N° 47.

PAYSAN PALUDIER

DU BOURG DE BATZ (LOIRE-INFÉRIEURE).

TENANCIER-PROPRIÉTAIRE,

DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES PERMANENTS,

d'après les

RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1883,

PAR

M. A. DELAIRE .



Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1. État du sol, de l'industrie et de la population.

[1] La commune de Batz, qu'habite la famille, est située à l'embouchure de la Loire, à 27 kilomètres O. de Saint-Nazaire, par 4° 42' long. O. et 17° 17' lat. N.

Toute la région de la basse Loire offre, au sud du fleuve et au nord jusqu'à Pont-Château, des collines peu élevées, disposées sans ordre apparent, séparées par des vallées étroites et peu profondes où coulent de faibles ruisseaux. C'est le Bocage : il forme environ les deux tiers du département ; des roches cristallines, gneiss et granites, en constituent le sol, et partout la vigne y est cultivée. Au delà, vers le nord, l'aspect change tout à coup : aux molles ondulations succèdent de grandes lignes courant de l'est à l'ouest : ce sont les terrains anciens, cambriens et siluriens, fortement plissés et redresés ; la vigne disp[2]rait et fait place au sarrasin et au pommier ; les ajoncs et les bruyères couvrent des landes peu fertiles. Ce n'est plus le Bocage, c'est la Bretagne.

Le bourg de Batz occupe la plus importante des anciennes îles granitiques qui, rattachées entre elles et avec la côte de Pornichet par les sables qui ont enseveli Escoublac, forment en face des collines de Guérande une digue avancée, de Pont-Chateau au Croisie. Dans le golfe ainsi limité sont les marais salants. Sur 1.600 hectares, c'est une plaine basse. grise, à la rare verdure, où d'innombrables monticules de sel semblent les tentes blanches d'une armée qui campe en face de l'Océan où un inextricable réseau de sentiers courant sur des crêtes glissantes dessine un labrinthe de bassins d'évaporation ; où le passant étonné respire dès l'abord un parfum pénétrant de violette ou de réséda du aux sels d'iode et de brome abondants sur le narais. Quelques villages, bordés de jardins, interrompent seuls la monotonie de l'horizon. Cne tour de granit, haute de 60m, carrée, massive, dans le style un peu lourd du dix-septième siècle, domine au loin tout le pays : c'est le clocher de Batz.

A l'opposé du marais, tout le long de la côte qui fait face à l'Océan, l'amoneellement des rochers de granit, dont la base est couverte de goémons roux. fait étineeler l'écume des vagues. Les sables enfin, qui ont ressoudé tous ces ilots rocheux . orment du côté d'lEscoublae et de la Baule, des dunes blanches couvertes de jeunes forêts de pins : mais, aux abords du Pouliguen. de Batz et du Croisic, ce ne sont que des falaises à l'herbe rase, émaillées d'illets roses et semées de chardons-roland (ergngium).

Les changcments physiques que la baie a subis sont considérables. La légende les attribue en partie à cette fameuse marée de l'an 709). «aussi fatale qu'exraordinaire, qui a isolé le Mont Saint-Miehel et modifié tout le littoral breton, ici submergeant des 1orèts, là faisant surgir des plages. Ils ont dû être surtout le résultat de la lente oscillation des côtes et de l'incessante action des agents physiques. Ce qui est du moins certain, c'est que plusieurs des petits hameaux qui émergent des marais étaicnt jadis baignés par le flot assi bien que les îles de Batz et du Croisie. insi c'est à Saillé qu'abordèrent en l368 les vaisseaux du duc Jean V et de Jeanne de Navarre, dont le mariage fut célébré dans l'église du village.

Au nord du marais, se détache la silhouette d'une petite eité du moyen âge que le temps semble avoir oubliée. C'est Guérande, où se[3]réunirent les négociateurs du traité de1365, pour ce que, ditle chroniqueur, on était lors en caresme et qu'on y trouvait du poisson frais »ˉ.

A l'ouest, c'est le port du Croisic, qui, au quinzième siècle, avait 4.000 habitants, deux foires par an et trois cents navires tant pour le cabotage que pour la grande pêche.

Environ de Batz
Environ de Batz.

D'après la carte d'état-major, avec figuré géologique par M. G. Vasseur1.

L'époque de richesse et de prospérité pour toute cette région parait avoir été le dix-septième siècle, à ecn juger par les constructions importantes qui datent de ce temps. Il y a cent ans encore, le bourg de Batz comptait 8.000 àmes, et les deux petites villes voisines étaient ses dépendances. aujourd'hui les trois paroisses sont séparées, et celle de Batz n'a que 2.726 habitants.

D'après le dernier recensement, la population de la commune de Batz forme 685 ménages qui occupent 574 maisons. dont 334 n'ont[4]qu'un rez-de-chaussée, 238 ont un étage et 2 en ont deux. Le tableau suivant montre comment elle se réprtit actuellement entre les diverses par ofessions.

Population répartie par profession
Population répartie par profession.

Comme on le voit, le travail du marais occupe la moitié à peu près de la population. Les frais et les produits sont partagés, suivant d'anciens usages, entre les propriétaires des salines et les paludiers qui les exploitent. Ceux-ci autrefois avaient le quart de la récolte. et la dîme était prélevée sur leur lot : aujourd'hui ils ont le tiers. Cependant il faut ajouter de suite que l'industrie salicole de l'est traverse depuis quelques années une crise des plus graves. Autrefois les sels de Mesquer et de Batz étaient recherchés de Baonne à Dunkerque; aujourd'hui Bordeaux leur est fermé, et c'est à peine s'ils dépassent quelquefois Saint-Malo pour atteindre jusqu'à Dieppe. L'extension des chemins de fer et le grand développement des salins du Midi, comme des mines de l'Et, ont rendu possible en effet une concurrence redoutable. Les sels de l'buest, moins rafinés, moins blancs, n'ont pu résister à une véritable invasion. encore faeilitée par une succession de mauvaises récoltes sur le marais.

L'extrême morcellement des salines est un autre embarras : ainsi, pour 1.6500 hectares qui composent le groupe de uérande, et dans lesquels le bourg de Batz compte pour 367 hectares, il y a environ deux mille propriétaires dont huit cents n'ont pas un demi-hectare. Cette division est un fait récent : il y a cent ans, quelques grandes familles possédaient le marais et tenaient à honner de conserver cette propriété. Les Sesmaisons en avaient à eux seuls le quart. Les partages successoraux, divisant et redivisant ces vieux héritages, en ont[5]peu à peu dispersé les lambeaux entre bien des mains. Là se sont produits les effets ordinaires du morcellement exagéré : impossibilité de réaliser une entente et de constituer des ressources en vue des travaux d'amélioration et même de conservation ; incessantes contestations pour la répartition des charges inévitables d'un entretien insuffisant ;, perte de temps énorme pour le paludier qui cultive des parcelles très éloignées les unes des autres ; impossibilité dl'établir un accord pour défendre les intérêts de la production salicole en face du commerce. D'ailleurs, il s'est présenté là ce que l'émiettement des héritages a produit sur de plus vastes scènes. Les grandes propriétés ont disparu, mais, la division continuant, les petites propriétés se sont à leur tour détruites ; puis se sont montrés les propriétaires indigent ; et, par suite de l'avilissement des prix. ces grandes propriétés que la loi égalitaire avait voulu ruiner se sont refaites au profit des usuriers et des marchands de biens. Ici, par exemple, un dixième du marais a été réuni, et son heureux possesseur a reçu le sobriquet de lisêre, par une sorte de revanche contre la fortune ainsi acquise dans la détresse de tous. Déjà, dans l'enquête de 1868, les ingénieurs signalaient la nécessité de former des syndicats de propriétaires pour l'exécution des travaux d'amélioration ou d'entretien ; depuis cette époque, leurs efforts n'ont rien épargné, mais sans résultat.

Au marais, chaque partie d'une saline a son nom. C'est par l'etier que le flot arrive à la vasiere et de là aux cobiers, qui recoivent l'eau aux reerdies (grandes marées) à 3 ou 4 degrés, pour la porter déjà à 20 degrés environ. L'eau parcourt ensuite une série de bassins, les fares et les adernes, et, circulant dans des rigoles (delivres) entre d'étroites séparations ponts), elle parvient enfin sur les eillets à 33 degrés. Ce sont de petits bassins de 10m sur 7m ; là, sous l'influence très variable du soleil et du vent, l'évaporation se fait et le sel cristallise, mais il retient un peu de vase et les sels de magnésie qui sont toujours déliquescents.

L'œillet est la base de tout compte. Sa valeur moyenne, autrefois de 400f, était tombée a 5f; elle est remontée à 100f. L'hectare varie de 4.000 à 2.000f suivant le nombre d'eillets qu'il contient. En général, les proportions des diverses parties sont à peu près celles-ci pour un hectare : étier, 4 ares ; vasières et cobiers, 48; fares et adernes, 36 ; eillets, 12. Ainsi un dixième environ est occupé par les eillets ; encore aurait-on avantage à réduire cette étendue pour aug menter eelle des autres bassins.

[6] Il faut songer que le climat est humide ; tandis qu'à Marseille l'évaporation pourrait enlever bien plus d'eau qu'il n'en tombe, en Bretagne elle ne peut éliminer qu'une partie de la pluie annuelle. Il faut donc de largges bassins pour profiter vite de la courte saison. Cette même raison oblige a conserver sur l'œillet les eaux mères, dont la présence hâte la cristallisation. C'est ainsi que par la pratique les paludiers sont arrivés à trouver le procédé le mieux approprié aux conditions désavantageuses de leur climat.

Le rendement est des plus variables : pour l'année où les présentes observations ont été recueillies, il s'est élevé à un muid (3.000) par illet; il peut aussi se réduire à quelques centaines de kilogrammes (§ 19). Sur dix années, on en compte trois riches, quatre médiocres et trois presque nulles.

On ne s'écarte donc guère de la moyenne en évaluant le rendement à 1.500. Le prix du sel, qui a dépassé jadis 50f la tonne, oscille depuis six ans entre 35 et 20f; mais il était tombé auparavant aussi à 5 ou 6f : pour une longue période on peut l'estimer à 10f la tonne.

Au printemps se fait la préparation du marais (mises), travail que le propriétaire rembourse au paludier à raison de 1f50 par eillet environ. A l'automne et pendant l'hiver. le paludier exécute le transport du sel (condut). Jadis il n'y employait que ses mules ; aujourd'hui il se sert surtout d'une charrette attelée. Quelquefois les gabarres viennent charger au marais. Le econduit se paye suivamt les distances, mais depuis l'établissement des routes salicoles et l'ouverture du chemin de fer, on ne peut guêre l'évaluer qu'a 1f 50 la tonne (4f 50 le muid).

Le vrai travail d'hiver, c'est le commerce de troque. Bien avantmême 'ordonnance royale de 1644 qui l'a consacré, un privilège était accordé aux paludiers. Chacun pouvait exporter en franchise de gabelle une quantité de sel proportionnée au nombre de personnes de la famille. à condition d'importer une quantité équivalente de grains. Ce commerce de troque assurait l'alimentation de cette population sur une côte precsque sans culture, en même temps que le transport du sel fournissait une occupaion pour les mois où le marais est en chômage. Les paludiers de Batz. avec leurs mules, allaient à 20 lieues à la ronde livrer le sel et faire la troque, en montrant autant d'intelligence que de goût pour ce négoce qui rappelle celui des mletiers espagnols. De longues caravanes rapportaient les grains obtenus par échange. Le privilège de la troque disparut avec la gabelle, en 1790. et ne reparut pas avec l'impôt en 1806. Ce ne fut qu'en 181 4 qu'une réduction[7]des droits fut accordée. puis en 1827 la troque fu rétablie. à raison de 100. par tête. Mais notre administration, éprise d'uniformité, ne pouvait accepter ces usages locaux, ces différences qui lui semblaient autant d'infractions à la discipline. La troque, successivement réduite, disparut en 1865. La suppression de cette subvention a été fort onéreuse aux paludiers. Privés désormais pendant l'hiver, d'un travail lucratif, obligés d'obtenir [directement le grain que le marais leur donnait par échange. ils sont réduits à se disputer les parcelles d'un sol peu fertile, qui exige de leur part un surcroit écrasant de travail.

La grande détresse de l'industrie salicole avait fait abandonner nombre de salines, qui sont encore incultes, et dont le marécage insalubre a repris possession. Ce n'est qu'en louant des terres avec les marais qu'on a pu retenir les paludiers au travail. Sur cette arête rocheuse rongée par flot, ensablée par les dunes, la terre arable est très rare. partant fort disputée et morcelée. Ainsi on compte par sillon, e'est-àdire par bandes de 1P dle large sur 80 de long. Le sillon se loue de 1f50 a 2f 50 et vaut 70 a 80f. ce qui porte la valeur des meilleurs champs à 8 ou 10.000f l'ectare. Dans les ventes de terres, l'usage veut que l'on compte en sous au lieu de franecs ; ainsi on dira que le sillon vaut 3f 10 sous. c'est-à-dire 70 sous, pour 70f.

La superficie de la commune est de 1.112 hectares qui se répartissent de la manière suivante selon la contenanmce des propriétés ou la nature des cultures.

Répartition des cultures
Répartition des cultures.

[8] La statistique des productions et des animaux pour la commune de Batz se résume dans les chiffres suivants :

CÉRÉALES : Froment, 3.600 ; avoine, 55.

POMMES DE TERRE : 27.600.

OIGNONS : 1.400°.

FOURRAGES : 200.000P.

ANIMAUX DE TRAIT : Chevaux entiers, 26: chevaux hongres, 77; juments, 104 : poulains et pouliches, 8 ; mules et mulets, 4 ; anes, 2. — Total: 221.

BÈTES A CORNES : Vaches, 397 ; génisses de 18 mois, 16 ; génisses de 6 mois ai 1 an, 23 ; g énisses au-desssous de 6 mois, 11 ; bouc et chèvres, 7. — Total : 454.

ANIMAUX DE BASSE-COUR : Porcs au-dessous d'un n, 202 ; poules, 450 ; oies, 6; canards, 209; pigeons, 90 ; lapins, 40.

Par un patient laheur et à force d'y enlouir du goémon, un vallonnement un peu abrité sur la lalaise peut être transformé en un champ de pommes de terre ou même de luzerne, et chaque jour s'agrandit ainsi le domaine de la culture par quelque conquête sur le sable aride.

Les rapports entre propriétaires et paludiers sont empreints de cordialité ; souvent, d'ailleurs, il remontent fort loin. De vieux registres des confréries de Saint-Nicolas à Guérande, écrits en français et datés de 1350, contiennent mêlés des noms appartenant aux trois ordres. Le premier en tête de la liste est Olivier de Clisson, et après lui viennent des paludiers encore représentés dans le pays. Le plus souvent il n'y a aucun contrat écrit, la parole suffit. Depuis la grande réforme de la duchesse Anne, nombre de salines sont cultivées traditionnellement par les mêmes familles qui partagent librement ces tenures entre leurs enfants. Ce sont là vraiment des engagements volontaires permanents at cill). Une si grande confiance unit le propriétaire au paludier que celui-ci, en fait, dispose de toute la récolte. C'est lui qui la vend quand le moment lui semble favorable et le prix avantageux. Si par impossible un désaccord se produisait et que le propriétaire préférât retarder la vente dans l'espoir d'un cours plus élevé, le paludier pourrait toujours exiger le règlement imédiat de son tiers, au prix auquel il voulait réaliser le marché. Cet usage parait particulier au bourg de .Batz, et ne se retrouve pas sur l'autre rive de la Loire. Malheureusement ces rapports traditionnels ont eu grandement à souffrir des mutations occasionnées par le partage des héritages et la dépréciation des marais.

Adonnée à l'exploitation des salines et à la culture de ses champs, la population reste attachée à la terre natale. Ses familles sont fécondes ; beaucoup comptent sept ou huit enfants. Les mariages ne se contractent guère avant trente ans pour les filles, et après trente[9]ans pour les garçons. Les célibataires sont assez nombreux ; souvent le frère et la sœur conservent la maison paternelle et continuent à vivre ensemble.

Population répartie par âges
Population répartie par âges.

Bien que le nombre annuel des naissances varie de 65 à 80. tandis que celui des décès ne dépasse guère 50, la population est presque stationnaire à cause d'une émigration motivée surtout par le service militaire et les grands travaux. En effet, malgré les sacrifiees faits par les propriétaires, les fils ont été souvent découragés par le peu de protit du métier paternel. Plusieurs ont été poussés à s'adonner à la pêche qu'ils dédaignaient jadis ; d'autres se sont faits carriers ou macons pour prendre part aux travaux exécutés au port de Saint-Nazaire, ou dans les stations de bains créées sur cette côte. D'ailleurs, peu d'étrangers viennent se fixer à lbatz : sur 2.726 habitants, lors du dernier recensement, on n'en complait que 71 nés hors de la paroisse, dont 33 originaires du département, 36 des autres parties de la France ou des colonies, 2 seulement de l'ngleterre.

Beaucoup d'industries accessoires qui étaient pour les ménages une source de menus profits, tendent à disparaitre. On confectionne encore de petits objets en coquillages, mais jadis femmes et jeunes illes tressaient, l'hiverˉ, les filets de pêche qui maintenant sont fabriqués à la[10]mécanique. De même on filait au foyer, et cinq à six tisseranmds travaillaient sans relâche dans le bourg. Un seul suffit, encore est-il en même temps sacristain, et bien rares sont les familles qui persistent à préférer aux articles du commerce la solide toile de ménage et les chauds tricots de fabrication domestique.

Aux confiseries de sardines, les femmes gagnent 1f50 le jour, et 3f la nuit. C'est un travail variahle d'ailleurs comme le succès de la pêche et le prix du poisson. Cne barque rapportera, par exemple, 12.000 sardines et les vendra 25f le mille (c'est-a-dire les 1.260), tandis que la barque suivante ne vendra plus que 14f, car parfois la pêche est très abondante. Ainsi on apportera un jor 240.000 sardines à la confiserie de Baz. Aussitôt on se met à l'euvre : éplucher et vider, laver et sécher au soleil, frire une ou deux minutes dans l'huile, remplir les boîtes. les souder, les passer dans l'eau chaude pendant une heure et demie ou deux heures, puis, emballer. En quarante-huit heures, les 240.000 sardines seront prètes à partir pour Nantes. Les déchets de tabrication se vendent 6 à 8f la barrique comme engrais, et les huiles, quand il les faut renouveler, peuvent être utilisées encore pour l'écdlairage. La création d'une confiserie à Batz a été très profitable auu bourg. ne centaine de femmes peuvent trouver là à peu près trois mois d'une occupation accessoire qui fournit au ménage des ressources précieuses pour la vie domestique.

§ 2. État civil de la famille.

La famille comprend actuellement quatre personnes :

1.GUÉNOLÉ X***, chet de famille, né à Kermoisan, marié depuis 32 ans............ 64 ans.

2.MARIE-RÉNÉE (NOCHON) N***, sa femme, née à Roffiat............ 55 —

3.ÉTIENNETE (TÉPHEN) X***, leur fille, née à Roffiat............ 31 —

4.PIERRE (PELO) X***, leur fils, né à Roffiat............ 23 —

Guénolé X*** et sa femme appartiennent à des familles de paludiers qui comptent l'une et l'autre de très nombreux membres au bourg de Batz (§ 18).

Le chef de famille a perdu, à l'âge de neuf ans, son père âgé de quarante-cinq ans, et trois ans plus tard sa mère mourait. Il a eu trois sœurs : l'une est restée bonne sœur ; les deux autres se sont mariées au pays, et l'une d'elles est morte laissant une fille religieuse de l'ordre des Clarisses.

[11] La mère de famille n'avait que six ans quand son père est devenu veuf; il s'est remarié, mais il a bientôt perdu sa mère, puis sa seconde femme. Aussi dès l'âge de 15 ans, Marie-Renée N** avait la direction de la maison et la garde des épargnes. Ses parents ont eu quelques autres enfants : un seul fils a vécu jusqu'à 15 ans.

Comme on le voit, la famille qui fait l'objet de la monographie compte deux parents, encore très actifs travailleurs, et deux enfants adultes non mariés : elle a donc momentanément d'excellents moyens de travail et très peu de charges.

§ 3. Religion et habitudes morales.

L'attachement à la religion catholique se manifeste dans toute la population par l'assistance aux divers exercices du culte, par les habitudes de piété dans les familles et par l'observation exacte des prescriptions relatives au jeûne et à l'abstinence. Les places à l'église sont en partie héréditaires. en partie louées à la suite d'une adjudication : les premières sont de 2f. les autres varient de 3 à 15f. La famille fait de ce chef une dépense annuelle de 12f. Sauf les cas d'extrême urgence, le repos du dimanche est respecté on travaille, s 'il le faut. la nuit du samedi. La priere du soir se fait à l'église. avec la récitation du chapelet. Il n'y a point de confréries de femmes ou de jeunes filles, mais on remarque une très grande dévotion à la Vierge. au rosaire, et au scapulaire du Mont-Carmel. En outre. chaque dernier dimanche du mois un office spécial de l'archiconfrérie du SacréCœur réunit les hommes, qui sont toujours très nombreux, du moins en dehors de la saison des ;grands travaux. La seule œuvre qui donne lieu au paiement d'une cotisation régulière est celle de la Propaga tion de la foi, qui est très florissante.

La ferveur des habitants de Batz les porte a faire célébrer assez fréquemment des messes pour les défunts de leur famille. Souvent aussi une collecte, recueillie entre paludiers, sert à faire dire des prières pour appeler la bénédiction de Dieu sur les travaux qu'arrête une saison contraire. En outre, à propos de tout événement important. mariage, tirage au sort, maladie, voyage ou entreprise, on fait volontiers un pèlerinage à Sainte-nne d'Auray, la grande patronne de la Bretagne. La famille a fait récemment deux de ces pèlerinages, qui[12]lui ont coûté chacun 30f. et au retour desquels un don de 10)f a été fait pour l'autel de la sainte. à IBatz. Il y a aussi le Pardon de Saint-Clair, à Saillé. à l'époque des châtaignes, et celui de SainteAnne, à Pont-Château, avant la moisson ; tous deux sont suivis avec une grande piété.

Bien que les vieux usangges se perdent, c'est pour les enterrements que les anciens rites sont le mieux observés. Ainsi d'abord le cortêge se déploie sur une seule file, les hommes en tête, puis les femmes et les enfants. Les hommes s'enveloppent, pour le deuil, d'un long manteau de drap noir ; les femmes revètent une sorte de pèlerine prolongée par un collet relevé et faite de laine noire simulant une épaisse fourrure. Ces manteaux, fabriqués à Montauban, se portent même l'été, mais seulement pour l'assistance aux offices, aussi les femmes des villages les laissent-elles au bourg pour ne les prendre qu'au seuil de l'église.

Un autre rite touchant a trait aussi aux cérémonies funebres. Quand la mort visite une de ces demeures, c'est dans le plus beau des lits à colonnes que le défunt est exposé. Mais on détache les lambrequins, les pentes brodées du lit, et on les remplace par des pentes blanches en toile fine, brodées à jour, ornées de dentelles ou d'effilés, qui ne Servent que dans ces circonstances et qui sont conservées de génération en génération. Cndrap blanec, également brodé, sert à couvrir le cercueil. D'ailleurs, en raison de l'excellence des rapport sociaux, ces ornements funéraires étaient prêtés entre familles voisines. Ceux que nous avons pu voir dans une maison modeste, remontaient au moins au milieu du règne de Louis NV. Tous ces rites et ces usages concourent à mêler l'idée religrieuse aux actes de la vie et à perpétuer la tradition familiale, e'est-à-dire ce monde de pensées et de sentiments qui ont besoin de s'attacher à des objets inanimés pour que le temps et la fragrilité humaine les respectent.

L'autorité des parents reste honorée et obéie. L'influence de la emme, considérable dans le ménage où elle tient toujours la bourse, s'affirmemieux encore en cas de succession. Il est presque sans exemple que la mère veuve ne conserve pas la pleine gestion de l'héritage, quoique maintenant les idées et les œurs poussent avec àpreté au partage. Avant le mariage, out ce que les enfants gagnent est pour la maison paternelle. Que l'un se marie, sa dot sera un pain de 8 livres ou une pièce de terre, mais elle sera exactement évaluée pour être rapportée plus tard à la succession. On ne fait plus d'ané. Il n'est[13]pas rare de voir des propriétaires qui n'ont que 40 centiares. Mai les inconvénients des partages sont atténués en partie par la liberté avec laquelle les familles peuvent y procéder2. S'il y a des mineurs, on se porte fort pour eux et on élude les formalités écrasantes de la législation. Souvent les parents se dessaisissent de leur vivant ; dans ce cas, les rentes sont toujours soigneusement servies, et les parents demeurent entourés de respect et d'affection.

Les mœurs sont bonnes quoique les mariagres soient tardif. Autrefois les filles qui gardaient le célibat s'employaient comme bonnes saeurs à l'éducation des enfants. Alors l'école était faite aux garçons par deux paludiers, à ervallet. Chaque enfant payait 1f par mois. Une bonne sœur du tiers ordre du armel avait environ 200 filles payant 40 ou 50°. C'est la que le père et la mère ont été instruits, et fort bien. Depuis une vingtaine d'années, des écoles tenues par des Frères et des Seurs ont été établies à Batz. L'école des garcons est aujourd'hui dirigée par quatre Frères de Ploermel, celle des illes par cinq œurs de Saint-taildas, dont une tient en outre la pharmacie et distribue les médicaments courants. La reconnaissance de la population pour les Freres et les Sœurs se manifestait l'an dernier. même au sein du conseil municipal. Bien entendu, les deux écoles sont gratuites, mais on se plaint fort des dépenses de livres sans cesse renouvelés. Les enfants des paludiers étant souvent employés, l'été, au travail des marais, ne vont en classe que le matin. Les cours d'adultes ont été essayés le soir., en hiver, mais sans succès ; les veillées au oyer et les récits légendaires du pays leur sont toujours préférés. L'intelligence est d'ailleurs très développée, surtout chez les femmes. et la famille étudiée n'est pas une exception. Aussi le groût de la leeture est-il répandu. Un simple artisan, en s'aidant de quelques livres, a commencé une collection d'histoire naturelle locale, oiseaux, poissons, crustacés, insectes, mollusques, roches, minéraux, plantes, qui présente déjà un vif intéret et qui mériterait d'être placée dans une salle de la mairie, où l'on pourrait la visiter avec profit.

La perpétuité des traditions et le culte des souvenirs se manifestent par de nombreux faits. Ainsi au lendemain de la Pentecôte, les habitants vont souvent encore prier à la petite chapelle de saint Goustan.[14]au dessus du Croisic : bien que depuis la Révolution elle ait été transformée en magasin pour le service de l'artillerie, le lieu leur est reste sacré. De même l'impression laissée dans les imaginations par les crimes de Carrier et de ses sectaires est assez vivante pour que les anciens du pays appellent toujours les armées de la épublique « les soldats de Robespierre ». Enfin mainte légende merveilleuse n'est point effacée presque toutes ont trait à queclque trésor enfoui dans le ol et défendu par des esprits : il y en a dans le marais, il y en a dans les champs et jusque dans le bour,g, mais tous ressemblent um peu à celui de la fable : c'est le travail courageux qui les peut seul découvrir.

§ 4. Hygiène et service de santé.

Tous les membres de la famille ont une forte constitution et une bonne santé. Ils sont tous de grande taille. Le père, quoique affaibli par l'age, cultive encore le marais, et dans plusieurs salines ort éloignées du bourg. La mère a eu souvent à souffrir de palpitations. Deux enfants sont morts en bas âge, malgré les soins dont ils ont été 'objet et les sacrifices que la famille a faits pour aller consulter à Nantes un médecin en renom.

Le pays est sain : il y a peu de fièvres. du moins quand le marais est cultivé, car les parties abandonnées deviennent rapidement pestilentielles. Quoique l'usage de la flanelle soit très répandu, les refroidissements et les fluxions de poitrine sont les affeetions les plus ordinaires. Aux époques d'épidémie cholérique, une alimentation de laitage et de pommes de terre, et l'usage prcsque exclusif de l'eau comme boisson, semblent avoir favorisé l'invasion du lléau; mais dans les circonstances normales les conditions de salubrité sont bonnes. Tous les petits enfants, et quelqueois des adolescents ou des adultes, sont vaccinés chauque année. En cas de maladie grave ou pour des intirmités chroniques on a recours au médecin, mais son intervention est rare dans les indispositions passaggères. Ce serait à tiuérande, du reste, qu'il le faudrait aller chercher : le canton, bien qu'il ait environ 6.000 habitants, ne possède pas de médecin ; celui qui était venu s'y établir a dû se retirer faute d'occupation suffisante. Une sage-femme, qui réside à Batz, donne aussi ses soins dans la paroisse du Pouliguen et parfois au Croisie. Les Sœurs de l'école ont une petite phar[15]macie qui suflit aux besoins journaliers ; d'ailleurs la famille, comme ses voisines, cultive dans son jardin, ou récolte sur le marais les plantes médicinales qu'elle emploie le plus volontiers. la camomille etla menthe poivrée. Les habitudes de propreté, sinon dans la préparation des aliments, du moins pour le linge et les vêtements, sont très satisfaisantes. Les bains ne sont usités qu'en cas de maladie, mais des ablutions fréquentes suivent le travail des salines qui doit se faire nu-pieds. Les enfants et les adolescents prennent fréquemment des bains de mer pendant la belle saison.

La constitution de la race montre qu'elle appartient au vieux fond celtique, peut-être un peu modifié par quelques familles de Bretons insulaires, chassés en Armorique par les Saxons au début du moyen âge (§ 17). Le breton n'est plus parlé au bourg de Batz, mais il est encore en usage dans plusieurs des hameaux voisins : à ''régaté, à Roffiat, à ermoisan. C'est le dialecte de Vannes, qui au dix-septième siècle était prédominant au nord de Guérande à la Vilaine. Il s'est maintenu plus longgtemps au pays de Batz parce que les habitants de la paroisse ne se marient qu'entre eux. Ainsi huit familles forment à elles seules la moitié de la population. L'innocuité de ces mariages consanguins est attestée par la beauté de la race (§ 18).

§ 5. Rang de la famille.

La famille est une de celles qui ont su le mieux conserver les liens traditionnels, qui souvent depuis plusieurs générations unissent les propriétaires et les paludiers. Aussi jouit-elle d'une légitime considération. Guénolé X***, un des plus anciens paludiers, a exercé maintes fois une utile influence comme arbitre ou conseil. Au 15 janvier 1877, à la suite d'une tempète, la mer a emporté les digues et envahi le marais. De grands travaux ont été nécessaires ; l'Etat y est intervenu largement, surtout pour la reconstruction des défenses, dont il conserve l'entretien. Les propriétaires ont dû se concerter pour la réparation des salines. IPour tous ces travaux qui mettaient tant d'intérêts en présence, le chef de famille a été constamment consulté, pendant plusieurs mois, à raison de son équité et de son expérience. De son côté, la mère de famille a fait preuve en plusieurs circonstances d'une véritable capacité. Elle a longtemps tenu, pour le propriétaire, les comptes[16]compliqués de ses salines, et parfois même elle a défendu habilement ses intérêts devant les hommes de loi.

Moyens d'existence de la famille

§ 6. Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris).

Immeubles. — Reçus en héritage des parents et augmentés avec les ressources provenant de l'épargne............ 20.960f00

1° Habitation. — Maison composée d'un rez-de-chaussée, d'un premier étage et d'un grenier, 4.500f 00.

2° Bâtiments ruraux. — Étable, 1.500f 00; — porcherie et poulailler, 110f00. — Total : 1.610f 00.

3° Domaine. — Jardin potager attenant à la maison, 12 ares, 200f00; — terre (sur la falaise), 24 ares, 1.000f 00 ; — terre arable, 12 ares, 1.050f 00 ; — terre arable, 64 ares, 5.600f 00 ; — terre arable3; 80 ares, 7.000f 00. — Total : 14.850f00.

Argent............ 150f00

Somme conservée comme fonds de roulement, 150f00.

ANIMAUX DOMESTIQUES. — Entretenus toute l'année............ 1.078f50

1° Bétes à cornes. — 1 vache (vieille), 110f00; — 1 génisse, 150f00. — Total : 260f00.

2° Animaux de trait. — 1 jument, 150f00; — 1 poulain, 550f00. — Total: 700f00.

3° ˉBasse-cour. — 1 porc à l'engrais, valeur moyenne, 70f00; — 9 canards à 2f50, 22f50; — 13 poules, a 2f00, 26f00. — Total : 118f50.

Matériel spécial des travaux et industries.— Le matériel est en partie fabriqué par la famille, et en partie acheté aux foires de la contrée ; chacune a sa spécialité : ainsi les augaettes et les lousses se vendent à la foire de la Chapelle-des-Marais, dans la Grande-Briêre, tandis que les manches sont achetés à la foire des paludiers, à Guérande ; valeur estimée à............ 1.40f 00§5

1° ¯Exploitation du marais, récollte et transports du sel. — Lousse d'ince, 0f50; — boutoué, 2f00; — lousse a sel blane, 2f00; — bauguette, 1f25;— lousse de pont et de mulon, 0f95 ; — paniers à sel blanec, 1f50; — pal, 1f10; — tranche, 2f45 ; — carteauu, 3f25 ; — barre, our battre les mulons, 1f 45 ; — ferrée, 2f 50 ; — lasse à sel gris, 3f20 ; — gedde, 4f00; — salgais, 0f30; — patins, 1f00. — Total : 27f 45; la famille possède 5 assortiments complets, ensemble 137f25 ; — en plus 10 bauguettes sans manche, 10f00; —50 sacs de chanvre de 1 et de[17]2 carteaux à 0f55, 27f50; — 80 sacs de livrage en lin de 4 carteaux, dits ballots, à 1f 45, 116f00. — Total : 290f75.

2° Exploitation des champs et du jardin. — 1 brouette, 11f00; — 1 brouette, 3f00; — 5 pelles en fer, 19f 75 ; — 4 râteaux de bois, 1f40 ; — 3 râteaux de fer, 3f 60; — 1 faux, 7f00; — 3 faucitles, 4f 50; — 1 enclume pour battre les faux à froid, 3f00 ; — pierre à aiguiser, 1f25 : — 1 grand croc pour ramasser le goémon, 5f00; — 1 petit croc, 2f00; — 4 fourches en fer,. 10f00; — 2 fourches en bois, 1f50 ; — outils de charpentier et de menuisier, hache, scies, marteaux, tenailles, ciseaux, 26f00. — Total : 99f 00.

3° Exploitation des animaux domestiques, pour la culture, le transport du sel et le comnerce de troque. — 1 charrette, 190f00; — 1 harnais, 80f00; — 2 équipages de toile pour transport de sel, 24f00; — vieux harnais, licols, etc., 13f 00 ; — mangeoires, rateliers, seaux, 19f00; — 1 baratte 1f00. — Total : 327f00.

4° ˉExploitation de la basse-cour. — Auges, seaux pour le porc et la volaille, 1f50; — marmite et bassins pour cuire la soupe de la basse-cour, 11f00. — Total : 12f50.

5° Exploitation du logement destiné aux baigneurs. — 2 lits frêne moucheté, à 70f00, 140f00; — 2 lits de plume (couettes) de chacun 13 k., à 6f00, ensemble 156f00; — 2 oreillers de plume, 15f00; — 2 paillasses, 12f00 ; — 6 paires de draps, 120f00; — 2 couvertures en laine, à 15f00, et en coton, à 8f 00, 46f00 ; — 2 couvre-lits brodés (de fabrication domestique) et estimés chacun 50f00, 100f00; — 1 grande table, 45f00 ; — 1 autre table, 25f00 ; — 8 chaises, 8f00 ; — 2 paires de rideaux de lit, de 18 chacun, soit 19f 80, ensemble 39f 60 ; — 2 paires de rideaux de vitrage, 4f00 ; — 12 serviettes, 10f80 ; — batterie de cuisine et vaisselle, 41f00. — Total : 76e2f 10.

Valeur totale des propriétés............ 23.680f15

§ 7. Subventions.

Les principales subventions dont les familles disposent, depuis la suppression de la troque, proviennent iei du marais et de la mer.

Le marais fournit un pâturage d'herbe rase, excellente de février à la fin d'avril. Il y a là deux mois et demi de nourriture, environ le cinquième de ce que consomment les bestiaux dans l'année. Seulement il faut, au marais, veiller sans cesse sur le bétail qui s'envase aisément en glissant des talus. Les terres que l'on retire, chaque année, en curant les canaux ou en travaillant les salines, constituent un amendement très recherché. La famille en utilise 18 à 20 charretées par an (26 e 1f le mètre cube). De septembre à avril, il y a plusieurs passages de pluviers qui donnent une chasse agréable ; puis, on pêche aussi quelques mulets ou anguilles. Enfin, sur le revers des fossés, on cueille la camomille et la menthe poivrée4.

[18] La mer apporte le goémon qui est aussi employé que le fumier, et peut seul sur la falaise donner la fertilité au sable aride. Aussi va-t-on, même la nuit, pendant la tempête et surtout aux grandes marées, pour saisir ce que la vague amène et pourrait remporter. C'est une chasse, une conquète : tant que la pile de goémon forme une île flottante, elle n'est à personne et chacun cherche à l'attirer avec de grands crocs. Si elle est échouée au rivage, elle est à celui qui le premier la voit et la marque. On la tire hors de la portée du flot, et les plus habiles ou les plus heureux amassent une précieuse réserve pour féconder leurs champs. La famille en emploie par an 18 charretées (soit30 Pe a 3f le mètre cube). La charrette de goémon vaut de 5 à 15f, suivant qu'il est humide ou sec. On a soin de délimiter les parties du rivage où doit s'exercer cette sorte de droit d'épave, en respectant les intérêts des divers riverains.

Il faut encore citer, comme subventions, le privilège pour chaque ménage de paludier de prélever 3 sacs de 60ᶥ de sel avant partage ; la gratuité des écoles pour les enfants ; les soins et les médicaments donnés par les Surs.

§ 8. Travaux et industries.

TRAVAUX DU CHEF DE FAMILLE. — Le travail principal du chef de famille, assisté de son fils et en partie de sa fille, est l'exploitation du marais. Elle commence en février par les réparations que l'hiver a rendues nécessaires : ce sont les mises (§ 19). La cristallisation commence souvent en mai, mais elle a lieu surtout dans les mois de juin, juillet et août. L'habileté du paludier consiste à bien régler l'introduction de l'eau suivant les conditions plus ou moins favorables à l'évaporation. Il doit ensuite ramasser le sel chaque jour sur les platesformes (ladures), ou les porteuses le prendront pour l'entasser en mulon (§ 19). Guénolé a été un travailleur hors ligne : plus jeune, il a cultivé jusqu'à 95 eillets, tandis qu'en général un paludier n'en exploite que cinquante. Autrefois, quand le commerce de la troque était florissant, il portait chaque hiver 5 à 6 uids (15 a 18 tonnes) de sel jusqu'à Lannion et Saint-Malo. Aujourd'hui, affaibli par l'âge, il cultive de préférence les illets éloignés, dont la distance imposerait au fils ou à la fille trop de perte de temps. Il participe aux travaux de conduit, et emploie volontiers les loisirs que lui laisse le mauvais temps [19] ou la saison d'hiver à confectionner le matériel spécial du paludier : harnais de toile pour porter le sel à dos de bête, sacs de livrage, montage et entretien des outils... Comme occupation accessoire, il faut compter les soins donnés aux animaux domestiques et une certaine participation, dans les moments de presse, aux travaux de culture, de récolte et de battage. Enfin, comme l'un des plus anciens, Guénolé X*** est souvent pris pour arbitre quand l'équité et la coutume doivent concilier des intérêts opposés, pour des réparations à frais communs ou pour des contestations entre voisins.

Travaux de la femme. — La mere de famille est principalement occupée aux travaux domestiques : ménage, cuisine et blanchissage. Une fois chaque semaine, elle consacre la plus grande partie de la matinée à faire le pain. Elle soigne les vaches et reste presque exclusivement chargée du jardin et de la basse-cour. Elle donne aussi une grande partie de son temps à l'exploitation des champs, qu'elle exécute avec sa fille et à laquelle les hommes ne prennent part que pour les transports. Elle concourt largement, surtout pendant l'hiver, à la confection des vêtements et du linge. Enfin, elle tient les comptes, fait les affaires et exerce l'influence prédominante dans tout ce qui concerne les intérêts de la famille.

TRAVAUX DE LA FILLE. — La fille divise son temps entre l'exploitation agricole qu'elle partage avec sa mère, et la culture du marais où elle assiste son frère. Ses occupations accessoires sont les soins donnés au ménage ou aux animaux domestiques, et surtout la confection du linge et des effets. Elle exécute pour la maison (lambrequins, rideaux, couvre-pieds) ou pour sa toilette (fichus, coiffes, cols) divers ouvrages de broderie qui, pour le fini et le bon goût, feraient honneur aux meilleures ouvrières.

TRAVAUX DU FILS. — Le principal travail du fils, pendant la belle saison, est l'exploitation du marais pour laquelle il est aidé par sa sœur. Ensemble, ils cultivent 90 eillets, le chef de famille prenant seul soin des 20 autres. Pendant la mauvaise saison, il exécute le conduit du sel, entretient les mulons et emploie, au plus, chaque hiver 25 a 30 jours à faire 5 ou 6 voyages dans le Morbihan à 10 ou 15 lieues. Il emporte chaque fois une dizaine de sacs de sel pour les vendre au détail ; et chaque fois aussi il troque les oignons récoltés contre le blé noir ou l'avoine nécessaire à l'alimentation de la famille ou à la nourriture des animaux. Accessoirement, il donne un utile concours à sa mêre et à sa sœur pour faire la moisson et rentrer les[20]récoltes, ou pour transporter les engrais, les amendements et les fourrages. Il relève les murs des champs et répare le matériel d'exploitation. Enfin la répartition des frais de réparation des canaux. étiers, bondes, qui amènent les eaux, est extrêmement complexe, et les comptes qui l'éablissent ne peuvent être faits que par les paludiers les plus intelligents : Pelo est un de ceux auxquels ce travail difficile est le plus souvent confié.

INDUSTRIES ENTREPRISES PAR LA FAMILLE. — lndépendamment des travaux domestiques et de certaines confections de linge ou de vêtements, les industries entreprises par la famille sont :

1° En partage avec le propriétaire des salines : l'exploitation de 110 eillets du marais, qui donne droit à 1/3 du produit et à des salaires en argent pour les mises et le conduit.

2° A son propre compte : l'exploitation des champs et du jardin qui fournissent, directement ou par échange, la presque totalité de la nourriture de la famille, et lui donnent en outre une abondante récolte de pommes de terre pour l'exportation en Angleterre ; l'exploitation des animaux domestiques et de la basse-cour, qui donnent une partie de l'alimentation et le travail nécessaire pour le conduit du sel, les transports de récoltes ou d'engrais et le commerce de troque ; enfin, la location d'une portion de la maison, pendant l'été, aux étrangers qui viennent prendre les bains de mer.

Mode d'existence de la famille

§ 9. Aliments et repas.

La famille vit avec frugalité. Trois fois par jour, le matin de 7 à 8 heures suivant la saison, à midi, et le soir entre 7 et 8 heures, on mnge la soupe aux pommes de terre, aux chou ou aux oignons. C'est le fond de la nourriture, avec le pain de farine de froment que la mère de famille prépare toutes les semaines et fait cuire au four banal. Chaque fois elle pétrit en outre une sorte de petite galette qu'on enduit de beurre en la sortant du four et qu'on mange ensuite refroidie. On consomme aussi beaucoup de farine de blé noir sous forme de bouil[21]lie, et de laitage à l'état de caillé. Pendant les longs jours et les grands travaux, on fait plusieurs repas supplémentaires, de pain, de laitage, ou de pommes de terre5.

Tous les ans, dans les grands charniers en terre, on sale au moins un porc. Mais il apparaît dans la soupe en si faible quantité, qu'on le doit compter comme assaisonnement. Presque tous les dimanches, cependant, la famille consomme un peu de viande de boucherie (4 liv., a 0f50) ; assez souvent aussi des œufs ou des sardines, de loin en loin une volaille de la basse-cour, un petit cochon de lait, ou quelques poissons offerts par les voisins. A Batz, la rareté du pâturage ne permet pas l'abondante consommation de beurre qui se fait partout en Bretagne. La famille n'en prépare que 3 livres par semaine, et c'est sous forme de caillé que le laitage intervient dans l'alimentation. En permanence, la jatte de lait caillé est sur le dressoir, et chacun puise à cette gamelle en mangeant la soupe, la bouillie, les pommes de terre ou le pain. On fait aussi cuire à demi le lait caillé avec un peu de sucre : c'est un mets recherché qu'on offre aux étrangers.

La famille fabrique avec des fruits une boisson légèrement fermentée, mais seulement en petite quantité, et le plus souvent elle ne boit que de l'eau. Malgré la réputation trop méritée des Bretons, surtout à l'occasion des festins de noces, on peut dire qu'au bourg de Batz et dans la vie ordinaire, la tempérance est générale, au moins parmi les paludiers. Les pêcheurs ont d'autres habitudes : si la pêche a été bonne, non seulement le gain est consommé pendant l'hiver, mais le profit incertain de la campagne suivante est escompté et bu. Cette imprévoyance, plus habituelle chez les pêcheurs, tient, d'une part. à l'extrême variabilité du produit, et, de l'autre, à sa réalisation immédiate.

§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.

La maison, tenue et meublée avec propreté, vient d'être achevée. Elle est en façade sur une rue du bourg et s'ouvre de l'autre côté sur le[22]jardin. L'étable qui abrite à la fois les chevaux et les vaches, lui est adossée ; on y peut entrer de la rue ; on en peut sortir par la bassecour, vers le potager.

Solidement construite en maçonnerie et couverte en tuiles, la maison comprend un rez-de-chaussée, un étage et des greniers. Le rez-dechaussée, qui est carrelé, se compose d'une petite entrée, d'où part l'escalier et qui contient la maie, remplie de farine ; d'une cuisine, qui donne accès au jardin et qui est munie d'un fourneau de fonte au charbon de terre ; enfin d'une grande chambre à deux fenêtres et à trois lits, que la famille habite. Au premier étage, sont deux chambres parquetées, l'une grande, à deux fenêtres, l'autre plus petite, toutes deux mises en location pendant la saison des bains. Cn grenier, situé au-dessus de l'étable, a son entrée à l'étage ; un autre grenier occupe le haut de la maison ; ils servent à serrer les grains, les fourrages et les outils.

Sauf une armoire qui provient des grands-parents, le mobilier est moderne. Quelques bahuts, en frêne moucheté, ont été apportés en dot par la femme, suivant l'usage qui veut que la fiancée fournisse l'armoire à linge, tandis que le lit et la table sont dans la part du mari. D'autres meubles ont été acquis pour compléter l'agencement des pièces mises en location. Les habitudes traditionnelles ne se manifestent guère dans la famille que par cette préférence à habiter tous la même chambre. Toutefois dans beaucoup de maisons du bourg et surtout à Saillé, on retrouve les meubles antiques qui s'entassent autour de la cheminée sur le rebord de laquelle est placée la Vierge de faïence. Ce sont les grandes armoires avec leurs panneaux sculptés à facettes ; les tables à pieds tors ; les vaisselliers avec leurs galeries ornées d'assiettes à fleurs : les babuts avec leurs portes à jour percées de rosaces. Souvent peints en rouge vif et fortement vernis, ces meubles brillent comme des laques de Chine. Plusieurs lits sont rassemblés ; ce sont des lits à colonnes, avec des pentes vertes brodées en jaune. Toujours le banc ou coffre est placé devant le lit ; il est indispensable d'ailleurs, pour en faire l'ascension, car l'édifice de sarments, de paillasses et de couettes de plumes s'élève au moins à pieds du sol.

Le costume traditionnel est prcsque abandonné. Le chef de famille porte encore les vêtements de travail des paludiers, de fabrication domestique, cn grosse toile blanche, ce qui exige de nombreuses rechanges. Puis, pour le dimanche, deux costumes, comprenant chacun une camisole bleue à manches, une autre blanche, un gilet et une veste brune, une culotte bouffante blanche, des bas de laine et des souliers[23]de daim ; enfin le grand chapeau de noce avec sa boucle d'argent. Généralement on en relève un bord, et l'orientation du chapeau indique de suite si celui qui le porte est garçon, marié, célibataire endurci, ou veuf en quête d'une nouvelle épouse. Le fils n'a que des habillements de forme banale, achetes en partie aux maisons de confection. La mère et la fille ont de très nombreux vêtements : chacune d'elles a plusieurs robes pour les fêtes et pour les dimanches, avec un assortiment varié de tabliers de soie et de foulards brodés. Les vêtements de travail sont foncés : une robe noire, un fichu bleu et une coife blanche. Tout est moderne de coupe, même la mante de drap noir pour l'hiver. Dans un tiroir seulement sont conservés avec soin, depuis le jour des noces, les manches de laine rouge et le tablier de moire bouton d'or.

Jadis, en effet, le costume de la mariée était renommé pour sa richesse, un peu empesée : trois ou quatre jupes superposées, se dépassant l'une l'autre, la dernière violette ou rouge suivant les paroisses, bordée de velours noir ; les manches écarlates qu'on ne porte qu'une fois, le tablier en moire jaune d'or ; un devant de robe en drap d'or qui sans adhérer au corsage reste raide et monte haut, une liurée ou large ruban brodé mis en ceinture, une couronne de fleurs sur une coiffe de dentelle ; des bas rouges à la fourchette richement brodée, des babouches de daim blanc. Le marié était moins brillant malgré ses quatre vestes brodées, ses braies blanches et ses souliers jaunes. Comme bijoux, c'est la eroix d'or, souvent avec pendeloques, dont le modèle change pour chaque paroisse ; les boucles d'argent à la ceinture ou au chapeau, et les grosses bagues dont l'énorme chaton présente un cœur.

Autrefois, suivant les fêtes de l'Église, les jupes, le corsage ou les manches variaient de couleur pour les femmes, et aussi pour les jeunes filles. Aujourd'hui, c'est à peine si pour les noces on reprend quelquefois le costume national, que portent seuls encore quelques vieillards. Les lourds manteaux en laine noire pour le deuil, d'autres semblables en laine verte pour les relevailles sont, avec la coiffure des femmes. à peu près tout ce qui reste de la parure traditionnelle. Les femmes tordent leurs cheveux, les enroulent d'un lacet blanc en spirale et ramènent cette torsade en couronne autour de la tête : par-dessus vient la coiffe qui tombe sur le cou, comme le capuchon détaché d'un froe au-dessus des épaules. La manière de porter la pointe de la coiffe ou d'en attacher les barbes, varie pour les populations de la campa-r gne de Giuérande ou du marais, et pour celles-ci suivant les paroisses.

[24] Ce ne sont pas là choses puériles : on a constaté depuis longtemps que les employés de chemin de fer ont meilleure conduite quand ils portent l'uniforme ; il y a une influence morale de même ordre dans ces signes distinctifs des divers villages. D'ailleurs l'invariabilité de ces parures traditionnelles excluait l'influence de la mode, avec ses modifications perpétuelles, ses recherches ridicules et ses excitations malsaines.

La valeur du mobilier et des vêtements peut être évaluée ainsi qu'il suit :

Meubles.. — Simples et sans recherche de luxe dans la partie de la maison que la famille habite ; ceux qui sont destinés spécialement aux baigneurs sont énumérés parmi les propriétés (§ 6)............ 1.208f 30.

1° Chambre de la famille. — 2 lits a 25f, 50f00 ; — 1 li, 20f00; — 3 paitlasses à enveloppes de toile, 18f00; — 3 couettes, chacune de 13 de plumes, à 6f le kil., soit 78f00 ; ensemble 234f 00; — 3 oreillers a 7f50, 22f 50 ; — 3 couvertures, 36f00; — 2 paires de rideaux de toile de coton, 39f 60; — 1 bureau ancien, 15f00; — 1 armoire bretonne peinte en rouge, 100f00; — 1 buffet en bois de cerisier, 80f00; — 1 table, 3f00; — 9 chaises, 9f00; — 1 horloge, dite comtoise, 50f00; — 1 glace, 5f00; — 2 paires de rideaux de vitrage, 4f00 ; — 1 crucifi, 3f00; — 4 images de piété encadrées, 4f00 ; — 4 paires de tasses de porcelaine ine, 8f00 ; — 3 encriers, 3f00. — Total : 704f10.

2° Cuisine. — 1 grand fauteuil, 3f 50; — 4 chaises, 4f00 ; — 1 armoire, 6f00 ; — 2 tables, 75f 00 ; — 1 dressoir à vaisselle avec 10 assiettes à fleurs, 10f00 ; — 1 planche à pain, 1f 25 ; — 1 coueou, 6f00. — Total : 35f 75.

3° Grande chambre du 1e etage (en plus dumobilier spécial énuméré aux propriétés). — Grande armoire en fréne moucheté, 140f00; — 1 balut à deux corps (méme bois), 150f00; — 1 fauteuil, 4f 00 ; — 3 paires de vases en porcelaine, 9f00 ; — 1 miroir, 1f 45 ; — 3 images de piété sous verre, 1f 50; — 1 gravure ancienne, 4f00. — Tota : 309f 95.

4° Petite chambre du 1er etage (occupée une partie de l'année par la fille). — 1 lit, 30f00; — 1 paillasse à enveloppe de toile, 6f00 ; — 1 couette, 78f00; — 1 oreiller, 6f50 ; — 2 couvertures, 16f00; — 1 bufet, 12f00 ; — 2 tables, 5f00; — 3 chaises, 3f00; — 1 paire de rideaux devitragae, 2f00. — Total : 158f50.

Ustensiles. — Peu nombreux, mais suffisants ; entretenus avec peu de propreté ; la poterie vient du village d'Herbignac............ 230f55

1° Servant a la préparation des aliments. — 1 douzaine d'assiettes, 3f00; — plats, pots et éeuelles en terre,3f 80 ; — 3 charniers en terre pour salaisons à5f00, 4f00 1 3f00, 12f00; 4 huche ou pétrin (maie), 8f25; — ustensiles divers pour préparer le pain (mesures, paniers, etc.), 7f 10; — 1 barrique, 5f00; — 5 casseroles en fer, 12f50 ; — 3 casseroles plates, 6f00 ; — 2 poêles, 4f 50; — 2 passoires, 3f 50; — 2 marmites en fonte, 7f00; — couverts, éeuelles en bois, verres, coutcau, 9f 50; — 2 chaudrons, 8f 00; — 1 grand bassin, 25f00. — Total : 115f 15.

2° Dépendant de la cheminée. — 1 poêle en fonte avec tuyaux, 28f00; — un souflet, 1f25 ; — 1 pelle et 1 paire de pincettes, 2f 25. — Toa1: 31f 50.

3° Servant à l'éclairage. — 1 lampe, système modérateur (non employée), 7f 50; — 2 petites lampes à pétrole, 6f00; — 1 lanterne d'écurie, 6f 50. — Total : 20f00.

4° Servant au blanchissage. — 3 aquets, 7f00 ; — 2 battoirs, 1f 10; — 3 1fers à repasser, 6f00. — Total : 14f 10.

5° Servant aux travauax de confection domestique. — 3 rouets, precsque sans usage auiourd hui, à 18f00, 15f00 et 10f00; ensemble, 43f00 ; — aiguilles et accessoires pour ouvrages de femme, 6f80. — Total : 49f 80.

[25]Linge de ménage. — Formé de toile solide, filée à la maison, tissée dans le bourg la portion qui est afférente au logement mis en location est comptée parmi les propriétés (§ 6)............ 925f50

40 paires de draps à 20f,800f00; — serviettes, essuie-mains et torchons, faits avec les draps à demi usés, 60f50 ; — pièce de toile fabriquée d'avance pour les besoins de la famille, 65f00. — Total : 925f 50.

VÊTEMENTS. — Confortables et nombreux, en partie faits à la maison ; le chef de famille seul a encore quelques costumes traditionnels ; la mère et la fille ont des toilettes riches pour les fêtes ; le fils a surtout des habillements de confection............ 2.40f20

VÊTEMENTS DU CHEF DE FAMILLE (494f60).

1° Vêtements de travail. — 12 patalons, 39f00; — 8 blouses blanches, 32f00; — 12 chemises, 36f00; — 4 paires de bas, 16f00; — 3 gilets de laine, 6f00; — 3 gilets de flanelle, 18f09; — 3 paires de souliers, 42f00; — 6 bonnets de coton, 3f 60. — Total : 192f 60.

2° Vêtements du dimanche et des fêtes. — 2 chemises, 6f00; — 3 paires de bas, 12f00 — 2 habillements de paludier, composés chacun de 1 camisole bleue à manches, 18f00; — une camisole blanche à manches, 15f00; — 1 gilet sans manches, 12f00; — 1 chemisette ou veste, 20f00; — 1 caleçon blane ou culotte bouffante en toile, 5f00. — Total ; 70f 00; soit, pour les 2 habillements, 140f00; — bas en laine, 12f00; — souliers de daim blane, 8f00; 1 grand chapeau (celui du mariage), 18f0; — 1 veste de drap noir, 30f00; — 1 gilet noir 10f 00; — 1 pantalon de drap noir 20f 00. —— Total : 256f00.

3° ¯Bijoux. — Boucle de chapeau de marié, en argent doré, 12f00; — 1 boucle d'argent pour manteau, 4f00; — 1 montre en argent, 30f00. — Total : 46f00.

VÊTEMENTS DE LA MERE DE FAMILLE (695f 50).

1° Vêtements des jours ordinaires. — 3 robes à 18f00 'une. 54f 00; — 18 chemises à 2f50, 45f00; — 5 gilets de lanelle, 20f00; —3 iupons en laine tricotée, 45f 00; — 2 jupons (vieilles robes), 6f,50: — 8 canezous de diverses étoffes, 16f00; — 10 canezous, 10f00; — 16 mouchoirs, 8f 00; — 6 paires de bas de laine (à 10f00 neufs), 45f 00; — 2 paires de souliers neufs et quelques paires à demi usées, 24f 00; — 20 coiffes, 10f00. — Total : 283f50.

2° Vêtements du dimanche et des fêtes. — 3 robes (à 40f00, 30f00, et 22f00), 2f00; — 8 tabliers, noirs ou de couleur variées, à 3f50, 28f 00; — 4 canezous habillés, 26f00; — 6 fouards en soie brodée, et guipure, ete., à 8f00, 48f00. ; — 10 coiffes habillées, a 2f50, 25f 00; — 1 ante de drap noir, 45f00; — tablier de mariage en soie moirée jaune d'or, et mances de cachemire de laine rouge (reçus en présent), 70f00. — Total : 334f00.

3° Bijoux. — Boucle de ceinture de mariée, en argent doré, 12f00; — 1 bague à cœur,10f00; — croix de Tréder n, 26f00; — 1 montre en argent, 30f00. — Total: 78f00.

VÊTEMENTS DE LA FILLE (669f 00).

1° Vêtements des jours ordimaires. — 3 robes (anciens vêtements du dimanche), 48f 00 ; — 12 chemises, 24f00; — 4 gilets de lanelle, 16f00; — 2 jupons de laine tricotée, 30f00; 1 jupon neuf, 7f00; — jupons (vieilles robes), 6f00; — 2 jupons blancs, 8f 00; — 12 canezous, de diverses étoffes, à 2f00, 24f00; — 12 canezous à 1f00, 12f 00; — 24 mouchoirs, 18f00; — 5 paires de bas de laine (à 10f00 neufs), 38f50 ; — 2 paires de bas de coton, 5f00; — 2 paires de souliers neufs et quelques paires à demi usées, 31f00; — 20 eoiffes, 10f00. — Total : 277f50.

2° Vêtements des dimanches et des fêtes. — 1 robe noire, 2f00; — 1 robe violette, 22f00 — 3 robes des grandes fétes (1 bleue, 1 brune, 1 noire) à 45f00, 135f 00; — 7 1abliers du dimanche en mérinos bleu, gris, violet, grenat, noir) à 3f50, 24f 50; — 3 tabliers de fétes (en soie bleue, gorge de pigeon, noire) à 12f 00, 36f00; — 6 caneous de fête (en velours, eu soie), 45f00; — 6 foulards non portés, brodés ou garnis de dentelles, 24f00; — 10 coiffes de prix divers, 30f00; — 1 mante en drap noir, 50f00. — Total : 391f 50.

[26] VÊTEMENTS DU FILS (542f 10).

1° Vêtements de travail. — 12 patalons, 39f00 ; — 12 sarraus, 55f50; — 14 chemises, 42f; — 4 paires de bas, a16f 00;.— 2 gilets en tricot de laine et 1 tricot de coton, 6f00; —3 gilets de flanelle, 18f 00 ; — 1 paire de bottes, 18f00; — 2 paires de souliers, 24f00; — 1 paire de sabots, 2f50 ; — 2 vieux chapeaux, 12f50; — 6 bonnets de coton, 3f60; — 1 manteau (imousine), 15f00. — Total : 252f10.

2° Vêtements des dimanches et des fêtes. — 4chemises, 12f00 ; — 3 paires de bas, 1f00; — 1 paire de bottes, 24f 00; —1 chapeau neu, 10f00; — 2 vestes (paletots) en drap noir à 40f00, 80f00; — 1 paletot (manteau) en drap bleu à col de velours, 45f00 ; — 2 pantalons de drap noir, 50f00 ; — 2 gilets de drap noir, 27f00. — Total : 260f00.

3° Bijoux. — 1 montre en argent, 30f00.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 4.765f55

§ 11. Récréations.

Les fêtes de l'Église et les mariages sont presque les seules récréations à Batz. Le chef de famille seul fait usage de tabac à fumer. Si ce n'étaient les périodes électorales, jadis inconnues, on pourrait dire qu'ici le cabaret n'a point de place. Les distractions des jeunes gens, et en particulier de Pelo et de ses amis, sont plutôt des promenades ou des veillées au foyer des familles. De temps à autre, les foires du Croisic, quelque cirque ambulant, ou une cavalcade organisée pour les baigneurs ; puis les pardons de Saillé ou de Pont-Château et la fête patronale de saint Guénolé ; quelque chasse aux oiseaux l'hiver sur le marais ; enfin les visites que tous les jeunes gens vont faire ensemble, chaque dimanche, dans toutes les maisons où il y a des jeunes filles. Mais c'est pendant les noces qu'ont lieu de grands repas et qu'on va danser devant la maison de la mariée. Les jeunes filles chantent alors la Chanson de la mariée, dont les mélancoliques couplets recommandent à l'épousée les buis, qui dans l'étable ont faim soir et matin ; les serviteurs, car un jour, devant Dieu, elle répondra pour eux ; enfin le bouquet qu'on lui présente est pour lui faire comprendre que tous ces vains honneurs passeront comme des fleurs. La même pensée triste et douce, si conforme au génie de la Bretagne, se retrouve dans maints détails. Ainsi, le soir, quand, après les danses, le cortège accompagne les époux à leur maison, c'est une veuve qui doit les attendre au seuil et leur ouvrir la porte de leur nouvelle demeure. Le lendemain matin un autre vieil usag, particulièrement touchant, voulait que tous allassent au cimetière, pour prier sur des tombes aimées et demander[27]la bénédiction des aieux. Ce n'est pas sans tristesse qu'on voit s'effacer un à un tous ces traits doux et charmants de la vie d'autrefois, et ces coutumes domestiques qui exercaient une salutaire influence sur les mœurs publiques.

Histoire de la famille

§ 12. Phases principales de l'existence.

Sorti d'une famille de paludiers de ermoisan, orphelin à douze ans, Guénolé X*** ft toujours un robuste travailleur. A trente-deux ans il épousait Marie Renée N***, âgée de vingt-trois ans et venait habiter à Roffiat la maison que possédait sa femme. Le ménage avait, en plus de cette habitation et de son mobilier, 15 sillons (12 ares) apportés en dot par le mari, et80 sillons (64 ares) qui constituaient le bien de la femme : soit en tout 95 sillons qui, au prix actuel, représentent 6.650f. Avec leurs épargnes les époux ont acheté d'abord 30 sillons sur la falaise pour une somme de 500f. ; ils les ont mis en culture et ont au moins doublé leur valeur primitive. La famille a ensuite acquis, sur les terrains qui s'étendent entre l'église et la gare, au prix de 200f., un lot de 15 sillons (12 ares) pour y élever une maison, entourée de ses dépendances et d'un jardin. La construction n'a pas coûté moins de 6.000f; encore le travail des deux hommes et de la jument a été utilisé pour les transports et pour divers aménagements accessoires (poulailler, murs en pierres sèches, etc.).

Il y a quautre ans, Guénolé est venu s'établir dans sa nouvelle demeure et a vendu la maison de Roffiat avec son petit jardin au prix de 3.200f. II a fallu depuis lors s'imposer quelques frais pour meubler les deux pièces destinées à la location. Toutefois, comme la famille n'avait pas excédé pour ces dépenses les ressources déjà accumulées, elle a pu presque au lendemain de cette installation commencer à reconstituer ses épargnes. Il lui a été possible alors d'acquérir tout récemment une terre de 100 sillons (80 ares) pour 7.000f, dont la moitié a été immédiatement payée et dont le reste sera soldé en deu ou trois années.

L'amour de la propriété a provoqué ici cette ardeur au travail,[28]cette intensité d'efforts que F. Le Play a signalée au plus haut degré parmi les populations suburbaines, blanchisseurs ou maraîchers, pour lesquelles aussi de petites parcelles de terre ont une extrême valeur. Ainsi, dans l'espace de trente-deux ans, la famille qui n'avait avec sa maison que 95 sillons à cultiver, a pu se donner une habitation spacieuse, créer un jardin et porter à 225 sillons (180 ares) l'étendue de ses champs. Elle n'a pas cessé d'ailleurs d'exploiter les salines pour les mêmes familles de propriétaires, et la permanence des bons rapports qui les ont unies. n'a pas peu contribué à la stabilité de son existence et à l'accumulation de ses épargnes. Il ne faut pas oublier, enfin, que la famille traverse depuis quelques années une phase particuliêrement avantageuse, puisqu'elle compte quatre travailleurs valides, et qu'elle n'a momentanément aucune charge d'enfants ou de vieillards.

§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

La famille est parvenue actuellement à une situation très satisfaisante. L'exploitation de ses propriétés lui fournit directement ou par échange tout ce qui est nécessaire à sa nourriture et à l'entretien de l'table. Elle cultive cent di œillets ; c'est pour elle une recette approximative de 8 à 900f année moyenne, en supposant de 5f par œillet la part du paludier, et en ajoutant ce que le propriétaire lui paye pour les mises du printemps et le conduit du sel en hiver. Sans doute il y a dans les ressources de grandes variations d'une année sur l'autre, mais les habitudes de frugalité et l'esprit de prévoyance triomphent aisément de ce danger. Si les années sont maigres, comme 1878, 1880, 1882, quand l'eillet donne seulement 3 à 400 de sel, on se restreint, on mange moins de viande et plus de boullie, on puise dans les réserves des armoires sans rien acheter ; si bien qu'au retour des années grasses, quand l'eillet, comme en 1883, fournit, jusqu'à 3 tonnes. c'est presque tout bénéfice, surtout si le prix se maintient à 25 ou 30f la tonne. Au lieu de 800 a 900f la famille touche alors de 2.500f à 3.000f. C'est dans ces conditions qu'elle a pu acheter des terres et construire son habitation. Mais, il faut bien le reconnaître, cette condition heureuse de la famille n'est pas due seulement à ses qualités morales, à son énergie[29]laborieuse, à ses habitudes frugales, à son économie prévoyante ; elle tient aussi à la situation exceptionnelle où nous la trouvons (§ 12). Un ménage ordinaire, avec quatre enfants, aurait autant de dépenses de nourriture ou d'entretien et seulement la moitié ou le tiers de la main-d'œuvre productive. Au lieu de l'aisance, ce serait presque la misère. C'est donc seulement en s'adonnant au travail avec une intensité rare et en profitant de circonstances particulières que la famille a pu ga rantir la sécurité de son avenir.

Au surplus, dans les crises qui ont si profondément troublé la condition des populations salicoles de l'Ouest, ce qui a le plus contribué à les maintenir, ce qui leur assurait jadis le bonheur et le leur a conservé encore, c'est leur attachement à leur foi religieuse et aux vieilles mœurs de la terre natale. L'attachement à la coutume est en effet un élément direct du bonheur. Non seulement par l'amour de la tradition l'ho mme satisfait autant qu'il est en lui le besoin de perpétuité qui est dans son cœur : il se survit, car alors chaque famille poursuit la tâche de ses ancêtres, chaque génération continue la précédente ; l'expérience du passé sert à chaque instant de guide au présent, et sur une base solide s'affermit et s'élève la grandeur de la race. Mais, en outre, ce respect de la tradition dirige et modère les désirs : sans arrêter la marche prudente vers le mieu, il empêche la recherche inconsidérée du nouveau. En bornant l'horizon, il elêve la pensée, et fait chérir davantage le doux foyer de la famille, le vieux clocher de la paroisse, et le drapeau troué de la patrie.

Il y a bien déjà au pays de Batz plus d'un symptôme alarmant : les fils émigrent vers les grands chantiers ; les filles, chose inouie, vont parfois en service ; les baigneurs élégants apportent sur les plages le luxe et les frivolités mondaines ; les vieux usages, les costumes et l'idiome se perdent, et avec eux s'évanouit le respect du passé. Puisse, malgré tant de causes d'ébranlement, l'amour de la terre d'Armor, qui a maintenu les paludiers, se conserver longtemps encore vivace dans leur cœur. Alors ils garderont la meilleure condition du bonheur, car il sera toujours vrai de dire suivant leur vieil adage : Jetez une boule dans le bourg de Batz, partout elle s'arrêtera devant la porte d'un honnête homme.

Éléments divers de la constitution sociale

FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE ; PARTICULARITÉS REMARQUABLES ; PPRÉCIATIONS GÉNÉRALES ; CONCLUSIONS.

§ 17. SUR LA GÉOGRAPHIE DE LA BASSE-LOIRE ET L'ORIGINE DE LA POPULATION DES MARAIS SALANTS.

[42] A l'époque romaine, toute la région basse au nord de l'embouchure de la Loire n'était qu'un vaste ensemble d'étangs fluviaux et maritimes, dominés par des îles que les atterrissements du fleuve et le relèvement de la côte ont transformées en plateaux et en collines au-dessus des marécages inondés. C'était bien là la Briltannia in paludibus éographe nonume de davenne. La Grande-Brière, parsemée d'iles, s'étendait de Savenay à la Chapelle-des-Marais et à Saint-Nazaire, recevant auprès de Pontchâteau le Brivet, à 29 kilomètres de son confluent actuel avec la Loire. Ene seconde communication, artificiellement élargie, reliait par Saint-Lyphard cette mer intérieure avec l'Océan, en isolant la grande île de Guérande, large de 20 kilomètres et longue de 32, en avant de laquelle le Croisie, Batz et Saillé dressaient leurs ilots gramitiques au-dessus des eaux.

Là étaient ces femmes Samnites ou Namnètes dont parlent Strabon et Denys le Périégète, vouées au culte dionysiaque et ne laissant aucun homme pénétrer dans leur île. Les érudits les plus compétents6voient dans ce petit archipel les insulae complures enetorum de Pline : ils placent ainsi à l'estuaire de la Loire. et non point au Morbihan, le théàtre de la eélèbre guerre de César contre les V'enètes (3° campagne ; an 56 avant Jésus-Christ). L'armée romaine, qui n'avait pu s'emparer[43]des oppida, dut attendre, campée sur les hauteurs voisines, l'issue de la bataille navale qui détruisit la flotte gauloise. Aux limites de la paroisse de Batz, on devine encore, à Pont-Château, les traces d'un oppidaum de 10 hectares avec ses retranchements en terre, ses murailles énormes et ses rochers taillés à pic.

Tout ce vieux sol est fertile en souvenirs. On a trouvé une inscription phénicienne près de Guérande. Les travaux du port de Saint-Naaire ont mis à jour d'anciennes substruictions où l'on croit reconnaître le port de ˉCorbilon, que Polybe, après Pythéas, nomme avec Marseille et Narbonne comme les plus considérables des cités gauloises. Un peu plus loin, eneda, au pied de la colline sur laquelle plus tard, vers le quatrième siècle, s'élève comme poste militaire la Grannona de la Motice des dignites de l'empire (premières années du cinquième siècle). C'est Guérande, Guen-ran (guen, blanc), que le biographe de saint Aubin dit être aun lieu très fréqauenté pour le commerce dau sel.

Carte de l'embouchure de la Loire à l'epoque romaine d'après M. E. Desjardins
Carte de l'embouchure de la Loire à l'epoque romaine d'après M. E. Desjardins.

Les Romains ne paraissent pas s'être établis sur les îles avancées au delà du marais ; mais les familles souches des pêcheurs côtiers de la mer du Nord, qui ont de tous temps envoyé à travers le monde de hardis colons, sont venus, au cinquième siècle, à l'embouchure de[44]la Loire comme à Baveux. Ce rivage en prit le nom de litus saxonicunm. A en croire la légende de saint Guenolé, ils eurent à combattre le héros de Cornouailles, le fameux roi Gradlon. Mais ce qui est moins douteux, c'est leur lutte contre les Romains et les Franes sous le règne de Childéric (471), que Girégoire de Tours a consignée dans ses récits. Fortunat, l'évêque de Poitiers. dit qu'ils vivaient a la manière des bêtes sauvages, et c'est à l'évêque Félis de Nantes (550) qu'on attribue leur conversion, ainsi que le rappelle encore la petite chapelle du Crucifix, entre le Bourg et le Croisic.

Quoi qu'il en soit de ces Saxons qui ne reparaissent plus dans l'histoire, rien aujourd'hui, ni dans les noms de lieu ni dans les caractères de la race, ne semble révéler une influence étrangère. C'est toujours le vieux fond celtique, et la race de l'Armorique est celle de l'Auvergne et du Limousin, qui partout parait comprendre deux types : l'un, petit, trapu, aux cheveux bruns ; l'autre, grand, avec de belles proportions et des formes nobles. D'après le docteur Broca, dans bon nombre de cantons littoraux, notamment au bourg de Bat, la grande taille (1P.69), les cheveux blonds, les yeux bleus, beaucoup plus répandus qu'ailleurs, indiqueraient un mélange avec une autre population venue par mer. C'est, dit-on, l'influence locale des Bretons de la GrandeBretagne, autre rameau des Celtes. Quelques familles, fuyant les Pictes, plus tard les Saxons, se sont réfugiées en Armorique et ont été incomplètement absorbées par l'élément indigène. Enfin les Normands eux-mêmes visitèrent les îles de la Loire. Les moines de Redon y eurent de bonne heure des marais salants, et dès 945 un prieuré, fondé par Alan Barbe-'orte, échut aux moines de Landerneau, à charge d'y placer six religieux, de faire l'aumône trois fois par semaine, et d'entrenir un vicaire avec son valet. Une partie du prieuré subsiste adossée à l'église, et la place des moines est encore marquée dans le chœur, comme si les souvenirs des hommes étaient sur ce coin de terre moins effacés que les traits de la nature.

§ 18. SUR LA RÉPÉTITION ET L'INNOCUITÉ DES MARIAGES CONSANGUINS AU PAYS DE BATZ.

De temps immémorial les gens de Batz ne se marient qu'entre eux. Aussi ne voit-on qu'un très petit nombre de noms de famille. Sur[45]2.726 habitants, il y a, d'après M. L. Bureau, 490 Le Huédé ; 193 Pichon ; 149 Cavalin ; 144 Montfort ; 125 Le Callo; 74 Le ars... Huit familles à elles seules forment plus de la moitié de la population. Il leur serait impossible de se distinguer si elles n'adoptaient des surnoms, des noms de seigneuries. Même coutume dans la plupart des villages, notamment à Saillé : là, près du quart des habitants porte le nom de Macé ; d'ailleurs, sauf le curé, le vicaire, l'instituteur, l'institutrice et deux de leurs servantes, tous sont nés dans le village. Il y a donc ici des mariages consanguins, non seulement nombreux, mais successifs. Et cependant la constitution est belle et le tempérament robuste, à peine cite-t-on deux ou trois sourds-muets ou infirmes. Il suffit, du reste, pour se convaincre de la beauté de la race, d'avoir vu sur les marais les paysannes de Batz, jambes nues, portant sur la tête une gedde de sel qui pèse souvent 60 livres et courant légrèrement avec ce fardeau sur les sentiers étroits et glissants. Ces faits, longuement discutés, semblent donc nettement établir que les mariages consanguins, entre familles saines et frugales, dans un pays salubre, ne sont pas en eux-mêmes pcrnicieux. Mais, au sein d'une population infectée de vices organiques, épuisée par les excès ou étiolée par le séjour des villes, ils deviennent une cause rapide d'accélération pour la dégénérescence de la race.

§ 19. LA CULTURE DU MARAIS : SES PROCÉDÉS ET SES RÉSULTATS7

Parmi les salines, il en est de petites, tortueuses, creusées et non endiguées, qui remontent au temps des omains (§ 17). D'autres, avec endiguement partiel, datent de la duchesse Anne. Il y a deux siècles. enfin, on modifia les aires de Saintonge pour accroître encore les bassins et les dépendances, ce qui a produit une augmentation notable dans le produit. Aujourd'huiles bassins de cristallisation (œillets), n'oecupent guère que le dixième de la superficie qui correspond aux bas [46] sins d'alimentation (étiers, vasières, cobiers, fares et adernes) et cette proportion devrait peut-être se réduire encore.

C'est en février, mars et avril, qu'on prépare le marais. Ce sont les mises ordinaires. Il s'agit de réparer les bassins et les ponts, et ce travail, qui occupc un mois ou un mois et demi, est payé par le propriétaire au paludier à raison de 1f par eillet. Indépendamment des mises, il y a le chaussage, qui consiste à refaire le fond des eillets ; il se paye par œillet 2 à 6f, et se fait en petit tous les huit ou dix ans, en grand tous les quinze ou vingt ans.

Comme en Bretagne ; les salines restent dressées d'une année sur l'autre ; les corophies longicornes, si utiles en Saintonge8, sont ici fort redoutées : elles détruisent en effet rapidement toutes les séparations des eillets, des fares, des adernes, et la campagne entière peut être perdue. Heureusement leur apparition est chose rare.

En général le sel ne commence pas à cristalliser avant le milieu de mai, et la récolte se fait surtout de juin à septembre. Elle est très variable: chaleur, soleil. pureté du eiel, force ou direction du vent, tout influe. Ainsi les vents de nord-est ou de nord-ouest sont favorables, ceux de sud-est, défavorables. Sur di années, on en compte trois bonnes. quatre faibles et trois nulles. Le travail du paludier consiste principalement à introduire l'eau et à la bien régler suivant le temps. Il faut pour cela une sorte d'intuition guidée par l'habitude et qui est la condition du succès. Le sel s'amasse au fond de l'œillet sous une couche d'eau de 1 à 2 centimètres ; il s'agit alors, avec la lasse, de le rassembler sur la ladure, assez légèrement pour ne point ramener la vase avec les cristau. Là, il séchera pendant quelques heures, jusqu'au lendemain s'il a été recueilli le dimanche. Puis les porteuses viennent avec leurs geddes, larges terrines de bois, qu'elles s'aident mutuellement à charger sur la tète et qu'elles portent en courant jusqu'au tas de sel (nulon) formé sur la rive. Elles ont par an et par illet 1f 50. et en plus le sel blanc évalué à 1f. En effet, indépendamment du sel en cristaux cubiques, en tremies, que la vase rend un peu gris[47]et qui tombe sur le fond de l'eillet, il se produit à la surfaece de l'eau, par certains jours seulement, des fleurs cristallines de sel blanc. La porteuse alors écrème, en quelque sorte, ces efforescences qui demeurent son profit. En général le sel blanc est utilisé pour saler, à l'arrivée des bateaux de pêche, les sardines que les porteuses ou leurs maris courent aussitôt vendre dans les campagnes. Le portage est maintenant pour deux tiers à la charge du propriétaire. Si le paludier le fait exécuter par sa femme ou ses filles, il reçoit de ce chef 1f par œillet et garde le sel blanc.

Les mulons, au flanc desquels s'élève en spirale un étroit sentier. tant qu'on les construit, sont ensuite fortement battus, puis couverts de terre et conservés parfois pendant quatre ou cinq ans, si les conditions du marché obligent à en dilfférer la vente. Il y a un déchet de près de 15, mais la qualité s'améliore, parce que les sels déliquescents disparaissent.

Rien n'est plus variable que le produit du marais et le prix du sel. On en prendra quelque idée d'après les exemples réunis dans le tableau suivant :

Prix moyen du sel (1798-1883)
Prix moyen du sel (1798-1883).

Généralement le prix du sel varie peu dans une année : le- cours s'établissent à la fin de la récolte et se maintiennent jusqu'à la récolte[48]suivante. Toutefois dans les périodes de disette les prix subissent de brusques changements. En 1860, par exemple, le prix de la tonne a été successivement : 18f75; 21f90; 23f45 ; 25f; 28f20; 31f25; 37f50; .40f 60; et 46f90. — En 1877, de janvier à septembre, 6f ; et de septembre à décembre 35f70. — En 1878 on trouve les prix de 20f, 25f, 30f et 35f; en 1882, 20f, 25f, 30f, 35f ; enfin en 1883, de janvier à juillet 35f et de juillet à septembre, 25f avec une tendance à la baisse, par suite de l'abondance de la récolte.

Théoriquement, le procédé employé dans l'Ouest est défectueux : les eaux mères n'étant pas évacuées, le sel cristallise en retenant une forte proportion des sels magnésiens déliquescents ; en outre il est toujours souillé de particules vaseuses qui en altèrent la blancheur. Mais pratiquement, la méthode est inspirée par une expérience ingénieuse et fort bien adaptée au climat qui, par la rareté des beaux jours et des fortes chaleurs, impose l'obligation d'opérer le plus rapidement possible. Le sel conserve toujours une odeur de violette et possède une saveur spéciale, trés appréciée. Il est léger ; il n'atteint à l'hectolitre qu'un poids de 65, tandis que les sels du Midi pêsent jusqu'à 90 ou 100. Il est recherché pour saler le maquereau ou la sardine, mais la grande pêche et l'industrie beurrière exigent des sels qui aient plus de blancheur et de pureté. Ce n'est que par des opérations subséquentes qu'on peut lui donner ces qualités : mais comme les élaborations occasionnent des déchets, il ne faudrait acquitter les droits que sur les produits prêts à être livrés au commerce. La législation ne le permet pas : les usines de lavage et de raffinage ne peuvent alors s'établir que dans les rayons francs, comme la presqu'île de Batz et les îles de Ré et de Noirmoutiers. Il existe des usines au Pouligen et au Croisie. Le lavagc consiste à broyer les cristaux sous des cylindres, à les agiter dans des auges successives avec une eau saturée qui leur enlève la vase argileuse et les sels de magnésie ; enfin à les fire égoutter et sécher à l'étunve. Dans le raffinage, on commence par dissoudre à nouveau le sel dans l'eau de mer, puis on évapore dans des bassins en tôle chauffés à la houille. Suivant la manière dont on conduit l'opération, on peut avoir toutes les grosseurs de sel, fin fin, fin, moyen ou gros. Le sel, retiré des bassins, égoutte et sèche à l'air. En raison des déchets et de la main-d'œuvre, le lavage augmente de 3 à 4f le prix de la tonne ; mais le raffinage triple environ les prix : si la tonne de sel brut, rendu à l'usine, vaut 13f, le sel raffiné vaudra 40f50. Aussi, en face des exigences croissantes de la consommation,[49]qui arrive à préférer partout les sels blancs et purs . les perfectionnements techmiques qui rendront moins coûteuses les opérations de lavage et de raffinage sont-ils une des conditions les plus essentielles au relèvement de l'industrie salicole dans l'Ouest9.

§ 20. LES GABELLES ET L'IMPb̂T SUR LE SEL.

Il n'est aucun impôt qui ait été plus impopulaire en France que la gabelle. Son organisation est attribuée à Philippe le Bel. mais elle parait avoir existé sou saint Louis, et en tous cas Philippe le Long se crut déjià obligé d'en promettre la suppression (1318). Pourtant Philippe de Valois, dès le début de la guerre de Cent ans, retint pour le trésor royal le monopole du sel et constitua l'administration de la gabelle avec ses commissaires souverains. gravé sous Jean le Bon, l'impôt perdit, pendant le règne de Charles V, son caractère provisoire et devint un des revenus du domaine. Frappant inégalement suivant les provinces, mais arbitrairement partout, les officiers des greniers à sel fixaient la quantité raisonnable que chaque habitant était obligé de consommer, et peu à peu chacun fut même contraint à prendre tant pour le pot, tant pour la salière et tant pour les salaisons. L'accroissement de la taxe, sous Francoisr et Henri 1I amena de terribles révoltes en Saintonge et même à Bordeaux. Plasieurs provinces alors se rachetèrent de l'impôt, à l'exemple de l'Auvergne (1549). et d'autre part le roi donna les greniers à ferme pour dix ans. Comme on devait s'y attendre, le peuple paya davantage, et le trésor recut moins. Sully porta quelque remède à ces abus : mais, sous Louis N1. nouvel accroissement et nouvelle insurrection. ussi. un peu plus tard, Colbert fit rendre la grande ordonnance de 1680, qui est la codification des règlements de la gabelle. La France est divisée alors en cinqcirconscriptions : 1° les pays de grande gabelle.[50]où le roi fixe le prix du sel et la consommation obligatoire par tète ; 2° les pays de petite gabelle, où la consommation reste volontaire : 3° les pays rédimés ; 4° les pays de salines, et 5° les pays de qurt bouillon. c'est-à-dire certaines parties de la Normandie où le sel s'extrayait des sables et payait pour impôt un quart du produit. Les pays de grande gabelle formaient un tiers environ de la F'ranee (Normandie, Picardie, lle-de-France., Maine. 'ouraine, Berri. Bourgogne et Champagne). Soumis en moyenne à un tarif de 12 sous et demi par livre (1f 25 par kilogramme), ils supportaient la majcure partie de l'impôt, près de 40 millions sur un produit net total de 52 millions environ. Mais dans leur étendue étaient enclavés certains territoires privilégiés, le llavre, Dieppe, Saint-Valery, etc., sur lesquels la taxe atteigait à pcine un sou par livre (0f10 par liloggramme). De pareilles inégalités existaient souvent entre des provinces limitrophes, comme la 'ouraine et le Poitou, le Berri et le Limousin. Cette extrême variété des prix, non seulement entre les grandes circonscriptions, mais encore dans l'intérieur d'une même généralité, rendait la fraude si avantageuse qu'il fallut lui opposer, pendant le di-huitième sieele, d'innombrables fonctionnaires et des pénalités terribles. Ainsi, comme le constate Necler dans un rapport au roi en 1781, une guerre intestine et funeste s'éleva de toutes parts dans le royaume. Le tiers des forcats était alors composé de contrebandiers, et l'on arrêtait. année commune, pour transports frauduleux de sel, 2.300 hommes, 1.800 femmes, et 6.000 enfants10. L'inégalité de l'impôt suivant les personnes n'était pas moindre que l'inégalité suivant les lieux, et de nombreux privilégiés jouissaient du franc salé.

Une réforme était nécessaire : Necker la préparait avec prudence, connaissant les exigences du budget et se bornant à égaliser le prix du sel entre les diverses parties du royaume, afin d'enlever tout aliment à la contrebande interieure. Les notables, quoique afranchis de cet impôt par privilège, demandèrent la suppression complète de la gabelle. Toutefois l'Assemblée nationale, imitant la prévoyance de Necler. se contenta de voter le principe et voulut d'abord ne point détruire sans remplacement un impôt produetif. Elle tenta d'améliorer par degrés la perception des droits ; elle abaissa les priN et supprima les visites domiciliaires. la consommation obligatoire[51]par famille. dite sel de devoir, et quelques autres vexations. En suivant eette voie avec fermeté, elle aurait pu diminuer progressivement l'incohérence des taxes. ramener l'égalité et aboutir à créer un impôt sur le sel analogue à celui qui fonctionne aujourd'hui11. Mais les troubles populaires. le pillage des greniers et les violences de la contrebande firent décréter (30 mars 1790) l'abolition de la gabelle, remplacée théoriquement par une addition aux impôts directs. Cette taxe ne put jamais être percue et disparut à son tour 13 juin 1794).

En 1806, les besoins du trésor firent rétablir l'impôt sur le sel, mais sans monopole de vente. et seulement sous forme de taxe de consommation perçue à la sortie de la saline ou au marais. Cette taxe fu d'abord de 20f par 100ᶥ; elle fut portée à 40f en 1813. et ramenée à 30f en 1814. Malgré divers efforts en faveur d'une réduetion, la taxe ne fut pas modifiée jusqu'en 1848. Alors. nouvelle abolition mais seulement à partir de l'année suivante. et dans l'intervalle. rétablissement d'une taxe de 10f pour 100ᶥ. Les choses n'ont plus changé : quelques privilèges locaux, comme la troque, ont disparu. Les sels destinés aux besoins de l'arriculture ou à la fabrication des produit chimiques, sont aujourd'hui livrés en franchise, moyennant certaines conditions propres à empêcher qu'ils ne soient détournés de ces emplois spéciaux. La consommation a augmenté dans une grande proportion. car le produit de l'impôt, qui était de 70 millions en 1845 avec une taxe de 30f pour 100 est encore de 33 millions (1882) pour une taxe trois fois moindre. En 1875 l'assemblée nationale vota un accroissement de taxe (de 10 a 12f50 pour 100). mais il fut supprimé en 1876. Quant à la perception, elle est confiée à l'administration des douanes pour les marais salants, et à celle des contrihutions indirectes pour les mines. La surveillanee des agents s'exerce dans un rayon de trois lieues autour des points de production.

Dans la grande enquête de 1868. beaucoup de déposants, propriétaires, notaires ou ingénieurs., se sont accordés pour réclamer soi le rétablissement de la troque à 300 par tête dans les familles de paludiers, soit la suppression complète de l'imôt. La première mesure qui ne grèverait le trésor que de 1)0,0)00)f pmar an environ, rendrait aux paludiers une subvention très précieuse pour eux, ant que[52]la multiplication des chemins de fer ne les empêchera pas de colporter eux-mêmes pendant l'hiver plusieurs des produits de leur culture pour les échanger contre des grains. La seconde mesure soulève plus de critiques. Les uns pensent que la disparition de la taxe donnerait un grand élan à la consommation, et que l'industrie salicole de l'Ouest en profiterait largement. D'autres objectent que les marais ne pourraient guère accroître leur production et diminuer par là leurs prix de revient ; tandis que les mines de l'Est, sans augmenter sensiblement leurs frais généraux, arriveraient à tripler leur production, si le placement en était assuré. Qu'un accroissement de consommation leur fournisse ce débouché, et les prix de revient devenant alors trois fois moindres, les sels de mines envahiront, dit-on, tous les marchés, en ruinant les marais de l'Ouest. Aussi de bons esprits recommandent, au contraire, un relèvement des droits. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que l'agriculture et l'industrie sont à peu près hors de cause, puisque le sel leur est livré en franchise. Quant au consommateur, son intérêt est bien minime, car la consommation est par an et par tète de 4 seulement, ce qui correspond à 0f40 d'impôt.

Mais il est un point sur lequel tout le monde est d'accord : c'est que les droits doivent frapper le sel pur et non l'eau qu'il contient. Les sels de l'Ouest, toujours saturés lorsqu'on les pese, ont donc droit à une réduction qui devrait être fixée, une fois pour toutes, par des analyses exactes. Ce serait seulement faire cesser une inégalité, et mettre sur le même pied les produits des salines, des marais et des mines (§ 21).

§ 21. SUR LA CONDITION ACTUELLE DES PALUDIERS ET L'AVENIR DE L'INDUSTRIE SALICOLE DANS L'OUEST.

Jadis les paludiers, aux ortes croyances et aux bonnes meurs, posr sesscurs de leur foyer domestique, étaient unis aux propriétaires du marais, de génération en génération, par un métayage volontaire, et considéraient si bien les salines comme leur patrimoine, qu'ils en partageaient eux-mêmes librement l'exploitation entre leurs enfants. Si le ciel brumeux de la Bretagne impose des conditions difficiles, la coutume ingénieuse et prévoyante leur garantissait des subventions précieuses, et la seule culture du marais fournissait des ressources suffi[53]santes. La rareté des communications éloignait tout changement. et le sels de l'Ouest, défiant la concurrence, étaient recherchés au loin. Dans chaque paroisse, les familles, gardant un peu leur vieille langue et et beaucoup leurs vieilles mœurs, vivaient avec frugalité dans une aisance qu'attestent leurs riches costumes, leurs beaux meubles et leur stabilité séculaire12.

Aujourd'hui il n'en est plus ainsi, et pour deux causes : l'une, économique, irrésistible, la transformation des moyens de transport ; l'autre, purement administrative et politique, les contraintes inspirées par l'esprit d'égalité. Par le développement des comunications, les pays qui possèdent un privilège naturel pour une production voient s'élargir le cercle de leur monopole. Les salins du Midi avantagés par le soleil, les mines de l'Est favorisées par les progrès de l'art, peuvent, grâce aux chemins de fer et aux bas tarifs, envoyer jusque dans l'Ouest des sels plus blancs, plus purs. L'abaissement des droits de douane permet aussi l'importation des sels étrangers. anglais et surtout portugais, que l'industrie des pêches recherche maintenant de préférence. Enfin la multiplication des routes et des chemins de fer rend inutile et sans profit ce commerce de troque qui fournissait aux paludiers pendant l'hiver un emploi lucratif de leur temps et de leurs animaux de trait. Il faut se féliciter sans doute de transformations qui donnent au consommateur des produits de qualité supérieure et stimlent les progrès du travail national ; mais si la brusquerie du changer ment compromet le bien-être des populations, et entrave même le perfectionnement de leur industrie, il faut que les institutions et les mœurs s'appliquent à conjurer la crise. Tout au contraire, ici, les contraintes de l'esprit égalitaire avaient commencé lemal et continuent à l'aggraver. Les partages successoraux, chezi les propriétaires du marais, en subdivisant sans limites les anciens héritages, ont provoqué d'incessantes mutations et multiplié le nombre des propriétaires indigents: ils ont donc sinon rompu, du moins dénoué les liens traditionnels d'un patronage que rien ne remplace. Puis l'uniformité bureaucratique, en supprimant les subventions. a contribué à surcharger encore de travail la population, obligée désormais de demander directement à la terre ce que le commerce lui donnait jadis. Enfin, poussé ainsi à acquérir.[54]au prix d'efforts intensifs, les champs qui le nourrissent, le paludier ne trouve dans cette propriété parcellaire aucun élément de stabilité pour sa famille ; et il ne peut défendre contre la ruine des partages périodiques ce patrimoine chèrement conquis, qu'à la condition de limiter la fécondité de sa race13. Quand viennent les mauvaises années le marais est abandonné par une populauion condammée à l'émigration malgré son attachement à la terre natale. ou réduite à la misère, avec le célibat et la stérilité, malgré sa laborieuse énergie.

Un léger mouvement de reprise s accuse : il faunt se hater de le rendre durable en réalisant les réformes réclamées dans les enquêtes agricoles. our les voies de communication, chemins de fer et routes salicoles, approfondissement des étiers, le nécessaire est fait. Le chemin de fer. notamment, a été très favorable aux marais de Bat et du Croisic qui avaient à lutter même contre les sels, plus blancs et moins déliquescents, des marais de Bourgneuf, de la V'endée et des Charentes. Aujourd'hui la facilitéde l'expédition par tous les temps et le bas prix des transports donnent un grand avantage aux sels de Batz pour l'approvisionnement du centre de la France. En outre cet envoi direct par voie de fer permet au paludier de jouir intégralement de la remise de 5 aecordée comme déchet de mer ; c'est un bénéfiee (de 0f50 pour 10) dont malheureusement on néglige trop souvent de profiter. Quant à l'impôt, il est équitable tout au moins d'accorder une remise de droit aux sel de l'Ouest qui, toujours humides, payent aetuellement la taxe pour les 15 d'eau qu'ils contiennent. Il en est tout autrement des sels de l'Est ou du Midi qui acquittent les droits à l'état sec et se vendent seulement lorsqu'ils sont saturés d'humidité, c'est-à-dire avec une augmentation de poids qui est un bénéfice net pour le vendeur. Il faudrait aussi rétablir cette subvention de la troque, insigniiante pour l'́tat et avantageuse aux[55]paludiers. Enfin, il faut que l'industrie salicole s'applique à réaliser. à l'exemple de l'étranger, d'indispensables progrès techniques qui remettront ses produits en faveur : déjà il a été fait beacoup pour le lavage et le ratfinage dans les belles usines de MM. Maillard, au Croisic. et Benoit. au Pouliguen.

Mais de toutes les réformes. la plus nécessaire est la création de syndicats qui, en groupant les intérêts des producteurs en face du commerce, remédient aux inconvénients qui résultent du morcellement des salines et de la multipliecation des vendeurs. Avec la faeilité des communications, bon nombre de paludiers sont devenus marchands de sel, et la concurrence qu'ils se font sur place est pour beaucoup dans l'avilissement des pri. Sans doute la constitution de ces syndicats, désirée depuis si longtemps et toujours diférée, présente des lifficultés. mais elles ne sauraient être insurmontahles. Il faut réunir dans une vaste association tous les marais de l'Ouest, de la Charente au Morbihan, car, ant qu'ils se feront la guerre entre eux, aucun relévement n'est possible. Les précédents d'ailleurs sont décisifs : les salines de l'Et sont syndiquées. celles du Midi égralement, et celles d'lgérie s'organisent maintenant à leur exemple. Il est grand temps que les marais de l'Ouest s'unissent aussi pour former un groupe puissant avec lequel les autres devront compter. Alors la libre concurrence, au lieu d'amener l'écrasement de vendeurs faibles et isolés au profit d'un monopole grandissant, délimitera seulement entre de vastes associations les zones nalurellement réservées à l'action de chacune 1'elles. De bons juges estiment que dans ce cas le prix du sel se releverait dans l'Ouest à 50f le muid (17f la tonne . A ce taux, les paludiers gardant leurs meurs simples et leurs habitudes laborieuses, pourraient., sans réaliser de gros bénétices., gagner convenablement leur vie, car bien des frais accessoires, pour le conduit du sel ou l'entretien du marais, seraient abaissés pour chacun par l'entente commune.

Il est d'autant plus urgent dans l'uest d'associer ainsi les intérêts de tous les producteurs quiil serait aujourd'hui absolument chimérique de compter encore sur des prix de 100 a 150f le muid (33 à .)f la tonne). pour compenser de loin en loin les mauvaises années. Ces cours élevés étaient possibles tant que les sels de l'Et ou du Midi étaient arrêtés par le coùt du transport ou repoussés par les préjugés du consommateur. Mais maintenanl ils peuvent venir à peu de frais : il sont conus. et une forte hausse dams l'bue les ferail repraitre

[56] Sur tous les marchés. En outre les progrès incessants des procédé industriels. aussi bien que la facilité croissante des communications et l'abaissement continu du fret, tournent toujours au détriment de l'industrie salicole de l'Ouest. Au moins faut-il, aux conditions difficiles que lui font la nature et le climat, ne point ajouter gratuitement les vices d'une désorganisation qui la mettrait bientôt à la merei de ses puissants adversaires. u'elle s'organise au contraire à leur exemple pour rendre la lutte moins inégrale. C'est par cette voie qu'il faut chercher à ramener l'aisance et à garantir l'avenir, mais sans oublier que les causesmorales (§ 13) demeurent toujours les plus importantes parmi celles qui concourent à assurer le bien-être et le bonheur des populations.

Notes

1. Les marais salants de Guérande, du Croisic et de Mesquer, ainsi que la GrandeBrière, appartiennent aux dépôts modernes de tourbes et d'alluvions. On distingue en outre, au nord du massif granitique de Guérande, deux ilots d'argiles, de sables et de graviers quaternaires ou pliocènes.

2. On voit cependant aussi des liquidations désastreuses : une succession, par exemple. 'est ouverte récemment ; elle comprend une maison et 4 ares de terre. Les dix-sept héritiers consentent à liciter lamaison, mais le notaire est jusqu'ici impuissnnt à les empécher de réclamer chacun leur part de 4 ares.

3. La famille ne jouit pas actuellement de cette terre qu'elle vient d'acquérir et sur laquelle elle doit encore 3.500f. La terre était en effet afermée. mais la famille touche le prix du fermage et conserve elle-même en location une terre de même superficie pour laquelle elle paye la même redevance.

4. La menthe poivrée (mentha piperita, Linné), originaire du nord de l'Europe, cultivée maintenant en Egypte, en Asie et en Amérique, a une odeur forte. une saveur poivrée et comnme camphrée. O l'emploie en médecine comme stimulant. apéritif. et antispasmodique ; mais avant l'introduction des épices exotiques, elle jouait dans la cuisine un rôle important qu'elle n'a pas complètement perdu en Angleterre.

5. Sous Louis XIII, le froment pur était une denrée de luxe en Bretagne. Il ne valait pas moins de 15 livres S sous le setier (à peu pres un hectolitre et demi), et ne pouvait entrer dans la consommation de l'ouvrier dont la journée était alors de 7 sous. On voit que le prix du lroment a monté beaucoup moins que les salaies, même en Bretagne. (E. Frain, Journal de uillaue Lageclier.)

6. E. Desjardins. Geographie de la Gaule romaine. . Ie. p. 278 et suiv. : — René erviler, les ienètes, (esr et Brirates portus, 1882; — de ersabiee, Etudes rcéologeques, orbilon, ctc., 1868 ; — A. Longnon, eogrupie de la Gaule au iriême siècle, p. 173., etc.

7. Voir, pour plus de détails sur les sujets traités dans les § 19 à 21 : l'nquête gricole de 1868; nquéte sur ˉles sels, t.e (Ministère de l'Agriculture, du Commerce et des Travaux publics) : le el par M. E. Lefevre (flachette. 1882). Nous somes redevable d'un grand nombre de renseignements à M. Maillard, conseiller ;général du Croisi, et à M. Delafoy, négociant a Nantes ; nous les prions d'agréer ici lexpression de nos vifs remerciments.

8. Ceux qui ont visité Esnandes connaissent la culture des moules sur les clayonnags, et le glissement des cons sur la vase : ils savent qu'aprés l'hiver. il fau niveler à nouveau les vasiéres. dont les vagues ont accidenté les fonds et dont la sécheresse a durci les reliefs. Ce travail gigantesque est accompli en Saintonge par un petit crusSlacé, sorte de crevete longe des 12 millimètres avec ses antennes. Les coropies longicornes arrivent de la haute mer par myriades, elles font la chasse au vers. néréides et arénicoles, cachés dans la vase ; e, pour les trouver, ces petits terrasiers labourent en tous sens le sol vaseux.

9. F. Le Play, Les Ouvriers europeens, t. VI. ch. IV : Bordier-vigneron de l'Aunis. Voir, dans cette intéressante monographie. le § 21 : Précis sur l'exploitation des marais salants de l'Aunis. Les détails du travail des marais et l'étude des différents types de sauniers montrent, là aussi. la nécessité de l'entente pour les mesures de conservation et d'entretien. la variation extrème des prix et du rendement. l'importance considérable des subventions trè diverses qui contribuent à garantir le bien être de la population. etc.

10. Necker, De ˉl'admiistration des fiances ; 1784.

11. R. Stourm. Les finances de l'ancien reigime et de la Révolution ; origines du système financier actuel ; in-8°, 1885 : t. 1e. p. 317.

12. Dans la belle enquète qu'il poursuit parmi les populations agricoles de la lrance et dont quelques chapitres relatis à la Bretagne ont été lus à l'Académie. M. Baudrillart a montré comment ces antiques rapports sociaux, partout ou ils se sont conservés., ont maintenu les populations heureuses, malgré leur pauvreté frugale.

13. Cette même intluence de l'accession à la propriété, quand celle-ci est toujours me- nacée par les partages successoraux, se produit un peu partout. M. de Garidel. président de la Société d'agriculture de l'Allier, constatait récemment des faits analogues dans un lumineux rapport sur le métayage au point de vue social. En Bourbonnais, grâce à la résidence des propriétaires et aux bienfaits du métayage, les progrès agricoles ont été décisifs. Les métayers pour lesquels de nombreux enfants étaient une main-d'œuvre précieuse se sont vite enrichis ; mais ceux qui ont pu alors acheter un petit domaine ont aussitôt abandonné la tradition des mariages féconds. [Bulletin de la Société d'économie sociale, t. IX. p. 208.) On .sait depuis longtemps, et M. Baudrillart l'a con- firmé, qu'en Normandie, c'est parmi les paysans les plus aisés que les ménages ont le moins d'enfants. Aussi maintenant faut-il un demi-million de Belges, d'Allemands et d'Italiens pour faire la moisson en France.