N° 76.

OUVRIÈRE MOULEUSE EN CARTONNAGE

D'UNE FABRIQUE COLLECTIVE DE JOUETS PARISIENS

(SEINE — FRANCE),

OUVRIER CHEF DE MÉTIER,

DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS MOMENTANÉS,

D'APRÈS

LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN JANVIER 1892,

PAR

M. P. DU MAROUSSEM .

Docteur en Droit.



Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.

[173] Il est deux cités industrielles qui se font pour ainsi dire pendant au cœur de la prodigieuse agglomération parisienne : c'est le faubourg Saint-Antoine, la « Ville du meuble »1, et le Marais « la Ville de l'article de Paris ».

Dans l'enchevêtrement des vieilles rues qui rayonnent autour de la place Royale et de l'hotel de Soubise, — actuellement les Archives,[174] — sur l'emplacement de la forteresse monastique qui a laissé là de si profondes empreintes et de si vifs souvenirs, « le Temple », une foule d'industries variées et capricieuses, ciselure, bijouterie, éventails, menus objets de toilette, etc., etc., toutes choses élégantes et recherchées, baptisées « articles de Paris », parce que Paris seul pouvait leur imprimer son cachet d'inimitable distinction, avaient profité des franchises de l'enclos, au seuil duquel, au point de vue industriel, la juridiction du roi et des corporations était contrainte de s'arrêter devant celle du grand prieur : la liberté leur avait imprimé une vigueur qui les répandit de là sur le monde civilisé. Un ordre social et économique se fonda ainsi peu à peu, qui a subsisté presque intégralement jusqu'à ces trente dernières années : une série de maisons de commission assez puissantes, un commerce de détail prospère mais divisé en entreprises modestes et indépendantes, un peuple d'ouvriers chefs de métiers, de façonniers surtout, habitant les hautes et sombres ruelles, où les réflecteurs ramènent une lumière parcimonieusement mesurée et où les vitrines accrochées à chaque porte crient au passant en quelque sorte le talent particulier du spécialiste. Autonomie, personnalité, tels étaient les traits dominants de cette population ouvrière, artistes voués au luxe et imbus de sentiments égalitaires : le souvenir sanglant des émeutes de 1832 en témoigne d'ailleurs assez éloquemment.

Mais un double mouvement commercial et industriel est venu bouleverser cette cité, qui semblait prédestinée à un statu quo éternel. Les grands magasins se sont fondés : grands magasins de vente au comptant, type Boucicaut : le Bon-Marché ; grands magasins de vente à crédit, type Crespin-Dufayel. Par leur étalage permanent, qui périodiquement se rehausse de tout l'éclat d'expositions savamment combinées, par toutes les facilités prodiguées aux achats conclus à l'étourdie, par le prix fixe, la faculté de rendre, le système d'envoi, par une machiavélique entente de la baisse et de l'élévation des cours, qui fait porter le bénéfice entier sur tel article et abandonne tel autre au-dessous du prix de revient, ils sont venus développer dans la foule toujours grossissante de l'acheteur l'irrésistible besoin de cet article de Paris, réservé jadis aux classes riches, et qui a dû se mettre à la portée des classes moyennes. Il en résulte un phénomène signalé avec complaisance par les optimistes : une progression démesurée de la production. Le Marais d'autrefois s'est agrandi, élargi : sans doute la fabrication du haut luxe, toujours restreinte, est restée sou[175]mise en grande partie au régime antique ; sans doute les comptoirs de vente ont tenu à conserver leur siège dans ces paisibles hôtels ou les acheteurs ont pris coutume de les chercher, où leurs enseignes se groupent côte à côte en une sorte de foire toujours ouverte : mais les ateliers ont été plus loin chercher les vastes espaces, les loyers moins chers et aussi la population ouvrière plus rustique, résignée à un moindre salaire : Bapst et Amé sont allés à Belleville, Jumeau et Danel à Montreuil, Derolland dans l'Oise, pour ne parlerque des s jouets, sujet principal de nos observations. C'est que chaque ancien atelier pris isolément a vu tous ses rouages grossir, s'hypertrophier pour ainsi dire: là où 3.000 francs de commissons ou commandes arrivaient, 100.000 francs, 200.000 ont afué : il a fallu être de taille à y répondre, et alors, suivant une distinction empirique. qui fournit le criterium de la constitution de l'industrie, bijouterie, fleurs et plumes, tabletterie, céramique, industrie du caoutchouc, du métal ou du bois, ont pris tantôt la forme de la grande usine enrégimentée. lorsque le développement du capital2constitue la combinaison la plus avantageuse, et tantôt celle de la fabrique collective, de cet ensemble composé d'un puissant intermédiaire et de petits ateliers asservis le plus souvent par le seating system ou système de la sueur3, lorsque l'exploitation de la main-d'œuvre assure le plus haut degré de profit. Partout d'ailleurs. sous l'influence de la pesée du grand entrepôt de vente au détail sur les prix, le « camelotage fatal, la perte de la valeur artistique. et aussi l'état misérable des travailleurs, qui à la place de la primitive égalité voient se creuser l'abîme entre la richesse démesurée et l'extrême misère.

Examinons, par exemple, un petit quartier de cette ville, celui qui est le nôtre, le jouet » : et dans cette industrie qui est partout et ne se trouve nulle part, puisqu'elle comprend des céramistes, modeleurs. peintres. lingères, coiffeuses, piqueuses, cartonniers, mécaniciens, découpeurs. estampeurs, repousseurs. forgerons, ferblantiers, fondeurs. ébénistes, vernisseurs, etc., parmi les quatre grandes catégories qu'il est possible d'y distinguer en prenant pour base de classification la matière première :le métal, le carton et la pâte, le caoutchouc. et les spécialités diverses, bois, céramique, peau et tissus, fixons notre attention[176]sur la seconde, : la fabrication des jouets en carton moulé. d'où sortent des figurines assez étranges et variées, têtes grotesques ou passeboules, animaux simplement coloriés, carcasses d'animaux peaucés, masques. accessoires de cotillon, polichinelles, personnages du théâtre enfantin, surtout poupées et bébés.

Le carton moulé n'est autre chose que le papier d'emballage, déchiré en petits morceaux, enduit de colle, puis enfoncé énergiquement dans le creux d'un moule en plâtre ou en fonte. C'est le papiermâché de Sonnenberg, Cobourg et la Saxe ducale, où 8.000 travailleurs, réduits à un salaire infime4, forment la « Ville allemande » opposée à cette spécialité française du jouet. Or, comme il est évident que le matériel (moules et mailloches) est de prix relativement modéré et en tous cas facilement transportable, que la matière première n'a aucune espèce de valeur, et que la main-d'œuvre constitue la plus forte partie du prix de revient, il en résulte que le métier va être organisé en petits ateliers. Il y aura bien çà et là quelques entreprises hors pair, la maison Charpentier à Montsouris, la maison Lefèvre rue de Châteaudun, la maison Allez, parce que les objets produits, surtout en ce qui concerne le premier de ces ateliers, s ont immenses, peu transportables, parce qu'il s'agit de cartonnages de théâtre, fantasmagorie du Châtelet ou cygne du bLohengrin. qui exigent parfois l'emploi de mouleurs, substitués aux mouleuses, partant de larges ecspaces et la stabilité en un point fixe. Mais la règle, c'est l'atelier perdu dans les mansardes au Marais, à Montreuil, ou des légions d'ouvrières restent à la merci de « la réception » des usines Jumeau ou Danel, qui accepte et refuse à la douzaine, les bras, les jambes et les torses de poupées grossièrement ébauchées. Ce fait se laisse apercevoir sous la seule sltatistique du jouet tentée par spécialités en 188 (apport de l'Exposition universelle ; M. Rossollin, rapporteur) : 19 patrons s'y opposent en effet à 239 ouvriers, le terme d'ouvriers comprenant sans nul doute les façonniers libres de l'embrigadement des fabriques.

Aussi est-ce une famille de faconniers que nous avons pris comme type social : une famille, dont le chef est une femme qui a accepté courageusement la tâce de faire vivre et d'élever seule ses enfants; c'est en outre une famille appartenant à une nuance de la spécialité. le haut luxe, — car l'ouvrière, qui dépend surtout des fabricants d'au[177]tomates ou sujets habillés, passe pour une de celles qui ont conservé avec le soin le plus jaloux les qualités artistiques des mouleuses de la génération précédente. Ces deux points. absence complète du chef naturel de l'association domestique, habileté supérieure de l'artisan et partant possibilité d'un gain plus élevé, soulèvent contre le choix du ype deux ohjections assez naturelles. Une famille privée de son chef est désorganisée ; une famille à laquelle appartient un sujet hors pair est assurée de recettes exceptionnelles ; donc pour ces deux raisons, elle ne représente pas un type moyen. A cela, on peut répondre qu'elle n'en est pas moins intéressante à étudier. D'abord, le métier de mouleur en carton est exercé, sauf exceptions très rares, par des femmes. Pour se rendre compte de l'état de l'industrie, de l'importance des recettes, il faut choisir une femme seule, veuve, séparée, divorcée avec enfants ; c'est ainsi qu'on pourra reconnaître si la famille ouvrière privée de son chef peut vivre des seuls salaires de la mouleuse en carton, car autrement on aura constaté qu'elle peut vivre du salaire du père, charpentier, ébéniste, etc., et rien de plus. En second lieu, telle est la baisse des salaires provoquée dans la spécialité par le sveating sgstem et les grands magasins, qu'elle se fait sentir même aux ouvriêres exceptionnelles, même dans la nuance du haut luxe, que la nouvelle organisation économique a le moins modifiée ; d'où cette conséquence que la situation des travailleurs vulgaires en ressort par une sorte d'à frtiori. Enfin, cette famille ouvrière se recommande ànous par deux faits particuliers, qui lui marquent une place à part dans cette galerie de portraits d'ouvriers parisiens réunis dans les ˉOuvriers des Deux Mondes depuis 1891 : d'une part elle met en relief, mieux que nulle autre. les conséquences antisociales du travail industriel de la femme ; elle fait toucher du doigt comment, lorsque la femme prend le rôle de l'homme, celui-ci est bien prés d'abdiquer complètement et de se laisser aller aux vices de la vie facile ; d'autre part, — et ce point est peut-être le plus saisissant. — elle représente, en faee de l'ouvrier athée et matérialiste des comités révolutionnaires. les indifférents qui forment le nombre, et qu'une propagande habile peut souvent ramener, ranchement et sincèrement, aux croyances de lafoi chrétienne ; c'est. un trait curieux qui montre l'un des rapports entre la question ouvrière et la question religieuse.

§ 2. État civil de la famille.

[178] Ici la famille présente deux états contraires : le fait et le droit. A l'état de fait, elle se compose de trois personnes ;

1°Aurélie H***, femme L***, mére de famille, née à Lille (Nord)............ 40 ans.

2°Horace-Albert L***, né à Paris............ 17 —

3°Édouard-Gaston L***, né à Paris............ 13 —

En droit, il faudrait y ajouter le chef, Victor L***, 48 ans; mais la séparation de corps, — non suivie de divorce, — a été prononcée contre lui en 1882 : la garde des enfants a été confiée à la mère. Victor L***, peintre en bâtiments, un « sublime »5arrivé au dernier degré de l'alcoolisme, sans avoir versé dans les excentricités politiques que l'expression renferme, s'est dépossédé peu à peu de son rôle de maître de maison, par une dégradation curieuse de son amour du travail et de sa moralité. Au début, énergique, habile, il gagne de grosses journées, vit avec luxe, souffre à peine le travail de sa femme, dont le salaire ne forme qu'un appoint ; plus tard, après des revers que nous exposerons en détail, abandonnant le rôle principal à l'active ouvrière, dont il admire le savoir et la dextérité, il se fait humble, devient la ménagère, balaie le petit appartement, se charge du marché, veille à la cuisine : enfin, il se laisse vêtir et nourrir, et oubliant les plus vulgaires principes d'honnêteté et de décence, il roule jusqu'au fond de la pente fatale du classique « assommoir ». Actuellement, il vit seul, redouté de ses fils, qu'il poursuit pour leur mendier de l'argent : l'été, reprenant son métier primitif ; l'hiver, dans la misère noire, aux gages des entreprises qui à Paris monopolisent le nettoyage des devantures.

L'ouvrière, d'origine à demi flamande, — descendante d'un Belge assimilé, — sort de l'une de ces familles que l'on peut qualifier de second degré, parce qu'elles se sont haussées au second échelon de l'incessante montée des classes ouvrières. On connait cette ascension, presque régulière, que nos observations tendent à dégager de plus en plus : le rural transplanté dans le milieu parisien est journalier (homme sans métier) ; son fils s'engage dans les arts manuels proprement dits,[179]forgeron, menuisier ; le fils de celui-ci n'accepte qu'un métier de luxe ou réputé tel, sculpteur mécanicien, peintre6. Conformément à cette tendance, l'ouvrière, fille d'un forgeron et d'une marchande des quatre saisons encore vivante, est devenue mouleuse en cartonnage, et son frère, premier garçon d'un hôtel du quartier des Halles.

L'ouvrier était fils d'un peintre entrepreneur ruiné par son intempérance. Sa déchéance morale se complique donc d'une déchéance sociale. C'est le phénomène inverse : au lieu de l'ascension, la chute.

§ 3. Religion et habitudes morales.

La famille étudiée, au moment de nos premières visites, se recommandait par une haute réputation d'union et d'honnêteté. On devinait à la coquetterie que la gène actuelle mettait à se dissimuler sous certaines recherches de luxe pauvre, — surtout à trois photographies, ou la mère en riche toilette était entourée des deux enfants vêtus comme les boabgs qui jouent aux Champs-Elysées ou aux Tuileries, — que le bien-être avait habité cet intérieur et qu'une pratique respectueuse de la loi morale avait été maintenue à mesure que la descente vers la misère s'opérait, de plus en plus douloureuse et lamentable. D'ailleurs, nul spectacle plus réconfortant et qui semblât davantage avoir été détaché tout exprès d'un discours académique sur les prix de vertu : une jeune femme, restée pour ainsi dire veuve à trente-deux ans, entreprenant avec audace d'élever seule ses deux fils, les entourant d'une jalouse surveillance, pour étouffer en eux jusqu'au germe du penchant héréditaire ; se sacrifiant, se dépensant sans compter en des élans superbes de sacrifices ; bien payée de retour, car une confiance sincère a répondu à sa domination toujours dévouée, mais parfois aigrie : en somme, un intérieur à bien des points de vue exceptionnel, où l'intervention de la grand'mêre, la vieille marchande des Batignolles, qui se fâche lorsque tout le monde ne se réunit pas chez elle le dimanche, achevait de donner la note pittoresquement attendrissante. lEt tout autour, en dehors du groupe intime ou affection et confiance semblaient s'être réfugiées, l'indifférence ou le soupçon d'intentions mauvaises : les humiliés sont aussi les abandonnés : surtout ils sont les[180]exploités, et l'ouvrière l'avait durement senti depuis le jour où, renvoyée par un fabricant qui s'était emparé de son invention, à elle, une invention remarquable, d'où le plagiaire a su tirer réputation et fortune, elle est retombée dans la foule des faconnières, ruinées par leur concurrence réciproque et les bas prix de l'étranger.

Les questions de pauvreté et de souflrance sont essentiellement relatives. Les plus misérables des misères sont bourgeoises. Et parmi les soufrances ouvrières, celles des ouvriers de luxe, délicats, raffinés par trois générations de recherches croissantes, demeurent les plus aiguues. Le petit patron belge de toilettes anglaises a un budget un peu inférieur au budget de la mouleuse en cartonnage. Le trôleur piémontais connait plus qu'elle ne le peut faire la privation physique du pain quotidien7. Ni l'un ni l'autre ne nous émeuvent au même degré, parce que ni l'un ni l'autre ne témoignent de cette organisation nerveusement impressionnable, qui jeta jadis l'ouvrière dans la lecture passionnée des romans. et qui en pleine table la faisait éclater en sanglots devant les malheurs de ses héros imaginaires, à la grande surprise de sa mère, plus attachée au côté pratique de la vie. En vain, vous leur demanderiez à ces acharnés travailleurs, dont l'un cependant atteint une moyenne intellectuelle élevée, cette imagination éprise d'art qui pousse l'aîné des enfants à dessiner sans maître, qui lui a fait acheter un violon, qui l'a même engagé dans des leçons de musique, prises le soir, après les onze heures de travail, d'un artiste bohème, rejeté par l'intempérance dans les concerts des rues, professeur à trente sous le cachet. Merraiton chez eux ce goût irrésistible des éditions rares et des vieilles reliures, qui a fait ramasser à cet apprenti, pièce par pièce, une petite bibliothèque, ou cette avidité de spectacles, de théâtres, qui chaque aprèsmidi de dimanche ressaisit les deux frères, et les met à la tête des veilleurs obstinés, impassibles, quinze heures avant les représentations gratuites, sur les marches de l'Opéra, à la Comédie française ou au Châtelet, — quand on joue Michel Strogoff ? Ceux-ci sont plus près de nous ; leurs renoncements et leurs douleurs sont presque nôtres.

A cela du reste se bornait toute la préoccupation morale de ces pauvres gens. Leur culte du bien, du vrai et du beau restait exclusivement laique. Aucune idée religieuse ne s'y ajoutait, sauf la tradition conservée de faire maigre le Vendredi saint. l'as de respect du dimanche : la morte saison n'accumulait-elle pas assez de congés au même temps ?

[181] Nulle préoccupation de réalités extra-terrestres. Le jeune ouvrier de dix-sept ans, l'apprenti de treize ans n'avaient jamais songé à l'acte qui ouvre pratiquement la vie catholique : la première communion. La mère s'excusait sur sa pauvreté, son absence totale de relations. Depuis quelques mois même un hasard l'avait conduite à une cérémonie calviniste, dont la simplicité et « le bon marché l'avaient frappée. Le plus jeune de ses fils manifestait hautement sa préférence pour la confession protestante. La lecture quotidienne de tous était empreinte d'un matérialisme décidé, puisqu'elle se bornait au Petit Parisien.

Telles étaient, au moment où les éléments de la présente monographie furent recueillis, les qualités morales indéniables de cette famille. Elles tentèrent le êle militant d'un ami qui accompagnait l'auteur de ces lignes : et c'est ainsi qu'une exploration sociale commencée au nom de la science pure devint la cause très indirecte d'une conversion (§ 22).

§ 4. Hygiène et service de santé.

Le seating system accuse ses effets en deux points três distincts d'un résumé monographique : le travail, parce qu'il a pour essence le surmenage ; l'hygiène. parce que le surmenage ne se maintient qu'en consumant les forces et la vie. Les dangers qui en résultent pour l'avenird'une race apparaissent surtout lorsqu'ils pèsent sur les femmes, — les mères, — et atrophient ainsi une large part des énergies nationales.

Elle est en effet définitivement ruinée la santé de cette femme née cependant de parents flamands, race réputée résistante entre toutes. adis elle respirait la bonne humeur et l'énergie dans son activité alerte de blonde bien portante ; de taille moyenne (1m,60), mais vigoureuse d'aspect, elle paraissait faite pour le travail et la maternité. Tout cela s'est usé peu à peu. L'estomac délabré, au point qu'elle ne peut soutenir sa tâche quotidienne que par l'absorption de remèdes violents, brisée par des migraines continuelles dans l'atmosphère surchauffée des pièces basses, elle s'estime encore heureuse de ne pas être ressaisie par ces grandes crises de rhumatismes articulaires, qui jadis lui ont recroquevillé les membres et qui l'ont forcée vers 1881 de marcher six mois avec des béquilles. Et le régime auquel elle est soumise, les labeurs surhumains, les aliments mal cuits et absorbés à la hâte,[182]les veillées. l'air vicié par l'oxyde de carbone, le sommeil trop parcimonieusement mesuré, tout semble fait pour ramener de plus terribles retours.

Et les fils ? Il sera difficile de trouver en eux des soldats ; du moins pour l'aîné, mince, élancé, sans largeur de poitrine, dépassant déjà à dix-sept ans 1P,70 : bronchiteux d'ailleurs pendant douze ans, élevé avec mille précautions inquiètes, retombant de temps à autre sous des atteintes de pleurésie. La force des grands-parents de la femme semble plutôt s'être réfugiée chez l'apprenti de treize ans, anémique toutefois, presque exsangue, mais dont aucune maladie chronique ne menace l'avenir a bref délai. Tous deux offrent une organisation dominée par une sensibilité nerveuse extrême : d'étranges dépravations du goût, la passion du vinaigre notamment, se manifestent même chez le plus âgé. C'est une suite fatale de l'alcoolisme héréditaire. Une de leurs tantes, plus gravement éprouvée, a été internée pour hystérie.

Contre ces attaques incessantes de la maladie. un seul secours : l'énergie individuelle en cas de petites indispositions ; les soins à domicile. Contre les accidents plus graves, l'Assistance publique. Le seating system présente encore cette conséquence de conduire à l'assistance légale : l'abandon de tout patronage, la concurrence effrénée, la loi brutale de l'offre et de la demande, l'abus de la liberté entrainent la misère sans remède, la disparition des appuis naturels, le recours à l'État, l'abus de la règlementation.

§ 5. Rang de la famille.

La famille étudiée occupe une haute place dans la hiérarchie ouvrière. Elle est parvenue tout d'abord à ce niveau considéré comme le premier par le bon ton des travailleurs parisiens, le seul qui soit digne d'une famille vraiment parisienne en dehors du commerce ou des professions libérales, et qui comprend la plupart des multiples spécialités de l'article de ˉParis. A ce niveau même, elle s'est cantonnée dans la catégorie de haut luxe ; laissant le moulage des corps, bras et jambes de poupées aux manœuvres de Montreuil ou de la banlieue, elle s'est réservé les tètes de personnages automatiques, les mains surtout, — la grande difficulté du métier, — les coquets[183]accessoires de cotillon, les animaux artistiques, etc., les jouets rares et inédits.

Dans cette catégorie, en outre, l'ouvriêre doit se placer au premier rang. Elle passe pour un représentant des bonnes traditions de l'art. Les fabricants les plus connus s'adressent à elle. Elle est de celles à qui le travail ne peut manquer, et une des rares qui fassent triompher leur tarif, — tarif, il est vrai, lamentablement abaissé. C'est une façonnière, c'est-à-dire qu'elle travaille chez elle à ses heures, et bien que ce soit là la forme qui permette au sweating system de s'exercer, et que cet isolement, — comme le fait si justement remarquer le Df S. Schviedland dans une de ses récentes études8, — soit parfois moins sûr que l'embrigadement des ateliers, elle y trouve incontestablement dignité et indépendance.

Quant à l'élévation au degré supérieur, le patronat, elle est irrémédiablement fermée. Un jour la porte s'est comme entre-baillée. L'ouvriére et son mari, associés à un fabricant connu, avaient lancé une affaire qui a prospéré, plus tard et sans eux. Brusquement ils se sont trouvés congédiés et ruinés. Le tribunal de commerce n'a pu que confirmer le succès du plus fort et du plus habile. Les enfants ne reprendront pas cette marche en avant. Ils resteront ouvriers de luxe, portefeuillistes, mécaniciens, et une vie paisible, au jour le jour, sera pour eux vraisemblablement la réalité la plus heureuse.

Moyens d'existence de la famille

§ 6. Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris.)

Immeubles............ 0f00.

La famille n'a aucune propriété particulière et ne songe pas à la possiilité d'en acquérir jamais.

Argent............ 2f 00

Dans cette entreprise industrielle, il n'existe même pas de fonds de roulement. Ces deux francs sont placés par les enfants à la caisse d'épargne postale.

[184] ANIMAUX DOMESTIQUES : un couple de canaris ; une vieille perruche (pour mémore)............ 0f00.

Matériel spécial des travaux et industries............ 63f 65.

1° Outils de mouleuse en cartonnage (utilisés à l'atelier). — Vieille armoire, dont les étagéres ont été remplacées par des treillis en fil d'archal et à la base de laquelle a été introduit le poêle domestique (autrement dit séchoir), 15f00; — terrines de deux tailles pour contenir la colle, 1f90; — 1 pot de cuivre pour la colle forte, 10f00; — mailloches (bâtons courts, arrondis à un bout, qui servent à imprimer le papier enduit de colle dans les sinuosités du moule), rapes de diverses grandurs, marteau, ciseau, etc., 10f00. — Total, 36f90.

2° Outils de portefeuilliste (du fils aîné). — Outils divers, ciseaux, ete., 20f00. — Total, 20f00.

3° Matériel pour le raccommodage des vêtements. — Dé, aiguilles, ciseaux, 2f00. — Total, 2f00.

4° Matériel pour le blanchissage et repassage du linge. — 1 battoir, 0f60 ; — 1 brosse, Of25; — 2 fers à repasser, 3 francs ; — 1 gril, 0f90. — Total, 4f 75.

Valeur totale des propriétés............ 65f65.

§ 7. Subventions.

La monographie de l'Ebéniste de haut luxe (ci-dessus, p. 3) a mis en relief cette subvention que nos civilisations compliquées distribuent avec une générosité croissante : l'instruction générale ou professionnelle. Ici nous relevons la subvention symétrique en quelque sorte, puisqu'au lieu de développer au départ l'individualité humaine, elle la recueille dans ses chutes : l'Assistance, à laquelle les ouvriers de luxe parisiens s'adressent en toute simplicité, comme on exerce un droit public, et sans aucune des hontes paysannes à l'égard de l'hôpital si redouté. Sans doute, le respect de soi-même ferait refuser, sauf en cas de besoins extrêmes, l'aumône brutale, l'argent remis. Mais à la moindre maladie, les consultations gratuites du dispensaire voisin remplacent la mutualité si chère à d'autres familles de travailleurs. Toutes les longues épreuves de l'ouvrière n'ont-elles pas eu pour cadre une des salles communes de l'hôpital Beaujon ? C'est un chemin connu qu'il suffirait de reprendre. Les assistances privées, l'assistance Ruel, par exemple, cette étonnante manifestation charitable des nouvelles fortunes commerciales, ne sont pas négligées : et les apprentis savent en utiliser les distributions de médicaments, ainsi que les salles de bains toujours ouvertes. Le cercle[185]plus étroit de la famille vient augmenter encore la force de ees secours assurés aux moments dificiles : la vieille mère, qui ne se borne pas à ces cadeau pratiques dont la mention est relatée au budget des recettes, se fait le banquier obligeant de sa fille. et à la morte saison avance l'argent que vendrait trop cher l'usure légale du Mont-de-Piété.

§ 8. Travaux et industries.

Ici le premier plan appartient à la description de l'atelier de moulage, c'est-à-dire à un raccourci de monographie d'atelier, sous le régime du seating system.

Là aussi, bien que sa puissance s'émousse quelque peu sur la spécialité des automates ou sujets habillés (la Ballade de Pierrot à la lune, 360 francs, ou le grand Nègre jouant de la fl̂te à 1.000 francs), s'exerce la double action du grand magasin : augmentation des débouchés, et baisse des prix avec camelotage. Comptoirs célèbres des quartiers riches, Enfants Sages ou Nain Bleu, grands magasins véritables à rayons multiples, Bon-Marché, Louvre. Printemps, Baar de l'Hotel-de-Ville. Tapis-louge, Porte-Saint-Denis, Place Clichy, Petit-Saint-Thomas, Ménagère, bazars innommés des grandes voies et des faubourgs ouvriers, tous pèsent de tout leur poids sur les accessoires de cotillon, les animaux. les têtes et mains de personnages ; tous jouent habilement de l'effrénée concurrence de ces ouvrières, dont beaucoup considèrent le métier comme un métier d'appoint, et aussi des importations saxonnes, d'un bon marché invraisemblable9.

Pour ne pas laisser échapper la place si disputée, force est donc de secouer dêsiheures un sommeiltropraccourci. Dès 7 heures, après le départ du fils aîné. apprenti depuis dix-huit mois chez un faconnier portefeuilliste, la mère, une ouvrière et le garçonnet s'installent devant les deux tables de bois blanc couvertes de inc qui forment le centre de la pièce. Tout le travailest fait de dextérité et de goût. La matière première n'est autre que de vieux papiers d'emballage gris ou blancs, achetés 20 à[186]60 francs les 100 kilos du revendeur qui les a ramassés un peu partout, dans la hotte du chiffonnier ou dans les sous-sols des grands magasins dont l'influence transparait de toutes parts en cette industrie. A côté du papier détrempé, uneterrinede colle, faite de farine inférieure et d'alun. qui coûte 2 francs ou 2f50 par baquet de 40 kilos. L'ouvrière a devant elle le moule, — en plâtre, s'il suffit de tirer un petit nombre de pièces, sujets de haut luxe, — en fonte, si l'on vise une production vulgaire, par suite effectuée en grande masse. (Ces moules, propriété du fabricant, sont l'euvre du sculpteur, ou du fondeur et de l'ajusteur mécanicien.) Elle déchire rapidement de petits morceaux de papier, les enduit de colle avec un pinceau et les applique sur le fond du moule, de facon à en pénétrer tous les creux par la forte pression d'un bâtonnet à bout arrondi, appelé suivant sa taille ébauchoir ou mailloche. L'ébauchage est ainsi terminé. Parfois l'objet a dn être divisé en deu moitiés, moulées séparément. L'ouvrière, chef de métier. se réserve le montage ou réunion des diverses parties. Elle eolle à la colle forte, par exemple, les trois morceaux qui constituent le chevat apporté devant nous, râpe les coutures à la lime. applique sur ces coutures des bandes de papier, ce qui s'appelle exactement « mettre les raccords n. La « finition est presque terminée. Reste le séchage d'une heure dans l'armoire précédemment décrite : enfin le ponca ge au papier de verre. L'œuvre est prète pour la livraison brute et la journée se continue interrompue à midi, à 7 heures, bientôt reprise à la veillée, avec la collaboration du portefeuilliste, qui s'improvise mouleur et cela jusqu'à minuit, l'heure, davantage même, au delà de quatore heures de travail plein, et sans laisser plus de quatre heures et demie entre la tâche trop lourde de la veille et la tâche encore plus lourde du lendemain. Un rythme régulier gouverne la besogne annuelle : d'abord le coup de feu des étrennes, les jouets proprement dits, de septembre à janvier : après quelques jours de repos, le cotillon et les oeufs, jusqu'à Pâques ; puis, entre avril et septembre, de mortels mois de vacances, synonyme adouci de chômage, pendant lesquels les favorisés de la fortune travaillent à découvert, pendant lesquels les autres en sont réduits à l'inaction et aux dettes.

Pour établir le gain de chacun des membres de la famille il faut examiner séparément leur travail.

Travail de la mère. — Dans l'année observée du 1er janvier au 3 décembre 1891, neuf fabricants se sont adressés au petit atelier. Les commandes ou commissions discutées par la façonniere qui défend[187]pied à pied son tarif, varient fort d'importance, puisque l'une s'éleve à 1.602f 55 et l'autre s'abaisse à 25 francs. Le total indique 3.953f 70, — recettes totales de l'atelier, frais non déduits. Le fabricant ne fournit, en effet, que les moules, plâtre ou fonte, qui encombrent les étroites pièces. L'achat de la matière première, l'entretien du matériel (terrines, mailloches. ébauchoirs, rầpes, etc.) imposent à l'ouvrière une dépense de plus de 300 francs. Ajoutez à ces déboursés le salaire (750f) de l'auxiliaire permanente, une jeune fille de vingt ans, payée 3 francs par jour (onze heures de travail) pendant 250 jours, le salaire (375f) d'un jeune homme de dix-huit ans payé également 3 franes pendant la période de presse (12 jours) ; et les sommes versées (350f ae quelques femmes travaillant toujours pour le compte de la façonnière dans leurs mansardes (§ 16 A). C'est un total que les petits salaires accordés aux deux fils portent environ à 1.850 francs, ce qui laisse à peu près 2.100 francs pour le salaire de la mêre et le bénéfice de de l'industrie.

Travail du fils aîné. — L'apprentissage de portefeuilliste : dix-huit mois sont écoulés et l'apprenti ne touche que 1f50 par jour. Le façonnier qui l'emploie se sent en face d'une femme seule et ne se hâte pas d'accorder des conditions meilleures. A l'atelier de sa mère le jeune ouvrier travaille deux heures par jour pendant trois mois et reçoit un salaire de 48 francs.

Travail du plus jeune fils. — Il remplace à l'atelier un apprenti mouleur qui aurait été payé 50 centimes les premiers six mois, 75 centimes les six mois suivants et ainsi de suite ; son gain dans l'année observée a été à cet égard de 26 francs.

Travaux accessoires et industries domestiques. — La petite industrie en chambre (hausinhustrie) tue les industries domestiques accessoires. qu constituent l'indépendance et la prospérité des familles paysannes. Hors de la morte saison, quel intervalle trouverait-on pour l'exercice detravaux compliqués'A ce moment, la mouleuse s'improvisetailleuse, modiste même ; mais le reste de l'année, le ménage est fort sacrifié, le raccommodage sommaire, le lavage effectué par une auxiliaire du dehors. L'apprenti joue le rôle de bonne, et est chargé des achats.

Mode d'existence de la famille

§ 9. Aliments et repas.

[188] Une santé ébranlée et un travail opiniâtre ont cette conséquence fatale, — telle est la liaison intime des phénomènes économiques, — d'amener dans le choix des aliments une préférence marquée pour le café, l'alcool. et les excitants, sel, poivre, vinaigre, épices. Nous pourrions citer des familles ouvrières soumises au surmenage industrielt qui se soutiennent par le rhum, l'eau-de-vie de marc, le sucre et les boissons aromatiques. ci, la terreur de l'alcoolisme a banni les liqueurs fortes. Tous les autres éléments se retrouvent et la tendance se vérifie.

A six heures, aussitôt après le lever, déjeuner avec du café noir, et des tartines beurrées.

A midi, repos d'une heure pour le dîner. La soupe est servie, à la mode flamande : soupe maigre le plus souvent, aux pommes de terre et haricots ; un plat de viande, bœuf bouilli, côtelettes ou beefsteal, rapidement cuit à la poêle ; parfois des légumes ; du fromage l'hiver, des fruits ou de la salade l'été.

Le soir, à 7 heures, halte identique et ordinaire fort semblable.

A la veillée, le sommeil est chassé par l'emploi du vin chaud.

En définitive, une asse grande variété dans le choix des mets, pour tâcher d'inciter la faim lente à venir, une distinction très nette entre le régime d'hiver et le régime d'été, où les légumes verts, les salades et les fruits prédominent. Assez de viande : le pot-au- feu presque chaque semaine. Mais tout cela en quantités modérées. Le faible poids de pain consommé indique la médiocrité de l'appétit chez les descendants d'une race habituée à une forte alimentation. Quelques faits généraux ressortent. D'abord, les jeunes gens ne sont placés que dans des ateliers rapprochés de la maison familiale : ainsi sont évitées les dépenses considérables des aliments pris au dehors, chez le débitant, et en même temps la fascination du comptoir où s'absorbent les canons et les petits verres. Ensuite, une forte proportion de la viande consommée par la famille est achetée toute cuite chez un restaurant voisin ; c'est une conséquence du sweating[189]system et de la désorganisation des soins domestiques qu'il entraine. Enfin aucun recours au crédit, l'économie la plus stricte.

§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.

L'habitation de la famille est naturellement située au cœur du Marais, au coin de la rue des Billettes, si célèbre au moyen aûge par le miracle du juif et de l'hostie, et devenue aujourd'hui le prolongement de la rue des Archives, vers la place Lobau. Là, au sommet de quatre étages, après avoir dépassé les élégantes plaques de cuivre des gainiers, fabricants de manches de cravache, bijoutiers même, qui s'entassent dans l'immeuble, un modeste appartement distribué à grand'peine dans un ancien grenier. Cinq petites pièces ; en bas, une cave. Dès l'entrée, un cachet artistique misérable. Notez ce trait. Dans la première chambre, — le salon. — une plante rare, un guéridon recouvert d'un mauvais tapis, tout autour de ce salon (l'imitation des classes riches est évidente). posés sur un petit secrétaire, ou accrochés aux murs, des modèles de cartonnage artistique, les chefs-d'euvre de l'atelier : un Méphistophélès ébauchant le geste d'attaquer sa sérénade, des chevaux, des personnages divers, des académies. une guiltare, — également en carton, — le tout entremêlé de vieilles cartes de géographie. Au fond, une salle qui sert d'atelier, avec le séchoir et les tables formant établi. A gauche, une petite cuisine ; une mansarde qui sert de débarras ou l'on a dressé un lit de fer ; une chambre plus grande à vieux meubles en noyer, lit à rideaux, commode-lavabo, garniture de cheminée de style antique, avec le globe de la coiffure de mariée, si fréquemment rencontré dans les ménages parisiens. Surface variant de 6 à 12 mq. par pièce. Hauteur générale 1m,95. Voilà le cadre de notre étude.

Meubles. : indiquant, malgré leur pauvreté, une copie du confort bourgeois............ 686f2.5.

1° Literie. — Un lit de fer grand modéle (serant à la mére et au plus jeune fil). 30f00: — 1 somnier, 40f 00; — 3 matelas (deux en laine et un en varech), 65f00; — 1 traversin, f00; — un oreiller, 6f00; — 2 couvertures et 1 couvre-pied, 14f00; — 1 édredon, 30f00; — 1 petit lit en fer (pour le fils aîné), lit-cage avec 1 matelas, 1 couverture, 1 couvre-pied. 1 traversin, 1 oreiller, 40f00. — Total, 230f00.

2° Mobilier de la pièce d'entrée format salon. — 1 bureau en noyer. 50f00; — 1 guéridon et 1 table en noyer. 6f00; — 4 chaises en noyer, 7f00; — 1 tapis 1eutre. 1 chemin de[190]molesquine, 5f00: — 2 jardinières avec dracrnas. 7f00; — 1 violon, 10f00 : — échantillons brevetés. chefs-d'euvre de l'aelier, mais propriété du fabricant (pour mémoire ; — cartes de geographie, menus objets, 5f00. — Total, 90f00.

3° Mobilier de la pièce serovant d'atelier. — Boite d'outils et séchoir (déjà mentionnés aux propriétés) ; — moules en plâtre et en fonte, propriété du fabricant (pour mémoire) ; — 2 tables en bois blanc, recouvertes d'une feuille de ainc, 9f00; — 4 escabeaux et chaises de paille, 5f00; — 1 coucou (horloge) 6f50 ; — cages d'oiseaux (serins et perruche), 10f00. — Total. 30f50.

4° Mobilier de la chambre à coucher (outre les 2 lits). — 1 commode noyer, 80f00: — 1 commode-toilette en noyer, 80f00; — 1 table de nuit en noyer, 10f00; — 1 garniture de cheminée, pendule et deux vases, 40f00; — 1 globe de verre renfermant une couronne de fleurs d'oranger, 5f00; — 1 paire de rideaux de lit. 1 paire de rideaux de fenétres, en coton rouge, 15f00; — tapis, 1f50 ; — objets divers. crucitix, 30f; — vieilles gravures artistiques, 20f; — 1 verre d'eau. 1 serviee a café (mentionnés ci-dessous). — Photographies, statuettes, vase, 5f25. — Total, 286f75.

5° Mobilier de la cuisine. — 1 buffet de cuisine, 10f00; — 1 table en bois noir, 5f00; — petite table en bois blanc, 2f00. — Tota, 17f00.

6° Mobilier de la chambre du fils aime outre le lit-cage). — Nombreux moules, propriété du fabricant (pour mémoire) ; — 1 étagere pour les livres, 2f00. — Total 2f00.

7° Livres. — Bibliothéque du fils aîné : Espionne (roman), Quatre-vingt-treize et NotreDame de Paris, Napoleon le Petit, de Victor Hugo ; livres scientifiques de Todière ; une vieille édition dépareillée de Voltaire (1734), etc. : — livres de l'apprenti : livres de classe ; papier, plumes, encre, etc. — Total, 30f00.

Linge de ménage............ 84f 30.

2 paires de draps en coton (grand modèle), 30f00; — 2 paires en coton (petit modèle), 14f00; — 6 taies d'oreillers en coton, 7f50; — 1 douzaine de serviettes, 7f80; — 1 douzaine de serviettes de table (fil), 4f50; — 1 nappe en coton, 3f00; — 1 douzaine d'essuie-mains et de torchons (forte toile), 8f00; — 2 paires de rideaux et 1 petit rideau, imitation guipure, 8f00; — divers, 1f50. — Total, 84f30.

Ustensiles............ 72f85.

1° Dépendant de la cheminée et du fourmil. — 1 poêle en fonte, 15f00; — pelle, pincettes et tisonnier, 0,75; — 1 seau a charbon, 0.95. — Total, 16f70.

2° Employés pour la préparation des aliments. — 1 cocotte (fer-lanc émaillé bleu, qui évite le récurage), 3f00; — 1 armite (occasion), 3f50; — 1 grande casserole, émail bleu, 1f 45; — 3 petites casseroles émaillées, 2f50; — 1 passoire, 0,45 ; — 1 cafetiére-filtre, 1f 45 ; — 1 moulin a café. 1f25: — 1 garde-manger, 0, 45: — couteaux. fourchettes, cuillers fer-blanc et métal anglais, 4f50 ; — plats et récipients divers, 2f00; — 5 assiettes à soupe en faïence, 0f90; — 12 assiettes ordinaires, faïence bleue, 4f20: — 6 verres, 0f90; — bouteilles, divers, 3f00; — 1 service à café en porcelaine, 6f00; — 1 verre d'eau, 5f00. — Total, 40f55.

3° Emplpoyés pour les soins de propreté et l'éclairage. — 1 garniture complète de lavabo, 3f50: — pot a cau et cuvette., vases, 1f50; — 1 broe, 0f95; — 1 Seau en fer battu, 3f00; — 1 bassine a laver la vaisselle (fer-blanc). 1f 45 : — 1 cuvette en fer battu (ordures), 1f5; — 1 lampe, 2f50; — 2 chandeliers, 0f75. — Total, 15f60.

Vêtements : copie exacte de ceux de la petite bourgeoisie............ 464f30.

VÊTEMENTS DE L'OUVRIÈRE (316f10).

1° Vêtements du dimanche. — 1 jaquette de drap noir, 10f00 ; — 1 costume en cacheire noir. 30f00; — 1 chapeau, 10f00; — l paire de bottines, 8f00: — 1 paire de gants de pcau, 1f25 ; — 1 parapluie, 3f00 ; — 1 ombrelle, 2f00. — Total, 64f25.

[191] 2° Vêtements des jours ordinaires, se confondant avec ceux de travail. — 2 jupons (vieilles robes). 5f00; — 2 caumisoles de coton blane. 2f00; — 1 corset, 3f50; — 2 pantalons en coton, 1f95; — 8 chemises en coton, 10f00 ; — 4 gilets de lanelle, 4f00; — 4 paires de bas de laine, 4f50. — 4 paires de bas de coton, 1f50: — 2 paires de chaussures detresses, 3f50; — 1 tablier de travail enveloppant tout le corps, 8f00; — 1 tablier en toile bleue pour soins domestiques, 2f00; — 1 châle de laine noire, 5f00 ; — 1 foulard, 0f90. — Total, 51f85.

3° Bijoux. — Montre et chaîne d'or (au Mont-de-Piété,§ 15, sect. V), 140f00; — boucles d'oreilles, 60f00. — Total, 200f00.

Vêtements du fils aîné (94f90).

1° Vêtements du dimanche. — 1 pélerine à capuchon en drap (dite lorrai, 5f50 ; — 1 costume complet (jaquette, gilet, pantalon) en drap noir bleuté, 20f00; — 1 chapeau de feutre, 2f 40. — Total, 27f 90.

2° Vêtements des jours ordinaires. — 1 veston et 1 pantalon de velours achetés au Jean-Bart, 10f 00; — 1 gilet de laine, 6f50; — 4 chemises de coton (couleur, 7f00: — 4 chemises blanches de coton (col et manchettes en toile), 9f00; — 3 gilets de flanelle. 4f 50; — 5 paires de chaussettes en coton, 3f00; — 2 cravates, 0f60 ; — 1 cache-nez, 2f00; — 1 courroie, 0f90; — 1 béret de laine, 1f50: — 2 paires de souliers, 15f00. — Total, 60f00. 3° e(ements d'atelierˉ. — 2 blouses blanches, 7f00. — Total, 7f00.

VÊTEMENTS DU PLUS JEUNE FILS (53 f30).

1° Vêtements du dimanche. — 1 pélerine à capuchon en drap (dite lorrain). 4f00; — 1 costume complet, couleur sombre, 12f00: — 1 chapeau de feutre, 2f40. — Total, 18f40.

2° Vêtements des jours ordinaires. — 1 veston et un pantalon velours, 8f00; — 1 gilet de laine, 3f00: — 4 chemises de coton (couleur), 5f00; — 4 chemises blanches de coton, 4f 00; — 5 paires de chaussettes en coton, 2f50 ; — 2 cravates, 0f70 ; — 1 cache-nez. 2f00; — 1 courroie, 0f80; —. 1 béret de laine, 0f90; — 2 paires de souliers, 6f00. — Total, 32f90.

3° Vêtements d'atelier. — 1 blouse, 2f 00. — Total, 2f00.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 1307f 70.

§ 11. Récréations.

C'est en général ce paragraphe des récréations, dont le titre ne devrait éveiller que des idées paisibles, qui fait apparaître le plus sombre côté de la question ouvrière. A mesure que les oppositions de fortunes s'accentuent, à mesure qu'autour de nous, à Paris, il se crée face à face deux cités, la cité des riches, le parc Monceau, les Champs-Elysées, avec leur étalage de luxe et de fête, la cité des pauvres, faubourg Saint-Antoine, Belleville, place d'talie ou Marais, avec les recoins où le suveating system s'allie à la dure réglementation des grandes usines, une communication incessante hausse les idées du prolétaire au niveau de celles du parvenu. Lui aussi concoit un programme joyeux et satisfait de la vie. Laissons de coté les plaisirs brutaux qui désorganisent l'individu à brève échéance, débauche,[192]jeu ou ivrognerie. Prenons les distractions honnêtes, délicates, celles qui fortifient l'esprit et l'affinent. Il les revendique, il s'en empare ; aux théâtres, dans les musées, aux concerts du dimanche, il se montre connaisseur sensé et sait applaudir aux bons endroits. Ses lectures. la bibliothèque fréquentée. le journal parcouru avidement du coin de l'eil sur la table du déjeuner, l'ont hissé tant bien que mal vers les échappées intellectuelles. Il se prélasse à l'aise au milieu des doctrines, — et son livre de paye, au lieu de constater l'accroissement de ses ressources, témoigne d'un affaissement chaque jour plus marqué. Tel est l'état d'esprit de l'ouvrière, surtout celui des deux jeunes gens. Le côté patriarcal de leur vie du dimanche, les après-midi passés chez la grand'mère, les repas en commun, les longs et calmes retours du soir ne doivent pas masquer ce que cette montée irrésistible des besoins ouvriers renferme de sourdes colères et de souffrances.

Ne serait-il pas politique de relever, là aussi, le prestige des jeux physiques Le « mail » jadis était l'annexe obligatoire de la plus petite ville, et les écrivains du dix-huitième siècle nous décrivent à chaque instant les bals du dimanche des artisans de l'Ancien Régime. Mais quel moyen d'empêcher l'apprenti, qui s'habille à la bourgeoise, de copier les passe-temps actuels d'un bourgeois bien élevé2

Histoire de la famille

§ 12. Phases principales de l'existence.

L'ouvrière est ille d'un forgeron lillois. Elle avait quatre ans, lorsqu'en 1856 elle quitta le faubourg natal et arriva avec tous les siens dans le grand Paris, à Montmartre. Sa mère, habile cuisinière, fonda un petit débit ; le père rapportait des journées assez fortes. Mais en 1866 celui-ci mourut. Il y eut alors un moment de pauvreté extrême ; le restaurant, qui avait pour annexe un ôtel meublé. périclita ; la charge de deux enfants à élever, un fils, une fille, est lourde pour le seul travail d'une femme : la charité privée dut intervenir, et l'ouvrière Se souvient avecc reconnaissance d'une riche visiteuse, la comtesse de N'.qui l'avait prise sous sa protection particulière, et lui ofrit une[193]place de femme de chambre. Mais la domesticité, c'est le servage. Une maîtresse aussi rigoriste n'interdirait-elle pas les romans, cette grande passion de la fillette à quatorze ans n'interdirait-elle pas surtout le théâtre, qu'elle connaissait peu. qu'elle rêvait déjà ? La gamine de Paris voulait le plein air, et avait la terreur de toute cage, si dorée qu'elle fût. Elle l'a regrettée depuis, cette cage. Donc elle devint ouvrière, ouvrière de luxe, passementière. Ce fut assez court. n atelier de mouleuse en cartonnage, dirigé par une femme sérieuse, pieuse même, et qui passait alors pour la plus habile en cet art, ou les artistes restent si clair-semés, l'attira par le salaire assez élevé de l'époque. Elle fut bientôt l'élève préférée de sa patronne, qui parait avoir réalisé un de ces types stables de fabricant parisien d'il y a cinquante ans. D'assez longues années s'écoulèrent, dans la régularité mécanique d'un labeur quotidien, qui avait fait de la jeune fille une des premières mouleuses de la place.

En 1873, c'est la seconde étape : le mariage et aussi la période de grandeur, suivie bientôt dedécadence. Victor L*** était ouvrier peintre. Cette corporation a toujours produit de beaux parleurs. Bavard, plein d'aplomb, joli homme d'ailleurs, c'était un mari séduisant pour une jeune fille romanesque : ses terribles vices de « Sublime » se dérobaient sous des apparences dégagées, mais correctes : point d'irréligion trop flagrante — les Wallons sont pétris de catholicisme — pas de fréquentations révolutionnaires, mais plutôt des attaches bonapartistes ; il contait avec complaisance comment son père, peintre sans travail, l'avait placé, lui gamin de di ans, sur le passage de l'empereur au retour triomphal des troupes d'Italie, et avec quelle émotion il avait jeté dans la voiture impériale une supplique, qui dès le lendemain fit appeler le père et l'enfant aux 'uileries : malgré ce contact avec le pouvoir, qui lui faisait parler avec force détails d'entreprises de décoration fréquemment renouvelées au Palais, une insubordination naturelle, impatiente de tout joug, l'avait fait passer par les compagnies de discipline pour rébellion. — Bien vite Vietor L'', sut apprécier la valeur artistique de sa femme, et il résolut d'en tirer parti. Brusquement, sans souci des scrupules de l'ouvrière, il la forca de s'établir à son compte ; il débaucha pour elle et malgré elle les pratiques de cette patronne si dévouée qui la traitait quelque peu en fille adoptive. Un fabricant de jouets du Marais songeait alors à créer un article nouveau, inédit par sa perfection artistique, et assurant le premier pas à la France dans la grande exposition de 1878, qui se[194]préparait. l'n traité fut signé en 1876. Le fabricant et ses collaborateurs devaient établir le type du jouet : l'ouvrière serait chargée du cartonnage, le peintre, de la décoration; l'habillage et la vente étaient réservées au fabricant. On choisit comme modèle de la tête du personnage les traits de la statue de Henri 1V enfant : et l'on se mit à l'œuvre. Le succès du nouveau jouet français fut écrasant. Mais le fabricant, en commercant expert, s'aperçut qu'il fallait se dégager de ce peintre qui avait fourni l'idée artistique, et de cette mouleuse qui avait apporté à la création désormais fameuse le soin des détails, l'habileté de l'exécution. Aussitôt qu'un personnel jeune, formé par la direction des associés de la première heure, lui permit d'assurer le lendemain de l'entreprise, il se débarrassa de ses voisins compromettants par un de ces crocs-en-jambe juridiques, qu'autorisent les traités subtilement rédigés. Grande colère du «Sublime », et indignation désolée de la pauvre femme. On plaida, et il fut prouvé par plusieurs jugements que des salariés peuvent toujours être remerciés, et que le fait de ne pas intervenir au moment de la prise du brevet d'invention démontre surabondamment le mal fondé de toute prétention à la découverte. Ce fut alors que la désorganisation de cette famille commeņa. bLes joyeuses lippées du peintre toujours viveur se transformérent en ivresses ininterrompues. Le désespoir fut le prétexte. La débauche suivit bientôt l'alcoolisme. Au retour d'une maladie qui l'avait retenue une semaine chez sa mère, l'ouvrière trouva la chambre vide, le mobilier avait été vendu; elle restait seule avec deux enfants à élever ; pour tout avoir, il lui demeurait deux tables de bois blanc, qui n'avaient pas trouvé preneur.

Courageusement, elle se mit à commencer une nouvelle phase de sa vie. ''out d'abord, elle fit constater judiciairement la séparation de fait et obtint la garde de ses fils 1881). Le fabricant, qui la voyant sans ressources et sans appui espérait l'utiliser à peu de frais et en toute sécurité, lui offrit 1.800 francs, la table et le logement pour fonder Berlin une fabrique du jouet à la mode. Elle ne voulut pas transporter à l'étranger une branche de l'industrie nationale et refusa. Néanmoins elle accepta des commandes comme faconnière, ce qui semblait passer condamnation sur les différends d'autrefois. Peu à peu, elle épargna et, pièce à pièce, acquit son mobilier. puis racheta des hardes. Mais les enfants grandirent et les dépenses également. Malgré l'appui dévoué de la mère, qui a cependant à soutenir son lils, garçon d'ltel dans le quartier des halles, il sembla un moment que la défaite[195]de la vie devenait définitive. La maladieterrassa l'ouvrière, la condamna à six mois de souffrances et d'inaction. Mais la santé est revenue, le labeur a été repris, et aujourd'hui un seul point la préoccupe : l'avenir de ses fils. L'un, le portefeuilliste, a son gagne-pain assuré ; le plus jeune a été placé, grâce au patronage officieux que lui ont valu les enquêtes monographiques (§ 3 et 22). Chaque jour, elle leur met sous les yeux l'inconduite de leur père, sacrifiant ainsi à la moralité l'autorité paternelle, et elle déchire sans les lire les supplications de l'ivrogne, qui avec entêtement demande à être repris à ce foyer que ses vices lui ont fait abandonner.

§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

Jamais absence plus complète de l'idée de mutualité ne s'est rencontrée dans aucune famille ouvrière. Pas une seule de ces assurances variées, que l'ingéniosité contemporaine a multipliées contre chacun des accidents de l'existence.

Et pourant tous les malheurs sont venus fondre successivement sur cette famille ouvriêre : ruine, inconduite du chef, maladies de la mère, santé débile des fils ; etc. Mais toujours les anciennes défenses des époques antérieures ont paru suffire : la vaillance à soutenir les tâches les plus lourdes ; l'épargne, également, car on ne peut refuser l'esprit d'épargne à cette femme, qui a reconquis insensiblement ses meubles vendus. A côté de l'énergie individuelle a surgi l'esprit de famille, l'union intime de ce petit groupe, la grand'mère, sa fille et son fils, qui ont montré vis-à-vis de leurs misères réciproques un dévouement toujours prèt ; des secours en sont venus sans discontinuité, nourriture des après-midi du dimanche, prêts d'argent aux époques de crise, et c'est graùce à cet esprit de famille que tous les bijoux n'ont pas été cédés à vil prix, que la dette au Mont-de-Piété ne dépasse pas 40 francs, et que les livrets Crespin n'indiquent pas de plus nombreux achats. Enfin, au-dessus de tout. la charité est intervenue : celle des particuliers (§ 3,12,22) ; celle de l'Etat, à diverses reprises ; enfin depuis peu celle de l'Église (§ 22). Ainsi, travail, famille, patronage, ces trois grandes forces des sociétés anciennes, restent encore la base des civilisations d'aujourd'hui.

Éléments divers de la constitution sociale

FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE;

PARTICULARITÉS REMARQUABLES ;

APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES; CONCLUSION.

§ 17. DES CAUSES DERNIÈRES DE LA FORME DES INDUSTRIES.

[208] Lorsqu'on s'engage dans ce fouillis d'industries disparates qui s'appelle le Marais, avec ses entre-croisements de spécialités inconnues du profane, et toujours prêtes à le tromper sous de fausses ressemblances, comment s'orienter et reconnaître à leur simple silhouette les formes fuyantes qui défilent devant les yeu2 Allons-nous trouver la petite industrie dans la préparation du caoutchouc ; et de vastes usines de manches de cravaches vont-elles ouvrir devant nous leurs grilles à deux battants Tout visiter n'est qu'un rêve. Sur quel signe extérieur deviner au moins les traits généraux, afin de s'élever peu à peu à la conscience de l'ensemble2

Il est à cet égard un procédé assez simple que dejà nous avons indiqué ailleurs. Il sufit de jeter les yeux sur le « dénombrement de la Ville de Paris et de feuilleter le relevé spécial des professions à chaque article, patrons et ouvriers se font face ; et comme la moyenne de la petite industrie au Marais est de dix ouvriers pour un patron. partout où cette proportion n'est pas atteinte, vous pouvez pressentir. sauf exceptions, l'industrie en chambre ; partout où cette proportion est dépassée, vous pouvez alirmer l'existence des « manufactures », des grands ateliers. Malheureusement, ce procédé n'est pas infaillible. Les groupements de la statistique du D Bertillon sont fort vastes et rapprochent des éléments très divers : de plus, en fait de statistique, il[209]est souvent dificile d'aller au delà des grands nombres et de répondre de l'exactitude des détails.

Le mieux est encore de recourir à l'examen des faits. Dans la spécialité examinée, ce qu'on est convenu d'appeler « capital », c'est-àdire loyer, outillage, matiére première. prend-il actuellement, étant donné le milieu, une importance décisive parmi les éléments de la production ; sommes-nous acculés à la nécessité de vastes halls, de puissantes machines, d'achats de bois coûteux, de balles de coton innombrables, de substances chères et tirées d'outre-mer ; alors la grande usine est de rigueur. La s main-d'œuvre », au contraire, l'énergie individuelle a-t-elle conservé la primauté : a-t-elle toute facilité pour se procurer quelques mètres carrés dans un immeuble quelconque, cent francs d'outils, un petit lot, incessamment renouvelé, de matiêre première ; c'est le règne du petit atelier ; en vertu de ce fait permanent que, surtout au degré de notre civilisation, l'homme ne se groupe que s'il y est contraint, et s'isole de préférence, si rien ne fait obstacle a sa liberté10.

Cette simple remarque, qu'il est pourtant facile de vérifier en quelques instants, a été contestée par d'éminents économistes allemands : «A notre point de vue, écrivent-ils, la dernière cause de la séquence des différentes formes d'industrie git dans les conditions du débit, de l'écoulement des marchandises11. Après avoir constaté que les deux points de vue se contredisent moins qu'on ne le suppose, — fait d'ailleurs reconnu par des représentants autorisés de l'opinion allemande, — examinons ce qu'il y a de juste et d'exagéré dans la théorie des universités d'outre-Rhin.

Rien ne parait plus évident que cette explication lorsqu'on s'appuie principalement sur l'observation historique. Quels sont les débouchés d'une ville du moyen âge Sauf exception, la ville elle-même ; la petite industrie est la seule pratiquée. Quels sont les débouchés de Manchester, du Creusot, de Bochum Le monde entier ; et la grande industrie seule peut se mesurer avec un client semblable.

Cependant, prenons à l'heure actuelle, en 1892, un produit quelconque, très complexe, et nécessitant le concours de plusieurs spécialités : la poupée. La situation économique générale est rigoureusement identique pour toutes ces spécialités, puisqu'elle pèse sur le[210]produit unique que celles-ci ont toutes contribué à créer : grands magasins, gros commissionnaires de l'intérieur et de l'extérieur, bazars moyens, humbles boutiques s'approvisionnant sans intermédiaire. dépôts. soldeurs, etc., etc., ne peuvent pas ici, puisqu'il s'agit d'un seul et même objet, offrir des conditions différentes « de débit, d'écoulement des marchandises ». Et néanmoins le gros fabricant, qui traite de la livraison avec les maisons de commerce, a un rôle double : il est grand industriel pour le moulage et la cuisson du carton-pâte, qui nécessite une trituration de la matiere première sur grande échelle, force balanciers à estamper, un four coûteux à construire et à entretenir ; il est grand entrepositaire vis-à-vis des mouleuses en cartonnage, qui travaillent, comme l'ouvrière monographiée, avec un moule portatifet quelques francs de papier d'emballage. Dans le premier cas, c'est la grande usine ; dans le second, l'atelier à domicile ou en chambre, qui se retrouve de même pour les tailleuses et les lingères, tandis que de même aussi la grande industrie reprend tout son empire pour les poupées non plus en carton, mais en caoutchouc ou en bois.

Et la cause, quelle est-elle ? a Je n'irai jamais me lancer dans une vaste installation, vous dira le premier contre-maître venu, lorsque pour un prix a peine supérieur les ouvriers me fourniront chez eux, sans loyer pour moi, avec transport à leur charge, les produits dont j'ai besoin. » Est-il possible de mieux indiquer que la « dernière cause de la séquence » réside dans le rapport réciproque, très mobile, il est vrai, des éléments techniques de la production : capital, matière première, main-d'œuvre2

Mais, pourrait-on dire, votre exemple ne met pas face à face l'usine et la petite industrie, mais l'usine et ce que l'école de Fr. Le Play désigne sous le nom de « fabrique collective », c'est-à-dire le groupement d'un intermédiaire puissant et de petits ateliers.

En effet. mais précisément cela détermine avec netteté la part de vérité contenue dans l'explication des professeurs de ienne et de Munich. La petite industrie, telle que le moyen âge la concevait, ne peut se maintenir que là où les conditions commerciales d'abord, techniques ensuite, restent identiques supposez une clientèle toujours restreinte: lestraités avec des intermédiaires très nombreux par rapport à la faible quantité des produits livrés, et de plus la prédominance obligatoire de la main-d'euvre : vous constatez le staltu uo, invariable à peu de chose près, tel qu'il existe pour cette spécialité des sujets abillés. des automates. à laquelle se rattache l'ouvrière monographiée. Mais[211]c'est là un phénomène d'exception. Presque partout les conditions du débit ont changé : comme jadis même au moyen âge, en divers centres privilégiés qui ne rencontraient pas de rivaux pour certains articles de luxe, les « rois actuels des Merciers », les gros intermédiaires doivent centraliser les produits : ils le doivent d'autant plus que la vente moderne est basée sur un jeu de bénéfices, qu'on peut désigner sous le nom de compensation n et qui consiste à livrer certains produits à perte comme amorce ou réclame afin d'accumuler les profits sur certains autres. Et voilà pourquoi l'industrie se divise aujourd'hui en deux grandes catégories : manufactures ou usines, et fabriques collectives ou agglomérations d'ateliers à domicile ; elles ont leur cause de dissemblance, non pas dans le caractère généralement commun des conditions de débit partout transformées. mais dans le caractêre toujours opposé des conditions techniques du milieu.

§ 18. DU ROLE DES GRANDS MAGASINS D SUR L'INDUSTRIE.

Ainsi que nous l'avons longuement développé dans nos benistes du faubourg Saint-lntoine et ainsi que presque en même temps M. le professeur Mataja le faisait ressortir avec rigueur dans sa très remarquable étude : « Grands magasins et petit commerce12 », l'action des grands magasins sur les entreprises commerciales concurrentes n'offre pas, à beaucoup de choses près, un intérêt aussi émouvant que leur action sur le groupement producteur. grande, moyenne ou petite industrie.

Par les procédés bien connus du luxe de l'étalage, de l'amoncellement des objets les plus divers, du prix-fixe, des échanges, des rendus, stimulés par une prodigieuse réclame, les grands magasins sont arrivés à accaparer une très forte proportion de la vente de « l'artiele de Paris et par suite du jouet ». Suivant la variation des conditions techniques, précisées dans le paragraphe précédent, ils se trouvent en présence : 1° de vastes usines, qui traitent avec eux librement, en collaborateurs soucieux de leur indépendance et convaincus de leur force ; 2° de non moins vastes fabriques collectives, qui ont consenti à dirig er de leur côté le travail de la foule infinie des petits ateliers ; 3° d'usines[212]et de fabriques collectives moins puissantes, plus timides, déjà plus asservies ; 4° enfin directement de petits ateliers nombreux, vis-àvis desquels ils ont supprimé le rouage intermédiaire, chef de l'ancienne fabrique collective, et qu'ils ont fait rentrer purement et simplement dans leur domaine immédiat13.

Sur toutes ces spécialités de l'article de Paris et du jouet, les conséquences paraissent identiques aux hommes du métier.

Les grands magasins ont suscité, — c'est le côté bienfaisant, — une production inconnue de l'époque antérieure. Les quelques milliers de francs d'affaires des petits ateliers du Marais de jadis ont été remplacés par des commandes brusques de 100.000, 200.000 francs : le résultat était fatal, puisque par la magie du décor et l'incitation constante aux achats imprévoyants, ils ont fait pénétrer les besoins de la haute classe jusque dans les couches les plus iumbles du tiers état.

Mais ils ont abaissé les cours, — c'est le côté dangereux au point de vue industriel, — multiplié les « escomptes » ou remises sur le prix fort, acculant le producteur à un camelotage forcé de l'article, et par toutes sortes de manœuvres savantes où rentre la tactique bien connue du sweating spsem, ils en sont venus à vendre jusqu'en dessous du prix de revient.

Dans cette bataille de tous les instants, où le rouage commercial use le rouage industriel, il se produit un double mouvement assez curieux. D'une part, le grand magasin tenant à sa merci avec une facilité sans égale le petit atelier, a intérêt à l'émiettement de l'industrie, dans toutes les spécialités où les conditions techniques ne suppriment pas cette forme de groupement producteur : ses plus forts bénéfices seraient réalisés dans l'hypothèse théorique ou il pourrait transformer chacun de ses rayons en centre de fabrique collective directe : l'achat au-dessous de la valeur normale deviendrait presque la règle.

Mais d'autre part, le grand magasin fait retomber sur les fournisseurs la charge de l'entrepôt; autrement dit le rayon ne s'approvisionne que pour les deux tiers du mois, et la maison de fabrication doit, sous peine de perdre une clientèle assiégée par la concurrence, se tenir prête aux commissions » les plus imprévues. En outre, par l'usage du paiement à terme (fin du mois qui suit le mois d'achat), le gra nd magasin se ménage toujours de la part du fabricant un service[213]de prèt gratuit. puisqu'il touche son argent comptant au moyen des ventes et qu'il ne le rembourse qu'un mois et demi plus tard. Enfin le jeu de la compensation des bénéfices (cette tactique commerciale qui dans les plus humbles entreprises pousse à amorcer le client par une vente à perte afin de se rattraper sur d'autres marchés très avantageux) vient rendre précaire le sort de toute une série de fabricants. les patrons des spécialités sur lesquelles s'est abattue la spéculation de la réclame. Il en résulte que pour résister, le producteur doit disposer de vastes entrepôts, d'un fonds de roulement considérable, d'une puissance suffisante pour grouper la spécialité rémunératrice et la spécialité réclame. Tout cela, c'est, au sens vulgaire du mot, le capital : grands usiniers, grands chefs de fabriques collectives, voilà par un autre retour ce que fait surgir le grand magasin.

Dans une lutte d'intérêt, qui dit indépendance dit égalité de forces. Vis-à-vis du grand magasin, le grand intermédiaire seul peut rester tête haute : — saut à peser durement sur ses auxiliaires, ouvriers embri gadés. faconniers isolés à domicile. Quand le groupement de production sera à la hauteur du groupement commercial, il n'y aura quec peu de chose de change (au point de vue économique) avec la situation ancienne, epoque de rapports paternels entre la petite boutique et le petit atelier. Tous les facteurs auront été multipliés : la proportion restera identique.

§ 19. DE LA SPÉCIALITÉ MÉTAL HAUT LUXE DANS LE OUET.

Cette spécialité, d'où relêve la façonnière mouleuse précédemment monographiée, est qualifiée par les commissionnaires catégorie des articles riches ou sujets habillés. C'est une juxtaposition de petits ateliers tous fixés au Marais, de cinq à six ouvriers chacun, sans compter les ouvrières, atteignant 200.000, 130.000, 30.000 francs d'affaires, ceux des Bontemps, des Vichy, des Boullet, des Phalibois, des Lambert. A elle appartiennent, malgrésa faible importance numérique, presque tous les succès des expositions. Le métier d'horloger mécanicien en forme la base, l'âme même ; l'habillage, joint au cartonnage élégant et sans cesse perfectionné, y fournit l'attrait et le piquant. Le sveatimg sgs tem n'y peut atteindre l'intensité signalée en d'autres spécialités.

Au second étage d'une maison dela rue l'astourelle, à deux pas de la rue[214]de Beauce, — véritable décor du seizième siècle, — un magasin et un atelier juxtaposés s'annoncent du palier par la large plaque de cuivre où flamboient, autour du nom du fabricant, les deux mots toujours accouplés : Commission-xportation. Dans les vitrines qu'un commis fait admirer à deux acheteurs, qui ont conservé l'illusion très parisienne des avantages de l'achat direct en fabrique, la tradition même de Maucanson ; la filiation la plus authentique de la célébre joueuse de clavecin : des oiseaux chanteurs ; un personnage qui déjeune en froncant les sourcils et appelant le garçon du geste ; deux pierrots qui s'endorment comiquement en exécutant les compositions d'un professeur de musique : deux bustes de clovns grandeur nature, qui sortent d'un immense tambour de basque et dont l'un enfonce le chapeau à haute forme de l'autre par un mouvement lent et saccadé ; une joueuse de harpe, comme dernier modèle. Article le plus bas : 90 francs ; — le plus élevé : 1.200 francs. Ici les plus pures coutumes de la spécialité ont été conservées ; c'est le point d'honneur du chef d'atelier, dont les concurrents sourient un peu comme du représentant le plus parfait de l'antique routine. Cartonnage et habillage, voilà sa grande affaire. Tel est pour lui, et son erreur est p alpable au point de vue scientifique, le principe de la spécialité. Que lui importe le moteur ? Il a assisté à la naissance du genre, ce madré Parisien né d'un macon limousin et d'une journalière champenoise ; il se rappelle le temps où l'officier de cavalerie Tharin en découvrit le principe dans ce cartonnage découpé, inventé à Belleville, multiplié par la fabrication allemande, qui, depuis un demisiécle d'étrennes, écarte les bras et tire son ligneul sous l'action d'un caoutchouc, unique moteur des articulations. Alors toute une suite de tableaux champêtres furent créés, d'abord plats, plus tard à plans superposés comme un décor de théâtre, oùune femme passe, une porte s'ouvre, une horloge marque l'heure, le tout obéissant à un système d'engrenages, mus non par l'eau, mais par le sablier. Le sablier à cuire les ufs, imitation de la clepsydre antique, céda la place, comme son aînée, à un mouvement d'horlogerie ; les personnages du tableau s'isolèrent, devinrent des statuettes. En l'écoutant, vous avez sous les yeux toute cette évolution, documentée par une galerie d'essais historiques qui meublent l'atelier : aussi affirme-t-il bien haut qu'il sort du cartonnage ; un de ses confrères est sculpteur, les autres sonthorlogers, mécaniciens, mais lui s'obstine à ignorer la mécanique. Il revendique comme sa part personnellel'idée dumodele nouveau, qui chaque année vient donner la poussée aux inventions des années précédentes, toujours[215]réduites à untrès petit nombre d'exemplaires. Lui et sa famille. son fils qui connait le dessin et le modelage, — en tout huit personnes, — se réservent la matérialisation de cette fantaisie inédite qui doit s'exécuter dans l'ombre pour apparaître tout d'un coup. Bien entendu, comme annexes, des collaborations qui s'ignorent : un sculpteur fabrique les moules en plâtre et une ouvrière mouleuse les reçoit pour en faire sortir avec un admirable fini la tête, les mains, le torse et les membres du sujet. Mais l'atelier familial ne laisse pas à d'autres l'habillage, toujours décisif, et la peinture. Le mouvement d'horlogerie est acheté à la maison Japy, par exemple, qui a monopolisé ce genre d'industrie; l'instrument de musique qui chante dans le piédestal vient de la maison L. de Montbéliard; et un collaborateur discret. dont nul ne parle, mais qui possêde en réalité une importance majeure, horloger bohême payé aux pièces. ajuste les fils métalliques, qui du mouvement d'horlogerie aboutissent à travers la jambe gauche du personnage, aux bras. à la tête. aux paupieres, et communiquent le mouvement.

C'est ce petit rouage passé sous silence qui, agrandi, va constituer les maisons rivales, plus modernes. visant à la répétition du même article, au point que l'une d'elles, sans le mouvement d'horlogerie scrupuleusement conservé, viendrait se fondre dans la catégorie du jouet métal mû mécaniquement. 'n atelier d'horlogerie, — 2 ouvriers, 1 apprenti, 1 journalier ; — un atelier de tailleuses et modistes de haut luxe, — 6 femmes, — voilà ce que nous rencontrons à quelques pas plus loin, rue des Archives. Le chef de la maison, intelligent et plein d'audace, fils de ruraux ruinés qui se transplantèrent tout d'un coup sur le sol de Paris, est horloger, mécanicien de profession, apprenti d'abord dans une fabrique d'automates de luxe, plus tard contre-maître, pour inir par un établissement personnel. Lui aussi a ses auxiliaires extérieurs : lui aussi fait modeler ses créations sans les déposer suivant les formalités légales, par l'excellente raison que son euvre est un composé de mille détails insaisissables par la formule du dépôt, et que la seule garantie contre les imitations trop fidèles, c'est la marche incessante vers le nouveau ; lui aussi remet ses matrices, — en fonte d'acier cette fois, — à la mouleuse en cartonnage, et achète au dehors les mouvements d'horlogerie aussi bien que les instruments de musique : mais il considère comme un secret capital la construction du garnissage métallique, — les ficelles du pantin antique ; — et il le fabrique luimême avec ses deux ouvriers payés 70 centimes l'heure ; on apprenti. logé et nourri avec 3 fr. 50 de pièces par semaine, et l'homme de peine.[216]pour manier le tour à percer les rondelles qui maintiendront les têtes. Donc sur le même plan, la sombre chambre où s'entassent les établis et les étaux. et l'atelier élégant où, dans la lumiêre claire, tailleuses. modistes et peintres donnent la dernière main au chef-d'œuvre : le bébéliseur, par exemple, reproduit à un nombre considérable d'exemplaires ou encore les pièces fameuses d'exposition : la mariée qui salue, le Méphistophéles chantant sa sérénade. Ici, en définitive, avec une collaboration domestique où la part de la femme est dominante, la confiance. la sécurité du lendemain. Ce n'est pas le mépris de la grande concurrente, l'Allemagne, dont les cartonnages admirablement terminés sont offerts à un bon marché tel que la grosse de têtes livrée à 125 francs en France, s'abaisse brusquement à 60 francs ; mais c'est l'indifférence à l'égard des dangers immédiats. C'est aussi l'indépendance vis-à-vis des grands magasins, dont les expositions d'échantillons, exigées pour fixer le choix du chef de rayon acheteur, défraîchissent les créations nouvelles ; c'est surtout une préférence marquée pour la vente directe, soit aux négociants de province, qui voient dans l'automate de luxe une réclame pour leur étalage, soit aux riches familles d'outre-mer, — débouché principal de la plus parisienne et de la plus prospère des spécialités du jouet organisées en petites industries.

§ 20. SUR UNE « FABRIQUE COLLECTIVE » DE POUPÉES DE HAUT LUNE14.

Le bébé de luxe, le bébé national, le bébé Jumcau, dont l'incomparable réclame ne le cède guère qu'à celle de certains produits de la pharmacie contemporaine, reçoit le jour en deux usines, à Montreuil, soigneusement séparées pour que la première, la porcelainerie 64, rue Francois Arago), ne communique pas l'incendie à la seconde, l'usine du cartonnage (152, rue de Paris).

C'est à cette première usine, la porcelainerie, qu'un contre-maître va nous conduire. Là, dans le cabinet des modèles, le musée des têtes, dépôt des types de la maison, nous allons rencontrer comme l'ame même de l'entreprise, les dix-sept masques de plâtre, modelés jadis par les plus célèbres sculpteurs-artistes ; les seize numéros qui se suivent par ordre de grandeur, de 1 à 16, et le dernier. appelé[217]numéro 20, isolé à cause de sa monstrueuse grosseur. Dès ce premier pas le visiteur constate la recherche irréprochablement conciencieuse de la bonne exécution, le culte de l'art admiré en lui-même, qui resta incontestablement la marque distinctive de la maison Jumeau.

Un premier atelier, celui du sculpteur, le sculpteur ouvrier, celui-là. Ici se fabriquent les moules en plàtrc, sur les modèles ; le tout dépassant, d'un cinquième environ, la grandeur réelle que l'on veut obtenir, car il faut tenir compte du resserrement qui se produit à la cuisson. Cette intervention des moules ou formes se retrouve décidément à la base de toutes les spécialités du jouet. Elle se rencontre dans la catégorie métal, dans la spécialité du cartonnage, étudiée précédemment. C'est le moule qui lance l'idée artistique sous laquelle la matière va docilement se plier.

A partir de ce moment, vous allez suivre la filiation banale de toutes les fabriques de porcelaines. Vous verrez le dépôt du « kaolin »», la ine terre amenée à grands frais de Limoges, pourrissant pendant trois mois ettamisée à plusieurs reprises dans la soie ; plus loin la vaste salle, couverte d'une étincelante poussière blanche, où le laolin, passé à l'état de liquide, est transporté dans de hautes fontaines de fer-blanc à robinet de cuivre. Les moules sont apportés sous les robinets ; puis on les retire. Au bout de six heures le dépôt sera suffisant pour fournir une tête. Ensuite ce sera l'œuvre de l'immense four en terre ré fractaire, où les têtes rangées sur des clous resteront pendant vingt-quatre heures soumises à une température de 1.800 degrés. Et vous aure entre les mains une tête terminée en un sens, un pàle visage de porcelaine dure, une expression de statuette à l'œil agrandi et vide. La vie manque, et l'on va y remédier, lorsqu'apres le triage, qui jonchera le sol de débris, des femmes auront enlevé la prunelle de porcelaine, l'eil sans regard, et pratiqué le trou ovale où seront fixés les yeux de verre, les yeux d'enfant.

C'est la seconde usine qui fournit les yeux, et cependant, pour que le tableau soit complet, il faut en parler ici. L'atelier n'est pas aveuglant de lumière, comme celui que nous venons de quitter ; c'est dans l'obscurité que travaillent les ouvrières. Chacune d'elles darde devant elle la longue flamme du chalumeau à ga, écrase un bàton d'émail, qui forme le globe, puis, fixant au milieu un petit bâton d'une composition particulière, variable suivant la couleur des yeux, bleus ou noirs, variable aussi suivant les maisons, aconne la prunelle, en rayonnant tout autour de la pupille avec une pointe d'acier, alin d'obtenir[218]par un tour de main particulier, du moins pour les numéros supérieurs (à partir du numéro 7) l'expression vivante de l'eil humain. Cette fabrication est une gloire française ; l'industrie allemande ne la connait pas. Aussi, pour deviner la véritable nationalité des poupées, suitil de les regarder bien en face. Comme les traitres, elles s'accusent et avouent. Salaire des ouvrières fabriquant des yeux : 4 à 6 franes par jour. Les yeux sont fixés à la cire vierge après poncage; un grand nombre des têtes sont brisées à cette épreuve.

Reste la peinture. — Les couleurs, broyées cinq heures à l'essence et cinq heures à l'eau, sont posées par toute une série d'ouvrières, car ici la division du travail apparait comme infinie. L'une donne le rouge vif des joues, l'autre l'incarnat des lêvres, la troisième l'éclat des sourcils, un peu comme les fées des légendes. Cinq opérations différentes : entre lesquelles cinq séchages.

Puis la cuisson finale : au bois (le charbon pourrait ternir la peinture). à 800 degrés pendant six heures.

Les têtes sont terminées. Elles partent pour la seconde usine. Nous ne décrirons pas ici (notre sujet principal n'est pas une étude de technologie) le vaste quadrilatère de ces halles que la lithographie a popularisées. La topographie physique de l'usine de la rue de Paris serait superilue.

Ici le centre n'est pas l'atelier de sculpture, mais celui de la petite mécanique, qui va nous montrer comment s'élabore le système nerveux et le système musculaire de la poupée. Un ouvrier estampe au balancier les godets de carton qui doivent recevoir les rondelles de bois jouant le rôle de rotule, car le bébé est articulé aux épaules, aux coudes, aux poignets, hanches et chevilles ; il roule aussi le ressort à boudin indispensable pour établir la tête également articulée, et retourne les crochets qui maintiennent le caoutchouc, principe véritable du mouvement.

Immédiatement et sur le même pied, la salle de réception du moulage, car l'usine ne fabrique pas elle-même, se contentant de distribuer les tâches aux ouvrières en chambre spécialisées pour la plupart, qui apportent les bras, les jambes, les torses déjà poncés par douzaines : puis le petit atelier où fonctionne la machine à tourner les membres en bois, plus apparente à l'usine rivale, l'usine Danel, qui substituerait, si elle était généralisée, la grande industrie au sveating sgpstem dans cette spécialité ; plus loin l'atelier où un ouvrier et un apr prenti estampent les mains en pàte, moins résistante que le carton,[219]mais suffisante pour résister aux fardeaux que les poupées doiveat soulever ; enin, en annexe, la scierie minuscule, où l'on tranche à la vapeur les cervelles de liège qui supportent la chevelure. Tout cela pour aboutir à un atelier unique : l'atelier de montage, où quatre femmes et deux hommes appliquent aux membres les cuv ettes de carton et les rondelles.

Tout sera terminé quand la peinture aura apporté ce qui manque encore : l'apparence de la vie. Bras, jambes et troncs sont trempés dans un « blanc » légèrement teinté de rose. Puis dans une vaste salle, à température surchauffée (30 degrés environ), des fillettes, vêtues de grands tabliers bleus maculés de taches de couleurs, les enduisent d'une nuance rose chair et les font sécher au bout de bâtons piqués dans des sortes de planches à bouteilles. De là ils partent pour le long sommeil des réserves.

Mais un jour l'atelier d'assemblage les appellera : têtes, bras, jambes, Corps seront alors réunis.

Il faudra y ajouter aussi la chevelure, ces ondoyantes boucles blondes ou brunes, qui leur donnent le charme et l'expression. 'rente femmes sont occupées à l'atelier de coiffure, l'un des plus considérables. Non loin des fours à sécher le thibet (ou la laine), les monteuses et les tresseuses se hâtent fiévreusement, recouvrent le liège introduit dans le crâne.

Il faudra enfin ne pas oublier le vêtement strictement nécessaire, les chemisettes, coupées à l'emporte-pièce, cousues mécaniquement, car la grande industrie s'est substituée aux grands façonniers pour éviter «la gratte » si habile de la couturière parisienne ; et les chaussures en cuir mordoré de premier choix, taillées au maillet suivant la gradation des formes, collées et brodées : Enfin le bébé nu, c'est-à-dire chaussé et en chemise, sera mis en boite dans l'atelier final, celui du garnissage, et prendra le chemin du dépôt de la rue Pastourelle, d'ou les tailleuses l'emporteront pour le plier aux dernières modes inventées par les grands maîtres du boulevard.

Cette usine modèle, qui concentre jusqu'à 200 ouvrières et 30 ouvriers, et qui semble respirer la bonne santé industrielle, n'en subit pas moins la terrible intluence du milieu. Le temps n'est plus ou les 200.000 francs de bénéfices jetés en réclame excitaient la jalousie de tous les rivaux. La lutte sans trêve a succédé à la primauté incontestée. A côté de l'action du commerce, abaissant les prix par la hausse des escomptes, la concurrence habile, active, produisant une[220]euvre presque identique, a surgi. n contre-maître, un directeur a suivi ce chemin que nous avons déjà indiqué comme trop souvent fréquenté dans l'ébénisterie de haut luxe : partout d'ailleurs et en toute industrie, le même oubli des antiques scrupules du serviteur loyal se manifeste par d'identiques effets. Entre l'ancienne maison et la nouvelle, installées à Montreuil, presque face à face, différence de grandeur, nullement d'aspect : l'une est organisée pour livrer 200.000 bébés par an : l'autre en écoule 50.,000. A peine pourrait-on citer une nuance : la machine à tourner et à évider les corps de poupees plus employée à l'usine Danel, et l'articulation métallique Danel substituée a l'articulation caoutchouc Jumeau. Aspect identique du produit luimême, au dire du tribunal de commerce de la Seine, qui, au mois de décembre 1891, a considéré le Paris-bébé comme une copie exacte, en style juridique, une « contrefaçon », un sosie du bébé Jumeau. Et en raison même de cette conformité d'apparence, nne réclame incessante, chaque bébé apparaissant à côté de son ennemi sur la première page des catalogues, oujours supérieur comme exécution, toujours inférieur comme prix, et contribuant à abaisser ainsi dans cette lutte du capital15la situation si précaire du salariat.

§ 21. ASSISTANCE RUEL16.

S'il est une organisation charitable vraiment royale, qui laisse bien loin derrière elle toutes les ventes, les quètes, les loteries, les sermons de charité usités dans l'ancien asile classique de la bienfaisance, le faubourg Saint-Germain, c'est incontestablement cette Assistance, — le nom décerné par la langue courante en accuse les dimensions vraiment démesurées, qu'un simple particulier, enrichi brusquement par le nouveau système de la vente au détail, a installée dans la vieille cité, entre ces deux débris des pouvoirs souverains d'autrefois, le roi et l'évêque, le Palais et Notre-Dame. Au chevet même de la cathédrale, au seuil des sombres bâtisses des dernières ruelles, tout un carré de terrain est couvert de constructions en planches ; ce terrain a été acheté à la ville d'un seul coup : 360.000 francs.

[221] Au centre, un écriteau qui sera expliqué, avec ces mots en grosses lettres : Casino ; sur la porte d'entrée, une autre enseigne très différente : Assistance gratuite pour les enfants. C'est, en effet, une sorte de permanence pour les enfants, — ces faibles toujours assurés d'exciter la sensibilité contemporaine. que ce dispensaire fondé depuis cinq ou six ans au milieu de ces populations du centre de Paris, étiolées par les vices du sang et l'anémie, l'intempérance et le sweating sgstem. Dès le matin, 8 heures, tous les rouages de cette petite administration de la charité se mettent en branle; et nombreux est le personnel nécessité par l'économat, le réfectoire, le cabinet de consultation, la salle d'opérations, la pharmacie, la lingerie, la salle d'habillement, les bains, les douches, la cuisine, sans parler de ce Casino, qui n'intervient qu'aux grands jours. Sous la surveillance de la três vigilante directrice, toujours en éveil sur les misères nouvelles qui sans cesse viennent se faire inscrire au guichet des admissions, les trois médecins et chirurgiens, le pharmacien spécial, l'employée comptable, l'infirmière préposée aux pansements, le baigneur, la baigneuse et la cuisinière se mettent chacun à leur œuvre distincte, pendant que les enquêteurs, fournis par le personnel du bazar, fouillent les mansardes et tâchent d'établir les identités. Les clients, — ce mot, empreint d'une délicate modestie, semble de rigueur à l'Assistance Ruel, — ce sont tous les enfants jusqu'à quine ans ; et, pour certaines faveurs, les enfants du 1V arrondissement seul, siège du Bazar de l'Hôtel-de-Ville. Le cycle quotidien est immuable : à 8 heures du matin, distribution de lait. apporté directement d'une ferme de la banlieue ; immédiatement commencent les consultations, elles sont gratuites ainsi que les médicaments et les bains ; chaque enfant, — l'établissement compte seize baignoires, — reçoit au sortir du bain un verre de lait et un croissant : même rêglement pour la salle des douches. A midi, soixante enfants sont nourris gratuitement, et un réfectoire est spécialement affecté à cet usage : le menu se compose d'une soupe, un plat de viande, un plat de légumes, du pain à discrétion, une boisson composée de 1/3 de vin. Le dispensaire alors se repose ; la tâche journaliêre est

Mais il est des jours d'animation extraordinaire, symétriques en quelque sorte des expositions du grand magasin. Ce sont d'abord les fêtes de la charité : les distributions, depuis quelques mois transportées de préférence à la mairie du IV arrondissement, 10.000 francs[222]de cole distribués en une fois, 120.000 francs de vêtements en une

Puis aussi les fêtes et réjouissances, les fêtes enfantines. A Pa. ques, c'est la grande fête des enfants : dans la vaste salle du Casino, qui a reçu cette destination principale, un guignol est dressé ; après le spectacle, une distribution d'actualités ; chaque garçon emporte un œuf de Pâques ; chaque fillette une petite poule en carton couvant des œufs.

Cette pente des distractions prodiguées aux pauvres, des jeux du cirque, après la sportule, n'a pas de fin. Il y a deux ans, à la fête nationale, une armée de menuisiers couvrit de gradins le parvis NotreDame. Les pauvres s'y entassèrent. Un ballet et une fête de nuit leur furent offerts aux frais du riche. L'an dernier, — les preuves s'étalent tout au long dans les journaux de l'époque, — la fête devint nautique. Des bateaux furent amarrés solidement ; un plancher spacieux construit sur la Seine ; et soixante danseuses du Châtelet, sous la direction du maître de ballet et du chef d'orchestre, vinrent reconstituer pour le peuple les jeux entrevus jadis sur l'eau du Tibre.

§ 22. SUR L'APOSTOLAT RELIGIEUX PARMI LES OUVRIERS DE PARIS.

Ceci est en quelque sorte l'histoire d'une conversion. Nous allons pouvoir expérimenter directement si la célêbre phrase d'Ernest Renan : Il serait inutile d'essayer de ramener le peuple aux vieilles croyances surnaturelles n, n comporte pas au moins de larges exceptions. Il est incontestable — et cet exemple qui s'est passé sous nos yeux, grâce à l'initiative de l'un de nos compagnons d'exploration sociale, le prouve avec une netteté parfaite, que la prédication religieuse dans les milieux ouvriers parisiens ne reste pas sans effet. Nous avons décrit méthodiquement plus haut (§ 3) l'état intellectuel et moral de la famille avant l'euvre d'apostolat ; il faut insister ici sur les procédés employés pour faire triompher l'instinct religieux sur les autres instincts qui luttent contre lui.

Celui qui s'est dévoué à cette tâche partit de cette idée que dans des esprits simples et point embarrassés de doctrines philosophiques, une longue suite de souffrunces aboutit à ce dilemme : révolte perma[223]nente contre l'idée d'une intelligence directrice, ou bien refuge éploré vers un éternel consolateur ; en outre, deux tendances de la famille ouvrière, le goût des émotions esthétiques et la fierté ressentie au contact de la classe supérieure et lettrée, lui parurent indiquer clairement la voie à suivre. Tout d'abord ses relations lui permirent de placer en quelques jours l'enfant de treize ans dans une branche prospêre de la mécanique et avec salaire immédiat. C'était dissiper d'un coup toute prévention à l'égard de ses doctrines personnelles ; les opinions d'un bienfaiteur sont volontiers persuasives. On lui concéd. sans trop de discussion, que la première communion présente son utilité pratique au point de vue de la moralité, et que certaines asso ciations, d'un caractère neutre, telles que le patronage de l'ébénisterie. ont raison de l'exiger comme équivalent d'un certificat de bonnes vie et mœurs. Les seules objections furent l'âge et le retard, la moquerie des camarades plus jeunes, l'effroi des rouages administratifs de la paroisse, dont l'idée s'associait aisément à celle d'une perception d'impot. Ce dernier trait laissait deviner que des femmes, et des femmes du monde, pourraient mieux que le prêtre tenter l'œuvre de la conversion. Un soir, la mère et ses deux fils étaient reçus par faveur spéciale dans le grand parloir de Notre Dame du Cénacle, rue de la Chaise. Cet ordre, recruté surtout dans la société choisie, et qui a répandu avec une activité remarquable l'usage des retraites religieuses, aussi bien dans les milieux ouvriers que dans les milieux mondains, semblait désigné d'avance pour cette évangélisation discrète de retardataires et de timorés. Une grande artiste, devenue sœur de charité, conquit bien vite l'admiration et l'affection de ces effarouchés à qui l'égoisme universel avait masqué l'amour du Christ, et, quelques mois après, les deux fils et la mêre communièrent à la chapelle du couvent de Montmartre. Le petit apprenti parlait de sa vocation religieuse. Des projets de conversion se bâtissaient, et l'on assistait à cette fièvre de prosélytisme, qui agite certaines familles d'ouvriers anglais, surtout nouvellement convertis, tels que le tanneur de Nottingham, décrit par M. Urb. Guérin (Ouvr. des ˉDeux Mondes, 2 série, t. III).

L'exemple que nous venons de raconter est d'abord une réponse à la question posée ; il semble en outre autoriser cette conclusion : le troisième élément de la « constitution essentielle », la religion, n'a pas perdu son efficacité d'action sur les masses ouvrières: mais les procédés de propagande doivent être renouvelés de fond en comble. Une[224]chose ancienne subsiste : la tendance humaine vers les croyances extra-naturelles. Une chose nouvelle doit naître, surtout dans les agglomérations ouvrières de Paris, une forme pratique de l'apostolat.

Notes

1. Voir Ébénistes du faubourg Saimt-Antoine, préf. de Th. Funck-Brentano, Paris, Arth. Rousseau, 1892. — « Ebéniste parisien de haut luxe », Ouvriers des Deux Mondes, 2ᵉ serie,. III, n° 74 .

2. C'est-à-dire ce que l'on désigne sous ce terme vague, d'aprés les livres mêmes des industriels, savoir : le loyer, la matiére premiére, l'outillage, le fonds de roulement necessaire.

3. V. ci-dessus Ébeniste parisien de haut luxe, § 18.

4. V. Élisée Reclus, Nouvelle Geogpraphie uniuerselle; Allemagne.

5. Voir Le Sublime de M. Denis Poulot, qui désigne par cette expression l'ouvrier « paresseux, hâbleur et ivrogne ».

6. Bien entendu, en supposant (ce qui est le cas le moins fréquent) que la famille ouvriére ne se dissolve pas sous les multiples tentations du vice.

7. V. ci-dessus Ébémiste parisien de haut luxe, § 18 et 19.

8. Eine alte Wiener Hausindustrie (des fabricants de bas), Vienne, 1892.

9. Une grosse de tête, en effet, livrée à 15 francs par une mouleuse habile, est offerte à 1f25 par les commissionnaires allemands, grâce au bas prix de la main-d'œuvre, surtout à la substitution de la pâte au carton. La pâte est un composé de sciure de cédre, de son et de dodage (rognures de gants de peau) pétri à chaud et estampé.

10. Voir Ébéistes du faubourg Saint-Antoine, ch., 10.

11. Opinion du Dr Eugen Schviedland: comp. Bucher, étude sur les formes de l'industrie. Dictionnaire des Sciences politiques, de Conrad.

12. Traduite dans la Revue d'economie politique, 1891.

13. Ils jouent à cet égard le role de fabriques collectives, se réserant seulement la vente, comme ils jouent le rôle de gandes usines pour certains produits (tapisserie, imprimerie du Bon-Marché).

14. Voir, pour la « poupée de camelote », L'Industrie du jouet à Paris, par P. du Maroussem. Artur Rousseau, editeur (sous presse).

15. Dans le sens ou le prennent les ortodoves et les colleetivistes.

16. C'est la contre-partie charitable du grand baar de l'Hôtel-de-Ville. Oligarchie d'un côté ; paupérisme et assistance de l'autre.