N° 21
PAYSAN ET SAVONNIER
DE LA BASSE PROVENCE
(BOUCHES-DU-RHONE — FRANCE)
(Propriétaire-ouvrier et journalier dans le système des engagements volontaires permanents)
D'APRÈS LES
RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN FÉVRIER 1859
M. A. FOCILLON P.U.
Sommaire
- Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
- Notes
- (A) Sur l'alliance des travaux agricoles et des travaux industriels, considérée comme institution d'économie sociale
- (B) Sur les travaux agricoles des paysans de la commune de P***
- (C) Sur les anciennes institutions municipales de la Provence
- (D) Sur l'organisation et la transmission de la propriété chez les paysans de l'ancienne Provence dits Ménagers
- (E) Sur les conséquences du régime nouveau des successions en ce qui concerne la condition des ménagers de la Provence
- (F) Sur l'organisation de l'assistance mutuelle à Marseille et dans plusieurs communes du département des Bouches-du-Rhône
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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.
[67] La commune de P*** qu'habite la famille est située à 35 kilomètres E.-N.-E. de Marseille, à 18 kilomètres E. d'Aix ; elle a pour chef-lieu de canton le village de T* dont elle n'est éloignée que de 3 kilomètres 1/2. Le territoire de la commune s'étend sur le flanc d'un coteau exposé au nord, et descend par une pente assez rapide vers une plaine que traverse la route d'Aix à Draguignan et dont l'horizon est borné par la montagne de Sainte-Victoire. Toute cette contrée repose sur les calcaires marneux désignés par les géologues [68] sous le nom de Terrain à lignites (terrains tertiaires moyens), et dont les masses grisâtres et arides soulèvent de toutes parts le sol en collines abruptes à peu près stériles et d'un aspect désolé. La plaine est formée d'alluvions récentes de nature siliceuse, et susceptibles d'une assez grande fertilité. Mais l'industrie des paysans a dû fixer cette terre de distance en distance par de petits murs construits avec les nombreux débris du calcaire marneux qui en forme le sous-sol. Sans cette pratique, répandue d'ailleurs dans toute cette partie de la Provence, les torrents que la mauvaise saison précipite sur les flancs de ces collines escarpées entraîneraient la terre cultivable et laisseraient en maint endroit la roche même à nu.
Le territoire de P*** est cultivé de manière à donner des produits peu variés : le froment et la vigne sont les deux cultures essentielles, et dans les petites propriétés des paysans le système des jachères est encore en vigueur, sous sa forme la plus simple. Les terres à froment produisent une première année et se froment l'année suivante, si ce n'est que l'on cultive quelques légumes pour les besoins de la famille sur certaines portions de la jachère. Quelques parties de ce territoire sont assez riches pour donner du froment deux années de suite en se reposant complètement la troisième année. Les vignes, cultivées en souches et sans échalas, sont, pour la plupart, plantées en double rang sur des bandes de 2 mètres de largeur, alternant avec des bandes semblables réservées pour le froment. Dans la plaine, la culture de cette céréale occupe seule la terre plus riche et un peu plus humide que sur les coteau. La maladie de l'oïdium s'est étendue sur les vignes de P***, mais beaucoup moins que dans la plupart des contrées environnantes ; néanmoins la récolte du vin, pour la commune, s'est trouvée réduite (année moyenne) de 350,000 milléroles (1,920 hectolitres) à 20,000 (1,280 hectolitres). L'augmentation du prix du vin a largement compensé le déficit. Les paysans rappellent avec bonheur que la millérole de vin (64 litres), qui se vend au prix moyen de 7f, valait, il y a trois ans, jusqu'à 30 et 32. La récolte du blé, pour la commune, est estimée, année moyenne, à 1,300 charges (2,880 hectolitres, à raison de 80 kilogrammes l'hectolitre) : le prix moyen de la charge (160 lires) de blé est de 40f, soit 25f l'hectolitre ; il y a trois ou quatre ans la charge de blé s'est vendue jusqu'à 60f (37f50 l'hectolitre).
Le sol de la commune est traversé par un petit cours d'eau qui ne l'arrose pas assez régulièrement pour permettre la culture étendue des légumes ni l'élevage du bétail. Les fermiers ou métayers des grandes propriétés ont seuls quelques prés et un certain nombre de vaches laitières. Il y a environ cent ans que le seigneur de P*** fait [69] établir à l'extrémité septentrionale du village un puits communal très-profond et qui fournit au pays une partie de l'eau potable ; on puise le reste à la rivière qui sert aussi pour laver le linge et les vêtements. Quelques arbres épars donnent des fruits, sans culture spéciale ; l'olivier souffre très-souvent des vents froids auxquels le pays est sujet (le vent du nord ou mistral est un fléau bien connu de la Provence), et le mûrier vient assez mal dans cette plaine, où l'on a dû renoncer à élever des vers à soie. L'usage des colombiers est très-général dans cette contrée (§ 6). Quant aux bois qui couvrent quelques parties du pays, ce sont de hauts taillis assez clair-semés et placés en général sur le flanc ou au sommet des collines. La commune renferme trois moulins à blé, l'un mû par le vent, les deux autres établis sur la petite rivière ; elle compte aussi deux moulins à eau pour l'extraction de l'huile d'olive et deux fours à pain. L'étendue du territoire de la commune et sa distribution entre les divers genres de cultures sont indiquées dans le tableau suivant :
La propriété est très-divisée, bien qu'il subsiste dans cette commune trois grands domaines ; l'un, désigné encore dans le pays sous le nom de terres de Monsieur de P*** ou terre du seigneur, tient à un vaste château d'un aspect assez modeste mais bien entretenu, et ne compte pas moins de 707 hectares sur le territoire ; un autre appartient au médecin, le troisième au notaire ; ils sont beaucoup moins étendus. Le reste est partagé de façon que fort peu d'habitants ne sont pas propriétaires de quelque parcelle ; les plus aisés possèdent jusqu'à une vingtaine d'hectares.
La population est essentiellement composée de paysans vivant dans des conditions analogues à celle que fait connaître la présente monographie ; plusieurs d'entre eux exercent des métiers ou se livrent [70] au commerce tout en exploitant leur bien. On compte un très-petit nombre de journaliers. En dépouillant le cadastre de la commune on arrive aux résultats suivants :
La population totale du village comprend 751 personnes, parmi lesquelles on compte 222 ménages ; le nombre des maisons est de 193. Autour du village sont éparses diverses constructions désignées par des noms spéciaux et formant 65 maisons habitées par 289 personnes, parmi lesquelles 67 ménages. La commune compte donc en totalité 258 maisons, 289 ménages, 1040 habitants. L'état civil de cette population est résumé dans le tableau ci-joint :
[71] La famille décrite dans cette monographie a pour chef un paysan qui, toute sa vie, a réuni aux produits de l'exploitation de son bien, dirigée par sa femme, les bénéfices du travail industriel qu'il exécute toute l'année dans une des grandes fabriques de savon de Marseille. Il pourvoit aux besoins d'une famille nombreuse et agrandit peu à peu, par l'épargne, le bien qui doit donner asile à sa vieillesse. Cet exemple est assurément un de ceux qui montrent le mieux quelle heureuse influence peut exercer l'alliance du travail industriel et du travail agricole (A) : cependant il y a lieu de tenir grand compte, non-seulement des qualités morales de l'ouvrier, mais surtout de la position qu'il a pu se créer dans la fabrique ou il travaille depuis trente-neuf ans. Cette permanence des engagements entre le patron et l'ouvrier est devenue aujourd'hui pour ce dernier la source d'un bien-être considérable (§ 7, § 3).
L'industrie à laquelle se rattache l'ouvrier est d'ailleurs une des plus célèbres de celles qui enrichissent Marseille. Chaque année cette ville livre au commerce 60,500,000 kilogrammes de savon, dont 6,500,000 sont exportés à l'étranger ; cette production représente une valeur de 50,000,000 de francs, dans lesquels la main d'œuvre compte environ pour 500,000f et équivaut à 1/12e des frais de fabrication. Marseille possède 43 fabriques de savon occupant environ 750 ouvriers, dont 180 provençaux, les autres sujets sardes, piémontais ou génois. Cette industrie se lie à celle de la fabrication de l'huile d'olive et des huiles de graines exotiques (sésame, arachis, etc.) et à la fabrication des soudes artificielles. La savonnerie de Marseille consomme annuellement la moitié de l'huile fournie par l'importation des graines oléagineuses, et cette importation s'élève à 1,100,000 quintaux métriques de graines par année ; quant à la soude artificielle (carbonate de soude), 300,000 quintaux métriques sont annuellement employés à la fabrication du savon.
§ 2. — État civil de la famille
La famille dont l'ouvrier est le chef comprend actuellement 9 personnes.
1. Auguste R***, chef de famille, né a P***, marié depuis 26 ans............ 51 ans.
2. Miette (Marie) T***, sa femme, maîtresse de maison, chef de famille en l'absence du mari, née à P***............ 48 [ans]
3. Madon (Magdeleine) R***, leur fille aînée, née à P***............ 25 [ans]
4. Félicie R***, leur 3e fille, née à P***............ 17 [ans]
5. Baptistin R***, leur 2e fils, né à P***............ 14 [ans]
[72] 6. Rosa (Rose) R***, leur 4e fille, née à P***............ 9 [ans]
7. Léon R***, leur 3e fils, né à P***............ 7 [ans]
8. Léonie R***, leur 5e fille, née à P***............ 3 [ans]
La deuxième fille de l'ouvrier, Clairo (Claire) R***, âgée de 22 ans, est mariée depuis 2 ans et a quitté la maison paternelle ; le fils aîné, Fortuné R***, âgé de 19 ans, est ouvrier emballeur à Marseille. Il vit de son salaire sans rien remettre à la famille.
L'ouvrier a perdu, il y a 17 ans, son père âgé de 62 ans, qui, après avoir travaillé dans la fabrique de savon pendant une trentaine d'années, est rentré au pays pour se livrer à la culture de son bien (§ 12). La mère est morte octogénaire il y a seulement 2 ans. Des quatre frères de l'ouvrier, deux se sont adonnés aux travaux de la fabrication du savon : l'un est contre-maître d'une fabrique de Marseille; l'autre, l'aîné de tous, est mort dans cette ville il y a 24 ans ; les deux autres frères sont restés paysans à P***.
La femme de l'ouvrier a eu pour père un paysan cultivateur, mort il y a 19 ans ; sa mère vit encore à T* du produit d'un petit bien valant environ 12,000f qu'elle a gardé pour sa part de communauté. Il y a deux sœurs et un frère ; tous trois sont mariés et ont su se maintenir à l'abri du besoin.
La famille a doté la seconde fille, elle a subvenu aux frais d'apprentissage de la fille aînée qui, sur les produits de son industrie (§ 8), a pu économiser sa dot pour un mariage futur ; la famille a fait également les frais d'apprentissage du fils aîné, et en ce moment on prépare peu à peu sur le fonds commun la dot de la troisième fille, qui n'a pas d'industrie spéciale et donne son travail à la communauté. Ces dots consistent en vêtements (§ 10) auxquels on joint quelque argent.
§ 3. — Religion et habitudes morales
La population à laquelle appartient la famille est encore profondément pénétrée des croyances et de l'esprit du catholicisme. La parole du prêtre est écoutée avec une respectueuse soumission ; l'observation des prescriptions de l'Église fait partie des mœurs, et les cérémonies du culte sont suivies par tous les habitants (§ 11). Les relations fréquentes que le travail industriel a établies avec la ville, ne paraissent pas porter atteinte à ces mœurs religieuses. Les ouvriers de ce pays qui travaillent à Marseille, y conservent leur esprit national et ne se trouvent guère en relation dans les fabriques qu'avec des Génois et des Piémontais fidèles comme eux [73] au catholicisme. D'ailleurs toutes les pensées de ces paysans savonniers sont tournées vers le pays natal où la famille attend leur salaire pour agrandir ou améliorer la petite propriété rurale où s'abriteront leurs vieux jours. Liés entre eux presque tous par une parenté plus ou moins éloignée, ils se maintiennent dans les traditions où fut élevée leur enfance. Enfin, sur toute la partie de cette population occupée dans les fabriques de savon, veille avec une autorité efficace le patronage des maîtres fabricants. Aucun ouvrier turbulent ou capable d'exercer une mauvaise influence sur ses camarades, n'est toléré par le contre-maître, responsable envers le patron de l'esprit qui anime les ouvriers de la fabrique ; les chefs de cette industrie recherchent avant tout la permanence des rapports avec ceux qu'ils emploient (A), et, dans ce but, ils tiennent à conserver exclusivement dans les fabriques des ouvriers tranquilles et rangés, en même temps qu'au besoin ils se prêtent à toutes les combinaisons qui peuvent améliorer leur sort. Les contre-maîtres, compatriotes pour la plupart, et même quelque peu parents de ces paysans provençaux qu'ils dirigent, resserrent par leur entremise les liens du patronage.
Ainsi, deux influences supérieures garantissent les bonnes mœurs de cette population : au village le curé investi d'une autorité considérable toutes les fois qu'il représente fidèlement les principes religieux et moraux consentis par tous ; à la fabrique, le patron qui, animé des mêmes convictions religieuses encore bien conservées parmi la bourgeoisie marseillaise, cherche dans la permanence de ses rapports avec les ouvriers les moyens de maintenir la position sociale et la sécurité industrielle que lui ont léguées ses pères.
La famille décrite dans la présente monographie, a ressenti aussi utilement qu'aucune autre cette double influence. L'ouvrier, sans être d'une ferveur religieuse qui le fasse remarquer, est profondément chrétien. Aucune atteinte de scepticisme n'a pénétré jusqu'à son esprit, et sa foi naïve a pour conséquence une déférence profonde envers les classes élevées de la société, une soumission honorable à l'autorité du patron et à toute autre aussi légitime, un vif amour du devoir accompli, un culte véritable pour le travail qui, selon les idées profondément enracinées chez cette population, est à la fois la première loi de la vie humaine, la source du bien-être et de l'indépendance, et le gardien des bonnes mœurs.
Les deux époux ont à un haut degré l'esprit de prévoyance : mais chez eux l'amour de l'épargne n'exclut en rien les sentiments de générosité et la délicatesse morale. Les mœurs sévères et douces qui règnent dans la famille n'offrent aucune trace d'avarice ni de [74] parcimonie intéressée. Les dépenses nécessaires pour donner aux enfants l'instruction primaire et une profession lucrative, ou pour constituer la dot des filles en âge d'être mariées, sont faites sans hésitation ni regret. Celles qui concernent le culte sont considérées comme tout aussi urgentes que celles qui satisfont aux besoins matériels de chaque jour. En un mot, l'épargne est ici recherchée comme le moyen de conserver le rang que l'on a su atteindre et de se garantir une vieillesse indépendante et respectée ; mais les sentiments élevés qu'inspirent la foi religieuse et l'amour de la famille dirigent et moralisent cette tendance. Les vieux parents, pour éviter à la famille l'intervention des gens de lois, ont la coutume de partager, de leur vivant, le bien qu'ils ont amassé, en se réservant une pension viagère servie par chacun des héritiers. Aucun inconvénient ne résulte pour eux de cet usage qui ailleurs étouffe la piété filiale sous les plus hideux calculs et provoque même parfois le crime le plus révoltant [les Ouv. Europ. XXXV (B) ; les Ouv. des Deux Mondes, 19].
La fécondité de la mère de famille n'a pas été pour l'ouvrier une cause de chagrins et de découragements (§ 12). Fier de ses huit enfants, il regarde comme la gloire de sa vie de les élever honnêtes et laborieux, tout en préparant la petite fortune dont chacun recevra sa part. ne affection pleine d'estime l'unit tendrement à sa femme qu'il retrouvera avec bonheur en se retirant au pays. Il lui fait un mérite légitime d'avoir su diriger la famille et administrer ses intérêts, pendant que les travaux de la fabrique le retenaient loin du foyer commun. Sous ce toit où il vient si rarement prendre sa place, le père de famille est entouré de tout le respect auquel il a droit. L'autorité paternelle, exercée avec cœur et avec intelligence, a conservé dans ce pays un très-grand prestige. Les enfants ne se croient pas encore un droit imprescriptible à leur part du bien paternel également divisé ; souvent le chef de famille, au moment du partage, avantage un des enfants de la quotité dont la loi lui reconnaît la libre disposition ; aucune des parties intéressées ne s'en montre blessée et l'opinion publique ne voit dans cette mesure qu'une combinaison de la prévoyance paternelle (§ 12).
Le respect des supériorités sociales a pour principe, chez l'ouvrier, l'affection dévouée qu'il porte à son patron, dont la famille et les intérêts sont représentés pour lui par un seul mot : la fabrica.
Pour bien comprendre toute la force de ce lien du cœur, il faut apprécier l'heureuse influence que le chef de fabrique a exercée sur le sort de l'ouvrier. Depuis l'âge de onze ans la vie de ce dernier s'est passée sous les yeux de cette famille dont le patronage avait déjà couvert son père et son oncle ; les titres modestes qu'il peut [75] invoquer pour réclamer l'estime publique sont dans la mémoire du patron et font partie des traditions de la fabrique. D'une autre part, ce patronage de près de quarante années lui a mis un état dans les mains, lui en a fidèlement assuré l'exercice et a généreusement amélioré, avec le temps. son salaire et ses bénéfices (§ 8, § 12). En un mot, la bienveillance du patron a concouru à créer l'aisance de l'ouvrier, comme le modeste et laborieux dévouement de l'ouvrier (§ 5) a contribué à la fortune du patron.
L'âme simple et droite de l'ouvrier est d'ailleurs restée étrangère aux émotions politiques, aux passions fougueuses que l'antagonisme social a développées dans d'autres parties de la Provence. Il dit encore Monsieur de P*** et le bien du seigneur, avec autant de respect bienveillant que si les doctrines égalitaires n'avaient jamais attaqué ces antiques dénominations.
La femme est animée des mêmes sentiments ; plus gaie et plus vive que l'ouvrier, malgré les fatigues prolongées de la maternité, elle n'a ni moins de foi religieuse, ni moins d'aménité dans ses relations sociales. Elle commande sans effort et sans débat à ses enfants grands et petits. Entourée de beaucoup de considération, elle se complaît dans les travaux de son ménage et dans la direction des diverses industries agricoles qui assurent le bien-être de la famille.
La régularité des mœurs s'est maintenue à P*** malgré les absences que le travail industriel impose à beaucoup de chefs de famille ; les jeunes filles y tiennent une conduite modeste qui n'exclut pas une certaine recherche dans leur costume. Les jeunes gens se marient en général entre vingt-cinq et trente ans, et la commune compte à peine quelques célibataires. Ceux qui travaillent dans les savonneries de Marseille reviennent en général prendre femme au pays ; la famille consent difficilement à une autre union et les intérêts mêmes du ménage futur tendent à la faire écarter (§ 13).
Ainsi se conservent dans cette commune des mœurs estimables qui ont assez rapidement conduit sa population à une véritable prospérité.
Cependant certaines personnes de cette contrée pensent que l'influence des idées modernes et ce qu'on peut appeler l'esprit de cosmopolitisme, ont déjà altéré ces mœurs léguées par la tradition. Elles affirment que les souvenirs de la famille sont moins vivaces, que les absences deviennent plus prolongées. Les ouvriers, disent-elles, s'abstiennent de venir, comme autrefois, aux fêtes de la Pentecôte, sous prétexte qu'elles sont trop rapprochées de celles de Pâques ; ils ont délaissé aussi les autres fêtes et même quelque peu celle de saint Pierre jadis si populaire parmi eux.
L'amour du luxe et le désir du gain se sont développés. ajoutent [76] elles, chez plus d'un contre-maître originaire de ce pays, et on en a vu se laisser séduire par les dangereuses tentations des jeux de bourse.
Quoique ces plaintes puissent à juste titre paraître un peu chagrines, l'auteur de cette étude doit convenir qu'il a observé, parmi les journaliers non-propriétaires du pays, un chef de famille, neveu de l'ouvrier et employé habituellement par lui à cultiver son bien, qui porte les germes des idées dissolvantes dont on peut redouter l'importation. Ses penchants peu laborieux et ses goûts de dépense lui ont rendu le travail de la savonnerie plus dangereux que lucratif, et il y a renoncé ; mais il a rapporté de la ville une vaniteuse irréligion, une envie amère contre ceux qui réussissent mieux que lui et, en général, contre toutes les personnes riches et les supériorités sociales. Néanmoins, la force des murs locales et de l'opinion publique le maintient dans la voie du travail et réagit peu à peu contre ces fâcheuses tendances qu'il considère encore comme de légitimes aspirations vers le progrès et vers l'émancipation des classes inférieures.
L'instruction est assez répandue maintenant dans le pays ; filles et garçons fréquentent une école spéciale pour chaque sexe. La jeunesse apprend ainsi la langue française peu connue de la génération qui finit, malgré les rapports fréquents qu'elle a eus avec Marseille. L'ouvrier sait lire et écrire grossièrement ; il parle mal le français et s'exprime habituellement en langue provençale ; la femme est moins instruite encore. Les filles parlent français assez purement, l'aînée écrit avec facilité ; l'instruction des fils est un peu plus complète. L'éducation religieuse est très-développée et imprime à tous les habitants un cachet de distinction qui se révèle plutôt encore dans leur conversation que dans leur extérieur simple et franchement campagnard.
§ 4. — Hygiène et service de santé
Les divers membres de la famille montrent les traits caractéristiques de la race provençale. L'ouvrier a une taille de 1m68, il est brun, d'un embonpoint ordinaire, d'une constitution saine et vigoureuse sans un développement très-apparent de force musculaire. Son enfance a été exempte de maladies, il se souvient seulement qu'il a été soufrant de 15 à 18 ans ; mais depuis cette époque sa bonne santé n'a été interrompue qu'il y a 13 ans par une pneumonie peu intense dont il a été parfaitement guéri.
La femme est petite (1m56), maigre, d'une constitution saine [77] mais affaiblie. Elle a eu huit enfants, tous heureusement venus au monde, et qu'elle a nourris.
Elle a été assistée gratuitement dans les sept premières couches par une accoucheuse du village, qui était sa parente, mais qui est morte depuis. Pour la huitième, elle a eu recours à une sage-femme de T* qui lui a réclamé 10f comme prix de ses soins. Ces épreuves ont fatigué sa santé sans provoquer aucune maladie ; mais elle est sujette à des toux tenaces qu'elle combat par de simples tisanes.
La santé des enfants a généralement été bonne, excepté celle de la seconde fille. Sur ce coteau exposé au nord, il souffle fréquemment un vent glacial dont les habitants ne redoutent pas assez les effets, de telle sorte que les maladies éruptives de l'enfance paraissent y être souvent entravées par des refroidissements. Telle est la cause qui a pendant de longues années exercé sa fâcheuse influence sur cette enfant ; une petite vérole survenue a mois, et dont l'éruption fut incomplète la laissa maladive jusqu'à 14 ou 15 ans. Cette maladie n'est d'ailleurs pas commune dans la contrée où la vaccine est depuis longtemps en usage. Le deuxième fils, quoique bien portant, est peu développé pour son âge. Les deux derniers enfants ont eu récemment la rougeole qui est répandue dans le pays.
Le médecin du village, officier de santé établi depuis 50 ans à P***, est suppléé aujourd'hui dans l'exercice de son art par son fils, officier de santé comme lui. La famille reçoit les soins de l'un ou de l'autre à raison de 1f par visite.
L'exposition du village et l'inexpérience des gens du Midi à se garantir efficacement des froids momentanés de l'hiver, rendent les rhumes assez fréquents. La mère et les filles emploient pour les combattre de la tisane de mauve sucrée avec du miel.
§ 5. — Rang de la famille
La famille occupe par ses qualités morales et par les souvenirs qui lui ont été légués une situation des plus honorables. L'ouvrier a tenu une conduite exemplaire ; habile et dévoué dans son travail, il a depuis 27 ans, chez son patron, une position désignée sous le nom de meneur de barquieux (§ 12), et qui équivaut à celle de sous-contre-maître. Son assiduité et sa vigilance en ont fait naturellement le gardien habituel de la fabrique, et l'importance de ses longs services, la confiance qu'il a su mériter, lui ont assuré, avec les années, de gros salaires et une grande estime.
[78] La femme, énergique au travail et toute adonnée aux soins de sa famille, s'est fait au village une réputation digne de celle de l'ouvrier ; le tableau respectable de ces huit enfants, élevés avec une heureuse austérité, a conquis à cette maison dans l'estime publique une place dont l'ouvrier leur est presque reconnaissant. « Oui, dit-il, la voix émue et presque les larmes aux yeux, ce sont de braves enfants ! »
La prospérité matérielle de la famille la range parmi les paysans aisés de la commune, et chacun applaudit volontiers à un succès si vaillamment mérité.
Le corps d'état auquel appartient l'ouvrier se fait d'ailleurs remarquer à Marseille par les bons rapports qui unissent les patrons et les ouvriers, et par la permanence traditionnelle de ces rapports (A).
II. Moyens d'existence de la famille
§ 6. — Propriétés
(Mobilier et vêtements non compris.)
Immeubles reçus en héritage des parents des deux époux (§ 12) ou acquis avec l'épargne de la famille............ 22,760f00
1o Habitation : Maison composée d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage, 3,000f00.
2o Bâtiments ruraux : Porcherie annexée à un grenier pour la paille, 900f00; — 3 bâtiments grossiers élevés dans les champs pour abriter les travailleurs et dits cabanons ou bastides ; à l'un d'eux attient un colombier, 500f00; — 1 aire à dépiquer le blé, 60f00; — 2 puits pour l'arrosage, 300f00.
3o Domaine : terres cultivables, 6 hectares (en 7 parcelles), 18,000f00.
Argent............ 1,400f00
Somme gardée par la maîtresse de maison et constituant, avec les récoltes de légumes et de fruits tenues en réserve, le fonds de roulement de la communauté, 1,000f00. — Somme possédée à titre individuel par la fille aînée (§ 8), 400f00.
Animaux domestiques entretenus toute l'année............ 146f40
1o 1 Âne employé à l'exploitation des terres, 80f00.
2o 1 Porc à l'engrais, 25f00.
3o Volailles : 2 poules pondeuses, 3f00; — 96 pigeons, 38f40.
[79] Matériel spécial des travaux et industries....354f25
1o Exploitation des terres : Le journalier agricole employé à cette exploitation apporte ses instruments manuels, ceux qui figurent ici servent au 2e fils. — 2 bêches (litié), 8f00; 1 hoyau (bichiar), 4f00; — 1 houe (lessado), 4f00; — 1 sécateur à hachette (ciseaux), pour tailler la vigne, 7f50; — serpette (trancheur) pour cueillir le raisin, 0f50; — 1 petite charrue ou araire sans roue (arail), pour faire les semis, 5f50; — 1 couperet (fauçon) pour faire de l'herbe et briser le bois, 4f50; — 2 faucilles (ouram) pour couper le blé, 4f00; — 1 pierre à aiguiser (pierre d'amour) pour les faucilles, 0f20; — 1 fourche en fer pour remuer l'herbe et le fumier, 2f00; — charrette pour l'âne, 140f00; — harnais de l'âne, 45f00; — 5 claies (canisses) pour faire sécher les figues, 3f00; — paniers en osier, neufs et vieux, 7f00; — 3 échelles, 15f00; — 1 scie, 2f50; — 3 couteaux grossiers, 6f00; — quelques vieux outils (mémoire). — Total, 258f70.
2o Entreprise de la fourniture du vin aux ouvriers de la fabrique. — Mesures (litre, 1/2 lire, etc.) pour débiter le vin, bouteilles, 8f00.
3o Préparation du pain domestique. — Huche (mastre) de forme antique, en chêne verni, pour pétrir et resserrer le pain, 30f00; — 10 paniers doublés en toile pour mettre la pâte prête à être cuite, 10f00. — Total, 40f00.
4o Blanchissage du linge et des vêtements. — 1 battoir en bois, 0f20; — 2 baquets en bois, 15f00. — Total, 15f20.
5o Industrie de modiste. — 5 fers à repasser, 6f25; — 1 fourneau en tôle pour chauffer les fers, 3f50; — 3 fers à relever les garnitures des bonnets, 1f60; — 2 têtes en carton pour monter les bonnets, 3f00; — 1 corbeille en osier pour mettre pendant le travail le tulle, les dentelles, etc., 3f00; — ciseaux avec chaîne et agrafe en argent, 15f00. — Total 32f35.
Valeur totale des propriétés............ 24,660f65
§ 7. — Subventions
Les subventions dont jouit la famille ont deux sources seulement : les moins importantes viennent de la commune, les plus efficaces pour le bien-être intérieur viennent du patron qui emploie depuis si longtemps l'ouvrier.
Chaque ménage a le droit de récolter sur le terrain communal une certaine quantité de bois et d'herbe. Dans le cas présent cette subvention s'ajoute aux produits du même genre que l'ouvrier tire de son bien, et elle fournit environ un cinquième du bois de chauffage et un sixième de la quantité d'herbe employée pour la nourriture et les litières de l'âne et du porc.
Une tolérance réciproque des propriétaires les uns envers les autres donne aux volailles, et particulièrement aux pigeons, un véritable droit de parcours ou de vaine pâture qui rend cette exploitation assez lucrative.
Quant aux subventions accordées par le patron, elles concourent puissamment à faciliter l'alliance du travail industriel et du travail agricole dans les conditions où la famille se trouve placée.
[80] L'ouvrier est logé gratuitement à la fabrique, ce qui lui épargne un loyer en ville que l'on peut estimer à 50f par an ; le patron y trouve du reste l'avantage d'avoir toujours sous la main un homme vigilant et dévoué. Il est d'ailleurs dans les mœurs traditionnelles de cette industrie que les ouvriers soient logés dans les fabriques. Cependant, aujourd'hui ceux qui se sont mariés et dont la femme réside à Marseille préfèrent loger en ville et renoncent à cette subvention pour vivre en ménage.
L'usage veut encore que l'ouvrier ait la libre faculté de chauffer aux feux de la fabrique les aliments qu'il y prépare pour ses repas.
Enfin, c'est encore en vertu d'une coutume traditionnelle que l'ouvrier reçoit gratuitement 50 kilogrammes de savon qui suffisent pleinement à la consommation de la famille.
On pourrait peut-être considérer comme une subvention spéciale, émanant de la seule initiative du patron, la combinaison par laquelle il achète en son nom le vin que l'ouvrier débite en réalité aux ouvriers de la fabrique, et l'exonère ainsi des droits qu'il aurait à payer pour cette industrie (§ 8).
Les mœurs charitables conservées parmi les populations de cette contrée assurent à chaque famille, dans le cas d'insuffisance de sa récolte, une subvention remarquable. Il est d'usage de se prêter réciproquement des fruits et des légumes qui sont restitués sur la récolte de l'année suivante.
§ 8. — Travaux et industries
Tandis que l'ouvrier travaille à la préparation du savon dans une fabrique de Marseille, la femme, avec le secours de sa troisième fille, de son second fils et d'un ou plusieurs journaliers, exploite une partie importante des terres possédées par la famille. Diverses industries entreprises par elle à son propre compte lui procurent des bénéfices assez considérables.
Travaux de l'ouvrier. — L'ouvrier est occupé dans la fabrique à titre de meneur de barquieux, ses fonctions, qui le placent immédiatement au-dessous du contre-maître, consistent à distribuer l'ouvrage aux vingt-deux ouvriers formant son équipage, à en surveiller l'exécution en y mettant lui-même la main toutes les 1ois qu'il le juge à propos. Son travail spécial est de régler la préparation de la lessive ou dissolution titrée de soude (carbonate de soude) dans les réservoirs nommés barquieux, d'où elle est versée dans la cuve destinée à la saponification et que l'on appelle la chaudière. Les dimanches [81] et les jours de fête, où les ouvriers ne travaillent pas, c'est lui qui reste à la fabrique pour la garder.
Le salaire journalier de l'ouvrier est de 5f50, ce qui constitue dans cette industrie un taux très-élevé. Il n'a jamais de chômage, et chaque samedi sa paye monte à 38f50 (7 journées). Tous les deux mois, cependant, il s'absente deux jours pour aller au pays voir sa famille et donner un coup d'œil à l'exploitation agricole.
Outre son salaire, l'ouvrier touche une prime de 0f75 par tonne de charbon employé à la cuisson du savon ; cette prime équivaut à un supplément de salaire d'environ 0f50 par jour.
Travaux de la femme. — Le travail principal de la mère de famille concerne la préparation des aliments, les soins de son ménage, où les enfants ont toujours réclamé une part considérable de son temps (§ 2), le raccommodage et le blanchissage du linge et des vêtements de la famille, la direction de l'exploitation des terres conformément aux vues de son mari. Dans les moments où les travaux agricoles deviennent urgents, elle y contribue aussi de ses bras, mais les nombreuses occupations de la maison et la diminution de ses forces l'en tiennent habituellement éloignée (B).
Travaux des deux jeunes filles. — La fille aînée s'occupe spécialement des travaux de repassage et montage de bonnets de femme qui concernent son industrie. Elle s'emploie pour des travaux du même genre au blanchissage du linge de la famille ; enfin, elle prend quelque part aux travaux intérieurs de la maison pour aider sa mère.
La troisième fille donne une part de son temps aux travaux agricoles : dans le pays on réserve aux femmes le soin de déposer les semences de froment dans le sillon que vient de tracer l'araire, le sarclage des blés au printemps, l'ensemencement et la récolte des légumes. C'est aussi la troisième fille qui donne ses soins au porc engraissé chaque année ; c'est elle qui va récolter, avec son frère, l'herbe et le bois sur les terres ou sur le bien communal. En dehors des occupations de ce genre elle travaille auprès de sa sœur aînée, comme aide et comme apprentie, dans son industrie de modiste. Elle contribue avec sa mère au blanchissage et au raccommodage du linge et des vêtements, et elle l'assiste dans ses travaux de ménage : enfin, la préparation du pain domestique lui est spécialement dévolue.
Travaux du deuxième fils. — Le deuxième fils apprend à cultiver la terre en accompagnant et en aidant le journalier agricole que la [82] famille emploie ; son travail a déjà une certaine valeur dans l'exploitation des terres. Il est chargé aussi pendant l'hiver de porter du grain pour nourrir les poules au cabanon où elles résident ; il va cueillir l'herbe et ramasser le bois avec sa sœur ; il rend quelques services dans la maison pour aider sa mère et pour entretenir le mobilier. C'est lui spécialement qui donne ses soins à l'âne et qui le conduit avec la charrette pour aller prendre à la mine le charbon consommé par la famille.
Travaux des enfants. — Les enfants au-dessous de dix ans ne se livrent à aucun travail lucratif. La quatrième fille et le troisième ils consacrent tous les jours de la semaine à l'école et au catéchisme.
Industries entreprises par la famille. — Le caractère essentiel de la condition des paysans proprement dits est que les travaux auxquels ils se livrent soient entrepris à leur propre compte et constituent des industries. L'alliance du travail industriel vient ici altérer ce trait caractéristique. Tous les travaux agricoles concernent des industries au compte de la famille ; mais l'ouvrier se fait remplacer par un journalier salarié, pour vaquer aux travaux industriels qu'il exécute au compte d'un patron.
Industries entreprises par l'ouvrier. — La direction et la surveillance confiées à l'ouvrier constituent une véritable industrie entreprise au compte du patron et qui est rémunérée par le taux exceptionnel du salaire et la prime qui s'y ajoute. En outre de cela, depuis trois années, le fabricant a concouru à lui créer une industrie très-lucrative. Pour assurer la vente de la récolte principale de la famille, le patron a chargé l'ouvrier de fournir le vin aux savonniers des deux fabriques contiguës qu'il exploite. Ce sont environ 200 litres de vin qu'il vend chaque semaine sous le couvert du chef d'industrie (§ 7). Il a pour cela un marché avec un marchand de vin de P*** auquel il livre sa récolte et qui en fait le transport et fournit le surplus. L'ouvrier réalise, sur chaque litre vendu, un bénéfice net d'environ 0f08.
Industries agricoles entreprises par la famille. — La culture des terres est l'industrie essentielle du paysan, et l'ouvrier l'a en effet principalement en vue dans les combinaisons compliquées que comporte le travail de la famille. Héritier d'un bien morcelé et réduit à une trop petite étendue, il a utilisé les profits du travail industriel pour ramener sa part d'héritage aux dimensions nécessaires [83] à l'existence d'une famille, dimensions à peu près égales à celles du bien paternel dans son ensemble (§ 13). L'âge va venir où, ne pouvant plus supporter les fatigues de la fabrique, il reviendra sur sa terre faire le paysan ; alors l'industrie agricole recevra toute son extension. Aujourd'hui cette exploitation est dans une sorte de stagnation, elle attend la main du maître, et on ne lui demande que de produire la plus grande partie des denrées alimentaires consommées par la faille et de couvrir à peu près, par la vente de l'excédant des récoltes, les frais que nécessite la culture (1). On ne s'étonnera donc pas que, sur les 6 hectares possédés par l'ouvrier, 4 seulement soient actuellement exploités ; mais on pourra remarquer que la combinaison décrite ici paralyse les progrès de l'agriculture.
Les produits vendus par la famille consistent en blé (environ 12 hectolitres 1/3, année moyenne), et en vin (près de 29 hectolitres, année moyenne), qui sont livrés à des marchands du pays. Les légumes et les fruits, ainsi qu'une portion de la récolte de blé et de vin sont consommés par la famille.
L'élevage de quelques animaux domestiques donne de menus bénéfices, outre la production du fumier. Un porc acheté vers les premiers jours de février est engraissé jusqu'à Noël, puis vendu au charcutier. Quelques poules placées dans un des cabanons fournissent une grande partie des œufs consommés pour la nourriture. Enfin, le colombier produit annuellement une cinquantaine de paires de pigeons, dont plus de la moitié est vendue, le reste consommé dans la maison.
Industries domestiques entreprises par la famille. — Le village renferme 4 boulangers auprès desquels on pourrait acheter le pain ; sa préparation, par les soins de la troisième fille, est une industrie domestique qui assure à la famille une bénéfice d'environ 3 centimes 1 /2 par kilog. de pain consommé. Le froment livré au meunier est converti, moyennant 1f25 par charge (160 litres) en farine et en son, dont le poids total doit, par convention du marché, être égal à celui du blé livré. Tous les quinze jours on pétrit quarante pains de 1kilog. que le boulanger fait cuire en prélevant pour sa peine pains sur la quarantaine. Au moment de la moisson et de la vendange on fait quelques pains de plus pour les ouvriers qu'il faut employer et nourrir à cette époque.
Le blanchissage du linge et des vêtements est habituellement fait dans les familles, et le pays ne possède pas de blanchisseuses.
Industries de modiste entreprises par la fille aînée. — La fille [84] aînée a fait à Marseille un apprentissage de trois années chez une repasseuse et monteuse de bonnets de femmes. Elle en est revenue habile dans ce métier, et s'est créé à P*** une clientèle si nombreuse, qu'avec l'aide de sa sœur et de deux apprenties, elle suffit à peine au travail qui lui est demandé. Le gain qu'elle retire de cette industrie lui est d'ailleurs laissé à tire de propriété individuelle, à la charge par elle de pourvoir, en ce qui la regarde, à toutes les dépenses autres que celles concernant la nourriture et l'habitation (D. Sons I et II). Elle a dû aussi sur son gain acheter peu à peu le trousseau qui constitue sa dot, et mettre de côté la petite somme d'argent qu'il est d'usage parmi les paysans de joindre à ce trousseau (§ 10).
III. Mode d'existence de la famille
§ 9. — Aliments et repas
La famille scindée par le séjour de son chef à la ville vit dans l'une et l'autre condition de la manière la plus simple.
Au village, la mère de famille et les enfants restés près d'elle font trois repas : 1o le matin à huit heures un déjeuner composé d'une tasse de café au lait avec du pain grillé devant le feu, puis trempé en fragments dans le café; — 2o à midi un dîner composé, les jours gras, d'œufs diversement accommodés, de menue charcuterie, de viande même au moment des travaux fatigants : les jours maigres, de fromage, de légumes, de poisson, de fruits ou de salade ; 3o à sept heures du soir, un souper composé d'une soupe et d'un plat de légumes.
L'été on mange vers quatre heures, aux champs où l'on travaille, un peu de pain avec du fromage ou quelque autre chose que l'on a pu emporter de la maison.
Au temps de la moisson la famille doit fournir la nourriture à deux journaliers auxiliaires pendant huit jours, à un charretier pendant deux jours ; enfin pendant trois jours, à trois conducteurs des chevaux employés au dépiquage du blé. Pendant la vendange, il faut aussi nourrir, durant huit jours, deux journaliers auxiliaires, et durant deux jours le charretier employé aux transports. On estime à 1f par jour la dépense occasionnée par la nourriture de chaque homme.
À Marseille, l'ouvrier fait également trois repas disposés de [85] même et désigné par les mêmes nom. Chaque déjeuner lui revient environ à 0f55, savoir : pain, 0f20, vin, 0f20, fromage ou menu poisson, 0f15. Le souper lui revient a 0f60 : pain 0f20, vin 0f20; œufs, poisson, fromage, fruits ou légumes 0f20. Quant au dîner, qui a lieu à deux heures, il le prend à l'ordinaire, c'est-à-dire qu'il s'est associé avec cinq ouvriers de la fabrique pour en faire les frais et le prendre en commun. Chacun donne 1f50 par semaine, on achète des denrées. et le moins occupé des six ouvriers prépare le dîner au feu de la fabrique. Le dimanche et les jours de fête l'ouvrier pourvoit seul à cette dépense. Les jours aigres sont religieusement observés.
La famille ne fait à peu près jamais de repas extraordinaire ; seulement on mange toujours de la viande de boucherie le dimanche et les jours de fête ; parfois ces mêmes jours le gendre et la fille mariée sont invités à dîner. Les noces sont les seules occasions où les repas prennent le caractère de l'abondance.
§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements
La famille de l'ouvrier habite la maison qu'à occupée son père. C'est une petite construction en pierre, couverte en tuiles, et située au coin d'une ruelle étroite, mais saine, au centre même du village. Cette maison comprend un sous-sol que la pente très-forte du terrain transforme du côté du nord en une sorte de rez-de-chaussée, puis un rez-de-chaussée proprement dit et un premier étage surmonté de greniers sous combles. Le rez-de-chaussée appartenait d'abord à un frère de l'ouvrier ; mais il a été racheté, il y a quatre ans, moyennant 1200f.
Le premier étage est celui qu'habite la famille ; il est composé d'une grande pièce à feu où l'on fait la cuisine, ou l'on prend les repas, et où reste d'habitude la mère de famille avec les petits enfants. C'est aussi dans cette pièce que se fait la veillée (§ 11). Elle mesure 20m carrés de superficie, et sa hauteur est de 2m60; elle possède deux fenêtres de médiocre grandeur, l'une a l'ouest et l'autre au sud. Au bout septentrional de cette espèce de salle commune est la chambre à coucher occupée, en l'absence du chef de famille, par les deux jeunes filles (première et troisième filles) qui partagent le même lit ; cette chambre a une fenêtre à l'ouest, elle a 8mq de superficie ; à côté de cette chambre, et communiquant avec la salle commune, est une pièce à une seule fenêtre, où couche la mère de famille avec la quatrième fille, Rosa, et dans un berceau la cinquième fille, Léonie. Sur cette pièce a été prélevé un cabinet noir ou [86] couchent, dans des lits distincts, le deuxième et le troisième fils. la superficie de cette pièce et du cabinet est de 5mq40.
Le rez-de-chaussée, inhabité la nuit, sert le jour à la fille aînée et à ses apprenties. Il se compose d'une salle, placée sous celle du premier étage et où la modiste a établi son atelier, et de deux autres chambres disposées comme celle du premier, mais sans cabinet noir.
Le sous-sol, distribué de même, sert, dans ses trois compartiments, de réserve pour les récoltes que l'on conserve à la maison, de cellier pour le vin et d'écurie pour l'âne.
La valeur du mobilier et des vêtements peut être établie ainsi qu'il suit :
Meubles : Très-anciens, mais très-soigneusement entretenus ; les lits sont peu confortables, à l'exception de celui qu'occupent les deux jeunes filles et qui réellement est le lit des parents. Ce mobilier est de la plus grande simplicité............ 746f45
1o Lit. — 1 lit de famille attribué aux parents les plus âgés de la communauté, naguère encore occupé par la grand'mère paternelle, destiné maintenant au père et à la mère, mais laissé, en l'absence de l'ouvrier à la première et à la deuxième fille ; il comprend : 1 bois de lit, 20f00; — 1 paillasse, 18f00; — 1 matelas, 60f00; — 1 couverture en laine, 30f00; — 1 oreiller, 10f00; — 1 traversin, 9f00. — Total 147f00. — Lit du fils aîné absent, comprenant : 1 bois de lit, 5f00; — 1 paillasse, 14f00. — 1 matelas, 45f00; — 1 couverture 18f00; — 1 oreiller, 7f00; — 1 traversin, 4f50. — Total, 93f50. — 2 autres lits plus vieux et composés d'une manière analogue ; l'un d'eux est occupé par la femme de l'ouvrier et sa quatrième fille, 160f00. — 1 lit de sangle, 5f00; — un matelas, 35f00; — 1 couverture, 15f00; — 1 traversin, 5f00, — 1 couchette d'enfant en bois de noyer, 20f00; — 1 pillasse, 13f00; — 1 couverture, 10f00; — 1 berceau en osier, 10f00; — 1 petite paillasse faite avec la paille du blé de la famille (couverte, 2f00; paille 7f00), 9f00; — 1 vieille couverture, 4f00. — Total de la valeur des lits, 526f50.
2o Meubles de la chambre à coucher. — 1 commode en bois de pin avec dessus en marbre, 30f00; — 1 petite table en bois de noyer, 3f50; — 4 chaises en bois blanc et en paille, 8f00; — 1 miroir avec un cadre doré, 25f00; — 2 cylindres de verre avec statuettes coloriées de la Vierge Marie et de saint Pierre, gagnées un jour de fête en jouant aux cartes, 6f00; — 4 images encadrées et représentant des sujets de piété, gagnées un jour de fête à une loterie foraine, 2f00. — Total, 74f50.
3o Meubles de la salle-cuisine. — 1 table en bois blanc, 5f00; — 1 poêle en tôle, 12f00; — 3 mètres de tuyaux de poêle en tôle, 8f00. — 7 chaises en bois blanc et en paille, 12f25; — 2 chaises d'enfant, 2f00; — statuette de la Vierge, en plâtre, renouvelée chaque année avec les branches de laurier qui l'entourent et placée dans une loge ménagée dans la muraille auprès de la cheminée, 0f30. — Total, 39f55.
4o Meubles de la seconde chambre à coucher. — 1 table de nuit en bois de noyer, 35f00; — 2 chaises, 3f50. — Total, 38f50.
5o Meubles de la salle du rez-de-chaussée. — 1 armoire-buffet en bois de noyer, 10f00; — 3 chaises, 6f00; — 1 petite table en bois blanc, 1f50. — Total, 17f50.
6o Meubles de la pièce principale du rez-de-chaussée. — 1 table en bois blanc, 5f00 ; [87] — 9 chaises, 18f00; — 1 poêle en fonte avec 2 mètres de tuyaux en tôle, 16f00; — 1 petit bureau-pupitre, 4f00. — Total, 43f00.
7o Livres. — 3 Paroissiens, 6f00; — 1 livre de Cantiques et Légendes pieuses, très ancien, 0f15; — livres d'école des enfants : 2 Grammaires françaises, 1 Catéchisme, 0f75. — Total, 6f90.
Ustensiles : anciens, mais très-soigneusement entretenus. 165f10
1o Dépendant du foyer. — 1 paire de pincettes en fer et 2 pelles, 4f50; — 2 paires de lingots de fonte dits escarfeux, et servant de chenets, 12f00; — 1 devant de feu en tôle, 2f00; — 2 soufflets à feu, en bois et en cuir, 3f00; — 1 trépied en fer, 3f00; — 1 bande d'étoffe de laine croisée, verte, accrochée au pourtour du manteau de la cheminée et dite paravent, 2f00; — 3 chaufferettes en tôle et en bois, 3f00. — Total, 29f50.
2o Servant à l'éclairage. — 4 lampes à huile de grains, 2f40; — 4 chandeliers en laiton de forme antique, 15f00; — 1 lanterne à main, 0f75. — Total, 1815.
3o Employés pour la cuisson et la consommation des aliments. — 1 marmite en fonte, 4f00; — 3 marmites en terre, 1f20; — 3 chaudrons en cuivre, 52f00; — 40 assiettes en faïence blanche, 6f00. — 12 verres à boire, 1f80; — 2 grandes bouteilles de 3 litres chaque, 1f00; — 3 bouteilles de 1 litre chaque, 0f75; — 12 couverts de table en étain, 3f60; — 6 couverts en alliage, 2f10; — 6 grands plats en faïence blanche ou coloriée à fleurs, 4f00; — 2 fours de campagne en tôle, 0f80; — objets de ferblanterie, petites cafetières, casseroles, cuillers, lèche-frite, etc., 4f00; — menue poterie, 2f75; — 2 sucriers en faïence, 1f00; — 6 couteaux de table, 3f00; — 3 cruches en poterie vernissée employées pour conserver l'eau et l'aller chercher, 3f00; — 2 tamis pour la farine, 1f00; — 4 vases en terre pour conserver la graisse, 2f00; — paniers divers, 4f00. — Total, 104f00.
4o Servant à la toilette. — Peignes, brosses à cheveux et brosses à dents, 2f50.
5o Ustensiles divers. — 1 bassinoire en cuivre pour chauffer le lit, 8f00; — 3 vases de nuit en faïence, 2f25; — 1 caisse pour contenir le charbon, 0f50; — 1 caisse pour recevoir les débris et ordures, 0f20. — Total, 10f95.
Linge de ménage : bien entretenu............ 378f00
12 paires de draps en fil et coton ou en toile pure, 240f00; — 6 vieux draps peur les enfants, 24f00; — 6 serviettes de table en toile, 30f00; — 6 petites serviettes en toile et coton, 6f00 — 12 torchons en toile, 78f00. — Total, 378f00.
Vêtements : Ceux de l'ouvrier, achetés tout confectionnés à Marseille, ont le cachet de la classe ouvrière de la ville, mais dans la condition la plus modeste. La femme a un costume tout campagnard, propre, mais d'une extrême simplicité. La fille aînée a une mise un peu plus recherchée, mais sans coquetterie, c'est le costume le plus simple des ouvrières de Marseille. La troisième fille a conservé le costume des jeunes filles du village, mais sa tenue est soignée. Les enfants sont vêtus simplement, mais très-proprement............ 2,115f25
Vêtements de l'ouvrier (170f45.) — Son costume de noces, d'ailleurs fort [88] modeste, a été usé et employé pour confectionner des vêtements aux enfants.
1o Vêtements du dimanche. — 2 vestes de drap noir, 50f00; — 2 pantalons de laine, 15f00; — 2 chapeaux de feutre gris, 14f00. — Total, 79f00.
2o Vêtements de travail. — 3 pantalons de laine, 22f00; — 4 gilets de flanelle de couleur, 14f00; — 6 chemises de couleur en calicot, 21f00; — 3 cravates de couleur, 7f50; — 3 paires de bas, 3f75; — 3 paires de souliers, 30f00; — 2 caleçons, 4f00. — 1 gilet de laine à manches, 2f50; — 2 tabliers, 1f20; — 1 casquette dite calotte, 0f50. — Total 91f45.
Vêtements de la femme (214f00). — Elle a eu son trousseau de noces dont les diverses pièces, ont été, sauf quelques-unes, usées peu à peu, puis rajustées pour les enfants ; elle s'est mariée en robe de toile, dite indienne, de couleur, avec un bonnet blanc. Son costume des dimanches est le même que celui des jours de travail.
3 robes de toile dite indienne, 7f00. — 18 chemises de toile forte, dont 10 toutes neuves, 100f00; — 3 casaques ou camisoles de couleur en toile indienne, 6f00; — 2 jupons en forte laine croisée, 8f00; — 1 jupon en laine et fil, très-fort, 15f00; — 3 jupes en toile légère, 9f00; — 6 bonnets ordinaires, 7f50; — 2 bonnets parés, 3f50; — 6 mouchoirs, 15f00; — 6 paires de bas, 18f00; — 1 paire de souliers pour tous les jours 5f00; — 1 paire de souliers pour les dimanches, 5f00; — 3 corsets, 7f50; — 3 tabliers, en toile, 4f50; — 1 chapeau de feutre noir à larges bords, 3f00; — Total, 214f00.
Vêtements de la fille aînée (1081f50). — Elle a réuni et mis en réserve son trousseau, qui, suivant les mœurs locales, a une valeur de 900f00 environ, et se compose ainsi qu'il suit :
10 robes de toile dite indienne, 70f00; — 2 casaques de même étoffe, 4f00; — 4 jupons en fil et laine, 60f00; — 6 châles en coton, 7f50; — 6 tabliers, 6f00; — 6 bonnets ordinaires, 18f00; — 3 bonnets des dimanches, 15f00; — 2 douzaines de chemises, 144f00; — 12 mouchoirs, 30f00; — 6 corsets, 15f00; — 2 paires de souliers, 20f00; — 20 paires de bas, 60f00; — 6 paires de draps de toile, 130f00; — 6 paires de draps en fil et coton, 90f00; — 6 serviettes de table en toile, 30f00; — 6 petites serviettes, 6f00; — 12 torchons, 7f00; — 1 chapeau de feutre, 3f00; — 1 lit garni, 150f00; — 1 bonnet de mariée, 30f00; — bijoux : 1 broche, 4f00; — 1 paire de boucles d'oreille, 7f00. — Total, 906f50.
La fille aînée possède en outre des vêtements d'usage ordinaire, analogues à ceux de sa mère et que l'on peut évaluer à 175f00.
Vêtements de la troisième fille (460f00). — Elle a réuni environ 1/3 de son trousseau (300f00), et elle possède en outre des vêtements d'usage courant dont la valeur peut être fixée à 160f00. — Total, 460f09.
Vêtements du deuxième fille (69f30.)
1o Vêtements du dimanche. — 1 veste de drap noir, 7f00; — 1 chapeau de feutre gris, 5f00; — 1 pantalon blanc, 4f00; — 1 gilet, 4f00. — Total, 20f00.
2o Vêtements de travail. — 1 veste de drap 5f00; — 1 vieux chapeau 4f00; — 1 pantalon de laine, 5f00; — 2 camisoles à manches, 3f00; — 2 gilets, 5f00; — 5 chemises de coton de couleur, 10f00; — 2 cravates, 0f80; — 2 caleçons, 2f50; — 2 paires de souliers, 14f00. — Total, 49f30.
Vêtements des enfants en bas âge. — On en peut fixer la valeur à 120f00.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 3404f80
§ 11. — Récréations.
[89] Les mœurs simples et sévères de la famille n'admettent que les récréations naissant naturellement des relations avec des parents nombreux et des voisins qui l'estiment. Après le repas du soir qui clôt les travaux de la journée, trois ou quatre femmes du pays viennent faire la veillée dans la famille. Parfois, on y travaille à quelque ouvrage grossier, tel que du tricot ; mais on s'y entretient surtout des travaux agricoles, des récoltes, de la vente de certaines parcelles de terre, ou bien de pèlerinages religieux, de légendes pieuses. Le jour de la Saint-Pierre, fête patronale du pays, le service divin est célébré avec pompe ; il y a des jeux publics sur la grande place, devant le château, et toute la jeunesse du pays se réunit le soir, jusqu'à onze heures ou minuit, dans un bal que les jeunes gens organisent en se cotisant entre eux. Les grandes fêtes de l'Église sont aussi des solennités que la population suit avec plaisir.
Les hommes se réunissent habituellement le soir par sociétés, sortes de cercles dont les modestes dépenses (mobilier, loyer, chauffage, éclairage, cartes à jouer) sont faites en commun et où l'on joue aux cartes (le piquet, le cinq-cents, l'écarté) avec les enjeux les plus modérés. Les jeunes gens se livrent avec ardeur aux exercices d'une société chorale dirigée par un maître qui habite un village voisin ; cette société prête un concours actif à la célébration des cérémonies religieuses. Les distractions du cabaret sont à peu près inconnues à P*** le dimanche, après vêpres, on joue sur la grande place, aux boules, au bâton, etc.
L'ouvrier mène à Marseille l'existence la plus régulière, il quitte à peine la fabrique pour visiter quelques compatriotes le soir. Toutes ses distractions consistent à rendre tous les deux mois visite à sa famille. Une de ces visites coïncide toujours avec la Saint-Pierre ; le fils aîné vient aussi à P*** pour cette fête.
La foi religieuse consacre parmi ces populations certains pèlerinages dans des lieux voisins que recommandent de pieux souvenirs. La Sainte-Baume (Sainte-Grotte), [N°1 (B)], où vint, dit-on, mourir sainte Magdeleine, est le plus célèbre de toute la Provence, et n'est éloigné de P*** que de 16 kilomètres. Les femmes du pays se réunissent de temps en temps par petites troupes pour visiter ce saint lieu et y entendre une messe ; la mère de famille s'y est rendue, depuis vingt-cinq ans, deux fois à pied avec trois de ses enfants et des provisions ; ces voyages se font volontiers à la fête de la Pentecôte ou à celle de la Magdeleine.
IV. Histoire de la famille
§ 12. — Phases principales de l'existence.
[90] L'existence de cette famille peut être prise comme type de la plupart de celles des habitants de P***. Fils et neveu de paysans savonniers, l'ouvrier fut élevé par sa mère au village, jusqu'à l'âge de 11 ans ; il suivit l'école pendant deux années, tout en concourant aux travaux de la terre dans la mesure de ses forces ; puis il fit sa première communion. Le père, âgé de 39 ans, venait de rentrer au pays pour se livrer exclusivement à la culture. L'ouvrier se rendit à Marseille (1819) et fut admis comme mousse ou pitoué (petit) dans la fabrique où il est encore aujourd'hui ; son salaire journalier était de 0f75. À 17 ans, il devint ouvrier fatiguant, c'est-à-dire homme de peine employé aux transports et aux travaux pénibles, il gagnait 2f60 (la journée comptait alors 15 heures de travail effectif). En 1828, il fut employé comme leveur de cuites (ouvrier qui retire le savon cuit de la chaudière et le dépose dans la mise ou il se solidifie), gagnant 2f90 ; puis trois ans plus tard comme madreur (ouvrier qui agite pendant la cuisson pour les mieux mettre en contact, la lessive et l'huile), à 3f25 ; enfin, à 24 ans, il obtint l'emploi qu'il occupe encore aujourd'hui, de meneur de barquieux (§ 5). Son salaire fut d'abord fixé a 3f75. En 1842, le patron, pour récompenser son zèle, éleva son salaire à 5f; en 1848 la durée de la journée fut réduite à 10 heures de travail effectif ; en 1857, le salaire de l'ouvrier fut enfin porté à 5f50.
En 1833 (à l'age de 25 ans) l'ouvrier épousa la fille d'un cultivateur de son village natal, et le jeune ménage vint habiter Marseille ; il n'avait alors aucune propriété rurale et vivait uniquement du travail industriel de l'ouvrier. Cette phase de l'existence s'observe chez tous les jeunes ouvriers savonniers et ordinairement il ne peuvent à cette époque faire aucune épargne. En 1836 le père de l'ouvrier, parvenu à 56 ans, mais affaibli par une vieillesse un peu prématurée, se décida à faire le partage de son bien, conformément à la coutume locale. Il lui restait quatre fils (§ 2) ; chacun eut un quart de la propriété paternelle, à la charge de servir pour sa part une pension annuelle de 120f, réductible de moitié à la mort d'un des deux parents. La part de l'ouvrier représentait alors une valeur [91] de 5,500f environ (1 hectare 1/2 et sa part de la maison d'habitation) (§ 6). Dès lors la femme dut renoncer au séjour de Marseille.
En 1840 le père de celle-ci mourut, et sa part de communauté fut partagée entre ses quatre enfants ; la femme de l'ouvrier reçut pour sa part deux pièces de terre, valant ensemble 2,200f, et d'un superficie totale de 70 ares. Depuis lors la vie de la famille s'est écoulée dans la condition que décrit la présente monographie ; les épargnes d'abord peu considérables ont augmenté peu à peu ; le bien paternel a été reconstitué (§ 13) ; il a été élevé un fils et trois filles; l'une de celles-ci a été dotée et mariée ; les frais de deux apprentissages ont été couverts (§ 2 et 10).
§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
L'avenir de la famille est assuré par les habitudes que les mœurs locales (C) lui ont inspirées et par les qualités distinguées qui lui sont propres.
La population de P*** a su maintenir une organisation sociale dont le résultat remarquable est que chaque famille subsiste par ses propres moyens et que l'assistance publique est presque inutile dans la commune. Cette organisation comporte une série de combinaisons assez fragiles et un peu compliquées.
La propriété rurale est chère aux habitants de P***, parce que leur ambition est de vivre sur leur terre des produits de leur travail. D'une autre part, l'usage des pères de famille, conforme en cela à la loi actuellement en vigueur, consacre depuis longtemps un égal partage en nature, qui se fait par anticipation et à l'amiable. Plusieurs chefs de maison attribuent cependant à l'un des fils la quotité disponible (§ 3) ; mais, en tous cas, certaines dispositions secondaires troublent réellement l'égalité absolue du partage en nature et permettent aux paysans de se maintenir dans la condition de propriétaire à l'abri de l'indigence (D).
D'abord chaque fille reçoit en se mariant une dot, en trousseau et en argent, dont la valeur totale est d'un millier de francs ; cette somme, prélevée sur la communauté, est portée au compte de la fille, le jour du partage, et diminue d'autant sa part en nature, pour accroître celle des fils. Si, exceptionnellement, l'une des filles (§ 8) exerce une industrie qui lui permette d'amasser elle-même sa dot, on lui compte en déduction de sa part les frais de son apprentissage.
[92] Quant aux ils, il est rare qu'il s'en établisse plus d'un au village comme cultivateur ; les autres, s'il y en a, cherchent des ressources dans le travail industriel (§ 2), et si par hasard l'un d'eux avait eu à subir un apprentissage coûteux, les frais en seraient également défalqués de sa part en nature, lors du partage égalitaire ou non. Les aînés sont assez communément ceux que l'on prépare ainsi à l'émigration vers la ville. Parmi ces jeunes gens initiés au travail industriel par leur père ou quelque parent, ceux qui peuvent exploiter et accroître suffisamment leur part de propriété rurale, épousent des filles de cultivateurs du pays, et vivent comme l'ouvrier décrit dans la présente étude, pour se retirer plus tard sur leur bien; mais ceux que la position déjà acquise dans l'industrie, l'exiguïté de leur part d'héritage, l'incapacité de leur femme à diriger l'exploitation agricole, ou même un mariage contracté à la ville, détournent de la vie de paysan, vendent leur terre et abandonnent le village pour se fixer à Marseille. C'est ainsi que depuis plus de quarante ans, dans la commune de pe le nombre des habitants se maintient au même taux avec une fixité remarquable.
Les jeunes gens qui restent au pays pour se livrer exclusivement à la culture sont précisément ceux que certains pères de famille avantagent de la portion disponible, la coutume sauvegardée par la volonté des chefs de maison exige que les jeunes gens se marient à des filles du pays, dont la part d'héritage vient plus tard s'ajouter à celle du mari ; le travail et l'épargne font le reste.
En résumé, les paysans de cette commune maintiennent leur position malgré les habitudes de partage en nature, à l'aide d'une émigration continue de l'excédant de la population vers les fabriques de Marseille, et avec le secours que le travail manufacturier peut offrir pour la reconstitution de la propriété agricole. On ne peut guère s'empêcher de remarquer qu'au fond ces mœurs annulent les effets du partage égalitaire et aboutissent à peu près à une transmission intégrale que le père de famille pourrait créer immédiatement par sa libre volonté au moment où il dispose de son bien. Dans les pays ou cette dernière coutume est en vigueur (N° 3, § 13), on peut constater que le travail employé ici à reconstituer le bien paternel est utilisé à l'accroissement ou à l'amélioration du domaine patrimonial, avec une véritable économie de forces et de temps pour chaque famille et pour la société en général. D'une autre part, la transmission intégrale des biens, lorsqu'elle est entrée dans les meurs de la population, offre au maintien de la position des paysans une base solide et durable, tandis que l'organisation sociale observée dans cette étude est essentiellement précaire, peu favorable à la prospérité de l'agriculture et au [93] développement régulier et fécond du mouvement d'émigration que d'ailleurs elle implique nécessairement.
Fidèle aux mœurs locales (E), rendues surtout efficaces par des qualités morales d'un ordre très-élevé, l'ouvrier a su ramener sa famille à la position aisée que son père occupait ily a vingt-cinq ans. Deux de ses frères, restés paysans cultivateurs, ont réussi, par des qualités analogues, à se faire une position presque aussi aisée. Mais il est exceptionnel que ce résultat soit obtenu dans une famille par plusieurs ils, et celle-ci doit à ses mœurs sévères et laborieuses une force d'expansion que la plupart des autres ne possèdent pas. Quant à ce qui regarde l'ouvrier lui-même, son succès n'a été possible qu'avec l'intervention du travail industriel dans les conditions de patronage efficace qui ont été signalées (§ 7, § 8), et qui ont assurément pour principe la permanence des rapports avec le chef d'industrie. Confiant dans ce patronage, et assuré d'un refuge pour ses vieux jours, l'ouvrier n'a recherché aucune affiliation aux sociétés de secours mutuels, si développées à Marseille, et dont l'organisation offre des traits fort remarquables (F).
§ 14. — Budget des recettes de l'année.
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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.
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Comptes annexés aux budgets.
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Notes
Faits importants d'organisation sociale; particularités remarquables; appréciations générales; conclusions.
(A) Sur l'alliance des travaux agricoles et des travaux industriels, considérée comme institution d'économie sociale
[108] Au point où sont actuellement parvenues les sociétés de l'Europe occidentale dans la voie de l'émancipation des classes inférieures, une des questions les plus importantes à résoudre est celle qui concerne la détermination des conditions économiques et sociales propres à garantir le bien-être des populations ouvrières. On a pu, par des raisonnements a priori, préconiser comme des moyens efficaces soit l'élévation des salaires, qui semble devoir conjurer les mauvaises chances de la misère si l'ouvrier n'augmente pas ses dépenses en proportion de ce qu'il gagne : soit l'indépendance sociale des ouvriers qui les met en position de débattre librement avec les patrons les conditions auxquelles ils donnent leur travail ; soit leur admission à l'exercice de droits politiques par le moyen desquels ils puissent directement défendre eux-mêmes leurs intérêts et les faire prévaloir ; soit le développement de l'esprit d'association par lequel on a pu espérer rendre les ouvriers eux-mêmes chefs d'industrie et placer dans leurs mains les ressources et les instruments de travail desquels dépend la mise en œuvre de leurs bras ; soit enfin le rétablissement des divers régimes de Corporations et de Communautés qui ont régné en d'autres temps, non sans entraver plus ou moins complètement la liberté humaine. En présence de la misère qui trop souvent désole les ouvriers des villes, on a pu se préoccuper surtout de l'influence bienfaisante que semble exercer le travail agricole sur beaucoup de populations rurales et des ressources de bien-être que l'idée de la propriété apprend aux ouvriers à se ménager. L'alliance du travail agricole et du travail industriel serait-elle le principe économique propre à résoudre la question du bien-être des classes ouvrières ? De nombreux arguments pourraient être produits, en laveur de cette conclusion et lui donner toutes les apparences de la certitude ; mais l'expérience seule peut répondre d'une manière décisive. Pour la consulter, il suffit d'analyser des [109] faits existants ; car, en matière d'économie sociale, on peut dire qu'il est bien rare d'imaginer une combinaison qui n'ait pas été appliquée quelque part. À coup sûr l'alliance du travail agricole et du travail industriel est une de celles qui ont été maintes fois réalisées, et au sujet de laquelle l'observation peut fournir tous les éléments désirables d'appréciation. Sur ce point, la présente étude a permis de constater, dans le milieu social où elle a été poursuivie, un certain nombre de faits qui peuvent être résumés dans les termes suivants.
Les ouvriers savonniers de Marseille, et comme eux les ouvriers employés dans les fabriques d'huile de graines et dans les fabriques de soude artificielle, sont en général des paysans qui s'adonnent au travail industriel, tandis que leur famille exploite le petit domaine qu'ils ont pou préoccupation d'agrandir en prévision de leurs vieux jours. On trouve parmi ces ouvriers un grand nombre d'émigrants des États Sardes et un certain nombre de paysans provençaux qui réalisent plus particulièrement l'alliance du travail agricole et du travail industriel sans le mélange des habitudes d'émigration périodique.
Cette organisation, dont la présente monographie donne la description détaillée, est sans contredit d'une grande efficacité pour le bien-être des ouvriers qui y prennent part, et elle peut, même avec les charges d'une famille nombreuse, les conduire à une position aisée, grâce à l'assiduité dans le travail et à l'esprit d'épargne.
Elle se révèle d'ailleurs comme un fait traditionnel qu'aucune disposition légale, aucune prescription réglementaire n'a décrété, ni provoqué. L'alliance des travaux industriels et des travaux agricoles est née dans cette localité de la force des mœurs, des conditions matérielles où sont placées les populations, et de la libre initiative des parties intéressées. es parties, dans les bons rapports qui les unissent, conservent même une liberté d'allures qui semble ne devoir jamais être le partage des combinaisons économiques imposées par des mesures émanant de l'autorité, et que toute intervention de ce genre entraverait d'une manière fâcheuse.
L'alliance du travail industriel et du travail agricole a rencontré dans l'activité moins grande de l'industrie ancienne des conditions favorables que les meurs modernes font disparaître chaque jour. Le travail industriel de plus en plus assidu absorbe d'une façon exclusive le temps des ouvriers et les met bientôt dans la nécessité de choisir entre un retour complet à la vie agricole ou une immigration définitive dans les villes manufacturières. Comme ils n'ont en général recherché le travail industriel que pour pourvoir à l'insuffisance des revenus du travail agricole, ils préfèrent ordinairement renoncer à ce dernier, et ils viennent se fixer dans les villes. Il faut ajouter, [110] d'autre part, que toutes les fois que la vie de paysan vient à leur offrir dans l'exploitation de leur petit bien des ressources satisfaisantes, ils désertent aussitôt la fabrique pour vivre sur leur terre. De telle sorte que, dans l'industrie et la contrée que concerne cette étude, l'alliance du travail industriel et du travail agricole tend sans cesse à se détruire, aussi bien par la prospérité de l'industrie que par celle de l'agriculture.
Il est enfin un fait important à constater, c'est que les bons rapports des ouvriers savonniers avec leurs patrons ne se lient pas seulement à la combinaison du travail industriel avec le travail agricole ; ils se plient aussi à la permanence de ces rapports. Une antique tradition maintient parmi les fabricants de savon l'habitude de conserver des relations très-prolongées avec tous ceux qu'ils emploient. Les ouvriers travaillent, de père en fils, dans les mêmes fabriques, de sorte que la permanence des rapports passe fort souvent de génération en génération. Ces mœurs s'étendent même aux contre-maîtres et aux commis qui dirigent les alaires de la fabrique. On trouve dans beaucoup de maisons, des caissiers, des cois dont l'existence entière s'est passée sous le toit du patron; nés dans la fabrique, ils y ont succédé à leurs pères, et leurs ils vont leur succéder. Les patrons se font gloire de ces longs rapports et les citent comme un titre d'honneur pour leurs familles ; les commis, les ouvriers parlent de la fabrique comme d'un logis commun où leur place est marquée, où leurs enfants sont attendus.
La présente étude et les faits qui viennent d'être énoncés peuvent conduire à des conclusions qu'il importe de mettre en lumière. L'organisation sociale décrite ci-dessus résout le problème d'assurer le bien-être des ouvriers, et cette solution, trouvée depuis longtemps, ne pourrait qu'être compromise par toute mesure qui restreindrait la libre initiative des patrons et des ouvriers. Mais il importe de remarquer ici que l'organisation qui a produit ce résultat n'est assurément pas la seule qui soit capable de le produire. On est d'ailleurs certain de se maintenir, dans cette question, en dehors de toute vue systématique et de toute idée préconçue, dès que l'on assoit son jugement sur cette considération évidente que le problème social qui nous occupe est résolu pratiquement toutes les fois que les ouvriers eux-mêmes se montrent satisfaits de leur situation. C'est en prenant pour guide ce criterium infaillible que la Société d'Économie Sociale poursuit les recherches par lesquelles pourront se révéler les conditions fondamentales de cette heureuse solution. Il est en elle incontestable que si, dans une organisation économique, les ouvriers eux-mêmes se montrent satisfaits de leur sort, dans ce cas, au moins, les conditions fondamentales du bien-être des populations ouvrières [111] ont été réalisées, et, en comparant sous ce rapport les diverses régions où cet heureux état a pu être signalé, on devra, au milieu de la diversité des mœurs, des circonstances naturelles, des industries et des prédispositions morales, retrouver ces conditions fondamentales comme caractères communs de ces situations de bien-être. Cette fixité même semble devoir être l'indice infaillible qui révélera les principes par lesquels a pu être obtenue la solution du problème, et elle enseignera les moyens de provoquer sur d'autres points un résultat aussi satisfaisant.
L'expérience acquise jusqu'à ce jour et les recherches auxquelles ont pu se livrer, soit les mandataires de l'administration, soit les observateurs préoccupés de se problème, semblent avoir clairement indiqué que ces conditions de bien-être ne se rencontrent nécessairement, ni dans le taux élevé des salaires, ni dans la situation indépendante des ouvriers, ni dans les satisfactions qui ont pu être données aux aspirations d'égalité sociale et politique, ni dans le développement de l'esprit d'association, ni dans le retour à des institutions analogues aux anciennes corporations ou communautés, ni en général dans les mesures de divers genres que l'on a récemment réclamées avec retentissement dans l'intérêt des classes ouvrières.
Les conclusions que l'auteur a cru pouvoir tirer de la présente étude ne sont pas en désaccord avec des résultats antérieurement obtenus. Les conditions économiques où les ouvriers se montrent satisfaits, sont très-diverses, ais il en est une qui caractérise constamment ces situations heureuses et paraît en être le principe fondamental, c'est la permanence des rapports entre les patrons et les ouvriers. C'est, à coup sûr, le trait saillant de l'organisation sociale que l'auteur a pu étudier ici, et il n'hésite pas à y voir la cause du contentement réciproque qui s'est maintenu traditionnellement dans cette industrie et dans celles qui se sont modelées sur elle.
L'expérience a fait sentir aux chefs d'industrie les plus intelligents tous les avantages de la permanence des rapports avec leurs ouvriers. Dans les organisations sociales qui prennent pour base ce principe, les patrons ont sous les yeux le spectacle encourageant du bien-être de ceux qu'ils emploient et jouissent de l'affection que ceux-ci leur rendent en échange ; ils se sentent en possession d'une légitime influence qui fait la force et la sécurité de leur industrie ; ils ne redoutent pas ces luttes sourdes et ces complots malveillants qui ont pour conséquence l'élévation exagérée des salaires, une concurrence peu loyale entre les diverses fabriques pour l'embauchage des ouvriers, une instabilité des frais de main [112] d'œuvre qui détruit la sécurité des transactions à long terme, enfin l'oubli complet de cette communauté d'intérêts qui existe nécessairement entre les ouvriers et les chefs d'industrie et dont rien ne maintient mieux le sentiment chez les uns et chez les autres, que la permanence des rapports. Les ouvriers, de leur côté, trouvent dans cette permanence les garanties matérielles de leur avenir et de celui de leur famille, une direction éclairée et bienveillante de l'imprévoyance qui est habituellement l'un des traits distinctifs de ceux qui ne s'élèvent pas au-dessus de leur condition : ils y trouvent, lorsque le malheur les frappe, une assistance qui honore et moralise à la fois celui qui l'exerce et celui qui en est l'objet. Cette tradition de bons rapports entre la famille du patron et celle de l'ouvrier fait planer sur celle-ci, au-dessus de l'autorité de son chef, une autorité plus haute et non moins acceptée qui peut au besoin maintenir l'harmonie dans le ménage et les principes de moralité dans l'éducation des enfants. L'heureuse solution de ce problème ne satisfait pas seulement aux intérêts des parties engagées ; ce contentement mutuel rend les populations plus dociles à l'influence légitime de l'autorité, assure la paix publique et ménage à l'État des éléments précieux de force et de grandeur.
La conclusion à laquelle a été conduit ici l'auteur de la présente étude n'est d'ailleurs qu'une confirmation, après bien d'autres, d'un principe économique révélé par une longue pratique de l'observation des faits sociaux et consigné dans un ouvrage aujourd'hui bien connu (les Ouvr. Europ., le tableau des pages 16 à 17 donne à ce principe la dernière évidence. — Voyez aussi les Monogr. 1, 5, 7, 8, 11, 14, 15, 16 du présent recueil). La permanence des rapports sociaux est indubitablement le vrai fondement de l'économie sociale, et le bien-être des ouvriers ne parait devoir être garanti que par le développement des mœurs qui tendent à établir cette permanence. Il ne faudrait pas croire, du reste, que ce principe soit une vérité nouvelle à introduire dans les institutions sociales de l'humanité : sa mise en pratique est un des fruits de l'expérience la plus ancienne, et l'on peut dire qu'il a toujours servi de base aux sociétés humaines. Le système économique des engagements forcés, mal à propos flétri du nom de servage, parce qu'on l'a injustement considéré comme établi seulement au polit du maître, n'est que la garantie de ce pincipe souverain, chez les peuples d'une civilisation intérieure. Ce n'est plus qu'une institution arriérée et rétrograde chez les peuples déjà parvenus à un certain degré de civilisation, et parmi lesquels la permanence des apports sociaux doit se maintenir sans porter atteinte à la liberté. Aussi ne faut-il pas, chez les peuples émancipés, introduire en pareille matière [113] l'intervention de l'autorité gouvernementale. Le caractère essentiel de leur état social est le régime des engagements volontaires permanents ; toute atteinte portée par l'autorité à cette liberté des rapports, tend à faire reculer ces peuples vers les institutions restrictives qui sont le propre des civilisations inférieures : le progrès, pour eux, consiste au contraire dans la mise en pratique des principes sociaux par la seule force des mœurs et la libre initiative des citoyens. À la vérité chez quelques-uns de ces peuples civilises, a une époque où momentanément les rapports ont été roubles dans leur équilibre, en premier lieu par des révolutions sociales, en second lieu par une trop brusque transformation des procédés de l'industrie ; le gouvernement pourra se préoccuper, à juste titre, de l'insuffisance des mœurs violemment jetées hors des voies de la tradition européenne, et de l'inefficacité de l'opinion publique divisée et amoindrie par de longues dissensions. Il exercerait, dans ce cas, une action salutaire en donnant aux esprits la première impulsion pour revenir à des principes dont les avantages évidents les saisiront bientôt et les fixeront d'une manière durable. Il lui suffirait d'être inspiré par les convictions que l'on cherche à faire naître ici, pour que toutes ses mesures fussent en harmonie avec le principe reconnu, et tendissent à le remettre en honneur.
Cette action gouvernementale trouverait d'ailleurs un secours assuré dans l'exemple des chefs d'industrie encore nombreux dans notre pays, qui demeurent fidèles au principe de la permanence des rapports. Les patrons capables de sentir l'importance de ce principe social ont en effet recours à toutes sortes de combinaisons pour en garantir le maintien : parmi ces combinaisons, on rencontrera souvent et comme l'une des plus efficaces l'alliance du travail agricole et du travail industriel1. Mais il importe de remarquer ici que cette combinaison n'a rien de spécifique en elle-même pour produire le bien-être des populations ouvrières ; qu'elle ne concourt à ce résultat qu'en favorisant d'une manière toute spéciale la permanence des rapports entre les ouvriers et les patrons. Pour s'en convaincre, il suffit de constater que cette même satisfaction où vivent les ouvriers sous l'influence du travail agricole uni au travail industriel, s'observe souvent aussi parmi les ouvriers occupés d'industries purement urbaines et placés dans les centres manufacturiers où l'antagonisme social est le plus développé (Nos1, 8, 12). Mais dans les exemples de ce genre on a aussi toujours eu lieu [114] de constater la permanence des rapports entre les ouvriers et les patrons.
Le maintien de la permanence de ces rapports semble donc la condition essentielle du bien-être des classes inférieures : la conviction profonde où seront les patrons qu'ils ont pour devoir et pour intérêt de maintenir cette permanence ou de l'établir là où elle n'existe pas, les conduira à imaginer, selon les lieux et les circonstances, mille combinaisons propres à obtenir ce résultat. Dans le temps présent, il est de la plus grande utilité d'étudier et de faire connaître ces combinaisons économiques en les rattachant au grand principe qu'elles ont pour effet de mettre en application. On peut ajouter enfin, que l'alliance du travail agricole et du travail industriel figurera toujours au premier rang parmi ces combinaisons qui, d'ailleurs, pour avoir de l'efficacité, doivent émaner avant tout des inspirations charitables de l'esprit chrétien, source éternelle de l'harmonie sociale et de la civilisation européenne.
(B) Sur les travaux agricoles des paysans de la commune de P***
Pour donner une idée précise des habitudes de culture en vigueur dans ce pays et des travaux que la famille exécute ou fait exécuter sur sa terre, il est utile de rapporter ici le calendrier agricole dressé d'après les indications de la famille et de plusieurs paysans cultivateurs de cette commune ; on commence ce calendrier à l'époque des premières semailles.
Novembre. Labour de la terre destinée au jardinage et des champs où l'on va mettre les céréales (on nomme ce travail faire des galas à la terre); semailles du blé. Une charrue traînée par un âne que conduit un enfant trace le sillon ; une femme qui suit la charrue y dépose le grain au fur et à mesure : on passe ensuite sur la terre une traverse de bois traînée par un âne, et qui ramène la terre sur le grain. Tous les labours se font à la bêche, jusqu'à 2 pans (0m40) de profondeur.
Décembre. Labour de la terre destinée aux lèves ; semailles des fèves. [115] Réparation des murs de soutènement dans les parties des terres exposées aux inondations du printemps.
Janvier. Labour des pièces de terre destinées à la culture des légumes, (poireaux, oignons, ail), des pommes de terre, des courges et des melons.
Février. Labour des terres en jachère où sera semé le blé en novembre suivant ; chaque pièce de terre ne reçoit qu'un seul labour à cette époque.
Mars. Labour des terres plantées de vignes ; repiquage des pommes de terre ; semailles des pois ; taille de la vigne.
Avril. Suite de la taille de la vigne : binage des vignobles a la houe simple.
Mai. Sarclage à la houe des champs de blé par les lemmes ; semailles des haricots par les hommes. n achève en ce mois tous les travaux de printemps arriérés.
Juin. Ce mois est une époque de repos, on y termine tous les travaux qui étaient en retard, et l'on prend ses mesures pour la moisson prochaine, qui commence souvent dans les derniers jours de juin.
Juillet. Moisson pendant la première quinzaine ; dépiquage du blé sur une aire construite pour cet usage. Le dépiquage se fait sous les pieds des chevaux ou des mulets ; on enlève à la fourche le blé battu, et le vent sépare la paille plus légère que le grain.
Août. Récolte des pommes de terre, des courges, des melons, des pastèques et des produits divers du jardin.
[116] Septembre. Menues façons données aux terres pour nettoyer celle du jardin et préparer celle qui va bientôt recevoir les semailles de blé.
Octobre. Vendange faite, quand il le juge à propos, par chaque propriétaire, et par les membres de sa famille ; une charrette suit le vendangeur dans la bade de blé récemment moissonnée, ou de terre en jachère qui sépare l'une de l'autre les bandes de vignobles (§ 1), le vendangeur jette au fur et à mesure les grappes dans des cuves placées sur la charrette ; lorsqu'elles sont remplies, on les rapporte à la maison pour vider la vendange dans le cuvier, qui a ordinairement une capacité de 80 à 200 millérolles (50 a 128 hectolitres); le foulage est exécuté par des hommes qui se plongent dans le cuvier et piétinent sur le raisin : après huit jours le vin est soutiré du cuvier et mis en tonneaux. Ces divers travaux se prolongent jusqu'à la Toussaint. Pendant ce même mois on récolte les fruits (pêches, amandes, ligues. etc.)
Pour rendre plus facile l'appréciation de la valeur des mesures provençales mentionnées dans cette étude, il est peut-être utile d'ajouter ici les renseignements qui suivent :
On mesure la superficie du sol au Quarteret, et 5 quarterets valent 1 hectare.
Le vin, les huiles, les liquides en général ont pour mesure de capacité la Millérolle, qui vaut 64 litres. — La millérolle de vin se divise en 60 Pots. — La millérolle d'huile se divise en 4 Escandaux, et chaque escandal en 12 Livres de jauge. — le litre d'huile d'olive de Provence pèse 0 k. 91, poids moyen.
Pour les grains, l'unité de mesure de capacité est la Charge (cargue), qui vaut 160 litres, et doit, pour les blés de Provence, peser de 127 à 130 kilogr. — La charge de grains se divise en 10 Panaux : le panal en 4 Sivadiers, et le sivadier en 4 Picotins.
(C) Sur les anciennes institutions municipales de la Provence
Par M. Charles de Ribbe, avocat au barreau d'Aix en Provence.
[117] La Provence n'ayant jamais cessé, depuis son annexion à la France (1481-1486) jusqu'en 1789, de s'administrer elle-même comme pays d'États, il est naturel de penser que l'indépendance de ce régime intérieur a exercé une influence profonde sur les usage, les mœurs et le caractère de ses habitants, sur la situation des classes et leurs rapports entre elles, sur l'état de la propriété, etc...
Les institutions de la Provence sont mortes ; les principes essentiels qui les soutenaient et les fécondaient ont été même complètement sacrifiés par les théories centralisatrices des législateurs de 1789, malgré les précieux éléments de liberté qui les avaient lait admirer de Necker et qui leur méritèrent plus tard les regrets hautement exprimés de Portalis (De l'usage et de l'abus de l'esprit philosophique durant le xviiie siècle, t. II, chap. 32). Leur chute ne doit pas cependant empêcher d'être juste à leur égard. Plus que jamais, au milieu de l'affaiblissement universel des liens de l'esprit de famille, il importe d'étudier leur part d'action sur les communes rurales dont l'organisation offre un si grand intérêt d'avenir pour la classe agricole et de stabilité pour l'ordre social.
Les publicistes et jurisconsultes provençaux appelés, en qualité d'assesseurs d'Aix et de procureurs du pays, à diriger alternativement l'administration d'une province où vivaient les traditions de la démocratie romaine, avaient compris longtemps avant 1789 les conditions normales d'existence de toute démocratie. Ils sentaient très-bien à quel point le développement progressif des idées d'égalité, l'influence donnée à chaque citoyen dans les affaires publiques, exigeaient qu'on rattachât les murs aux lois et les lois aux murs, en évitant les systèmes absolus et les formules trop générales. De là leurs efforts pour ériger en corps de doctrines un ensemble de principes déjà consacrés par les règlements locaux, en vue de combiner l'initiative propre des communes avec la protection et l'impulsion émanées du centre provincial.
Malgré de nombreuses vicissitudes, un principe dominant persiste et subsiste ; il peut se traduire dans la formule suivante, moderne par l'expression, mais dont le fond n'a été nulle part et plus anciennement vrai qu'en Provence : « Le gouvernement au Roi, et l'administration au Pays. » On voit là marquée en d'autres [118] termes la distinction fondamentale qui sépare l'unité de l'uniformité, distinction en vertu de laquelle « on laissait à la liberté, dit Portalis, tout ce qui n'est pas nécessaire au maintien du pouvoir. » Les jurisconsultes provençaux trouvèrent souvent l'occasion de 1ormuler sur ce point des doctrines séculaires. Outre les stipulations contenues dans l'acte confirmatif de l'annexion de la Provence à la couronne, ils ne manquèrent jamais l'occasion d'invoquer contre les édits fiscaux destructeurs du droit d'élection, le danger d'isoler les affections et les intérêts de leur centre naturel, les avantages d'un régime économique qui, liant les citoyens les uns aux autres, leur faisait rechercher l'honneur de s'occuper gratuitement des affaires de la cité et les obligeait d'en contrôler chaque jour la gestion, la rare énergie, le patriotisme, l'attachement à la famille et au sol qu'une libre émulation communiquait aux âmes. Aussi M. de Coriolis pouvait-il écrire en toute vérité dans le préambule de son grand ouvrage sur l'Administration du comté de Provence qui précéda de peu d'années la révolution :
« En Provence, tout habitant contracte le devoir d'être instruit, puisque tout habitant a le droit de participer au gouvernement de la cité. Quand l'instruction sera générale, les affaires n'en iront que mieux. Chacun verra qu'il faut aimer la patrie comme son bien propre, et qu'avec toutes les ressources de faire le bien, on serait inexcusable d'opérer ou de tolérer le mal. »
L'histoire de Provence attesterait au besoin quels furent les fruits de telles maximes professées, mises en pratique, aux divers degrés de l'échelle sociale et administrative. Elle dirait les vertus, les élans de courage, les sacrifices généreusement et simplement accomplis qu'inspira, dans les moments de danger public, au peuple des campagnes, le sentiment des besoins du pays, l'amour de la grande patrie provinciale et nationale identifié à celui de la petite patrie communale. Avant l'édit de 1771, les Assemblées des communautés avaient déjà dépensé pour le maintien du droit d'élection 12,500,000 livres. Et cependant les États étaient suspendus depuis 1639; l'administration générale de la province et les administrations particulières de chaque ville ou bourg n'étaient plus con1iées qu'aux mains de quelques bourgeois à la tête desquels se trouvaient placés un petit nombre de gentilshommes. Un siècle et demi de durée avait mis à l'épreuve le nouveau régime, lorsqu'un procureur du pays de Provence, qui se préparait dans de fortes études de droit public, à devenir un grand homme d'État, le jugeait en ces termes : « Alors (depuis 1639) on a vu toutes les administrations prendre un nouvel essor : partout on a ouvert des canaux, tracé des chemins, construit des ponts ; d'utiles communications ont été ménagées [119] dans les contrées les plus difficiles et les plus reculées. Le commerce a été protégé par des encouragements ; on a établi des manufactures. Les mêmes soins, la même vigilance, la même sollicitude se sont étendus sur les ports, sur les rivières, sur toute espèce d'ouvrages publics. »
Un simple fait emprunté à une curieuse correspondance de l'époque justifiera les appréciations de Portalis, en même temps qu'il prouvera combien furent mal servis les gouvernements, depuis le xviie siècle, dans leurs luttes contre l'autonomie communale et provinciale. En 1637, au milieu des démêles du pays de Provence avec la couronne, Henri de Sourdis, archevêque de Bordeaux, chargé d'une mission par le cardinal de Richelieu, parle avec dédain et colère dans une de ses lettres (écrite de Marseille, le 15 déc. 1637) contre cette assemblée intraitable « de certains conseils qu'on ne connaît pas, dit-il, et qui retournent prendre le manche de leur charrue, quand ils ont quitté le chaperon ». Il va même jusqu'à ériger en maxime que les gouverneurs doivent user à leur égard du bâton.
« Chaque communauté, est-il dit dans un document de 1774, est parmi nous une famille qui se gouverne elle-même, qui s'impose ses lois, qui veille à ses intérêts. L'officier municipal en est le père... Ses fonctions ne sont point concentrées dans le cercle étroit d'une administration particulière ; membre du corps national, il est successivement appelé aux assemblées nationales. »
Cette assimilation établie entre les lois qui président à la famille et celles qui régissent la commune, ou, pour employer l'ancienne expression plus significative encore, la communauté, indique la partie sociale de la constitution d'un pays. L'auteur ne saurait aborder ici les détails qui seraient de nature à compléter sa preuve. Une organisation municipale peut, du reste, être appréciée autrement que par son mécanisme. Quel esprit met en jeu ses ressorts ? Se concentre-t-elle dans une catégorie de familles distinctes et privilégiées, ou embrasse-t-elle l'universalité des familles, en un mot toutes les classes et toutes les conditions ? Voilà ce qu'il faut connaître. À ce point de vue, l'ancienne organisation municipale de la Provence mérite d'être mise en lumière ; car elle offre l'institution la plus démocratique et la plus conservatrice à la fois qu'il soit possible d'imaginer. L'auteur veut parler des Conseils généraux de tous les chefs de famille, réunis lorsque les Conseils ordinaires ou les Conseils dits renforcés ne voulaient ou ne pouvaient trancher certaines questions d'un intérêt majeur pour la masse des habitants.
Les Conseils généraux se trouvent mentionnés dans la plupart [120] des chartes des xiiie et xive siècles, tantôt sous le nom de Grands Conseils, tantôt sous celui de Parlements (Parlamentum, universitas militum et proborum hominum). Ils n'étaient pas spéciaux à la Provence, et l'on sait qu'ils avaient existé au sein des communes lombardes. Véritables assemblées du peuple, ils rappelaient dans le Midi le souvenir des anciens plaids germaniques. On y convoquait indistinctement tous les chefs de famille, les caps d'ostal (caput hospitii), tous ceux ayant feu et lieu (larem foventes) ; et quelque ois on allait jusqu'à frapper d'une amende les absents2. Le Conseil général, ainsi composé, tenait sa séance à l'hôtel de ville ou sur le place publique, devant l'église paroissiale dont la cloche annonçait l'heure de la réunion. Les Consuls lisaient un exposé motivé de l'affaire : il s'agissait d'aliéner tout ou partie des communaux, de nommer des députés ou syndics.... Les chefs de famille approuvaient ou désapprouvaient les motions proposées.
L'exercice des devoirs et des droits, les plaisirs même se confondant alors dans l'unité de la vie sociale, religieuse et administrative, on avait soin de faire coïncider l'intervention des citoyens dans les affaires publiques avec le dimanche ou un jour de fête. Les chef de famille avaient pleine liberté ces jours-là de s'assembler à l'église, sur le champ de foire, où s'égayait la jeunesse, d'assister aux conseils de ville et aux bureaux de l'hospice, de remplir les fonctions de prieurs de confréries. L'histoire intérieure des anciennes communautés rurales de la Provence se résume dans la persévérante activité des habitants des campagnes, à faire progresser de nombreuses institutions ou associations, soit religieuses, soit civiles. que venaient couronner à des intervalles de temps, plus ou moins éloignés, les Conseils généraux.
Les historiens ont aussi indiqué le nombre des bourgeois, artisans et ménagers (D) qui assistèrent à des Conseils généraux importants ; il atteignit quelquefois, et dans des villes bien inférieures en population à Aix, Marseille, Arles, etc., le chiffre de 4,000 personnes3. Les attributions de ces conseils, indéterminées pendant le moyen âge, tendirent de plus en plus à se fixer. Ils durent se limiter au cas où il y avait lieu de délibérer sur de grands intérêts municipaux, et être autorisés au préalable par une permission du Parlement ou de la Cour des comptes.
[121] Les Conseils généraux étaient le plus habituellement appelés à statuer sur l'imposition de la taille, imposition ordinaire des communes qui, étant toutes cadastrées, veillaient à ce que la règle de proportion établie fût juste et ne s'altérât pas. Les communes urbaines ou rurales avaient cependant pleine liberté, selon leur situation et leurs besoins, de choisir le mode qu'elles jugeaient le moins onéreux pour acquitter leur part contributive ; ainsi, l'imposition en fruits, sorte de dîme municipale perçue au moment de la récolte, les droits de consommation, connus en Provence sous le nom de Prèves, qui devaient être modérés lorsqu'ils atteignaient les objets de première nécessité, et frappaient, dans les villes où affluaient les étrangers, surtout les objets de luxe, etc. « Les contribuables qui croyaient le système d'imposition mal choisi portaient leurs réclamations à l'autorité supérieure, qui confirmait ou réformait ce qui avait été fait. En cas de réformation, la commune s'assemblait de nouveau pour délibérer sur une nouvelle forme d'imposition ; car, en réformant son erreur, on ne pouvait la priver de son droit4 ».
Le même système d'administration existait dans la plupart des communautés du comtat Venaissin, sous l'autorité du recteur ou gouverneur résidant à Carpentras, ou s'assemblaient les États du pays, et sous celle du cardinal légat, dont la juridiction avait pour siège Avignon. Un très-grand nombre de chartes y attestent l'ancienneté des Parlements ou Conseils généraux, en plein exercice depuis le xiiie siècle ; nommant à la pluralité des voix les syndics ou consuls, les conseillers de ville, les auditeurs des comptes chargés de surveiller les opérations du trésorier de la communauté, les maîtres de la police, le médecin, etc. ; votant les impositions avec une telle souveraineté que toute levée de deniers y était réputée illégale si elle n'était consentie par l'assemblée des chefs de famille. Ces Conseils généraux étaient présidés selon les lieux par le gouverneur ou son lieutenant, par le bayle ou viguier, à la réquisition des consuls. Malheureusement, là, comme presque partout, l'influence des dissensions religieuses et un fatal esprit de concentration du pouvoir tendirent à altérer, à effacer les mœurs constitutives de l'autonomie et de la vie municipales. Bien que les Conseils généraux subsistassent en droit et en lait, sur plusieurs points on conféra leurs droits d'élection et de contrôle à des conseils restreints où entraient seulement 15, 18 ou 25 habitants notables choisis dans les divers États5.
[122] Des institutions si larges, si populaires, convenaient au peuple provençal, à son ardeur d'imagination, à ses habitudes de loyauté et de franchise ; elles concoururent à lui inspirer d'autres passions que celles dont l'intérêt personnel est le mobile; elles développèrent en lui des qualités de persévérance et d'intelligence, un esprit d'initiative réglé par le sentiment de l'ordre et de la solidarité humaine, qu'on a la douleur de voir disparaître aujourd'hui pour faire place aux mauvaises suggestions de l'isolement, de la jalousie et de l'envie. Enfin, il serait difficile de méconnaître, en ayant sous les yeux l'état moral et matériel de la classe agricole dans plusieurs cantons ruraux du Var et des Basses-Alpes, combien était utile la communauté d'administration et de secours établie pa l'unité du système provincial entre la haute et la basse Provence.
Les publicistes n'auraient donc qu'à gagner si, au lieu de caresser des préjugés trop absolus et trop répandus contre l'ancienne société française, ils s'appliquaient à chercher dans les traditions locales les titres épars et les éléments essentiels du self-government provincial. Nul doute que des études sérieuses, impartiales, ne dissipassent beaucoup d'erreurs qui ont discrédité les principes, en même temps que les formes de l'administration des pays d'États, et ne fournissent des enseignements nécessaires pour la bonne organisation des communes rurales. Quelques paroles adressées, en 1780, par Portalis, à l'Assemblée des communautés, achèveront de montrer ce que valaient les institutions municipales de la Provence : « Des sociétés, disait Portalis, qui nomment leurs administrateurs, qui s'assemblent pour délibérer, qui ont des intérêts communs à ménager, des finances à régir, des domaines à faire valoir, des droits à exercer, des dettes à éteindre, qui contractent et qui transigent, qui fient elles-mêmes leurs impositions, en déterminent la levée et la forme, sont nécessairement exposées à des contestations fréquentes. Le choix d'un administrateur occasionne parfois une commotion violente : mais l'expérience justifie que presque toujours ces mouvements intérieurs sont des crises salutaires qui maintiennent ou rétablissent l'équilibre...
« Les faibles inconvénients dont on se plaint sont inséparables du principe créateur de nos ressources. Si, parmi nous, quelques particuliers peuvent devenir dangereux, c'est que tous peuvent être utiles. L'influence qu'a chaque père de famille dans l'administration publique entraîne quelquefois des partis, des divisions, des cabales ; mais elle fait aussi que les âmes conservent du ressort et du nerf dans toutes les conditions, que l'humanité est partout honorée, et que l'on trouve des hommes, des citoyens, des administrateurs même dans la dernière classe des sujets. »
[123] Quelques années plus tard, à la veille de 1789, Portalis n'hésitait pas à proposer ce régime intérieur et économique d'une petite province comme un modèle à suivre dans les autres contrées de la France. Ses vues, justifiées par l'histoire et par la connaissance pratique des besoins du Midi, diffèrent peu de celles qui furent émises vers le même temps dans un document publié sur les communautés de campagne6. Une appréciation exacte des avantages dont celles-ci jouissaient en Provence s'y trouve à côté de sages conseils. Les communautés y sont assimilées à autant de petites républiques confédérées ; il n'est personne, dit-on, qui ne s'y estime plus heureux qu'ailleurs. « Ce sentiment est trop général pour n'être pas fondé sur des vérités. Ce qui ne serait qu'illusion ne peut si bien et si longtemps tromper les y eux. » — L'auteur anonyme auquel sont empruntées ces lignes était loin cependant de croire qu'il n'y avait plus rien à faire pour améliorer le sort et la bonne organisation des communes rurales. Justement alarmé du fléau social qu'on a caractérisé depuis par l'expression d'absentéisme, il en signalait les conséquences prochaines, inévitables : il voyait les villages abandonnés, les classes riches s'isolant des populations agricoles en les laissant livrés a l'influence souvent fâcheuse des gens de loi.
« La Provence, disait-il, est dans une position à part à cause de la force qu'ont les communautés. L'établissement des conseils est ancien ; il est établi dans les esprits que chaque citoyen doit à sa patrie une contribution de peines et de soins, comme aussi que chaque citoyen doit à son tour participe aux honneurs de la magistrature. » Mais il constatait aussi « que les bourgeois ayant une certaine aisance aimaient naturellement le repos et que beaucoup s'éloignaient des affaires. » ... « Ceux qui sont les plus influents par leurs fortunes, s'écriait-il avec douleur, sont ceux qui s'éloignent des affaires publiques... eux qui paraissent au village, fiers d'être gens de ville, y portent ordinairement un esprit de dédain et de hauteur qui e peut avoir que de mauvais effets. »
Tristes symptômes qui allégeaient alors le cœur des bons patriotes provençaux ! Ils ne se produisaient pas sans doute partout, mais ils n'étaient que trop encouragés par les tendances de l'époque. Les marquer ici, n'est-ce pas éclairer le présent en même temps que le passé ? N'est-ce pas expliquer, en dehors même des causes générales, comment les meilleurs institutions tombent aux ours de péril sous les coups des passions déchaînées ?
(D) Sur l'organisation et la transmission de la propriété chez les paysans de l'ancienne Provence dits Ménagers
[124] Les institutions municipales de la Provence n'ont pu subsister pendant une longue suite de siècles sans l'appui de certains éléments sociaux. Si ces éléments doivent exister quelque part à l'état fixe, par la vertu propre des mœurs et des lois, c'est au sein des communes rurales. Il convient, pour en donner une idée, de faire connaître une classe particulière de paysans, remarquable à plus d'un titre, et qui a joué un rôle important dans l'économie de l'ancienne organisation municipale de la Provence.
La classe dont il s'agit a porté dès l'origine un nom caractéristique. On appelait ceux dont elle se composait : les grands ou les petits ménagers. C'étaient des propriétaires ouvriers demeurant sur leurs terres et les exploitant eux-mêmes, aidés soit de leurs nombreuses familles, soit de ceux de leurs frères qui voulaient vivre en communauté avec eux, mettant non sans quelque fierté la main à la charrue, mais satisfait de n'être que les surveillants d'autres travaux d'un ordre servile pour lesquels ils employaient un valet ou des journaliers. Cette condition est précisément celle qu'il convient de désigner par le vieux mot français de paysans, et on en retrouve des types plus ou moins intacts dans toutes les contrées de la France qui conservent encore des traditions du passé de notre patrie.
En eux se personnifiait en quelque sorte la moyenne propriété. Au sein d'un pays entrecoupé de collines et de montagnes, dont le sol végétal, soutenu sur des pentes abruptes par des murs ou des chaussées de construction coûteuse, est le produit laborieusement accumulé de l'industrie humaine ; dans ces vallées étroites où l'olivier, l'amandier, le mûrier, la vigne, etc., exigent des soins intelligents et assidus, la moyenne propriété s'était constituée naturellement dès les temps les plus anciens. Elle y était protégée par le droit commun favorable en Provence a la franchise des fonds ; elle trouvait des garanties expresses de liberté dans les lois qui présumaient et établissaient l'allodialité des héritages jusqu'à preuve contraire. Malgré les envahissements des pouvoirs et des droits féodaux, la moyenne propriété avait fini par devenir l'intermédiaire le plus utile entre la grande propriété, trop souvent et surtout de [125] puis la fin du xviie siècle laissée inculte, et la petite propriété née du morcellement de la grande, mais chargée du poids de ses redevances, manquant d'avances et de capital. Placés à un égal intervalle des extrêmes, à la fois bourgeois et campagnards, les ménagers réunirent donc en eux les avantages oraux et matériels des deux conditions. Ils avaient su opposer, dans leur famille, une ferme barrière au courant d'émigration qui dépeuplait de plus en plus les campagnes ; ils ne s'étaient pas sentis séduits par la vanité chèrement payée des acheteurs d'offices. Ils continuèrent à porter avec le même esprit d'économie le costume des paysans : la culotte courte, de gros drap ou de velours de coton l'hiver, et de toile l'été, les gros souliers ferrés, les guêtres de peau et sans bas, la veste ou jaquette en étole grossière... Leur nourriture n'était pas luxueuse : ils ne mangeaient guère que du pain de seigle. Ainsi vivant au milieu des populations rurales, partageant leurs habitudes et ayant leurs meurs, les ménagers pouvaient exercer sur elles une grande et légitime influence, les patronner, les protéger, les aider de leurs conseils qu'un bon sens naturel, relevé par une certaine instruction, rendait assez éclairés.
Cette situation était aussi honorable qu'elle semblait modeste. La génération actuelle aurait peine à se représenter les prodiges d'économie qui la soutenaient dans les années mauvaises, où les intempéries des saisons, la grêle, les débordements des torrents, les exigences du fisc, venaient tromper les prévoyants calculs du père de famille ; mais, en compensation, elle donnait l'indépendance, les fortes et viriles vertus. Grâce à elles, les ménagers occupèrent un rang distingué dans la classe agricole et furent justement considérés comme formant l'aristocratie terrienne du tiers état. Sans doute, il y avait des degrés dans leur condition ; l'étendue du domaine patrimonial variait beaucoup : de là, la distinction établie entre les grands et les petits ménagers. Tous néanmoins s'estimaient également supérieurs en dignité, en liberté, en naissance, aux artisans et ouvriers se louant à la journée ; ils faisaient volontiers des échanges de leur travail, ils ne le vendaient jamais. Tous exerçaient aussi les mêmes droits, prenaient part aux mêmes assemblées ordinaires et extraordinaires de la commune. Une délibération de la communauté de Sisteron, du 6 mars 1334, les montre déjà figurant à côté des gentilshommes7. Un règlement somptuaire lait par les consuls d'Aix, en janvier 1544, les classe dans le tiers degré, et leur confère le rang donné aux procureurs des Cours subalternes, [126] aux notaires, aux marchands tenant grand traific de marchandises.
Peu de classes ont dépensé plus d'efforts en vue de se conserver, de s'élever avec les accroissements successifs de la propriété dans laquelle s'incarnaient, pour ainsi dire, l'unité et l'union de la famille. Peu de classes ont fourni au clergé de meilleurs prêtres, aux armées et aux milices levées en temps de guerre de plus vaillants soldats, des administrateurs mieux doués et mieux placés pour gérer les affaires communales. On y arrivait par l'épargne, et l'épargne, fécondée par la foi religieuse et les vertus patriarcales, ne manquait jamais d'assurer des éléments de stabilité patiemment poursuivis. L'ancien ménager était aussi fervent chrétien que bon citoyen. Il était observateur exact des pratiques du culte et savait par cœur les prières de l'Église. Personne n'aurait osé s'asseoir à sa table sans faire le signe de la croix. Le plus souvent, le chef de la maison ouvrait et terminait le repas par le formule consacrée d'invocation à Dieu. Lorsque arrivait la veillée, toute la famille (et dans la famille on comprenait les valets) entendait la lecture de l'évangile, on chantait des cantiques en langue provençale ; puis, un de ses membres récitait la prière commune. L'instruction, loin d'être bannie de la classe agricole, y était très-développée, et plus d'un ils de ménager dont la vie devait s'écouler dans les durs travaux de la campagne apprenait le latin à l'école dépendante du presbytère.
L'autorité paternelle exerçait au sein de cette classe un empire attesté encore de nos jours par le rare exemple de quelques familles. Le chef de maison ménager gouvernait sa parenté tout entière : il convoquait ses enfants dans les salaires importantes et tenait conseil avec eux. Les délibérations prises étaient gardées dans un livre de raison, véritable charte de la famille, où l'on inscrivait la généalogie, les titres, les inventaires des meubles, les limites des propriétés. Le père signait les divers articles, et, à son défaut, le fils aîné seul était investi de ce droit. On a trouvé dans certaines communes de l'arrondissement d'Arles des livres de raison qui remontent jusqu'au xiiie siècle. Quant aux marchés faits par le père de famille ménager pour la vente de ses denrées ou de ses troupeaux, ils n'avaient pas besoin d'être accompagnés de conventions écrites : ils étaient verbaux, et se terminaient alors comme aujourd'hui par la symbolique poignée de main (en provençal, la pacho, c'est-à-dire le pactum, le contrat de bonne foi.)
Le respect de l'autorité paternelle se liait à des mœurs qui établissaient sur le fondement de la liberté testamentaire le régime des successions. Le droit romain étant en Provence le droit commun ; on [127] appliquait les prescriptions de la Novelle 118 sur la légitime. S'il y avait quatre enfants ou un nombre moindre, celle-ci était le tiers des biens ; s'il y en avait cinq ou un plus grand nombre, elle s'élevait à la moitié. La légitime se divisait en égales portions entre les enfants. Faculté était laissée à l'héritier de la payer en argent, afin d'éviter le démembrement des héritages, lorsque le père n'avait pas voulu et dit le contraire. Or, c'est à ce parti que s'arrêtaient toujours les légitimaires, leur avantage étant de recevoir de l'argent au lieu d'une portion de terre ou de maison.
La légitime était considérée comme l'acquit d'une dette naturelle, parce que la nature impose aux père et mère l'obligation de donner des aliments à leurs enfants ; tel était le motif des dispositions de la loi qui en fixaient la quotité. Mais, en dehors de cette quotité, « il importe et il est convenable, écrivait un jurisconsulte provençal, que le maître puisse disposer de son bien comme il lui plaît. » Le maître, ou plutôt le père de famille, avait un autre guide que son bon plaisir pour user de la liberté testamentaire. Ce qu'il avait à cœur, ce qu'il voulait, en instituant un de ses enfants héritier, c'était la conservation intégrale du domaine héréditaire ; c'était le maintien du rang et de la dignité de sa famille. Ainsi on explique la persévérante ténacité des ménagers de Provence à concentrer sur la tête de leur fils aîné la totalité de la succession, ou du moins l'exploitation agricole proprement dite, en ne laissant aux puînés et aux filles que des terres dites censives non incorporées au domaine, ou une légitime en argent. Le sort de ce fils aîné n'était pas toujours des plus heureux ; il était obligé de s'imposer de rudes privations, des travaux excessifs et qui se terminaient quelquefois seulement avec la vie, afin de se procurer, sur les fruits de l'épargne. les sommes nécessaires pour solder ou compléter la légitime. Ce qui se pratique encore de nos jours dans un certain nombre de familles de ménagers, dont plusieurs ont une ancienneté de deux et trois siècles, en peut servir de preuve.
L'auteur peut invoquer ici le témoignage d'un ancien notaire de la ville de Barcelonnette, longtemps mêlé aux salaires des paysans. On lui demandait dans quel esprit ces institutions d'héritier, générales en ces contrées il y a encore trente ans, y étaient laites. On cherchait à savoir si elles trouvaient des obstacles, et, en ce cas, d'où ils venaient. Eh bien ! le croira-t-on ? les obstacles venaient souvent, pour le chef de famille, non pas des simples légitimaires, mais de l'héritier lui-même, avec lequel il était obligé de soutenir une lutte jusque dans l'étude du notaire, et auquel il finissait par imposer sa volonté. ne part plus modique en argent eut mieux convenu à celui-ci que le lourd fardeau de la conservation intégrale du [128] bien patrimonial, entraînant avec elle le payement onéreux de soultes plus ou moins considérables à ses frères et sœurs.
On était allé plus loin dans le sens des idées de conservation. En vertu de la Novelle 118, les filles avaient le droit de prendre dans la succession de leurs père et mère, aïeul et aïeule, morts ab intestat, une part égale à celle des enfants mâles. Il y eut une époque où ce droit, rigoureusement exercé, non par les filles qui se contentaient de recevoir en dot une modique somme d'argent ou un simple trousseau, mais par leurs maris, souleva des plaintes très-vives ; l'opinion le signala et le condamna en Provence comme une arme de destruction dangereuse pour les patrimoines. Les trois États assemblés intervinrent en 1472 et s'adressèrent au prince. Leur requête, écrite dans la langue du pays, expose qu'il y a urgence, « per la conservation de las maisons tant noblas quant autras », d'exclure les filles de la succession ab intestat de leurs ascendants, lorsqu'elles auront été dotées et qu'il y aura des enfants mâles. « Dans le cas où elles ne seraient pas dotées, ajoutaient les ́États, qu'elles le soient à l'estimation des plus proches parents et amis des parties, selon les facultés des biens et l'état desdites personnes. » Tel était, du reste, le droit rigoureux consacré de toute ancienneté dans beaucoup de règlements locaux et de chartes de communes du Midi. Le prince accéda à la demande des États, en stipulant et établissant toutefois le droit des femmes à la légitime « ou au supplément d'icelle. » Les jurisconsultes provençaux, expliquant le statut de 1472, observaient que la succession ab intestat a son fondement dans la volonté présumée du défunt, et que le vœu commun des pères est de conserver le nom et la dignité de leurs familles par les enfants mâles, vu que les filles « sont le terme et la fin de la famille paternelle. »
Au même ordre de principes appartenaient les dispositions concernant le retrait lignager qui, sur la demande des États, furent également, en 1472, l'objet d'un statut général. Ce statut donna aux personnes « les plus proches en affinité et parentelle du vendeur », le droit d'être préférées comme acquéreurs des biens vendus.
Les prescriptions des divers statuts qui viennent d'être indiquées étaient autrefois incontestées ; nul ne se serait avisé de soutenir qu'elles blessaient l'équité naturelle. On a vu même comment les mœurs allaient au-devant des lois pour les corriger, dans le but avoué de maintenir l'intégrité des patrimoines au sein de toutes les classes. Malheureusement, l'excès arriva, lorsque des pères de famille, sacrifiant à leur autorité et aux principes de conservation la liberté morale de leurs filles ou de leurs puînés, voulurent les faire entrer, avec ou sans vocation, dans les ordres monastiques.
[129] Un tel oubli des droits de la conscience et des vais intérêts de la foi chrétienne porte avec lui la condamnation de l'abus, mais il n'infirme pas le légitime usage du droit de liberté testamentaire. Devenu trop général dans les classes nobles ou bourgeoises, il se produisit rarement dans la classe agricole où les puînés continuaient presque toujours à vivre en communauté avec les aînés, s'ils ne préféraient embrasser une carrière, et où des mariages réciproques entre les membres des familles de ménagers permettaient aux filles de s'établir facilement.
Ce qui existait dans la Provence ne lui était pas du reste spécial. Le Dauphiné, que régissait le droit romain, observait à peu près de semblables coutumes. Là aussi, les paysans tenaient à concentrer sur la tête de leur fils aîné la totalité ou la presque totalité de leurs biens immeubles, sans division ni morcellement. Il était même presque habituel et comme de style, afin d'éviter la cassation du testament pour cause de prétérition, de léguer à titre de légitime la minime somme de cinq sols, ainsi qu'on le voit dans beaucoup d'anciens actes. Les puînés et les filles respectaient d'ordinaire les volontés paternelles ; mais, dès la fin du xve siècle, ces volontés commencèrent à être moins obéies, et il ne fut plus rare que les puînés ou les filles répudiassent la légitime assignée par les dispositions de leur père, pour demander leur légitime de droit. La jurisprudence du parlement de Grenoble vint en aide aux principes de conservation, en décidant que les enfants dotés en argent ne pourraient réclamer, par suite de leur option présumée, qu'un supplément de légitime en argent et non en biens héréditaires.
Il en était de même, à plus forte raison, dans les hautes montagnes des Alpes, où les anciennes traditions communes à presque toutes les sociétés européennes devaient se maintenir très - longtemps intactes. ln grand procès qui a occupé, en 1831 et 1832, le tribunal de Briançon a fourni sur ce point des indications précieuses. Les fils aînés des trois principales familles de la vallée du Queyras étant allés faire le commerce hors de leur pays, s'y étaient ruinés et avaient été déclarés en état de faillite. Mais, lorsque leurs créanciers voulurent poursuivre la vente de leurs biens et se payer sur le prix, tous les autres membres de ces familles, qui n'avaient rien réclamé jusqu'alors, vinrent exercer contre les créanciers leurs droits légitimaires, réservataires ou autres. Il fallut donc faire des actes de partage, conformément à leurs droits respectifs. Des experts furent nommés, et il résulta de leurs opérations que depuis 125 ans (on ne put remonter au delà), il n'y avait jamais eu d'acte constatant ou établissant les droits des membres des diverses familles sur les biens patrimoniaux. Il fut constaté qu'en vertu du testament paternel [130] et même sans testament, le fils aîné était investi de la totalité de la succession, que les puînés avaient vécu et continuaient à vivre en communauté avec lui, enfin que les filles se bornaient presque toujours à demander le trousseau constitué par contrat de mariage8.
La liberté testamentaire avait tellement pénétré dans les mœurs des populations du midi de la France, elle était si conforme à leurs intérêts et à leurs traditions, qu'un avocat général au Parlement de Provence, M. de Gaufridi, baron de Trets, écrivait en 1727 (Avis dressé par ordre du chancelier d'Aguesseau, au sujet d'une déclaration interprétative de l'édit de Saint-Maur) : « L'on scait assés que la Provence est trop stérile et trop pauvre pour y introduire le reste du droit des coutumes. La médiocrité de ses habitants ne pourroit supporter l'égalité des partages, ni les douaires coutumiers, ni la communauté des conjoints. »
Dans des remontrances du même Parlement, en date du 11 septembre 1737, au sujet de la nouvelle ordonnance des testaments, le Parlement demandait, avec un égal esprit de sollicitude, la révocation de certaines dispositions « ouvertement contraires, disait-il, à nos mœurs, et notamment à la liberté de tester, droit le plus jaloux des peuples soumis aux lois romaines. »
(E) Sur les conséquences du régime nouveau des successions en ce qui concerne la condition des ménagers de la Provence
Par M. Charles de Ribbe, avocat au barreau d'Aix en Provence.
Le moyen sûr d'apprécier ce qu'étaient avant 1789 les ménagers ou paysans de Provence est de voir ce qu'ils sont aujourd'hui, ce qu'ils persistent à vouloir être malgré les tendances envahissantes des murs et les obstacles provenant de la loi, dans les principaux [131] centres agricoles du Var, des Bouches-du-Rhône, des Basses-Alpes et de Vaucluse. Le type s'est, sans nul doute, effacé dans beaucoup de cantons ruraux, et ces cantons sont, pour la plupart, ceux où ont pénétré profondément les doctrines socialistes. Ailleurs, il est devenu plus rare, il a dégénéré ou il s'est amoindri, mais il n'a pas disparu. Au fond et partout où ils ont trouvé les éléments nécessaires de perpétuité et de lutte contre les mauvaises influences extérieures, les ménagers constituent toujours la même race forte, chrétienne, économe, frugale, aussi vigoureuse au moral qu'au physique, remarquable par ses qualités de bon sens, et dans laquelle semblent se personnifier les idées d'ordre et de respect.
Les familles de ménagers sont toujours les mieux gouvernées et les plus nombreuses, celles ou les enfants sont particulièrement bien élevés, ou l'autorité du père et celle du pouvoir sont également obéies ; elles sont encore les plus éclairées et les plus instruites, les plus aptes, par leurs ressources, à réaliser les progrès agricoles qui sont hors de la portée de l'intelligence et des moyens du petit propriétaire paysan obligé, pour vivre, de se louer à la journée. Leur honnêteté est proverbiale et les met à l'abri de tentatives de séduction dans les temps d'anarchie.
Les parents et les enfants continuent à se nourrir et à se vêtir comme autrefois ; mieux que personne, ils savent ce qu'il y a de fragile et de trompeur dans le luxe des ouvriers des villes, dans cette vanité jalouse, inquiète, qui porte souvent les plus pauvres à emprunter les dehors de la richesse et surexcite en eux des désirs nécessairement inassouvis. Les ménagers ont là-dessus des principes et des,idées qui ne s'en iront qu'avec eux. Ils sont fiers de leur simplicité ; leurs femmes, généralement vives et accortes, croiraient déchoir en imitant la coquetterie et les fantaisies de costume des femmes d'artisans ; mais nulle maison n'est plus abondamment pourvue que la leur en beau et bon linge ; dans certaines parties de la Provence où les irrigations ont doublé et triplé la production, leur luxe consiste en des bijoux de famille et même en des diamants dont elles se parent aristocratiquement aux jours de grandes fêtes. Il convient d'ajouter que cette particularité, tenant aux mœurs du pays, est et doit être restreinte à quelques localités.
Aussi attachés à la vie de famille que les ouvriers des villes et les manœuvres salariés des villages le sont peu, les ménagers ne fréquentent point les cafés ; ils gardent contre ces lieux de dépenses stériles et de corruption leur vieille répugnance justifiée par tout le mal qu'on leur a vu produire à des époques récentes. Ils sont les premiers à payer les impositions : Solder le plus tôt possible [132] ses dettes, c'est, disent-ils, bien placer son argent. » Ils aiment leur commune rurale dans les conseils de laquelle ils entrent, ils y trouvent un bien-être, une considération morale et un aliment pour leur activité que les artisans les plus aisés ne rencontrent pas dans des centres populeux, et que les propriétaires, nobles ou bourgeois, avec lesquels ils vivent dans les meilleurs rapports, ont trop désappris à rechercher. Il n'y a jamais moins d'un cinquième de ménagers dans les conseils municipaux des villes les plus importantes du département du Var.
Les ménagers n'ont pas été jusqu'ici moins fidèles a leurs traditions, lorsqu'il s'est agi de régler l'avenir de leur bien patrimonial et d'en prévenir le morcellement. N'ayant plus la faculté d'instituer, comme ils le disaient autrefois, un héritier, ils ont été obligés d'employer dans le même but de nouvelles combinaisons. Le plus souvent, on les voit avantager de la quotité disponible, attribuée à titre de préciput et ors part, soit l'aîné, soit celui de leurs enfants mâles qu'ils associent à leurs travaux et à leurs sollicitudes. Il y a même là pour eux, dans les contrées où les idées de partage égal tendent à prévaloir, une excuse aux yeux des autres enfants, ceux-ci ne pouvant se plaindre d'une faveur donnée au dévouement persévérant de celui de leurs frères qui s'est montré le plus désintéressé.
Il en est qui, ne trouvant pas dans le chiffre de la quotité disponible le moyen d'atténuer les effets de la loi du partage, vont encore, même aujourd'hui, jusqu'à user de fraude. Les exemples en sont fréquents. Le maire d'une commune des Basses-Alpes citait naguère à l'auteur celui d'une famille de paysans dont le chef, à sa connaissance, a passé successivement vingt-si actes simulés. Un ménager d'une commune des Bouches-du-Rhône disait, il y a peu d'années, au notaire : — « Je voudrais bien avantager d'une terre tel de mes fils, et pour cela j'ai l'intention de lui faire une vente fictive. » — « Pensez-vous à tout ce qui peut s'ensuivre ? répondit le notaire. Vous agiriez d'une manière plus sûre en vendant réellement votre terre et en donnant de la main à la main le prix à votre fils. » Le ménager ne manqua pas d'expliquer alors, en manifestant sa peine, que son but serait loin d'être atteint. Avantager son fils était à ses yeux peu de chose ; ce qu'il prétendait assurer par là, c'était l'entière conservation de sa terre.
Les filles n'ont pas cessé d'être considérées, par un certain nombre de ménagers, comme étant « le terme et la fin de la famille paternelle. » Dans le territoire d'Arles, ceux-ci ont coutume de leur donner, outre le trousseau, ce qu'on appelle des pâtis ou des coussous, c'est-à-dire des champs défrichés et isolés au milieu de la vaste [133] plaine de la Crau, en gardant pour les fils le domaine patrimonial. Non-seulement quelques-uns se bornent à les doter en argent, mais ils s'efforcent de leur enlever tout ce qui peut échapper au partage, à la jalouse surveillance de leurs maris. L'auteur a entendu le descendant d'une de ces anciennes familles de ménagers lui raconter comment son grand-père avait mis successivement en dépôt chez son voisin des sommes considérables, par quels moyens et avec quelles précautions il avait fait voiturer les sacs d'argent dans des brouettes couvertes de fumier. Aussi arrive-t-il rarement que les filles ou leurs maris trouvent de l'argent dans les successions de paysans.
La vallée de Barcelonnette, et, en général, les pays montagneux, sont l'asile, en quelque sorte inexpugnable, où se sont conservées, dans leur vitalité originelle, les mœurs hostiles au partage. Là, lorsqu'un fils aîné se marie, le père et la mère du futur époux s'entendent souvent avec le père et la mère de la fille, pour que les avantages faits par ces derniers9, en vue de maintenir l'intégrité du bien patrimonial dévolu au jeune ménage, soient transportés immédiatement par la femme sur la tête de son mari. ans la vallée du Queyras, les nouveaux Codes n'ont commencé à être plus ou moins exécutés que trente ou quarante ans après leur promulgation. Les principes de transmission intégrale ont toujours été fidèlement observés, avec ou même sans testament du père.
Les familles de ménagers s'allient entre elles en Provence, et un mariage avec un étranger ou un artisan paraîtrait prouver chez les parents de la fille peu d'intelligence, même peu d'honneur. Ce qui est ici un usage, né des habitudes de conservation, était encore naguère, dans le Queyras, une loi impérative ; et, s'il arrivait qu'un jeune home épousât une fille d'une autre paroisse, il était soumis à payer un droit de barrière aux jeunes gens non mariés de la paroisse de la fille.
Pendant très-longtemps les tribunaux du Dauphiné ont été appelés à statuer dans d'innombrables procès sur la validité d'actes argués de fraude et faits par des paysans dans le but de consolider la presque totalité des biens héréditaires sur la tête de l'héritier. Il n'est pas non plus sans intérêt de noter que les premières affaires correctionnelles jugées par le tribunal de Briançon. après 1830, ont été des actes de rébellion contre des huissiers venus pour procéder [134] à des saisies. Il y avait bien eu déjà deux ou trois saisies immobilières, suivies de ventes judiciaires, dans des pays ou elles étaient inconnues ; mais ces ventes étaient demeurées sans exécution, personne ne s'étant présenté pour affermer ou racheter les biens. Les créanciers poursuivants étaient demeurés adjudicataires, moyennant leur mise à prix.
Un dernier fait prouvera l'empire qu'exerçaient au sein des vallées des Hautes-Alpes l'autorité du père et l'esprit des familles. Les marchands de fromage, établis dans les villes de la basse Provence, eussent cru violer tous leurs devoirs, s'ils n'eussent envoyé chaque année une partie notable de leur gain au chef de maison, qui en disposait pour l'avantage commun.
C'est ce que pratiquent encore les jeunes émigrants de la Savoie, dont plusieurs se fixent dans le Midi, après y avoir exercé, sous le patronage de maîtres, l'industrie des ramoneurs. Mais, ce qui était vrai, il y a vingt ou trente ans, ne le serait plus de même aujourd'hui pour les Alpes françaises. Il est douloureux de penser que là, comme ailleurs [N° 10, (A)], la création des routes, le mouvement du commerce, la jurisprudence des tribunaux, et surtout l'influence de gens de loi, produiront de plus en plus leurs effets inévitables, en identifiant les progrès de la civilisation avec ceux de l'individualisme. Jusqu'à ces derniers temps, les cadets qui émigraient pour se livrer à leur industrie de colporteurs, d'instituteurs ambulants, ou même qui allaient chercher fortune en Amérique, ne manquaient pas de revenir au village, d'y acheter une terre avec les fruits de leur épargne. Aujourd'hui, beaucoup, cédant aux habitudes modernes de cosmopolitisme, se fient dans les grandes villes. Il est certain que le nombre des patentes diminue considérablement dans les Hautes-Alpes. On y voit encore un assez grand nombre de partages faits en vertu des articles 1075 et suivants du Code civil ; les ascendants donateurs ou testateurs donnent ou lèguent la totalité de leurs biens à leur fils aîné, à la charge de payer à ses frères puînés, à ses sœurs, leur réserve légale en numéraire. Mais déjà aussi les enfants, les gendres surtout, armés de l'article 826, protestent contre le partage anticipé qui les a réduits à une portion en agent et demandent en justice le partage en nature.
Les paysans de la basse Provence, moins absolus dans leurs idées de transmission intégrale, n'ont pu, on le comprendra, se préserver du même péril. Plusieurs, grâce à l'ancien et bon esprit collectif qui unissait leurs enfants, ont réussi à éloigner la fatale nécessité du morcellement ; d'autres ont sauvé et maintenu, sans division, une partie suffisante du domaine héréditaire, au moyen de mariages réciproques par lesquels les biens demeurent dans les mêmes familles.
[135] Il est des contrées où des cultures lucratives, telles que celles de la soie, de la garance, du chardon, et depuis quelques années celle de la vigne, ont créé de nouveaux éléments de richesse, et où des ménagers font comme leur père et conduisent la charrue, tout en possédant 100,000, 150,000 francs en biens- fonds. Mais cette prospérité tient à des circonstances locales ; ces efforts des parents, cette union entre les enfants céderont au courant des mœurs. Déjà on constate un certain nombre de mariages contractés entre les filles uniques de ménagers et des artisans qui les convoitent pour leur dot. On signale en même temps des villages presque entièrement peuplés de propriétaires indigents. [Ouvriers européens, XV (B), XX (B), XXVII (B)]. Quelques-uns se font ouvriers, afferment leur lambeau de terre et vont grossir la population déclassée des villes. Heureux le pays où, après une longue absence, ils ne reviennent pas apporter la corruption et l'irréligion !
Beaucoup de ménagers ont instinctivement compris le sort qui les attendait et les condamnait à déchoir. Placés dans la plus douloureuse alternative, sollicités par l'exemple de la bourgeoisie des villages qui a émigré en masse dans les villes, ils se sont imposé des sacrifices très-onéreux. Ils ont envoyé leur fils aîné au collège, ils ont nourri l'espérance qu'ayant un jour, selon leur expression, une place, que devenant avocat, notaire, médecin, il serait le soutien de ses frères et sœurs. Espérances parfois satisfaites, souvent trompées, et qui aboutissent alors au dernier des malheurs, celui de créer les plus redoutables fléau pour la famille et la société.
Il ne faut donc pas s'étonner si l'instruction décroît dans les campagnes de la Provence avec la population, et si, au lieu de paysans sachant lire et écrire, comme avant 1789., il y en a aujourd'hui à peine un cinquième qui sachent soigner, au point que les conseils municipaux des communes rurales de montagnes sont composés presque exclusivement de gens illettrés10. La population diminue, non par cela seul qu'on émigre ou qu'on quitte la campagne pour la ville, mais aussi parce que les familles nombreuses deviennent de plus en plus rares et qu'il y a moins de familles. Il est elle commune que l'auteur pourrait citer où les fils aînés de ménagers seuls se marient. Il est telle autre commune dans laquelle on constate, à [136] l'heure qu'il est, un fait presque général : c'est que les familles de petits propriétaires ne se composent plus, pour la plupart, que d'un enfant mâle.
Il n'y a pas lieu davantage d'être surpris de ce que les progrès agricoles par la multiplication des prairies, des bestiaux et des engrais soient de jour en jour plus difficiles et même impossibles, d'abord pour les petits propriétaires qu'une mauvaise récolte réduit à la gêne, ensuite pour les ménagers, pour les grands propriétaires qui ne trouvent plus de bras en offrant des prix très-élevés. Le salaire des journaliers agricoles qui était de 1f50 en moyenne, il y a vingt ans, est actuellement de 2f50 3f00, les gages des valets sont montés de 150 à 300f. Peu de fils de cultivateurs consentent à travailler pour leur père sans être gagés. Des plaintes universelles mettent hors de doute que, dans les cas assez fréquents de récoltes peu abondantes, le prix de vente des céréales ne couvre pas les frais de culture. Chacune de ces causes, il faut le craindre, concourra à activer l'émigration et la dépopulation des campagnes.
Si on demandait entre les mains de qui passera l'héritage des ménagers de l'ancienne Provence, il y aurait des observations peu rassurantes à faire. La petite, la très-petite propriété s'étend et pullule ; est-ce au profit de l'ordre dans la société ? Trop généralement envieux et cupides, jaloux des supériorités sociales, usant de l'indépendance que donne la propriété foncière pour affecter d'être grossiers et exigeants à l'égard des propriétaires élevés au-dessus d'eux par l'éducation, vivant de privations sans pouvoir jamais atteindre l'aisance, ne retirant pas d'une terre aride des fruits proportionnés aux fatigues du travail a bras, les propriétaires salariés sont en voie de devenir les maîtres de la terre dans cette contrée ; ils se la disputent, ils en élèvent très-haut le prix par leur empressement à l'acquérir. Ce sont eux qui sont les plus avides dans les partages de famille, qui divisent, subdivisent les moindres parcelles, voulant chacun des diminutifs de prairies, de vergers, de terres à blé... On cite un partage effectué naguère à Vinon (Basses-Alpes), où un hectare de bois a été divisé en neuf parties. Ce sont eux qui forment la population ignorante, à demi sauvage de beaucoup de communes rurales. L'esprit de famille est presque perdu au sein de cette classe. Les maris passent leurs soirées dans des chambrées ou cercles populaires, véritables cadres tout prêts pour l'émeute aux jours d'anarchie, où ils trouvent les distractions qui leur conviennent. Les femmes, dont les bons conseils pourraient combattre chez leurs enfants de si mauvaises influences, n'ont plus sur eux aucun empire dès qu'ils ont fait leur première communion. Les propriétaires salariés ont peu ou point de religion, ils travaillent [137] six jours de la semaine chez autrui, quand ils le veulent bien, et consacrent le septième à cultiver leur parcelle de terre. Il n'est pas besoin de dire leurs espérances de domination future. Les faits sur ce point ont parlé assez haut.
(F) Sur l'organisation de l'assistance mutuelle à Marseille et dans plusieurs communes du département des Bouches-du-Rhône
Par M. Charles de Ribbe11, avocat au barreau d'Aix-en-Provence.
Un des faits les plus propres à caractériser les mœurs du peuple provençal, et qui mettent le mieux en évidence tout ce que les gouvernements pourraient attendre de l'esprit de famille développé au sein des classes ouvrières, c'est l'organisation actuelle des sociétés de prévoyance et de secours à Marseille. Ici encore les leçons de l'expérience sont précieuses à recueillir. On ne sait pas avec quelle marche sûre l'initiative individuelle des populations va au-devant de la solution pratique des problèmes sociaux, à quel point elle consacre elle-même les principes essentiels d'ordre et d'autorité hiérarchique, lorsqu'elle est réglée par la foi chrétienne et qu'elle s'appuie sur le sentiment traditionnel de la solidarité des membres d'une même famille industrielle ou communale. L'organisation des sociétés de secours à Marseille mérite qu'on lui applique le juge ment émis par Portalis au sujet de l'ancienne constitution des communautés de Provence : — « Les hommes sont assez clairvoyants sur leur intérêt. Ils peuvent se tromper, ils se trompent quelquefois, mais ils ne se trompent pas toujours. Il est permis d'avoir quelque confiance dans les choses qu'ils pratiquent constamment, surtout lorsque ces choses dépendent de leur libre arbitre...12 »
[138] L'histoire de l'assistance mutuelle dans la ville de Marseille se divise en trois époques distinctes : de 1808 à 1821, de 1821 à 1842, de 1842 à 1858.
L'Assemblée constituante, en abolissant d'une manière absolue les anciennes corporations, sans préparer les voies nouvelles de la mutualité et de l'assistance, avait livré la classe ouvrière à toutes les chances de la maladie, aux éventualités de professions physiquement dangereuses. Une société dite de Bienfaisance, fondée en 1804 à Marseille, commença l'œuvre réparatrice. Ce fut elle qui, en 180S, jeta les bases premières, publia les statuts modèles des sociétés de prévoyance, qui, depuis cette époque, s'appliqua à les propager, à leur trouver des adhérents, à assurer leur stabilité et leur bonne administration. Les statuts primitifs ne purent être tous maintenus ; des modifications déterminées par les habitudes particulières, par le caractère même des ouvriers, selon la spécialité des industries, devinrent nécessaires, et elles furent successivement adoptées.
En 1821, la Société de bienfaisance, encouragée dans son œuvre par la confiance publique, voulut lui donner un nouvel élément de succès : elle érigea dans son propre sein un Grand-Conseil, sorte d'office ou les trente sociétés qui répondirent à son appel purent s'éclairer sur leurs devoirs et furent tenues de rendre le compte sommaire de leurs opérations. Cet état de choses subsista jusqu'en 1841. Plusieurs fois, dans les années 1823, 1834, l'autorité eut à intervenir, non pour faire peser son influence là où elle eut été inefficace, mais au contraire pour calmer les alarmes des ouvriers honnêtes et laborieux, qui craignaient de se voir confondus, par un ordre général de dissolution, avec les fauteurs d'anarchie.
Malgré un actif et dévoué patronage, il y avait cependant un temps d'arrêt dans la progression des sociétés de secours. La cause en était attribuée à ce que le Grand-Conseil, dont les administrateurs étaient nommés par la Société de bienfaisance, n'était pas tout à lait libre dans ses mouvements. Les ouvriers marseillais, héritiers des maximes d'administration indépendante appliquées avant 1789 en Provence, se montraient jaloux de gérer eux-mêmes leurs propres affaires ; ils se sentaient gênés et contraints, quand il leur allait s'adresser à des hommes élevés beaucoup au-dessus d'eux par l'éducation, le rang ou la naissance: ils croyaient leur existence menacée chaque fois qu'une loi, un décret, ou même un simple arrêté s'occupaient de leur amélioration. La Société de bienfaisance comprit que l'heure était venue de laisser au mains des intéressés les soins et la responsabilité d'un gouvernement dont l'avenir était désormais assuré. Des mesures préparatoires de la [139] transition au nouveau régime furent prises dès 1881. En 1843, une commission fut chargée du travail d'organisation définitive ; elle élabora d'abord le règlement du Grand-Conseil, pour mieux le faire concorder avec le règlement central des sociétés qui se plaçaient sous la juridiction de ce dernier. C'est ainsi que, d'après les principes les plus sages qui président aussi bien à l'ordre moral qu'à l'ordre physique, l'unité a été établie dans la variété.
Telles sont les origines de la constitution trop ignorée des sociétés de prévoyance et de secours à Marseille, constitution non modifiée par la loi du 15 juillet 1850 et le décret organique du 26 mars 1852. On sait qu'en vertu de ce décret, une Commission supérieure analogue a été instituée aux ministères de l'Intérieur, de l'Agriculture et du Commerce : que, composée de dix membres nommés par l'Empereur, elle est chargée d'exercer un rôle d'encouragement et de surveillance sur les sociétés de secours mutuels de l'Empire, de proposer des mentions honorables, des médailles d'honneur ou des distinctions honorifiques, etc. En quoi, malgré la similitude apparente des fonctions et des droits, le Grand-Conseil de Marseille se distingue-t-il essentiellement de la Commission supérieure de Paris? Il importe de le dire avec quelques détails.
Le Grand-Conseil est d'abord un corps représentatif. En lui la classe ouvrière a, on peut le dire, de véritables États généraux ou provinciaux. Il se compose, en effet, de deux membres du conseil d'administration de chaque société, qui y entrent avec des mandats et des titres différents : l'un est le président annuel ; l'autre, le président sortant ou syndic, a la mission ordinaire de surveiller, pour le compte des associés, les opérations administratives, d'être leur défenseur à la barre du Grand-Conseil, et devient ainsi, le cas échéant, l'adversaire naturel du président. Il n'est pas sans intérêt de rappeler qu'il en était de même, sous certains rapports, dans les Conseils de communauté de Provence ; les consuls d'Aix, par exemple après leur sortie de charge, demeuraient membres du Conseil de ville, et on les consultait souvent pour les affaires générales dans les circonstances difficiles. Les membres du Grand-Conseil des sociétés de secours, non-seulement à Marseille, mais dans les communes rurales circonvoisines, témoignent par leur exactitude de l'intérêt qu'ils attachent à leurs fonctions. On en a vu qui ont fait à pied un véritable voyage pour assister régulièrement aux séances.
Comme corps représentatif, le Grand-Conseil concentre en lui des attributions très-diverses. Son premier but est de former entre les sociétés des rapports qui les fassent réciproquement participer aux améliorations naissant de l'expérience. Il est chargé de leur installation [140] et de leur organisation, il interprète leurs statuts, et, en vertu des termes exprès de chacun d'eux, il a le droit de vérifier les comptes. Il intervient, en cas de dissolution, pour examiner si elle n'est pas simulée dans le but de dépouiller les plus nécessiteux et les plus pauvres. Il a été même autorisé par le préfet à liquider les affaires d'autres sociétés qui, tout en n'étant pas sous sa juridiction, ont voulu lui confier la mission de partager entre leurs membres les fonds restant en caisse.
Le Grand-Conseil est aussi un tribunal de conciliation et d'arbitrage, devant lequel doivent être portées sans appel et sans frais les contestations importantes soulevées entre les sociétaires et l'administration, ou entre les administrateurs eux-mêmes. Devant lui, point d'instructions, de rapports, de procédure préalable. La requête est adressée au président qui pourvoit à ce que les parties soient citées pour la première audience. Celles-ci se présentent avec leurs témoins, et si l'une d'elles fait défaut, sans excuses légitimes, elle est soumise à une amende de 3 fr. Les débats ont lieu publiquement et contradictoirement. Le bureau prononce ensuite : « Rien de plus sommaire, mais aussi rien de mieux accepté13 ». Nul ne peut s'affranchir de ce recours, qui est inscrit comme une loi fondamentale dans l'art. 12 du statut général, et dont la légalité a été consacrée par un jugement du tribunal de Marseille, du 16 février 1849.
On comprendra que dans une pareille organisation il n'y ait point de place pour l'arbitraire. L'arbitraire existerait si les bureaux particuliers de société étaient juges et paries dans leur propre cause, s'ils avaient le pouvoir illimité d'exclure les membres, de leur refuser les secours dus à eux ou à leurs familles, de gaspiller les fonds, d'ourdir des cabales, etc. Le Grand-Conseil est institué précisément pour tenir une juste balance entre tous les droits. Du 1er janvier 1822 au 31 décembre 1857, il a jugé 25 affaires. Voici la part faite dans les décisions aux membres plaignants, demandeurs, et au présidents représentant les conseils d'administration des diverses sociétés, défendeurs.
[141] Sur 525 solutions, 261 sont favorables aux plaignants, et 264 donnent gain de cause aux administrateurs. Il est également constaté que la proportion des plaignants est, chaque année, tout au plus de 1 sur 324. Il est difficile de fournir une meilleure preuve de l'excellence d'une institution.
Il ne faut donc pas s'étonner si les sociétés de prévoyance et de secours ont pris et prennent de jour en jour des développements considérables. Le 23 décembre 1821, 30 avaient adhéré aux plans de la Société de bienfaisance ; en 1842, ce chiffre s'élevait à 4 ; en 1857, par suite de la liberté d'action dont jouissait le Grand-Conseil, il avait triplé, et on comptait soit à Marseille, soit dans la banlieue ou le département des Bouches-du-Rhône, 147 sociétés acceptant la même juridiction ; 13,000 ouvriers sur 40,000, « qui y étaient déjà entrés d'eux-mêmes et encouragement de la part de l'autorité publiques14, prouvaient, avec la plus complète évidence, que des institutions semblables étaient, pour ainsi dire, enracinées dans les mœurs et les habitudes de la ville de Marseille. » Il est même permis de porter à 50,000 le nombre des personnes assistées, la plupart des règlements ayant étendu les secours du médecin et des remèdes aux femmes, enfants et vieillards. Entre tous les attraits, celui-ci a été reconnu le plus puissant. Des membres jeunes et valides ont été de la sorte spontanément excités à la prévoyance par le sentiment de l'amour filial ou le lien conjugal nouvellement formé.
La cotisation mensuelle des membres est de 1f75. Quelques [142] sociétés ont cru devoir la porter à 2, pour accroître les capitaux placés en vue des éventualités, et elles s'en sont bien trouvées. Presque toutes estiment comme une garantie de stabilité et de force le contrôle exercé sur leur gestion, l'approbation de leurs actes par une autorité supérieure dans laquelle elles ont pleine confiance, parce qu'elle est instituée par leurs libres suffrages. Les faits permettent d'affirmer qu'en général celles où ce contrôle n'est pas exercé par suite de la négligence des administrateurs, ne tardent à subir des crises financières. Le Grand-Conseil s'efforce toujours de venir en aide aux associations en détresse qui n'ont pas démérité, et plusieurs fois il a pris l'initiative de souscriptions ayant pour but leur réhabilitation ou leur réorganisation. Les années 1835, 1837, 1849, 1854 et 185515 ont du reste montré à quel point de tels cas étaient exceptionnels. Au milieu des invasions successives du choléra, les sociétés de secours ont pourvu à toutes les exigences de la situation ; pas une n'a sombré, pas une ne s'est laissé entamer par la contagion de la peur. Les ouvriers ont mis le plus admirable empressement à visiter et à veiller ceux qu'ils pouvaient à bon droit appeler leurs frères.
On est naturellement disposé à se demander s'il n'y a pas là le modèle et le type des anciennes corporations, moins les abus et les mesures fiscales qui causèrent leur ruine. Mais de tels éléments d'ordre, de discipline, un si parait esprit de soumission à l'autorité dans la liberté, ne se créent pas en un jour ; on essayerait vainement d'en chercher au 1ond de la morale utilitaire une explication plausible. Il est évident que cet édifice serait tombé depuis longtemps, ou n'aurait subsisté que par l'appui gouvernemental, si une même foi religieuse, des croyances communes n'avaient été assez fortes pour le soutenir, malgré de violentes commotions politiques et l'action de principes dissolvants qui se propagent trop souvent au sein de nos sociétés de l'Occident. — « Au xvie siècle déjà, a écrit l'historien du Grand-Conseil, la plupart des confréries des associations d'ouvriers, formées dans l'intention de secourir les frères indigents, consommaient la plus grande partie de leurs revenus en repas de corps et en frais de toute sorte... Il en est de même aujourd'hui dans les sociétés où l'on s'écarte du principe religieux qui seul peut les faire subsister. — « Les sociétés de secours mutuels, disait en 1849 la Chambre de commerce de Marseille, sont des institutions toutes chrétiennes, et la plupart sont [143] placées sous le patronage d'un saint... » Aussi l'installation d'une de ces sociétés est-elle, pour la population ouvrière de la commune la plus isolée, un jour de véritable fête dont le seul souvenir renouvelle la joie des familles. Les membres revêtus de leurs beaux habits, musique en tête, et bannière déployée, vont à l'entrée du village complienter la délégation du Grand-Conseil. Le cortège se met en marche vers l'église où le curé de la paroisse appelle la bénédiction du ciel sur l'œuvre naissante : puis, on s'achemine au lieu des séances. Là on procède aux formalités d'usage. La nuit est déjà close, et les ouvriers de la commune n'ont pu encore se séparer de leurs frères de Marseille, qu'ils ont escortés jusqu'aux limites du territoire et qui devront faire à pied un trajet de plusieurs lieues16. L'expérience a mis hors de doute l'influence utile, stimulante, exercée d'en haut par ces associations sur les ouvriers des villages. Les inspirations de la foi et de la charité chrétiennes ont fait également établir dans d'autres sociétés de secours composées de cultivateurs l'assistance mutuelle des familles pour la culture des champs en cas de maladie de leurs chefs. Il convient d'ajouter que le 26 1février 1837 le Grand-Conseil a pris l'initiative de choisir pour son patron saint Vincent de Paul, que depuis cette époque ses trois cents membres célèbrent annuellement dans l'église de Saint-Canat, à Marseille, leur fête de prédilection, et qu'ils tiennent à honneur d'avoir un rang distinct dans les processions générales où ils portent des écussons aux armes de la ville.
En regard de ces faits et comme conclusion, il y a lieu d'en indiquer d'autres qui permettront d'apprécier leur portée sociale. Pendant les jours de crise des années 1848 et suivantes, plusieurs membres des sociétés de secours furent forcés de demander du travail aux ateliers nationaux. Là, ils usèrent de leur crédit, de leur autorité morale pour détourner beaucoup d'ouvriers des idées d'anarchie. La présence d'un sociétaire dans une émeute eût infailliblement entraîné son exclusion de la Société17.
Que l'on se garde de considérer une telle menace comme une atteinte à la liberté de chaque sociétaire ; fondée dans un but essentiellement charitable, une société d'assistance qui tient avant tout à remplir son objet et veut échapper à tout retentissement des vicissitudes politiques, pour être en mesure de venir fidèlement en aide à tous ses membres, a bien le droit d'interdire à tous ses [144] membres une démarche compromettante pour toute la Société, sous peine de rompre dès lors tout rapport avec lui. Prévenu à cet égard dès son entrée dans la Société, chaque membre a accepté d'avance la sentence qui le frapperait en pareil cas.
Les faits ont d'ailleurs démontré combien les sociétaires ont accepté sérieusement toutes les obligations qui leur étaient ainsi imposées. Sur cinq mille individus, arrêtés à Marseille à la suite des événements de décembre 1851, trois seulement étaient membres de sociétés de secours mutuels, et deux d'entre eux ont pu rentrer dans leurs foyers au bout d'un mois.
Notes
1. Les avantages qu'elle présente ont été signalés souvent dans l'ouvrage des Ouvriers européens (Monograph. IV. VI, VII, X, XV, XVI, XVII, XXI, XXIII, XXXI. XXXII), et dans le présent recueil (Monogr. Nos15 et 16).
2. « Quod omnis caput hospitii cras mane veniat ad palatium regium in consilio, sub poena quinque solidorum. » — Délibération de la communauté de Sisteron, du 19 janvier 1393.
3. M. Damax Arbaud mentionne dans son l'histoire de la commune de Manosque, un Conseil général tenu en 1312, et auquel quatre mille personnes assistèrent pour procéder à la nomination de syndics.
4. De l'usage et de l'abus de l'esprit philosophique durant le xviiie siècle.
5. Consultez le Dictionnaire géographique, historique, etc., des communes de Vaucluse, par M. Jules Courtetis (Avignon, 1857).
6. Réflexions importantes sur l'état présent des communautés de campagne en Provence, etc. (Avignon, 1772).
7. Un règlement municipal de Nîmes, de 1453, attribue la charge de premier consul à la noblesse et aux avocats alternativement; celle de second consul, aux marchands et artisans; enfin, celle de troisième, aux laboureurs ou ménagers.
8. L'auteur doit l'expression de sa reconnaissance aux personnes qui ont bien voulu lui fournir de précieuses indications dans son travail d'enquête, pour les départements formant l'ancien Dauphiné et le Briançonnais, à M. Fauché Prunelle, conseiller à la Cour impériale de Grenoble, pour la plupart des cantons ruraux du Var, à M. Trotabas, avocat au tribunal de Draguignan, et à M. l'abbé Barbe, vicaire à l'église paroissiale de cette ville.
9. La vallée de Barcelonnette n'ayant été réunie à la France qu'en 1713 par le traité d'Utrecht, on n'y suivait pas le droit consacré en 1472 sur l'exclusion des filles de la succession ab intestat de leurs ascendants. Les principes anciens, défavorables aux filles, y sont moins consacrés par les mœurs que dans le Queyras.
10. L'auteur pourrait nommer un village de la zone montagneuse du Var, où la population était de 1,500 âmes avant la révolution, et où elle se trouve réduite de deux tiers. Il y avait là, outre le seigneur et après lui, une douzaine de familles appartenant à la bonne bourgeoisie, il n'y en a plus une seule. Il y avait un pensionnat sous la direction du curé, où l'on apprenait le grec et le latin, et qui a produit des hommes distingués; il a été remplacé par une petite école primaire et celle-ci n'est fréquentée que dans les mois d'hiver. Le village a perdu de même le notaire, le médecin, le chirurgien qui y étaient fixés. Un sixième des habitants à peine sait signer.
11. L'auteur est heureux de pouvoir signaler avec les plus grands éloges l'ouvrage où il a puisé les détails consignés ici, et qui est intitulé : Résumé des délibérations du Grand-Conseil des sociétés de secours mutuels du département des Bouches-du-Rhône, etc., par A. Maurel, secrétaire administrateur dudit Grand-Conseil (Marseille; Gravière, éditeur, 1858).
12. De l'usage et de l'abus de l'esprit philosophique durant le xviiie siècle, etc., tome II, chap. 32.
13. On peut voir, dans l'ouvrage déjà cité et qui sert de guide à l'auteur dans cette esquisse, avec quel bon sens, quelle simplicité de forme, et aussi avec quelle netteté les décisions sont rendues.
14. Expression dont s'est servi M. de Suleau, préfet des Bouches-du-Rhône, dans un discours prononcé le 4 avril 1850, devant une commission spéciale, chargée de chercher les moyens d'accroître le nombre des sociétés d'assistance mutuelle. — « Ce qui est dans la nature des choses, ajoutait M. de Suleau, ne tarde pas à se reproduire contre les prévisions et la volonté même du législateur. »
15. On pourrait ajouter l'année 1850, où se reproduisirent les désastres des inondations. Les sociétés de secours mutuels de Marseille donnèrent une preuve éclatante de l'esprit de charité qui les anime, en apportant à la souscription nationale une somme de 20,000 francs.
16. Voir, dans le Résumé des délibérations du Grand-Conseil, etc., le récit de la fête d'installation de la société de secours formée, en septembre 1857 et sous le titre de Saint-Lazare, à Port-de-Bouc (canton de Martigues), entre les pêcheurs, charpentiers et autres ouvriers du pays.
17. Résumé des délibérations du Grand-Conseil, etc., page 77.