N° 77
SAVETIER DE BALE
(SUISSE),
OUVRIER-CHEF DE METIER,
DANS LE SYSTÈME DU TRAVAIL SANS ENGAGEMENTS
D'APRÈS
LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX, DU 1er AVRIL 1889
AU 1er AVRIL 1890,
PAR
M. CH. LANDOLT ,
Attaché à la Statistique fédérale suisse.
Sommaire
- OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES DÉFINISSANT LA CONDITION DES DIVERS MEMRBRES DE LA FAMILLE1.
- Moyens d'existence de la famille
- Mode d'existence de la famille
- Histoire de la famille
OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES DÉFINISSANT LA CONDITION DES DIVERS MEMRBRES DE LA FAMILLE1.
§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.
[225] La famille objet de cette monographie habite une rue étroite du faubourg de Bale qui, situé sur la rive droite du Rhin, porte le nom de Petit-Bale.
[226] La population de la ville est aujourd'hui de 74.000 âmes. Du 10 décembre 1860 au 1er décembre 1888, elle s'est accrue de 33.059 habitants, dont 19.212 proviennent d'immigration, et 13.847 des excédents de naissances, ce qui donne en moyenne un excédent annuel de 500 naissances, résultat qui peut être considéré comme très favorable.
Au 1er décembre 1888 on comptait à Bâle 5.443 couples dûment mariés. A la même époque, on constatait dans cette ville les catégories suivantes de ménages : 2.644 à 3 personnes, 2.506 à 4 ; 2.157 à 5 ;1.606 à 6 ; 1.124 à 7 ; 752 à8; 167 a 9 ; 291 à 10 ; 144 à 11 ; 92 a 12; 95 à 13-15 ; 57a 16-20 et 20 à 20 personnes et au delà. On peut se faire ainsi une idée approximative de la force des familles bâloises ; mais il convient de remarquer que dans ces chiffres sont compris les domestiques et autres personnes étrangères à la famille proprement dite, tandis que les membres absents de celle-ci n'ont pas été comptés. En somme, on doit donc reconnaître que la population de la ville se trouve en bonne voie d'accroissement.
Le système d'impositions à Bâle est assez rationnel et humanitaire. Nous empruntons à ce sujet quelques données au remarquable travail de M. le professeur Buicher.
Bâle percoit trois sortes de contributions : l'impôt sur le revenu du travail, celui sur la fortune, et l'impôt communal de ville.
[227] Le premier de ces impôts se peŗoit sur tout revenu, quelles qu'en soient la source et la nature ; il se base sur les expériences minutieuses faites durant l'exercice de l'année précédente au moyen d'une taxation individuelle qui incombe au contribuable lui-même. Cet impôt est prélevé en avril lorsque les comptes privés sont censés bouclés ; il se paie en un seul versement.
L'impôt communal de ville vise aussi le revenu. Toutefois, il n'atteint pas le revenu réel d'une année déterminée, mais bien la moyenne de périodes plus ou moins longues. A chaque classe s'applique une contribution fixe que tout citoyen astreint à l'impôt doit payer indistinctement, quel que soit le taux de son revenu.
L'impôt sur la fortune n'est lui-même, en somme, qu'un impôt sur le revenu, mais il n'atteint qu'une catégorie déterminée de ce dernier, les revenus de la fortune, les rentes, tandis qu'il ne touche pas au produit du travail. Il tire son nom d'impôt sur la fortune du fait qu'il se base sur celle-ci pour établir son échelle.
Sont exonérés de l'impôt sur le revenu, outre les assistés et les domestiques du sexe féminin :
1° Les célibataires dont le revenu annuel ne dépasse pas 800 francs ;
2° Les époux qui ont leur propre ménage et les veufs à la charge desquels se trouvent des enfants mineurs, lorsque leur revenu annuel ne dépasse pas 1.200 francs ;
3° Les veuves dans des conditions identiques et jusqu'à concurrence d'un revenu annuel de 1.500 francs.
N'est pas soumis à l'impôt sur la fortune :
1° Tout capital n'atteignant pas le chiffre de 5.000 francs ;
2° La fortune des veuves qui ont à leur charge des enfants mineurs. si son montant ne dépasse pas 20,000 francs ; celle de tout orphelin mineur, jusqu'à concurrence de 60.000 francs.
Le système progressif est appliqué aux trois formes d'impôts directs. Dans celui du revenu le taux varie entre 1/3 % du dernier exercice annuel pour le degré inférieur et 4 % pour la plus haute classe, sans toutefois jamais atteindre ce maximum. En ce qui concerne l'impo)t communal de ville, il fotte à peu près dans les limites de 1/2 à 1 1/2 % du revenu moyen. L'échelle de l'impôt sur la fortune était jusqu'en 1887 basée sur la proportionnalité et accusait, de 1876 a 1880, 1/2, de 1881 à 1887, 1 pour mille du capital. La loi de 1887 a aussi mis cet impôt sous le régime progressif, dont le taux va de 1 jusqu'à près de 2 pour mille.
[228] En avril 1882, 7.2l personnes étaient atteintes par l'impôt sur le revenu. Cela représente 37,7 3 des contribuables communaux, soit de la population, ou 45,3 des bourgeois astreints à cette même classe d'impôt, et des domiciliés proprement dits. Le nombre des exonérés de cet impôt aurait donc compris 62,3 de la population en général, et 54,7 4 des bourgeois et des domiciliés de cette catégorie.
En 1881, plus de la moitié des bourgeois et domiciliés n'ont pas accusé le chiffre de revenu imposable de 800 francs pour les célibataires, de 1.200 francs pour les gens mariés et veufs, et de 1.500 francs pour les veuves.
Le produit de l'impôt bâlois sur le revenu a été en 1881 de 43 millions : en 1884 de 40 millions ; en 1887 de 48 millions de francs.
La fortune a été imposée comme suit :
Les impôts sont répartis par tête de population dans la mesure suivante : en 18I8, 37,93 : 1879, 39,05 ; 1I880, 42,75 ; 1881, 43,7; 1882. 43,05 ; 1883, 40,57 ; 1884, 37,11 ; 1885, 6,00 ; 1886, 63,76 ; 1887, 50,19.
§ 2. État civil de la famille.
Au 1er janvier 1890, la famille se composait des époux et de cinq enfants, savoir :
1°JACQUES N***, chef de famille, né à M*** (canton de Berne), marie en 1883............ 39 ans.
2°MARIE X***, sa femme, née a B*** (Alsace)............ 40 —
3°LOUISE N***, leur première fille, née à Bâle............ 9 —
4°JEANNE N***, deuxième fille, née à Bâle............ 8 —.
5MARIE N***, troisième fille, née à Bâle............ 6 —
6°PIERRE N***, leur premier fils, né a Bâle............ 4 —
7°JULES N***, leur deuxième fils, né à Bâle............ 3 mois.
La famille n'a aucun parent à Bâle et n'a même pas de relation avec ses proches qui habitent le canton de Berne, non plus qu'avec la famille de la femme qui réside en Alsace.
§ 3. Religion et habitudes morales.
[229] La moralité du mari et de la femme est excellente. En dépit de la situation matérielle très défectueuse de cette famille, je n'ai jamais appris qu'une querelle ait sévi entre les deux époux. Le père se distingue par un goût très développé pour l'exactitude et tient, par ex emple, asse correctement, depuis près de vingt ans, un livre de comptabilité domestique. La femme n'a reçu qu'une instruction insuffisante et ne sait ni lire ni écrire. Malgré leurs modestes ressources, ces gens sont abonnés à un journal quotidien.
La famille, au surplus, comme bon nombre des ouvriers de Bâle, montre pour la religion une profonde indifférence ; elle ne connait pas la moindre pratique de culte publie ni de culte domestique.
N*** fait partie d'un club à tendances politiques dont il fréquente assidûment les séances ; il est moins régulier dans le paiement de ses cotisations.
Les enfants sont instruits dans les écoles publiques ; à Bale, tous ces établissements d'instruction publique, à part l'université, sont ouverts gratuitement à qui veut les fréquenter, et même dans les écoles primaires, secondaires et le gymnase, les fournitures scolaires sont également données gratuitement aux élèves.
§ 4. Hygiène et service de santé.
Jusqu'à présent les membres de cette famille, à l'exception toutefois d'un enfant, n'ont pas souffert de maladie grave. Au mois d'avril 1889, Jeanne, illette de huit ans, était atteinte de carie des os et gardait le lit depuis près d'un an. A cette époque, l'une des articulations fémuro-tibiales était attaquée. Pendant ses vingt et un mois de maladie, la petite fut soignée dans un hôpital d'enfants, aux frais d'une société de bienfaisance : elle en sortit guérie en janvier 1890; mais, ainsi qu'on l'a constaté depuis, le mal s'est jeté sur l'autre genou demeuré jusqu'alors intact.
§ 5. Rang de la famille.
[230] N*** appartient à une catégorie d'ouvriers extrêmement nombreuse, celle des savetiers s'occupant pour leur compte des raccommodages et, comme la plupart des gens de cette classe, il n'aura jamais la perspective de jours prospères, car il ne saurait où prendre le capital indispensable à un exercice vraiment productif de sa profession. Avec le concours de circonstances extraordinairement favorables, comme par exemple un travail suivi et lucratif qui ne ferait défaut ni à luimême ni à sa femme, notre homme pourrait bien améliorer quelque peu son sort, une fois que les frais d'entretien et d'éducation des enfants se seraient allégés. Quoi qu'il en soit, le bien-être de la famille dépendra cependant toujours d'un gain régulier et rémunérateur, et le métier de savetier n'est guère de natureà le lui procurer. Notre homme est membre de la Société bâloise du Gritli, une section de celle qui s'est fondée sous le même nom en 183I et qui étend ses ramifications dans tout le pays. Au début, cette association visait simplement le développement intellectuel de ses membres, mais les transformations sociales aidant, elle a pris depuis lors un caractère politique assez accentué ; elle se compose en grande partie d'ouvriers, et les idées démocratiques y dominent ; cependant toutes les nuances s'y rencontrent : démocrates, socialistes, indépendants et parfois même conservateurs.
Moyens d'existence de la famille
§ 6. Propriétés.
(Mobilier et vêtements non compris.)
Immeubles : La famille ne possède aucune propriété de ce genre............ 0f00
ARGENT : Somme conservée comme fonds de roulement............ 75f00.
[231]Matériel spécial des travaux et industries............ 84f90.
1° Ustensiles et outils de cordonnier (taxés à leur valeur réelle après déduction de l'amortissement d'usure). — 32 formes, 15f00; — 1 tabouret, 1f00; — 1 établi et un faux-plancher, 2f00; — 1 table à ouvrage, 0f50 ; — outils à déformer et à polir, 31 pièces, plus 1 lampe, 25f 00: — 5 alénes, 2f00; — 2 pinces, 2f 00; — 3 marteau, 3f 00 ; — 19 poincons, 3f 00 ; 4 râpes, 5f 00; — 1 pierre à aiguiser, 0f50 ; — 4 rapes a chevilles, 2f 50 ; — 2 crochets à forme, 0f 60; — 3 tabliers., 1f 00: — 1 petit étau, 3f00; — 1 pince à illets, 3f; — 1 pince emporte-pièce, 1f80; — 5 limes, 5f00 ;—1 planche a couper, 1f00: — divers petits outils, 5f00; — 1 paire d'embauchoirs pour bottes, 3f 00. — Total. 84f 90.
2° Matière première et fournitures. — Cuir, environ 3 kilogr., 12f00; — cevilles, environ 3 kilogr., 2f 40: — clous, 1f00. — Total, 15f 40.
Valeur totale des propriétés............ 159f90.
L'ouvrier avait en outre, au moment où a été dressé le présent inventaire, des matières et des fournitures, représentant un emploi momentané du fonds de roulement, savoir environ : 3 kilos de cuir, 12f00; 3 kilos de chevilles, 2f40 ; clous, 1f00 ; total, 15f40.
§ 7. Subventions.
Durant la période correspondant à ce rapport, la famille a touché 20 francs à titre de subvention de la bourse des pauvres de la ville de Bâle. En outre, elle a reçu 14 francs d'une autre société de bienfai
Il importe de signaler également comme secours même asse considérable les soins donnés gratuitement à la fillette pendant la durée de sa maladie. Il est encore une subvention en nature qui allège fortheureusement le budget de notre ouvrier : à Bâle, comme d'ailleurs dans les autres places d'armes du pays, les soldats abandonnent ce qu'ils ont de trop sur leur ration journalière aux enfants pauvres qui se tiennent aux alentours de la caserne à l'heure des repas. C'est ainsi que notre famille a obtenu pendant l'année pour une valeur d'environ 8 francs de café, plus 59 1/2 kilos. de pain, qui représentent une valeur marchande de 16f54.
Parfois aussi la famille rȩoit des aliments d'un autre ménage ; il nous a été impossible de leur attribuer une valeur même approximative ; au reste, elle est certainement très minime.
Reste enfin à mentionner l'éducation donnée gratuitement aux enfants dans les écoles publiques ; faute de point de comparaison (§ 3), il est impossible d'attribuer une valeur matérielle à ce service. Il en[232]est autrement des objets classiques fournis gratuitement qu'on peut estimer à 12 francs.
§ 8. Travaux et industries.
Le mari est savetier raccommodeur, il travaille à domicile et habituellement pour son propre compte. Ses clients appartiennent pour la plupart à la classe tout à fait pauvre. De temps à autre, dans les moments de grande presse, un cordonnier lui apporte des ressemelages. Il ne fait que fort rarement du neuf et, dans ce cas, c'est presque toujours pour son propriétaire qui prend quelquefois l'ouvrage en déduction du prix du loyer. C'est là une facilité de paiement que la famille apprécie.
Les clients paient généralement bien ; les comptes en souffrance varient entre 20 et 30 francs et dépassent rarement 40. On peut presque dire qu'il est avantageux pour N*** d'avoir des pratiques réduites à de modestes dépenses, car elles paient comptant, ce qui est d'une grande importance pour notre savetier ; en effet, on entend souvent des cordonniers qui servent une clientèle relativement aisée se plaindre des rentrées diffieiles et dire qu'on retient fréquemment durant deux années le mince salaire qui leur est si nécessaire. Le travail du mari est assez pénible et fatigue surtout la poitrine.
Quant à la femme, elle travaille comme journalière et contribue pour une bonne part aux revenus de la famille par ses travaux de nettoyage et de lessive. Sa clientêle se recrute d'ordinaire dans la population la plus aisée de Bale. Son gain subit bien des fluctuations ainsi que nous le verrons ; cependant, son travail est proportionnellement plus rémunérateur que celui du mari, bien que les salaires qu'elle en retire soient fort modestes en comparaison de ses peines.
Les journées de travail augmentent de plus en plus, en sorte que de son côté le gain se régularise. Son travail aussi est assez pénible ; elle est souvent occupée en plein air malgré les intempéries. ou parfois dans des locaux malsains et humides.
Elle fait elle-même le blanchissage du linge de la famille: les frais de fournitures nécessaires savon, soude, bleu, etc., n'atteignent que 2f.50 en sorteque l'économie résultant de ces travaux est réellement très notable.
Mode d'existence de la famille
§ 9. Aliments et repas.
[233] La principale nourriture de la famille est le pain, le lait et les pommes de terre. Comme nous l'avons déjà signalé ( § 7), 59 1/2 kilog. de pain lui viennent gratuitement de la caserne. Dans les 908 litres de lait du ménage figurent 28 litres de lait écrémé à 11 centimes. La viande est habituellement de qualité inférieure, soit de la vache à 1 franc le kilogramme, soit des saucisses que l'on désigne à Bâle sous le nom de « klöpfer » ou « gendarmes » ; le pain que la famille achète est blanc, de qualité moyenne ou ordinaire. Quant aux petits pains, ce sont les « veggli », bien connus, à 5 centimes la pièce. La semoule, le riz, les macaronis, etc., sont le plus souvent aussi de médiocre quar lité. Le tableau suivant nous donne un aperçu de la moyenne des prix payvés par N** pour les divers aliments et boissons que la famille consomme.
Un autre tableau nous indiquera comment la consommation se répartit entre les douze mois de l'année.[234]
[235] Il est à remarquer que vers la fin de cette période les dépenses en nourriture accusent une augmentation.
§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.
La maison où loge cette famille est située dans une des rues étroites, inhospitalières et imprégnées des odeurs les plus hétérogènes, du Petit-Bâle. Le logement comprend trois pièces et une cuisine. Deu des chambres sont du côté de la rue, la troisième est plutôt une alcôve faiblement éclairée par la lumière parcimonieuse qui traverse une fenêtre s'ouvrant sur le corridor. Le prix du loyer est proportionnellement très élevé, car il représente un débours de 120 francs par trimestre. L'appartement, situé au second, comprend l'étage supérieur complet d'un immeuble assez bien entretenu, mais il n'a toutefois pas de vater-closets, celui du premier étage sert à toute la maison.
Des trois chambres habitables, le ménage n'en occupe que deux ; l'autre, la plus petite, qui donne sur la rue, est sous-louée pour diminuer quelque peu le montant du loyer. Durant la période de cette étude, non seulement cette sous-location ne rapporta aucun gain à la famille, mais elle lui occasionna un déficit. Avant d'occuper ce domicile et jusqu'au 1f avril 1889, elle n'avait à sa disposition qu'une seule chambre dont elle payait 60 francs de loyer trimestriel. Pour l'année sur laquelle s'établit notre budget la dépense pour le loyer se répartit donc comme suit : au commencement d'avril il a été payé pour le premier trimestre de 1889 dans l'ancien logement, 60 francs puis successivement en juillet et octobre 89, 120 francs pour le nouveau loyer ; quant à l'échéance de janvier 90, elle n'a pas été intégralement payée ; N*** reçoit encore 20 francs. C'est ce qui explique le chiffre de 400 francs figurant au budget comme dépense de loyer.
Le nouvel appartement composé de trois pièces ne fut pris que dans l'intention formelle de sous-louer, sans la meubler, l'une d'entre elles. Cela ne put cependant avoir lieu que durant la seconde moitié de la période qui nous occupe, et au prix de 35 francs par trimestre, au moment où s'arrête notre étude la famille n'a encore reçu le payement que du premier trimestre.
[236] Voici quelle est la composition de l'appartement :
Pièce 1. Chambre commune et atelier. Six personnes y séjournent habituellement et une y travaille. lIauteur, 2P 60. Contenance, 46 mètres cubes d'air, soit 7,7 mètres cubes par tête. La pièce a deux fenêtres et contient : 1 fourneau (poêle), 1 table, 1 établi avec fauxplancher, 3 chaises, 2 armoires, dont une petite.
Pièce 2. Chambre à coucher pour personnes, avec alcôve. Hauteur, 2m 60. Contenance, 30 mêtres cubes d'air, soit 5 mètres cubes par tête. Cette pièce a une fenêtre s'ouvrant sur le corridor et elle renferme les meubles suivants : 1 lit pour les époux, 1 lit pour 2 enfants, 2 lits d'enfants à une place, et une chaise.
Pièce 3. Sous-louée sans meubles. Hauteur, 2m 60. Contenance 26 mêtres cubes ; 1 fenêtre.
Toutes les chambres habitées ont donc ensemble un volume d'air de 102 mètres cubes, et, puisque le loyer annuel est de 480 francs, N*** paye 4f70 par mètre cube. Afin de ne pas être en perte et en admettant qu'il voulût rentrer simplement dans ses frais, il devrait au moins retirer 122f20 par an pour la pièce destinée à être souslouée. Dans les conditions les plus favorables, c'est-à-dire lorsqu'il peut la sous-louer toute l'année, elle lui rapporte bien 140 francs : mais comme il n'a eu de locataire que durant la moitié de la période étudiée, il n'a retiré que 0 francs, et a dû supporter ainsi un dommage de 52f50. Le fait que la famille a pu profiter de cette chambre tant qu'elle s'est trouvée vide ne change rien à l'affaire, d'autant plus que sa sous-location était prévue a u budget du ménage et qu'on avait fermement compté sur cet allègement. Il est bon de dire que pour utiliser cette pièce il faut traverser la chambre qu'occupe la famille.
Ainsi que cela ressort des données concernant les diverses pièces et leur cubage, la quantité d'air attribuée à chaque individu est bien au-dessous du minimum exigé par l'hygiène. Pour la chambre à coucher, l'insalubrité résultant de l'étroitesse du local est encore age gravée par l'impossibilité d'aérer convenablement. En effet, si l'on ouvre la fenêtre qui, comme on le sait, donne sur le corridor, il n'y entre guère que l'air déjà vicié de lamaison. En outre, cette chambrealcôve est si sombre qu'on a de la peine, même en plein jour, à en distinguer les meubles. L'aération est un peu meilleure dans la pièce où se réunit le ménage.
L'immeuble où se trouve le logement appartient à un particulier: il est assez bien entretenu, car son propriétaire l'habite aussi. Quant à[237]l'appartement occup é par N***, on doit reconnaître qu'il est maintenu en aussi bon ordre que le permet, du reste, la situation de la famille. On comprend facilement qu'en de telles conditions ces gens ne puissent vouer des soins tout spéciaux à l'entretien de leur logis. En fait de moyens de chauffage, un poêle qui se trouve dans l'une des chambres, ainsi que le fourneau-potager, sont dans un état satisfaisant. Le bois en est le seul combustible. La maison n'a pas de conduite d'eau;. une pompe située dans la cour est d'usage commun; mais il peut arriver qu'en hiver le puits soit hors de service et que l'on doive chercher l'eau ailleurs.
En tenant compte de toutes les conditions du logement lui-même et de l'immeuble dont il fait partie, notamment l'insuffisance d'aération, on doit remarquer que la dépense du ménage N*** pour l'habitation est relativement considérable ; elle le paraît d'autant plus que les dépenses de la famille pour son alimentation sont au contraire très restreintes (§ 18).
Il nous reste à transcrire ici l'inventaire du mobilier, du linge de ménage, des ustensiles et des vêtements. Le lecteur attentif qui, non content de le parcourir, se reportera au même paragraphe dans les monographies concernant des familles de situation à peu près semblable, trouvera peut-être singulièrement minimes les évaluations qui vont suivre. Un mot d'explication n'est sans doute pas superflu. Pour la famille N***, comme pour les autres ménages que nous avons étudiés à Bâle (§ 19), la taxation des objets inventoriés a été fixée d'après le prix qu'en aurait donné un fripier, c'est-à-dire d'après la somme d'argent qu'on pourrait en cas de besoin recueillir de la vente. Il résulte de là une dépréciation très considérable, car certains objets perdent presque entiêrement leur valeur marchande par le seul fait qu'on s'en est servi. fils conservent cependant pour leur possesseur une valeur d'usage presque égale au prix d'achat. Tel vêtement, par exemple, coûtant 10 francs et d'une durée d'usage de cinq ans, sera évalué d'une façon très exacte pour son possesseur, si on lui attribue une valeur de 8 francs après un an de service, et pourtant un fripier n'en donnerait peut-être déjà plus que 4 ou 5 francs. Les deux procédés de taxation conduisent donc à des résultats notablement diffTérents. En présence des difficultés multiples d'évaluation, en particulier pour estimer la durée d'usage, nous avons préféré nous en tenir au procédé théoriquement le moins parfait, mais pratiquement le plus aisé à appliquer sans erreur et arbitraire.
[238]Meubles. : réduits au strict nécessaire............ 92f50.
1° Lits. — 1 lit en noyer pour les parents, 12f00; — 1 lit en sapin, 8f00; — 2 petits lits en bois, 10f00 ; — 1 lit en sapin, 15f00. — Total, 45f 00.
2° Meubles des deux pièces (chambre à coucher et atelier servant de cuisine) (en outre des lits). — 1 armoire à une porte, 5f00 ; — 1 buffet, 2f00. — 1 table carrée en sapin, 2f 00; — 1 petite armoire de cuisine, 3f00; — 2 chaises et 2 escabeaux, 0f50. — 2 malles, 3f00; — 1 pendule. 3f00; — livres et revues, 10f00; — 10tableaux. 14f00. — divers petits objets. 5f00. — Total, 47f50.
Linge de ménage : insuffisant et en très mauvais état............ 9f 40
4 garnitures de lit, 5f00; — 7 draps de lit, 1f 40; — 3 idem, 0f90; — 8 essuie-mains provenant d'un cadeau, 0f80 ; — 4 rideaux, 1f00; 1 tapis de table (donné), 0f30. — Total, 9f 40.
Ustensiles : la plupart provenant de cadeaux, mais détériorés par l'usage et presque sans valeur............ 43f05.
1° Servant à la cuisine. — 2 poêles en fer battu, 1f00 ; — 1 égouttoir, 0f50; — petits ustensiles de cuisine, 4f50; — objets en étain et en fer-blanc, 2f00; — écuelles et cuillers en bois,2 f00; — 12 assiettes, 1f00; — 20 couteaux, cuillers et fourchettes, 2f 00: — 3 seilles, 4f00; — 1 planche à laver, 0f35 ; — 1 petit fourneau à pétrole, 1f50. — Total. 18f85.
2° Servant à divers usages. — 3 paniers, 2f00; — 3 lampes, 1f00 ; — 1 fer à repasser, 1f00 ; — 1 miroir, 0f20 ; — divers petits objets de toilette, 3f00 ; — 5 parapluies et ombrelles, 2f00. — Total, 9f20.
3° A l'usage des enfants. — 1 petite voiture (poussette), 15f00. — Total, 15f00.
Vêtements : en très mauvais état, insuffisants et de peu de valeur............ 61f50
1° Vêtements de l'ouvrier. — 4 jaquettes, 10f00; — 4 pantalons, 2f50; — 4 gilets, 1f00: — 1 pardessus, 4f00; — 4 chemises, 2f00; — 3 calecons, 1f20; — 3 tricots, 0f80 ; — 5 paires de bDas et chaussettes en laine, 0f20; — 2 paires de souliers, 1f60: — 3 chapcaux, 0f 75. — Total, 2f05.
2° Vêtements de la femme. — 2 robes, 3f00; — 4 caracos, 1f50: — 6 chemises, 3f00. — 3 calecons, 1f00: — 4 camisoles, 2f00: — 4 paires de bas de laine., 0f40: — 4 paires de bas de coton, 0f25 : — 2 paires de souliers et 1 paire de pantoufles, 1f00: — 1 chapeau, 0f30. — Total, 1f 45.
3° Vêtements des enfants. — 3 robes pour tillettes, 1f00: — 20 chemises, 2f00: — 15 calecons, 2f50 ; — 18 paires de bas de laine, 2f 70; — 20 paires de bas de coton, 2f00; — 10 paires de souliers d'enfant (confectionnés par le père), 4f00. — Total, 14f20.
4° Objets d'usage commun. — 36 mouchoirs de poche. 2f00. — Total, 2f00.
5° Bijoux. — 1 montre, 8f00; — 1 chaîne de montre en métal blanc, 0f80. — Total, 8f80;
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 206f 45
§ 11. Récréations.
Habituellement l'ouvrier passe le dimanche chez lui à l'atelier, tandis que sa femme s'occupe de la besogne du ménage demeurée en[239]retard durant la semaine. N*** est abonné à un journal quotidien, le ational de Bale, feuille sans direction politique bien déterminée. cherchant surtout à se conformer aux désirs des masses, et jouissant par ce fait d'une influence assez grande, mais aussi quelque peu pernicieuse.
Nee fait en outre partie de la Société du Grûtli dont il a déjà été parlé (§ 5) ; il est plus assidu à assister aux réunions qu'à payer ses cotisations.
En dehors des boissons consommées dans le ménage, N*** n'en prend que fort peu, et ses dépenses à l'estaminet ne sont pas supérieures à 6 francs.
En somme l'existence de cette famille s'écoule dans une extrême monotonie, sans autres variations que le défilé des soucis, hélas. toujours trop fréquents.
Histoire de la famille
§ 12. Phases principales de l'existence.
N***, originaire du canton de Berne, a fréquenté jusqu'à seize ans l'école de son endroit natal, tout en demeurant chez ses parents. Son père remplissait une modeste fonction communale maigrement rétribuée, et entretenait avec son salaire, joint aux quelques bénéfices qu'il pouvait retirer d'une petite culture, une famille de huit personnes. Dès sa seizième année, Neee s'engagea comme domestique, mais, arrivé à l'âge de dix-neuf ans, il renoņa à ce genre d'occupation pour entrer en apprentissage chez un cordonnier, en payant à celui-ci, en échangc de l'entretien et du logement, la somme annuelle de 70 francs. Il apprit ainsi à faire la chaussure aussi bien qu'à exécuter les différents genres de raccommodages. Après avoir terminé un apprentissage de deux ans, il fit un tour en Suisse qui dura six ans, et s'arrêta dans diverses localités des cantons de Vaud, Neuchâtel, Berne et Saint-Gall. Il travailla pendant environ trois ans (jusqu'en 1877) au chef-lieu[240]de ce dernier canton, pour se diriger ensuite sur Bâle, où il fit, en 1881. la connaissance de celle qui devint sa femme deux ans plus tard.
La femme est d'origine alsacienne. Son père exerçait l'état de tonnelier et possédait un petit bien rural qui lui permettait de vivre assez à son aise avec ses six enfants. Cependant Marie N*** dut s'engager comme domestique chez des paysans alsaciens dès sa jeunesse, et avant d'avoir acquis une instruction suffisante. Lorsque sa mère mourut et qu'on vendit la propriété de la famille, elle reçut une part d'héritage assez ronde en argent, mais elle l'eut bientôt dépensée.
Quant au père de Jacques N***, il est mort cette année même, laissant pour tout patrimoine à son fils une somme de 45 francs.
D'après N***, le salaire qu'il touchait durant son tour de Suisse »» lui permettait, en sa qualité d'ouvrier célibataire, de nouer convenablement les deux bouts ; son état de gène actuel aurait pris naissance lors de son mariage, en variant peu d'intensité, et sans qu'une aggravation de l'état général de ses affaires se soit toutefois produite.
Bien que le père de la femme ainsi que ses frères et sœurs paraissent avoir conservé leur aisance, la famille N*** n'a jamais eu recours a leur aide et n'a pas entretenu de relations avec eux ; elle ignore même aujourd'hui le domicile et la profession des siens.
§ 13. MŒURS ET INSTITUTIONS ASSURANT LE BIEN-ÈTRE DE LA FAMILLE.
Les conditions d'existence de la famille sont fort précaires. Bien que le travail de la femme prenne de l'extension et que celui du mari s'améliore, on ne peut pas cependant en conclure que ce ménage sera bientôt délivré de ses lourdes inquiétudes. Lorsque ses chefs seront devenus vieux et incapables de travailler, éventualité contre laquelle ils n'ont jusqu'à ce jour pris aucune précaution, ils tomberont inévitablement à la charge de l'assistance publique ou seront secourus par une société privée de bienfaisance. Il existe à Bâle une foule d'institutions semblables, au premier rang desquelles se place une section de la Société suisse d'utilité publique. Elle a organisé un bureau de secours et consacre annuellement de grosses sommes à l'assistance des indigents. D'autre part, l'esprit de charité est assez développé dans la populauion de Bâle, et notamment chez les représentants des an[241]ciennes familles. Le père et la mère ne souffriront donc pas précisément de trop lourdes privations dans leurs vieux jours, mais on ne pourra outefois faire assez pour leur procurer un repos qu'ils auraient cependant bien mérité. moins de circonstances exceptionnellement favorables, ils ne peuvent guère compter à cet égard sur leurs enfants, car il est aisé de prévoir que ceux-ci auront asse de peine à s'entretenir eux-mêmes, d'autant plus que les filles sont précisément les aînées.
Pour atténuer du moins quelque peu le désastre que causerait la maladie ou la mort du père, celui-ci fait partie de la « Caisse de secours en cas de maladie et de décès », fondée par la Société suisse du Grutli. Il lui paie une cotisation mensuelle de 1f40 et a droit, par contre, à une indemnité de 1f 80 pour chaque jour de maladie. A son décès, une somme de 300 francs doit être versée aux mains de sa veuve ou de ses enfants. Quant a une assurance quelconque proprement dite, il n'en est pas question.
Éléments divers de la constitution sociale
FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE;
PARTICULARITÉS REMARQUABLES:
APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES : CONCLUSIONS.
§ 17. SUR LE TRAVAIL COMPARÉ DE L'OUVRIER ET DE SA FEMME.
[250] Ainsi qu'il est constaté au tableau I, le produit net du travail de cette famille ne se chiffre que par 1028f81. Le mari y a contribué pour 550f,96, la femme pour 477f85, ce qui représente respectivement 53,5 et 46,5 du total. Les recettes ne provenant pas du travail proprement dit s'évaluent à 10%.
[252] Le gain de la femme n'est que très faiblement inférieur à celui du mari, et il est obtenu cependant en un laps total de temps beaucoup plus court ; la mère doit en effet vaquer aux soins du ménage. 'andis qu'il lui suffit de 201 heures de travail pour gagner 477f85, soit 23 centimes par heure (Tableau III), le mari se fait seulement 550f96 en 3565 heures, ce qui donne une moyenne à l'heure de 15 cenimes (Tableau II).
Le tableau II nous montre que l'homme a le plus fréquemment travaillé 12 à 13 heures par jour. Durant le premier trimestre de notre année d'étude, la moyenne du temps de travail demeure assez égale, pour augmenter ensuite subitement en juillet 1889 et retomber de même le mois suivant. De là, et jusqu'à la fin de l'année, cette moyenne reste à la hauteur ordinaire, pour diminuer de deux heures à peu près dès le premier trimestre de 1890. Quelle est la cause de ce phénomène Se produit-il d'une facon générale ? C'est ce que des observations faites sur une grande échelle pourraient seules expliquer.
Il est possible que cet arrêt de travail survenant après les fêtes de fin d'année, provienne du fait que les clients de N*** font en général leurs achats de chaussures et vêtements neufs pour Noél et le jour de l'an. On ne peut toutefois rien préciser à cet égard ; tout ce qu'il est possible de constater, c'est que pendant les six mois d'été le travail a dépassé de plus de 300 heures eelui de la période d'hiver correspondante. Le contraire a lieu pour le gain qui, malgré le temps de travail restreint, est plus fort en hiver qu'en été. Des études étendues permettraient aussi de voir si ces remarques peuvent étre prises dans un sens général.
Les ressources proprement dites de la femme N*** sont dignes d'un intérêt tout spécial, et c'est pourquoi nous avons donné au tableau IH un exposé comparatif de son gain et de ses heures de travail. Lorsqu'elle prend ses repas chez elle son travail est beaucoup mieux rémunéré ; nourrie chez le client, elle gagne environ 1f 85 de moins que dans le premier cas ; le désavantage est d'autant plus considérable que chez elle le surcroit de dépense n'est pas bien considérable, elle protite du modeste repas de la famille.
L'exposé suivant, qui met en regard les journées respectives des deux époux, est une preuve de plus en faveur de l'assertion que cette femme contribue proportionnellement bien davantage que son mari uX ressource communeS.
[253] Tandis qu'il n'a fallu à la femme que 172 1/2 journées de travail pour fournir sa part dans les ressources du ménage, l'homme en a employé 303 pour arriver à un chiffre supérieur de 70 francs seulement. Si nous comparons les résultats mentionnés plus haut avec le nombre des heures de travail des deux époux, nous trouvons pour le mari une journée moyenne de 11,76 heures, et pour la femme, de 12,86 heures, lorsqu'elle prend ses repas chez elle, de 11,09 quand elle est nourrie chez le client, soit une moyenne de 11,31 heures de travail. Le nombre de journées varie pour l'homme de 21 à 29 par mois avec une moyenne de 25. Il en est autrement du travail mensuel de la femme ; ses journées ont varié de l à 24 et se chiffrent en moyenne par 14,37. Mais il convient de remarquer que la plupart du temps nous avons eu à noter des chiffres extrêmes. ln septembre notamment, nous marquons un seul jour de travail. La femme N*** était alors en couches et la diminution notable du revenu de ce mois-là, diminution qui équivaut à la moitié, même presque aux deux tiers des gains mensuels ordinaires, démontre clairement l'importance de la coopération de cette femme à l'entretien du ménage.
Ajoutons encore que 7 dimanches ont été consacrés par le mari à son travail journalier durant la période de notre étude.
§ 18. SUR LA RÉPARTITION DES DÉPENSES.
Une notable fraction de la somme totale des dépenses est attribuée au logement ; elle atteint en effet la proportion de 34,6 . Ce chiffre[254]tout à fait anormal est extrêmement préjudiciable au modeste budget d'une famille ouvrière. De plus, il faut encore remarquer que la proportion s'élèvera sans aucun doute, puisque le loyer d'une année entiêre dans le nouvel appartement atteindra 480 francs.
A côté de chiffres aussi élevés, nous remarquons pour la nourriture une dépense extrêmement réduite.
§ 19. ETUDE COMPARÉE DE DIX FAMILLES OUVRIÈRES BALOISES.
En même temps que la famille dont nous venons de terminer la monographie, nous avons étudié neuf autres intérieurs ouvriers de Bâle; nous voudrions, dans un dernier paragraphe, résumer le résultat de ces observations en les comparant entre elles.
Observations générales.
ETAT CIVIL. — Les dix familles comptent ensemble cinquante-quatre membres ; vingt-trois d'entre eux contribuent plus ou moins par leur travail aux ressources du ménage, tandis que trente-un ne gagnent rien. Parmi les premiers, les parents figurent au nombre de dixneuf, les enfants au nombre de quatre. Quant au second groupe de trente-un membres, trois d'entre eux seulement sont adultes. Dans huit cas, la mère contribue par un travail particulier à l'entretien de la famille, soit en s'y vouant en premiêre ligne, soit en s'occupant tout d'abord des soins du ménage. Ces familles se composent en moyenne de deux adultes et trois enfants qui aident quelque peu les parents.
La nomenclature suivante nous donne un aperçu du genre de travail des personnes observées.
Adultes. — Sexe masculin : un commis, un maçon, trois tailleurs, un tisseur de rubans, un aide-tisseur, deux cigariers, un savetier. — Sexe féminin : cinq couturières, une tisseuse de rubans, une cigarière, une femme de ménage ou journalière.
Enfants. — Un tisseur de rubans, un commissionnaire, deux aidestisSeuses.
Ceux de ces ouvriers qui sont occupés hors de chez eux ont pour la plupart une assez longue route à faire pour se rendre à leur fabrique, et tous rentrent chez eux pour les repas. Le emps qu'ils perdent[255]ainsi peut être évalué à une heure par journée de travail. Comme huit adultes et quatre enfants se sont trouvés dans ce cas, ils ont donc annuellement consacré 3600 heures à peu près à ce trajet.
Quant aux locaux où s'exécute le travail, trois d'entre eux répondaient entièrement aux exigcnces de l'hygiène, quatre ne remplissaient que partiellement les conditions voulues, et trois autres pouvaient être considérés comme absolument préjudiciables à la santé de l'ouvrier.
HABITATION. — Presque tous les logements examinés étaient, au point de vue de l'hygiène, au moins insuffisants.
On pouvait fréquemment se convaincre de la disproportion entre le volume d'air respirable et le nombre des habitants. l'andis que pour une chambre à coucher 10 mètres cubes par personne sont nécessaires à une respiration normale, nous avons souvent constaté qu'au lieu d'atteindre ce minimum le volume d'air restait au-dessous, parfois de 5 à 6 mètres. Dans son enquète sur la question des logements. M. le professeur Bucher évalue même à 20 mètres cubes par tête l'air indispensable aux locaux habités jour et nuit, et cependant, en pareil cas, c'est à peine si dans nos recherches nous avons une seule fois découvert cette proportion. Cne telle lacune est d'autant plus sensible, que nombre de ces chambres-là servent en outre d'atelier. Mais ces conditions défectueuses de salubrité n'ont pas uniquement fait l'objet de nos remarques, car nous avons pu relever bien d'autres inconvénients. Dans un certain nombre de cuisines, par exemple, on doit user constamment de l'éclairage, et la plupart des chambres à coucher ou d'habitation ne recoivent qu'une lumière insuffisante. En outre, les émanations des lieux d'aisances, les autres odeurs ou fumées malsaines empêchent parfois d'aérer convenablement le logis ou l'emplissent même de miasmes délétères et d'impuretés. Nombre de logements, parmi ceux qui nous occupent, sont humides. On s'y plaint en général de la vermine, qui s'installe de préférence dans les vieux bâtiments mal entretenus. D'autre part, et cela est particulièrement important, les prix de ces logements sont très élevés, comparés au confort qu'ils peuvent offrir. Les démarches que fait le locataire pour en diminuer la charge échouent habituellement.
Bien qu'en face des progrès réalisés dans le domaine de l'habitation on puisse exiger d'un immeuble tant soit peu confortable qu'il ait une concession d'eau, dans deux cas cependant les locataires devaient s'en approvisionner au dehors pour les besoins du ménage.
[256] Il ne faudrait pas en conclure que nous nous sommes trouvés en présence de cas ex ceptionnellement défavorables. L'enquète ouverte à Bâle à ce sujet constate l'existence de ces inconvénients dans la plupart des logements ouvriers de cette ville, défectuosités que l'on remarque en tout premier lieu, cela va sans dire, dans ceux des familles pauvres.
« Nos recherches, dit le rapport relatif à cette enquête, nous ont démontré que, depuis la fin du siècle dernier jusqu'en 1860, l'accroissement de population s'est presque exclusivement porté sur la ville intérieure, c'est-à-dire sur ses parties les plus rapprochées du Rhin.
« La moyenne d'habitants par maison s'y est doublée durant cette période, tandis que dans ces quartiers mêmes de Bâle les locaux habitables ont été diminués par l'envahissement successifdes entrepôts, magasins, bureaux et ateliers. C'est à cela qu'on est redevable d'une bonne part de ces inconvénients. En tirant parti de tous les recoins, en construisant des annexes ou des ailes de bâtiments, en divisant les locaux d'une certaine étendue, en ouvrant des mansardes en plein gar letas, en établissant des cuisines supplémentaires au détriment des paliers et des corridors, on en est arrivé à créer un nombre considérable de petits logements qui, sous le rapport de la situation, de la hauteur des pièces, de la lumière, de l'aérage, des cuisines et des vaters-closets, laissent beaucoup à désirer...
» Comme preuve d'insufisance, nous mentionnerons la proportion défectueuse entre le nombre des chambres, leur confort et le chiffre de leurs habitants ; la quantité relativement grande des pièces servant à plusieurs usages, ainsi que les logements sans cuisine ou n'en posr sédant qu'une commune à plusieurs ménages, et qui forment à eux seuls environ 15 % du chiffre total.
« Plus d'un tiers des appartements n'avaient pas, dans leurs pièces principales, le minimum de hauteur actuellement exigé, et un certain nombre d'autres renermaient des chambres que leur exiguïté rendait impropres à tout usage. Deux cinquièmes de leurs habitants n'y jouissaient pas même de la plus faible moyenne de place attribuée aux locaux de famille ; quant aux chambres à coucher,,5 des logements et 7,3 de ceux qui les occupaient se trouvaient dans le même cas. Les ménages dirigés par le chef de famille accusaient à cet égard plus de lacunes que ceux à la tête desquels se trouvait une femme. L'espace disponible et l'utilisation des chambres à coucher ont fait l'objet d'une étude toute spéciale. Il se trouva que ces dernières, [257] pour un cinquième, ne possédaient pas le minimum d'air exigé par l'hygiène. Les chambres où dorment les enfants des familles indigentes et celles où nombre de patrons logent leurs ouvriers offraient des conditions particulièrement défavorables. Ces défectuosités toutefois ne se constatent pas uniquement au sein des classes les plus pauvres...
« La vingt-septième partie des chambres et le quart des cuisines examinées ne recoivent lejour que de l'intérieur de l'immeuble, tandis que dans nombre de pièces, et surtout de mansardes, la lumière directe est insuffisante. On a remarqué des locaux humides ou négligés dans un dixième des maisons ; ces deux défauts se trouvent souvent réunis, et cela est surtout le cas de petits appartements dont plus d'un huitiême peuvent être considérés comme insalubres... »
Comme on peut s'en convaincre, les observations de l'enquête bàloise sur les logements et les résultats de nos recherches se confirment mutuellement. En outre, des expertises faites par quelques chimistes et hygiénistes anglais démontrent assez l'importance qu'ont pour la salubrité publique les appartements spacieux. Il en ressort avec évidence que plus les chambres à coucher sont exiguees ou disproportionnellement habitées, plus l'air y devient impur et nuisible. Cette enquête montre que, pour les décès survenus dans divers logements, le tableau de mortalité s'établissait comme suit :
Par la corruption de l'air, cette mortalité s'accroît à tel point que les logements n'ayant qu'une seule chambre accusent un chiffre de décès double de ceux qui en ont au moins quatre. Cne constatation analogue se fait pour la moyenne de longévité qui s'améliore en raison du nombre des locaux.
On peut donc affirmer qu'une importante fraction du peuple bâlois se trouve, sous le rapport du logement, dans des conditions très défavorables. Il nous semble évident que l'initiative privée se montre insuffisante, et que le concours de l'Etat peut seul remédier efficacement à tous ces inconvénients.
ETAT SANITAIRE. — L'état de santé des personnes étudiées durant la période qui nous occupe s'est montré très variable pour les enfants et plus régulier pour les adultes. Dans trois cas il s'est agi d'enfants alités[258]par suite de maladies aigiies : ici l'un souffrait de la carie des os, là c'étaient deux scrofuleux dans une famille où ce mal avait déjà fait trois victimes, et plus loin deux étaient atteints de rachitisme. En outre, nous en découvrimes un autre incomplètement développé au moral et au physique. Comme conséquence sans doute de leurs professions insalubres, un adulte souffrait de phtisie et une femme d'anémie accentuée. Les enfants étaient plus ou moins atteints de maladies bénignes inhérentes à leur âge, telles qu'éruptions cutanées, rougeole, etc. Dans deux cas ou la nourriture fut trouvée insuffisante. les enfants, fait caractéristique, étaient plus fréquemment et gravement indisposés qu'ailleurs. J'ai, du reste, connu nombre de familles d'ouvriers dont l'un ou l'autre des enfants. faute de soins et d'alimentation normale, souffrait, comme nourrisson déjà, de scrofules et autres misères. Souvent même le mal avait fait de tel progrès que ces pauvres petits êtres étaient vraiment dignes de pitié. Peu de parents sont asse prévoyants ou assez fortunés pour faire participer dês le berceau leurs enfants à une caisse d'assurance et quand survient la maladie ils craignent d'appeler un homme de l'art et s'en tiennent alors aux recettes et aux soins médidicaux de la mère ou d'une bonne tante quelconque. Les remèdes secrets sont du reste peu en usage, car leur prix élevé en rend heureusement l'acquisition difficile. Parmi les enfants non encore en état de gagner quelque chose. un seul fait partie d'une caisse d'assurance contre la maladie, et sa cotisation mensuelle s'élève à 50 centimes, soit à la moitié de celle d'un adulte.
Il est de fait que ceux dont cette enquête s'occupe, tant adultes qu'enfants, jouiraient d'un bien meilleur état de santé s'ils se trouvaient dans des conditions d'existence plus normales. Malheureusement l'insufisance de la nourriture, l'excès de fatigue résultant d'un travail outré, les logements et ateliers défectueux, ainsi que les chagrins et les soucis, minent d'une façon profonde leur organisme et condamnent ces déshérités soit à un lent dépérissement, soit à une mort prématurée.
La société a donc le devoir de combattre toutes ces influences pernicieuses en facilitant, par exemple, la diminution de la durée du travail quotidien, en cherchant à aider l'ouvrier dans la lutte pour l'existence et en lui procurant un travail qui le fasse vivre, ainsi que des logements et des ateliers conformes aux règles de l'hygiène.
INSTITUTIONS ASSURANT LE BIEN-ETRE. — Aucune des familles observées ne s'est sérieusement préoccupée d'assurer l'avenir de ses mecmbres. Nous n'avons à signaler ici que quelques maigres polices[259]d'assurance ou de participation à une caisse de secours dont la subvention, en cas de décès du chef de famille, doit permettre aux survivants de faire face aux premiers besoins. Toutefois, cette somme est en général si minime que la famille se trouve promptement à bout de ressources et livrée. sans appui, aux vicissitudes de l'existence. Cinq de nos ménages seulement étaient assurés contre l'incendie ; les autres, justement les cinq plus pauvres, se trouveraient dénués de tout si leur avoir venait à brûler. Deux fois nous avons constaté une assurance sur la vie, et encore ces ménages-là comp taient-ils parmi les mieux placés. Des dix chefs de famille, huit seulement participent à des caisses de secours en cas de maladie, et des vingt-trois membres qui gagnent leur vie, quatorze seuls sont dans le même cas. Le chef, unique soutien d'un des ménages les plus pauvres, n'est pas assuré du tout, et il est superflu de se demander quelle serait la position de la famille s'il venait à tomber malade. Ou prendrait-elle en outre le nécessaire pour subvenir aux frais du traitement2 Du reste. les subventions de la plupart des caisses d'assurance sont loin de couvrir les dépenses résultant d'une maladie.
Cette absence de prévoyance dénote, de la part de ce pêre de famille, une coupable indifférence dont les siens pâtiront peut-être un jour.
Il faudrait pouvoir fournir à tout ouvrier, comme en général à chacun, l'occasion de s'armer d'une manière ou d'une autre en prévision des jours mauvais.
EDUCATION, HABITUDES, MORALITÉ. — Les enfants des familles d'ouvriers étudiées sont convenablement élevés, et cette éducation, sauf dans un seul cas, parait porter de bons fruits. Les bulletins d'étude de ceux qui fréquentent déjà l'école sont en général satisaisants.
Quant à la moralité des parents et de leurs fils et filles adultes, je ne puis qu'en faire l'éloge.
Les récréations, pour ceu qui peuvent s'en accorder, sont trés modestes et consistent d'habitude en une promenade, le dimanche, et parfois en une de ces réunions du soir, entre amis, que la manie des sociétés rend par trop fréquentes à Bâle. La plupart de nos familles toutefois n'y participent que fort rarement, et plusieurs n'ont, durant toute l'année, rien à consacrer aux plaisirs et aux récréations. Elles tirent en général parti des dimanches et jours fériés pour mettre au clair les travaux domestiques arriérés, et même quelqueois pour arrondir leur gain de la semaine.
Presque tous les pères de famille qui figurent dans cette étude[260]prennent une part active à la vie ouvrière et politique bâloise, sans que pour cela leurs travaux en souffrent, comme souvent on se plait à le dire. Les ivrognes et les batailleurs se trouvent au contraire parmi ceux qui, du fait de la misère ou par d'autres circonstances, sont tombés trop bas pour pouvoir s'occuper encore de la chose publique et faire partie d'une société de travailleurs. Ces déclassés n'éprouvent plus d'autres besoins que celui de satisfaire les passions qui les dominent.
Il en est autrement des ouvriers organisés. Lorsqu'ils en ont les moyens, ils s'abonnent à un journal qui les tient au courant de la vie sociale. Ces familles-là n'offrent en outre qu'un mauvais débouché aux publications démoralisatrices si abondamment répandues de nos jours.
On ne peut de même que s'exprimer favorablement sous le rapport de la propreté corporelle et de la tenue du ménage. Il va sans dire que les conditions de l'ouvrier ne lui permettent pas toujours de faire, sous ce rapport, au gré de ses désirs ; mais il ne faut pas l'accuser de manquer de penchant pour l'ordre et la propreté. Dans les familles ouvrières, le linge de lits est d'ordinaire changé toutes les trois ou quatre semaines, celui de corps hebdomadairement. Les couchettes et le trousseau des enfants font, cela va sans dire, exception.
HISTORIQUE. — La plupart des ouvriers étudiés, qui sans exception viennent de villages, sont fils d'agriculteurs ou de petits artisans. Tous, sauf un seul, ont été élevés dans la pauvreté, pour ne pas dire dans la misère. Lors de leurs tournées, les ouvriers se dirigent généralement en premier lieu vers les villes, et comme l'animation qui y règne leur plait, et qu'elles offrent plus de ressources à l'artisan que la campagne ne saurait en procurer au journalier-cultivateur, la majeure partie d'entre eux se fixent naturellement dans les grands centres ou dans les localités industrielles. Cette théorie d'immigration est dès longtemps confirmée par la statistique ; nous en avons du reste journellement des preuves sous les yeux.
lNVENTAIRE. — L'état de possession ou inventaire de nos familles est lié à leurs facultés productrices et donne, en quelque sorte, la mesure de leur situation.
Nous avons constaté que la valeur réelle des objets mobiliers ne représentait plus guère, chez les gens très pauvres, qu'un cinquième de leur prix d'achat, et chez les familles mieux à l'aise, environ le quart ou le tiers. Le linge et les vêtements subissent le maximum de dépréciation, tandis que c'est le contraire des outils et ustensiles. La présence d'une quantité normale de meubles, de linge, et en général[261]de tous les objets indispensables au ménage, se trouve en rapports directs avec les ressources de la famille ; dans chaque cas où une existence convenable était quelque peu possible, nous avons pu constater un mobilier suffisant et du linge encore utilisable. Six familles cependant laissaient plus ou moins à désirer à cet égard.
Le budget.
Au cours de cette étude il n'a pas été rare de voir tout le numéraire descendre de 3 à 1 franc, et l'on sait combien de fois il faut compter avec les dépenses imprévues ; il est donc facile de se figurer la position dans laquelle peut se trouver, parfois momentanément, une famille aux prises avec cette éventualité. Ces soldes modiques de numéraire se remarquent surtout peu avant les rentrées de l'ouvrier, et eela d'une facon d'autant plus prononcée que les jours de paie sont cspacés. Il arrive souvent qu'une famille est forcée d'acheter ses provisions à crédit, tandis que le chiffre des salaires qui lui sont dus atteint une cinquantaine de francs. Disons en passant que certaines manufactures bâloises de broderies retiennent durant trois ou quatre semaines les salaires de leurs ouvrières, qui pour la plupart sont dans de pitoyables conditions d'existence. L'époque de la paie dans ces manufactures est du reste absolument subordonnée au bon plaisir des patrons, et il est rare que le rêglement de compte ait lieu d'une manière intégrale ; les arriérés en faveur de l'ouvrière atteignent parfois une quarantaine de francs, et les fabricants n'ont garde de renseigner les intéressées sur les causes de ce retard. A quoi faut-il donc attribuer leur silenee2
RECETTES. — Le tableau suivant donne un exposé assez clair des diverses recettes et de leur proportion dans l'ensemble du budget.
Cetableau nous montre que dans un cas seulement, VI, 1I, le chef de famille représente l'unique source de recettes2; au contraire, chez N. et G., la femme contribue aux gains dans une très large mesure[262].
[264] Pour la moyenne des 10 cas, le produit du travail atteint 321f19 par personne ; si nous répartissons la totalité des gains entre les seuls membres qui y contribuent, nous avons alors une somme de 719f 24 par tête. Quant à la recette provenant du travail du chef de famille seul, elle est en moyenne de 1.347f91, soit 112f 32 par mois. Si le père, ainsi que la société le veut, doit s nourrir sa famille », le moins qu'on puisse exiger, c'est qu'il lui soit aussi fourni l'occasion de gagner un salaire suffisant. Il ne viendra, je suppose, à l'idée de personne d'affirmer qu'une famille, f̂t-elle même de trois personnes seulement, puisse avec 1.300 ou 1.400 francs par an, satisfaire d'une facon normale à ses dépenses et se prémunir en vue des jours mauvais. Tout bien considéré, il serait en outre téméraire de considérer ces 1.347f91 comme la moyenne de salaire de nos ouvriers, car quelquesuns d'entre eux sont relativement dans une assez belle situation. Cette moyenne, si nous tenons compte de toutes les branches de revenus, pourrait au contraire être notablement diminuée. Qu'on songe notamment à tous les terrassiers, balayeurs de rues, naneuvres et ouvriers de fabriques Qu'ils soient ou non mariés, cela ne change rien à l'affaire, car il s'agirait ici de fournir par un travail convenablement rétribué les moyens d'existence à ceux qui arrivent à l'âge de créer une famille. Notre exposé démontre toutefois que, dans les rares cas où des chiffres favorables peuvent être constatés, la contribution moyenne de l'homme au ressources ne s'élève qu'aux trois quarts.
Afin d'obtenir une échelle pour la hauteur relative du revenu, nous devons calculer le gain de nos ouvriers en prenant l'heure comme base. Le tableau suivant nous donne un aperçu de leurs salaires :
[265] Le gain moyen des ouvriers hommes se monte donc (sans tenir compte de l'adulte E., commis, ni du fils ., considéré comme apprenti), à 0f 326 par heure de travail, tandis que celui des femmes serait de 0f246. Ajoutons que la différence entre ces deux moyennes serait beaucoup plus frappante sans l'effet produit par le taux de salaires des femmes . et G. Nous voyons donc que N. est dans ces dix cas l'ouvrier le plus mal rétribué. C. reçoit le plus haut salaire en gagnant 49 centimes par heure. S'il avait une occupation régulière et ne devait pas nourrir une famille aussi nombreuse, il appartiendrait incontestablement, par ses ressources en général, à la catégorie des ouvriers aisés. Il a un travail plus régulier et convenable ; le meilleur incombe au commis E. En somme, la plupart de ces ouvriers ne sont pas en état d'entretenir par euxmêmes leur famille, et la femme doit participer à combler cette lacune.
Quelques données et comparaisons relatives à la durée du travail des divers ouvriers ne seront pas superflues.
On remarque tout d'abord que l'ouvrier occupé à domicile fournit une somme d'heures de travail plus considérable en même temps[266]qu'il prend moins de jours de repos. Trois de nos ouvriers appartiennent à cette catégorie. Le tableau ci-dessous montre la répartition de leurs journées ainsi que la durée du travail, qui dépasse parfois 14 h. 1/2.
On ne peut que déplorer l'habitude des ouvriers en chambre de prolonger leur travail au delà des limites permises par l'hygiène. mais il ne faut pas oublier que souvent c'est pour eux une vraie nécessité d'agir de la sorte.
DÉPENSES. — La plus grande diversité règne dans la répartition des dépenses relativement aux besoins des ménages ; le tableau suivant en fait preuve.
La répartition des dépenses est avant tout subordonnée aux frais d'alimentation, et ceux-ci se rêglent à leur tour sur la somme de revenus disponibles. N'oublions pas non plus que les habitudes contractées dès la jeunesse inluent considérablement sur les goûts et les besoins, ainsi que sur la façon de les satisfaire. Les ouvriers faisant l'objet de cette étude ont été élevés dans des conditions tout à fait modestes, voire même pour quelques-uns dans la pauvreté et, dês leur enfance, ils ont été habitués à modérer leurs besoins. Cela ne veut pas dire qu'ils puissent se laisser réduire à volonté, car sous le rapport de l'alimentation, tout organisme a sa limite minima qu'on ne saurait franchir sans porter préjudice à l'existence.[267]
[268] En général, les sommes dépensées pour les récréations n'ont atteint qu'un chiffre assez minime, sau pour la famille E.. où cette dépense est tout à fait hors de proportion avec l'ensemble du budget. Toutefois une certaine atténuation de ce chiffre résulte de ce que la somme de 220 fr. 72 a été consacrée pour la plus grande part à des aliments consommés hors du ménage, d'où il résulte naturellement un certain allègement du compte de l'alimen
La presque totalité des gains a été dépensée dans les dix cas étudiés, et un seul ouvrier (I.) a fait des économies. Si ce dernier a employé pour lui et sa femme environ 1.350 francs, tandis que, par exemple, E., dont le ménage se compose seulement aussi des deux époux, a déboursé 2.100 francs, cela ne veut absolument pas dire que celui-ci ait en aucune façon fait preuve de prodigalité ; l'excédent de dépenses provient simplement d'une alimentation plus normale surtout en ce qui concerne l'abondance et la bonne qualité de la viande), d'une dépense spéciale de 40 francs pour boissons, d'une autre de 215 francs pour vêtements appropriés aux exigences de sa profession de commis, etc.
Il ne sera pas sans intérêt de jeter un coup d'œil sur les prix des matières alimentaires consommées par nos dix ménages, ainsi que sur le rapport de ces prix avec la valeur nutritive des aliments. Le tableau suivant nous permettra d'y arriver d'une façon assez satisfaisante.
Pour bien comprendre ce tableau, il est nécessaire de dire quelques mots du taux des denrées alimentaires à Bâle.
Le marché de la viande y a considérablement varié durant notre enquête, ce qui fait qu'on ne peut guère établir un prix moyen. En outre, la viande consommée par ces familles d'ouvriers différait énormément, quant à la qualité, et, du reste, j'ai fait rentrer dans cette catégorie d'aliments divers articles de boucherie, tels que cœur, foie, fressure, etc., dont le prix diffère sensiblement de celui de la viande proprement dite et qui. par conséquent, exercent une certaine influence sur la moyenne. Il est bon de dire que les ménages représentés sur ce tableau par et V ont habituellement consommé de la vache et qu'il n'a jamais été question de viande de cheval. Il ressort des prix payés que les familles pouvunt s'accorder de la viande de meilleure quaulité l'ont fait en général.[269]
[270] Les saucisses que la plupart des ménages d'ouvriers consomment, sont connues sous la dénomination de klopfer », gendarmes, « vienerli », saucisses fumées. » A l'exception des vienerli » et d'une autre sorte peu estimée qui se paient deux sous, ces divers produits de charcuterie coûtent 15 centimes la pièce.
Le pain blanc ordinaire généralement consommé à Bale se vend 28 centimes, et celui qui se fait avec la fleur de froment, de 30 à 36 centimes le kilog. n outre, les familles d'ouvriers surtout en consomment beaucoup de mi-blanc à 24 et 27 centimes. Les petits pains se paient un sou la pièce. Le prix ordinaire du lait est de 20 centimes le litre ; on obtient aussi du lait écrémé à 11 centimes, et parfois le lait condensé s'achète aussi pour les nourrissons. Les articles suivants se sont payés :
Nous remarquerons que certains articles atteignent, dans une bonne épicerie, un prix plus élevé que ceux des magasins de la Société générale de consommation. La cause en est à un choix plus considérable dans les denrées de ces épiceries qui débitent spécialement aussi des produits de première qualité. Par contre, les prix de la Société de consommation sont calculés en vue de la classe ouvriére. 11 est vrai que ce rabais est trop souvent au détriment de la marchan
Le prix des œufs varie beaucoup, suivant l'époque de l'importation. Il en arrive en particulier un grand nombre d'Ialie ainsi que de la Suisse méridionale, ce qui influe considérablement sur la vente des[271]produits de Bâle et de ses environs. Une douzaine d'œufs peut valoir de 60 centimes à 1f 20, et son prix moyen est de 90 centimes. Les ménages pauvres, qui ne peuvent en acheter une douzaine ou même six à la fois, les prennent habituellement par une, deux ou trois pièces, mais ils leur reviennent alors en général à deux sous l'uf.
Les cuisines populaires offrent spécialement des vins bon marché au prix de 45 à 60 et 65 centimes le litre3.
Ces produits, italiens pour la plupart, sont consommés par les familles ouvrières, qui achètent rarement des vins du pays, cotés d'habitude de 1f20 à 1f 40. La bière ouverte se vend à Bâle de 30 à 40 centimes le litre ; mise en bouteille, elle revient, par litre, de 35 à 50 centimes et se consomme très fréquemment sous cette forme par les ménages ouvriers.
Conclusion.
Nous venons d'apprendre à connaître des ménages d'ouvriers dans les conditions les plus diverses. Il s'agissait de donner une esquisse de la situation des familles ouvrières bâloises, et nous n'y avons réussi qu'à un certain degré, car pour avoir un tableau complet, il aurait encore fallu pouvoir faire rentrer dans notre étude des ouvriers de fabrique et, du reste, augmenter le nombre de nos cas. Quoi qu'il en soit, le coup d'eil jeté est suffisant pour nous convaincre du fait qu'une bonne partie de la classe ouvrière bâloise vit dans l'indigence et la détresse, et qu'on y souffre même de la faim.
Les inventaires dressés accusent en bien des cas une pénurie de meubles et de linge. Les conditions de travail sont presque partout absolument défavorables, les locaux insuffisants et contraires aux prescriptions hygiéniques. Quant à la durée du travail, elle est souvent outrée et les appartements laissent beaucoup à désirer. L'état sanitaire n'est rien moins que satisfaisant, et nous avons vu nombre d'enfants atteints de maladies chroniques. On ne consacre presque rien aux mesures de prévoyance, et dans aucun cas nous n'avons constaté de dispositions vraiment efficaces en vue des jours mauvais. Parfois[272]même la nourriture est insuffisante, et il n'y a rien de téméraire à affirmer qu'une forte proportion de la classe ouvrière bâloise mène une existence tout à fait pitoyable. Nous regrettons de devoir reconnaître que les conditions de notre ville sont sous ce rapport désespérément semblables à celles des grands centres. La seule différence qu'elles présentent est que, vu le chiffre restreint de population, ces lacunes sont moins visibles. Il ne faut pas pour cela se lasser de dévoiler les abus et de les combattre impitoyablement. Armons-nous plutôt du courage que l'homme de cœur puise dans le sentiment du devoir envers ses semblables, et efforçons-nous de soulager les maux dont souffre actuellement la classe ouvrière.
Notes
1. Le Journal de statistique suisse (Zeitschrift für schweizerische Statislik) a publié en 1891 une enquéte monographique faite par M. Carl Landolt et portant sur dix familles l'artisans de Baile. L'auteur a choisi l'une d'elles et en a complété la description dans le caudre ordinaire des Ouvriers des Deux Modes puis il a condensé dans les parauggraphes yui suivent le budget, la plupart des conclusions comparées de sa prcmière étude. (V. notamment ci-aprés le § 19.)
En rapprochant cette monographie de celles qui l'accompagnent dans le présent recueil, on reconnaitra aisément que l'auteur concentre plus volontiers son attention sur les constatations numériques de la statistique que sur l'examen des conditions morales ou sur l'étude du milieu intellectuel et économique où vit la famille. Il s'attache à faire le plus exactement possible le compte réel de l'année courante, en proscrivant toute évaluation moyenne des recettes ou des depenses qui ne se reproduisent pas chaque année.
Il est de ceux qui pour ce genre de travaux, préconisent avant tout la méthode des livrets de comptes confies aux ménages que l'on veut décrire et tenus par eux de semaine en semaine. Les divers procédés d'enquètes monographiques ont été souvent disscutés, notamment par l'Institut international de statistique. (V. Bll. de l'Inst. intern. de statistique, t. II, III, V.) Sans entrer ici dans l'examen approfondi de cette question, on peut aftirmer que la part de 'observation personnelle demeure considérable pour interpréter et compléter tout ce que le livret de comptes ne saurait donner. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, chaque ménagére distinguera dans ses achats d'épicerie le vermicelle de la semoule . mais elle n'inscrira que peu ou point les légumes que chaque jour elle tire du potager : même remarque pour les subventions qui passent si souvent inaperçues. D'ailleurs . il est peu de ménages qui sachent tenir ces livrets ave régularité. Au8si, bien qu'il ait poursuivi ses recherches dans les conditions les plus favorables, sur des artisans urbains, au milieu de la ville qu'il habitait, M. Landolt n'a-t-il obtenu sur 80 livrets remis a des failles choisies que 17 documents dont 10 seulement ont été vraiment utilisables. Sans meconnaître par conséquent l'imporlance que des livrets de comptes bien tenus pourraient avoir. soit ain de développer dans les familles les habitudes d'ordre et d'économie. soit a1in de fonrnir à l'observateur pour des évaluations toujours délicates la base solide d'une enquéte de douze mois, on est autorisé à dire que l'établis.. sement d'un budgget domeslique exi;ge avant tout une étude personnelle et minutieuse. On doit ajouter même qu'il est fort utile de trouv er un guide dans un cadre dés longtemps preparé, dont les rubriques sont assez compléles pour ettre en garde contre tout oubli, el assez uniformes pour rendre la comparaison facile entre toutes les monographies. C'est ainsi que pour rédiger, d'apres le cadre des Ouvriers des Deux Mondes, et même sans le remplir entierement, la monographie du Savetier de Bale, M. Landolt a été conduit a compléter et à préciser sa precmiére etude sur un grand nombre de points. (N. de la Redaction.)
2. Pour les cas VII, R et VIII, X, voir la note 1 au tableau ci-aprés, p. 265.
3. Sur les cuisines populaires de la Suisse, voir le remarquable ouvrage de M. le capitaine Paul Marin : Coup d'œil sur les œuures de l'initiative privee à Genève (Paris, Guillaumin, 1893), et aussi ˉLa Réforme sociale du 16 octobre 1893.