elle n'a qu'une importance historique (§ 17) et industrielle (§ 19). Le cadastre est três ancien : il remonte au cadastre napolitain de 1809. La commune est sufisamment approvisionnée d'eau potable : elle manque complètement d'eau minérale ; cependant on trouve dans la province des sources très importantes d'eau salines sulfureuses et ferrugineuses, iodurées, salines et acidulées, ferrugineuses et acidulées : les plus renommées sont celles de Sujo, et les anciennes sources de Sinuessa près Mondragone ; celles de Fontanaliri, de Teano, de Triflisco, et les Suessolanes près Cancello, dans la foret Spinelli.
[328] Les montagnes les plus voisines de San Leucio appartiennent au groupe des Tifati, qui s'étendent depuis les environs de S. Maria Capua Vetere, jusqu'au mont Longano, à l'Est des ponts de la Valle ; les monts de San Leucio et de San Silvestro ont environ 450 mètres d'altitude : la plus grande partie de ces hauteurs est boisée et forme les bois de San Leucio et de San Silvestro.
Le bois de San Leucio est une propriété privée : il appartient à la famille Sagliano d'Aversa : il a 6 milles napolitains de tour (11,07). Ce sont des taillis à coupes annuelles. Le bois de San Silvestro est une propriété domaniale dépendant de la liste civile : il a environ 2 milles napolitains de tour (3k, 691. Ces deux forêts fournissent du bois de construction, du bois à brûler et du charbon de bonne qualité. Dans l'une et l'autre, les habitants de la commune de San Leucio avaient autrefois le droit de souche, c'est-à-dire le droit de ramasser les souches et les branches sèches ou brisées naturellement : mais ce droit a été aboli par les dispositions de la loi forestiere du 20 juin 1877 et de la loi du 1f novembre 1875.
Malgré cette situation, San Leucio manquerait cependant d'eau potable, si une concession royale n'avait doté son territoire d'une conduite prise sur l'aqueduc Carolin. Cet aqueduc fut construit par le roi Charles de Bourbon pour embellir d'une cascade le parc attenant au majestueux palais bàti par l'ingénieur Luigi Vanvitelli : l'eau canalisée vient du mont Tiburno par un aqueduc de 27 milles (A9km,834) traversant les monts Tifati et trois larges vallées ; elle coule dans des canaux, tantôt creusés dans le roc, tantôt suspendus sur des ponts élevés et massifs : le pont de la Vallée de Maddaloni, long de 1.618 pieds1(841m,36), reposant sur des piliers d'une épaisseur de 32 pieds (16m,64) et composé de trois rangées d'arches, s'élève à une hauteur de178 pieds (92m.56).
Les cours d'eau naturels les plus importants de la province sont le Garigliano et le Volturne. Le Garigliano a une longueur de 36 kilomètres dont 8 sont navigables, avec une largeur de 23 a 125 mètres. Le Volturne a une longueur de 185 kilomètres dont 28 kilomètres u-dessous de Capoue sont navigables, avec une largeur moyenne de 32 à 70 mètres. Le voisinage du 'olturne est une ressource pour le commerce et l'approvisionnement de San Leucio : le poisson que donne ce fleuve y est importé, particulièrement au printemps, en assez grande quantité.
[329] San Leucio ne profite aucunement des richesses dont abonde la province, et particulièrement de la pierre de taille et de construction, de la chaux, de la pierre meulière, du gravier, de la pouzzolane. du sable hydraulique : l'exiguïté de son territoire ne permet pas aux constructions de se multiplier ; mais, si restreint que soit ce territoire, il donne en quantité suffisante les végétaux nécessaires à la consommation locale (herbes potagères, légumes, bons fruits de toute espèce, raisin, plantes maraîchères). La richesse animale fait complètement défaut, parce qu'il n'y a personne dans la commune qui puisse la développer et la faire prospérer. On n'a pu trouver dans toute la commune que animaux : 2 vaches, 3 ânes et 2 chevaux. Les farines, graisses, huiles et spiritueux consommés à San Leucio sont des produits d'importation.
La propriété est très morcelée. Au mois de mars 1892, il y avait 145 propriétaires de bâtiments et 79 propriétaires de terrains : sur ce nombre. 69 seulement se trouvaient inscrits sur les listes électorales comme ayant la culture intellectuelle exigée par la loi communale ou provinciale pour l'électorat administratif. De ceux-ci
payaient un impôt inférieur à 5 franes

Sur les 145 familles propriétaires de bâtiments, 129 possèdent leur maison d'habitation avec un petit jardin attenant d'une contenance de 4 à 20 ares.
D'après le recensement de 1881, la population de San Leucio était dle 739 individus, sur lesquels 722 y avaient un domicile fixe et habituel et représentaient 177 familles ; 6 n'y avaient qu'une habitation de passage ; 11 étaient absents. D'après un relevé fait le 22 avril 1893 sur le registre de la population, avec l'aide du secrétaire communal, la population, au point de vue de l'âge, était ainsi répartie : hommes, 510; femmes, 509; total. 1.019habitants ; sur ce nombre, 356 avaient de 1 a 20 ans ; 40.5, de 21 à 50 ans ; 258, plus de 50 ans. Il y a, en moyenne par an, 11 mariages, 17 naissances du sexe féminin et l6 du sexe masculin, 7 décès du sexe féminin et 6 du sexe masculin.
L'émigration est irrégulière et très faible : les émigrants sont ordinairement, ou bien ceux qui sont venus se fixer pour quelque emps a San Leucio afin d'y trouver du travail, ou bien ceux qui, alléchés par[330]l'espoir de gains plus considérables, abandonnent la navette et le métier pour le marteau du portier ou le fouet du cocher.
Les 1.O19 habitants étaient groupés en 209 familles, dont le tableau suivant indique la répartition d'après les professions et le nombre des membres, en 1892 :
![Répartition des familles d'après les professions [§1]](https://api.nakala.fr/iiif/10.34847/nkl.9957pun0/757b64b84b77c0775e0e3c732d2578ef99574e1b/384,780,1486,676/max/0/default.jpg)

Répartion des familles d'après le nombre des membres
La commune pourvoit aux besoins généraux au moyen d'un budget annuel de 26.768f 01. Cette somme provient en majeure partie des revenus des biens communaux : aussi les habitants sont-ils peu grevés d'impôts municipaux. En fait, la commune ne prélève pas de taxes, et la part qu'elle percoit sur les contributions directes du Trésor est minime, si on la compare à la moyenne de celles que supportent les habitants des autres communes.
Le tableau suivant montre le taux des impôts et surimpôts spéciaux qui grèvent les habitants de San Leucio, la part proportionnelle, (Aliquota) et les centimes additionnels2:

[331] La contribution spéciale mobilière sur l'industrie est calculée sur une valeur imposable de 4.169f 53, ce qui donne net, y compris le décime de guerre, 550f 37 ; mais, sur cette somme, 300 francs sont à la charge de la fabrique Offritelli et Pascal où travaille l'ouvrier.
San Leucio est une importante station climatérique. Le climat y est très tempéré en toute saison. L'observatoire météorologique de Caserte (situé à 41°3' latitude N., à 1°53' longitude Est de Rome et à 76m20 d'altitude) a fourni les renseignements suivants sur la température moyenne de San Leucio, l'état hygrométrique de l'air, la nébulosité du ciel et les perturbations atmosphériques qui s'y produisent :

Il résulte de ces chiffres que San Leucio est un endroit exceptionnellement sain et une excellente station thérapeutique, et, de fait, de nombreux malades, atteints des fièvres paludéennes qui règnent sur les côtes, viennent, surtout en été, y chercher la guérison.
San Leucio a son importance historique : fondé, comme nous le verrons plus loin, par le roi de Naples Ferdinand, en 1773 (§ 17), il acquit bientôt, en 1776, une importance industrielle (§ 18). Depuis un siecle et plus, ce n'est plus la « Colonie » 1fondée par Ferdinand, c'est un centre industriel, auquel ses fabriques de soie ont donné une grande réputation.
§ 2. État civil de la famille.
La famille de l'ouvrier tisseur-propriétaire se compose des dix perSonnes suivantes :
[332] 1° SIMÉON PASQURIELL0, chef de famille............ 55 ans.
2°HÉLÈNE MAROTTA, sa femme............ 45 —
3°ANGÈLE P***, leur fille aînée............ 19 —
4°FRANÇOISE P***, leur deuxième fille............ 18
5°JEANNE P***, leur troisième fille............ 14 —
6°ANNE P***, leur quatrième fille............ 12 —
7°DOMINIQUE P***, leur cinquième fille............ 9 —
8°ALEXANDRA P***, leur sixième fille............ 5 —
9°DONNAT P***, leur fils............ 4 —
10°GABRIEL MAROTTA, père d'Héléne M***............ 70 —
Siméon P*** et Hélène M*** se sont mariés en 1872; ils formèrent un ménage isolé, et s'établirent d'abord à Sala pour se transporter ensuite à Portici. Neuf ans environ après leur mariage, le père d'Hélène, Gabriel, ayant perdu sa femme qui lui laissait une fille nubile, voulut associer à son ménage celui de son gendre. En 1887, Gabriel perdit sa plus jeune fille ; resté seul, il entra dans le ménage de son gendre, à qui il laissa l'autorité entière du chef de famille.
Le ménage d'ouvriers qui fait l'objet de cette étude est un exemple d'union féconde ayant donné des enfants bien portants ; les époux ne se sont laissé arrêter dans leur désir d'augmenter leur postérité ni par le fantôme de la misère, ni par la situation résultant pour eux, vis-àvis des familles indigènes, de leur situation d'immigrants, qualité qui, comme nous le verrons plus loin, ne donne pas un droit absolu à être conservé dans la fabrique Offritelli et Pascal (§ 21). Siméon est né dans la commune voisine de Sala, fraction de Caserte, de parents non originaires de San Leucio, et, bien qu'il ait épousé une Leucienne, il est considéré, de ce fait, comme étranger (§ 18). Pour les ouvriers de la maison Offritelli et Pascal, c'est un privilège que d'être Leucien de naissance (§ 20).
Angèle, la fille aînée, est sur le point d'être fiancée à un jeune ouvrier en soie de la filature Mingione, de Casagiove, commune située à 3 kilomètres de San Leucio. Ce sera la première fille de la famille qui se mariera ; Siméon se montre préoccupé des cinq filles qui vont rester ; quatre d'entre elles sont une charge réelle pour le budget domestique.
§ 3. Religion et habitudes morales.
Les deux époux sont catholiques et pratiquent leur religion sans ostentation ni fanatisme. Ce sont des croyants convaincus, comme le[333]sont généralement les ouvriers en soie de San Leucio, auxquels la religion catholique a été imposée par le roi Ferdinand de Bourbon. Nous reproduisons textuellement les considérations préliminaires de l'édit par lequel ce prince promulgua des lois spéciales pour le « Bon gour vernement de la population de San Leucio » :
Aucun homme, aucune famille, aucune cité, aucun royaume, ne peut subsister et prospérer sans la crainte sainte de Dieu. La principale chose que je vous ordonne est donc l'exacte observnce de sa très sainte Loi.
« Les principaux préceptes de cette loi sont au nombre de deux . 1° aimer Dieu par-dessus toute chose ; 2 aimer son prochain comme soi-meme.
« Aimer Dieu par-dessus toute chose, c'estl'aimer de tout son cœur, de tout son esprit, de toute son âme et de toutes ses forces ; le préférer à toutes les créatures et l'aimer plus que tout ce que nous avons de plus cher.
« Cette obligation nait en nous des grands bienfaits dont il nous a comblés et dont il nous comble à tout instant..... Nous sommes donc tous tenus de l'adorer et de le vénérer comme l'Etre suprême et l'auteur de toutes choses ; de lui obéir comme à notre souverain seigneur et maître ; de le craindre comme notre juste juge et d'accomplir à son égard des devoirs de vrai culte et de vraie dévotion. En consequence. chaque matin u leer duour chacun se rendra au tempde pour l'adorer ; da prière se réciltera en commun et chacun en particudier ofrira à Dieu en holocauste, pendant le saint sacrifce de la messe qui g sera célebré, tous les mouvements de son coeur et de son esprit. Chacun se rendra ensuite à la fabrique ou chez soi pour s'adonner, sous la sainte protection du Seigneur, à ses devoirs particuliers. Le soir, au coucher du soleil, lorsque les travaux auront cessé, tout le monde ira de nouveau à l'église visiter le Saint-Sacrement et lui rendre un tribut d'honneur et de gloire pour tous les bienfaits reçus ; on récitera encore en commun la prière du soir. Que chacun observe les préceptes de l'Eglise et fréquente les sacrements. »
Pendant un siècle, tous les ouvriers de San Leucio ont été élevés d'après ces principes, et aujourd'hui encore les vieux y restent attachés. Mais l'action dissolvante du temps, en modifiant la situation politique, s'est aussi exercée sur les coutumes religieuses, et les jours deviennent plus rares ou les jeunes gens de San Leucio en particulier. ainsi que les immigrés, assistent à la messe et s'approchent du sacre[334]ment de l'Eucharistie. Siméon respecte les principes religieux de sa femme, qui les a inculqués à ses filles, mais il se borne à entendre la messe le dimanche et à remplir le devoir pascal. Pour son propre compte, ce n'est pas un catholique fervent ; mais il n'empêche pas les autres de penser à leur façon.
C'est un homme d'un caractère paisible et profondément honnête. Il n'a de ressources que dans son travail, et toutes ses actions restent enfermées dans les limites de la plus rigoureuse honnêteté. Sa femme est, comme lui, illettrée. Ses filles aînées ont fréquenté l'unique école de la commune, à laquelle Anne et Dominique sont encore inscrites. Alexandra sortira cette année de la salle d'asile que fréquente aussi, quoique assez irréguliêrement, le petit Donat.
Hélène, quoique illettrée, est cependant intelligente et active. Excellente mère et excellente épouse, elle ne s'occupe que de ses enfants et de son ménage. Modeste et simple, elle habitue ses filles à une grande réserve dans les vêtements comme dans le langage elle est en bons rapports avec les voisins ; elle leur rend volontiers des services quand elle le peut, mais n'en demande que rarement.
Le vieux abriel laisse beaucoup à désirer sous le rapport de la moralité ; c'est sur lui que retombent les reproches que l'on peut adresser à la famille.
§ 4. Hygiène et service de santé.
Siméon est physiquement bien constitué : dans sa jeunesse il a souffert de la jaunisse, mais depuis son mariage il a toujours joui d'une excellente santé. Le travail de tisseur auquel il se livre n'a jamais nui à sa santé ; toutefois il commence à se fatiguer des neuf heures de travail qu'il est obligé de fournir dans la fabrique Offritelli et Pascal. La santé de la femme ne laisse non plus rien à désirer : ses accouchements ont toujours été heureux, sauf le troisième et le cinquième. tne des filles, Francoise, a eu une méningite à l'âge de treize ans.
Les plus jeunes enfants ont souvent eu besoin du médecin. Presque tous ont été malades de l'influenza dans l'hiver de l'année dernière, et par deux ou trois à la fois; c'est Alexandra qui se ressent le plus encore des suites de cette maladie.
Néanmoins la famille n'a pas été entrainée à de grandes dépenses :[335]en effet, la commune assure gratuitement à la généralité des habitants les soins d'un médecin et ceux d'une sage-femme ; le médecin a un traitement de 1.300 francs par an, et la sage-femme, de 185 francs. L'un et l'autre sont tenus de fournir leurs services à la généralité des habitants.
L'hygiène de la famille est assurée par les bonnes conditions climatériques de la localité (§ 1), par une nourriture plus que suffisante (§ 15, Son D) et par la position de la maison, toujours exposée au soleil et où la fraicheur est entretenue gràce aux soins actifs et industrieux de la femme.
San Leucio manque de pharmacie : les habitants sont obligés d'aller chercher leurs remèdes à Sala. La loi sanitaire du 22 décembre 1888 permettait au médecin communal, dans les communes où il n'y avait pas de pharmacie, de tenir un dépôt de médicaments moyennant l'autorisation du conseil sanitaire provincial. Mais cette disposition n'a pas donné les bons résultats que le législateur en attendait ; en fait. plus de trois mille communes sont toujours privées de pharmacie et n'ont pas confié de dispensaire au médecin communal.
§ 5. Rang de la famille.
Siméon doit être rangé parmi les ouvriers-tâcherons propriétaires. Le travail à la tâche constitue son moyen habituel d'existence, et en même temps il possède une très petite propriété urbaine (§ 6). Ses engagements sont volontaires et permanents, à un certain point de vue, dans ses rapports avec son patron (§ 21). Il est payé d'après la longueur en mètres de la pièce d'étoffe tissée sur l'ordre du patron (§ 21). Les filles, au contraire, liées vis-a-vis du patron par des engagements volontaires et permanents, sont payées à la journée. Gabriel est rétribué à l'année.
Au point de vue juridique, la famille de Siméon se place dans la catégorie de celles qui sont fondées sur les principes de liberté et de responsabilité, et dont l'organisation repose sur la propriété individuelle et le mariage légitime.
Au point de vue social, elle se place dans la catéggorie des famillessouches à organisation stable, et parmi celles qui prétendent se sulire à elles-mêmes par le travail. Siméon y a toujours réussi. Il a d'abord[336]été ouvrier à Sala, puis à Portici, puis à San Leucio, et voici la raison de ces changements. Ayant toujours eu le sentiment de la responsabilité que sa paternité volontaire, résultant d'un mariage légitimement contracté, faisait peser sur lui, il a voulu y faire face par le travail : il a donc changé de demeure en même temps que changeaient les conditions du travail. Il est allé là ou il trouvait momentanément le travail plus facile, plus rémunérateur et plus sûr. A certains moments, Siméon a réussi à gagner beaucoup ; et, si autrefois ses filles avaient un salaire moins élevé, il pouvait mettre ce salaire de côté dans leur intérêt ; aujourd'hui il parvient à peine, avec son salaire et avec celui de ses filles, à satisfaire aux besoins de sa nombreuse famille. Tandis que son beau-père gaspille au cabaret tout ce qu'il gagne, Siméon se prive des commodités les plus usuelles pour lui prêter l'assistance qu'il lui doit. Il n'a jamais voulu s'endetter.
Siméon jouit de l'estime de tous ceux qui le connaissent ; il n'a d'ailleurs pas d'effort à faire pour être le brave homme que tout le monde voit en lui, car il s'est imposé à lui-même, presque depuis l'enfance, cette règle de conduite : ne demander qu'à son propre travail ses moyens de subsistance, et renfermer ses besoins dans les limites de son travail, c'est-à-dire dans les limites du salaire individuel. Il est économe, rangé, peu exigeant pour lui-même ; il joint l'amour du travail à la modestie.
Moyens d'existence de la famille
§ 6. Propriétés.
Mobilier et vêtements non compris).
Immeubles............ 5,800f 00
Siméon, depuis le jour où son beau-père Gabriel l'a fait venir de Portici à San Leucio pour associer leurs ménages, a la jouissance de la maison qui appartient à Gabriel dans la via Chiassolo Ferrera. Depuis lors il n'a plus songé à quitter San Leucio, d'autant plus qu'à la mort le Gabriel il héritera de la maison comme mari d'Hélène, seule fille[337]survivante et héritière légitime de iabriel. Si l'on ne peut pas, à proprement parler, appeler droit de propriété le droit dont jouit ainsi Siméon, on peut cependant le considérer comme tel, eu égard aussi bien à sa condition légale qu'aux intentions de son beau-père. Gabriel possède encore deux autres maisons d'habitation que, pour les mêmes raisons, on peut considérer comme la propriété de Siméon.
1° Maison d'habitation, formée d'un rez-de-chaussée seulement et comprenant 4 pièces, une cuisine, une cave et un jardin attenant, 3.000f 00.
2° Maisons à loyer. — Une maison à 3 pièces dans la localité dite la « Trattoria » et une maison a une pièce au rez-de-chaussée, 2.800f 00.
ARGENT ET FONDS DE ROULEMENT............ 1.057f 15
La famille ne possède en fait d'argent qu'un fonds de roulement d'environ 100f 00 pour les dépenses mensuelles. Mais elle a économisé et placé une somme de 750f 40.
1° Argent placé à la caisse d'épargne, 750f 40.
2e Fonds de roulement, 100f 00; — provisions : 125 litres d'huile, 118f 75 ; — 4 mét. cub. de bois à brûler, 88f 00. — Total, 306f 75.
ANIMAUX DOMESTIQUES entretenus toute l'année............ 33f 50
La famille en a peu, mais ceux qu'elle possède sont exclusivement destinés aux besoins du ménage.
3 couples de pigeons, 7f90; — 9 poules et 1 coq, 26f 50. — Total. 33f 50.
MATÉRIEL SPÉCIAL des travaux et industries............ 26f 49
1° Pour da culture du jardin. — Béches, rateaux, etc., 3f 99.
2° Pour le blanchissage et le repassage du linge. — 1 cuvier, 2f 00 ; — 1 chaudiére, 7f 00; — 1 trépied, 0f 65; — 10 mètres de corde pour étendre le linge, 2f 70: — 2 corbeilles, 0f 40; — 2 fers à repasser, 1f 75. — Total, 15f 00.
3° Pour da confection et le raccommodage des vêtemets. — Objets divers, 7f 70.
Valeur totale des propriétés............ 6.917f14
§ 7. Subventions.
Sous l'empire des lois du « Bon gouvernement de la population de San Leucio », on pouvait considérer comme des subventions, protitant à la famille de l'ouvrier en soie leucien, les présents que le roi faisait aux filles à l'occasion de leur mariage. Celles qui épousaient un ouvrier en soie de la « Colonie » recevaient la maison d'habitation avec tout ce qui est nécessaire pour la vie et les deux metiers permettant de ga[338]gner le salaire quotidien (§ 18) ; celles qui se mariaient en dehors de la « Colonie recevaient cinquante ducats une fois donnés (212f 50).
Aujourd'hui il ne reste rien de cet usage (§ 18). Aussi la famille de l'ouvrier ne jouit d'aucune subvention ni sur l'industrie de la soie, ni sur les propriétés communales, ni sur les forêts voisines ; elle n'en reçoit aucune de la maison Offritelli et Pascal.
On peut cependant regarder comme subventions : l'instruction élémentaire gratuite, les soins gratuits du médecin et de la sage-femme, et l'inhumation gratuite dans le cimetière communal. En outre des dépenses déjà mentionnées, afférentes au service hygiénique et sanitaire (§ 4), la municipalité de San Leucio dépense pour la fourniture gratuite des remèdes, tant en secours fixes qu'en secours éventuels, une somme annuelle de 985f 15, c'est-à-dire environ 1 franc par habitant. On peut encore considérer comme subventions les cadeaux que la famille rȩoit, pour les enfants, de leur parrain et de leur marraine, le jour anniversaire de leur naissance ; à San Leucio, en effet, une gracieuse coutume veut que les parrains et marraines fassent un cadeau annuel à leurs filleuls pendant les cinq premières années.
§ 8. Travaux et industries.
Tous les travaux auxquels se livrent les membres de la famille sont faits pour le compte de la maison Offritelli et Pascal, et sont exécutés à heures fixes dans la fabrique même. Aucun membre de la famille ne travaille à la maison, avec des matières premières lui appartenant et pour son propre compte, ou moyennant commission. La famille n'eerce non plus aucune industrie spéciale en dehors des occupations propres à chacun. La mère dirige et exécute à la fois les travaux qu'on peut classer parmi les petites industries du ménage.
Travaux de d'ouvrier. — Siméon est un tisseur travaillant au métier : on verra plus loin dans quelles conditions il exécute sa tâche. Il travaille depuis sept ans dans la maison Offritelli et Pascal : la matière première lui est fournie par ses patrons, et les instruments de travail ppartiennent à la municipalité 209). dont la maison Offritelli et Pascal est fermiere.
Il tise des pièces de soie lisse de trois dimensions, désignées par les n° 1, 2 et 3 ; il est payé à la tache, à raison d'un prix brut moyen[339]de 0f 98 le mètre. En calculant les frais qu'il a à supporter pour chaque mêtre de tissu et la quantité produite par jour, on trouve que la moyenne de ses salaires, sur une année de 300 jours de travail, est de 2f85 par jour. Il travaille neut heures par jour et est obligé de se conformer à l'horaire établi par ses patrons (§ 20). Il tisse, en une journée, 6 mètres de soie lisse de la dimension n° 1, 4 mètres de la dimension n° 2, et 2m 75 de la dimension n° 3.
Nécessairement, il s'occupe de la culture de son jardin ; mais il ne s'y adonne qu'aux moments de liberté qu'il peut avoir au cours de la semaine, ou bien dans les matinées du dimanche et des jours de fête. On peut évaluer à 8 journées la somme de travail qu'il y consacre, et par suite à 11f 60 l'économie réalisée de ce chef.
Travaux de la femme. — lélène, aidée de Jeanne, sa troisième fille, s'occupe du blanchissage du linge, du raccommodage des habits et des draps et de tous les soins du ménage. On peut évaluer à 52 les journées de travail utile exécuté par elle et à 34f 00 l'économie réalisée de ce chef.
Travaux de la fille aînée. — Angèle travaille comme ouvrière fileuse dans la même manufacture. Elle doit fournir 11 heures de travail, et touche un salaire de 0f 80 par jour. Elle est payée tous les quine jours et travaille en moyenne 24 jours par mois.
Travaux de la deuxième fille. — Françoise travaille comme dévideuse et fait des journées de 11 heures. Son salaire est de 0f70 par jour. Elle travaille en moyenne 25 jours par mois. C'est une des meilleures ouvrières ; elle n'a jamais reçu de reproches ni encouru d'amende.
Accessoirement, Angèle et Francoise s'occupent à confectionner les vêtements neufs dont on a besoin dans la famille, à raccommoder les bas ou à repasser le linge. On peut évaluer à 1 4 journées la somme de travail produite à elles deux pour ces divers objets ; l'économie réalisée est par suite de 11f 20.
Travaux du père de la femme. — iabriel est employvé depuis cinquante-quatre ans dans la manufacture de soie : il y est entré en 1837 en qualité de charretier, et il est resté dans cet emploi jusqu'en 1884. Aujourd'hui on l'occupe à un travail moins fatigant : il est concierge, c'estlui qui balaie etnettoie la fabrique. C'est un des plus vieux employés de la manufacture. Il est payé à l'année, et à raison de 1f50 par jour. Il gagne moins que lorsqu'il était charretier ; un charretier a un salaire fixe de 2f 50 par journée de travail, mais n'est payé que pour les jours où il travaille.
[340] Industries entreprises par la famille. — Les quelques industries entreprises par la famille comprennent : l'ex ploitation du jardin-potager. l'entretien de la basse-cour, les travaux de blanchissage et de repassage du linge, la confection et le raccommodage des vêtements. Ces divers travaux se répartissent, ainsi qu'il a été dit plus haut, entre chacun des membres de la famille.
Mode d'existence de la famille
§ 9. Aliments et repas.
La famille de Siméon fait en toute saison trois repas par jour : le premier, le matin à la première heure ; le second, entre 11 heures et midi ; le troisième, vers 6 heures du soir.
A 5 heures ou 5 heures et demie du matin en été et au printemps, à 6 heures ou 6 heures et demie en automne et en hiver, au coup de sifflet de la machine qui appelle les ouvriers au travail, les membres de la famille qui sont employés à la manufacture font un léger déjeuner de lait ou de café au lait, suivant la saison. Ceux qui restent à la maison, ou qui vont à l'école entre 7 et 8 heures, mangent un peu de pain avec quelques fruits.
De 11 heures à midi, les ouvriers quittent en masse la manufacture pour aller déjeuner chez eux pendant l'heure d'interruption du travail et de repos. Ce second repas consiste ordinairement en une soupe aux légumes et en un plat d'œufs, de friture, de morue sèche ou de polenta assaisonnée de graisse de porc ou de saucisses. n verre de vin clôt ce second repas.
Le troisième repas se prend environ à 6 heures du soir. C'est toujours le plus fort repas de la journée. Le premier plat est tantôt un plat de macaroni, tantôt une soupe aux légumes verts, tantôt un plat de riz, tantôt un plat de pâtes et de légumes, ou de légumes verts avec des haricots. La viande constitue le second plat du dimanche et du jeudi souvent ce second plat est une purée de pommes de terre en gâteau, ou bien du riz en croquetes, des eufs ou du poisson salé ou frais. Du mois d'avril au mois de septembre, époque pendant laquelle[341]abondent successivement les légumes verts, les artichauts, les potirons. le piment, les aubergines, les cardons et autres plantes potagères, la viande et le poisson disparaissent presque completement de la table et sont remplacés par les mets appétissants préparés par lélène. Le repas se termine toujours par des fruits frais ou secs. La consommation de vin est modérée : elle ne dépasse pas un litre par jour.
D'une manière générale, la famille fait des dépenses modérées pour sa nourriture. La viande et le poisson entrent en médiocre quantité dans les repas (14,46 %) des dépenses totales d'alimentation) : par contre, on y trouve en abondance les céréales (47,11 %), les légumes verts (11,62 %), le lait et les œufs (8,56 %), les corps gras (7, 83 %), les condiments et autres stimulants (5,66 %). Il n'y a dque tiabriel qui abuse du vin : il a l'habitude d'aller tous les jours au cabaret où il en consomme environ un litre.
La famille fait des repas exceptionnels a la Noel, pendant le carnaval et à Pâques. La coutume napolitaine est de manger au dîner de Noél une dinde, à ceux du carnaval de la viande de porc cuite au four, à celui de Pâques un agneau ou un chevreau que la femme accommode de plusieurs manières. Pour Noél et pour Pâques, les sucreries sont de rigueur : à Noel, on mange des croquets et du nougat ; à Pâques, de la pâtisserie dite cassatiello, et un gâteau dit pastiera. Ce dernier est une tourte d'une espèce particulière, qui consiste en une croûte de pâte feuilletée, remplie de froment cuit sans sel et pétri avec du lait de beurre et des blancs d'œuf battus, le tout assaisonné d'essence de cédrat, de citron et de cannelle. Le cassatiello est une paûte de froment qui forme un pain levé avec des œufs : au milieu se trouvent des œufs durs dans leurs coquilles. A la fête de Saint Joseph, on mange une friandise spéciale, appelée dans le dialecte du pays aeappode, composée d'eufs et de fleur de farine (majorca)3. Dans toutes ces fêtes, la famille se conforme pleinement aux meurs locales : elle mange et dépense sans compter.
§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.
La maison où habite la famille est de construction ancienne : elle date de 1820 environ. Elle se compose d'un rez-de-chaussée élevé de[342]50 centimètres au-dessus du niveau de la rue : ce rez-de-chaussée est divisé en quatre chambres, une cuisine et un cabinet. Une chambre sert de salle commune et de lieu de réunion ; deux autres servent de chambres à coucher, et la quatriême, la plus spacieuse, est occupée par le vieux père Gabriel. La maison a deux portes d'entrée : l'une au levant, sur la rue, tout à fait en face de la porte du jardin et à 1m50 à peine de distance de cette porte ; l'autre au couchant, sur la rue Chiassolo Ferrera. Trois fenêtres sont exposées a midi. La maison est dans un médiocre état d'entretien : elle aurait besoin d'être réparée extérieurement et embellie à l'intérieur. Il n'y a pas de fosse pour l'usage domestique. La cuisine est très petite et sans issue pour la fumée.
Meubles. : la famille possêde une quantité suffisante de meubles appropriés à sa condition; le luxe et la recherche en sont absents, mais ils sont propres dans leur simplicité............ 1.014f 50
1° Lits. — 2 lits jumeaux en fer verni, pour les époux, 70f00; — 2 lits, à une place et demie, avec montants en fer peint, 40f00 ; — 3 lits sur chevalets, 6f75; — 20 planches de li1, 22f 00; — 1 berceau, 3f50; — 8 matelas de laine, 320f00; — 8 matelas de feuilles de mais (dans le dialecte du pays, sôreglie), 24f00; — 12 oreillers de laine, 56f 00; — 4 courtepointes de coton, 80f00; — 4 couvertures de laine, 56f00; — 6 couvertures tricotées, 36f00; — 2 petites couvertures de berceau, 8f 00. — Total, 722f25.
2° Mobilier des chambres à coucher et de la salle commune. — 1 amoire, 66f00: — 2 commodes en imitation de noyer, 50f 00; — 1 grande armoire peinte en sapin, 45f00; — 1 petite commode, 15f00; — 2 petites tables de nuit, 15f00; — 1 glace, 5f00: — coiffres servant de divan. avec coussins. 14f00; — 1 tabouret, 3f00 ; — 12 chaises de Maddaloni, 12f 00: — 6 chaises de Chiavari, 15f 00; — 1 grande table, 9f 00; — 1 table de toilette, 5f00: — cadres et autres petits objets, 12f 00. — Total, 266f00.
3° Mobilier de la cuisine. — 1 petite table de sapin, 2f50; — étagéres pour vaisselle et objets de cuisine. 3f 00; — 1 planche de sapin tixée contre le mur pour supporter les marmites et la vaisselle, 2f00. — Total, 7f50.
4° Livres. — Images de sainteté et objets de piété, 1f75.
Ustensiles : réduits au strict nécessaire, sans aucun caractère local, mais tenus avec grand soin............ 123f 55
1° Employés pour la cuisine, la préparation et la consmmatdion des aliments. — 2 armites de cuivre rouge, 14f 75 ; — 1 en étain laminé, 1f 25: — 1 en fer, 3f50; — 3 casseroles en cuivre rouge, 11f00; — 3 tourtiéres en cuivre, 8f 75; — 4 poélons en cuivre, 2f80; 1 moule à pate. en fer, 2f00; — 1 poêle, 2f5; — 1 gril à café, 1f00 ; — 2 fours de campaggne, 0f90:. — 1 passoire pour le bouillon, 0f35 ; — 1 grande passoire, 1f25 ; — 1 couteau de cuisine, 1f 50; — 1 cuiller en bois et 1 fourchette, 0f 80; — 1 pelle et 1 paire de pincettes en fer, 0f 70; — 2 cafetières, 0f60 ; — 3 grands plats ronds, 3f75; — 2 douzaines d'assiettes, 3f 20; — 1 grande soupiere et 1 petite, 1f60; — 1 salière et 1 boite a sel. 1f10; — 3 bouteilles en verre blanc et 8 en verre vert, 2f80; — 1 petite bouteille en verre vert, 1f 00; — 3 bouteilles (en dialecte du pays, perrette), 0f5; — 6 tasses à café, 2f80; — 6 coutcaux, 74f 50; — 1 sucrier en bois, 0f50; — 1 eau en ine, 1f 25 ; — 1 seau en cuivre, 3f25 — 1 entonnoir, 0f15. — Total, 0f15.
[343] 2° Servant a l'éclairage. — 3 lampes à pétrole, 9f50; — 1 lampe à huile pour la cuisine,. 1f25: — 1 veilleuse, 0f75 ; — 1 lanterne, 0f25 ; — 2 bougeoirs, 1f00. — Total, 12f75.
3° Servant à divers usages domestiques. — 2 brosses, 3f25 ; — 5 boites, 20f00; — 1 réchaud, 3f 50 ; — 1 balai, 0f35 ; — peignes, rasoirs, blaireau a barbe et autres petits objets. 3f 55. — Total, 30f65.
Linge de ménage : Suffisant et de qualité ordinaire ; la mère a soin que le linge soit tojours solide et sacrifie la finesse à la résistance du tissu............ 223f 00
4 paires de draps en toile pour le lit des époux, 50f00 ; — 4 paires de draps en coton 10f00; — 4 paires de draps en toile et 4 en coton pour lits à une place et demie, 58f00; — 6 paires de draps en toile pour petit lit, 48f00; — 4 paires de draps en coton, 16f00; — 24 torchons de cuisine, 20f00; — 12 pièces de linge pour toilette de femme, 9f00; — 2 nappes, 6f00; — 8 serviettes, 6f00.
Vêtements : les vêtements n'offrent plus aucun caractère local ; ils conservent toutefois la simplicité qui convient aux familles ouvrières qui n'ont pas été atteintes par les exemples pernicieux des classes supérieures. La famille P*** recherche plutôt la solidité que l'élégance dans ses vêtements. La plus grande partie des vêtements sont confectionnés à la maison, même ceux des hommes, pour lesquels on n'a recours au tailleur que pour la coupe. On ne fait jamais d'habits neufs pour les petits enfants ; on a coutume de leur donner les vêtements qui ne peuvent plus servir aux plus grands............ 2021f50
VÊTEMENTS DES HOMMES (524f 30).
1° Vêtements du dimamche. — 1 vêtement complet en drap pour Siméon, 60f00; — 1 vétement complet en tricot de laine pour Gabriel, 40f00 ; — 2 vêtements complets en coton, 40f 00; — 1 chapeau de feutre pour Siméon, 5f00: — 1 chapeau de feutre pour Gabriel, 4f00: — 1 chapeau de paille pour l'été. 5f00 ; — 1 bonnet de drap pour Siméon, 2f00: — 2 paires de bottes, 18f50; — 2 manteaux, 90f 00 ; — 2 chemises de laine, 30f 00. — Total, 294f50.
2° Vêtements de travail. — 4 pantalons de tricot de laine, 6f50 ; — 4 gilets, 4f 80; — mouchoirs de soie, 6f00; — 6 blouses en coton, 24f00 ; — 2 tabliers, 2f50; — 2 bonnets, 1f60 ;— 2 paires desouliers,10f 00;— 2 chapeaux, 4f00;— 4 chemises de laine et 4 de futaine, 36f 00; — 8 chemises de toile et de coton, 26f00 ; — 8 caleçons, 12f 00; — 24 paires de bas. 20f40; — 2 ceintures de cuir, 3f00; — 12 mouchoirs, 12f 00; — 3 parapluies, 18f00. — Total, 186f00.
3° Bijoux. — 2 montres : 1 en argent et 1 en nicel. 43f 00.
V̂ÊTEMENTS DES FEMMES (1.437f 20).
1° Vêtements du dimanche. — 5 robes de calicot, 75f 00; — 5 robes de toile et de laine. 150f 00; — 6 petits châles, 38f 00: — 6 foulards, 48f 00;— 5 tabliers, 25f70 ; — 4 jupes, 24f00 ; — 4 camisoles (campamellde)en calicot très élégantes, 32f00; — 5 paires de sabots, 28f00; — 12 paires de bas, 18f 00. — Total, 438f 70.
2° Vêtements de travail. — 3 robes de lane, 30f00 ; — 8 robes de calicot et de futane. 56f00 ; — 12 camisoles en calicot, 12f 00 ; — 1 douzaine de fichus, 12f 0 ; — 1 demi-douzaine de paires de bas de laine, 9f 00; — 24 paires de bas de coton, 18f 00 ; — 4 chemisettes de laine, 12f00;— 12 tabliers, 12f 00; — 5 paires de sabots, 5f 50 ; — 24 chemises, 49f 75 ; — 1 4 caleçons, 18f 00; — 12 mouchoirs, 12f00. — otal, 246f 25.
[344] 3° Trousseaux pour les filles. — Les divers objets qui les composent peuvent étre évalués actuellement à 480f00, ce qui représente une dépense annuelle de §0f00 environ.
4° Bijoux. — 1 chaînette en argent, 15f 00 ; — 1 bague de fiançailles, ditefede, 20f00 ; — 2 bagues avec rubis, 38f00; — 1 petite croix en or (jeannette), 3f 25: — 2 broches en argent, 16f 00; — paires de boucles d'oreilles, 180f00. — Total, 272f25.
VÊTEMENTS DES ENFANTS (60f00).
2 vêtements reçus en don, 33f 00 ; — 1 foulard, id., 3f 00 : — 1 chapeau, id., 4f 50; — maillots et autres objets d'enfant nouveau-né, 13f 00; — 10 chemisettes et effets pour petits enfants, 6f50. — Total, G0f00.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 3.382f 55
§ 11. Récréations.
Les récréations de l'ouvrier et de sa famille sont rares. En semaine, les jours de travail, l'ouvrier, fatigué, ne sort pas de chez lui après le troisième repas : il passe les premières heures de la soirée avec ses enfants et va se coucher de bonne heure. Le dimanche, après avoir assisté à la messe, il reste jusqu'à environ midi dans la via Belvédère à se promener ou à causer avec quelque ami. Dans l'après-midi il a coutume de faire une promenade, seul ou avec une partie de sa famille, à la localité voisine de Sala, pour y trouver des parents, ou à Caserte, ou dans les communes voisines, lorsqu'il s'y célèbre quelque fête religieuse ou civile. Les divertissements extraordinaires auxquels prend part la famille entière sont rares. Le jour du mercredi des cendres, apres les offices. et le lundi de Pâques, on va dans la montagne pour y achever les restes des repas du carnaval et de Pâques. Le jour de la fête de Sainte-Lucie, de la madone des Grâces et de San Leucio, la famille entière prend part aux divertissements publics, assiste aux courses, aux eux d'artifice, aux concerts musicaux ou à la représentation des Polichinelles. Tous ces divertissements n'entrainent pas de dépenses importantes et particulières.
Quant aux boissons alcooliques, le vieux iabriel seul en consomme avec excès : c'est un buveur impénitent qui gaspille sans compter les économies qu'il pourrait garder pour ses petits-enfants. Le dimanche surtout, et tous les jours de chômage, il fréquente les cabarets et se livre, sans mesure ni raison. à la boisson et au jeu ; il abuse également du tabac à fumer. Siméon est au contraire très sobre. Les[345]prières de la famille sont absolument impuissantes à détourner du vice le vieux Gabriel. On peut dire qu'il dépense en vin et en cigares tout ce que lui rapporte chaque mois le loyer de ses maisons.
Parmi les veillées d'hiver, on ne célèbre que celle de Noél, qui est d'un caractère tout religieux. Après le dîner, la famille, réunie autour du foyer domestique, veille en attendant minuit, tout en prenant part à des jeux et des divertissements divers ;, on va alors à l'église assister aux cérémonies religieuses qui rappellent la naissance du Christ. L'ouvrier veille aussi pendant le carnaval, heureux de procurer quelque divertissement à ses filles.
Souvent la piété se mêle aux récréations pour les ouvriers de la maison Offritelli et Pascal, ce sont des jours à moitié fériés que les anniversaires de la catastrophe de Casamicciola (28 juillet 1883). dont fut victime le directeur de la fabrique, M. César Pascal, et de l'invasion du choléra en 1837 (1e février); tous les ouvriers assistent au service funèbre qui leur rappelle les sentiments d'affection qui les unissaient à leur directeur. Le 1er février, ils vont en procession à la chapelle de la Vierge des Grâces, dans le bourg de la Vaccheria, pour la prier d'éloigner tout fléau de San Leucio.
Le dimanche de Pâques est une fête locale caractéristique. On peut l'appeler la fête des amoureu et du pardon. La loi pour « le bon gouvernement de la colonie de San Leucio » disposait : « Lorsqu'un jeune homme ayant atteint l'âge de raison aura de l'inclination pour une jeune fille ayant également l'âge voulu, et que l'un et l'autre auront appris leurs métiers respectifs, le jeune homme devra immédiatement en faire part à ses parents, qui en avertiront ceux de la jeune fille pour leur gouverne, afin que tous, d'un commun accord, surveillent la conduite de leurs enfants et qu'ainsi tout se passe avecc décence, sans qu'il se produise aucun incident fâcheux, le cas pouvant se présenter où plusieurs jeunes gens rechercheraient la même jeune fille. »
« Les parents n'interviendront pas dans le choix de leurs enfants à qui liberté entière sera laissée à cet égard ; ce choix se confirmera de la maniêre suivante (et c'est là précisément la particularité dont nous voulons parler) : le jour de la Pentecôte, à la messe solennelle, à laquelle assisteront tous les habitants de la localité, aussi bien que les jeunes filles et les jeunes gens étrangers qui travaillent dans les manufactures, deux enfants de l'un et de l'autre sexe porteront à l'autel, pour les faire bénir par l'ofliciant, deux corbeilles pleines de bouquets [346] de roses, blanches pour les hommes et de couleur naturelle pour les femmes, après cette cérémonie, on distribuera les bouquets à tous les assistants, comme cela a lieu pour les palmes. Puis, à la sortie de l'église, sous le porche où est le baptistêre, chaque prétendant présentera son bouquet à la jeune fille de son choix : si celle-ci l'accepte, elle donnera le sien en échange ; si elle le refuse, elle le rendra poliment et avec bonne grâce ; aucune discussion ne sera permise entre eux. Pour éviter tout désordre, les premiers qui devront sortir de l'église et se placer sous le porche seront les anciens du peuple (§ 18), qui seront là pour imposer la soumission aux jeunes gens. Ceux qui auront échangé entre eux leurs bouquets les porteront sur la poitrine jusqu'au soir ; le soir venu, après le salut du Saint Sacrement, ils se rendront, chacun accompagné de ses parents, chez le curé, qui enregistrera leurs noms et leurs promesses. » Ces prescriptions, poétiques et charmantes. mais qui renvoyaient à des époques fixes les déclarations d'amour, violentaient la liberté ; elles sont tombées en désuétude et il n'en est resté que le symbole : aujourd'hui encore les déclarations d'amour se font en échangeant des bouquets de roses.
La fête de Pâques est aussi la fête du pardon. Chacun de ceux qui assistent à la cérémonie de la bénédiction dans l'église reçoit du prêtre une palme : on en détache alors de petits rameaux qui s'échangent entre amis et entre ceux qui, après avoir été longtemps divisés par une vieille querelle, se rencontrent en ce jour pour faire la paix.
Histoire de la famille
§ 12. Phases principales de l'existence.
L'ouvrier est issu d'une pauvre famille de Sala. Il y est né en 1837. Son père était un cultivateur journalier qui travaillait à forfait : il avait peine à faire vivre sa famille avec ses gains, d'autant plus qu'il avait une femme dépensière et peu laborieuse. Dès son enfance, Siméon apprit de son parrain le métier de tisseur ; comme il avait l'intelligence peu vive, il n'arriva que tard à entrer comme tisseur[347]dans la manufacture de soie de San Leucio : de 1859 a 1871, il avait travaillé chez lui pour le compte d'un entrepreneur. En 1871, il s'éprit d'Hélène Marotta, fille de aabriel, qui alors travaillait comme fileuse dans la maison Offritelli et Pascal. Il l'épousa en 1872; Hélène avait alors vingt-cinq ans.
Sous l'empire des lois promulguées par Ferdinand pour le gouvernement de la colonie (§ 18), lorsqu'un ouvrier en soie venait épouser une jeune fille de San Leucio, ouvrière elle-même dans la manufacture, et qu'il se fixait dans la localité après son mariage, la mariée recevait de la munificence rovale une des maisons que le roi avait fait construire à cette intention, auec tout ce aui est nécessaire aux besoins de la ie, ainsi que les deux métiers ui devaient permettre auax epo de gagner leur ecistence quotidienneˉ.
Mais. à partir de 1860 (§ 18), le patrimoine de la maison de Bourbon ayant été incorporé avec celui de la maison royale d'Ialie, les privilèges des Leuciens cessèrent : aussi Siméon ne recut-il rien à son mariage. l dut se contenter du trousseau et de la chambre à coucher complète que iabriel donna comme cadeau de noces à sa fille. Le trousseau avait une valeur de 340 francs ; la chambre à coucher valait 270 francs. — Dans les premiers mois de son mariage, Siméon vécut dans la maison de son beau-père ; mais il fut ensuite obligé de louer une maison d'habitation à Sala. Il vécut modestement de son travail. jusqu'en 1882, comme ouvrier dans la manufacture de soie de San Leucio. Au mois de septembre, attiré par l'espoir de gains plus élevés. il transporta son domicile à Portici, où il trouva du travail dans la fabrique de M. Pascal Borrelli. Il y gagna effectivement en moyenne 35 centimes de plus par jour ; mais, tandis qu'à San Leucio il travaillait 25 jours par mois, à Portici il n'en travaillait que 22 ; et, tandis qu'à Sala il ne dépensait que 7 francs par mois pour l'habitation, à Portici il ne put trouver à se loger pour moins de 13 francs. Aussi son budget annuel se soldait par un déficit.
Cependant Gabriel restait veuf à San Leucio avec une fille en âge de se marier, et il invitait Siméon à revenir à San Leucio pour associer les deux ménages. Siméon accepta, cédant aux conseils de sa femme, bien aise aussi de pouvoir économiser ses loyers mensuels et de diminuer les dépenses domestiques pour faire quelques épargnes nécessitées par l'accroissement de sa famille. Au mois de mai 1885, il revint à San Leucio et rentra dans la manufacture O0ffritelli et Pascal. Depuis lors, il est toujours resté ouvrier assidu à la fabrique, père[348]de famille rigidement économe chez lui. Toutefois, sa situation n'est pas stable, car il court toujours le risque d'etre congédié par ses patrons en cas de diminution de travail et de personnel (§ 20).
§ 13. MŒURS ET INSTITUTIONS ASSURANT LE BIEN-ETRE PHIYSIQUE ET MORAL DE LA FAMILLE.
On peut dire que le bien-être de la famille repose uniquement sur les habitudes laborieuses de Siméon et sur l'esprit d'économie dont sont pénétrées sa femme et ses filles. Nous verrons qu'il y a des familles ouvrières qui, tout en ayant des recettes à peu près égales et se trouvant dans une situation analogue quant à l'état civil de leurs membres, dépensent cependant davantage et s'endettent quelquefois. Du jour où Siméon a pu se faire aider par ses filles, le bien-être de la famille s'est accru ; et si son beau-père, au lieu de se livrer à la dissipation et au vice, songeait à la responsabilité que le nombre de ses enfants fait peser sur le pauvre Siméon, la famille pourrait se trouver aujourd'huidans une situation matérielle meilleure. Siméon et Hélêne limitent leurs dépenses au strict nécessaire. La mère a inspiré son esprit d'économie à ses filles, qui grandissent modestes et laborieuses. Le capital de 750f40 que Siméon a pu mettre de côté pour ses filles, il l'a amassé en peu d'années : loin de diminuer, il s'accroit annuellement. Le linge du trousseau de noces d'une valeur de 480 francs qu'llélène a préparé pour ses deux filles aînées représente une somme de privations volontairement supportées, qui, sans rien retrancher sur le nécessaire de la vie, ont constamment diminué la part des plaisirs, des récréations et des divertissements.
On voit par ce qui précède que la famille que nous étudions, si elle n'est pas parmi les plus aisées de la localité, n'est pas non plus parmi les plus misérables ; si elle n'a pas la richesse matérielle, elle est riche en vertus. Les filles sauront suivre l'exemple de leurs parents. Il est vrai qu'on ne peut dire si elles resteront ou non à San Leucio : mais ce qui est certain, c'est que, obligées après leur mariage de suivre leur mari. elles y regarderont à deu fois avant de choisir un homme qui, en les foŗant à abandonner la maison où elles travaillent et par suite le seul métier qui puisse leur permettre de contribuer au soutien de[349]la famille, ne saura pas faire preuve en même temps d'une énergie suffisante pour subvenir par son travail aux charges du ménage. ln tout cas, on peut prévoir qu'elles fonderont un jour de nouvelles familles qui continueront les traditions des parents.
Ne comptant que sur elle-même, ainsi que nous l'avons vu, la famille de l'ouvrier ne demande, ni aux autres, ni à aucune institution, de secours d'aucune sorte. D'ailleurs, il n'y a actuellement dans la commune de San Leucio aucune institution qui assure, ou concoure à assurer, le bien-être de la famille. Il n'y a ni sociétés de secours mutuels, ni sociétés de patronage, ni hôpitaux, ni fondations pieuses et charitables. Dans un petit centre comme San Leucio, ces institutions de prévoyance et de bienfaisance ne peuvent prendre naissance, si l'on considêre la nature des rapports qui relient les ouvriers entre eux ou avec la municipalité et le chef de l'industrie (§ 21). La municipalité ne néglige aucun des moyens qui sont en son pouvoir pour venir en aide aux indigents, soit par des secours fixes, soit par des secours accidentels ; elle vient aussi en aide à la généralité des habitants en leur assurant les soins d'un médecin et d'une sage-femme, qu'ils ne pourraient se procurer que difficilement ou à grands frais dans les communes voisines.
Quant aux institutions assurant le bien-être moral de la famille, le patron n'en a fondé aucune, et la commune ne pourvoit à ce besoin que d'une facon très restreinte. L'ouvrier leucien n'a à compter que sur la force de sa volonté pour pourvoir à tous ses besoins. On peut dire que c'est le type de l'ouvrier qui ne profite d'aucune des institutions morales et sociales qui sont la caractéristique de ce siècle. Sous l'empire des lois de Ferdinand sur la Colonie, il en était autrement. Il y avait une « maison pour les infirmes », dans laquelle, au printemps et en automne, on inoculait le vaccin aux enfants, et où l'on transportait toutes les personnes atteintes de maladies contagieuses, tant aigues que chroniques. Le roi fournissait médecin et remèdes. et tout ce qui était nécessaire pour l'entretien de la maison et de ceux qui y étaient reçus. Cette maison était confiée à l'administration exacte et scrupuleuse d'un prêtre, choisi par le roi, et d'un des anciens du peuple à tour de rôle (§ 18). Il existait également une s caisse de la charité » qui pourvoyait aux besoins des ouvriers indigents. S'il se trouve parmi vous, disait la loi, un ouvrier sans femme ni enfants, ou en ayant, mais sans être à même de gagner leur pain et celui de son pauvre père, tombé dans la misère par vieillesse ou infirmité, ou au [350] tre accident, pourvu que ce ne soit pas par paresse et fainéantise, vous contribuerez tous à le secourir. » Ce secours était temporaire ou perpétuel. Cette caisse était alimentée par les contributions des ouvriers : celui qui était à même de gagner plus de 2 carlins (0f85) par jour versait 1 tari (0f 63) par mois : celui qui gagnait moins donnait 15 grana (0f 30) par mois. La caisse était administrée par le curé, les anciens du peuple et les chefs d'industrie, qui faisaient les dons que leur suggérait leur charité. Lorsqu'il y avait lieu de statuer sur une proposition de secours à accorder à un indigent, tous les donateurs étaient appelés à voter. Ceux qui effectuaient des paiements réguliers avaient droit après leur mort à des obsèques spéciales aux frais de la caisse. La prospérité de la caisse était due également à ce qu'on y versait les dons faits à la Colonie par des princes et des rois nationaux et étrangers, et notamment les revenus importants d'un domaine rural appelé le « Faio »», d'une contenance de 150 moggia napolitains (5.047arcs,287 ou 504.728mq,7) et situé à Vitulaccio, petite commune du mandement de Pignataro Maggiore. En 1822, cette caisse devint le fonds actif de la colonie, érigée en commune autonome : peu à peu, graîce à ce fonds, la commune augmenta le nombre des maisons, livra à la culture et fertilisa des terrains incultes, améliora l'industrie et les vieux bâtiments, et augmenta les capitaux mobiliers productif.
Sous l'empire de ces lois, il y avait à San Leucio une ecole normale, où on enseignait aux enfants des deux sexes, « depuis l'âge de six ans, la lecture, l'écriture, l'arithmétique, le catéchisme, les devoirs envers Dieu, envers soi-même, envers le prochain, envers le prince, envers l'Éat ; les règles de la civilité, de la décence, de la politesse ; les éléments de tous les métiers, l'économie domestique, le bon usage du temps et tout ce qui est nécessaire pour devenir économe, honnête et bon citoyen ». Tous les colons dont les enfants avaient atteint l'âge cidessus indiqué étaient tenus de les envoyer à l'école à heures fixes. En 1867, la municipalité de San Leucio ayant recouvré son autonomie, qu'elle avait perdue en 1860, résolut de ne déroger enrien dans l'administration aux coutumes introduites parmi les colons par les lois de Ferdinand Ier. On institua alors un asile pour les jeunes enfants, dont la direction fut confiée à des religieuses ; ce fut le premier asile fondé dans laprovince de Caserte et la'erre de Labour. Cetasile est fréquenté nnuellement par 44 enfants des deux sexes en moyenne. Au mois d'avril 1892, on en comptait 48, dont 39 de San Leucio et 9 de Sala. Les Leuciens paient 1 franc par mois, les étrangers 2 francs : tous indis[351]tinctement arrivent à 7 heures du matin en été et à 8 heures en hiver, et restent jusqu'à 4 heures de l'après-midi ; ils ont droit au repas de midi. En 1868, à côté de l'unique école élémentaire de jour, fréquentée en moyenne par 32 garçons et 33 filles, on fonda une école du soirqui avait en moyenne 15 élèves du sexe masculin et 33 du sexe féminin. Au bout de quelques années, l'école du soir fut remplacée par l'école du dimanche qui réunit moins d'élêves que l'école du soir. En 1877. après la promulgation de la loi Coppino, quirendait obligatoire l'instruction élémentaire, l'école unique fut divisée en trois sections et confiée à un maître pour les garçons et à une maîtresse pour les filles. Le tableau suivant donne la statistique des enfants obligés à suivre l'école élémentaire unique pour une période de seize années :

Le maître reçoitun traitement annuel de 950 francs, et en outre le logement gratuit, ce qui représente une somme de 50 francs paran. La maitresse reçoit un traitementlégal de 560 fancs par an, mais ellea gratuite ment un logement meublé, le bois de chauffage, le blanchissage et le service, ce qui représente une somme de 180 francs par an. Le personnel de l'asile reçoit en tout une allocation fixe et annuelle de 1.200 francs.
§ 14. Budget des recettes de l'année.
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§ 15. Budget des dépenses de l'année.
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§ 16. COMPTES ANNENÉS AUX BUDGETS.
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Éléments divers de la constitution sociale
FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE ;
PARTICULARITÉS REMARQUABLES
APPRÉCIATIONS GENERALES; CONCLUSIONS.
§ 17. SUR L'ORIGINE ET LE DÉVELOPPEMENT DE LA COMMUNE DE SAN LEUCIO.
[364] San Leucio, comme municipalité, est de date récente. C'est une transformation de la « Colonie » fondée par F'erdinand er, roi de Naples, sur la colline de San Leucio, à peu de distance du majestueux palais de Caserte, pour introduire dans son royaume la fabrication de la soie. L'histoire de San Leucio a été racontée par Ferdinand lui-même dans l'introduction de l'édit par lequel il a promulgué les s Lois pour le bon gouvernement de la population de San Leucio ». Voici ce qu'il écrivait :
« Ce n'était certes pas le moindre de mes désirs que celui de trouver un lieu agréable et éloigné de l'agitation de la Cour, oû il me fût permis d'employer avec profit les quelques heures de loisir que me laissaient de temps à autre les sévêres soucis du gouvernement. Les délices de Caserte et la magnifique habitation dont la construction avait été commencée par mon auguste père et continuée par moi ne me procuraient pas lesavantages que j'avais cherchés en fuyant la ville, à savoir le silence et la solitude nécessaires à la méditation et au repos de l'esprit ; c'était comme une autre ville au milieu de la campagne, avec toutes les idées de luxe et de magnificence de la capitale. Je pensai donc, au milieu même de ce château de plaisance, à choisir un autre endroit plus retiré qui me servit pour ainsi dire de refuge, et la situation dean Leucio me parut la plus avantageuse.
« En conséquence, je fis, en 1773, entourer d'un mur le bois à l'intérieur duquel se trouvaient la vigne et l'ancien château de plaisance des princes de tlaserte, appelé le Belvédere ; sur une éminence je fis construire une très modeste maison dont je devais me servir lorsque j'irais [365] à la chasse. Je fis aussi réparer une ancienne petite maison qui tombait en ruines et en fis construire une neuve. Je plarai là cinq ou six individus pour garder le bois et pour veiller à l'entretien de ma maison, des vignes, des plantations et des terrains situés dans l'enceinte du mur. Je logeai ces individus et leurs familles dans les deux petites naisons dont je viens de parler et dans l'ancien château du Belvédère que je fis réparer. En 1776, le salon de cetancien château fut converti en église ; cette église fut érigée en paroisse pour les habitants, auxquels étaient venues se joindre 17 autres familles ; je dus en conséquence faire agrandir les habitations comme je fis agrandir la mienne propre.
« Lorsque ma maison fut agrandie, je commencai à aller y habiter et y passer l'hiver. Mais ayant eu le malheur de perdre mon fils aîné, et ne voulant plus habiter à San Leucio après cet événement, je pensai à faire de cette habitation un usage plus utile. Les habitants dont j'ai parlé plus haut, auxquels étaient venues se joindre 14 autres familles, avaient atteint le nombre de 134 ; le développement de cette population était favorisé par la bonté de l'air et par la tranquillité et la paix domestique au milieu de laquelle elle vivait ; je craignais cependant que le défaut d'éducation ne fût funeste à tous ces enfants des deux sexes dont le nombre croissait de jour en jour et n'en fit plus tard un foyer dangereux de débauche et d'inconduite. Je songeai donc à établir en cet endroit une maison d'éducation pour les enfants de l'un et de l'autre sexe, en utilisant à cet effet mon château ; je commencai à rédiger un règlement et à rechercher les sujets les plus capables et les plus propres à remplir les divers emplois que nécessite une institution de ce genre.
« Après avoir à peu près tout réglementé,... je pensai à donner à cette paopulation qui augmentait sans cesse une organisation qui fût à la fois utile à l'́tat, au familles, et à chaque individu en particulier...
« Pour le bien de l'Etat, je projetai de créer une manufacture de soie grège et travaillée, selon divers procédés jusqu'alors peu ou mal connus, en cherchant à donner à la fabrication la plus grande perfection possible, afin qu'avec le temps cet établissement pût servir de modêle à d'autres plus considérables.
« Pour l'utilité des familles, je résolus d'alléger les chargcs qui jusqu'alors pesaient sur elles, et de les mettre en état de subvenir à leurs besoins facilement et sans crier misère, comme le faisaient jusqu'alors beaucoup de familles à la fois nombreuses et oisives ; de leur enlever [366] tout prétexte à rechercher le luxe en établissant l'égalité et la simplicité du costume ; enfin de donner à leurs fils, dès l'enfance, le moyen de gagner, par leur travail, du pain pour eux et pour toute la famille, et de subvenir à leurs besoins facilement et régulièrement.
« Enfin, pour l'utilité de chaque individu en particulier, je résolus d'avoir soin que chacun f̂t bien élevé dès l'enfance par ses parents, et reçût ensuite l'instruction dans les écoles normales et que tous. encouragés au travail par l'exemple de leurs compagnons et de leurs frères et par l'attrait du gain qu'on en retire, en prissent l'habitude et le goùt, de manière à fuir l'oisiveté, mère de tous les vices, et à éviter ainsi les désordres dans lesquels tomberait infailliblement toute cette jeunesse. si on ne prenait soin de l'occuper (désordres que nous sommes maintenant sûrs d'éviter): afin qu'au fur et à mesure qu'elle arriverait à l'âge adulte cette vaillante et belle jeunesse contribuât par le mariage au développement d'une saine et robuste population. »
En réalité, la population de San Leucio, qui, en 1789. avait atteint le cliffre de 214 individus, tendait toujours à augmenter : au point de vue physique, bien logée et bien nourrie ; au point de vue économique, sûre d'avoir un travail largement rémunéré ; au point de vue moral, protégée, favorisée et soutenue par le roi, elle ne pouvait manquer de progresser. Outre les pères et les mères, on faisait travailler dans les manufactures de soie beaucoup d'enfants de l'un et de l'autre sexe ; de sorte que, dans une famille ayant des enfants en âge d'être de bons ouvriers, le gain journalier variait entre 10 et 12 carlins (1 carlin, en 1789, valait 0f 51), c'est-â-dire entre 5f10 et 6f12. Pour donner un plus grand développement à l'industrie de la soie, le roi fit agrandir les bâtiments du Belvédère et y réunit tout le matériel et toutes les fabriques qui étaient épars dans les diverses habitations (ce fait est très important à remarquer) ; il fit bâtir de nouvelles maisons pour l'usage des jeunes gens qui avaient atteint l'âge de se marier, et pour les jeuncs gens étrangers qui étaient venus se fixer à San Leucio ; à tous il donna des regles ou lois, afin que chacun pit saoir (ce sont les propres paroles de Ferdinand ') sur puels sentiers il pouait en surete diriger ses pas, et en même temps fut en état d'apprecier ˉle bonheur de sa condition et d'en connaître la source. Sous l'égide de ces regles ou lois, la population se développa rapidement ; en 1829. elle comptait 823 habitants, et, bien que diminuée de moitié par le chléra de 1837, en 1860 elle atteignait presque le chiffre d'un millier d'habitants. Grâce à des lois si sages, écrit Colletta, l'histo[367]rien du royaume de Naples, la « Colonie »» prospéra et s'enrichit.
Pendant les dix années d'occupation française, la colonie avait, il est vrai, été respectée, mais il n'en avait pas été de même des lois édietées par Ferdinand pour son gouvernement 18. San Leucio était devenue une commune. Au retour des Bourbons, la colonie reprit son nom primitif et continua à être régie par la loi de fondation de 1789. En 1822, elle fut dotée par Ferdinand IV du domaine du «Faio » (§ 13). Elle atteignit son apogée sous le règne de Marie-Christine. qui vivait continuellement au milieu des colons leuciens, leur prodiguant sans cesse dons, richesses et protection. Mais, après la mort de Marie-Christine, l'époque de la décadence commenca pour la colonie, qui se trouva en butte aux vexations et aux tracasseries du pouvoir, et à celles de son propre curé. L'aurore de 1860, qui avait éveillé les espérances des Leuciens, fut funeste à la colonie ; ce fut précisément à cette époque qu'elle perdit son autonomie et qu'elle devint, comme bien de la couronne, l'objet de convoitises et de spéculations, principalement de la part de la commune voisine de Caserte. Mais un décret royal du 26 mai 1866 rendit à la colonie opprimée son autonomie ; elle fut érigée en commune, et une loi du 26 août 1868 déclara la commune nue-propriétaire de toutes les maisons d'habitation, réservant le droit d'habitation aux babitants actuels et à leurs héritiers ; il lui fut également attribué la pleine propriété de la manufacture de soie et de tout son matériel. La commune, pour ne pas charger son budget des dépenses élevées et incertaines qu'aurait entraînées l'entretien des maisons, en abandonna la pleine propriété aux usufruitiers, mais elle conserva son droit de propriété sur la manufacture de soie.
Aujourd'hui, la population de San Leucio dépasse un millier d'habitants. et son budget atteint 30.000 francs.
§ 18. SUR LES LOIS DE FERDINAND I DE BOURBON POUR LE « BON GOUVERNEMENT DE LA POPULATION DE SAN LEUCIO ».
Semblable à un père qui donne des instructions à ses enfants plutot qu'à un législateur qui impose ses volontés à ses sujets, s'inspirant des principaux préceptes de la loi divine qui commandent d'aimer Dieu par-dessus toute chose etson prochain comme soi-même, Ferdinander fit pour les Leuciens des lois spéciales tirées des doctrines libérales de[368]Filangieri et dominées par les principes de l'égalité absolue, du gouvernement civil et même de l'élection populaire. Grâce à ces lois, la colonie prospéra et s'enrichit, et, en exhumant le texte faussé par Colletta pour le faire servir au but servile quiil se proposait, il serait utile d'en faire ressortir l'esprit ; d'autant plus que ces lois ont été capricieusement appliquées dans un pays, comme le royaume de Naples, où l'arbitraire et la faveur avaient plus de puissance que la justice et la loi, et qu'elles ont été faussement interprétées par les historiens et les économistes, qui ont voulu s'en emparer pour démontrer la possibilité d'une organisation collectiviste. Ces lois étaient en réalité très libérales, aussi libérales peut-être que celles que n'importe quel prince constitutionnel serait aujourd'hui capable de donner à ses sujets ; si libérales, qu'elles furent comme un signe avant-coureur qui fit espérer aux Napolitains des réformes prochaines et une organisation nouvelle.
On y trouve d'abord l'exposé des devoirs négatifs que doivent remplir ceux qui veulent se conformer au précepte divin : « Aime ton prochain comme toi-même ». Ces devoirs consistent dans l'obligation de ne nuire à autrui, ni dans sa personne, ni dans ses oiens, ni dans son honneur.
« Il est interdit de nuire d autrui dans sa personne. — Les ofenses qui s'adressent à la personne sont : l'homicide, les blessures, les coups, le mépris, les railleries, les injures, et tout ce qui tend à violenter et à inquiéter autrui, de quelque manière que ce soit. Nul de vous n'osera commettre aucun de ces actes... Les lois veillent attentivement à la répression de tous ces délits, mais elles se montreront d'autant plus sévères envers ceux qui pourront se commettre dans cette société, qu'elle a pour but principal l'amour et la charité et qu'elle doit servir d'exemple pour l'éducation du peuple en général.
« Il est interdit de nuire d autruidans ses biens. — On nuit à autrui dans ses biens toutes les fois que, soit par la violence soit par la ruse, on usurpe ou on retient injustement le bien d'autrui. Le nom de voleur est le plus infà̂me et le plus honteux que puisse porter un homme. Que chacun se garde donc bien de le mériter en aucune manière. Dans toute société, les voleurs sont condamnés aux peines les plus sévères. Dans celle-ci, dont l'honneur et la vertu forment les principaux points d'appui, ils seront plus rigoureusement punis... Qu'en toute chose, chacun agisse avec droiture, honnêteté et bonne foi. Que la parole soit le lien le plus sacré de cette société... Que celui qui a fidèlement servi soit promptement payé, et que nul ne refuse ou ne diffêre de lui donner le salaire qui lui est dû, afin de ne pas être cause de sa ruine. ln unmot, [369] que chacun élève dans son cur un autel à la justice et traite son prochain comme il voudrait en être traité lui-même.
Il est interdit d'offenserautrui dans sa réputation. — La réputation est la chose la plus importante et la plus précieuse que puisse posséder un homme d'honneur; aussi enlever à quelqu'un sa réputation est un pire délit que de l'offenser dans ses biens ou dans sa personne... Celui qui se rendra coupable d'un tel délit sera immédiatement banni de cette société... »
Arrivant à l'exposé des devoirs positifs, la loi les divise en devoirs généraux et en devoirs particuliers, suivant qu'ils ont pour objet tous nos semblables, ou seulement et individuellement le souverain, ses ministres, les supérieurs, les ecclésiastiques, les époux, les parents, les enfants, les frères, les bienfaiteurs, les personnes plus âgées, les jeunes gens et la patrie. L'exposé des devoirs généraux contient les phrases suivantes : «Chacun doit faire du bien à son semblable alors même qu'il serait son ennemi ». — « Dans la Colonie il n'y a pas d'autre distinction que celle du mérite ». Il se termine ainsi : « Chaque fois donc que se présentera l'occasionde venir en aide à autrui, saisissezla, et ne vous laissez pas effraer par les ennuis que pourra vous causer cette bonne action, car ils seront toujours largement compensés par le doux et pur plaisir qui l'accompagne. Le précepte qui commande à chacun de faire du bien à son semblable est une conséquence de la parfaite égalité qu'il a plu à Dieu d'établir entre les hommes. Il les a faits tous frères par leur nature et a voulu qu'aucun ne commandàt aux autres. Par sa grâce, il m'a donné la lourde charge de gouverner ce royaume ; et, en vous donnant cette loi, je n'ai d'autre intention que de me conformer à ses desseins éternels...
« Puisque vous êtes tous artisans, la loi que je vous impose est celle d'une parfaite égalité. Je sais que tout homme est porté à se distinguer des autres et qu'il semble qu'on ne puisse pas espérer voir régner cette égalité dans des temps aussi contraires à la simplicité et à la nature. Mais je sais aussi combien vaine et pernicieuse est la distinction qui procède du luxe et du faste, et que la véritable distinction est celle que donne le mérite.
« La pratiquee la vertu et l'habileté dans le métier doivent être les seules marques d'honneur et de supériorité... Qu'aucun de vous donc ne prétende jamais se distinguer des autres, s'il n'a pas une conduite exemplaireet s'il n'excelle dans son métier. Pour éviter la rivalité dans le luxe et les dépenses de ce genre. aussi dangereuses qu'inutiles, je veux [370] que le vêtement soit le même pour tous, que la propreté et l'ordre soient extrêmes sur votre personne, afin que votre extérieur ait la décence qu'exigent les égards et le respect dus aux personnes qui daigneront venir voir vos travaux, que l'ordre soit aussi exactement observé dans vos maisons, afin que vous puissiez jouir d'une parfaite santé, bien si nécessaire à ceux qui vivent du travail de leurs bras. »
Arrivant à l'exposé des devoirs particuliers. la loi ordonne : à l'égard des souverains, respect, fidélité, vénération ; à l'égard des ministres, tous les actes de respect et d'obéissance qu'exige l'autorité publique.
Le mariage est soumis aux règles suivantes : 1° « L'âge du jeune homme ne devra pas être au-dessous de ving ans, celui de la jeune fille au-dessous de seize. Lorsque ces conditions seront réunies, il ne leur sera permis de faire leurs fiancailles qu'autant qu'ils auront obtenu, du directeur des métiers pour le jeune homme, et de la directrice pour la jeune fille, un certificat constatant qu'ils connaissent assez leur métier pour pouvoir gagner sûrement leur vie; alors, en récompense de leur succès, je leur concéderai une des nouvelles maisons que j'ai fait construire à cette intention, avec tout ce qui est nécessaire pour les commodités de la vie, ainsi que les deux métiers qui leur permettront de pourvoir à leur entretien journalier. »
Après avoir ensuite réglé les formalités relatives à la célébration des 1ia nçailles 13) et du mariage, le roi Ferdinand, qui, tout en voulant développer la population de sa colonie, se sentait le devoir de doter dans tous les cas les filles de ces colons qu'il avait attirés à San Leucio par la promesse de leur constituer un patrimoine, édicte les dispositions suivantes : « Le but de cette société étant que tous se fixent en ce lieu, afin d'engager les jeunes filles à y rester, celles qui, après avoir appris leur métier, voudront se marier au dehors ne recevront en dot que 50 ducats (212f50 une fois donnés : dès ce moment elles seront considérées comme étrangères, sans espoir d'être jamais admises de nouveau dans la colonie »... « Lorsqu'un jeune homme, habitant ou travaillant dans la colonie, voudra prendre femme au dehors, il ne pourra le faire qu'à la condition que la jeune ille qu'il veut épouser pprenne d'abord le métier dans cette manufacture ou dans une autre ; 'il veut absolument épouser une étrangère qui n'ait pas de métier en main, il devra aussitôt quitter la colonie, dont il ne sera plus déormais con-idéré commc membre et ou il n'aura plus d'espoir de pouvoir jamais rentrer. »
Avec le temps, la colonie, grâce aux subventions accordées par le[371]roi à chaque colon à l'occasion de son mariage, deviendra asse peuplée et assez riche pour pouvoir se passer des libéralités du souverain. De là la disposition suivante : « L'esprit et l'âme de cette société étant l'égalité entre les individus qui la composent, j'abolis parmi eux l'usage de la dot, et je déclare que les libéralités qu'ils recevront de moià l'occasion de leur mariage ne leur seront accordées qu'à titre de récompense pour leur habileté professionnelle et leur bonne conduite : libéralités qu'avec l'aide de Dieu je leur accorderai jusqu'à la quatriême génération, après quoi la femme apportera seulement en mariage le trousseau nécessaire, sa part devant être égale après la mort de ses parents à celle des enfants mâles, ainsi qu'il sera dit ci-après. »
¯Des epoux. — Après avoir reconnu dans le mari le chef de la société conjugale et avoir énuméré les devoirs réciproques des époux, la loi conclut ainsi : « Je prescris et ordonne aux maris de ne point se montrer durs ni injustes envers leurs femmes, et de ne point leur enlever la récompense due à leur vertu ; aux femmes, j'ordonne de se faire aimer par leurs maris, et d'être leurs fidêles compagnes dans leurs peines et leurs travaux, afin que leur vertu attire sur le lit conjugal les bénédictions du ciel. »
Des pères de famille. —... « A vous donc, pères de famille, j'ordonne de bien élever vos enfants. Si vous leur inspirez de bonne heure l'amour du travail, ils se rendront utiles à eux-mêmes, à vous et à leur pays ; s'ils ont appris l'obéissance, ils vous béniront ; si vous leur enseignez la modestie et la sobriété, ils n'auront pas à rougir d'euxmêmes ; s'ils exercent la reconnaissance et la charité, ils s'attireront des bienfaits et se concilieront l'affection de tous ; s'ils pratiquent la tempérance et la sagesse, ils auront à la fois santé et richesse ; s'ils observent la justice et la sincérité, ils seront honorés et n'éprouveront point de remords. De tous les devoirs, celui-ci est le plus important ; c'est parce que je crois que de son accomplissement dépendent non seulement la paix et le bien-être des familles, mais encore la prospérité et la félicité de l'Etat, que j'ai cru devoir y prendre une part importante. »
Pour la bonne éducation des enfants, le roi Ferdinand institua « l'école normale (§ 13) ; il organisa le travail, en réglementa le système, la durée et le salaire, et créa des récompenses... « Dans toutes les manufactures les salaires seront fixes ; mais les apprentis, garçons ou filles, seront augmentés graduellement et arriveront ainsi, à mesure qu'ils se perfectionneront dans leur art, jusqu'au salaire que gagnent les meilleurs ouvriers, nationaux ou étrangers. Parvenus à ce résultat. [372] s'ils sont capables de porter leurs œuvres à un plus haut degré de perfection et de beauté, ils prendront part à des concours : celui ou celle dont le travail sera iugé le plus beau, le plus exact et le plus parfait, recevra comme récompense une médaille d'argent, ou quelquefois d'or, qu'il pourra porter sur la poitrine ; à l'église, les vainqueurs du concours auront le privilège de s'asseoir, par rang d'ancienneté, sur le Banc du mérite, qui leur sera spécialement réservé au côté gauche de l'autel... Vos fils pourront un jour hériter légitimement de Cce que vous aurez honorablement amassé par vos sueurs. Et en cela encore je veux que vous vous distinguiez du reste de mes peuples. »
Arrivant alors à la matiere des successions, le roi s'exprime ainsi : « Je veux et ordonne qu'il n'y ait point parmi vous de testaments, ni ucune des conséquences légales qui en dérivent. Que la seule justice et l'équité naturelle soient le flambeau et le guide de toutes vos actions. Les enfants succéderont aux parents et les parents aux enfants. Les collatéraux viendront ensuite, mais seulement ceux du premier degré. A défaut de collatéraux, la femme succédera, mais en usufruit seulement et pour le temps seulement où elle restera veuve. A défaut d'héritiers, les biens du défunt seront acquis à la Caisse des orphelins... Les enfants succéderont par parts égales à leurs ascendants ; les femmes ne seront point exclues de la succession paternelle, même s'il y a des enfants mâles. »
Après avoir successivement exposé les devoirs des fils de famille, des frères, des élèves, de ceux qui ont reçu des bienfaits, des jeunes gens, des vieillards, le roi ordonne que lorsqu'une ofense aété commise, en quelque manière et par qui que ce soit, on en avertisse immédiatement les « anciens du peuple », qui en référeront au besoin au roi celui-ci se réservera le droit de bannir de la colonie ceux qui sont irrespectueux pour leurs parents, qui haissent leurs frères, qu se montrent ingrats envers leurs maîtres, ou qui manquent de respect à leurs bienfaiteurs ou aux vieillards.
« Les Anciens du peuple. dit la loi, seront choisis chaque année le jour de San Leucio, au nombre de cinq, parmi les vieillards les plus sages, les plus justes, les plus réléchis et les plus prudents. Sans aucun appareil judiciaire, ces vieillards, sous le nom de Pacificateurs ou d'Anciens du peuple, rancheront, de concert avec le curé, tous les lifférends d'ordre civil ou professionnel, et cela sans appel; ils pourvoiront à l'approvisionnement, eerceront une surveillance sévère sur les meurs des membres de la colonie, sur leur assiduité au tra [373] vail et sur l'exact accomplissement par chacun de ses devoirs particuliers ; ils prendront occasion de la visite qu'ils devront faire chaque jour aux malades avec le médecin, pour informer le roi de la nature des maladies prédominantes et des secours extraordinaires dont les malades pourront avoir besoin ; ils veilleront à ce que les maisons soient tenues avec ordre et propreté, et ils auront soin de rendre un compte exact des étrangers qui arriveront dans la localité et devront y passer la nuit, en indiquant pour quel motif ils sont venus, dans quelle maison ils habitent et pour combien de temps.
« L'élection des susdits Anciens sera faite par l'assemblée de tous les chefs de famille (premier exemple véritable desuffrage universel),... dans le salon du Belvédère, au scrutin secret et à la majorité des voix, toujours sous la présidence du curé. Il me sera rendu immédiatement compte du résultat de l'élection pour en obtenir la confirmation, et, après cette confirmation, les élus pourront jouir de la distinction honorifique de siéger à l'Eglise sur l'autre banc du mérite situé en face de celui des jeunes gens, du côté droit de l'autel. »
Après avoir ensuite institué la « Maison des malades », donné les règles pour l'inoculation du vaccin, fondé la « Caisse de charité » pour pourvoir aux besoins des ouvriers pauvres, le roi ajoute : « Les obsèques seront simples, pieuses et sans distinctions ... Il n'y aura pas de deuil; à la mort des parents et des époux, pour s'acquitter envers le défunt d'un dernier devoir, il sera seulement permis à la tendresse des enfants, des fem mes et des maris, de porter un signe de deuil, qui sera un crêpe au bras pour les hommes et un fichu noir au cou pour les femmes : ce signe de deuil ne se portera pas plus de deux mois. »
De la Patrie. — Après avoir montré comment les colons ouvriers ont un devoir plus étroit et plus particulier de défendre la patrie, Ferdinand em s'exprime ainsi : « Au lieu de rester oisifs les jours de fête, et de vous exposer aux dangers ou conduit l'oisiveté, vous irez, après avoir sanctilfié la fête et rempli vos devoirs particuliers, et après avoir en temps voulu livré votre travail pour en recevoir le salaire, vous irez, dis-je, vous exercer au maniement des armes... Vous devez aussi honorer votre patrie en temps de paix. De même que les leurs composent par leur variété une riche parure à la prairie verdoyante, ainsi vous devez vous efforcer de lui rendre, au moyen de vos ouvrages, le lustre et la splendeur qui ont excité jadis l'envie de l'Europe entière. »
La disposition qui concerne les emplois est empreinte d'un grand[374]esprit de libéralisme et d'humanité. « Toujours soucieux de vous favoriser, j'assure à tous les habitants de San Leucio qu'ils seront toujours appelés, à l'exclusion des étrangers. pour occuper les emplois qui deviendront vacants dans la localité, la préférence étant d'ailleurs toujours donnée au plus habile, au plus capable et à celui dont la conduite sera la meilleure. Le nouvel employé n'aura que la moitié du salaire du défunt, lorsque celui-ci laissera une veuve (avec des enfants n'étant pas encore en âge de gagner leur vie : l'autre moitié sera donnée à la veuve. Si la veuve reste seule, ou avec deux enfants au moins agnant chacun deux carlins par jour (0f 85), elle n'aura qu'un tiers du salaire et le reste sera acquis au nouvel employé. qui aura droit au salaire entier à la mort de la veuve. »
La série des sanctions contenant le détail des peines portées contre les transgresseurs de la loi se termine par cette afirmation : « Telle est la loi que je vous donne pour la bonne conduite de votre vie. Observe-la et vous serez heureux. »
Il existe dans l'ouvrage de l'historien Colletta, intitulé Histoire du royaume de Naples (livre II, ch., n° 23). une page dans laquelle l'auteur, pour plier les faits à sa thèse, résume, article par article, les dispositions exposées plus haut, mais en présentant sa propre rédaction de telle manière qu'on a pu croire qu'il reproduisait le texte même de la loi ; induits en erreur par ce passage, et croyant de bonne foi aux affirmations des historiens qui ont copié ou cité Colletta, les économistes et les sociologues ont parlé de la colonie de San Leucio comme du type de la société communiste selon les uns, et collectiviste selon les autres. ans parler de la confusion que beaucoup d'auteurs font entre le communisme et le collectivisme, montrant ainsi qu'ils n'ont pas une notion scientifique exacte de l'un et de l'autre système4, nous pourrions dire que les uns et les autres se sont complètement trompés. La colonie de San Leucio était une société exclusivement individualiste, rigoureusement basée sur les principes essentiels de l'individualisme. c'est-à-dire sur le principe de la liberté et celui de la responsabilité, fondements de la propriété individuelle et de la famille monogame. Ces institutions éminemment civiles se trouvaient harmonisées et maintenues dans de justes limites par la fraternité, par l'esprit de travail intelligent et d'égalité dont chacun avait le devoir de donner l'exemple.
[375] Les lois particulières qui régissaient la colonie, aussi bien que l'aide et la protection royales dont elle bénéficiait, lui donnaient une situation privilégiée au milieu des autres populations du royaume ; mais nulle part aussi le bon plaisir d'un prince, à la fois législateur et dispensateur des salaires, ne se donna plus librement carrière ; c'était l'application pure et simple de la maxime : sic volo, sic iuoeo. Ceci suffirait à affirmer que cette société ne pouvait présenter à aucun degré un caractère communiste.
En 1860, San Leucio perdit ses privilèges. A partir de 1868, commune et habitants rentrèrent sous l'application du droit commun, tant public que privé. du royaume d'Italie.
§ 19. SUR L'INDUSTRIE DE LA SOIE A SAN LEUCIO ET EN ITALIE.
De ce que nous avons exposé précédemment, il résulte clairement que l'industrie de la soie à San Leucio a plus d'un siècle d'existence et qu'elle constitue le travail principal des habitants de cette localité, dont la plus grande partie est groupée en familles exclusivement adonnées à l'industrie de la soie (§ 1). Les produits des manufactures de San Leucio, auxquels les tentures des palais de Caserte et de Naples valurent au commencement de ce siècle une grande réputation, sont toujours appréciées et très recherchées sur tous les marchés d'Italie : quelques-uns. comme couvertures de lits, étoffes de tentures, tissus pour ombrelles et parapluies, sont même recherchés sur les marchés étrangers. Le roi Ferdinand avait appelé à San Leucio les meilleurs ouvriers toscans, lombards, français et flamands, et il ne négligea aucun soin pour faire, avec le temps, de tous les colons, des ouvriers d'une habileté consommée, habileté que les générations successives ont su conserver et se transmettre.
San Leucio est actuellement, au point de vue de l'industrie de la soie, le centre le plus important, nonjseulement de la province de Caserte. mais encore de toute l'ltalie méridionale. Cette industrie y est exercée par la maison Ofritelli, Pascal et C, à laquelle est louée la grande fabrique de fondation royale, aujourd'hui propriété de la commune ; et par les maisons Leopoldo de Negri et Falchi Luigi, qui font travailler a domieile. Le tableau suivant contient des renseignements pris, le 22 avril 1892, sur la filature, le moulinage et le tissage de la soie à San Leucio.[376]

[377] Ces chiffres sont inférieurs à ceux qui résultent de la monographie industrielle de la province de Caserte. Le nombre des ouvriers est en diminution sur ce qu'il était en 1888 et en 1890, d'après les monographies spéciales5; pour les ateliers Ofritelli, la diminution est de 131 sur les chiffres de 1888, de 199 sur ceux de 1890. Cette diminution est due par-dessus tout à la crise économique générale qui se fait sentir partout en Italie, et en particulier à la crise de l'industrie de la soie qui s'est accentuée depuis la faillite de la Banque d'escompte et des soies de Turin ; elle est due aussi aux changements survenus dans la politique douanière.
Le tableau suivant présente un relevé très exact, par âge et par sexe, des ouvriers employés dans la maison Offritelli et Pascal ; il a été dressé grâce à un état des individus vaccinés conservé dans les archives de la commune.[378]

[379] Sur ces 517 ouvriers, 31,91 3 étaient âgés de moins de 15 ans : 42,94 avaient de 16 à 25 ans. et 2.5, 15 seulement avaient dépassé 25 ans. Le plus fort contingent ouvrier est donc fourni par des jeunes gens au-dessous de 2 ans. A partir de 2 ans, le nombre des femmes diminue beaucoup, ce qui signifie qu'entre20 et 25 ans la plus grande partie des ouvrières cesse d'appartenir à la manufacture de soie ; de 25 a 35 ans. le nombre des femmes varie entre 10 et 2. et ce dernier chiffre reste presque constant parmi les ouvriers de 36 à 75 ans. Il semble d'ailleurs naturel qu'il en soit ainsi : la plus grande partie des femmes restent à la manufacture jusqu'à leur mariage ; quant aux hommes, une fois maîtres d'eu-mêmes ou revenus du service militaire, ils ressentent la tentation du grand centre, et, attirés par la séduction de salaires plus élevés, ils émigrent. Il ne reste à San Leucio que ceux chez qui le sentment de la famille est le plus vif et qui ne veulent pas s'éloigner des leurs. ou bien les ouvriers d'une habileté renommée. Nous examinerons plus loin leur courbe de stabilité dans la manufacture (§ 21), ce qui a une grande importance pour apprécier le patronage ex ercé par les chefs d'industrie.
Mais l'industrie de la soie à San Leucio n'est qu'une partie de la grande industrie de la soie en ltalie ; c'est peut-être la partie la plus importante pour son ancienneté et pour la qualité des produits, mais non pour la quantité. ni pour les institutions économiques, commerciales ou de prévoyance, auxquelles elle donne naissance.
Parmi les industries textiles, la fabrication de la soie est celle qui a pris le plus grand développement en talie : elle comprend tout, depuis la production des cocons, jusqu'à la fabrication des tissus les plus ins, les plus artistiques et les plus recherchés.
En 1888, le nombre approximatif des éleveurs de vers à soie était indiqué dans le tableau suivant par la direction générale de la statistique.[380]

[381] En 1890. les éleveurs étaient au nombre de J585.350 et l'élevage se pratiquait dans 5.246 communes.
La producion des cocons en 1890 se chiffrait par 40.774.410 kilogrammes, ce qui, au prix de 40f58 par myriagramme, représente une valeur commerciale de 165.462.555f78. Cette production, comparée à celle des autres pays du monde. assigne à l'ltalie le second rang. puisqu'elle n'est surpassée que par la Chine qui produit annuellement 120 millions de kilogrammes. Ce qui favorise l'industrie de la soie en ltalie, c'est particuliêrement la bonne qualité de la graine indigène, qui entre dans une proportion de plus en plus grande dans la production des cocons ; elle est aussi favorisée par les perfectionnements nombreux et considérables introduits depuis peu dans les ateliers de filature et de moulinage dans le but de simplifier les opérations techniques, de diminuer les frais et d'augmenter la production. Dans les filatures, on a adopté des étuves pour l'étoufage des cocons, avec un système de circulation d'air chaud au lieu de vapeur d'eau : au feu direct employé autrefois pour chauffer l'eau des bassines, on a substitué la vapeur ; pour le débourrage et le battage des cocons, on emploie des ouvrières spéciales que l'on a même remplacées par des batteuses mécaniques ; l'eau dans laquelle les cocons doivent être filés est d'abord filtrée ; on emploie des appareils spéciaux pour baigner complètement les cocons dans l'eau bouillante avant le battage ; les volets (guindres, dévidoirs) sont renfermés dans des espaces vitrés où circule l'air chaud ; on a remplacé le système de la tavelette à un bout par celui de la chambon à 2 bouts.
Les flottes (écheveaux) se composent d'un fil non interrompu, on a diminué le diametre des volets sur lesquels la soie s'enroule, et quelquefois le volet est remplacé par un roquet pour recevoir la soie ; entin tous les locaux ont été adaptés au travail d'hiver et mis dans de bonnes conditions de ventilation. En ce qui concerne le moulinage, une chose digne de remarque est l'utilisation meilleure des forces motrices : un seul moteur sert pour tout l'atelier, tandis qu'auparavant on employait plusieurs moteurs plus faibles : on a apporté plus de soins à la construction des machines destinées à dévider la soie des écheveaux, à l'enrouler sur les roquets (dévidoirs), à nettoyer la soie (purgeoirs), à réunir deux ou plusieurs fils en un seul (doubloirs : on a remplacé les anciennes machiunes de forme ronde, servant. soit à tordre le il simple sur lui-même ilage), soit à tordre plusieurs[382]fils ensemble organsinage ou ors), par de nouvelles machines à fuseaux. rectilignes système anglais) ou ovales (système françauis). de maniere à mieux utiliser l'espace ou la force motrice, et à imprimer aux fuseaux un mouvement beaucoup plus rapide (3 à 5.000 tours a la minute au lieu de 1.000 a 1.500.)
La filature et le moulinage de la soie sont des industries complètement acclimatées en talie : elles ne dépendent point de l'étranger. pas même pour la fourniture des machines. Le commerce de la soie, dans les statistiques de l'exportation. figure toujours en première ligne. En 18906, il a été exporté7pour 325.797.24 francs de soie sur un chiffre total d'exportation de 1.023.421.582 francs. L'industrie de la soie. qui se rattache par un lien nécessaire à l'agriculture. utilise des capitaux considérables et fait vivre un très grand nombre de travailleurs. M. le commandeur Bodio, directeur général de la statistique du royaume. a calculé qu'en 1890 on a employé dans les ateliers de fabrication de la soie environ 175.000 personnes, sur lesquelles neuf dixièmes étaient des femmes et des jeunes filles. La prospérité de cette industrie se fait sentir immédiatement dans le pays, de même que les crises qui l'atteignent ont leur contre-coup partout.
A la fin de l'année 1890, on comptait pour la filature de la soie 1.405 ateliers avec 48.956 bassines à vapeur et 5.632 à feu direct ; cette branche de l'industrie occupait 99.3)1 ouvriers des deux sexes.
Pour le moulinage, il y avait, à la fin de la même année, 487 ateliers avec 1.501.137 fuseaux, occupant 49.286 ouvriers des deux
La production de la soie grège, de 1863 a 1890, en prenant pour base du calcul la production nationale et le mouvement commercial des cocons, s'est élevée de3.075.816 kilogrammes production de 1863) à 3.608.539 kilogrammes (production de 1890). Le commerce des soies grèges a fait des progrès considérables : on en importait 1.257.410 lilogrammes en 1863 et 845.900 kilogrammes en 1890 ; en 1863, on en a exporté 2.604.895 kilogrammes, et, en 1890, 4.781.300 kilogrammes. La production de soie grègc pour l'année 1890, comparée à celle des autres pays, donne à l'Italie le second rang. La Chine arrive en première ligne avec 3.963.000 kilogrammes.
Les produits des cascami (déchets de soie) en ltalie, en 881, année[383]où ils ont commencé à former une branche d'industrie à part, représentaient une valeur de 30.000.000 de franes. Cette industrie avait fait son apparition chez nous en 1868, et la maisonlarini et C., de Venise, a beaucoup contribué à son succès. Aujourd'hui, le cardage et la filature des déchets forment une industrie importante qui occupe l manufactures,avec 339 machines pour le cardage et 33.12 fuseaux pour la filature ; on y emploie 3.465 ouvriers.
L'industrie du tissage n'est pas assez développée ; et, bien que dans ces dernières années on puisse constater un progrès (dû en grande partie aux écoles fondées pour l'enseignement du tissage et du dessin appliqué à l'industrie), il est certain que beaucoup de tissus étrangers se distinguent par une plus grande richesse et une plus grande variété de dessin. La manufacture de San Leucio occupe le premier rang parmi les manufactures italiennes pour la qualité des produits, et parmi les manufactures européennes pour la sûreté de son crédit.
Le tissage de la soie occupait, en 1890, 14.949 métiers, dont 2.535 mécaniques, 10.823 ordinaires à bras, et 1.591 système Jacquard ; ces métiers éltaient actionnés par 20.21 4 ouvriers des deux sexes.
Le tableau suivant reproduit avec plus de détails les données précédentes.[384]

[385] En 1890, le nombre des ouvriers occupés à San Leucio représentait. par rapport au nombre total des ouvriers employés aux mêmes industries en ltalie, 1,46 .., pour la filature, 5,67 °.,, pour le moulinage, et 18 '.,., pour le tissage de la soie.
Pour la teinture de la soie, San Leucio tient égulement le premier rang. On sait que l'art de teindre la soie en noir est d'origine italienne. Les vicissitudes par lesquelles est passée l'industrie de la soie avaient fait émigrer l'art de la teinture, si bien qu'il y a peu de temps encore on expédiait nos soies à Lyon pour les faire teindre. Depuis quelques années, nos industriels ont introduit de grands perfectionnements dans la teinture en noir de la soie. A San Leucio, la section de la teinture (en toutes les couleurs) est dirigée par un des freres Pascal, l'un des industriels les plus habiles dans l'art de teindre. De là la réputation de la teinturerie O0fritelli et Pascal, qui est annexée à la fabrique de tissus, et qui surpasse même la « Société anonyme cômoise de teinture et d'apprêtage » de Côme.
§ 20. SUR L'ORGANISATION INDUSTRIELLE A SAN LEUCIO ET DANS LA FILATURE OFFRITELLI ET PASCAL.
Ainsi qu'il a été dit plus haut, l'industrie de la soie est exercée à San Leucio par les maisons Offitelli, Pascal et C°, de Negri et Falchi. Le travail de ces deux dernières maisons consiste dans le tissage à domicile de soies entièrement filées et, pour la plus grande partie, moulinées dans la maison Offritelli et Pascal. L'industrie domestique, indépendante de ces maisons, forme un accessoire de la grande industrie et se restreint aux opérations spéciales du moulinage, du dévidage ou du bobinage. Elle se pratique d'une facon irrégulière, suivant les besoins des industriels. Elle occupe surtout les femmes dans leur ménage et les jeunes filles. Le tissage existe aussi comme industrie domestique, souvent subventionnée, pratiquée par des hommes et des femmes ; cette industrie occupe 18 familles qui trouvent du travail pendant presque toute l'année. Ceux qui se livrent à ce travail gagnent, à peu d'exceptions près, ce qu'ils gagneraient dans une manufacture. Ils fabriquent surtout des étofes unies, comme[386]des tissus pour ombrelles, du satin blanc ou de couleur, de la doublure pour les tailleurs, des parements, des foulards, ete. Ils se servent de métiers à bras.
La seule manufacture organisée est celle qui est dirigée par MM. 0. fritelli et Pascal. Ce grand établissement industriel occupe tout le château royal du Belvédère, qui comprend 187 salles, et le bâtiment annexe, qui en contient 59. Il y a d'autres locaux accessoires dans les grands bâtiments appelés la « Trattoria »» et la « Vaccheria », autrefois destinés à fabriquer de la toile. On y fait toutes les opérations qui concernent la filature, le moulinage, la teinture, le dévidage, le retordage, l'ourdissage, le tissage et toutes les opérations accessoires. Le travail est fait par des hommes et par des femmes, adultes et mineurs ; les opérations de filature, de moulinage, de dévidage et d'ourdissage sont eclusivement réservées aux femmes ; les salles et les galeries où travaillent les femmes sont séparées de celles où travaillent les hommes, et, pendant les heures de travail, l'accès des salles des femmes est interdit aux hommes, même non ouvriers, a moins d'une permission du directeur. Sauf les ouvriers tisseurs qui généralement travaillent neuf heures, avec une heure d'intervalle entre les cinq premières et les quatre dernières, t ous les autres ouvriers et ouvrières travaillent onze heures. en deux séances de six et de cinq heures, séparées par une heure de repos : ce repos se prend ordinairement entre onze heures et midi, ou entre midi et une heure, suivant la saison et l'heure à laquelle on arrive à la fabrique. Chaque section industrielle est placée sous la surveillance de deux contre-maîtres, l'un pour les ouvriers, l'autre pour les apprentis, et tous sont organisés hiérarchiquement et tenus à l'obéissance. Les fautes contre la discipline et les erreurs de travail sont punies par des amendes, de même qu'il y a aussi des récompenses pour les plus diligents. Chaque semaine, les noms des ouvriers punis et des ouvriers récompensés sont publiés dans les salles où travaillent les intéressés. Sanf les tisseurs, les ouvriers et ouvrières sont pour la plupart payés à la journée et recoivent leur salaires tous les quinze jours : les tisseurs, au contraire, travaillent à la pièce et sont payés au moment ou ils remetlent leur travail. Mais ils ont à leur charge les frais accessoires qu'entrainent le tissage et l'apprèt de l'etoe.
§ 21. SUR LA CONDITION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DES OUVRIERS.
[387] Les ouvriers qui travaillent dans la manufaeture ffritelli et C sont ceux dont la situation offre le plus de sécurité et de stabilité. et dont par suite la condition économique est aussi la plus sûre et la plus stable.
Dans l'étude de 11 familles ouvrières au point de vue de leur budget, c'est parmi les ouvriers de la maison Offritelli et Pascal que les chiffres ont été recueillis le plus facilement : precsque tous en effet ont un « livre de comptes ».
Parmi les familles employées dans la maison Offritelli, il y en avait 3 dont le budget de 1891 se soldait par un bénéfiee et .3 par un défieit ; le budget des familles travaillant pour le compte des maisons de Negri et Falchi présentait un déficit : les 3 familles dont les chefs exercaient l'industrie domestique avaient réalisé des économies. Sur les familles étudiées, sont propriétaires de leur maison d'habitation, et, sur ce nombre, ont un jardinet attenant de 8 à 12 ares ; sur ces 7 familles propriétaires, 2 seulement ont clôturé leur eercice par un défieit : l'une et l'autre étaient occupées par la maison ffritelli et Pascal, et composées de cinq membres chacune : dans l'une de ces 2 familles, deux membres seulement faisaient un travail productif, et dans l'autre trois membres travaillaient à la fabrique.
Les tableaux suivants donnent les bilans de ces différentes familles ; pour chacune d'elles, on a indiqué la qualité du chef de famille. la maison où il travaille, le nombre des membres de la famille. en distinguant ceux qui produisent de ceux qui consomment. Dans le bilan des recettes comme dans celui des dépenses, on a calculé le pourcentage de chaque catégorie de recettes ou de dépenses par rapport au chiffre total. On a fait ressortir le reliquat ou le déficit par lequel s'est soldé le bilan et le pourcentage par rapport aux recettes totales de la famille.[388]
![Bilan des recettes de 11 famille ouvrières [notes annexes]](https://api.nakala.fr/iiif/10.34847/nkl.9957pun0/0215f04d38c6117238f013ef16e3d1460bc98c06/239,343,1748,2796/max/270/default.jpg)
![Bilan des dépenses de 11 familles ouvrières [notes annexes]](https://api.nakala.fr/iiif/10.34847/nkl.9957pun0/fa0cca700d0c8b02c00e751dbe97c5ea6729a1f2/175,351,1796,2812/max/270/default.jpg)
[389][390] Une courte analyse des chiffres de ce bilan peut conduire aux considérations suivantes
1° Généralement, dans le bilan des recettes, les gains du chef de famille représentent plus des 23 des recettes totales.
2° ls sont plus élevés dans les familles peu nombreuses : ce qui parait signifier que les membres des familles peu nombreuses vivent tous s ur les gains de leur chef; tandis qu'au contraire les membres des autres familles contribuent pour leur part à alléger la responsabilité du chef.
3° Les familles qui se livrent à l'industrie domestique (3, 4, 9, 10, 11) ont des recettes totales supérieures, proportionnellement au nombre de leurs membres, à celles des familles qui travaillent à la manufacture. Ceci parait indiquer. pour les familles 9, 10 et 11, qui sont peu nombreuses, que, plus la responsabilité domestique du chef de famille est réduite, plus il a tendance à travailler librement, chez lui, et, si possible, avec des matériaux et des instruments de travail lui appartenant ; et, pour les familles 3 et 4, que, plus sa responsabilité s'accroit, plus le chef de famille accepte facilement une rémunération même légère, pourvu qu'elle soit sûre, dût-il enchainer sa liberté à la volonté d'un industriel. Ceci est encore plus vrai pour les familles 1, 2., 5, 6, 7 et 8.
4° Moins la famille est nombreuse, plus grande est l'activité de chacun de ses membres producteurs. Ceci parait confirmer la loi économique générale, en vertu de laquelle l'homme a une tendance à se décharger autant qu'il peut sur les autres de la sensation pénible produite par le travail et à tirer profit des résultats utiles provenant de la peine prise par autrui.
5° En général, les familles nombreuses dépensent moins que les familles peu nombreuses pour la nourriture et l'habitation, tandis que toutes font à peu près les mêmes dépenses pour le vêtement, les besoins moraux, les intérêts des dettes, les assurances, les impôts, etc.
6° Les familles dont les membres producteurs sont employés dans la maison Offritelli sont de celles qui dépensent le plus pour la nourriture.
7° Parmi les familles qui dépensent le plus pour la nourriture, on remarque encore celles qui ont la propriété de la maison d'habitation et du jardin attenant.
8° Les dépenses de vêtement sont presque les mêmes chez toutes[391]les familles. Ceci tient sans doute à la modestie et à l'uniformité du vêtement local, vesltige des anciennes coutumes, qui prescrivaient l'égalité pour tous.
9° Presque toutes les familles dépensent peu pour les besoins noraux. La cause parait en être l'habitude constante des ouvriers de prendre peu de divertissements, et la large part prise par la municipalité dans la satisfaction des besoins intellectuels et sanitaires de toutes les familles.
10° Les intérêts des dettes, etc., sont plus élevés dans les deux familles qui travaillent pour le compte de MM. de Negri et Falchi. La raison en est que les chefs de famille ont contracté il y a quelque temps une assurance vie entiere, l'un pour 3.000, l'autre pour 5.000 francs de capital. Dans ces deux familles (10 et 11), qui ont une proportion de 8,71 et de 8,35 4, cette catégorie de dépenses est même très élevée, ce qui tient à ce que l'une et l'autre ont fait dans le courant de l'année le dernier paiement pour l'acquisition du métier.
11° Les amendes, généralement légères, peuvent représenter des faits accidentels, mais non un manque de diligence chez l'ouvrier.
On peut dire, pour conclure, que la condition des familles étudiées est généralement bonne : toutes ont la nourriture en abondance, de bonnes maisons d'habitation, et elles usent du vêtement qui convient à des ouvriers rangés et ordonnés. Ces conclusions pourraient s'appliquer à toutes les familles d'ouvriers en soie de San Leucio, soit qu'elles se livrent à l'industrie domestique, soit qu'elles travaillent dans la maison Offritelli.
Au point de vue juridico-social, on peut dire que depuis 1860 la condition des ouvriers est devenue moins bonne. Sous l'empire des lois spéciales faites pour la colonie, les maisons d'habitation avec tout ce qui était nécessaire aux besoins de la vie, ainsi que les deux métiers accordés par le roi Ferdinand de Bourbon à chaque colon, tant à l'occasion des immigrations qu'à l'occasion des mariages, étaient à l'origine la propriété absolue et exclusive de chacun des bénéficiaires ; lorsque tous les métiers eurent été réunis dans les locaux du Belvédère, chaque colon artisan, en qualité de membre de la colonie, devint. quant à l'usage, propriétaire par indivis de la manufacture de soie, ainsi que des bâtiments et constructions en dépendant et des terrains adjacents. C'est ce qui a fait dire à quelques auteurs que, les moyens de production et la propriété étant communs, l'or[392]ganisation sociale de la colonie était la communauté (§ 20). Rien ne saurait être plus faux. En réalité, si la propriété avait été commune, chaque membre de la société aurait dû percevoir, qu'il travaillât ou non, une partie du produit des instruments de travail égale à la part idéale due à chaque communiste ; tandis qu'au contraire, en droit (§ 20) et en fait, chaque ouvrier recevait le prix de son travail, à la livraison, eu égard à l'espèce, à la quantité et à la qualité ; quant à ceux qui ne travaillaient pas pour cause d'infirmité, ils étaient par mesure de bienfaisance recueillis dans la maison des malades, ou secourus à domicile aux frais de la « caisse de la charité ». Il n'y a jamais eu là une mise en commun des moyens de production ayant pour résultat la création d'une société en communauté, mais simplement une réunion dans le même local des moyens individuels de production, à l'effet de les actionner par une force motrice unique et de les rendre plus productifs en les plaçant sous une direction sage et intelligente. Aujourd'hui, les Leuciens ont perdu tout droit de propriété sur les instruments de travail et sur la manufacture ; ils jouissent seulement, par la concession gracieuse et la prévoyance de la commune, du droit de rester, par préférence aux étrangers, ouvriers de la manufacture de soie. Le contrat intervenu entre la commune et la maison Offritelli et Pascal contient, sous les articles 14 et 15, les dispositions suivantes :
« Art. 14. La Société s'oblige à occuper toujours au moins 30 métiers de soie, sauf les cas de force majeure.
« Art. 15. La Société s'oblige à donner la préférence, pour tous les travaux, aux ouvriers leuciens, selon leurs aptitudes spéciales, rétribuant, pour chaque genre d'ouvrage, selon les prix courants, le travail qui sera exécuté par eux. Cette préférence ne devra être donnée qu'autant que les ouvriers ne manqueront pas à leurs devoirs, ne s'en rendront pas indignes et ne se montreront pas incapables. La présente convention ne donne aucun droit aux ouvriers à en réclamer l'exécution. Ce droit ne pourra être exercé que par la commune, moyennant le recours à un arbitrage...
Ces articles, qui obligent le patron d'une part à donner du travail au moins à 30 métiers, et d'autre part à employer de préférence des ouvriers leuciens, ont fait naitre entre le patron et les ouvriers des rapports d'hostilité qui ont empèché la fondation et le progrès d'institutions de prévoyance. Comme, par suite, aucune espèce d'institution de prévoyance ne relie les ouvriers au patron, l'nuteur a cherché à tracer[393]leur courbe de stabilité dans la manufacture, pour en tirer quelques conclusions. Après de nombreuses et dificiles recherches individuelles, il est arrivé à traeer la courbe sulvante, en adoptant la méthode suivie et les instructions données par l'éminent ingénieur M. E, Cheysson (voir Réforme sociale, 2e série, t, VIII, 1e juillet 1889, pages 12-11).
![Courbe de stabilité des ouvriers de la fabrique de San Leucio [notes annexes]](https://api.nakala.fr/iiif/10.34847/nkl.9957pun0/edfc623f0135825622a6498cbb923f29608956ca/159,775,1732,2397/max/270/default.jpg)
[394] On peut en déduire que la durée moyenne de séjour des ouvriers leuciens dans la manufacture Offritelli est de onze ans. Cette moyenne est un peu inférieure à celle qu'indique M. Cheysson pour beauucoup d'usines françaises. Ce résultat peut paraître surprenant si l'on songe que les ouvriers sur lesquels cette courbe a été tracée sont tous leuciens et que, par suite, on pouvait s'attendre à trouver au contraire une moyenne de stabilité supérieure. Mais, si l'on réfléchit que dans la maison Offritelli la plus grande partie du personnel se compose de jeunes filles (§ 19), on saisira immédiatement la raison de cette différence ; il faut considérer en outre que l'industriel n'exerce aucun patronage sur les ouvriers, et l'on s'ex pliquera la raison de la descente rapide de la courbe après quinze années de séjour.
Le salaire des ouvriers est calculé de diverses manières : à la journée pour ceux qui appartiennent aux diverses catégories de la filature, du moulinage, de l'ourdissage, de la teinture, etc. ; à la pièce pour ceux qui appartiennent à la catégorie des tisseurs. Le tableau suivant donne les salaires de ceux qui sont payés à la journée :
![Salaires des ouvriers employés aux opérations de [filature et moulinage (notes annexes)]](https://api.nakala.fr/iiif/10.34847/nkl.9957pun0/ef100ae550fcd0baa58f07ea99de16f3a3c76e54/252,1640,1714,972/max/0/default.jpg)
Les salaires des tisseurs sont indiqués par le tableau analytique suivant :

[395][396] Il n'a pas été possible de faire la statistique des salaires année par année depuis 1865 jusqu'à 1892, afin d'en montrer la progression ascendante ou descendante : toutefois, d'après des renseignements pris auprès d'anciens ouvriers de la fabrique, les salaires des hommes auraient diminué d'un tiers depuis 1865, tandis qu'au contraire ceux de toutes les catégories d'ouvrières auraient augmenté d'un quart environ ; et, comme les femmes sont employées dans la fabrique en plus grand nombre que les hommes et que chaque famille compte en moyenne deux ouvrières, on peut affirmer que le déplacement des salaires n'a causé aucun dommage économique aux familles et qu'il a été plus apparent que réel.
Notes
1. 1 pied napolitain vaut 52 centimetres.
2. Pour l'impôt sur les propriétés baties, l'aliquota (part proportionnelle) est fixée par la loi à 12 fr. 50 par chaque 100 fr. de revenu net, ce qui avec les trois décimes de guerre donne 16 fr. 25. Pour l'impôt sur les terrains, un certain contingent doit être fourni par une circonscription, et l'aliquota est alors la proportion suivant laquelle le revenu imposable est frappé dans cette circonscription : ici, 23,89 0/0. Les provinces et les communes sont autorisées a percevoir un surimpôt sur les terrains et les propriétés baties, pourvu que l'aliquota aférente au Trésor reste supérieure a lan somme des deux autres. La faculté d'imposer des centimes additionnels sur ces mêmes contributions a été concédée aux provinces et aux communes, pourvu que la somme de ces centimes ne dépasse pas 1 franc.
3. Majorca, sorte de froment qui donne une farine excellente pour la confection des patisseries.
4. Voir notre travail dans la Revue d'économie politique, VIe année, n° 2 et 5.
5. Voir Annales de statistique, S. IV, 31 ; Statistique industrielle, fas. XVI; Notes sur la situution idustrielle de la prorince de 'aserte, ome, typ. Eredi Botta, 189 ; et fasc. XXXVII : L'ndustrie de la soie en Italie, p. 50, 79 et 95.
6. Voir Annales de statisfique, 10-99, p. 451.
7. Voir mêmes Annales, p. 67.