N° 20.
BRODEUSES DES VOSGES
(VOSGES — FRANCE)
(Tâcherons dans le système des engagements momentanés)
D'APRÈS LES
RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN SEPTEMBRE 1859
PAR
M. AUGUSTIN COCHIN
Sommaire
- Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
- Notes
- (A) Sur l'origine et l'état actuel de la broderie, spécialement dans le département des Vosges.
- (B) Sur l'organisation de l'industrie de la broderie.
- (C) Sur les avantages et les inconvénients de l'industrie de la broderie.
- (D) Sur les améliorations a introduire dans l'industrie de la broderie..
- (E) Sur la petite propriété et les biens communaux du canton de plombières.
- (F) Une institution assurant aux dentellières des Cévennes, le patronage qui manque aux brodeuses des Vosges.
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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille.
§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.
[25] Les ouvrières habitent le hameau de P***, divisé en grand et petit P*** faisant partie de la commune de R**, canton de Plombières, arrondissement de Remirecourt (Vosges), et, pour quelques maisons seulement, de la commune d'*** (Haute-Saône). Ce hameau est situé à 6 kilomètres environ au nord-ouest de Plombières, à 4 kilomètres de la route qui conduit de cette ville à Épinal.
La commune de R** se compose de 325 feux, ou 1,225 habitants. Elle est pauvre ; le total des contributions est de 4,441f31, savoir : contribution foncière, 2,808f63; contribution personnelle et mobilière, 1,030f85 ; contribution des portes et fenêtres, 578f93, divisés entre 458 personnes. La part des impositions qui a pour objet l'instruction primaire n'est que de 82f29. Aucune propriété de quelque étendue ; le morcellement est tel, que la cote la plus élevée est de 312f00 et les plus minimes de 0f18 (E).
[26] La commune est située sur un plateau élevé dont la structure est granitique. Le sol est maigre et n'est cultivé à peu près qu'en seigle et en sarrasin. Cependant, quelques prairies, arrosées au moyen d'un étang, tapissent les vallonnements, et dans les jardins on cultive des légumes et un peu de chanvre. Des bois (chêne et bouleau) occupent une partie du territoire, dont une partie est inculte, couverte de genêts et de bruyère.
Les industries de la commune sont, outre la culture des champs et le travail des bois, qui emploient peu de bras : 1o l'exploitation des carrières, d'où l'on tire un moellon rougeâtre pour les constructions, la lave, pierre plate pour couvrir les maisons, et aussi des pierres pour les fours des orges ; 2o le travail des forges, soit dans l'usine d'Allengry, soit dans les usines de la vallée de la Semouse, éloignée de 4 kilomètres, soit dans la fabrique de fer battu de Plombières ; 3o le service des baigneurs pendant la saison des eau ; 4o enfin, pour les femmes, la broderie (A).
Le centre de la commune se compose d'une église assez ancienne, entourée de quelques maisons assez bien bâties, avec de petites portes et de larges toits, comme dans les pays où la neige tombe abondamment; le reste des maisons est disséminé, et le hameau du petit P***, notamment, consiste en quelques pauvres maisons séparées les unes des autres, dans un site triste, où la vue, arrêtée d'un côté par des bois et des friches arides, se porte de l'autre sur un plus riant horizon terminé par les montagnes de la Haute-Saône.
Il n'y a dans cette commune ni riche habitation, ni grande propriété ; tous les habitants sont propriétaires, et, à deux ou trois exceptions près, propriétaires pauvres ; il n'y a que deux mendiants, presque idiots, qui font une fois par semaine le tour des habitations et vivent d'aumônes.
§ 2. — État civil de la famille.
La famille comprend huit personnes, savoir :
1. Urbain T**, chef de la famille, né à P**, marié depuis 29 ans............ 58 ans
2. Marie B**, a femme, née à P**............ 53 [ans]
3. Jules T**, leur fils aîné, né a P**............ 23 [ans]
4. Élise T**, leur seconde fille, née à P**............ 21 [ans]
5. Joséphine T**, leur troisième fille, née P**............ 17 [ans]
6. Polonie T**, leur quatrième fille, née à P**............ 14 [ans]
7. Firmin T**, leur plus jeune garçon, né à P**............ 10 [ans]
8. T**, sœur du chef de famille............ 47 [ans]
Les époux ont une fille âgée de 28 ans, qui est mariée à un [27] ouvrier du voisinage. Depuis, ils ont eu deux autres enfants qui sont morts. Ils ont de plus recueilli une sœur du chef de famille, qui est tout à fait infirme.
§ 3. — Religion et habitudes morales.
Toute la famille appartient à la religion catholique, et en pratique régulièrement les devoirs. Elle a une place à l'église ; elle s 'y rend tous les dimanches, et les hommes et les femmes ont leurs Pâques. De nombreuses croix de granit au coin des routes et des croix blanches au-dessus de la porte d'entrée des maisons attestent que la foi est vivante dans ces montagnes.
Cependant, elle n'est pas en progrès. On cite des communes où les mœurs et la piété sont encore florissants, d'autres où l'immoralité fait de désolants ravages. On est surpris, en entrant dans quelques maisons isolées, de les voir habitées seulement par des femmes avec des enfants, qui sont des enfants naturels. Le voisinage de Plombières, avec ses nombreux étrangers et les troupes qui y viennent à certaines époques en garnison, peut être l'une des causes de cette démoralisation. Mais le clergé très-respectable du diocèse de Saint-Dié et les gens intelligents l'attribuent aussi au défaut d'instruction des femmes (C), et à la vie de fabrique pour les hommes.
Il y a peu d'écoles de filles, peu d'établissements de sœurs dans ces montagnes (F), et les communes sont énormes ; quelques-unes, comme celles du val d'Ajol ou de Fougerolles, contiennent 7 a 8,000 habitants sur un territoire de 20 à 25 kilomètres de tour (E) ; en hiver, la neige, en été, le travail, empêchent d'envoyer les enfants à de si longues distances. En outre, les filles sont mises à broder dès dix ans.
Jusqu'ici, pourtant, l'habitude du billard ou des danses du soir ne paraît pas s'être introduite dans la commune de R**.
Dans la famille T***, le père et le fils savent un peu lire et écrire, la mère et les filles ne le savent pas ; le petit garçon va pendant quelques mois à l'école. Le père est ivrogne, peu laborieux, mal portant. La mère est fort bornée, mais très-laborieuse, et porte sur le visage l'empreinte morne et comme écrasée que laissent la souffrance, le travail et le poids monotone d'une vie aride et sans relâche. Les enfants sont plus intelligents et ne connaissent pas d'ailleurs la misère qu'ont eu à traverser les parents pour les élever.
§ 4. — Hygiène et service de santé.
[28] Le pays est très-sain, l'air très-vif et bienfaisant. Tous les membres de la famille, sauf la tante, qui est infirme, et le père, qui tousse fréquemment, sont bien constitués. Il n'y a pas de médecin à R**. mais les secours les plus intelligents et les plus charitables sont assurés aux malades à Plombières, soit à l'hôpital dirigé par les sœurs de Saint-Charles de Nancy, soit par les médecins très-distingués et le pharmacien de la ville.
§ 5. — Rang de la famille.
La famille est propriétaire, mais elle doit plus de la moitié du prix de cette propriété, consistant en une maison avec étable, un jardin et un champ, le tout d'une contenance d'un jour (21 ares 10 centiares). Les épargnes de l'année courante ont permis de compléter le prix d'achat d'une vache et d'un porc. Le père travaille à la journée comme carrier, le fils à la journée comme tréfileur, la mère fait le ménage et cultive le jardin, les trois filles brodent. Si personnes travaillant dans cette famille, elle pourrait être heureuse, et, alliée au plus riche habitant de la commune, elle se serait élevée, si le père et la mère avaient été l'un plus laborieux, l'autre plus intelligente. Défendue contre la misère par le travail énergique des enfants, elle en demeure bien voisine, et c'est à peine si elle sera devenue propriétaire du toit qui la couvre lorsque le partage les en chassera, ou lorsque, les enfants étant mariés, le père et la mère retomberont, pour leurs derniers jours, dans la détresse.
II. Moyens d'existence de la famille
§ 6. — Propriétés.
(Mobilier et vêtements non compris.)
Immeubles (Sauf déduction d'une dette de 400f00)............ 800f00
1o Habitation. — Maison avec étable contenant 1 vache et 1 porc, 700f00.
2o Immeubles ruraux. — Jardins (5 ares), 30f00; — champ (16 ares), 70f00. — Total, 100f00.
[29] Argent............ " (sic)
Animaux domestiques entretenus toute l'année : 1 vache, valeur moyenne, 125f00............ 125f00
Animaux domestiques entretenus seulement une partie de l'année : 1 porc d'une valeur moyenne de 50f00, entretenu pendant 6 mois ; valeur moyenne calculée pour l'année entière............ 25f00
Matériel spécial des travaux et industries............ 29f35
1o Pour l'industrie de la broderie. — 3 métiers, 9f00; — 3 boules en verre pour augmenter la lumière, 0f90; 3 dés, 0f45. — Total, 10f35.
2o Pour la culture du jardin et du champ. — 1 bêche, 2f00; — 1 pioche, 2f50. — Total, 4f50.
3o Pour l'exploitation de la vache. — 1 terrine, 1f00; — 1 baratte, 2f00. — Total, 3f00.
4o Pour la récolte du bois et des herbes. — 1 scie, 2f50 ; — 1 serpe, 1f00; — 1 hache, 3f00; — 1 faux, 4f00; 1 râteau, 1 fr. — Total, 11f50.
Valeur totale des propriétés............ 979f35
§ 7. — Subventions.
Les seules subventions auxquelles ait droit la famille sont l'herbe recueillie dans le bois communal pour la vache, le bois mort ramassé, et sa part dans l'affouage de la commune (E).
§ 8. — Travaux et industries.
Travaux de l'ouvrier. — Le chef de famille est carrier, ou, comme on dit dans le pays, corroyeur dans une carrière située dans la même commune, et appartenant à un de ses parents. Le travail est abondant à cause de la construction, entreprise à Plombières, d'une église et d'un vaste établissement thermal.
Il s'occupe aussi un peu du jardin et du champ.
Travaux de la femme. — Quand les enfants étaient petits, la femme joignait, aux soins du ménage, des journées dans les fermes voisines. Depuis que les enfants travaillent, que la famille est devenue propriétaire, la mère, d'ailleurs affaiblie par l'âge, ses couches nombreuses et le travail, s'occupe exclusivement du ménage, de la culture du jardin et du champ, et du soin des animaux ; elle est [30] aidée un peu par la tante dans tous ces travaux. C'est elle aussi qui file le chanvre que l'on récolte dans le jardin.
Travaux des enfants. — Le fils, qui avait commencé par travailler avec son père, est maintenant occupé comme tréfileur dans une usine de la commune d'Aillevillers.
Les deux filles aînées brodent la mousseline au métier pour une maison de fabrique de broderies des Vosges. Elles ont de l'ouvrage toute l'année parce qu'elles sont bonnes ouvrières et parentes de l'entrepreneuse, factrice ou contre-maîtresse, qui répartit l'ouvrage autour de la commune de R** (B). Leur travail consiste spécialement à broder les points de feston et d'armes sur des cols, des mouchoirs et des manchettes, dont les échelles et les jours sont faits à la fabrique par des ouvrières plus habiles.
La plus jeune fille brode sur des ouvrages communs et faciles le point dit plumetis.
Le petit garçon va au bois et à l'herbe; il porte le repas au père et au frère aîné pendant les mois d'été où l'école est interrompue. Le trait caractéristique de cette famille, c'est qu'elle est à peu près entièrement soutenue par le travail des enfants, surtout des jeunes filles.
III. Mode d'existence de la famille
§ 9. — Aliments et repas.
Quatre repas partagent la journée, le premier à 7 heures du matin, le second à midi, le troisième à 4 heures, le dernier, seul pris en commun, à 8 heures.
Du pain, du fromage, des légumes, surtout des pommes de terre, des choux et des haricots, de la salade, de la soupe à l'eau ou au lai, du lard, voilà les seuls aliments de la famille. Jamais de viande, si ce n'est quelquefois le jour de la fête du hameau qui a lieu le dimanche qui suit la décollation de saint Jean-baptiste (29 août) ; mais on mange du lard tous les jours ; jamais de volailles, jamais de sucre, de café, de poisson, de vin, jamais de vin. Le père seul en consomme plus que sa part au cabaret (§ 11). La seule boisson, avec le lait, est l'eau tirée d'un puits qui est souvent tari, ou prise dans les prairies qui sont irriguées très-abondamment.
§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.
[31] La maison est carrée, assez basse, bâtie de moellons et couverte d'un vaste toit de laves épaisses qui s'étend sur les trois pièces qui servent d'habitation et l'étable des animaux. Le puits est en avant de la porte, le jardin à droite, le champ derrière ; le site est triste, plat, mal abrité. Deux ou trois autres maisons et une petite ferme, séparées les unes des autres, sans alignement, sans sentier commun, composent le hameau. C'est une disposition commune dans cette partie des Vosges (§ 1ᵉʳ) ; peu d'agglomérations, mais tout ce qui compose une propriété réunie sous un même toit vaste et lourd qui offre à la neige et au vent une résistance énorme. En général, on entre dans ces fermes par la porte voûtée de la grange ; d'un côté, deux ou trois chambres pour l'habitation, de l'autre les bestiaux, la laiterie, etc.
La maison de la famille T*** se compose d'une cuisine sans four avec un dressoir qui porte peu de pièces de vaisselle, et un gradin en bois, sur lequel sont rangés les seaux, chaudrons et baquets. À gauche, une pièce assez petite contenant trois lits, un pour la sœur aînée, un pour les deux dernières surs, un pour les frères, lits grossiers en bois à peine taillé, et contenant seulement une paillasse entourée d'une toile, et un couvre-pied épais rempli de plumes ; pas de couvertures. Les métiers sont près de deux petites fenêtres qui éclairent la pièce. Au fond de la cuisine, la chambre des parents, meublée d'un lit garni comme les autres, mais avec des rideaux en cotonnade, une grande armoire, une table et trois chaises en bois.
Dans la cuisine, un escalier à claire-voie, ou plutôt une échelle, mène au grenier, très-vaste, où sont les provisions, le bois, les paniers et, dans un coin, un matelas sur lequel couche la tante infirme.
Les pièces sont basses, non carrelées, blanchies à la chaux. Tout est propre et bien tenu, l'armoire très-luisante, la cuisine bien rangée.
Meubles : vieux, mais bien entretenus............. 109f00
1o Lits. — Lit du père et de la mère comprenant : 1 bois de lit, 4f00; — 1 paillasse, 3f00; — 1 édredon, 5f00; — rideaux en cotonnade, 2f00 ; — trois lits pour les enfants, comprenant chacun : 1 bois de lit, 3f00; — 1 paillasse, 3f00 ; — 1 édredon, 5f00; — soit, pour les 3 lits, 36f00 ; — lit de la tante : 1 bois de lit, 3f00; — 1 paillasse, 2f00; — 1 édredon, 3f00. — Total pour les 5 lits, 58f00.
2o Mobilier de la chambre des parents. — 1 armoire, 15f00 ; — 4 chaises, 8f00; — 1 table, 3f00 ; — 3 cadres avec des gravures coloriées insignifiantes, de la fabrique d'Épinal, 1f00; — 1 miroir, 2f00. — Total, 27f00.
[32] 3o Mobilier de la chambre des enfants. — 4 chaises, 8f00.
4o Mobilier de la cuisine. — 2 dressoirs dont un assez beau, 20f00; — l'autre en planches, 4f00. — Total, 24f00.
Ustensiles : réduits au strict nécessaire............ 44f00
1o Pour le service de l'alimentation. — 2 chaudrons et 2 marmites en fer, 12f00; — 4 vases en fer-blanc de la fabrique du pays, 4f00; — 2 vases en grosse terre cuite, 2f00; — 1 soupière et 12 assiettes en terre vernissée, 2f00; — 3 pots à eau, 6 tasses, 6 verres, 12 cuillers et 12 fourchettes, 2 cuillers à pot, 6f00. — Total, 26f00.
2o Pour usages divers. — 3 seaux, 2 haquets, 4 paniers, environ 14f00; — 1 lampe en cuivre laissant tremper une mèche dans l'huile, 4f00. — Total, 18f00.
Linge de ménage : en toile solide............ 60f00
12 serviettes, 12 draps de lit, 6 torchons. — Total, 60f00.
Vêtements............ 285f80
Vêtements de l'ouvrier (84f25).
1o Vêtements du dimanche. — 1 paletot, 20f00 ; — 1 pantalon, 15f00; — 1 gilet, 5f00. — Total, 40f00.
2o Vêtements de travail. — 1 blouse, 3f00; — 1 gilet, 2f50; — 12 chemises, 24f00; — 1 paire de souliers, 5f50; — 1 paire de sabots, 5f50; — 6 paires de bas, 4f50; — 6 mouchoirs, 3f00; — 1 casquette, 1f25. — Total, 44f25.
Vêtements du fils aîné (84f25) : même détail que pour ceux du chef de la famille.
Vêtements de la femme (54f85).
1o Vêtements du dimanche. — 1 robe d'indienne, 6f00; — 2 bonnets à rubans, 8f00; — 1 paire de souliers, 4f50. — Total, 18f50.
2o Vêtements de travail. — 1 robe d'indienne, 3f00; — 12 chemises, 24f00; — 2 bonnets, 2f50; — 6 paires de bas, 3f60 ; — 1 paire de sabots, 0f50; — 3 serre-tête, 1f50; — 3 tabliers, 2f25. — Total, 36f35.
Vêtements des deux filles aînées (109f70) : mêmes détails que pour ceux de la mère.
Vêtements de la troisième fille (25f00), confectionnés, pour la plus grande partie avec ceux des sœurs aînées.
Vêtements du petit garçon (12f00) : confectionnés, pour la plus grande partie, avec ceux du père et du frère ; il va nu-pieds ou en sabots.
Vêtements de la tante : on lui prête ceux de la mère et des filles.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 498f80
§ 11. — Récréations.
Le père et le fils fument, et ils consomment, par semaine, une pipe et un paquet de tabac.
Le père va au cabaret très-habituellement. Le fils n'y va guère [33] que le dimanche. Les filles vont à R** le dimanche, quelquefois à Plombières, surtout quand l'Empereur y fixe sa résidence. Elles reportent l'ouvrage, reçoivent le payement et font les achats et les commissions. La mère et la tante ne quittent guère la maison que pour la messe. La fête du hameau, celle des communes voisines, quelques visites à la sœur mariée ou aux parents, sont les seules distractions de l'année.
IV. Histoire de la famille
§ 12. — Phases principales de l'existence.
Le père est né à R***, où son père était charbonnier, la mère à P***. L'homme a toujours été carrier. La mère, sans aucune instruction et mariée de bonne heure, a été vite absorbée par les soins de sa nombreuse famille. Pendant les quinze premières années du mariage, leur misère a été affreuse ; l'homme gagnait peu et travaillait mal. Depuis que les enfants grandissent, les parents se relèvent. Le fils a été exempt de la conscription par le tirage au sort. Les trois filles reçoivent un salaire et sont laborieuses. On a acheté une maison, on la paye peu à peu ; à la dette s'est ajoutée une autre dette envers le boulanger, pendant la cherté du pain, mais elle est éteinte ; le travail ne manque pas, on s'est donné une vache, un porc, on a pu marier une fille, on sort peu à peu de la misère. S'élèvera-t-on un peu plus haut Cela n'est pas probable ; l'âge avance, les enfants s'établiront; la vieillesse ne sera soutenue par aucune épargne. Puissent les deux jeunes enfants être aussi laborieux et dévoués que leurs aînés !
§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
L'usage de quelques droits communaux (E), l'industrie de la broderie qui assure un salaire aux femmes sans quitter leur foyer (C), le voisinage d'une ville enrichie par la présence régulière de nombreux étrangers, l'ascendant de la religion qui maintient des goûts honnêtes et une conscience satisfaite au sein d'une vie monotone et rude, voilà les influences bienfaisantes et spéciales dont la Providence a entouré cette famille, d'ailleurs placée, par la stérilité du sol qu'elle habite et la médiocrité de ses chefs, à un rang social bien voisin du dernier.
§ 14. — Budget des recettes de l'année.
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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.
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Comptes annexés aux budgets.
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Notes
Faits importants d'organisation sociale; particularités remarquables; appréciations générales; conclusions.
(A) Sur l'origine et l'état actuel de la broderie, spécialement dans le département des Vosges.
[45] Le rapporteur du jury chargé de l'examen des tissus divers à l'exposition de 1839, M. Blanqui, évaluait à près de 20 millions le produit des broderies en France1. L'excellent rapport fait au nom du 19 jury de l'Exposition universelle de Londres en 1851, par M. Félix Aubry2 entre dans des détails plus complets. Il estime que la fabrication des différentes broderies (broderies de fantaisie et broderies blanches) produit un mouvement commercial de 35 à 45 millions, et qu'elle occupe 150,000 à 170,000 ouvrières en France. Il porte à 550,000 le nombre de ces ouvrières pour toute l'Europe3. Le même rapporteur, au jury de la 23e classe de l'Exposition universelle de Paris, en 18554, croit que ce chiffre était alors de 6 à 700,000. Il assure qu'il y avait à peine 10 à 12,000 brodeuses en l'Europe au commencement de ce siècle.
Toutefois, cette industrie est extrêmement ancienne. Les Juifs, les Troyens, les Grecs, les Romains, les Assyriens, et surtout les Chinois et les Indiens, la connaissaient. On brodait alors non-seulement avec de la soie et de la laine, mais avec des fils d'or ou d'argent, des plumes, des écorces filées, des pierres précieuses, etc. On doit surtout à l'Église la conservation et la perfection des broderies employées aux vêtements sacerdotaux ; il en a été conservé de magnifiques. Venise, Milan et Gênes, la Saxe, la Belgique, l'Angleterre et la France, Paris et Lyon surtout, sont célèbres pour leurs broderies.
En France, les statuts des brodeurs, découpeurs, égratigneurs. chasubliers, figurent au nombre de ceux qui furent revisés en 16485 ; [46] un article permettait aux brodeurs du roi de faire enlever chez les maîtres, par des hoquetons, les ouvrières qui leur convenaient. La communauté comprenait alors 200 maîtres. En 1778, la broderie occupait à Lyon 20,000 personnes, et elle se développait à Saint-Quentin et à Nancy.
De 1790 à 1802, cette industrie de luxe disparaît presque complètement. Elle renaît à partir de 1804, et à Nancy, où il n'y avait plus un seul fabricant en 1801, il y en avait, vers 1810, 30 à 32, occupant près de 5,000 ouvrières et un certain nombre de prisonniers de guerre. Depuis 1830, le développement a été énorme. Paris seul occupait, en 1847, 6,000 ouvrières fabriquant pour 10 millions. On eut le tort, en Lorraine, d'abandonner le métier pour broder à la main, broderie plus rapide, mais plus grossière. La Suisse prit le monopole des broderies fines (D). Une femme de mérite, Mme Chancerel, établit en 1836, à Lallaumont, puis à Chamberg, dans l'arrondissement de Mirecourt (Vosges), un atelier de broderies fines à la main. C'est à elle surtout qu'on doit la reprise de cette belle industrie dans le département des Vosges qui occupe maintenant plus de 30,000 brodeuses, et qui a mérité d'être ainsi désignée dans le rapport du jury de 1855 :
« Au département des Vosges, véritable foyer de fabrication, dans lequel l'industrie de la broderie a organisé les premiers ateliers spéciaux et sérieux, et qui possède dans presque toutes ses communes les ouvrières les plus nombreuses et les plus habiles6, le jury a voté collectivement, dans l'impossibilité de connaître les véritables producteurs, une grande médaille d'honneur. »
(B) Sur l'organisation de l'industrie de la broderie.
À la broderie coopèrent : 1o le fabricant du tissu; 2o le dessinateur ; 3o le fabricant de fil de coton ; 4o le fabricant de broderie ; 5° la contre-maîtresse ; 6o l'ouvrière brodeuse.
Tarare et Saint-Quentin sont les deux principaux centres de fabrication de la mousseline à la fois fine et forte qui sert de tissu à la broderie. C'est à Tarare que se fournit le fabricant qui occupe les brodeuses, objet de cette étude.
Les dessinateurs sont à Paris. Ils conservent la propriété de leurs [47] dessins et en vendent l'usage aux fabricants. Ces dessins, tracés sur carton, sont reproduits sur le tissu au moyen d'une machine à piquer. La contrefaçon en est punie. Mais quelques-uns des plus communs sont tombés dans le domaine public. L'enquête de 1848 signalait à Paris 935 dessinateurs, employant 258 ouvriers et vendant pour 588,346f00 de dessins à broder.
Le coton qui sert à la confection des points de la broderie est acheté soit par les ouvrières, soit par le fabricant. Celui-ci se fournit à Paris (Michelet, 153, rue de Sèvres). Aux termes de la loi du 7 mars 1850, l'échevette doit se composer de cinq écheveaux ayant chacun 70 tours de dévidoir à 1m43 le tour, soit 500 mètres. Il n'est pas sans exemple que l'on obtienne du filateur-retordeur de donner à l'écheveau 80, 90 et 100 tours. Des plaintes ont été souvent adressées à l'autorité sur cette infraction à la loi, précisément faite pour protéger l'ouvrier contre des stipulations faites sans lui entre le fournisseur et le fabricant (D).
Les jours de la broderie sont en fil acheté à Lille. Les aiguilles dont se servent les ouvrières n'exigent aucune perfection particulière.
C'est le fabricant de broderie qui coupe le tissu et lui donne la forme de col, manchette, robe, mantelet, chemise, mouchoir, etc. Plus ou moins d'habileté dans cette coupe est une cause importante d'économie ou de perte. Il y a de grands et de petits fabricants. Les petits donnent directement à l'ouvrière les pièces à broder. Les grands se servent d'intermédiaires, dites entrepreneuses, factrices ou contre-maîtresse (F).
Ces contre-maîtresses distribuent l'ouvrage à un certain nombre d'ouvrières, marchandent, selon l'importance du patron ou dessin, le prix de la main-d'œuvre, reçoivent l'ouvrage fait, le payent, tiennent un compte pour chaque ouvrière et pour chaque tissu qui est marqué d'un numéro, puis règlent avec le fabricant, moyennant une retenue de 10 p. %. Elles sont responsables de la perte du tissu. La factrice de R** emploie environ 150 ouvrières et, sans broder elle-même, elle peut gagner, pour sa peine de tenir les comptes et de surveiller l'exécution du travail, environ 1,000f00 par an. Elle tient en outre une auberge, et son mari est un excellent ouvrier carrier qui gagne beaucoup à tailler et à poser des carreau de fours dans les forges.
La fabrique de B** emploie près de 3,000 ouvrières disséminées dans les arrondissements d'Épinal et de Mirecourt. Elle a un dépôt ou déballage à Plombières, un à Milan, un à Nice, seulement pendant quelques mois ; à Paris, une maison de gros et une maison de détail ; à B**, un atelier pour la terminaison des broderies. Ses affaires s'élèvent à environ 500,000f00, moitié en gros, moitié en détail.
[48] Aucune ouvrière ne fait une pièce entière. On distingue plusieurs espèces de points : le point dit plumetis, le point de feston, le point d'armes, le point de satin, le point de plume, enfin le jour et le point d'Alençon. La plupart des ouvrières ne savent broder que les premiers points ; les autres sont faits par des ouvrières plus habiles ; enfin, les derniers sont exécutés à la fabrique, sous les yeux des patrons, par des ouvrières d'élite, dont quelques-unes sont capables de broder de véritables chefs-d'œuvre.
(C) Sur les avantages et les inconvénients de l'industrie de la broderie.
Assurément, c'est un grand bienfait pour une contrée que la diffusion d'une industrie qui donne un travail aux femmes, les occupe sans sortir de chez elles et augmente d'un salaire important, qui entre pour 70 à 80 p. % dans le prix total du produit, le revenu d'un ménage laborieux (§ 8).
Quand on parcourt une région très-semblable aux Vosges, le Morvan-Nivernais par exemple, on sent combien une industrie comme la broderie serait utile pour chasser la misère à laquelle l'insuffisance du salaire des chefs de famille condamne les ménages disséminés dans de pauvres hameaux.
De même, on aimerait à voir cette industrie facile et élégante occuper chez elles les femmes et les filles des ouvriers occupés, dans les grands foyers de l'industrie métallurgique, à des travaux dont tous les détails ne peuvent être exécutés que par des hommes.
Il n'est pas exact d'ailleurs que la broderie soit en général très fatigante pour la vue, excepté lorsqu'on abuse du travail à la lumière7. C'est un travail qu'on prend et qu'on laisse, et qui rentre parfaitement dans l'ordre des travaux naturels aux femmes, comme la couture, le tricot, la tapisserie, etc.
On estime à 25 ou 30,000 le nombre des ouvrières brodeuses de la Meurthe et des Vosges. Une industrie qui fait entrer de 6 à 10 millions de salaires annuels par la main des femmes dans les ménages pauvres est assurément une grande cause de bien-être, en même temps qu'elle est, par l'élégance, la variété et la perfection [49] de ses produits, un des ornements et une des preuves de la supériorité du goût français.
Cependant la condition des lemmes occupées à la broderie présente plus d'un inconvénient, soit au point de vue social, soit au point de vue de leur intérêt particulier.
On pourrait craindre que ce métier ne poussât les lemmes à porter elles-mêmes des broderies et à aimer le luxe. Cette crainte est exagérée. Les broderies coûtent cher, et d'ailleurs aucune ouvrière ne fait une broderie complète (B). Il est plus vrai de dire que ce métier pousse les maris à la paresse et au cabaret (§ 3), parce qu'ils comptent sur le salaire de la femme, et qu'il rend difficiles certains travaux des champs, comme le sarclage, le fanage, les soins de la basse-cour, parce que les femmes sont occupées à broder.
Le plus fâcheux, c'est que la broderie attire, par l'appât d'un salaire presque immédiat, des enfants de dix à douze ans, et que les filles sont ainsi éloignées de l'école (§ 3), tenues dans l'ignorance, et incapables de raccommoder ou de faire elles-mêmes leurs vêtements ; elles ne savent, en général, ni lire, ni coudre (F). Dans l'enquête de 1851, on a signalé ce singulier fait : Dans un village d'un des départements de l'Est, les filles vont se faire coiffer le matin chez un perruquier, ne sachant pas se coiffer elles-mêmes.
Enfin, les ouvrières ordinaires, et c'est le très-grand nombre, sont à la merci des fabricants (D). Elles se font les unes aux autres une concurrence indéfinie ; ce que l'une refuse, l'autre l'accepte, et chaque jour de nouvelles ouvrières se 1orment et se présentent. Le fabricant les tient en outre par la division du travail ; elles ne peuvent placer elles-mêmes une broderie, puisqu'elles ne la font pas en entier. Il les tient encore par les difficultés de la réception ; il peut refuser un travail sous prétexte qu'il est mal lait, rabattre le prix ou le laisser pour compte à l'ouvrière, en réclamant le prix du tissu. S'il y a difficulté, on va devant un juge de paix qui ne se connaît pas en broderie, et juge souvent pour le fabricant, qui se défend le mieux. Enfin, le fabricant peut victimer encore les ouvrières par le choix de contre-maîtresses peu scrupuleuses qui réduisent abusivement le prix ou bien réduisent du travail (F).
Si le fabricant est important, il ne voit pas par lui-même, et l'ouvrière subit la petite tyrannie de l'intermédiaire ; s'il est petit, il est souvent lui-même chicaneur et oppressif.
D'un autre côté, l'ouvrière malhonnête peut aussi se venge par bien des fraudes, communiquer les dessins, perdre ou soustraire le tissu, et surtout accepter à la ois de l'ouvrage de plusieurs mains, de manière à retarder la livraison des commandes ; or, le temps, c'est la mode ; une ois passée, l'ouvrage est perdu.
[50] Sans doute tous ces tristes faits ne se présentent pas tous les jours. Grâce à Dieu, l'honnêteté et les vertus chrétiennes n'ont pas fui ces montagnes, et je pourrais citer des exemples touchants de la loyauté et de la charité de certains maîtres, particulièrement dans des moments de crise. Mais il n'y a, contre ces dangers, aucune garantie, et les ouvrières ne sont pas maîtresses surtout d'échapper aux conséquences de la concurrence qu'elles se font pour les salaires, ni de celle que les fabricants se font pour les prix de vente, soit à l'intérieur, soit à l'extérieur.
Ceux-ci sont protégés contre les broderies de l'étranger, notamment contre celles des cantons suisses d'Appenzell et de Saint-Gall, par une prohibition absolue8. Mais, d'une part, la contrebande, facile parce que le tissu est facile à dissimuler, active parce qu'il a une valeur élevée, introduit une telle quantité de broderies, au dire des fabricants, qu'on se demande si un droit ad valorem ne serait pas plus efficace que cette interdiction absolue. D'autre part, les fabricants français, portant leurs produits sur ceux des marchés étrangers où ils ne sont pas prohibés, notamment en Italie, y rencontrent les produits de la Suisse, et sont obligés de niveler leurs prix avec les prix de ces produits, et par suite de régler la main d'œuvre en conséquence. Aussi cette main-d'œuvre, sur laquelle tant d'influences contraires pèsent à la fois, ne monte pas, ne s'élève pas avec le prix de toutes choses ; très-supérieure pourtant au salaire des ouvrières suisses9, elle s'exagère quelquefois dans des moments de mode et de grande presse, pour retomber ensuite très bas, ou s'interrompre absolument dans de fréquentes crises de chômage.
Heureusement le goût des broderies ne diminue pas ; on en étend même l'usage aux chemises d'hommes, aux layettes, aux jupons et même aux draps. Il ne paraît pas possible d'ailleurs de recourir, pour des dessins si variés, composés de points si différents, a des machines, et de ce côté l'industrie est à l'abri. Mais il y a lieu de se demander si l'on ne pourrait pas imaginer des moyens d'assurer un peu plus efficacement l'industrie contre les dangers que nous avons signalés. C'est l'objet de la note suivante :
(D) Sur les améliorations a introduire dans l'industrie de la broderie..
[51] Sur des plaintes nombreuses, une enquête fut ordonnée, en 1851, par le ministre du commerce. Les membres qui composèrent la commission d'enquête, présidée par M. Gillon, député de la Meuse, se transportèrent dans les principaux centres de fabrication et étendirent jusqu'à la Suisse leur exploration ;
Ils reconnurent :
1o Que, malgré la prohibition, la broderie suisse faisait à la broderie française une concurrence croissante ;
2o Que la supériorité des broderies fines commençait à passer de France en Suisse ;
3o Que ce succès était dû : aux qualités des ouvrières suisses, en général plus assidues, plus régulières, particulièrement dans les Rhodes intérieures d'Appenzell ; au bas prix des salaires, des impôts et des subsistances, le salaire était de 1 franc, ou 0f45 avec la nourriture, à Saint-Gall ; de 0f60 à 0f90 dans Appenzell ; — à l'organisation de la famille, travaillant en commun (F), et presque toujours propriétaire de son champ et de sa maison ; — aux mœurs, moins corrompues par le luxe ; — à la facilité d'introduire, des pays voisins, des tissus et de les réexporter après les avoir montés ; — à l'habitude d'avoir à l'avance des assortiments considérables qui offraient aux commandes un grand choix et une prompte livraison.
La commission recueillit des plaintes nombreuses en France sur les fraudes et les abus commis par les intermédiaires, sur les rigueurs des visites de la douane et des saisies exercées par elle à domicile, etc.
Elle conclut, dans un rapport du 29 mars 1853, en demandant trois choses :
1o La substitution d'un droit protecteur à la prohibition absolue ;
2o La faculté d'importer des tissus et de les réexporter brodés, par application de l'art. 5 de la loi du 5 juillet 1836 ;
3o La soumission des intermédiaires à la patente.
Depuis, sur des plaintes nouvelles, le comité consultatif des arts et manufactures, après avoir pris les avis assez divisés des préfets des départements intéressés, a deux fois émis le vœu (14 mars 1857) que le livret fût imposé à la broderie, en l'étendant, comme le permet l'art. 7 de la loi du 7 mars 1850 sur le bobinage10.
[52] Jusqu'ici ces demandes sont restées sans résultat, et on peut le comprendre :
1o On aura hésité à toucher au tarif des douanes sur un point qui concerne l'industrie des tissus ; mais on y reviendra nécessairement puisque la prohibition et les perquisitions qu'elle entraîne vexent les fabricants sans les défendre.
2o Il serait bien difficile, en pratique, de constater les tissus importés et réexportés. Une estampille serait facilement effacée ou coupée.
3o La patente ajouterait une charge de plus à une industrie qui se plaint déjà d'en supporter beaucoup.
4o Le livret est très-désiré et semble très-désirable : pour l'ouvrière, qui n'a aucune preuve écrite pour établir le salaire convenu, pour le maître, qui n'a aucun moyen de s'assurer si l'ouvrière ne travaille pas pour plusieurs fabricants à la fois. Mais, en pratique, c'est bien compliqué. On a proposé d'y indiquer avec un numéro d'ordre le dessin, l'étoffe, le prix fixé, le délai convenu, la retenue en cas de non-exécution, la somme à payer, les détails particuliers. Mais comment obtenir tant d'écritures, et que signifient-elles entre des ouvrières quelquefois mineures, souvent ignorantes, et rendant l'ouvrage au jour le jour, et des maîtres pressés, occupant beaucoup de monde, ou des intermédiaires peu instruits ou peu délicats?
Cependant l'idée ne me paraît pas devoir être abandonnée, mais seulement simplifiée.
J'aimerais à voir établir, entre les ouvrières brodeuses d'un canton ou d'une ville, une de ces sociétés de secours mutuels de femmes, qui réussissent si bien dans l'Isère. Les membres honoraires seraient les patrons, les autorités, le clergé, les habitants riches, et ainsi les pauvres ouvrières ne seraient pas sans appui et sans défense. Les juges de paix, dans les différends, ne seraient pas obligés de consulter seulement les patrons et trouveraient dans les sociétés d'utiles renseignements. Le livret de ces sociétés serait, non pas un titre technique et légal, ais le meilleur des certificats de probité.
La Caisse d'épargne est également indispensable à côté d'une industrie qui met dans la main des ouvrières tantôt beaucoup d'argent à la fois, tantôt pas assez.
Il importe de ne pas oublier que la supériorité de la main, ordinairement assurée à la France, commence à lui être disputé par la Suisse. Ne serait-ce pas le cas de fonder dans quelques villages des écoles de broderie tine (F), ou des prix spéciaux ? Il serait possible d'importer cette industrie dans quelques départements pauvres et [53] moraux ; la pauvreté profiterait de l'industrie et l'industrie profiterait de la moralité. Car tout baisse quand le maître trompe l'ouvrier, l'ouvrier le maître, et l'intermédiaire tous les deux. Bien faire au point de vue de la conscience et bien faire au point de vue du travail, se touchent ici, comme partout, de très-près.
Faire mieux paraît le seul moyen d'obtenir l'élévation des salaires et de recouvrer la supériorité de l'industrie. Des écoles sont donc bien nécessaires, et si elles étaient à la fois instructives et professionnelles (F), l'enfant ne quitterait pas si tôt le livre pour le métier (3). Le patronage par la société de secours mutuels ne le parait pas moins. Ici encore, une organisation plus stable de la famille par la conservation des petites propriétés serait la base assurée du progrès. lors la liberté des échanges pourrait venir sans danger. Jusque-là l'édifice est fragile, et s'il tombe, il écrase plus de 30.000 pauvres femmes, occupées par une industrie facile, peu fatigante et s'exerçant en famille et au village, c'est-à-dire dans des conditions heureuses, morales, naturelles.
(E) Sur la petite propriété et les biens communaux du canton de plombières.
On a vu (§ 1ᵉʳ) que la propriété est extrêmement divisé dans la commune de R**, puisque les cotes foncières n'excèdent pas 312f00 et tombent à 0f18. l en est à peu près de même dans tout le canton. La superficie des communes est en général énorme (sauf celle de Plombières, accroupie sur ses sources) ; celle d Val d'Ajol renferme près de 8,000 habitants disséminés sur plusieurs lieues. Les agglomérations sont peu considérables : de petites fermes, des maisons isolées sont dispersées au milieu des champs ou des prés, en général auprès de la petite propriété de ceux qui les habitent. Les bois communaux ou des landes stériles occupent le reste de la superficie.
Il convient de noter que la petite propriété ne paraît pas avoir, dans ce canton, les inconvénients signalés dans d'autres monographies. l'eut-être l'agriculture reçoit-elle moins de perfectionnements, et, toutefois, elle est susceptible d'en recevoir bien peu dans ces régions montagneuses ; les champs sont bien fumés, les prés très bien irrigués. Peut-être la grande propriété introduirait-elle de meilleures races de bestiaux ; les bœufs, les vaches, les chevaux, les [54] ânes, les moutons sont petits et chétifs. Encore faudrait-il savoir si ce climat et ces aigres herbages conviendraient à des races plus perfectionnées. Mais il est certain qu'on ne voit pas là régner cette misère qui désole certains pays de grandes propriétés, où l'habitant on-seulement ne possède rien, mais n'a pas même l'espoir de rien posséder, et ou l'on voit de pauvres hameaux enveloppés comme une escadre au milieu des glaces par ces grandes terres de 2 à 3,000 hectares dont aucun fragment ne viendra jamais récompenser le travail et l'épargne de celui qui voudrait acquérir. Le partage des parcelles, après la mort, est l'occasion des embarras signalés ailleurs. Mais, pendant la vie, l'habitant élève sa famille, la nourrit mieux, est plus retenu au sol et à la maison, grâce à sa petite propriété.
Il est vrai que le voisinage d'usines, de carrières, d'une ville fréquentée par les étrangers, l'usage de bois communaux, enfin l'industrie de la broderie offrent aux habitants ces industries et ces subventions complémentaires dont le mélange avec l'agriculture constitue le meilleur état social. La terre n'est là, en quelque sorte, que le jardin partagé entre les ouvriers de l'industrie.
Les bois communaux, à mesure que la population s'accroît et que les ais d'administration s'élèvent, deviennent, au moins pour certaines communes, une ressource vraiment illusoire.
Voici l'état du dernier affouage pour la commune de R**, qui possède 237 hectares 52 ares 84 centiares de bois communaux.

La recette de 3,250f00, divisée en 325 feux, se réduit donc à [55] 10f00 par feu, diminués de 6f20 représentant 2,011f56 de frais, ou à 3f80 par feu (7). Les frais absorbent à peu près les deux tiers du rendement. Quelquefois ce revenu se réduit à 2f00, quand la vente est moins bonne. Quelquefois on renonce à sa part contre 2 ou 3f00 en argent que paye l'acquéreur de la coupe pour chaque feu. On peut dire que si les particuliers administraient aussi chèrement leurs bois, ils les regarderaient comme une triste propriété. L'aménagement étant de 25 à 30 ans, le revenu annuel de l'hectare atteint à peine 5f00.
Il faut ajouter, pour tout compter, le droit très-utile de ramasser de l'herbe et du bois mort (7). Ce droit est demandé par le maire pour sa commune, à l'inspecteur de l'arrondissement. L'autorisation pour telle époque étant accordée, le maire sous-répartit la jouissance de chacun ; mais, en échange, l'habitant doit un certain nombre de journées pour le repiquage du bois, les fossés, etc.
Si l'on vendait ces bois, sans doute le placement du prix produirait à la commune un revenu plus élevé ; mais on sait que ce capital serait exposé à être plus aisément dépensé, et qu'ainsi au bout de peu de temps, les habitants n'auraient plus ni revenus, ni bois.
Ne pourrait-on pas, du moins, dégrever de tant de frais et de tant d'impôts ces propriétés précieuses, dot solide des communes et fonds commun des pauvres
(F) Une institution assurant aux dentellières des Cévennes, le patronage qui manque aux brodeuses des Vosges.
Par M .Michel (L.).
L'industrie de la dentelle, dans le département de la Haute-Loire, présente de nombreux rapports avec celle de la broderie dans les Vosges. Comme celle-ci, elle est exercée par les femmes et les jeunes filles, dans l'intérieur même du logis domestique.
Elle n'exige que des instruments de travail d'une valeur très modique, et que des avances de capital très-restreintes.
Elle est disséminée dans les hameau et les habitations isolées d'une contrée montagneuse et pauvre.
Enfin, elle est soumise à des conditions semblables, soit pour le régime de fixation des prix de main-d'œuvre, soit pour le mode de vente des produits, soit pour les rapports des ouvrières avec les entrepreneurs et les marchands.
[56] Et pourtant, dans ces conditions presque identiques, cette industrie ne présente point les inconvénients si regrettables qui sont signalés dans celle de la broderie des Vosges.
Les mœurs se maintiennent généralement pures dans les familles, la conduite des ouvrières est sage et réservée. On n'a point à leur reprocher ces goûts de luxe, de toilette, de réunions de plaisirs qui entraînent les brodeuses des Vosges dans l'inconduite.
En outre, cette industrie reste prospère depuis longtemps dans ces contrées, malgré les révolutions périodiques qui bouleversent le monde politique et industriel. On la trouve établie dans le Velay dès la fin du xive siècle. De 1620 à 1630, le Père Régis, canonisé depuis, la propagea dans les montagnes des Cévennes et de la Haute-Loire à mesure qu'il en parcourait les localités dans ses missions. Il se montra le protecteur spécial des ouvrières en dentelles, et contribua puissamment à faire modifier les arrêts du parlement de Toulouse qui, en interdisant, sous des peines sévères, l'usage de la dentelle dans les vêtements des femmes, menaçaient de mort cette industrie encouragée par le missionnaire.
Ruinée en 1793, la fabrication de la dentelle se rétablit en 1800 et figura avec distinction au expositions de 1801 et de 1806. Contrariée en 1816 par les droits excessifs dont les traités imposés à cette époque a la France frappaient les dentelles françaises à l'étranger, tandis que l'introduction des dentelles étrangères restait à peu près libre, elle eut encore à souffrir beaucoup de la concurrence des tulles brodés, inventés quelques années plus tard. Malgré ces obstacles et ces vicissitudes, elle s'affermit et s'étendit surtout à partir de 1830. es expositions de 1839 et de 1844 constatent ses progrès et ses succès.
Si la révolution de 1848 sembla anéantir un moment cette industrie, elle prit bientôt un rapide et nouvel essor par le changement de direction qu'elle sut donner à ses travaux. Aux dentelles de il à bon marché qui ne trouvaient plus d'acheteurs, elle substitua les dentelles soit de laine, soit de fils variés, les guipures fleuries de laine et de soie et tous les genres de dentelles riches et à grands dessins. Grâce à cette transformation rapide et habile, elle prit un développement et jouit d'une prospérité jusque-là inconnue. Le prix de la main-d'œuvre s'éleva en proportion de la délicatesse du travail. L journée d'une ouvrière, qui ne dépassait pas en moyenne 0f40 0ᶥ 50 avant 1848, monta en 1852 jusqu'à 3 e 4f00 et se maintient aujourd'hui entre 1f00 e 1f50.
Les produits de cette industrie ainsi transformée figurèrent avec honneur à l'exposition universelle de 1855. Ce mouvement remarquable fut du en partie aux efforts d'un fabricant éclairé du Puy, [57] M. Théodore Falcon, auquel le musée de la ville du Puy est redevable d'une galerie précieuse consacrée exclusivement aux ouvrages de dentelles. Cette galerie de la dentelle ne pouvait être mieux placée que dans une ville devenue le centre le plus important de cette branche d'industrie, non-seulement en France, mais encore à l'étranger. On aura une idée de cette importance quand on saura que, sur une population de 300,000 habitants, on compte, dans le département de la Haute-Loire, plus de 60,000 ouvrières en dentelles, outre celles des départements environnants dont les produits viennent se centraliser au Puy.
Cette population, du reste, paraît se trouver dans les mêmes conditions que celle des Vosges sous le rapport des habitations et du genre de vie. Elle est très-disséminée. La plupart des communes sont formées d'au moins 50 à S0 agglomérations ; il y en a qui en comptent jusqu'à 130, éloignées du chef-lieu de 7, 8, 9 et jusqu'à 12 kilomères11.
On le voit, la configuration du pays est à peu près semblable. Cette similitude se retrouve dans le genre de vie des habitants, dans l'industrie qui les occupe, dans les rapports que cette industrie lait naître. D'où provient donc la différence que présentent ces deux industries? Pourquoi la prospérité de l'une a-t-elle résisté aux épreuves par lesquelles elle a passé, et va-t-elle se développant chaque jour? Quelle cause préserve les ouvrières en dentelles de la Haute-Loire de la démoralisation et de l'inconduite qui font tant de victimes parmi celles de la broderie des Vosges?
La principale de ces causes réside, je crois, dans une institution que je vais faire connaître et dont le bienfait semblerait pouvoir s'étendre, sans trop de difficulté, à l'industrie de la broderie des Vosges. Pour justifier cette opinion ou plutôt cette espérance, j'ai besoin de remonter à l'origine même de cette institution et de la suivre dans ses développements successifs.
En 1665, une jeune fille du Puy se voua, par les conseils et sous la direction de l'abbé Tronson, directeur du séminaire et son confesseur, à l'instruction des malades, des domestiques et des jeunes filles pauvres de sa ville natale. Elle les visitait chez elles ou dans les hôpitaux, ou bien réunissait à heures fixes, dans des assemblées, celles qui pouvaient s'y rendre. D'autres demoiselles pieuses s'adjoignirent à elle pour cette bonne œuvre. Elles formèrent ainsi, mais d'abord sans prononcer de vu, une congrégation religieuse, sous le nom de Demoiselles de l'instruction. Cette congrégation s'occupa surtout des ouvrières en dentelles, fort nombreuses dans la ville du Puy.
[58] Voici, en effet, comment s'exerçait alors cette industrie. Les ouvrières de la campagne avaient l'habitude à cette époque de venir passer l'hiver au Puy, pour se livrer exclusivement à la fabrication et pouvoir plus facilement écouler leurs produits. Elles se réunissaient et travaillaient en commun dans de vastes maisons de la haute ville qui leur étaient cédées à loyer à très-bon marché.
Mlle Martel s'introduisit dans leurs chambrées et leur persuada de suivre une règle qui, sans leur occasionner aucune perte de temps, leur fournirait les moyens de s'instruire, de sanctifier leur travail et même de l'alléger, en y mêlant une certaine diversion. « Elle leur apprenait, dit l'abbé Tronson, dans la Vie de MlleMartel, à lire, à chanter des chansons dévotes, leur enseignait la doctrine et les prières de l'Église, et surtout leur faisait quelques bonnes lectures, proportionnées à leur capacité, et qu'elle leur expliquait. » Chaque réunion était présidée en son absence par une ouvrière qu'elle désignait, et avait une école annexée pour les petites filles du quartier.
Mlle Martel ne s'occupait pas seulement de l'instruction des ouvrières, sa sollicitude active s'étendait à leur bien-être matériel et à leurs intérêts industriels. Pour ménager leur temps, elle se chargeait encore de faire leurs provisions, de veiller à la préparation de leurs aliments et de vendre elle-même leurs dentelles.
Il paraît que dès cette époque, c'était là le point le plus délicat et le plus difficile de la tâche de ces malheureuses ouvrières, et qu'elles avaient déjà beaucoup à souffrir de l'exploitation des intermédiaires qui spéculaient sur leurs produits. Aussi Mlle Martel, qui s'entendait pourtant très-bien à ces négociations, « car, fait remarquer son historien, elle vendait toujours mieux et plus promptement que les autres, » ne les entreprenait-elle qu'avec une certaine anxiété. Chaque fois qu'elle allait au marché des dentelles, ajoute son historien, elle ne manquait jamais de se recommander au Père Régis, mort récemment en odeur de sainteté, et qui, de son vivant, pratiquait lui-même cette bonne œuvre.
Cependant la congrégation naissante prit de rapides développements. Le nombre des Demoiselles devint bientôt assez grand pour que plusieurs d'entre elles pussent se rendre dans les villages environnants, et y établir des assemblées pour y faire l'instruction.
Comme ces excursions les fatiguaient beaucoup, elles eurent la pensée de prendre pour auxiliaires d'humbles institutrices qui, après avoir été formées par elles, allaient s'établir, sous la surveillance des curés, dans les villages et les hameaux dépourvus d'école. Le peuple désigna ces auxiliaires sous le nom de Béates, qu'elles conservent encore aujourd'hui.
[59] Les Béates ne font pas partie de la congrégation des Demoiselles ; elles forment une société à part sous l'obéissance et la direction de la supérieure des Demoiselles. Elles restent toujours libres de la quitter, bien qu'il soit fort rare qu'elles fassent usage de cette liberté.
Les Demoiselles ainsi que les Béates ont leur maison mère au Puy. Le noviciat des Béates dure deux ans, pendant lesquels elles s'entretiennent à leurs frais, et le plus souvent avec le produit de leur travail, ce qui nuit à leurs études. Souvent la maison leur vient en aide par des avances qu'elles remboursent ensuite petit à petit, à force de privations, d'activité et d'économie.
Après le noviciat, les Béates sont exclusivement placées dans les villages ou les hameaux, le plus souvent seules, quelquefois deux ensemble. L'esprit de la congrégation et les liens avec les Demoiselles sont entretenus par l'obligation imposée aux Béates d'aller faire, chaque mois, une retraite d'un jour, et tous les ans une retraite de huit jours dans l'une des maisons des demoiselles les plus voisines de leur demeure.
Les conditions pour obtenir une Béate, sont :
1o De lui fournir une habitation de deux pièces au moins, et qui ne soit sujette à aucun passage ou à aucune autre servitude12;
2o De fournir cette habitation d'un mobilier des plus modestes, dans lequel figurent une pendule pour régler les heures de travail, une cloche pour donner le signal de l'arrivée et du départ, une paire de draps et deux chandeliers dorés, munis de cierges, pour dresser l'autel funèbre dans la chambre des morts ;
3o De lui assurer pour son entretien huit cartons de blé (environ deux hectolitres), sa provision de bois pour elle et pour l'assemblée. ans quelques localités, à cette minime rétribution, les habitants ajoutent une redevance d'une livre de beurre ou de quelques œufs par famille ;
4o D'astreindre chaque élève fréquentant l'école de lecture et en état de payer, à un écolage de 50 centimes par mois. Comme il y a beaucoup d'élèves gratuites, et que la pauvre sœur se montre fort indulgente sur ce payement, cet écolage ne s'élève pas annuellement en moyenne, pour la plupart d'entre elles, à une somme de trente francs. C'est avec ce modeste salaire et le produit de leur propre travail13, qu'il faut qu'elles pourvoient à leur nourriture et à [60] leur entretien pendant toute l'année, a leurs frais de déplacement pour leurs retraites mensuelles et annuelles, et enfin au payement de la dette que plusieurs ont contractée pour les dépenses de leur noviciat.
Il est facile de concevoir d'après cela quelle est la sobriété de leur régime et quelles privations elles s'imposent ; privations qui ne sont jamais interrompues, car il leur est défendu d'accepter aucun repas, soit chez le curé, soit chez les habitants.
Voilà ce qu'elles coûtent aux communes ; voici maintenant les services qu'elles leur rendent :
À sept heures en été, à huit heures en hiver, les jeunes filles averties par la cloche se rendent à la maison de la Béate, que l'on continue d'appeler l'assemblée comme dans les premiers temps de la fondation. Les plus âgées portent chacune leur carreau pour la dentelle, et s'occupent exclusivement du travail. Les plus jeunes portent avec leur carreau un livre, et alternent le travail de la dentelle avec la lecture. Elles lisent leurs leçons par bandes (méthode simultanée), soit dans les livres, soit dans les manuscrits que l'on continue d'appeler les papiers.
Pendant le travail des mains, le chant des cantiques, la lecture, la récitation du chapelet sont alternés et interrompus par des intervalles de silence.
À dix heures, une des ouvrières sonne la cloche pour avertir les mères de famille qu'il est l'heure de préparer le repas de midi ; à onze heures et demie un second coup les avertit de porter le dîner aux champs où travaillent les hommes.
À midi, les jeunes filles rentrent chez elles pour dîner et se reposer.
À une heure, elles reviennent à l'assemblée, et les exercices, les leçons et les travaux recommencent jusqu'à la tombée de la nuit. Alors les jeunes filles se retirent.
Après une heure ou deux de repos, la Béate sonne de nouveau la cloche. C'est le tour des mères de famille et des ouvrières. Elles se rendent à l'assemblée où elles se groupent par cinq autour d'un guéridon sur lequel est placée une lampe dont la faible lumière est augmentée au moyen de boules de verre blanc remplies d'eau. Pendant le travail on récite le chapelet, on chante des cantiques, on entend une lecture laite par la Béate, ou bien l'on garde le silence. À onze heures, la prière du soir laite en commun termine la journée.
[61] On n'admet dans ces réunions, ni les nourrices, ni les femmes enceintes, ni les filles qui ont donné quelque scandale. En être exclu pour ce motif est une grande honte ; aussi, remarque M. Dunglas parfaitement placé pour être bien instruit, les exemples en sont-ils fort rares.
Les dimanches et les jours de fête, la Béate réunit les jeunes filles, les conduit à la paroisse et les ramène au village. Elle les reprend de nouveau après le repas, leur fait rendre compte de l'instruction reçue à l'église, leur donne quelques avis et les accompagne à la promenade jusqu'au soir. Quand le temps est trop mauvais et que la neige intercepte les communications, les habitants se réunissent dans la maison d'assemblée, et passent les heures des offices à pier ou à faire quelques exercices religieux sous la direction de la Béate.
On le voit, la maison de la Béate n'est pas seulement une école, c'est encore un ouvroir, c'est même une succursale de la paroisse.
Elle devient enfin maison de charité ; c'est la Béate qui visite les pauvres et les malades, qui veille à ce que ces derniers soient convenablement soignes, qui les dispose à recevoir les derniers sacrements, les assiste dans leur agonie et leur ferme les yeux. Avant l'arrivée du prêtres, elle approprie la maison, dresse l'autel sur lequel doit reposer le saint viatique, dispose et allume les cierges dont j'ai parlé, et couvre les murs des draps blancs tenus par elle en réserve pour cette cérémonie. Seulement, il lui est interdit de veiller le malade, afin de ménager ses forces pour sa tâche quotidienne ; mais c'est elle qui désigne à tour de rôle, pour passer la nuit, deux jeunes filles quand le malade est une femme, et deux lemmes mariées quand c'est un homme.
Si l'on ne connaissait pas les miracles de la charité chrétienne et des dévouements qu'elle inspire, on douterait qu'en présence d'une pareille existence, ayant pour unique perspective dans cette vie la mort dans un hospice de charité, il dut se rencontrer beaucoup de filles disposées à entrer dans cette voie douloureuse et à persévérer jusqu'à la fin. C'est ce qui arrive pourtant. Non-seulement les Béates Supportent avec patience cette condition, mais elles l'aiment, elles s'y attachent et refusent de la quitter.
Voici comment s'exprime à ce sujet M. Dunglas, ancien recteur de l'Académie de la Haute-Loire : « Malgré cet état de gêne, il est plusieurs de ces saintes filles, même parmi celles qui sont brevetées, et il y en a un assez grand nombre, qui ont refusé des positions bien meilleures qu'on leur offrait avec l'agrément de la supérieure générale, positions qui leur assuraient un revenu de 400, 500f et même 600f avec des droits à une retraite. D'autres ont d'abord [62] accepté, mais, au moment de la séparation, le cœur leur a failli. Comment voulez-vous, me disait l'une d'elles, que j'aie le courage de quitter mes enfants, je suis au milieu d'elles depuis trente ans ! »
Cette corporation si utile et si modeste s'accroît et se développe à proportion des bienfaits qu'elle répand et des désirs que manifestent les populations de profiter de ses services.
En 1853, le nombre des Béates dépendant des Demoiselles de l'instruction s'élevait déjà à plus de 1,100, dont 756 étaient établies dans la Haute-Loire. Les autres étaient répandues dans le Cantal, le Puy-de-Dôme, la Loire, le Rhône, Saône-et-Loire et dans d'autres départements plus éloignés, la Charente-Inférieure entre autres. Leur nombre s'est encore accru depuis.
Mais la congrégation des Demoiselles de l'Instruction n'est pas la seule qui se soit adjoint des Béates. D'autres ordres religieux de femmes, tels que ceux du Tiers Ordre de Saint-Dominique, de la Présentation de la Croix, du Mont-Carmel, ont eu recours à ce moyen dont le temps et l'expérience ont démontré l'utilité ; elles se sont attachées à former des auxiliaires du même genre, en ayant soin de leur conserver le nom que le langage et la reconnaissance du peuple avaient sanctionné. Il existe donc en dehors des Demoiselles de l'instruction un nombre assez considérable de Béates observant la même règle et rendant les mêmes services.
Ces services sont de plus d'un genre. Nous ne voulons nous attacher ici qu'à ceux qui ont pour objet l'industrie de la dentelle, et dont la continuité, en préservant les ouvrières des inconvénients signalés dans l'industrie de la broderie des Vosges, a puissamment contribué aux améliorations qui ont fondé et qui entretiennent la prospérité de l'industrie dentellière dans la Haute-Loire.
Ainsi que nous l'avons vu, la Béate n'est pas seulement l'institutrice des jeunes filles, elle est encore leur maîtresse d'apprentissage, mais une maîtresse d'apprentissage qui ne les abandonne point une ois l'apprentissage terminé. L'écolière devenue ouvrière continue à fréquenter la maison de la Béate. Elle y vient non-seulement travailler, mais encore se perfectionner, se tenir au courant des changements que les besoins de la mode introduisent fréquemment dans cette industrie toute féminine. Elle trouve dans la Béate un auxiliaire précieux pour tous les rapports qu'elle doit nécessairement avoir avec les entrepreneurs et les marchands. Grâce à cet intermédiaire également agréé, et de l'ouvrière, parce qu'elle défend ses intérêts et protège sa moralité, et du fabricant, parce qu'elle surveille la bonne exécution des travaux et lui assure l'exactitude et la loyauté de l'ouvrière, la plupart des difficultés, des [63] contestations, des pertes de temps, qui causent tant d'embarras et de dommages dans le commerce des broderies, sont évitées dans celui de la dentelle.
Ce n'est pas tout : les Béates dirigent au Puy une école spéciale d'apprentissage de la dentelle, dont la fondation et l'organisation peuvent aussi fournir des documents utiles pour l'amélioration de l'industrie de la broderie. C'est dans cette vue que nous croyons devoir consigner ici quelques détails sur cet établissement.
En 1854, les Dames de la Miséricorde ont fondé, avec l'approbation et le concours du préfet, M. de Chevremont, une école de dentelles pour les enfants pauvres de la ville du Puy.
Cent jeunes filles y sont recueillies gratuitement pour y apprendre la dentelle et recevoir une éducation morale et religieuse. Cette école est conduite par trois Béates, habiles ouvrières, sous la direction d'une Dame de la Miséricorde, et sous la surveillance et l'inspection des deux présidents des prud'hommes fabricants de dentelles.
En 1856, deux ans seulement après la fondation de l'école, le produit du travail des enfants s'élevait à une somme de près de 10,000f répartie entre les enfants et au moyen de laquelle ils venaient en aide à leurs familles.
En outre, ils avaient obtenu deux médailles à l'Exposition universelle.
Ces résultats, si satisfaisants pour la prospérité de l'industrie locale et pour le soulagement des familles pauvres, ne coûtent à la ville qu'une subvention annuelle de 900f, à laquelle s'ajoutent quelques dons volontaires. Il est à regretter que la modicité de ces ressources arrête le développement de cette école d'apprentissage et laisse incertain son avenir.
J'emprunte ces documents à un rapport fait par M. Falcon lui-même à la fin de 1856, et qui rend hommage dans les termes suivants à l'utilité de cette fondation :
Par d'heureuses combinaisons, les Dames de la Miséricorde obtiennent un résultat complètement nouveau et satisfaisant : leurs élèves apprennent non-seulement la bonne fabrication de la dentelle, mais elles reçoivent en même temps, dans cette précieuse maison, l'éducation morale et religieuse qu'on ne donne ordinairement qu'aux enfants de la classe ouvrière aisée. Ces Dames ont créé, en un mot, une véritable maison d'instruction qui, plus que les autres, donne un profit pécuniaire aux personnes qui la fréquentent. Ce profit est collectivement d'environ deux cents francs par semaine, 9 à 10,000f par an, répartis entre les [64] familles des enfants proportionnellement au travail de ceux-ci14. »
M. Falcon était tellement convaincu de l'influence de semblables écoles sur la prospérité de l'industrie des dentelles, qu'il s'efforça d'en favoriser l'établissement dans d'autres localités qui jouissent aujourd'hui de ce bienfait.
Il était convaincu que l'intervention de la Béate, mise à la tête de ces ouvrières, deviendrait, avec l'obligation des livrets, le moyen le plus efficace de prévenir les difficultés trop fréquentes qui s'élèvent entre les ouvrières et les patrons dans la réception des produits et le règlement des prix de main-d'oeuvre.
Le temps a réalisé ces espérances. Le chef d'une des maisons les plus considérables et les plus honorables de la fabrique de dentelles du Puy, M. Robert Faure, nous assurait tout récemment que ce qui facilite le plus les relations entre les fabricants et les ouvrières, et ce qui permet aux premiers de faire exécuter en peu de temps les commandes les plus considérables, c'est l'intervention soit des Béates, soit des supérieures de couvents, aujourd'hui très multipliés dans toutes ces localités. C'est à elles que les fabricants s'adressent directement. Elles prennent connaissance du travail, fixent les prix de main-d'œuvre en conséquence, et surveillent ensuite l'exécution.
C'est encore en partie à cette intervention précieuse que M. Robert Faure attribue la facilité avec laquelle l'industrie de la dentelle a pu se transformer si complètement et si rapidement, et atteindre, dans sa nouvelle direction, le haut degré de prospérité ou elle est parvenue.
Il est en effet très-remarquable qu'une industrie aussi considérable et aussi disséminée ait pu, en moins de trois ans, abandonner ses anciens procédés, créer des produits entièrement différents, et rivaliser dès le début avec les fabriques les plus estimées de la France et de la Belgique. Ce fait seul suffit pour révéler les conditions excellentes de son organisation, et les qualités non moins excellentes des ouvrières. Ce qui les distingue, d'après M. Falcon et M. Robert laure, ce n'est pas seulement leur moralité, leur bonne conduite, leur ardeur et leur persévérance dans le travail, c'est encore une dextérité de doigts merveilleuse, une rapidité d'exécution sans pareille, et par là même, une aptitude remarquable à satisfaire aux exigences changeantes de la mode, en exécutant rapidement tous les genres de dentelles les plus divers et les plus compliqués.
Or, leur éducation est complètement l'œuvre des Assemblées et des Béates. La Béate les instruit et les élève, en forme des ouvrières.
[65] La Béate veille sur leur conduite et leurs mœurs.
La Béate prend en mains leurs intérêts, et leur évite toutes relations dangereuses ou pénibles avec les fabricants.
N'est-ce pas là précisément les trois grands inconvénients signalés dans l'organisation de l'industrie de la broderie des Vosges, et qui la menacent de décadence.
Ignorance et inconduite des ouvrières.
Abus exercés par les fabricants, et contestations continuelles sur les prix de main-d'œuvre et les conditions d'exécution.
L'établissement des Béates dans les Vosges ou de quelque autre ordre ayant la même règle paraîtrait donc devoir fournir le meilleur remède aux maux dont la monographie nous a tracé un tableau si triste.
De ce côté, l'introduction des Béates dans les Vosges ne semblerait pas devoir présenter de grandes difficultés.
L'établissement des Demoiselles de l'instruction et des Béates n'est pas circonscrit dans les limites de la Haute-Loire. Elles vont partout où on réclame leurs services, et partout elles portent avec elles leurs bienfaits.
La différence qui peut exister entre l'industrie de la dentelle et celle de la broderie ne saurait être un obstacle. Les Béates apprendront à broder comme elles apprennent à faire de la dentelle, et quand elles auront appris le nouvel état, elles l'apprendront à leurs élèves.
D'ailleurs, le changement ne sera pas nouveau et imprévu pour elles, et ne rencontrera aucun obstacle dans leurs règles. n précédent m'en donne la certitude.
Dans le département de la Loire, l'industrie des rubans remplace celle de la dentelle. Les Béates qui se sont établies dans le département ont adopté l'industrie locale, et depuis plusieurs années déjà, dans les cantons de Saint-Didier, de Montfaucon, de Monistrel, etc. Le métier à rubans fonctionne à la place du métier à dentelles dans les assemblées des Béates.
Toutefois, il ne faut pas se dissimuler que l'esprit et les murs des populations des Vosges opposeraient, dans le commencement, des obstacles sérieux à un établissement pareil.
Dans la Haute-Loire, où les habitants des campagnes ont conservé la foi religieuse, les murs pures, les habitudes simples, l'influence des Béates, consacrée d'ailleurs par le temps. s'exerce sans difficulté et sans conteste. t pourtant, malgré leur dévouement qui frappe tous les yeux, algré leurs services qui profitent à tous, elles se trouvent déjà en butte, de la part des classes oisives des villes et des esprits forts des villages, à des [66] dédains qui vont jusqu'au dénigrement, au mépris, à la haine.
Leur introduction dans un pays où la croyance religieuse est affaiblie, où l'inconduite est passée en habitude, où l'amour du luxe et des plaisirs domine, susciterait probablement de sérieuses difficultés, et pour réussir demanderait beaucoup de prudence et de ménagement.
Notes
1. Rapport du jury central, 5e partie, 1e division, p. 311.
2. Rapport, p. 102, 103.
3. Rapport, p. 121
4. Rapport général, p. 432.
5. Voir le Livre des métiers d'Etienne Boileau, rédigé au xiiie siècle, et publié, sur les manuscrits, par M. Depping, 1837, p. 380. Voir aussi le Rapport du 19e jury à l'Exposition de 1851, p. 88.
6. Rapport général, p. 433.
7. Les statuts des brodeurs, contenus dans le Livre des métiers d'Etienne Boileau [édition Depping, Imprimerie Crapelet, p. 381), défendaient le travail de nuit par cet article spécial : « nul ne pourra ouvrer audit mestier de nuiz fors tant comme la lueur du jour durra tant seulement; car l'euvre fête de nuiz ne peut estre si bone ne si souffisant comme l'euvre fête de jourz. Quiconque sera trouvé ouvrant de nuiz, il poiera deus soulz d'amende. »
8. Les broderies ne sont pas nommées dans le tarif, mais elles sont prohibées, à titre de coton ou pour les fils de coton sur les tissus de lin ou de chanvre, par les lois du 10 brumaire an V (30 avril 1806) (28 avril 1816).
9. Il y a peu d'années, il y avait 20 p. % de différence ; le salaire des ouvrières suisses a été relevé de 1 batz (0f15) à 4 batzen ; la moyenne est de 0f60 en Suisse, de 0f85. en France. On estime à 40,000 le nombre des ouvrières suisses ; les meilleures habitent les cantons d'Appenzell et de Saint-Gall. Près de Bregenz, les hommes, qui sont maçons en été, deviennent brodeurs en hiver, et toute la famille travaille en commun.
10. V. le rapport fait à l'Assemblée législative par M. Cunin-Gridaine, Moniteur du 9 octobre 1849.
11. Tenec, 130; Issengeaux, 120; Montregard, 86; Mouistrol, 85; Saint-Jeurre, 80.
12. Ces maisons ont été ou sont construites soit par les communes, soit par les curés, soit par la congrégation des Demoiselles qui en abandonne alors la jouissance moyennant l'entretien et le payement des contributions.
13. Pour apprécier à quelle faible somme doit monter ce produit, il ne faut pas oublier qu'avant 1849, une femme travaillant à la dentelle du matin au soir ne gagnait que 35, 40, 45, et rarement 50 centimes. Ces salaires se sont élevés un peu depuis, par suite de la transformation de l'industrie.
14. Nous avons appris avec regret que cette école n'existait plus, l'allocation annuelle de 800 f 00 s'étant trouvée insuffisante pour la maintenir.