N° 48 bis.

PRÉCIS D'UNE MONOGRAPHIE

DE

L'ARMURIER

DES MANUFACTURES IMPÉRIALES

DE TOULA (GRANDE-RUSSIE).

OUVRIER-PROPRIÉTAIRE ET CHEF DE MÉTIER

DANS LE SYSTÈME DU TRAVAIL SANS ENGAGEMENTS,

PAR

LE GÉNÉRAL A. PERETZ (DE SAINT-PÉTERSBOURG).



Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1. État du sol, de l'industrie et de la population.

[113] L'importante fabrique d'armes de Toula, qui appartient à l'État et occupe des milliers d'ouvriers, ne date que du règne du tzar Feodor Alexiévitch Romanof (1676-1682). C'est seulement en 1718 que fut réalisé le projet, depuis longtemps conçu, de construire des bâtiments de fabrique où les ouvriers fussent réunis. Jusqu'à cette époque, toute la corporation des armuriers vivait éparse et travaillait dans des chaumières. Sous le régne du tzar Miechel Romanof (1613-1645), le noyau de cette caste, qui depuis lors jusqu'à nos jours s'est tenue séparée du reste de la nation, ne se composait que de trente maréchaux ferrants, qui payaient la redevance comme le reste de la classe populaire en Russie, travaillaient pour le compte du tzar, étaient nourris et payés par lui. Voyant quels avantages ils tiraient de la fabri [114] cation des armes, les tzars développèrent ce genre d'industrie ; ils appelèrent même de l'étranger divers maîtres armuriers pour perfectionner le travail des ouvriers russes. Les élèves égalèrent bientôt leurs maîtres ; ils ne se bornèrent pas à exceller dans la fabrication des armes de toute sorte, ils s'exercèrent à confectionner des objets très variés en bois et en acier poli ; telle fut l'origine d'une industrie distincte et d'un commerce très fructueux. A mesure que leurs services devenaient plus importants, les armuriers virent s'accroître leurs privilèges ; les souverains leur accordèrent successivement l'exemption de toute corvée ou travail à la glèbe, celle du service militaire ou conscription et plusieurs autres faveurs. Ils n'en restèrent pas moins astreints à l'obligation de leur travail professionnel ; ils étaient serfs de la couronne, à l'instar des paysans des domaines impériaux. Cependant, loin d'être, comme son frere le paysan. privé de sa liberté individuelle, l'armurier, bon sujet et bon ouvrier, était maître, sa tâche accomplie, d'utiliser à son compte son emps et ses forces. Il pouvait ainsi acquérir de l'aisance, sans renoncer pour cela aux rations de blé et d'autres céréales, ainsi qu'à bien des avantages accordés a chaque famille d'armuriers, par nombre de têtes, et quelle que fût sa position plus ou moins aisée.

Organisée en une corporation spéciale, qui devint une véritable caste, la classe des armuriers de Toula avait sa juridiction propre elle avait ses juges, ses tribunaux dont les hautes assises siégeaient d'abord à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg. L'Etat avait tout fait pour le bien-être des armuriers ; hôpitaux, écoles primaires, asiles, établissement pour élever les orphelins, pensions aux veuves, rien n'avait échappé à la sollicitude des souverains ; de telle sorte que, pour la plupart de ces ouvriers, l'émancipation déerétée en 1861 par l'empereur Alexandre I fut moins un bienfait que la suppression de nombreu privilèges. Aussi cette réforme, accueillie avec joie dans toute la Russie, ne fut-elle considérée à Toula que comme une mesure spoliatrice. Il est juste de dire que les premiêres conséquences ont été désastreuses pour beaucoup d'entre eux. Ils formaient plusieurs corporations secondaires, ayant chacune son genre de travail; aucun ouvrier n'était en état de fabriquer à lui seul une arme complète. De père en fils il est d'usage que chaque ouvrier se borne à la confection soit des canons de fusil, soit des ouvrages de serrurerie, soit des pièces en acier poli ; puis ce sont des ouvriers spéciaux qui ajustent les pièces et montent le fusil entier. lncapable d'un travail com[115]plet, l'armurier est dépendant ; il ne peut facilement s'élever au-dessus de sa condition, ni enseigner à son fils plus quiil n'a lui-même appris de son père. Cependant quelques esprits, doués d'initiative et de facilités pour s'instruire. ne se bornent pas au travail restreint qu'on exige d'eux ; ils se mettent au courant des diverses parties de leur art, et, de maneœuvres, s'élevant au rang de patrons, ils finissent par ouvrir à leur tour des ateliers. C'est ainsi que de simples armuriers proviennent les riches familles des Dimidof, Batachef, Balachef et Souchlin, qui fournissent des moyens d'existence à des milliers de personnes et possèdent des fortunes colossales uniquement dues à leur industrie et à leur travail.

A en croire les pauvres gcns, la plupart de ces nouveaux riches, sortis de leurs propres rangs, sont sans pitié pour une misère qu'ils ont connue, et ce sont eux surtout, qui depuis l'émancipation, abaissant à un taux infime le prix de la main-d'œuvre, exploitent pour ainsi dire la détresse de leurs confrères.

La fabrique impériale des armes, depuis la réorganisation générale. n'est plus sous la juridiction de l'Etat ; elle estaermée à des partieuliers. Comme grande fabrique, elle paie mieux les ouvriers quec tous ses concurrents mais elle en a réduit le nombre de moitié, elle n'a gardé que les meilleurs sujets. Aussi s'est-il formé une nouvelle classe d'armuriers au service des patrons privés. Elle se compose surtout de malheureux ayant chômé longtemps, pour cause de maladie. d'ivrognerie ou d'inconduite. éduits au désespoir par la misère, ils s'engagent chez des patrons qui, profitant de leur détresse, ne leur accordent qu'une paie modique, mais leur avancent un tiers de leur salaire. Les patrons, de cette façon, les mettent sous leur entière dépendance et les ont à leur merei. Des familles entières, asservies ainsi de leur consentement, croupissent dans la misère, incapables de recouvrer leur indépendance et d'obtenir un salaire en rapport avec la valeur du travail et avec leurs besoins.

La position géographique de la ville de Toula, située au centre de la Russie (197 kilom. au S. de Moscou et 973 kilom. au S. S. E. de Saint-Pétersbourg), y a développé une industrie active et un commerce important. Outre des armes de toute espèce, fusils, revolvers, pistolets, poignards et armes blanches, les bouilloires, dites samovas. et d'autres ustensiles de ménage sont fournis par ses nombreuses fabriques à toute la ussie, jusqu'aux contrées les plus éloignées. Chaque année Toula inonde de ses produits la célèbre foire de Nijni-Novgorod.

[116] Malgré cette prospérité, saui quelques fortunes exceptionnelles et certaines familles arrivées à une modique aisaance, la masse des armuriers est dans un état voisin de la misère. Ils occupent deux quartiers séparés, à l'une des extrémités de la ville ; leurs petites maisons, à un étage, s'étendent au loin, d'un côté sur la pente au bas de laquelle coule la rivière Oupa, de l'autre sur la colline auprès des marais malsains qui bordent Toula à l'ouest et engendrent des fièvres intermittentes fort tenaces. La vue seule de ces chaumières annonce la misère qui y règne. L'ivroggnerie est le fléau le plus grand des armuriers ; elle plonge plus de familles dans la misère que ne le ferait la maladie ou la mort; de nombreux enfants croupissent dans la saleté, l'ignorance et le vice. La charité publique, qui s'est organisée en une société vigilante et ne se laisse rebuter par rien, nourrit, habille ces infortunés, et s'efforce de remédier au mal.

Jadis serfs et dépendants de la fabrique impériale, les armuriers de Toula, dés qu'ils arrivaient à une certaine aisance, s'afranchissaient du travail personnel obligatoire, au moyen d'un remplacant qu'ils louaient et payaient à prix d'argent. 'I'elle a été la situation de l'armurier Jean, il d'André Svetchmiloi, dont la famille, depuis maintes générations appartient à la corporation des armuriers. Par une conduite exemplaire, une tempérance pour les liqueurs fortes bien rare chez ses compaggnons, de simple ouvrier, comme son père, Jean Svetchnilo s'est élevé au rang de patron. Il ne possède ps une fabrique avec un personnel fixe de journaliers, mais il y a un atelier où l'aident quotidiennement cinq à six ouvriers, qu'il paie chacun à raison de trois ou quatre roubles (7f80 à 10f40 par semaine. Il ne tient pas non plus, comme les gros armuriers de 'Toula, un magasin à lui pour vendre les produits de son industrie ; mais il travaille pour de plus riches confrères, qui font le commerce des armes et de divers objets

§ 2. État civil de la famille.

Les familles des ouvriers armuriers de Toula se distinguent par une fécondité peu en rapport avec ce qu'elles gagnent, et qui a trop souvent pour conséquence une pauvreté inévitable.

Les époux Svetchnilof ont eu douze enfants, dont neuf sont morts en bas âge, après avoir absorbé les soins et les économies de leurs[117]parents ; les trois autre existent encore. La famille se compose donc de cinq personnes : le pèreJean Svetchnilof, âgé de 50 ans ; sa femme,Marthe, âgée de 47 ans ; deux filles,Catherine, 30 ans ;Marie, 26 ans ; et un fils,André, 23 ans. Les parents de l'ouvrier sont morts depuis longtemps : Jean Svetchnilof est leur deuxième fils : il a deux frères, dont l'aîné, chef de famille aprés son père, s'est ensuite retiré à part, vit et travaille pour lui seul, tandis que le frère cadet continue de travailler dans l'atelier de Jean.

§ 3. Religion et habitudes morales.

La famille appartient à la religion catholique, rite grec, culte orthodoxe. Tous ses membres sont très pieux : ils observent avec la plus grande rigridité tous les jeûnes prescrits et ont un grand respect pour le dimanche, durant lequel ils ne travaillent jamais. Il est vrai que la foi se confond chez eux avec le culte des images et se mesure d'après le nombre et la beauté de celles-ci ; de plus des superstitions et de fausses croyances, qu'entretientun clergé généralement peu éclairé, obscurcissen leur bon sens naturel ; mais on ne peut mettre en doute la foi vive et souvent enfantine du peuple russe. Il assimile au culte de Dieu et de tous les saints, celui de son souverain, « l'oint du Seigneur, D comme il le nomme. Jean Svetchmilof et sa famille vont régulièrement à l'église, les femmes assistent à la messe et auN vêpres : les hommes, à la messe seulement, mais tous communient annuellement, après avoir, selon leur rite, fait préalablement, durant ne semaine entière. leurs dévotions dans l'église de la paroisse.

Depuis le commencement de ce siècle, l'Etat, ayant pris l'initiative le l'instruction publique, a fondé pour les fils des armuriers une école primaire sur le modéle des salles d'asile ; on leur enseigne gratuitement la lecture, l'écriture et les premiers éléments de l'arithmétique. Mais il est rare que les enfants y achèvent leurs études. Dès que ieurs fils sont d'âge à gagner le moindre salaire, les parents les retirent. Quant aux filles, on n'a rien fait pour elles ; les femmes restent dans la plus complète ignorance. Sur 400 veuves qui venaient toucher la petite pension qu'elles recevaient de l'État. 4 seulement savaient signer leur nom. Il faut cependant signaler une exception il e iste une maison d'éducation pour les orphelines d'armuriers. n y[118]enseigne la leceture, l'écriture, le calcul et tous les ouvrages indispensables pour tenir un ménage. On y apprend spécialement la couture et la broderie ; car l'établissement étant entretenu, moitié aux frais de TE(at, moitié par une subvention annuelle des armuriers aisés, tout ce que les petites filles gagnent en exécutant les commandes faites dans la maison, s'accumule durant leur séjour et forme un pécule qui leur est remis comme dot le jour de leur sortie. Malheureusement cette pratique prévoyante a l'inconvénient de leur rendre le ariage obligatoire. Orphelines, elles ne peuvent quitter la maison que pour s'établir ; la somme d'argent qui leur appartient est un appàt pour tout prétendant, et de plus les personnes qui président à leur éducation sont fort désireuses d'abdiquer une tutelle fatigante et gratuite. On marie souvent ces pauvres jeunes filles dans des conditions désavantageuses, où elles oublient tout ce qu'elles ont appris, où leur petite dot est vite dissipée, et elles retombent dans la misère dont on avait voulu les garantir. André Svetchnilof, comme fils d'armurier, a suivi complêtement les cours de l'école primaire et a continué ses études chez un maître particulier. Ses connaissances en écriture et en lecture sont d'un grand secours pour son père, qui, bien que tenant ses livres de compte lui-même, est heureux de s'adresser à son fils, pour tout ce qui demande une certaine habitude de lire les écritures difficiles et de calculer. Les deu filles ont été élevées à la maison, elles savent lire et écrire et brodent bien. Ce genre de travail est si généralement répandu dans la ville de Toula, qu'on se demande qui peut acheter ces broderies, généralement médiocres, et qui ne méritent pas d'être exportées.

§ 4. Hygiène et service de santé.

Les armuriers sont généralement de aie moyenne, mais forts, nerveux, adroits et d'une grande bienveillance, lorsqu'ils ne sont point avinés. Ils ont les yeux gris, les cheveux châtains, le teint pâle, parfois bistré par la suie et la poussière métallique, qui le couvrent habituellement. Les femmes sont également de taille médiocre, mais robustes ; les enfants seuls sont malingres, chétifs et semblent annoncer une déeroissance de cette race jadis si belle.

[119] L'État entretient à ses frais un hôpital qui leur est spécialement destiné ; mais le peuple russe en général, et les armuriers en partieulier, ont pour les hôpitaux une répugnance extrême, ils n'accordent aucune confiance à l'art médical ; aussi les malades n'entrent-ils dans cet établissement qu'à la dernière extrémité, et lorsque la misère les y contraint. Ils aiment mieux se faire droguer par de vieilles matrones. En dernier lieu ils s'adressent à quelque empirique renommé, non pour son habileté, mais pour sa charité, et qui à ses conseils joindra quelque potion gratuite. La maladie la plus répandue est le rhumatisme, souvent aigu, et qui dégénère plus tard en paralysie complète. Il faut y joindre des fièvres intermittentes fort tenaces et qui proviennent aussi bien du mode de travail. que de l'insalubrité des habitations et des rues du quartier des armu

Jean Svetchnilof est d'une très grande taille, il se tient raide et droit ; ses cheveux tout blancs, les rides qui sillonnent en grand nombre son visage, annoncent les fatigues d'une vie laborieuse, souvent traversée de soucis et de luttes. Il n'a jamais fait de grandes maladies ; robuste de corps et plein de force, il marche vite et longtemps sil le faut. Le fils est loin d'être aussi vigoureux. Sa complexion délicate, sa poitrine enfoncée, ses yeux creux donnent à ses parents des inquiétudes, qu'accroissent encore les souvenirs de deux maladies graves, pour lesquelles il a été traité gratuitement, à la maison, par le médecin de la fabrique impériale.

La mère est grasse, active et très bien portante, malgré ses couches fréquentes ; c'est elle, qui pour les petites indispositions de la famille, a des remèdes tout prêts. L'huile chauffée, les frictions spiritueuses et un bain chaud pris à temps, jouent un grand rôle dans sa médication domestique. Les deux filles sont d'une bien moins bonne santé que leur mère, sans doute à cause de leur vie plus sédentaire. Car elles ne prennent part qu'aux gros ouvrages de la maison, et elles passent la plus grande partie de leur journée, assises au métier à broder.

Jusqu'à l'émancipation, les armuriers, s'ils le voulaient, n'avaient pas à se préoccuper des cas de maladie ; tout était prêt pour les traiter et les héberger. Il n'en est plus ainsi ; l'État s'abstient désormais. Cependant l'association des riches armuriers s'efforce de pourvoir au maintien de toutes ces bienfaisantes institutions de patronage.

§ 5. Rang de la famille.

[120] Le chef de famille appartient, parmi les armuriers, à la corporation des rabatnibi loievé ou ouvriers de détails et accessoires ( § 8). Son frère aîné en a été longtemps le Starost ou Ancien, ce qui lui valait une rétribution annuelle de 150 roubles (390f). En récompense de sa gestion intègre des affaires de sa corporation, il a obtcnu d'abord le baftan ou redingote en drap vert avec galons en or, puis la grande médaille en or avec le droit de la porter au cou. Jean Svetchnilof a longtemps été l'adjoint de son frère, titre plus honorifique que lucratif, mais qui le mettant parfois en contact aveè ses confrères, lui a ait gagner l'estime générale. D'ailleurs tout son temps et ses aptitudes ont été consacrés à ses propres affaires ; il est si exact dans ses paiements, si sûr dans ses promesses, qu'il a toujours de bons ouvriers. Les parents et les enfants sont plus instruits que les gens de leur classe. Le fils, avec ses goûts sérieux et sa faible santé, a préféré la lecture aux plaisirs bruyants et aux exercices corporels de ses camarades. Bien que, comme toutes les femmes de leur classe à Toula, les filles aiment à se parer, elles sont économes et rangées.

Cette famille probe et laborieuse, pourrait prétendre à s'élever dans la hiérarchie sociale ; mais tous ses membres semblent eontents de leur position sans ambitionner d'en sortir.

Moyens d'existence de la famille

§ 6. Propriétés.

Immeubles : maison en bois avec deux petites dépendances, la mansarde servant d'atelier, la petite forge avec une étable à côté, et un bout de jardin, tout cela renfermé dans 27 sagènes carrées où 33 ares de terre, 2.600f.

Argent : l'ouvrier, outre qu'il a payé argent comptant chaque semaine ses ouvriers et tous ses fournisseurs,[121]possède un petit capital de 780f amassé sou à sou dans les dernières années.

Animaux domestiques entretenus toute l'année : 5 poules, 1 jeune porc, 34f.

Matériel spécial des travaux et industries : outils d'armurerie, 286f ; ustensiles pour la confection, l'entretien et le blanchissage des vêtements et du linge, 99f.

Valeur totale des propriétés : 3,799f.

§ 7. Subventions.

Le gouvernement russe prend les mesures les plus larges. les plus généreuses pour venir en aide aux divers membres du corps social. Malheureusement, dans aucun pays de l'Europe. la rapacité et lamauvaise foi ne se développent sur une plus vaste échelle que dans ce giggantesque empire. Des gens, honnêtes à d'autres égards, ne croient pas manquer de conscience, s'ils se permettent de puiser dans les tfonds de l'État comme dans leur propre bourse ; voler. tromper la couronne est dans l'ordre naturel des choses en Russie. Jusqu'à présent on n'est jamais parvenu à stigmatiser ni le ministre, ni l'employé. ni le fournisseur rapace et improbe. Aussi, malgré les grands sacrifices de l'Etat, les armuriers n'ont pas joui de toutes les subventions qui leur étaient prodiguées. Néanmoins les malades, grâce aux hôpitaux et aux médicaments gratuits, les veuves. grâce à des pensions viagères, les orphelines, grâce à leur établissement de reiuge et à leur dot, étaient à l'abri du besoin. En outre tous ies armuriers. à de rares exceptions près, habitent des maisons qui leur appartiennent, bâties sur un lot de terre qui leur a été concédé à titre gratuit, avec du bois de construction qui leur a été donné. Ce lot de terre comprend toujours un enclos pour faire un jardin poltager. Telle est en général l'insouciance des familles d'armuriers, que personne n'en tire parti ; le terrain reste inculte ou l'on préfère le sous-louer. pour bâtir une chaumière, à quelque misérable journalier qui y vit comme dans un bouge. Les armuriers plus aisés font de leur enclos un jardinet avec un seul pommier et quelques groseillers et ils y cultivent le tournesol, dont le grain est pour eux une friandise comparable aux noisettes et fournit en outre une huile pour entretenir les lampes et pour assaisonner ce qu'ils mangent en carême. Le chou et le concombre, les deux légumes préférés du peuple russe, la pomme de terre, moins répandue ici que dans les autres pays du Nord, ne sont guère[122]cultivés chez les armuriers on aime mieux les acheter. C'est surtout aux femmes qu'il appartiendrait dans chaque famille de mettre à profit le jardin, qui devrait être une source de subventions précieuses.

Depuis la grande extension de la caste, l'État fournit son lot de terre à chaque nouveau fils de famille d'armurier, qui veut s'établir séparément. Mais le bois est très cher dans la contrée, car on en a beaucoup abattu et l'on ne cesse d'en abattre encore. On lui en délivre toute la quantité nécessaire, mais avec l'obligation de le payer, à très bas prix, dans un nombre déterminé d'années, au moyen d'une retenue du huitième de son salaire.

C'est ainsi que Jean Svetchnilof, tout en payant à son frère cadet (l'aîné était aisé et ne demandait rien pour le moment) 100 roubles (260f) qui lui revenaient sur le patrimoine paternel, a reconstruit à neuf la chaumière en ruine de ses parents. Avec l'assistance de la couronne, sa jolie maison neuve ne lui coûte, en argent comptant, que 100 roubles (260f), quoique sa propriété entière, terrain, maison et dépendances, soit évaluée à 1.000roubles (2.600f).

La famille Svetchnilof ne reçoit maintenant aucun secours ni subvention, sauf les médicaments gratuits et les soins du médecin que l'on a tâché de payer par un petit cadeau fabriqué à l'atelier. La femme a oujours payé elle-même la sage-femme, sans appeler celle qu'elle avait le droit de réclamer gratuitemient comme femme d'armurier. En un mot, plus le bien-être s'est accru dans la famille, moins on a eu recours aux subventions qui existent pour chacun et aident l'armurier indigent.

§ 8. Travaux et industries.

Les armuriers de la fabrique impériale de Toula se partagent en cinq corporations distinctes, savoir : celles des

Liste des cinq corporations des armuriers de la fabrique impériale de Toula (§8)
Liste des cinq corporations des armuriers de la fabrique impériale de Toula (§8).

A heure fixe, par tous les temps et en toutes les saisons, l'ouvrier[123]doit être à la fabrique. Le maître ouvrier peut aisément y envoyer un remplacant, mais c'est lui qui répond de l'ouvrage, aussi sont-ce les meilleurs ouvriers qui, moyennant un bon salaire, remplissent cet emploi. Comme le travail personnel qui leur est imposé est peu considérable, il leur est facile en même temps de s'acquitter de leur taûche envers leur patron.

On évalue à 20.46 membres des deux sexes le personnel de la caste des armuriers, dont 4.000 à peu près se livrent spécialement à la confection de fusils ; ils délivrent annuellement à l'État, de 40.000 à 60.000 pièces. Ces livraisons sont obligatoires envers la couronne, qui leur fournit tous les matériaux ; ils fabriquent en outre dans leurs ateliers des ouvrages variés en fer, en acier poli, en étain et surtout en cuivre. Ce métal s'emploie pour la batterie de cuisine, et pour la confection des samcuars ou bouilloires. n autre travail moins lucratif, mais non moins répandu, occupe des milliers de bras et surtout ceux des ouvriers faibles et peu habiles, des femmes et des enfants ; ce travail est la fabrication des harmonicas. On les fait en bois, avec de petits tuyaux en métal, produisant par la pression des doigts, des sons que les vrais amateurs savent lier harmonieusement. Ces harmonicas sont fort recherchés et s'entendent dans toutes les rues du quartier des armuriers et dans presques toutes les villes et gros bourgs de la Russie : aussi le commerce s'en étend-il au loin.

Travaux de l'ouvrier et de son fils ; industrie de l'armurier. — Jean Svetchnilof appartenant à la corporation des ouvriers de détails et accessoires, a pour spécialité de travailler et de polir l'acier ; son salaire doit être estimé à 1f 50 par jour, soit. pour 251 journées, 376f50. A sa forge, on bat le fer. on le fond. on en fait de l'acier que l'on coule. De ce travail est spécialement chargé son ouvrier de confiance attachéà lui depuis vingt ans. Jean, son fils André et les trois ouvriers. travaillent tous cinq à l'atelier, polissent l'acier, incrustent des ornements, ou exécutent les ciselures en relief, telles que fleurs et arabesques en cuivre doré, qu'ils appliquent sur l'acier. Ils fabriquent ainsi des poignards, des stylets, des chandeliers, des plioirs, des sonnettes, etc., et autres objets de luxe d'un fini extrême. De riches confrères achètent à Jean Svetchmilof ces produits de son industrie pour les vendre au détail. A l'époque des foires de Nijni-Novgorod. en juillet et aout, et à celle des grandes fêtes de Noél et de Pàques, les commandes affluent, et l'aetivité est à son apogée ; mais le reste de[124]l'année, pouvant attendre le paiementde son travail, il ne chôme jamais et est remboursé peu à peu.

En dehors des 251 journées que l'ouvrier consacre aux travaux de la forge ou de l'atelier, il faut lui compter encore comme donnés au travail le temps qu'il emploie à porter aux commercants l'ouvrage qui lui a été demandé ou à prendre de nouvelles commandes, et celui qu'exige la tenue des livres ; cela représente, dans le cours de l'année, 1 journées de travail, soit, par an, 22f 50.

L'ouvrier, petit patron, emploie pour son industrie cinq ouvriers journaliers. Le premier d'entre eux est son ouvrier de confiance ; il a un salaire supérieur, de 4 roubles par semaine ou 1f50 par jour ; déduction aite des dimanches, où la religion prescrit le repos, et de toutes les 1êtes chômées, l'année comprend 266 jours de travail, soit, par an un salaire total de 3))f. Les autres ouvriers sauf le ils André ont un salaire de 3 roubles par semaine ou 1f12 par jour, soit, pour 266 journées, 298f pour chacun des ouvriers à titre de salaire annuel. Quant au fils de l'armurier, outre son travail principal, il contrôle les arrivées et la présence des ouvriers, il tient les livres de la maison ; aussi son salaire est-il de 3 roubles 1/2 par semaine ou 1f25 par jour, soit, pour 266 journées, 338f. Ce salaire n'entre que pour une part inSiggniliante dans les dépenses de lamaison ; le jeune homme est à l'âge où les ouvriers sobres et rangés mettent de côté une petite somme qui, capitalisée, leur permet, avec le temps. de s'établir et de se marier.

Outre le paiement des salaires, l'ouvrier supporte encore pour son industrie d'autres dépenses : achats de matières premières, surtout de métaux bruts, 400f; — entretien et intèrèt des outils, 52f; — bois pour chaufier la forge et l'atelier, 130f; — frais d'éclairage, 26f. — On doit aussi mentionner l'usure annuelle des vêtements que la coutume et les convenances l'obligent absolument de porter lorsqu'il se présente pour livrer les produits de son atelier et recevoir les commandes nouvelles ; il s'agit d'une sorte de pelisse ou manteau d'hiver doublé de peau de mouton, d'une paire de grosses bottes, ensemble 40f, pouvant durer 20 ans, soit par an, 2f. — Les dépenses destinées à l'industrie montent donc à 2.640f ; les recettes qui en proviennent s'élèvent à 2.940f; ce qui donne un bénéiee net de 300f.

Le fils de l'armurier est toujors à l'atelier quand son père est obligé de sortir pour les commandes ; il a l'eil sur les ouvriers fort adroit et assidu au travail, il leur donne le meilleur exemple.

Travail de la mère de famille. — C'est sur lamère de famille que re[125]tombent tous les travaux du ménage : entretien et nettoyage de la maison, lavage des planchers, préparation des aliments, blanchissage du linge et entretien des vêtements ; c'est elle qui fait le pain de seigle u pain de menage. Enfin c'est encore elle qui donne aux poules et au cochon les soins dont ils ont besoin.

Travaux des deux filles. — Les deux filles aident leur mère dans tous les travaux de la maison ; mais elles ont en outre leurs travaux particuliers. Elles savent broder et coudre, de telle sorte que tout se confectionne à la maison ; elles cousent trés bien la lingerie; elles font leurs robes et celles de leur mère ; elles exécutent les raccommodages de tout genre avec beaucoup d'adresse. Habiles à tous les ouvrages de leur sexe, elles recoivent des commandes du dehors et travaillent ainsi à la journée, à raison de 0f75 ; leurs salaires réunis rapportent 195f à la maison et contribuent au bien-être commun. N'ayant pas de dot, elles n'ont pas trouvé à se marier dans de bonnes conditions et les parents ont mieux aimé les garder que de les mal établir.

Mode d'existence de la famille

§ 9. Aliments et repas.

Le peuple russe est généralement sobre ; du pain noir de seigle, et de la choucroute bouillie avec deux ou trois livres de viande, voilà ses aliments essentiels, par malheur, trop souvent arrosés d'eau-de-vie. Dés qu'une famille est plus aisée, ce qui toujours est synonyme de sobre, le thé remplace toute liqueur forte, toute boisson fermentée. Selon l'usage des classes ouvrières, la famille fait habituellement troi-s repas par jour : 1° à sept heures du matin, le déjeuner : thé, sans crème, presque sans sucre (on ne le met pas fondre dans la liqueur : o boit de trois à six tasses et, après chaque asse, on mord une fois dans un tout petit morceau de sucre): le thé que la famille emploie est de la dernière qualité ; il ne se compose que de rameaux de l'arbuste, ce qui ne l'empêche pas d'être aromatique : on fait rarement usage de pain à ce repas, mais ce serait en tous cas de petits craquelins de farine de froment qui se vendent à tous les coins de rue pour[126]quelques sous : — 2° à midi, le dîner, les jours gras : un pot-au-feu avec de la viande coupée en morceaux, et toujours cuite aux choux aigres, l'aliment préféré et indispensable du peuple russe, après cela le gruau noir de sarrain (gretchihha), cuit fort épais, et du pain de seigle à discrétion. Les jours maigres (mercredis et vendredis ; carême de six semaines pour Pierre et Paul, en juin ; autre carême avant Noèl; troisième carême de sept semaines précédant la fête de Pâques ; enfin quinze jours en août à la Transfiguration), on mange selon la saison : des légumes frais ou conservés, surtout des choux, des concombres salés et des pommes de terre ; le beu, le porc et le mouton sont remplacés par du hareng et de petits poissons salés ;.au lieu de beurre on emploie l'huile tirée du tournesol. — 3m à six heures, le souper : il se compose des restes du dîner, avec du thé, cuit longtemps et bien fort au-dessus de la bouilloire et qui coûte jusqu'à 2f60 la livre. — La boisson habituelle est le qodss, sorte de bière sans houblon, assaisonnée dementhe et de divers ingrédients qui varient selon les localités. Les œuifs. de même que le laitage, sont un luxe que peu d'armuriers se permettent, et qui n'est pas très apprécié parmi eux, par contre. aux grandes fêtes le pâté et un rôti sont tellement consacrés, qu'à Pâque s, la fête la plus en honneur en lussie, on voit les armuriers distribuer en masse à leurs plus pauvres confrères des pains doux au froment, nommés oulitchi, des paités aux choux et à la viande. et même des oies ou des gigots de mouton rôtis, mets de luxe u'ils ne voient et ne savourent qu'une fois l'année, mais dont nul ne saurait se passer ; le pauvre honteux vient lui-même réclamer sa part dans ce grand jour.

§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.

Généralement les armuriers de Toula ont leur maison à eux : toutes sont bâties sur le même plan : trois à cinq fenêtres sur la facade; au côté droit une porte d'entrée assez étroite : une petite cour non pavée et sale d'ordinaire. plus un enclos inculte, ou sous-loué à quelque pauvre journalier. Pour tout mobilier, le menu peuple n'a que des banes et des tables de bois, et les hardes recouvrent le grabat. La famille habite sa propre maison située au coin d'un carrefour étroit : on y trouve trois chambrettes, une pièce d'entrée froide en hiver et servant alors de garde-manger, une cuisine et de plus, en[127]haut, sur le grenier, une mansarde qui est sous-louée. La première chambre est assez grande, proprement tenue et sert surtout à recevoir les étrangers ; elle est située entre la chambre à coucher des parents et la pièce fort étroite qu'habite le fil et où l'on serre la garde-robe des deux hommes et les ustensiles, tasses, bouilloire, etc., servant pour le thé. Les deux filles occupent une alcôve près de leurs parents. Tous les repas de la famille se prennent dans la cuisine.

Meubles : 2 lits avec leurs garnitures; 1 divan-lit avec sa garniture : 1 simple divan ; 1 commode ; 4 tables dont une pour la cuisine : 1 petite armoire-buffet; 10 chaises : 3 tabourets ; 1 banc en bois ; 1 petite armoire sous vitres renfermant les saintes images de la famille, 390f.

— Ustensiles assez nombreux et assez soigneusement entretenus, 100f.

— Linge de ménage peu abondant, 114f.

— Vêtements de l'ouvrier : pour l'été, long pardessus avec des manches pendantes, costume des armuriers et en général des petits marchands de toute la Russie ; pour l'hiver, manteau doublé de peau de mouton ; longue redingote en drap bleu; gilet de drap à boutons de métal ; pantalon de drap ; bottes en cuir : casquette de drap ; vestes de travail en coton ou en laine selon la saison ;, pantalon de gros drap ; chaussettes de grosse laine ; bottes ordinaires ; galoches pour les mauvais temps, 195f (habits des dimanches et fêtes, 112f ; bhabits de travail, 23f; linge de corps, 60f). — Vètements le la femme : lamère et les deux filles ne portent pas le costume national, elles s'habillent, disent-elles, en vraies demoiselles, cela veut dire, à la française ; leur mise, très simple les jours ordinaires, n'est recherchée que dans les jours de fêtes solennelles : alors les armuriers mettent leur amour-propre à se montrer à la promenade avec leurs femmes et leurs filles dans de beaux atours : robe de soie : pelisse en laine doublée de fourrure de lièvre (la robe de soie et la pelisse à fourrure sont les pièces indispensables de la toilette d'apparat ; comme la mode ne change pas, ces deux vêtements durent toute la vie et proviennent du trousseau chez les femmes mariées) grand mouchoir en cachemire avec ramages de couleur imprimés ; jupon blanc ; bas de coton ; bottines en cuir ; paletot pour la belle saison ; fichu de soie dont les femmes de cette classe, ainsi que celles des petits marchands. se servent en ussie pour se coifler ; robe de cotonnade perse : robe de laine ; fichude coton ; jupon doublé, piqué et ouaté ; bas de laine de couleur foncée : capote ou paletot ouaté ; mouchoir de laine pour coiflre. 208f (habillement des dimanches et fêtes, 125f ; habillement de travail,83f. — Vêtements du fils, 220f. — Vêtements des deux filles, 325f. [128] — Bijoux chacun des membres de la famille porte au cou, selon la coutume, une croix en argent ; les femmes ont chacune une paire de boucles d'oreilles ; anneau de mariage des deux parents, 14f.

— Valeur totale, 1.566f.

§ 11. Récréations.

Les armuriers ont une véritable renommée pour leur dévouement et leur habileté à porter secours en cas d'incendie ; ce sont eux qui monent aux toits embrasés, qui arrachent des poutres en flamme et maîtrisent le sinistre : ils opèrent le sauvetage des meubles, des effets elt surtout des personnes ; avec le même entrain ils bravent les flots de l'Oupa, pour en tirer un malheureux près de se noyer. Pendant la débâcle de la crue des eaux au printemps, on les voit atffronter dans ne légrère barque des glacons que le courant chasse avec une rapidité effrayante, et cela pour joûter entre eux ou pour atteindre une planche ou une bûche de bois.

Généralement passionnés pour la chasse, les armuriers ont peu de loisir à accorder à cette récréation favorite ; mais dès que la saison le comporte, on les voit courant le lièvre ou tirant la bécasse, gibiers fort communs dans le pays ;, aucune loi n'interdit ou ne gène ce genre de plaisir. De même que tous les Russes, ils aiment la musique, surtout le chant : aussi ont-ils formé un chœur de chantres si bien exercé, qu'ils sont fort recherchés ; outes les paroisses trop pauvres pour avoir des chantres permanents, les louent aux grandes solennités de l'église. Le dimanche et les jours de fête, insouciants du pénible travail qui les attend le lendemain, on les voit après la messe et le repas achevé, se réunir sur le banc que chacun d'eux possède devant sa maison ; ils chantent en cheur. jouent de l'harmonica ou écoutent les récits des vieillards, toujours vénérés et toujours prêts à redire leurs souvenirs ou les traditions du pays.

Alors ils sont heureux d'habiter des quartiers séparés du reste de la ville ; ces jours-là, leurs rues se transforment en salles de jeux et d'amusements, et jusque bien avant dans la nuit en été, on les entend en plein air, chamter, danser et s'égayer. Malheureusement le cabaret est aussi l'une des récréations favorites, et plus d'un père de famille dépense le prix du pain de sa famille.

L'usage du tabac est encore un plaisir général ; tous fument, même[129]les femmes et les jeunes garçons, non pas la pipe ou le cigare, mais des cigarettes faites avec de très mauvais tabac, et qui coûtent 0f70 1f 50 le cent.

La famille Svetchnibof ne connait guère que les récréations du foyer domestique. Le dimanche, lorsque la haute société ne va pas au jardin public, appelé le remlin, libres de tout travail et de toute affaire, les armuriers, avec leurs femmes et leurs filles, en inondent les allées ; tout le plaisir consiste à y faire étalage de leurs toilettes souvent extravagantes et ridicules. Les Svetchnikof ne se mêlent que fort rarement à la foule : sans manquer de parents et d'amis, ils ignorent la mode des visites et des sorties fréquentes. Ils se bornent à voir leurs plus proches parents ; l'hiver, ils prennent le thétout en devisant ; l'été. ils font une courte promenade aux champs. Ils préfèrent quelque vieux livre, l'histoire de quelque saint. au cabaret et au jardin du remlin.

Histoire de la famille

§ 12. Phases principales de l'existence.

Mariés depuis trente ans, les deux époux ont mené une vie de labeur. de travail, d'ordre et d'économie. Ils ont commencé leur ménage fort modestement ; après la mort de leur vieux père, ils ont vécu près de vingt ans avec le frêre aîné de Jean dans un régime de communauté, comme c'est l'usage en Russie dans les familles du peuple ou sorties du peuple ; les brus obéissent aux mères de famille: le père est le chef, et ses fils dépendent de lui jusqu'à sa mort. Alors le premier-né hérite des droits et des pouvoirs du chef de famille jusqu'à ce que les divers membres soient en état de s'affranchir de cette dépendance, en fondant chacun une maison à part. Les deux époux supportèrent la vie en communauté avec sa dépendance. sans plaintes ni mécontentement. Le vieux père Svetchnilo n'avait laissé aucun bien à ses enfants malgré un travail très assidu. la connaissance parfaite de son métier et des habitudes de rigoureuse sobriété, il n'avait pas réussi a mettre sa famille dans l'aisance. Cepen[130]dant c'était un si bon ouvrier qu'ayant offert a l'empereur Alexandre 1ee, lors de son passage par Toula, un beau stylet fait de sa main, il recut de son souverain une montre en or. Cette montre, on peut le croire, fut conservée comme une relique dans la famille, jusqu'à une crise de détresse à laquelle il fallut céder. Une longue et douloureuse maladie mit le vieux père au tombeau, après avoir absorbé tout ce que possédait la famille ; ce fut la belle montre, vendue avec larmes en dernier lieu, qui paya les frais des obsèques toujours très dispendieuses dans le culte grec. Après cette épreuve, le travail et l'économie ramenèrent de meilleurs jours ; puis tout à coup le frêre aîné eut, il y a sept ans, l'idée de se séparer de Jean. Celui-ci dut emprunter au riche marchand chez lequel il écoule ses produits la somme nécessaire pour s'acquitter envers son frère cadet, qui se maria tout en restant son ouvrier, comme il l'est encore présentement ; le frère aîné, alors le plus aisé ne réclama pas sa part, mais il a reçu depuis, par petites sommes, les 100 roubles (260f) qui lui revenaient sur la chaumière et l'enclos paternel). Dans les dix dernières années, Dieu a tout particulièrement béni son travail, dit Jean Svetchnilof; avec le secours du bois fourni par la couronne, il a reconstruit sa maison et l'a rendue propre et saine ; il s'est libéré de sa dette, et il a amassé un petit capital, qui lui permet de travailler à crédit et par cela même de ne chômer jamais. Il ne compte plus marier ses filles, mais comme tous les gens de sa classe, il ne songe qu'à amasser pour son fils, dont la santé chancelante est son plus grand souci.

§ 13. MOEURS ET INSTITUTIONS ASSURANT LE BIEN-ÈTRE PHYSIQUE ET MORAL DE LA FAMILLE.

C'estle travail assidu des armuriers qui, à Toula, garantit l'avenir de leurs familles ; les femmes n'ont aucun moyen de gagner leur vie. Aussi chez Svetchnilof, tant que le père et le fils existent, on peut compter sur une aisance croissante, les petites économies se capitaliseront, et l'on pourra même affronter sans misère les chances de maladie ; mais si le père de famille venait à mourir, si le fils, qui est si maladif. le suivait de près, et si d'ici là les filles ne trouvent pas à se marier, les trois femmes tomberaient dans une détresse qui aboutirait à la misère. Aucune d'elles ne s'est occupée de cultiver un potager. ce[131]qui pourrait être très avantageux : la ville de Toula fait venir les légumes farineu de 180 erstes (180 kilom.) de Moscou, et par suite ils sont d'un prix élevé. La crème, le lait et le beurre frais sont aussi fort chers. Si l'on engage une femme d'armurier à entretenir une vache, elle répond : « Mais que d'embarras: quand j'avais de petits enfants, j'en entretenais une par économie, mais pour le commerce je ne m'y entends pas. ussi, sauf quelques poules, le seul animal domestique que chaque armurier élève est le porc, qui n'exige aucun soin et va chercher sa vie dans les rues du quartier. Toute la prévoyance des gens de cette classe consiste à garder intacte la maison qui leur appartient et qui, sous-louée, rapporte un faible revenu et donne une demeure gratuite aux propriétaires. Il est fort rare que les femmes de cette classe acceptent du service hors de la maison ; celles qui savent broder et coudre gagnent à peu près du pain ; mais, si elles ne savent pas travailler à l'aiguille, elles préfêrent conectionner des harmonicas ou des enveloppes de cigarettes plutôt que de s'assujettir à un service régulier.

Il y a une éventualité qui remplit d'alarme la famille : sur latête du ils plane la conscription militaire ; peut-être sa faible constitution pourra-t-elle l'en garantir.

L'insouciance du lendemain est généralement si grande, que Jean Svetchnilof fait presque exception à la règle, en ne dépensant pas tout ce qu'il gagne. Mais si on lui demande ce que deviendraient les trois femmes de sa famille, s'il venait à mourir, il répond : « Je leur suis encore nécessaire, Dieu m'accordera un répit de quelques années et alors leur sort sera assuré. » Mais l'idée ne lui vient pas de les mettre en état de se suffire à elles-mêmes ; tant l'armurier, chef de famille et maître respecté chez lui, se regarde comme l'unique soutien de tous ceux qui vivent à son foyer :

Cependant l'émancipation a bien changé sa situation sociale ; membre d'une caste d'ouvriers privilégiés, il trouvait dans le patronage de l'État une tutelle qui avait pourvu à tous ses besoins et était prête à le préserver contre toute cause de détresse. ln devenant indépendant. il est devenu seul responsable de l'avenir de sa famille.

BUDGET DOMESTIQUE ANNUEL.

§ 14. RECETTES DE LA FAMILLE.

[132] Revenus des propriétés, 182f ; — produits des subventions, 0f; — salaires, 932f ; — bénéfices des industries domestiques, 300f. — Total des recettes, 1.414f.

§ 15. DEPENSES DE LA FAMILLE.

Nourriture, 584f; — habitation, 281f; — vêtements ; 157f ; — besoins moraux, récréations et service de santé, 38f ; — dettes, impôts et assurances, 4f. — Total des dépenses, 1.064f.

Les recettes de l'année ne sont pas absorbées par les dépenses et donnent un excédent annuel de 350f. Cette somme se décompose en deux épargnes : celle du père de famille qui ne monte pas annuellement à plus de 80f et celle du fils qui s'élève à 270f; celle-ci est desti née à constituer pour ce jeune homme une sorte de pécule. Il ne prend par aux dépenses de la maison que pour une bien faible portion de son alaire ; il est à l'âge où les jeunes ouvriers sobres et rangés capitalisent une petite somme qui leur permettra plus tard de s'établir et de se marier.