N° 48.
BORDIERS ÉMANCIPÉS
EN COMMUNAUTÉ RURALE
DE LA GRANDE RUSSIE.
OUVRIERS-PROPRIÉTAIRES,
CONTINUANT A VIVRE EN COMMUNAUTE RURALE JUSQU'EN 1910,
ÉPOQUE DU REMBOURSEMENT TOTAL DE LA TERRE QUI LEUR A ÉTÉ CONCÉDÉE EN 1861 ET QU'ILS POSSÉDERONT ALORS EN TOUTE PROPRIÉTÉ,
d'après
LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1876 ET EN 1884,
PAR
LE COMMANDANT A. WILBOIS .
Sommaire
- Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
- Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
- Moyens d'existence de la famille
- Mode d'existence de la famille
- § 9. Aliments et repas.
- § 10. Habitation, mobilier et vêtements.
- § 11. Récréations.
- § 12. Phases principales de l'existence.
- § 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
- § 14. Budget des recettes de l'année.
- § 15. BUDGET DES DÉPENSES DE LANNÉE (suute).
- § 16. COMPTES ANNEXÉS AU BUDGETS.
- Éléments divers de la constitution sociale
Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1. État du sol, de l'industrie et de la population.
[57] La famille ici décrite habite le village de Lipègui, situé par 53° 54 lat. N. et 41° long. E. du méridien de Paris (13° E. de Pulkova). Sa maison est située dans une rue qui passe entre deux étangs, dont l'un, placé à l'est, borde le jardin de Dimitri Andrianovitch Latchinov. Elle occupe le côté occidental de la rue; le lot de terre y attenant et appartenant à la famille touche à l'autre étang ; tous deux dépendent de la demeure seigneuriale dont le maître vient d'être nommé.
Lipègui est à 8 verstes (8 kilom.) de Spask, chef-lieu du district, à[58]2 verstes (2 kilom.) de la limite orientale du gouvernement de Tambov, à 25 verstes (25 kilom.) de Naravtchat (gouvernement de Penza), à 130 verstes (130 kilom.) de Penza et à 180 verstes (180 kilom.) de Tambov. Spask est le siège du volost (canton) de Lipègui, formé par les communes rurales (obstchestva) de Lipègui et de Kachilovska. Là se tient le volostnoié pravlénié (conseil du volost), dont les assemblées se ticnnent dans une isba.
Le sol a pour base l'éocène nummulitique, première assise du tertiaire. La surface est formée d'un riche dépôt de terre noire, nommé tchernaiome, d'une grande fertilité. C'est une plaine ondulée, formant le bassin de la Partza, affluent de droite du Wad ; celui-ci coule dans la Molscha, qui le reçoit à gauche, et aborde elle-même par sa rive droite la Lna, affluent de droite de l'Ola entre asimov et Jelatma. A Nijni-Novgorod, l'Ola se réunit à son tour au Volga. On voit par cette nomenclature à quel point cet immense plateau est bien arrosé. Le territoire est formé de prairies, de champs cultivés, de bois et d'étangs très poissonneux ; l'espèce de poissons que l'on y pêche le plus communément est le arassin, dont la ehair est très savoureuse. Les voies de communication sont fort impariaites ; l'absence de la pierre et le séjour de la neige sur le sol pendant six mois rendent difficile la construction de chaussées pavées ou macadamisées comme dans l'Occident. Les chemins, praticables dans la belle saison, deviennent des fondrières pendant les pluies ; les transports se font par des chariots (telègues) en été, et, en hiver, par le trainage.
Le climat est sain ; la pureté de l'air, l'abondance des bois, la rareté des eaux croupissantes rendent la contrée très salubre. Les saisons se succèdent sans brusques changements. Celle des neiges et des gelées commence souvent le 1f octobre (13 de notre calendrier) et finit en avril; le thermomètre Réaumur qui, en été, monte jusqu'à 28 degrés (35e cent.), descend en hiver jusqu'à 25 et 30 (32° à 37° cent.) degrés au-dessous de 0°. Les productions végétales sont : le seigle et l'avoine en grande quantité, le millet et le sarrasin, le chanvre et l'orge en moindre quantité. On récolte peu de froment ; on le moud quelquefois pour faire une pâte dite olohno, estimée des Russes. On eultive aussi le lin. Les baies sont : la fraise, la framboise, le cassis, le myrtille ; les fruits sont : les pommes en grande quantité, les poires, les groseilles, les fraises, les cerises, les prunes, les merises ; on cultive aussi le melon, la pasteque, le concombre et toutes sortes de légumes dont le[59]principal est le chou. Les arbres sont : le bouleau, le tilleul, le chêne, le saule. le tremble, l'orme, l'aune, le sorbier et divers arbrisseaux (Ouvriers europeens, 2ᵉ édit., t. II,, 20). Il y a aussi beaucoup d'herbes croissant spontanément : la renouée, le trèfle, le plantain, la chicorée ; la renouée est la plus abondante, le trefle fait d'excellent foin ; toutes ces herbes sont utilisées soit pour la nourriture du hétail, soit comme engrais. On récolte aussi beaucoup de champignons. Les animaux domestiques sont : le cheval, le bœuf, le mouton, le porc et diverses volailles : poulets, dindons, oies. On trouve l'ours et le loup dans les bois, l'ours à plus grande distance. Le gibier consiste surtout en lièvres, perdrix, canards sauvages et outardes de la grande espèce. D'immenses légions de corbeaux et de gali (sorte de corneille) dévastent les champs. On cultive beaucoup l'abeille dans les bois, qui lui servent d'abris.
L'hiver, les femmes filent le chanvre, le lin, et font de la filasse et de la laine. Au printemps, alors qu'on ne peut encore travailler aux champs, elles cousent et tissent des saraphanes (longues robes), des habits, des chemises, des pantalons. Elles teignent en gros-bleu leur toile pour tous les jours, mais elles achètent celle destinée aux vêtements de fête. Les hommes, pendant l'hiver, tricotent des gants à un doigt et des bas de laine, dont ils vendent l'excédent au bazar de Spas. ls confectionnent pour eux-mêmes des lapti, sortes de sandales en écorce. A 5 uerstes (5 kilom.) de là, à Abachevo, on fait des gorchi, sortes de pots en terre glaise. A Spasl, on apprête des peaux de moutons pour les fourrures des paysans. A Ihomontova, à I verstes (7 kilom.) de là, on prépare des peaux de mouton, de bœuf, de vache, de chien, d'ours, etc. ; on y fait aussi des souliers grossiers et des bottes de paysans. Dans les campagnes on fait des potachi (potasse, résidus de mauvaises herbes brûlées et réduites en cendres) pour fabriquer du savon. Certains industriels circulent dans les villages avec une voiture à un cheval et vendent des aiguilles, des anneaux de cuivre, des boucles d'oreilles, des colliers en verre, des pcignes et des cuillers en bois, des fuseaux, des images sacrées d'un dessin très primitif. etc. Ils recoivent, en échange, non de l'argent, mais de vieux chifons pour faire du papier. Ces marchands vienneut souvent de fort loin. Les poteries faites à Abachevo sont vendues à Spas et a Naravtchat. Les marchands de pasl louent, dans les villages environnants, des paysans pour transporter au loin, vers Moscou ou aratov, les objets qu'ils ont achetés ; les paysans font souvent ces voyages pour leur propre compte.
[60] Le village de Lipègui appartenait, avant l'émancipation, à deux seigneurs, le prince l'sertélev et Dimitri Andrianovitch Latchinov. Il ont donné chacun, à ce n. oment, 600 deciatines (655 hectares) de terre à leurs paysans (1 déciatine vaut 1 hectare, 092). Le village de Lipègui a donc une étendue de 1.200 déciatines (1.310 hectares) de terre formant deux communautés rurales (obstchestua). Le lot de chaque âmc ou paysan payant l'impôt a été de 3 déciatines (3 hectares, 276); en remboursement de chaque lot l'Etat a payé au seigneur concédant une somme de 102 roubles 67 loppecls (266f94), avance dont il se récupère en prélevant par âme, pendant quarante-neu ans, un impôt de 16f23, soit un peu plus de 6 4 (de 1861 a 1910).
En 1864. il y avait 104 maisons et 379 ames, ou individus du sexe masculin payant l'impôt, désignés sous le nom de restianie sobstveni, ou paysans propriétaires vivant sous le régime communal.
Les naissances sont nombreuses ; on compte dans une année 50 naissances environ. Il y a peu d'enfants naturels ; on n'en trouve guère que chez les femmes des individus qui font le service militaire, quand l'absence des maris est trop prolongée. Les recensements ne se font pas régulièrement ; depuis 1719, sous Pierre le Grand, il n'y en a guère eu que dix ; le dernier date de 1864 ; aujourd'hui. il y a, à Lipègui. 443 âmes et plus de 104 maisons, c'est-à-dire une augmentation de 64 âmes (restianié sobstennii) en douze ans.
La population vit sous le régime communal. Dans chaque commune ou obstchestvo, la terre est partagée proportionnellement au nombre d'âmes existant ; la commune peut faire ces partages quand elle le[61]juge à propos, suivant l'augmentation ou la diminution de la population. Les paysans n'ont ainsi que l'usufruit de la terre communale, mais ils l'ont à perpétuité et d'une façon obligatoire. Ils ne peuvent quitter la commune que du consentement général. Les paysans sont donc propriétaires sous un régime de communauté ; mais ils administrent chacun à son gré la terre qui leur a été départie, et ils sont libres de travailler comme ils l'entendent, pourvu qu'ils payent l'impôt. Un grand nombre travaillent pour les propriétaires.
La condition des dvorovié (Ouvriers europeens, 2 édit., t. II,, 1 et 3) ou gens attachés à une maison seigneuriale, est la suivante : les domestiques se louent au mois ; les cuisinières gagnent mensuellement 4 roubles (10f40 ; le rouble vaut 2f50 a 2f60 de notre monnaie) ; les femmes de chambre 2 roubles (5f20) ou 2 roubles et demi, suivant le temps qu'elles servent ; les jeunes filles sont seulement nourries. On leur donne par mois livre et demie de sucre et elles prennent les restes du thé de la maison. On leur donne une demi-livre de viande par jour ; elles sont nourries abondamment. On ne les habille pas, mais on leur fait des cadeaux deux fois l'an, à Noèl et à Pàques. L'intendant loue lui-même les ouvriers pour les travaux des champs. On paye à raison de 3 roubles et 50 loppes (9f10 ; 100 loppels font un rouble) pour faucher un déciatine (1 hectare, 092) ; cette somme est répartie entre les travailleurs, qui consacrent à leur ouvrage le temps qu'il leur plaît. Le paysan fournit tous les instruments de travail. Le travail journalier est payé à peu près de 25 à 30 koppels 0f65 0f78), du lever au coucher du soleil ; le journalier revient prendre ses repas chez lui. Les femmes se payent environ l5 koppels (0f39)sans lanourriture. En hiver, lajournée, qui est plus courte, est moins payée. Les prix varient du reste, suivant le nombre des travailleurs et suivant la récolte. Les ouvriers (rabotnii se louent aussi à l'année, a raison de 30 à 35 roubles (78f 91f).
§ 2. État civil de la famille.
La famille russe comprenait autrefois beaucoup de ménages réunis au même foyer (ˉOuvriers europeens, 2' édit., t. II, v. 2) ; cette coutume diminue et les familles s'amoindrissent, l'autorité du seigneur n'étant plus là pour les maintenir réunies. La commune s'en inquiète peu : elle se borne à exiger que ses membres restent fixés au sol, pour assurer[62]le payement de l'impôt, dont elle est responsable. La famille décrite dans la présente monographie est une de celles qui ont conservé l'ancienne tradition ; mais il est probable qu'à la mort du chef de la famille, les ménages se diviseront. Elle se compose actuellement des huit personnes désignées ci-après :
1.IERMALAI VASILIÉVITCH MIKALACHKINE1, chef de famille (starchi)............ 60 ans.
2.PRASKOVIA KANDRATIÈVNA, sa femme............ 50 —
3.IÉGNATII IERMALAIÉVITCIH, leur fils aîné............ 25 —
4.STÉPANIDA KOUZMINICHNA, sa femme............ 24 —
5.AKIME IÉGNATIÉVITCH, fils de ce ménage............ 3 —
6.IEVLAMPII IERMALAIÉVITCH, deuxième fils du chef de fanmille IERMALAI............ 21 —
7,FÉDOSIA IVANOVNA, sa femme............ 19 —
8.AGRAFÉNIA IERMALAIÉVNA, fille du chef de famille............ 14 —
Cette jeune fille a une sœur qui est l'aînée de la famille, Anisia Iermalaïévna, et qui est mariée avec un paysan du village ; mais ce ménage vit à part. Un troisiême fils de Iermalai est depuis un an à Astralan, où il apprend le métier de charpentier. Il doit en revenir en 1877. Fédosia Ivanovna, mariée en 1873, a eu une fausse couche et, depuis ce temps, elle n'a pas d'enfants.
§ 3. Religion et habitudes morales.
La famille est élevée dans la religion gréco-russe orthodoxe, que professe toute la population du village. A Abachevo, presque tous les habitants, à Spasl, presque tous les marchands et bourgeois, surtout les plus riches sont rasbolnibi ou schismatiques, de la secte des starouerti ou vieux croyants. (ˉOuvriers europeens, 2° édit., t. II, v, 3.) Le caractère principal de ces schismatiques est une grande charité à l'égard de leurs adhérents. Il y a quelques étrangers catholiques et luthériens, mais ils sont rares. Les Mardvas2sont plus attachés aux pratiques du culte que les Russes, sans que leurs mœurs en paraissent plus pures. L'influence du clergé est faible. Les popes ou prêtres sont absorbés par leurs affaires de famille et souvent malheureux, de sorte qu'ils n'ont ni le temps ni le goût nécessaires pour la prédication,[63]pour la visite des malades et des pauvres et pour les différentes œuvres de charité pratiquées par les prêtres voués au célibat.
Dans la pièce dite isba il y a plusieurs images, placées dans un coin spécial, appelé pérédn ougol, à gauche en entrant. Les paysans prient devant ces images, chaque matin après s'être lavés et le soir avant de se coucher. A défaut de prières, quand ils les ignorent, ils font une invocation à Dieu pour demander son assistance. Le signe de croix des Russes se distingue de celui des catholiques romains en ce qu'ils portent d'abord la main à l'épaule droite, puis à l'épaule gauche et accompagnent chaque signe de croix d'une grande salutation. Leurs prières consistent, engénéral, dans le Pater et la Salutation. Les enfants apprennent d'eux-mêmes à prier à l'église, où ils accompagnent les parents. Les pratiques religieuses ne paraissent pas avoir une grande influence sur la conscience et l'honnêteté des paysans ; mais la continence entre les époux est asse sévèrement observée pendant les carêmes et les jours de jeûnes. Tous vont aux matines le matin de bonne heure, le dimanche, puis à la messe. en habits de fête, bien peignés et bien lavés. Chacun garde la maison à tour de rôle. Ils restent à l'église une heure et demie: tout le monde s'y tient debout ; les Russes disent, avec conviction, qu'on se tient debout quand le Tar arrive et que, par conséquent, on peut bien se tenir debout en présence de Dieu. Les personnes âgées ou malades s'asseyent seules sur des bancs.
Les temples religieux sont, en Russie, l'objet d'un soin particulier. L'église de Lipègui a été bâtie par la grand'mèredeVarvaraSiméonovna, princesse Tsertelev, et achevée par sa mère. Elle-même est maintenant protectrice de cette église. et saut quelques dons particuliers et quelquefois des dons anonymes, c'est elle, en réalité, qui l'entretient. Dans tous les gouvernements, les popes sont payés par le emstvo du gouvernement, excepté dans celui de Tambov, oùils vivent de terres qui leur ont été concédées. On voulait fermer l'église de Lipègui pour qu'il n'y eût qu'un popne pour les deux villages et qu'il fût plus payé ; l'église de achilovka eût été l'église commune. La princesse Tsertélev a préféré sacrifier 15 deiciatines (16 hectares 38 ares) de terre, que les paysans doivent ensemencer : la moitié sert à l'entretien de l'église, l'autre à la subsistance du pope, les paysans contribuent volontiers aux travaux de culture de ce champ. La princesse était autrefois la trésorière des fonds destinés à l'entretien de l'église ; elle a remis ce soin à uu starosta de l'église ; malheureusement c'est un ivrogne, qui prend beaucoup pour lui. Le strosta d'église fait la quète et donne l'argent au pope, qui le[64]met à l'église dans une cruche cachetée. On sort l'argent de la cruche en présence de tous. L'argent de la récolte des champs de la paroisse est également gardé à l'église. Les babi (ou femmes mariées) sont peu dévotes : aussi elles sont très corrompues. Le peuple russe est, en général, plus dévot qu'on ne l'est à Lipègui.
La principale fête religieuse est la Pâque ; les paysans achètent au baaar du pain blanc que l'on appelle pain de la Pâque et qui est marqué d'une croi. On le bénit à l'église entre les matines et la messe, et on le mange avec de la crème à la maison après la messe. Les paysans vont toujours à jeun à l'église ; ceux qui gardent la maison ne mangent également qu'après la messe. Ils ne travaillent jamais aux champs le dimanche, excepté pour des travaux pressés, à l'époque des moissons. Jlamais, le dimanche, le paysan ne travaillera nulle part pour de l'argent ; il n'accepte qu'à manger et à boire.
Les époux s'aiment généralement, sachant que c'est un devoir et qu'il leur est prescrit de se consacrer l'un à l'autre ; les mariages sont précoces (ˉOuvriers européens, 2Pᶠ ́dit., t. II, v, 3) et se contractent, vers seize ans pour les femmes, di-huit ans pour les hommes. Les relations illicites entre hommes et femmes sont fréquentes parmi les dvorovié, plus désœuvrés que les paysans. Quand un soldat marié et absent quelques années revient au village, il trouve quelquefois sa famille augmentée, et la femme infidèle s'excuse en reprochant à son mari de n'avoir pas été plus sage de son côté. Cette grossière immoralité engendre chez les maris une indifférence complète pour l'infidélité de leurs compagnes. Les femmes de duorovié recherchent peu les paysans ; elles se considèrent comme d'un rang plus élevé et sont habituées à une vie plus molle ; elles se marient à un duorovié ou à un bourgcois (ˉOuvriers europeens, 2Pᵉ ́dit., t. II, v, 3 et 21). L'influence de la femme dans les affaires domestiques dépend de sa force de caractêre. C'est en général le mari qui a la direction. Dans la présente famille. lermalai et raslovia s'entendent très bien entre eux.
Les vieux parents sont assez respectés, moins cependant depuis l'émancipation ; on les laisse généralement jouir d'un repos légitime et on leur donne la principale place en hiver sur le poêle ; on ne les abandonne jamais. Quand ils sont morts, on fait dire pour eux deux messes chaque année ; si l'on n'est pas assez riche pour payer des messes, on fait mentionner leur nom par le diacre dans l'énumération des morts pour lesquels il prie. Si semaines après la mort d'un parent, on fait toujours dire pour lui ou une messe, ou une ponihhida,[65]service spécial pour les morts ; on apporte, pour ce temps-là, des blini (sorte de crêpes) à la messe ; on les dépose sur une tahle préparée ; après l'office, les parents distribuent ces blini aux pauvres. Les parents mènent leurs enfants avec rudesse, mais avec une véritable affection ; jusqu'à dix ans, ceux-ci restent à la maison ; après cela, ils commencent à travailler.
Les Russes traitent quelquefois leurs animaux avec la dernière butalité ; aussi à Pétersbourg, y a-t-il une société protectrice des animaux ; l'isuvoschib qui brutalise son cheval est mis en fourrière. Aujourd'hui les maîtres sont moins grossiers qu'autrefois avec leurs serviteurs et ceux-ci, devenus libres, n'entrent pas chez les maîtres réputés brutaux envers leurs domestiques, car ils sont plus sensibles aux bons traitements qu'aux cadeaux. Entre eux, ils sont volontiers secourables et viennent souvent de 15 à 30 verstes (15 à 30 kilom., un dimanche, pour aider un ami à construire son isba (ˉOuvriers europeens, 2ᵉ° édit., t. II, 11, 16, 19, 24 ; III, 11; V, 11, 28) ; ils n'accepteront pas d'argent, mais se contenteront de quelques verres d'eau-de-vie et de pirachis, sorte de petits pâtés à la viande, aux eufs ou aux choux. En cas d'incendie, tous travailleront à l'éteindre ; l'hospitalité à l'égard des incendiés est très grande ; mais on ne les nourrit pas. Le paysan, qui n'est pas riche, compte chaque morceau de son pain ; les propriétaires sont en général très charitables ; on ne refuse jamais du pain à un mendiant.
Un certain nombre de paysans mettent de petites sommes d'argent en réserve, pour des cas imprévus ; ceux qui sont enrichis, et il n'y a guére que les cabaretiers qui le soient, achètent seuls des terres ; les autres emploient plutôt leur argent dans le commerce. La transmission de la propriété se fait différemment suivant les provinces ; les filles n'ont droit qu'au quart. Dans la Petite Russie, la part des filles et des garçons est égale. La liberté testamentaire n'existe pas en principe : mais les officiers publics n'interviennent pas dans les successions ; les distances les en empêcheraient et ils n'en tireraient aucun profit. Tout se règle en famille ; les biens héréditaires sont indivisibles ; les biens acquis sont librement tranmissibles.
Il y a peu de tendance à l'émigration: ceux qui émigrent ne le font guère que temporairement. A Lipègui, cependant. il y a beaucoup d'exemples de paysans ayant renoncé à leurs droits sur la terre pour se fixer à Astralan, où le travail est très bien payé., surtout ecelu de charpentier. Les femmes du pays, en causant entre elles, en témoi[66]gnent leur jalousie et disent : « Celle-là, maintenant elle ne porte plus le volostnik3et elle prend du thé tous les jours ; elle a même une crinoline ». Le fils de Praslovia, qui apprend à Astraban le métier de charpentier, a déjà envoye 50 roubles (130f) a sa famille il rentrera certainement au pays, auparavant il exercera sans doute temporairement son métier dans une ville. Il n'a en ce moment aucune inquiétude sur sa femme, à cause des soins dont elle est entourée dans sa famille. Quand un fils rentre à la maison, après une pareille absence d'apprentissage, il remet intégralement son argent au chef de la famille ; s'il a réservé un petit cadeau pour sa femme, un mouchoir par exemple, il le lui remet en cachette. Les gens endettés envers la commune ne peuvent partir avant le règlement de leur dette.
Il n'y a pas d'instruction primaire ni d'instruction religieuse. Le pope ne s'occupe nullement des enfants de sa paroisse. Si l'instruction primaire, en tant qu'essai toutefois, est plus développée dans le gour vernement de Penza que dans celui de Tambov, cela tient à la sollicitude du gouverneur. Là où il y a des écoles primaires, elles sont tenues par le diacre ou le pisare (écrivain), qui font porter du bois aux élèves ou leur font faire d'autres corvées, mais ne leur enseignent rien. Lorsque quelques particuliers, propriétaires en général, ont pris l'initiative de l'instruction d'une maniêre désintéressée, ils ont obtenu de bons résultats. L'initiative des écoles peut venir du gouvernement provincial. Si le pope s 'en occupe, avec l'assentiment de l'assemblée communale, il est rétribué à cet effet sur les fonds communaux. Les paysans sont en défiance contre tout ce qui est nouveau. Le développement intellectuel chez eux consiste surtout dans le grand bon sens des vieillards, par suite d'une longue pratique de la vie ; ils sont très attachés aux traditions ; les starchi ou anciens disent toujours : chto bouid prieidié : ce qui était autrefois... Ils conservent avec respect leurs costumes traditionnels et leurs coutumes locales ; cependant les rapports des maîtres et des ouvriers sont changés depuis l'émancipation. Les paysans commencent à dire volontiers qu'ils sont libres, surtout les jeunes qui n'ont pas connu l'ancien régime, et le sentiment de l'égalité tend à se répandre.
§ 4. Hygiène et service de santé.
[67] Les membres de la famille jouissent d'une bonne santé ; Praslovia seule souffre un peu de l'estomae. Tous les matins ils font leurs ablutions : l'été, sur le brdtso ou perron ; on y suspend à une corde une cruche en terre avec un goulot ; on la fait basculer et on se lave avec la main et sans savon ; les jeunes filles ou les femmes en ont cependant un peu pour se laver avant d'aller à la messe ou aux fêtes. ls s'essuient en commun, non avec un essuie-mains, mais avec un vieux pantalon en toile, parti, appartenant à un membre de la famille. L'hiver, ils se lavent dans l'intérieur de l'isba, au-dessus d'une immense cuvette en bois, lahanba, qui sert à recueillir les eaux sales. On donne ces eaux à boire aux cochons ou on les jette dans la rue, pour ne pas mouiller le plancher.
Chaque samedi, on se baigne dans les poêles : quand les mets ont été préparés, on retire la cendre et on la met dans la garvouchba (petit coin en retraite sur le devant du poêle). Le soir, onmet de la paille dans le poêle qui est toujours chaud et dont le four ressemble à nos fours à pain; on met devant un grand chiffon, pour ne pas être vu. Chacun, à tour de rôle, s'introduit dans le four, se couche sur la paille et on ferme la porte du poêle. On y reste dix minutes ou un quart d'heure ; avec un bouquet de feuilles de bouleau, de tilleul ou de peuplier, réunies en faisceau, on se bat tout le corps en trempant cette sorte de verge de temps à autre dans une tasse d'eau ; cette opération s'appelle paritsa, ou vaporisation. Quand elle est terminée. le baigneur sort dans l'antichambre ou même dans la cour, été comme hiver, par toutes les températures, les pieds nus, et Se jette dans de l'eau froide ou tiède, pour se laver entièrement. IH reste ainsi deux à trois minutes dehors, sans s'essuyer, et remet immédiatement, dans l'isba, ses habits sur son corps encore mouillé. On baigne de la même manière les enfants, mais on ne les sort pas dehors par les grands froids. Les femmes se baignent ainsi en toute
Les gens de la localité se soignent, en général, très mal. Les hommes, malades ou blessés, boivent de l'eau-de-vie et se frottent leurs blessures avec ce spiritueux. Les Russes sont très durs à la souffrance ;[68]quand un homme est blessé et que le sang coule, il y a des empiriques de la localité, hommes ou femmes, que l'on appelle et qui prononcent certaines paroles pour l'arrêter ; on les nomme nadbhare et naharha, magicien et magicienne ; les paroles qu'ils prononcent s'appellent aagooores, charmes ou paroles magiques ; ils emploient aussi des herbes, en infusion ou en cataplasmes. On ne peut apprendre d'un nabhare les paroles qu'il prononce, car alors il perdrait sa vertu ; ces paroles doivent se transmettre d'un sexe à l'autre, sous peine d'ineflicacité. Les chefs de famille sont peu disposés à administrer les médicaments, même donnés par une personne expérimentée : ils suivent plutôt le caprice du malade sous prétexte que c'est un péché de faire souffrir l'âme (douchou morite). Il y a d'eeellents rebouteurs ou ostopraves et de très bons vétérinaires patentés. On trouve aussi des charmeurs pour les bêtes, mais surtout pour les vers et le sang. Il y a à Spasl trois médecins pour le district. L'un est attaché à l'hôpital et à la ville de Spasl ; les deux autres ont le service des communes extérieures. Ils sont payés par la caisse du emstvo de distriet et ont chacun 1. 200 roubles d'appoinements fixes. Moyennant cela, les deux derniers font, dans les villages qui sont désignés, une visite tous les quinze jours ; les malades se rendent dans l'isba du volost, le médecin leur donne une recette écrite, avec laquelle ils peuvent avoir des médicaments gratuits, qu'ils prennent à Spasl ou chez un propriétaire obligeant qui en a en dépôt. Dans les communes trop éloignées, il y a un pharmacien et un aidemédecin oufelscher, payé également par le enstuo,; le médecin y vient pour les cas graves.
§ 5. Rang de la famille.
En raison de l'union qui existe entre les membres de la famille et de sa constitution en communauté domestique, elle jouit dans le pays d'une considération marquée. Le chef de la famille fait partie du conseil des Anciens et y est bien écouté ; c'est un excellent homme, très respecté, et ayant de bons rapports avec tous. Des habitudes rigoureuses d'épargne assurent à la famille une aisance véritable. La réunion de plusieurs ménages sous un même toit est la cause première de son état prospère, et les ménages qui s'isolent pour acquérir une indépen[69]dance apparente, reconnaissent bientôt les inconvénients de l'isolement auquel ils se condamnent volontairement. Malheureusement, bien que l'entente existe encore dans la présente famille, les deux jeunes ménages pensent à se séparer après la mort d'Iermalai et de sa femme, moins par défaut d'entente que par le désir d'être indépendants les uns des autres.
Moyens d'existence de la famille
§ 6. Propriétés.
(Mobilier et vêtements non compris.)
Immeubles acquis par le chef de famille et restaurés depuis à ses frais ou assignés comme parts de communauté............ 2.571f 00
1° Habitation. — Maison en bois, achetée, lors du mariage, 156f00 (130f d'achat et 26f de réparation) ; — la pièce dite soa a été entiérement remise à neuf; la dépense a été de 34f. — Total, 390f00.
2° Bâtiments ruraux. — Étables, écuries, grange, hangar, cave et bâtiment isolé, dit anbar, dans lequel on met les provisions et les objets de travail les plus importants. — Total, 130f 00.
3° Terres. — Terre arable, part de communauté de la famille, 9 déciatines (9 hectares, 828) ; — (il y a 1rois chefs de famille et chacun a eu 3 deciatines en partage ; l'enfant maile du premier ménage, qui a trois ans, n'est pas encore inscrit comme aîné, sans quoi i payerait l'impôt de capitation et aurait, par conséquent, sa part de terre) ; les 9 déciatines sont cultivés en trois parties, selon l'assolement triennal : dans une vient du seigle, dans l'autre de l'orge, la troisième se repose et est ensemencée d'avoine pour l'année suivante ; après l'avoine on y sèmera du seigle et elle se reposera. Ces trois portions sont à une distance de 1 à 4 erstes ( 1 à 4 kilom.) du village : là ou la distance est de 4 verstes, on couche dans les champs pendant la moisson. Valeur de la terre arable, 1.872f00 ; — part de la prairie communale, à raison de 1[8 de déciatine (1 are 15) par ame, soit 38 (3 ares 45) pour la famille ; la prairie communale est indivise et l'on partage le foin proportionnellement entre toutes les familles. Valeur de la part de prairie, 78f00; — champ situé derriére la maison et qui est la propriété particulière de la famille (1j2 déciatine, a4 ares 60); on y cultive du lin, du chanvre, du millet, des concombres (agourtsi), des pommes de terre et diverses plantes ; la famille a pu mettre de côté et saler dix mesures (meras de concombres et le quart de sa récolte de pommes de terre ; le reste a été consommé. Valeur du champ, 104f00. — Total, 2.054f00.
ARGENT : amassé par la mère de famille et destiné à améliorer le bien-être de la famille en cas de disette ou à favoriser la deuxième jeune femme, qui a été moins bien dotée que la première............ 45f78
ANIMAUX DOMESTIQUES entretenus toute l'année et bien soignés............ 533f65
Animaux de trait. — 2 chevaux, 130f 00; — 1 poulain, 15f60. — Total, 143f60.
[70] 2° Bêtes à cores. — 1 vache, donnant environ 7 litres de lait par jour, 91f00.
3° Bêtes à laine. — 7 moutons, 81f90.
4° Basse-cour. — 3 porcs à l'engrais, 195f00; — 14 poules donnant par jour, dans la saison, de 5 à 10 eufs que la famille consomme, 9f10; — 1 coq, 0f65 ; — 16 poules (consommées par la famille), 10f40. — Total, 215f15.
Matériel spécial des travaux et industries : instruments solidement construits en bois ou ajustés par le chef de famille ; bien entreenus............ 2 §2
1° Exploitation agricole. — 2 charrues (sabhas) à deu socs en fer, pliés en gouttière, 15f 60; — 2 herses (arannas), 7f 80; — 2 grandes faux, 7f80; — 7 faueilles, 4f55 ; — 2 faucilles à manche de bois (grabiloas), 1 ràteau pour ramasser le foin, 1f56 ; —2 pelles en fer pour récolter les pommmes de terre, 3f12 ; — 2 chariots (télégues) pour le transport en été, 78f00; — 1 traineau (sania) pour les transports d'hiver, 5f20; — 1 panier en écorce pour semer, avec corde de chanvre pour attacher au cou (contenant environ 4 décalitres), 0f52 ; — 1 auge en bois (areta) pour faire manger les porcs, 1f04 ; —5 fléaux, 0f26 ;— 3 vans pour laver la farine et le froment et pour la graine de chanvre, 0f78 ; — 5 sacs à farine (de confection domestique) servant à la transporter dans l'anbar, 2f60; — 2 harnais de chevaux (homoutis), 36f40 (les outils des champs servent également à l'exploitation du jardin de la métairie). — Total, 165f23.
2° Exploitation et transport du oois. — 2 haches (le bois se transporte sur le traineau ou les télégues), 4f29.
3° Fabrication des tissus de lin et de chanvre. — 3 peignes à dents en érable, 2f34 ; — 10 fuseaux en bois pour filer, 0f52 ; — 3 métiers à tisser avec les navettes, 7f80 ; — 1 aiguille à coudre en acier, 0f03. — Total, 10f69.
4° Fabrication des tissus de laine. — 10 fuseaux en bois, 0f52 ; — 3 métiers à tisser avec navettes, 7f80 ; — 1 navette pour la laine des bas et des gants, 0f60 ; — 1 grande aiguille pour tricoter les gants et les bas, 0f08. — Total, 8f 66.
5° ¯Engins de pêche. — Paniers en osier et cordes, 3f25.
Valeur totale des propriétés............ 3.345f55
Chaque âme (ou paysan payant l'impôt) dépose dans un endroit désigné par la commune, et une fois pour toutes, pour les cas de disette, 1 tchetuvert (2 hectol., 097) de seigle. Cette réserve communale est de 3 tchetuert pour la famille (soit 6 hectol., 291), 10f 92.
Autrefois la commune recueillait de la tourbe dans les ravins des prairies communales ; on la partageait et on la brûlait. Les paysans, d'un commun accord, y ont renoncé, parce que cela détériorait les prauiries. Il brûlent des schapbis ou restes de bois, souvent des débris de la construction de leur isba, ou même des débris de foin, pour économiser le bois qu'ils recueillent.
§ 7. Subventions.
Au temps du droit seigneurial, les familles avaient acquis, de temps immémorial, des droits d'usage sur les forèts et les étangs du scigneur[71]et elles en retiraient du bois pour le chauffage, l'éclairage, la construction des habitations et des outils de travail; du gibier, du poisson. des champignons et divers comestibles. Le paysan, en acquérant la liberté, a perdu tout droit d'usage : mais il continue à en jouir, partout où le respect de la coutume est encore conservé par les propriétaires, qui ont de grandes tolérances à cet égard ; souvent le paysan, d'accord avec les gardiens ou échappant à leur surveillance, récolte furtivement ces anciennes subventions sans croire que sa conscience ait à se faire aucun reproche. A cause de la proximité des étangs, les habitants y volent souvent du poisson ; ils ont des paniers en osier qu'ils mettent la nuit dans l'étang avec une amorce et une pierre au fond, de sorte que, le jour, on ne voit rien ; la nuit suivante ils les retirent chargés de poisson.
La commune ne remplace qu'imparfaitement les anciennes subventions seigneuriales. Le emsto ou district donne au paysan, qui lui paye son impôt annuel, une assurance contre l'incendie, les visites du médecin et les médicaments. La commune n'a pas encore de bois communaux ; mais le jour où les propriétés seront morcelées ou entre les mains d'étrangers sans égard pour la coutume, le paysan devra subir inévitablement une augmentation d'impôts destinée a l'acquisition de forêts communales : le bois est pour lui un objet de première nécessité.
§ 8. Travaux et industries.
Les occupations de la famille sont très variées et la plupart d'entre elles emploient les bras des femmes en même temps que ceux des hommes (Ouvriers europeens, 2° édit., t. II, v, 8). Le nombre des personnes en âge de travailler est de 7 ; 3 hommes, le père et deux fils ; 4 femmes, la mère, sa jeune fille et ses deux brus (§ 2).
TRAVAIL PRINCIPAL. — Jadis les familles du village donnaient, à l'un ou à l'autre des deu seigneurs, une certaine part de leur travail, à titre de redevance pour les divers droits d'usage prescrits par la coutume, qui maintenait cet échange obligatoire de services. L'émancipation aeu pour principe l'abolition de ce système d'engagements forcés : elle a eu pour objet l'établissement définitif d'un régime d'engagements volontaires ; elle a pour principal moyen d'exécution la création d'un état intérimaire constituant la propriété foncière en communauté jus[72]qu'au remboursement total du prix des terres cédées par les seigneurs (§ 17). Iermalai et ses fils continuent à travailler pour celui qui était leur seigneur autrefois, mais c'est a titre de salariés. Du temps du régime des engagements forcés, le père et la mère étaient tous deux duorovié, c'est-à-dire, ouvriers domestiques, chez Dimitri Andrianovitch Latchinov ; l'un y exercait le métier de maréchal, l'autre celui de ptitchnita ou gardeuse de volailles. C'est peu après l'émancipation qu'ils allèrent vivre dans leur propre isba. Maintenant les trois hommes de la maison font ensemble chez l'ancien seigneur 3l0journées par an, à raison de 0f65 ; ce salaire est inférieur à celui des journaliers agricoles dans le pays ; mais, d'une autre part, respectant des habitudes conformes à l'ancienne coutume que l'émancipation a abrogée, le seigneur, pour maintenir les bons rapports d'autrefois, tolère l'exercice, sur ss propriétés, de vieux droits d'usage dont en réalité il est désormais légalement déchargé les produits dont la famille a ainsi la jouissance (§ 7) équivalent à un supplément de salaire en nature. Lorsque les femmes ne sont pas occupées à la maison, elles s'emploient à des travaux chez les propriétaires et surtout chez l'ancien seigneur ; elles hachent des choux, à raison de 0f25 a 0f65 par jour, sans la nourriture ; les jeunes filles y viennent volontiers, ainsi que les jeunes femmes : c'est un travail peu fatigant, qui les réunit toutes et elles l'accompagnent de leurs chants ; elles battent le blé, à raison de 0f25 en hiver et0f40 en été, elles se trouvent là encore réunies ; elles enlèvent la paille de la machine à battre le blé, également à raison de 0f25 a 0f50 par jour. Les petits garçons et les petites filles vont souvent dans les champs des propriétaires ramasser les pommes de terre qui restent après la récolte. On les chasse bien, mais il y a en somme une grande tolérance.
L'exploitation agricole est une partie du travail principal ; elle absorbe une part considérable des efforts de la famille ; elle la nourrit presque complètement. Elle comprend la culture des céréales : seigle et orge dans les terres arables (§ 6), millet dans le terrain du jardin potager ; dans ce même terrain se produisent aussi du lin et du chanvre pour la consommation domestique. La vache donne à la famille son lait et un veau par an ; les moutons, leur laine et leur viande à laquelle s'ajoutent les produits divers et fort abondants de la basse-cour. Les prairies communales (§ 6) fournissent les fourrages nécessaires ; les fumiers qui en proviennent sont appliqués au service des cultures du jardin potager. Les chevaux servent au labourage et aux autres tra[73]vaux agricoles. Chacun des trois hommes donne annuellement, en moyenne, à l'exploitation agricole, 86 journées de travail dont le salaire doit être évalué à 0f91 ; les quatre femmes concourent presque aussi laborieusement à ce genre de travail : la part moyenne de chacune d'elles est de 56 journées dont le salaire ne doit pas être porté à plus de 0f52 (§ 14, R. Sect. 3).
TRAVAUX SECONDAIRES. — Les autres travaux auxquels se livre la famille concernent : les corvées communales, les soins du ménage et les diverses industries domestiques. Les corvées communales ont pour objet le maintien de l'église de Lipègui; d'après l'arrangement provoqué par la princesse 'sertelev (§ 3), les paysans doivent cultiver en commun les 16 hectares 38 ares de terre qu'elle a concédés, moitié pour l'entretien de l'église, moitié pour la subsistance du pope ou desservant. La famille donne, par an, à titre de corvées, 18 journées d'hommes (à 0f91) et 26 journées de femmes (à 0f52). Les hommes s'occupent spécialement de l'entretien des bâtiments et du mobilier; ils y consacrent 30 journées (à 0f 75) dans le cours de l'année. Les travaux de ménage, entièrement dévolus aux femmes, consistent dans le nettoyage et l'entretien de la maison, la préparation de la nourriture, les soins à donner à l'enfant, l'entretien du linge et des vêtements, ete. On ne peut assigner aucun salaire à ce genre de travaux mais le temps que les quatre femmes y consacrent représente pour l'année 130 journées. Un autre travail des femmes, c'est la confection des vêtements pour les divers membres de la famille ; il faut compter, de ce chef, 6 journées évaluées sur le pied de 0f30.
INDUSTRIES DOMESTIQUES. — Les unes sont communes aux hommes et aux femmes, les autres sont spéciales à l'un des deux sexes. L'exploitation des terres et des animaux domestiques est la plus importante des industries que la famille entreprend à son propre compte, et nous avons vu que tous les membres en état de travailler y donnent leur part de concours (§ 16, A). I faut citer ensuite (§ 14, R, sect. 4°) : la culture du jardin potager (§ 16, B), à laquelle les hommes donnent deux fois plus de temps chacun que les femmes ; la fabrication des tissus de lin, de chanvre ou de laine (16, D et E) pour les besoins de la famille, qui emploie, par an, jusqu'à 207 journées de femmes (à 0f40 pour le lin et le chanvre ; à 0f 52 pour la laine); et 53 journées d'hommes (à 0f 95 pour le lin et le chanvre ; 0f91 pour la laine): enfin des industries précaires, subordonnées à la tolérance des anciens seigneurs en matière.de ci-devant droits d'usage, la récolte des bois de[74]chauffage et d'éclairage, les cueillettes d'herbes comestibles, de fruits, de champignons dans les forêts de l'ancien seigneur. la pêche dans ses étangs (§ 16. H et J).
Les hommes s'adonnent spécialement à la fabrication de ces sandales d'écorce de tilleul appelées lapti (§ 16, C) que portent couramment hommes, femmes et enfants. Le fils aîné consacre 40 journées d'hiver à exécuter pour divers, avec le concours d'un cheval et à l'aide d'un traineau, des transports de marchandises (§ 16, F).
En somme chaque homme donne en moyenne dans l'année un travail équivalent à 2I8 journées et 6 heures ; chaque femme, 188 journées et 7 heures (§ 14, R. Sect. 3°).
Mode d'existence de la famille
§ 9. Aliments et repas.
Le pain joue un rôle essentiel dans l'alimentation ; c'est un pain noir, fait de farine de seigle, d'un três bon goût et préparé à la maison par Praslovia. Le chtchi, sorte de soupe aux choux conservés, habituellement avec de la viande, le hacha, gruau de sarrasin ou de millet. cuit au lait avec beurre, graisse ou huile et un assaisonnement variable, le lait, les pommes de terre, le qvss, sorte de boisson fermentée de fabrication domestique ayant pour origine la farine de seigle aromatisée, fournissent ensuite les bases de la nourriture. La famille consomme, par semaine, 2 poudes (32 lilog.) de farine qui donnent environ poudes (48 lilog.) de pain ; on ne mange de viande que les dimanches et fêtes.
En hiver, les membres de la famille se lêvent à la lumière, se lavent, prient Dieu et se mettent au travail. Quand il commence à faire un peu clair, on allume le poêle pour le déjeuner qui a lieu vers 7 heures dumatin ; tous les membres de la famille dejeunent ensemble. Ce repas consiste en un seul plat de pommes de terre, avec du qvass, ou bien en une hachita (Aacha de sarrasin), un peu liquide avec du pain et du qoass. Le paysan va ensuite à l'écurie soigner le bétail. La femme, de son côté, arrange l'isba et prépare le repas suivant.
[75] Le dîner se fait vers midi (on le nomme abède, le déjeuner se nomme aaftré): il consiste en chtchi, hacha, pain et qvss.
Le souper (ougiine), à heures du soir, est semblable au dîner : ce sont souvent des redi ou petites raves coupées en tranches minces, dans du qass.
Entre les repas. on mange quelquefois du pain. Après le souper, on couche les petits enfants.
En été : déjeuner à 5 heures du matin ; dîner à midi ; à 5 heures, goûter avec du lait aigre et du pain ; à 9 heures, souper. Dans le temps le plus pressé de la moisson, on ne mange que du pain, du qvss et des agourtsis ; on fait alors du pain pour huit ou quine jours, on n'allume même pas le poêle.
Tous se mettent à table dans le péredni outgo, sans qu'aucune place soit marquée ; ils commencent toujours par le signe de la croix. Le pain est sur la table avec le couteau; un des convives coupe à chacun un morceau. Le chtchi et le qoass restent au poêle et à côté. La maitresse de maison en verse dans une grande tasse, qu'elle met sur la table et chacun y puise avec sa euiller en bois. La maîtresse reste d'abord debout, puis s'assied ; si elle est trop vieille, c'est une de ses belles-filles, chacune à tour de rôle, qui remplit cet office ; les jeunes femmes qui servent, mangent debout. Quand la tasse est sur la table, c'est le starchi qui commence. Dans la famille de Praslovia, il y a une nappe sur la table : mais ce luxe est rare chez les paysans. Quand le chtchi est fini, on le remplace, sans laver la tasse, par du hacha, qu'on mange sans pain. Deux fois par semaine, le mercredi et le vendredi, on fait maigre, c'est-à-dire qu'on mange des aliments maigres sans lait, ni beurre, ni eufs. Les fêtes patronales, on fait cuire une poule ou bien on fait une lapcha (sorte de nouilles) avec de la viande ; on fait aussi du acha de millet avec du lait ou une omelette avec des pommes de terre. Le couteau unique de la maison, destiné à couper le pain, sert, les jours de fête, à couper la viande. Le dimanche, on met de la viande dans le chtchi. On attend, pour tirer la viande, que le starchi dise : ˉasbai,; alors chacun en prend un morceau de son côté. Personne n'a couteau ni fourchette.
Les paysans russes mangent beaucoup de crudités, de concombres, de carottes, d'herbes, de melons ; ils boivent de l'eau de puits, qui est bonne. et du qdss. Les hommes et les femmes boivent de l'eau-de-vie quand l'oeccasion s'en présente, mais pas à des heures régulières ; aux fêtes de famille ou aux fêtes religieuses, ils en boivent davantage.
[76] Les enfants boivent du lait de vache, soit pendant l'allaitement, soit après ; on leur donne aussi de petits gruaux ; les enfants sevrés font maigre deux fois par semaine comme les grandes personnes, c'est-àdire ne mangent ni lait, ni beurre, ni œufs. Les petits enfants, même de deux ans, sauront refuser un gàteau au beurre en disant : gre 'est un péché
§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.
La rue où demeure la famille est orientée du sud au nord; placée sur une large bande de terrain entre deux étangs. Les maisons, rangées sur le côté occidental de la voie, sont alignées sans se toucher ; en face est une dépendance de la maison. une sorte de grange, derrière laquelle, sur la rive de l'étang de l'est, chaque famille a sa place pour laver son linge. Sur le côté ouest de la maison se développe le lot de terrain y attenant ; il forme une bande qui excède à peine en largeur celle de la facade de maison et se prolonge perpendiculairement à la rue jusqu'à la rive de l'étang de l'ouest ; ce terrain est la propriété particulière de la famille, et tous ces lots sont séparés deux à deux par un petit chemin qui côtoie leur longueur, allant de la rue à l'étang situé au couchant.
La maison ressemble à celles de tous les paysans russes : un simple rez-de-chaussée élevé de deux marches au-dessus du sol ; moitié moins proond que large, construit avec de grosses poutres non équarries, soigneusement assemblées et calfeutrées avec de la mousse; un toit de planches recouvert de chaume. La construction a 11° le largeur sur 5 de profondeur, par derrière est une cour entourée de menues constructionsrurales ; cour et constructions rurales couvrent un terrain recangulaire de 11 sur 12P 50. La facade sur la rue présente une fenêtre et la porte d'entrée, puis une partie en retrait percée seulement d'une petite lucarne. n pénétrant dans la maison, on trouve d'abord une sorte de palier couvert, de 2m sr 1m 30; en face se présente une porte conduisant dans une pièce, de 3m70 sur 2°, qui communique avecla cour à gauche, sur ce même palier, est une autre porte qui donne accês dans la principale pièce appelée isba, comme on appelle aussi la maison tout entiêre ; ce palier est garni d'un banc. La pièce principale, ou isba, a 5m en tous sens et est éclairée par deux fenêtres (1m 20 sur[77]1m. l'une ouvrant sur la façade, l'autre sur le mur en retour. Le long de la muraille règnent des bancs fixes ; dans l'angle nord-est se trouve la table où mange le famille et dans le coin du mur sont les images saintes, c'est le peredni ougol. A l'angle sud-ouest se dresse le poêle renfermant le four. La pièce qui mène du palier dans la cour est contigué à l'isba et une porte les met en communication ; de l'autre côté est une troisième pièce, de 3P70 sur 4m, ne recevant de jour que par la petite lucarne dont il a été parlé : c'est pour que les voleurs ne puissent s'y introduire que l'on fait cette ouverture si petite. Dans cette pièce la famille met ses coffres et ses principaux objets d'habillement, de travail et de consommation. En été, une partie de ses membres couchent dans cette pièce. Pendant l'hiver, toute la famille se tient dans la grande pièce dite isba, les plus âgés couchent sur le poêle: les autres, sur les bancs. Des adversaires de la vie en communauté lui reprochent de provoquer l'immoralité à cause de la promiscuité des sexes et des abus de beau-père à belles-filles. La vie en commun rend ces écarts précisément difficiles à cause de la réunion de toute la famille; et l'isolement de la femme à son foyer, en l'absence du mari, facilite bien plus la débauche : les exemples en deviennent fréquents. La promiscuité des sexes est évitée, du reste, dans l'isba. La nuit, les vieillards sont sur leur poêle et chaque ménage dans un coin séparé. L'été. un des ménages occupe une pièce où il n'y a pas de poêle.
Dès qu'il pleut, la cour devient une fondriêre ; les constructions rustiques qui l'entourent sont : à gauche. derrière la pièce dite iso, une cave pour la glace et les provisions avec la porcherie : au fond. deux hangars couverts servant l'un d'écurie, l'autre d'étable ; à droite, un troisième hangar couvert sous lequel sont remisés les instruments de travail et les chariots. Le terrain situé derrière la maison est cultivé comme jardin potager (§ 6) ; la famille possêde un puits en commun avec la famille qui habite la maison voisine. De l'autre côté de la rue est la grange appelée anbar où sont les provisions de céréales, les harnais et beaucoup d'autres objets de service. A l'extrémité du terrain attenant à la maison, sur le bord de l'étang de l'ouest, est le goumno, où la famille place sa récolte de céréales en meules pendant qu'elle la fait ; cette portion du terrain est entourée d'une haie en branches tressées, haute de 1m 20.
Dans toutes les maisons, la pièce dite isba est commune en hiver : en toute saison, on y fait la cuisine dans le four et on y prend ses repas. Pour le pays, l'intérieur est proprement lenu; mais, comme partout en[78]Russie, les taracanes y pullulent, surtout en hiver (ˉOuvriers européens, 2ᵉ édit.,t. II, H, § 10) : ce sont de gros insectes bruns (Blatta orientalis, L.), connus en Occident sous les noms de aerlas, caards, raets, bêtes-noires ou bdattes des cuisines,; là-bas, ils sont si abondants qu'ils tombent même sur la table où l'on mange.
On balaye un peu le matin et on nettoye un peu la table à manger. On ne fait de grand nettoyage que la veille de Pâques : alors on lave partout. Si la femme est propre, elle lavera même les murs. En hiver, les jeunes animaux sont dans l'intérieur de l'isba, on y fait aussi rentrer la vache pour la traire ; les écuries et la cour sont l'objet de soins insignifiants ; les clôtures et les toits des hangars ne préservent qu'imparfaitement le bétail des grands froids de l'hiver. On nettoye les écuries, au printemps, quand on conduit le fumier aux champs.
Le mobilier et les vêtements ont une valeur approximative de 929f 68, savoir :
Meubles. : de la plus grande simplicité et réduits au strict nécessaire............ 45f 50
Planche aux saintes images (elle est placée dans le coin appelé péredni ougol) ; c'est là qu'on se marie, qu'on prend ses repas, que l'on se couche pour mourir ; six images en bois a 1f 30; 2 croix en fer à 0f26 (transmises de pére en fils); valeur totale, 8f32: — objets de literie : 2 nattes en laine grossière, 3f 12 ; 3 coussins en plume, laine et étoupe (la toile tissée par la famille), 11f70; 3 couvertures ou sortes de saes en toile (1 pour chaque ménage), 5f85 ; 1 berceau (pi) en éecorce de ehéne (fait par eux-mémes), 0f52 ; valeur totale, 21f19; — 1 table à mangger, bancs autour de isba, 2f60; 3 bancs transportables, 0f65 ; 1 planche (podha) pour la vaisselle, 0f13 ; 3 coffres (soundous) en bois, à vétements, 5f72; 1 miroir trés grossier (meuble rare chez les paysans), 0f26; 1 petite balancoire en ecordes pour l'enfant (dans l'isba). 0f26; valeur totale, 9f62 ; — appareils pour la préparation de la farine et la confeetion du pain : 1 moulin à bras, avec sa caisse à farine (iernova), servant à moudre le sarrasin et le froment pour les lans (le seigle et les autres céréales sont moulus chez un meunier d'ouslié, à quelques verstes de là), 5f20; 1 ata ou appareil en bois, servant de pétrin, nommé spécialement vachnia, pour la préparation de la farine et la confection d'un poude (16 kilog.) de pain, 1f04 ; 1 pelle à main en bois (echadba), 0f13 ; valeur totale, 6f37. — Total, 45f50.
Ustensiles : la famille n'a que ceux qui lui sont indispensables: elle les remplace au fur et à mesure des besoins ; tendance relative au confortable............ 45f 92.
1° Servant à la cuisson des aliments et au service du four. — 1 chaudron en fonte (1chougoume) de 20 litres, pour faire bouillir de l'eau destinée au qrass et pour contenir du lait caillé, 2f 60; — 1 chaudron en fonte de 10 litres, pour faire le chtchi, les jours -de fête (on peut ymettre3livres de viande), 1f 30 ; — 1 chaudron en fonte de 15 litres, pour faire, les jours de fête, du chtchi et du lpcha, quand il y a des visites, 1f 95; — 1 chaudron en fonte de 5 litres, pour faire le acha, 0f65 ; — 1 grand plat en fonte (sbouoroda), pour rôtir des pommes de terre, des cochons de lait, des poules, du mouton, ete. (035de diamètreavec des rebords comme nos plats à tartes), 1f30 ; — 1 pot en terre (gorcho), de 6 litres, pour cuire des pois[79]secs dans les jours maigres, pour faire du acha avec du lait, 0f15 ; —10 vases en terre pour le lait, achetés à bon marché au bourg voisin d'Abachevo, où on les fabrique, 0f52 ;-—1 couteau pour le pain et la viande, 0f 65 ; — 1 couteau en forme de T, dont la branche supérieure est arrondie, pour hacher les choux, 0f 65 ; — 1 long couperet (assire) pour fendre le bois en petits morceaux minces, dits outchines, destinés à l'éclairage, pour gratter les planches, les bancs, la table, etc., 0f7 ; — 1 crochet en fer, dit tchirga, au bout d'un long manche en bois, pour remuer le feu dans le four, 0f65 ; — 2 ouhcates ou crochets arrondis, au bout d'un long manche en bois, pour remuer les pots dans le four (deux grandeurs, 015 et 0e20), 0f91 ; — 1 shararodni, petit crochet d'une forme particulière, pour attraper les plats en fonte, 0f18 ; — 1 pelle à pain, en bois, pour retirerle pain du four, 0f26; — 1 petit rouleau en bois (fait par le père), p our appuyer, pendant leur maneuvre, les outils du four, 0f03. — Total, 12f58.
2° Servant aux repas. — (En général, on a un vase suspendu pour se laver les mains avant le repas ; la famille n'en a pas on prend l'eau dans une tasse en bois) ; — 1 gamelle en bois (tchacha), servant pour manger en commun, même avec les visites (040 de diamètre et 012 de profondeur), coloriée, 0f 65 ;— 2gamelles plus petites, coloriées, pour se laver et boire (015 et 012 de diamètre), 0f 68 ; — 12 cuillers à bouche, en bois d'érable, 0f48 ; — 1 grande cuiller en fer pour prendre les aliments dans les pots ou ils cuisent, 0f39; — 1 écuelle en bois, colorié e, pour boire de l'eau, 0f39; — 1 sali ère en bois (sadoua) 34 de décim. cube, 0f22. — Total, 2f81.
3° Servant à conserver et à transporter l'eau et le qvdss. — 1 seille de 10lit., en fer, avec une anse en fer, pour conserver l'eau potable, 1f30; — 1 tonneau en bois (à la cave) de 70lit. pour conserver le qrass, 1f 82; — (la famille est dans l'obligation de garder un tonneau d'eau pour les incendies ; elle s'en dispense à cause de la proximité de l'étang). — Total,
4° Servant à conserver et transporter les provisions. — 1 huche a farine en bois (dans l'anbar età demeure fixe) à trois compartiments, 0f78; — 1 recheto, ou tamis fin, en tille ou fi1 de tilleul, pour bluter la farine et le gruau (la tille du tamis est tissée après préparation), 0f31 ; —1 grand mortier en bois pour faire le talano, ou sorte de gruau de farine, cuit dans les champs ; fait par la famille avec un trone de bois (1m 10 de hauteur) ; plus un pilon, dit pihtel, aussi en bois, 0f 13; — 1 corbeille en écorce de bouleau, pour mettre le pain qu'on emporte dans les champs, 0f39 ; — 1 lanterne carrée, avec verres à coulisses, 0f26 ; — 2 ousof ou vases en écorce de chêne (de fabrication domestique) pour ramasser les champignons et les baies, 0f05; — 1 support en fer (svétiétse), pour porter les loutchnes 0f26. — Total, 2f18.
5° Ustensiles de luxe (tchaïnaïa paouda). — 1 samorar en cuivre, de 5 à 6 lit. (cadeau de la femme de l'intendant du prinee Tsertélev), 23f 40; — 5 tasses à thé, avec soucoupes en faïence, 0f65 ; — 1 théiére en faïence, 6f40 ; — 1 sucrier en fer-blanc (1 compartiment pour le thé, 1 pour le sucre), 0f78. — Total, 25f23.
(Il n'y a pas de cuillers à thé ; la famille prend le thé en pribousbou, c'est-à-dire, en mettant un petit morceau de sucre dans la bouche et en aspirant le thé, non sucré, par petites gorgées. — Un samovar est une grande rareté chez les paysans.)
Linge de ménage : la vaisselle, lavée successivement à l'eau froide et à l'eau chaude, sèche d'elle-même,; la famille a quelques vieux torchons faits de chemises et de pantalons : l'usage des draps de lit est inconnu............ 3f 90
3 nappes (on en met une chaque jour sur la table), 3f90.
Vêtements : costume national et traditionnel ; la femme du starchi, Praslovia, travaille à améliorer, par son travail et à l'aide de quelques prélèvements sur ses économies, le costume de Fédosia lvanovna, femme du deuxième fils, Ievlampii lermalaiévitch, la dot de cette dernière lui ayant procuré un trousseau moins beau le but de[80]cette aide généreuse est d'arriver à maintenir l'harmonie dans la famille, en procurant à chaque femme des jeunes ménages le même bien-être.
Les vêtements ne sont jamais nettoyés ; le paysan les porte à la poussière, à la boue, à la neige ; de temps en temps il les secoue, ou expose sa chouba à l'air pour que les vers ne s'y mettent pas. Le linge, consistant en une chemise, est porté toute la semaine. Pour le laver, on le met dans un grand baquet et, par-dessus, des cendres et des morceaux de bois ; puis on le lave, sans savon, dans l'étang. La chemise de couleur des jours de fête n'est jamais lavée. Les paysans ne cherchent pas à se débarrasser de la vermine, qui les dévore ; ils la sentent à peine.
La valeur totale des vêtenents de la famille est de............ 834f 36
VÊTEMENTS DES HOMMES, Suivant le détail ci-dessous (386f 27).
1° Vêtments du chef de famille. — 4 chemises, 6f76 ; — 4 pantalons (partkis),5f20; — 2 ipones, sorte de robes de chambre, un long, ou hadate, valant 10f40 ; un demi-ipoume ou arséte, valant 7f80 ; ensemble 18f20; — 1 podou-choubo (demi-choua), avec des plis derriére, sorte de surtout de fourrure de mouton, descendant au mollet (il l'a achetée n'ayant pas assez de laine de mouton : faite à lamaison, elle n'aurait coûté que 2f 60, dont 0f30 pour préparer la fourrure et 2f21 pour la tailler), 26f 00; — 1 1ouloupe longue, ou chouba, avec le gros collet de mouton (elle ne coûterait que 5f20, faite à la maison), 31f20; — 2 ouchaes ou ceintures de couleur (une pour tous les jours, 0f78, en laine rouge ; une autre de 1f56 pour les fêtes, aussi en laine rouge, mais plus belle et achetée), 2f34 ; — 2 ceintures ou rubans de couleur pour serrer la chemise et le pantalon (celui de tous les jours 0f18 et 0f39 pour celui des 1ètes), 0f57 ; — 2paires de bottes en cuir, 20f80 ; — 1 paire de partéanis ou étoffe detoile pour envelopper les pieds (I archine et demie, 1P07, pour chaque pied, à 0f13 l'archine), 0f39 ; — 1 artouss, sorte de casquette pourl'été, 1f64 ; — 1 chapeau fourré (le dessus en drap, le tour en mouton), 2f26 ; — 1 paire de uarcis ou gants de laine à un doigt, tricotés par lui avec une seule aiguille, 0f 65 ; — 1 paire de roubavitsis, ou gants de peau, mis en hiver par-dessus les autres (égalcment à un doigt), 0f91; — 1 paire d'anoutchis ou bandelettes en laine, servant de bas pour l'hiver, 1f 95 ; — 2 paires d'anoutchis en toile, pour l'été, 1f30 ; —- 10 paires de laptis (sandales en écorce de tilleul, faites à la maison), 0f26. — Total, 120f 43.
2° Vêtements du fils aîné. —Les mêmes que le père, 120f43 ; — plus : 1 chemise rouge pour les fêtes (5 archines, 3m 55, 3f90 ; facon, 0f79), 4f 69; — 1 pantalon (5 archines, 355, 1f56 ; façon, 0f52 ; il faut 11 heures pour faire la chemise et une soirée pour faire le pantalon), 2f08. — Total, 127f20.
3° Vêtements du deuxième fils. — Semblables à ceux du fils aîné, 127f20.
3° Vêtements du petit-fils enfant. — 3 chemises, 3f90 ; — 3 pantalons, 4f68 ; — 1 ipoune, 2f08 ; — 1 chapeau, 0f52; — 5 laptis, 0f13 ; — partéanis, 0f13 (pas de choub ; on ne sort pas cet enfnt par les grands froids). — Total, 11f 44.
VÊTEMENTS DES FEMMES, Selon le détail ci-dessous (448f 09).
1° Vêtements de la mère de famille. — 3 chemises de toile (faites par elle) ; elle en change tous les samedis et lave son linge une fois la semaine, 4f68; — 3 saraphanes ou longues robes, couleur gros-bleu pour tous les jours (1 est tissé et fait à la maison ; les 2 autres[81]sont pour les fêtes, l'un fait avec du oumachnie, grosse toile rouge et l'autre avecc du itaia, grosse toile bleue ; ces saraphanes sont taillés par une couturière du village et cousus à la maison), 24f70 ; — 3 mouchoirs de tête, en percale, achetés, 2f34 ; — 2 ipounes, un vieux et un neuf (faits à la maison), 15f 60; — 2 chouboas, une vieille et une neuve (achetées, parce que les sept moutons de la famille ne donneraient qu'une quantité de laine insutffisante), 50f76 ; — 10 paires de laptis, 0f26 ; — 2 ceintures rouges (ouchabes), 1f56; — 3 roubaoas ou chemisettes (mises sous le saraphane), 3f12; — 1 paire de atis, souliers de peau, pour les grandes fétes, 2f60; — 1 paire de bas de laine, très longs, pour les fêtes (plus ils font de plis, plus c'est beau), 1f04 ; — 3 tabliers, 7f80; — 1 paire d'anoutchis en laine, 1f 95 ; — 2 paires d'anoutchis en toile, 1f 22. — Total, 117f63.
2° Vêtements de la première bru. — 5 chemises de toile (faites par elle), 7f80; —3 rouaras ou chemisettes (faites parelle), 3f12; — 6saraphaes bleus pourtous les jours (faits par elle), 15f60 ; — 2 saraphanes rouges, pour les fétes (achetés) (ounachnile), 10f40; — 2 saraphanes bleus, pour les fétes (achetés) (itaia), 5f20 ; — 2 grands mouchoirs detête, rouges (de 1 archineˉ, 071),3f12 ;— 3 mouchoirs plus petits, de diverses couleurs (prix divers),3f12; — 4 chales ou grands mouchoirs de laine et coton (2 d'hiver ; 1 marron avec des bouquets rouges, 10f40 ; le second rouge à fleurs vertes, 7f80; 2 d'été, 1 en cachemire de coton rouge, 3f90 ; l'autre plus simple, 2f60), 24f70 (ces chales et les mouchoirs sont mis sur la tête par-dessus le volostni, qui estle signe distinctifdes oabis ou femmes mariées ; c'est une sorte de diadème en bois, recouvert de toile, avançant sur le devant de la tête et servant de support aumouchoir); — 5 volostnis (faits à lamaison), 0f13; — 10opérélié ou colliers de verres de couleur (attachés ensemble et ne formant qu'un collier au cou), 1f30; — 3 ouchabes ou ceintures rouges (1 de 0f78, 2 de0f 65), 2f 08 ; — 10 tabliers divers (3 arcies 12, 2eP 48, a 0f 78 l'archine), 26f00; — 1 paire de atis pour les fêtes, 2f 60; — 3 paires de bas de laine, 3f12 ; — 10 paires de laptis, 0f26; — 3 paires d'anoutchis en toile (2 arches, 1P42, pour chaque pied, à 0f78 l'archie), 4f 68 ; — 1 paire d'anoutchis en laine, 1f95 ; — 2 choubas (1 de féte, 26f00; 1 pour tous les jours, 13fC0), 39f00 ; — 1 ipoue long en laine noire, 7f80 ; —2 arsétes en laine noire, tombant jusqu'aux genoux (un neuf pour les fêtes et un vieux), 9f10. — Total, 171f08.
3° Vêtements de la deuxième bru. — 3 chemises, 4f68 ; — 3 rouavas (1 rouge et en percale), 3f12 ; — 6 saraphanes 3 pour tous les jours, 1 rouge (oumachnie) et 2 bleus (itaia) pour fêtes], 18f20 ; — 3 mouchoirs de tète, de couleur, 3f12 ; — 1 châle ou mouchoir de tête, 5f20; — 5 volostni4s, 0f13 ; — 10 oerélié ou colliers de couleur en verre, 1f30 ; -— 2 ouchabas ou ceintures rouges, 1f56; — 6 tabliers, 15f 60; — 1 paire de batis, 2f60 ; — 2 paires de bas de laine, 2f 08; — 10paires de ldaptis, 0f26 ; — 3 paires d'auoutchis (2 entoile 1 en laine), 4f68 ; — 1 chouoa, 18f20; — 1 ipoune, 7f80; — 1 arsête, 9f 10. — Total, 97f63.
4° Vêtements de la jeune fille. — 3 chemises, 4f68 ; — 3 rouavas, 3f12; — 3 sarapaes, 10f40 ; — 2 mouchoirs de tête, 1f56 ; — 5 oiérélie, 0f65 ; — 2 ouchahas, 1f56 ; — 2 tabliers, 5f20 ; — 1 paire de atis, 2f60 ; — 1 paire de has de laine, 1f04 ; — 10 paires de daptis, 0f26 ; — 3 paires d'anoutchis, 4f 68 ; — 1 choua, 18f20 ; — 1 poune, 7f80. — Total, 61f75.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 929f68
§ 11. Récréations.
Dês leur âge le plus tendre, les enfants prennent en toute saison leurs ébats au grand air, l'été sans souliers et presque sans vêtements, 'hiver vêtus très rustiquement ; cependant, par les grands froids, on garde à la maison les enfants en bas âge. Cette éducation les rend aptes de bonne heure aux durs travaux de leur vie : aucun peuple n'est capable de supporter mieux que le peuple russe les fatigues et[82]les privations de toutes sortes. (ˉOuvriers européens, 2 édit., t. II, v, 11.) Les principales récréations des enfants sont les courses dans les bois, la baignade, en été, la chasse aux oiseaux et au gibier au moyen de pièges. Un de leurs exercices favoris est la glissade sur la glace. On leur fait de véritables montagnes de neige avec une pente douce, et les enfants s laissent glisser en traîneau du haut en bas.
Les veillées constituent la principale récréation des jeunes filles ; elles commencent le 1 novembre. A partir de cette époque jusqu'au grand carême, tous les jours, excepté les samedis et les veilles des fêtes, les jeunes filles de quatorze ans et au-dessus s'assemblent dans une isba, chez une veuve généralement, et y restent jusqu'à deux heures du matin à travailler. Elles apportent avec elles des ˉloutchines pour l'éclairage, leur ouvrage et quelques menues provisions de bouche. Les jcunes garçons assistent à ces veillées et y apprennent à connaître leur fiancée ; le grand nombre des assistants forme un obstacle au désordres. Les petites filles au-dessous de quatorze ans ont aussi leurs veillées, mais jusqu'à dix heures seulement ; elles filent en chantant. Les jours de grandes fêtes, par le beau temps, les jeunes filles et les jeunes gens font des horouodes, ou danses en chœur. Ils se réunissent pour cela sur un endroit uni, non loin de leurs isbas. Ils se mettent en rond et se prennent les uns les autres par la main. Dans le milieu de ce cercle entre un garçon, qui s'appelle le conducteur de la danse. Il se choisit une compagne et ils commencent à chanter à deux. 'endant cette chanson, le cheur se meut, tantôt à droite, tantôt à gauche, jusqu'à ce que le conducteur ait donné à sa compagne un mouchoir qu'il tient à la main ; alors elle prend sa place dans le rond et le jeu recommence comme auparavant.
La semaine des jours gras est la fête populaire par excellence ; on se travestit et on se donne des repas dont les mets favoris sont les blini, les beignets de lait eaillé, la crème et le fromage ; ces mets sont arrosés de copieuses libations d'eau-de-vie.
Les jeunes filles et les jeunes fenmmes regardent aussi comme une récréation le travail en commun chez les seigneurs, pour la moisson ou pour hacher des choux : leur travail est alors égayé par des conversations animées et des chansons très pittoresques.
§ 12. Phases principales de l'existence.
[83] Rien de plus uniforme que la vie de ces paysans que le lien féodal attachait au sol où, de génération en génération, ils naissaient, vivaient et mouraient. L'émancipation a changé les conditions d'avenir de ceux qui après 1910 atteindront l'âge d'homme, mais rien encore n'a été modifié dans l'existence de la génération actuelle. Elle a été élevée sous le régime du droit seigneurial ; le régime intérimaire actuel transforme la dépendance féodale en une dépendance communale temporaire : mais chacun mène encore la vie de ses pères dont les coutumes subsistent. Voilà pourquoi la famille d'lermalai Vasiliévitch n'a pas d'histoire ; l'étude présente d'une année de son existence dit ce qu'ont été toutes les autres depuis qu'en 1862, quittant la domesticité seigneuriale, elle a acquis son isba, du fruit de ses économies. A dix-huit ans l'ouvrier est allé à Moscou faire pendant cinq ans son apprentissage du métier de maréchal : son patron le logeait, le nourrissait et l'habillait. En 1839 il revint à Lipègui et entra au service de son seigneur Dimitri Andrianovitch Latchinov, comme ouvrier maréchal et dans la condition de dvorooié (ouvrier domestique). Il y connut Praslovia andratievna qui, à seie ans, était entrée en condition chez Elisavéta Nilanorovna, femme du seigneur : elle l'avait suivie à Moscou ; mais, en 1844, sa maîtresse étant partie pour Paris, elle revint au pays où, deux ans après, elle épousa, à vingt ans, lermalai et resta jusqu'en 1861 ouvrière domestique gardeuse de volailles dans la maison seigneuriale. Presque aussitôt après l'émancipation, la famille s'établit chez elle. C'est à cette époque que l'on installa la borderie où furent plus tard exécutés d'importantes réparations ( § 6) ; là se formèrent les jeunes ménages qui vivent encore sous l'autorité du starchi.
Les enfants, jusqu'à l'âge de dix ans, restent à la maison ; l'aîné garde les autres. Les enfants à la mamelle vont aux champs avec leur mère, qui les porte dans un berceau et sur son dos. Là, le berceau est gardé par une petite fille de sept à huit ans ; on le suspend à trois piquets, réunis en pyramide par le sommet, ou on les attache par un crochet ou une corde. Lorsque les enfants gardent seuls la maison et qu'il n'y a pas, pour les surveiller, un vieillard trop âgé pour quitter la maison, leurs imprudences causent souvent des incendies.
[84] Le fils qui est à Astralan exercera plus tard son métier de charpentier à Lipègui, tout en continuant de travailler aux champs. Le fils aîné a été exempté du service comme étant mal portant à cette époque ; le deuxième va tirer à la conscription cette année.
§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
Le nouveau régime social des paysans russes, inauguré tout d'une pièee en 1861, n'a pas encore complètement fait ses preuves.
Le seigneur était autrefois le chef naturel de la commune ; il se passait rarement des avis du conseil des nciens, dont la longue expérience entretenait les traditions concernant le respec de la morale et du souverain, les bonnes méthodes de culture et la pai entre les jeunes ménages.
Aujourd'hui plus de seigneur. La commune, dirigée seulement par le conseil des Anciens, n'a plus les ressources que lui assurait la coutume des droits d'usage et des allocations seigneuriales ; elle se trouve seule responsable vis-à-vis de l'Etat et a dû augmenter ses exigences vis-à-vis des paysans. Les diffieultés du nouveau surexcitent déjà leur énergie et leur esprit d'initiative. Ils jouissent encore presque partout, en raison de la force de la coutume et de la bienveillanee intelligente des anciens seigneurs, de nombreuses et importantes subventions qui disparaitront peu à peu ; les ménages, qui menaient jusqu'alors la vie en communauté, s'isoleront et verront diminuer leurs ressources. Les individualités énergiques surgiront et acquerront une plus grande part de bien-être, les autres végéteront. Si la commune rurale disparait, la misêre envahira certaines familles imprévoyantes : ce sera l'avènement du paupérisme, fléau dont la Russie a été exempte jusqu'à ce jour.
On reproche déjà à la commune son égoisme et sa dureté à l'égard des paysans ; mais il ne faut pas perdre de vue qu'elle est responsable vis-à-vis de l'État du paiement de la dette des paysans envers la Couronne, et que les responsabilités anonymes sont toujours moins accommodantes que celles des particuliers. En revanche, elle est la garantie du minimum de bien-être dont puissent jouir les ouvriers des[85]campagnes, et elle est la dernière gardienne des traditions locales et du droit coutumier.
L'institution récente de la réserve de céréales (§ 6) pour subvenir aux éventualités de disette n'a pas encore été mise à l'épreuve ; peutêtre sera-t-elle peu efficace dans la détresse d'une mauvaise année. Le paysan russe conserve sa foi dans une vie future où son travail et sa résignation auront leur récompense. Il est croyant, dévoué à son souverain et résigné à son pénible labeur. Les ouvriers de nos villes et même de nos campagnes s'accommoderaient peu d'une existence aussi simple et aussi rude : lui, s'en trouve satisfait et recommence chaque année sans se plaindre sa lutte contre les rigueurs du climat et les difficultés de pourvoir à la subsistance de tous les siens. Une race aussi patiente et aussi tenace a des conditions de durée et d'expansion qui expliquent sa résistance aux invasions mongoles et la solidité de ses conquètes en urope et en Asie.
Éléments divers de la constitution sociale
FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE ; PARTICULARITÉS REMARQUABLES ; APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES ; CONCLUSIONS.
§ 17. COMMENT L'ACTE D'ÉMANCIPATION A ÉTÉ PRÉPARÉ, PROMULGUÉ ET APPLIQUÉ.
[101] Le servage n'existait guère en Russie que depuis le seiième siècle. Tout en vivant sous le régime seigneurial, les paysans pouvaient avant cette époque passer à leur gré d'une terre sur une autre mais ils échappaient ainsi au service militaire, alors que le pays, environné d'ennemis, avait besoin de tous ses défenseurs. Aussi Boris odounov y remédia en leur interdisant tout déplacement sans l'assentiment du seigneur. Ce fut l'origine du servage, qui dura deux siècles et demi. (Bulletin de la Sociéte d'Economie sociale, t. V, séance du 1 4 janvier 1877.) Les rapports entre le seigneur et les paysans, sous ce régime, ont été observés et analysés avec le plus grand soin ( ˉOuvriers européens, 2° édit., t. II, II, III, IV, V) par l'auteur même de la méthode des monographies ; ces rapports étaient empreints d'une bienveillance et d'un dévouement réciproques, à tel point que, sauf' de rares exceptions, la paix la plus profonde régnait dans cet organisme. Ce furent cependant des abus accidentels qui d'une part excitèrent le zêle des lettrés de l'Occident, et de l'autre provoquèrent des idées de réforme chez les grands seigneurs et les hauts fonctionnaires de la Russie, qui les uns et les autres ignoraient ou avaient abandonné les lourds devoirs qu'impose aux maîtres la constitution féodale (ˉOuvriers européens. 2° édit., t. II. épilogue). Le développement de ces idées réformatrices s'accentuait dans les universités, pénétrait dans la jeunesse et jusqu'à la cour ; les sarcasmes des publications européennes à l'adresse de « l'esclavage en Russie piquaient au vif l'amour-propre des classes élevées ; ce mouvement atteignait les hommes d'État, le souverain lui-même : une crise ne pouvait manquer d'amener des chan[102]gements que ne réclamaient cependant ni les besoins, ni les vœux des intéressés.
Au fur et à mesure que ce mouvement se produisit, les tzars Alexandre e et Nicolas I y résistèrent ; ils entrevoyaient les conséquences d'une transformation aussi radicale, car on proposait dès le principe la liberté immédiate des paysans. Cependant l'idée était admise comme question à l'étude et on élaborait dans les conseils de l'Empire les moyens pratiques de la mettre à exécution : ces lenteurs permirent d'examiner sous toutes les faces un des plus grands problèmes que pouvait avoir à résoudre un gouvernement et dont la solution intéressait 80 millions de sujets. Cette étude fut poussée avec plus d'aetivité eneore à la suite de l'échec que subit momentanément en Crimée, de 1854 à 1855, la politique traditionnelle des Russes. Il fallait relever, aux yeux du monde, le prestige du grand empire de l'0rient, et l'émancipation seule, en rendant possible le service obligatoire, devait permettre au souverain d'opposer aux grands rassemblements militaires de l'Oecident des armées aussi nombreuses et aussi aguerries. Ce fut cette crise qui amena la fin de l'âneien ordre de choses et l'établissement d'un ordre social nouveau, auquel les esprits se trouvaient préparés depuis longtemps.
Nieolas était mort sans oser attacher son nom à une mesure dont il redoutait les conséquences ; mais il s'était appliqué, dans sa profonde sagesse, à en atténuer les brusques effets, et le détail des mesures d'exécution montre que son esprit éclairé avait tenu compte des conseils qu'il avait réclamés des hommes les plus sages. Ce fut son successeur, Alexandre II, qui promulgua, le 19 février 1861. l'oulase qui abolissait le servage et rendait la liberté aux paysans sous certaines conditions.
Le problème à résoudre était de quitter un régime de contrainte pour passer à un régime de liberté, de rendre le paysan propriétaire de la terre qu'il cultivait sans pour cela spolier le seigneur, d'entourer par conséquent de toutes les garanties les deux parties intéressées. Les propriétaires cédèrent une partie de leurs terres ; l'Etat prit la charge de les indemniser et, afin d'être remboursé par les paysans sans que ceux-ci eussent trop à souffrir, il leur accorda un délai de 49 ans, les fit passer de la tutelle du seigneur sous celle de la commune rurale, qui fut rendue responsable du payement de la dette eontractée par les paysans. Ceux-ci possédèrent dès lors, mais en communauté, la terre qu'ils eultivaient ; enmême temps ils acquirent, en toute propriété,[103]l'habitation, les bâtiments ruraux, les bestiaux, le potager, la chènevière, dont jusque-là ils jouissaient comme vrais propriétaires, sans l'être réellement. Il leur était permis d'acquérir leur liberté immédiate par le payement intégral de leur dette, mais s'ils ne pouvaient se libérer comptant, l'État se substituait à eux, remboursait le propriétaire en 37 annuités et se faisait payer en 49 ans par les paysans : alors seulement ces derniers étaient libres ; jusque-là ils restaient attachés à la glèbe, sous la tutelle de la commune rurale, ayant charge de percevoir l'impôt du rachat et les autres redevances. La part de terre que le seigneur devait concéder aux payvsans variait suivant la richesse du sol sans pouvoir être inférieure à 3 hectares par âme, c'est-à-dire, par mâle payant l'impôt (§ 1,6) : le cinquième de la valeur de ce lot dut être payé, directement par le paysan au seigneur suivant un mode d'arrangement convenu entre eux ; le reste luisera payé par l'tat, aumoyen de titres de rente portant 5 d'intérêt. Le propriétaire pouvait encore céder au paysan à titre de don gratuit (ou dar) et comme concession définitive, un tiers d'hectare ; cet arrangement exigeait un consentement mutuel et était désavantageux pour le paysan, puisque ce lot était insuffisant pour la subsistance de sa famille. Les parties durent s'entendre dans le délai de deux années : des médiateurs furent institués à ce sujet : choisis parmi les personnages les plus expérimentés de la noblesse locale, ils furent revêtus d'un pouvoir administratif et judiciaire presque complet et fonctionnèrent jusqu'à l'entente des intéressés et la mise en pratique des nouvelles institutions. 'ant que la répartition n'était pas accomplie, le paysan devait continuer à payer l'abroou corvée en argent, suivant un taux fixé à l'amiable ou par les médiateurs.
Le partage de la terre donna lieu à des négociations fort diffieiles entre ces derniers et la commune rurale, traitant comme personne civile et se substituant aux familles qui en formaient les éléments. Cette commune rurale, qui existait depuis longtemps dans les pays d'abro (ˉOuvriers europeens, 2 édit., t. II,, 17, 19 ; v, 25, 26), du également établie par le nouveau régime dans les pays à corvée et devint effectivement propriétaire de la terre concédée aux paysans. C'est elle qui, suivant l'usage établi depuis longtemps dans toutes les propriétés, en répartit périodiquement la jouissance entre les familles en raison du nombre de bras dont elles disposent pour la cultre.
§ 18. APERÇU DU MÉCANISME FINANCIER AU MOYEN DUQUEL L'ÉTAT INDEMNISE LES PROPRIÉTAIRES DE LEURS CONCESSIONS DE TERRE AUX PAYSANS.
[104] Le gouvernement impérial, en émancipant les serfs, eut à résoudre un problème financier assez délicat : ce fut de payer aux seigneurs la terre qu'ils concédaient aux paysans et de se faire rembourser, par ceuxci, du prix de leur nouvelle acquisition. Le paysan, ayant toujours vécu au jour le jour, n'avait aucune réserve d'argent ; d'un autre côté, la part de terre qu'il acquérait ne lui permettait pas d'amasser un gros capital ; l'État n'avait done chance d'être remboursé qu'au moyen de faibles annuités, réparties sur un grand nombre d'années. Il les calcula à 6 environ du capital dû, intérêts et amortissement compris, et ce calcul donna 49 années pour la période complête d'amortissement. Il supprima le Lombard (caisse de prêts aux propriétaires ruraux) et le remplaça par une banque d'Etat, chargée de régler la question financière du rachat. Cette banque a, dans les villes de province et de district, des succursales à la caisse desquelles, tous les six mois, le starosta de chaque commune rurale (obschestvo) vient verser, avec les diverses impositions, celle qui est spécialement destinée au rachat de la terre ( § 17).
Quant aux propriétaires dépossédés, l'Etat a calculé leur créance suivant un taux établi d'après la richesse du sol qu'ils occupaient ; ce fut, à Lipègui, 34 roubles, 22 opels (68f9) par déciatine (1 déciatine vaut 1,092 hectare). Il en a déduit les avances faites aux seigneurs, par la caisse du Lombard, se remboursant ainsi d'un seul coup du total de cette dette et évitant, à l'égard de leurs biens hypothéqués, une saisie qui eût été entourée de graves difficultés. Chaque propriétaire recut un « certificat impérial du rachat pour un nombre de roubles argent (valeur nominale 4 francs) égal à sa créance ; ce titre est nominatif et rapporte 54 d'intérêts payables le 1e mai et le 1ef novembre de chaque année. A chacun de ces certificats sont attachés dix coupons d'intérêts pour cinq années. Ces intérêts sont payés, au propriétaire du certificat ou à son mandataire, par le trésorier du district qui, sur chacun des coupons, écrit la somme payée et signe pour acquit. Ces coupons sont payés dans toutes les trésoreries de district ; mais, pour les percevoir dans un district autre que le sien, on doit,[105]un mois à l'avance, remettre ou envoyer par la poste une déclaration écrite au grand établissement financier du rachat, à Saint-Pétersbourg : ce dernier prend les mesures nécessaires et, un mois après, l'intéressé peut toucher ses intérêts dans le nouveau district. Le dernier coupon n'est payé que sur l'échéance du certifieat. Cinq années après son émission, le tiers de la somme qu'il représentait a été remplacé par des billets de banque de l'État à 2 ; pour les deux autres tiers on a donné un nouveau certificat. Aprês l'écoulement des cinq années suivantes, le possesseur a reçu en billets de banque la moitié du montant du certificat et un nouveau certificat pour le restant. Enfin, après une nouvelle période de cinq années, le restant sera définitivement donné en billets de banque. Ces billets et ces certificats sont délivrés au titulaire par la succursale de son district. Les billets de banque donnent également 54 d'intérêt. Ils sont nominatifs ou au porteur. Leur titre est : Billet de banque de ˉl'Eat, à cinq pour cent, et au-dessous : N roubles argent. Ils sont munis de coupons d'intérêt pour une période de dix ans, payables le 1 mars et le 1f septembre de chaque année. A la banque de l'Etat. les intérêts sont payés sur la présentation de la feuille de coupons ou des coupons détachés ; mais, dans les comptoirs et les sections de cette banque et dans les caisses de l'État seulement, sur la présentation de la feuille de coupons accompagnée du billet original. Chaque coupon, après payement, est visé par le chef de la caisse. Sur le recto les indications du coupon sont en russe ; sur le verso, ces indications sont en français et en allemand. Les billets de banque, comme les certificats, sont établis sur double feuille. Le recto de la 1r feuille contient l'indication du montant du titre ; le verso contient un extrait de l'oulase du 19 février 1861. La 2 feuille contient les coupons. Les hillets de banque sont négociables. Ils sont renouvelés tous les dix ans. Tout coupon qui n'a pas été touché dans une période de dix ans, pour les billets de banque comme pour les eertificats, est nul et le montant en est versé au fonds d'amortissement des billets de banque de l'Etat. Ces billets de banque spéciaux et formant une série particuliere, s'amortissent par des tirages particuliers. On ne délivre de certificats aux propriétaires que pour les sommes supérieures à 300 roubles : pour une somnme moindre, on donna immédiatement des billets de bunque. Le enouvellement des certificats était admis pour les somnmes supérieures à 3,000 roubles, pour le partage de l'héritage que le possesseur laisserait après lui et pour l'usage de es créanciers pour des[106]sommes supérieures à 300 roubles. Dans le règlement du compte, les sommes inférieures à 50 roubles furent payées par les caisses du district en argent comptant (billets et monnaie). Les certificats ne peuvent être que nominatifs, et ne passent dans d'autres mains que d'après les règles établies pour une vente d'immeubles, sans toutefois avoir ̀ payer les droits dus dans ce dernier cas. Ils peuvent être reçus en cautionnement pour les entreprises, livraisons et en général pour tous les engagements des particuliers envers la commune, sur les mêmes bases que les billets des institutions du gouvernement.
Le payement régulier des intérêts, pour les certificats et les billets de banque, et l'amortissement des billets sont assurés par l'impôt par levé sur les paysans pour le rachat de leur terre et par tous les moyens qui sont à la disposition du gouvernement. Sur la rentrée des impôts payés par les paysans pour le rachat de la terre on déduit, avant tout, ce qui est nécessaire au payement des intérêts des billets et des certiicats, pour l'amortissement des billets et pour le remboursement au Lombard de la dette contractée par les seigneurs envers cet établissement financier. Le reste est employé à former un capital de réserve destiné à couvrir les dépenses faites par l'administration pour les diverses opérations du rachat. En vue d'un plus prompt amortissement des billets de banque, il est permis au grand établissement financier du rachat, avec l'assentiment du ministre des finances, d'en augmenter le tirage, d'après la valeur nominale, ou d'acheter ces billets, vendus à la Bourse, au cours du jour, en portant les dépenses nécessaires au compte du reliquat du capital de réserve.
§ 19. ÉPILOGUE EN 1885. RÉSULTATS MATÉRIELS ET MORAUX DE L'ÉMANCIPATION EN RUSSIE.
Il serait téméraire de porter sur l'acte d'émancipation un jugement définitif. Grâce à la longue enquête qui en a préparé la rédaction, il a plutôt le caractère d'une réforme que d'une révolution. a préparation et sa complète exécution auront duré un siècle ; ce n'est qu'en un demi-siècle que les paysans auront passé de l'état de servage au régime de liberté complète. La substitution du régime des engagements volontaires permanents à l'ancien système de con[107]trainte se fit a l'aide de mesures de transition : l'achat par le paysan d'une portion de la terre qu'il cultivait, et l'intervention de la commune dans le contrat à faire exécuter entre le seigneur et les paysans. En confiant à la commune rurale affranchie la charge de distribuer le sol communal entre les familles, on a conjuré le danger d'une émancipation immédiate et complète, celui que peut faire redouter la tendance de la jeunesse rurale à émigrer dans les villes.
Si on compare le bien et le mal qui résultent de l'émancipation, le mal parait être balancé dans une large mesure par le bien, gràce aux mesures de précaution qui ont été prises.
Une des conséquences immédiates de l'acte du 19 février 1861 a été la ruine d'un grand nombre de propriétaires dans les pays incultes où s'était établi le régime de l'abrol ; leur part durachat de la terre concédée a suffi à peine à payer leur dette envers le Lombard, et le revenu de leurs terres dépasse difficilement le taux de la main-d'œuvre : on signale également dans ces contrées un plus grand état de souffrance chez les paysans. En général, le paysan a perdu les subventions de l'ancien régime : bois, cueillettes, chasse, pêche, exemption du service militaire ; le seigneur est affranchi de ces lourdes charges qui pesaient sur lui, mais qui amélioraient la condition du paysan. La tendance des familles à se diviser s'accentue ; leur groupement sous un même toit était une garantie du respect dû à la femme ; l'isolement des jeunes femmes les rend aujourd'hui plus accessibles aux efforts de la séduction. Dans les partages de la terre, le lot de chacun diminue, si le nombre des enfants mâles (ou àmes) augmente, et les ressources de la famille sont ainsi amoindries. L'ivrognerie tend à se développer ; le monopole a été aboli, la liberté rendue au commerce des alcools en a fait baisser le prix et améliorer la qualité ; les cabaretiers commencent à prendre quelque influence.
Des efforts sont tentés pour améliorer la culture intelleetuelle des populations rurales et pour y introduire le droit écrit. Dans une vie aussi simple, le développement de l'instruction n'a pas d'application immédiate et la substitution du droit écrit à la coutume rencontrerait des obstacles matériels considérables. En hiver et dans la saison pluvieuse, la rigueur de la température et la difficulté des communications rendent impossibles les transports et les enquêtes rapides des gens de loi ; le maintien de la coutume permet d'exercer en tout temps une répression prompte et efficace des crimes et des délits. La conconception abstraite du droit est encore inaccessible à des intelligences[108]aussi peu cultivées que celles des paysans russes ; il ne faudrait pourtant pas les croire bornés ; la longue pratique d'une vie très dure leur donne au contraire un jugement et une pénétration qu'on ne rencontre que rarement chez d'autres peuples. Il n'est pas d'exemple que l'application du droit coutumier ait jamais engendré quelque révolte ou troublé la paix sociale dans quelque lieu que ce soit d'un aussi vaste empire.
Onze années se sont écoulées depuis les premières observations d'après lesquelles a été rédigée la présente monographie ; l'émancipation a été proclamée en 1861. e'est-à-dire il y a un quart de siècle. n pareil laps de temps est suffisant, dans notre Oecident, pour amener la dispersion d'une famille tout entière et pour produire, dans l'ordre politique et social, des transformations radicales. En ussie, grâce au elimat, à la difIieulté des voies de communication et surtout au maintien persistant de l'esprit traditionnel, de pareils changements ne s'opèrent que très lentement ; les campagnes restent réfraetaires aux idées préconcues et aux essais hasardeux ; les doctrines funestes qui ravagent les villes d'universités n'ont pas accès parmi les populations simples vouées au travail des champs ; elles restent rebelles aux efforts des novauteurs.
Le chef de la famille observée, lermalai Vasiliev Milalachline et sa femme Praskovia sont oujours vivants ; leur fils aîné, Iégnatii Iermalaiev et sa femne Stépanida continuent à vivre sous le même toit : ils ont trois enfants, Akime, André et Serghéi, e'est-à-direldeux de plus qu'en 1876. Leur deuxième ils, Ievlampii ermalaiev, estmort ; saveuve, Fédosia, s'est remariée et vit à part avec son second mari. La jeune Agrafénia ermalaieva s'est mariée et vit dans la famille de son mari. Depuis la mort d'Ievlampii lermalaiev, le bien de la famille a été diminué ; mais, grâce à leurs habitudes laborieuses et à leur groût pour l'épargne, ses membres ont une existence paisible et assurée. Les paye sans des villages de Lipègui sont obligés maintenant de se procurer à leurs frais le bois de chauffage et de construction ; ils achètent ce dernier dans différents endroits ; mais ils ont renoncé à employer du bois pour leur chauflage et exploitent de nouveau, au risque de raviner la contrée, la tourbe des bas-fonds ; cette exploitation est gratuite et encore tolérée par la commune et les propriétaires ; quant au bois d'éclairage (loutchines), ils le prennent sans scrupule dans les bois seigneuriaux. Aucun étranger n'est encore venu à Lipègui ; la terre reste toujours intégralement entre les mains des anciens seigneurs et des[109]paysans. Il n'y a à Lipègui qu'un cabaret, appartenant à un marchand de Spasl ; il est tenu par un commis. Celui-ci prétend ne rien gagner, le public exagere ses bénéfices ; il est probable qu'il en tire profit. Il n'y a pas plus d'ivrognes qu'auparavant. Le sentiment religieux s'y maintient vivace et l'église est fréquentée le dimanche avec assiduité. y a une école paroissiale tenue par le pope, qui instruit lui-même les enfants : c'est un homme sage, éclairé et exercant de l'influence dans la contrée.
Les doctrines nihilistes, venues des universités allemandes, ne semblent pas pouvoir jamais pénétrer parmi les populations saines et robustes des campagnes ; elles n'ont guère atteint que les classes oisives et certains lettrés des grandes villes ; les classes rurales repoussent avec horreur les sanglants attentats par lesquels elles se manifestent. Le nihilisme, issu des doctrines de Louis Buichner, est formulé ainsi par ses adhérents : « Les animaux vivent en paix, et libres de toute entrave ; comme l'abeille, ils trouvent immédiatement la subsistance qui leur convient. Le premier soin de l'homme doit done être de briser toutes les entraves qui gènent son essor ; souveraineté, religion, propriété, lois, afin de pouvoir ensuite se développer en toute liberté. On concoit quels maux peuvent engendrer ces doctrines, qui confondent l'instinct limité des animaux avec la liberté de l'homme. Elles restent jusqu'ici circonscrites aux grandes villes universitaires. Les classes élevées, tout en conservant les formes extérieures du culte, sont plutôt envahies par l'indifférence religieuse.
En principe, la brusque transition d'un régime séculaire de contrainte à l'émancipation complète des paysans présentait de graves dangers. En fait, ces dangers ont été conjurés, au moins dans les pays fertiles de terre noire, par le maintiende la commune rurale et par l'intelligente générosité des seigneurs. Ils pouvaient du même coup s'affranchir à leurtour des charges nombreuses que leur imposait la coutume ; ils ont généralement compris qu'ils avaient intérêt à continuer à leurs anciens paysans l'usage des importantes subventions dont ceux-ci jouissaient depuis longtemps. Cet adoucissement aux diffieultés matérielles engendrées par le brusque isolement des classes rurales porte ses fruits. La paix s'est maintenue, les tarifs de location augmentent progressivement et l'esprit d'initiative se développe, les familles voient d'ellesnêmes par la pratique les dangers de l'isolement et les avantages de leur réunion sous un même toit. La plupart des propriétaires ruraux aiment encore la vie simple et confortable de la campagne ; il[110]employent beaucoup de paysans à la culture de leurs terres, et les tarifs sont encore assez raisonnables pour que les uns et les autres en tirent profit.
La force de la nation russe tient toujours à la grande prépondérance de la vie rurale. Le développement de la commune rurale est le plus solide contrepoids qui ait été institué pour parer au dangers d'une brusque émancipation. Existant de fait de temps immémorial, mais confondue avec l'autorité seigneuriale, elle a pris à présent un caractère définitif.
La commune rurale, ou obschestvo, correspond à l'ancienne terre seigneuriale. Plusieurs villages forment un volost, ou canton, première unité administrative, possédant toute son autonomie et composée uniquement de paysans, ainsi que son chef, le starchina. Celui-ci préside aux jugements pour les vols inférieurs à 30 roubles (120f valeur nominale, 78f valeur en monnaie), pour les rixes au sujet de la terre. pour les outragcs aux meurs et aux parens : les peines sont prononcées par le volost assemblé, d'après les coutumes locales. Les pay sans règrlent eux-mêmes leurs intérêts et les foncionnaires du gouvernement n'interviennent que là où inissent les attributions des conseils communaux. Le paysan est admis, cn proportion notable, dans les assemblées de distriet et les jurys de cours d'assises ; il s'y fait toujours remarquer par la droiture de son esprit et le sens pratique de ses décisions. Le conseil communal a hérité, moins le prestige, de la puissance seigneuriale : mais, comme il est composé des pères de famille, l'autorité de ces derniers a augmenté. L'opinion s'accorde en Russie à reconnaître que la liberté testaumentaire est nécessaire pour conserver au pays une forte race de paysans. C'est par ces moyens que l'émancipation a relevé, chez ces derniers, la dignité d'homme. Elle leur donne le temps, sous la tutelle un peu exigeante de la commune, de s'exercer à se diriger un jour par euxmêmes. Ce délai de 49 années peut même être encore plus long, car il n'a pas été fixé de terme pour faire cesser l'indivision de la propriété foncière. Le sentiment de la prévoyance se développe chez les paysans ; les propriétaires tendent à résider davantage sur leurs domaines : le rapprochement entre les diverses classes change de caractère et tend à devenir plus intime.
L'émancipation a été promulguée au milieu du plus grand calme. Les seigneurs avaient été consultés auparavant ; ils donnèrent facilement leur adhésion à un acte qui avait les sympathies du plus grand nombre et qui émanait de la volonté du souverain. Le premier soin[111]du peuple russe fut de se rendre dans les églises pour y remercier Dieu et le tzar. Tous avaient compris que la Russie ne pouvait rester stationnaire en présence des nations de l'Oeeident. Ceux mêmes que l'aete lésait se sont sacrifiés sans opposition, car c'est de tradition dans cette grande nation que l'intérêt général passe avant celui des particuliers. On peut présumer que la Russie reprendra sa marche en avant avec une nouvelle vigueur : chez elle, le respect de la coutume faeilite le développement politique ; les peuples qu'elle fait graviter successivement dans son orbite se sentent plus protégés que conquis : ainsi s'expliquent ses succès, qui restent définitifs, et les sympathies qu'elle rencontre à l'avance chez les peuples d'Asie dont elle convoite les territoires.
Au moment où nous corrigeons les épreuves de cet épilogue, nous recevons la nouvelle qu'une mesure de la plus grande importance pour l'avenir de la Russie, est arrêtée en principe et que l'on en prépare la mise à exécution. Cette mesure, qui est toute une réforme sociale, s'énonce en peu de mots : «L'impôt de la capitation sera supprimé dans toute la Russie, la Sibérie exceptée, à partir du f janmvier 1887.
Cet impôt ( 15., D, S° V) pèse uniquement sur les paysans en somme, il ne rapporte à l'Eat qu'un revenu assez peu considérable. près de 50 millions de roubles par an, soit près de 150 millions de francs ; néanmoins il faut retrouver l'équivalont de ces ressources budgétaires. Quant à présent, on songe à combler le défieit par les moyens que voici :
1° établissement d'un impôt sur le revenu:
2° réforme du système des passeports ;
3° création d'une banque de la noblesse, où les nobles pourraient. dit-on, emprunter jusqu'à 60 ou même 75 de leurs revenus :
4° impôt sur les entreprises industrielles;
5° augmentation des droits sur les alcools ;
6° accroissement (de 20 4, dit-on) sur les douanes.
On espère d'ailleurs jouir bientôt d'un excédent provenant d'une plus-value dans la production des paysans qui ne seront plus serls, comme, en fait, malgré l'émancipaion, ils le sont encore aujourd'hui Sous la main de la commune. vec le nouveau régime, dans les mau[112]vaises années, en l'absence de travaux secondaires, les paysans pourront librement aller chercher au dehors les ressources nécessaires pour acquitter les autres impôts. Actuellement, s'ils ne se sont pas libérés, on refuse de leur délivrer aucun passe-port, comme étant contribuables retardataires. La commune semble devoir perdre, par les mesures plus libérales que l'on prépare, son pouvoir et les garanties qu'elle possède pour la rentrée de l'impôt destiné au rachat de la terre ; dans quelle mesure pourra-t-elle continuer à supporter la même responsabilité et, si on la diminue, le mécanisme créé par l'ulase du 19 février 1861 ne sera-t-il pas compromis3 Que sera l'impôt sur le revenu2 Frappera-t-il la terre seule ou seulement le capital, ou tous deux à la fois Que sera une banque de la noblesse et quels effets aurat-elle sur les fortunes des nobles ue de questions on pourrait se poser encore: Pour y répondre il n'y a qu'à attendre et à observer les conséquences de cette nouvelle évolution du pouvoir souverain qui dirige les destinées d'une grande nation.
Notes
1. Mikalachkine est pour Nikalachkine ; dans le langage populaire, on emploie souvent m pour n
2. Peuplade tartare restée fixée au sol après l'invasion mongole.
3. Le volostnib est un petit diadème en bois, sur la tète, avec un mouchoir pardessus; c'est le signe distinctif de la femme mariée.