N° 101
COMPOSITEUR TYPOGRAPHE
DE QUÉBEC
Canada (Amérique du Nord)
SALARIÉ A LA SEMAINE
DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES PERMANENTS
d'après
LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1903
PAR
M. STANISLAS-A. LORTIE
Professeur à l'université Laval
Sommaire
- Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
- Éléments divers de la constitution sociale.
- § 17. SUR LE CLIMAT ET L'ETAT SANITAIRE DE QUÉBEC
- § 18. SUR LA RELIGION ET LES MŒURS DE LA POPULATION DE QUÉBEC
- § 19. SUR L'ENSEIGNEMENT AU CANADA
- § 20. TABLEAU INDIQUANT LE SALAIRE MOYEN DES OUVRIERS A QUÉBEC
- § 21. SUR UN DIFFÉREND OUVRIER TRANCHÉ PAR L'ARBITRAGE DE L'ARCHEVÊQUE DE QUÉBEC
- § 22. SUR LA LÉGISLATION OUVRIÈRE AU CANADA
- § 23. SUR QUELQUES PARTICULARITÉS DE LA LÉGISLATION CIVILE AU CANADA
Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.
[61] La famille qui fait l'objet de cette étude habite la paroisse Saint-Jean-Baptiste, dans la ville de Québec, capitale de la province du même nom, l'une des plus importantes des huit provinces qui composent la confédération canadienne, et la plus ancienne. Chacune de ces provinces a son parlement particulier et autonome. Celui de la province de Québec [62] est composé de deux Chambres : l'une, la Chambre haute, appelée Conseil législatif, composée de membres nommés à vie par le lieutenantgouverneur en conseil ; l'autre, la Chambre des députés, élue par le peuple tous les cinq ans. Le conseil exécutif est choisi dans la majorité de la Chambre. Le droit de suffrage est exercé par toute personne dusexe masculin, qui a vingt et un ans révolus, est sujet anglais, n'est frappé d'aucune incapacité légale, et se trouve dans l'une des catégories suivantes :
1° Les propriétaires ou occupants de biens-fonds d'une valeur de 1,500 r. ou 1,000 fr., suivant l'importance des localités ;
2° Le locataires payant pour des biens-fonds un loyer de 100 ou 150 fr., suivant l'importance des localités ;
3° Les instituteurs sous la direction des commissaires d'écoles ;
4° Les anciens propriétaires, créanciers d'une rente annuelle d'au moins 500 fr. ;
5° Les fils de cultivateurs qui travaillent depuis un an sur la terre paternelle, si la valeur de la terre est suffisantepour donner droit de vote à eux et à leur père ;
6° Les fils de propriétaires ou de locataires d'immeubles, demeurant avec leur père dans les mêmes conditions ;
7° Les pecheurs possédunt des bateaux, filets et engins de pêche d'une valeur d'au moins 750 fr. ;
8° Les prêtres et les ministres de toute dénomination religieuse, domiciliés depuis plus de cinq mois dans la localité ;
9° Les personnes qui tirent de leur métier, profession ou emploi un revenu de 1,;500 fr. par année.
La ville de Québec est bâtie au confluent du fleuve Saint-Laurent et de la rivière Saint-Charles. Ses maisons sont pour la plupart échelonnées sur le versant nord du caup Diamant, pointe de rocher qui sépare les deux cours d'eau l'un de l'autre, s'élève à plus de trois cents pieds au sud-est et s'abaisse jusqu'à environ cent pieds au nord-ouest. Le point culminant est occupé par la citadelle, enceinte fortifiée, dont les murs continués entourent à peu près toute la partie haute de la ville. Le reste de la cité est situé dans la vallée de la rivière Saint-Charles, au nord-ouest du promontoire. La chaîne de montagnes des Laurentides, dont les hauteurs sont couvertes de forêts, passe à environ quatre kilomètres au nord-ouest de la ville.
Le sol est constitué d'assises de grès, de calcajire dolomitique, de conglomérats et de schistes argileux, en feuillets presque verticaux. Le tout[63]est recouvert d'une mince couche de drift calcaire. Il n'y a aucune source d'eaux minérales.
Le Saint-Laurent, dont les eaux profondes coulent au pied de la ville, y forme un port de mer qui, bien qu'à trois jours de l'Océan, ressent le flux et le reflu des marées et peut recevoir les plus gros navires du monde. Le fleuve, en outre, sert de voie de communication avec Montréal et le pays des grands lacs. Quatre voies ferrées pénètrent dans la ville par le nord-ouest : le chemin de fer Canadien du Pacifique, dont le réseau s'étend jusqu'à Vancouver sur l'Océan Pacifique, à sept jours de Québec ; le chemin de fer Quebec et Lac Saint-Jean, reliant Québec avec la région si fertile du lac Saint-Jean, région de colonisation qu'on appelle déjà le grenier de la province de Québec ; le chemin de fer du Grand-Nord, reliant Québec avec Parry-Sound, — ville située sur la baie Georgienne, lac Huron, — et transportant surtout le grain de l'Ouest, amené à Parry-Sound par les lacs ; enfin le chemin de fer Montmorency-Charlevoix, ligne encore peu importante au point de vue du commerce, son réseau ne s'étendant qu'à quarante-huit kilomètres de Québec vers l'est.
[64] Un pont actuellement en construction reliera bientôt Québec et Lévis, petite ville située sur la rive sud du fleuve, et permettra la rentrée à Québec du chemin de fer de l'tercoloniat dont le réseau traverse les provinces de l'est jusqu'à alifax sur l'Atlantique (1,087 kilomètres de Québec), ainsi que des chemins de fer du Quebec-Central et du Grand-Tronc, qui se dirigent vers le sud et relient la ville aux États-Unis.
Le climat est tempéré-froid, il est très sain. La situation de la ville sur un rocher assez élevé lui assure un air toujours pur et rend le service de drainage aussi facile qu'efficace.
Il n'y a pas de richesses minérales particulières : les seuls gisements de minéraux exploités sont ceux de calcaire. On s'en sert pour la fabrication de la chaux et pour la construction. On exploite aussi pour ce dernier usage quelques lits de grès.
Québec était renommée autrefois pour ses chantiers de construction de navires en bois ; mais depuis que les navires en fer les ont remplacés, cette industrie est absolument disparue. Aujourd'hui, la principale industrie est celle de la chaussure. Un grand nombre de manufactures s'élèvent dans la partie basse de la ville, et emploient la plupart des ouvriers québecquois. Outre les manufactures de chaussures, il y a un grand nombre d'établissements ou l'on s'occupe de l'industrie du cuir et des matériaux nécessaires à la cordonnerie.
Le port de Québec reçoit un nombre assez considérable de navires transatlantiques qui procurent de la besogne à quantité d'ouvriers débardeurs. Les articles exportés par le port de Québec sont surtout : le bois de construction, les grains, blé, avoine, mais et farine, le beurre et le fromage, les animaux, etc. Les articles d'importation sont : les tissus de coton, de laine, de soie, de lin, les articles de modes ; les épiceries, thés, spiritueux, vins ; le fer, l'acier, la quincaillerie ; les articles de chapellerie et les fourrures ; les livres et papiers, etc.
Québec est la troisième ville du Canada par sa population ; elle vient après Montréal et Toronto. Le recensement de 1901 lui donne 68,834 habitants, dont 31,532 hommes et 37,302 femmes. On compte 11,776 familles ayant en moyenne 5 à 6 membres (5.849). Il y a 10,812 hommes et 10,695 femmes mariés ; l'écart s'explique par le fait que plusieurs hommes résident à la ville, tandis que leur famille est à la campagne. On compte 19,756 hommes et 24,348 femmes non mariés ; 967 veufs et 2,558 veuves.
Fondée en 1608, par Samuel de Champlain, qui y planta le drapeau de la France, Québec ut peuplée par des émigrants français venus surtout de la Normandie, du Perche et des provinces du nord et du sud de[65]la Loire : la Bretagne, le Maine, l'Anjou, l'Aunis, l'Angoumois, le Poitou et la Saintonge. Bien que cédée à l'Angleterre par le traité de Paris en 1763, Québec est encore aujourd'hui une ville presque entièrement française. A peine un septième de la population est-il d'origine étrangère (5,700 Irlandais, 3,300 Anglais et 1,100 Écossais).
Les familles canadiennes comptent toujours un grand nombre de membres ; il n'estpas rare d'y trouver 10, 12, 15 enfants, et quelquefois davantage. Cette fécondité remarquable explique comment les 60,000 Francais restés au Canada après la cession du pays à l'Angleterre en 1763, se sont multipliés au point de former aujourd'hui un petit peuple d'au delà de 3 millions d'âmes. La moyenne des naissances dans la province de Québec est de 36.6 par 1,000 habitants. En 1898, les registres de l'état civil ont constaté dans la ville de Québec 2,194 naissannces, 1,539 décès et 291 mariages.
Les ouvriers, à Québec, occupent une position réellement enviable. Un très grand nombre d'entre eux sont propriétaires ; ainsi, dans le quartier Saint-Sauveur, sur 1,800 propriétaires, à peu près 1,600 sont des ouvriers. Les engagements sont à la journée et à la semaine, exeepté dans les manufactures où l'on travaille d'ordinaire a la pièce. Les salaires sont assez élevés (§ 20) et l'ouvrier sobre et honnête peut non seulement se suffire à lui-même, mais procurer à sa famille une modeste aisance, assez semblable à celle du bourgeois.
§ 2. État civil de la famille.
Le ménage étudié ici comprend actuellement quatre personnes :
1.Philéas, chef de famille, né à Québec............ 54 ans.
2.Delphine, sa femme, née à Québec............ 53 —
3.Loyola, leur fils aîné, né à Québec............ 23 —
4.Philéas, leur fils cadet, né à Québec............ 21 —
Quatre enfants, deux garçons et deux filles, sont morts en bas âge, le dernier en 1895.
Deux filles, âgées respectivement de vingt-neuf et de vingt-sept ans, ont contracté mariage, la première, il y a quatre ans, avec un commis marchand de Québec, elle est mère de trois enfants ; la seconde avec un marchand épicier, elle a donné le jour à quatre enfants, dont deux sont[66]morts. Toutes deux sont parfaitement installées et vivent dans l'aisance. Les parents se sont mariés en 1872 ; la femme habitait alors avec sa famille chez son oncle, curé de la paroisse des Ecureuils, sur la rive nord du Saint-Laurent, à trente kilomètres à l'ouest de Québec.
§ 3. Religion et habitudes morales.
La famille est catholique et remplit ses devoirs religieux avec une grande régularité. Le père et la mère vont d'ordinaire à la messe tous les jours. Lorsque les enfants étaient jeunes, et requéraient des soins constants, la mère de famille restait à la maison, mais le père, depuis de longues années, est fidèle à l'habitude de commencer ainsi pieusement sa journée. Le père et les deux garçons appartiennent à la Congrégation de la Sainte-Vierge, dirigée par les Jésuites, et tous les dimanches matin ils se rendent à leur église pour y réciter l'office de la sainte Vierge. La mère fait partie de la société des Dames de Sainte-Anne, association pieuse dont le but est de conduire les mères de famille à la perfection de leur état. Toute la famille s'approche régulièrement des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie une fois par mois et, de plus, à chaque fête marquante.
On faisait la prière en commun tous les soirs jusqu'en ces dernières années, alors que tous les enfants étaient à la maison ; c'est d'ailleurs une habitude générale au Canada, même en ville. Actuellement l'ouvrage retient souvent les garçons le soir et il est plus dificile de se trouver tous réunis.
Dans la famille, c'est la 1femme qui a l'administration de la maison. Cest elle qui achète les vêtements et les vivres, et tout ce qui est nécessaire à l'entretien du ménage. Le mari ne s'occupe guère que de pourvoir au chauffage.
Les vieux parents sont toujours bien vus des enfants, et surtout des petits-enfants. Le chef de famille, objet de cette monographie, a gardé sa mère chez lui pendant de longues années, de 1888 jusqu'à san mort en 1901 ; elle était alors âgée de quatre-vingt-six ans. Pendant tout ce temps il ne recut rien de ses frères pour lui venir en aide ; un seul d'entre eux envoyait directement à sa mère quelque argent qu'elle employait à l'entretien de ses vêtements.
[67] Il est d'usage à Québec d'envoyer les enfants à l'école dès l'âge le plus tendre. Les enfants de Philéas fréquentèrent les écoles jusqu'à l'age de seize ans ; les garçons reçurent l'instruction chez les Frères des Écoles chrétiennes, les filles chez les Soeurs de la Charité.
§ 4. Hygiène et service de santé.
L'état sanitaire de la famille est très bon. Le père, tout en n'étant pas très fort, fait son travail sans être incommodé. La mère et les enfants jouissent d'une très bonne santé. La mère n'a fait appeler le médecin qu'à la naissance des enfants. Dans les cas de légères indispositions, elle savait employer les remèdes que l'expérience lui avait suggérés.
Les deux garçons ont reçu la visite du médecin dans le cours de l'année pour des indispositions peu graves.
Les ouvriers n'ont pas l'habitude de prendre des bains, mais ils sont généralement très propres pour tout ce qui regarde les soins du corps, des vêtements et de l'habitation.
L'état sanitaire de Québec est d'ordinaire supérieur à celui des autres villes du pays, et dans les tableaux de mortalité, les quartiers ouvriers ne figurent pas pour une plus mauvaise part que les autres.
Cet état de choses parait dû à la pureté relative de l'air, au système d'aqueduc, au drainage, au pavage des rues et surtout au peu d'encombrement.
Québec se divise en haute et basse ville. La haute ville est assise sur le cap Diamant, et ses rues, fort accidentées, sont souvent balayées par le vent d'est venu sans obstacle du fleuve et du golfe Saint-Laurent. Ce vent purifie l'atmosphère en chassant la fumée et les poussières amassées au-dessus des faubourgs ouvriers.
Ces derniers s'étendent dans la plaine, sur un terrain d'alluvion, ancien rivage dont on retrouve les couches de sable et de gravier à peu de profondeur.
La proximité des deux cours d'eau et les déclivités du terrain rendent le service des égouts faeile ; on est occupé à compléter la transformation du drainage par la construction de canaux collecteurs en briques ; la grande dimension de ces canaux en rendra le nettoyage facile. Deux[68]fois par jour, la marée, qui varie de quatre à six mètres, emporte au loin les eaux souillées.
Les voies principales ont la chaussée en asphalte ; elles sont lavées et nettoyées plusieurs fois par jour. Les autres rues, empierrées, sont grattées de temps à autre, et on les arrose tous les jours pendant l'été. Leur largeur moyenne est de dix à quinze mètres, mais les maisons, surtout celles qui sont habitées par les ouvriers, n'ont guère plus d'un étage, et sont toutes pourvues de cours, de sorte que leur peu d'élévation laisse pénétrer facilement le soleil. D'ordinaire ces maisons abritent deux familles, dont l'une habite le rez-de-chaussée, et l'autre l'étage supérieur, avec chacune une entrée séparée. Le nombre de pièces des logements ouvriers est de trois à six ; la plus grande sert de cuisine et de salle à manger, et les autres de chambres à coucher, à l'exception de celle qui se trouve à l'entrée et qui sert de salon de réception. La superficie moyenne de ces pièces est de seize mètres carrés. Elles ont toutes des fenêtres donnant soit sur la cour, soit sur la rue.
L'eau potable est distribuée dans toutes les maisons par un aqueduc dont les tuyaux vont s'alimenter dans la rivière Saint-Charles, à douze kilomètres de la ville. Il n'existe qu'un filtre rudimentaire à la prise d'eau ; cependant ce désavantage est compensé par la pureté relative de l'eau à cette source.
Le drainage des maisons est satisaisant ; tous les cabinets d'aisances sont intérieurs, lavés par de très forts courants d'eau. Plusieurs fois dans l'année, des inspecteurs municipaux viennent s'assurer si les robinets, les tuyaux d'aération et de renvoi sont en bon état. Ils visitent aussi les cours et les hangars, dans lesquels il n'est pas permis de laisser séjourner des déchets odorants.
Les quartiers ouvriers de Saint-Roch et de Saint-Sauveur sont traversés par deux boulevards plantés d'arbres ; ils s'étendent jusqu'à la rivière Saint-Charles, au delà de laquelle on a aménagé un parc vaste et bien exposé aux vents du fleuve et des montagnes.
§ 5. Rang de la famille.
La famille appartient à la classe ouvrière, elle jouit d'une considération particulière à raison des qualités moraules de ses membres. La[69]parfaite honnêteté de son chef, la distinction de ses manières, ses pratiques religieuses, le mettent au rang d'un vrai gentilhomme.
Le soin apporté par les parents à l'éducation de leurs enfants, la parfaite correction de conduite des jeunes filles, leur ont permis de contracter des mariages avantageux. L'une notamment est mariée avec un marchand épicier dont les affaires sont très prospères, et qui est considéré comme l'un des principaux citoyens de Saint-Jean-Baptiste.
Les garçons occupent aussi, gràce à leur bonne conduite, un rang supérieur parmi les jeunes gens de la paroisse.
Moyens d'existence de la famille
§ 6. Propriétés.
(Mobilier et vêtements non compris)
La famille n'a guère pu réauliser d'économies aussi longtemps que les enfants n'ont pas été en état de travailler, et même, dans les premières années qui ont suivi, les salaires réunis ne pouvaient que suffire à solder les dépenses du ménage.
Au surplus, en ce qui concerne les économies, la famille a un régime assez particulier. Dès que les recettes ont été assurées suffisante aux besoins du ménage et que les enfants ont pu pourvoir eux-mêmes à leurs besoins, le père leur a fait, moyennant une pension, abandon de leur gain propre. Ainsi ils ont pu se constituer quelques économies.
Avant leur mariage, les filles jouissaient personnellement de leur salaire et avaient à se procurer elles-mêmes leurs vêtements ; elles purent ainsi, au moment de leur mariage, acheter, avec leurs épargnes, le petit trousseau d'une jeune fille de la ville.
Actuellement les deux fils gardent aussi le profit de leur travail, à charge de supporter personnellement toutes leurs dépenses autres que celles de leur pension, pour laquelle ils paient à leur père chacun 10f par semaine. En réalité, on pourrait donc fort justement dresser pour la famille trois budgets bien distincts. Afin de ne nuire en rien à l'exactitude des faits et de donner aussi la vraie physionomie du budget, les §§ 14 et 15 contiendront dans tous ses détails le compte général du mé[70]nage et un article spécial ajouté au § 16 donnera le compte spécial à chacun des trois hommes.
Ce n'est que depuis peu que la famille réalise des économies appréciables. Le père possède un dépôt à la Caisse d'économie. Il en est de même du fils aîné ; ses premiers gains ont été employés à garnir sa garderobe ; dès cette année il a pu réaliser une épargne considérable. Le fils cadet a dû se contenter d'acquérir les outils de son métier ; mais cette année, il va pouvoir faire des économies.
Immeubles. La famille n'en possède pas.
ARGENT ET VALEURS............ 2,290f 00
Dépôt à lae Caisse d'économie, au non du père, 1,250f 00 ; — au nom du ils aîné, 1,040f 00.
Polices d'assurance : pour le père, assurance vie au capital de 2,500f 00 ; — pour chacun des fils, assurance vie au capital de 5,000f 00 pour chacun ; — pour le fils cadet,assurance mixte au capital de 5,000f00 payable dans 20 ans. (Pour mémoire, ces valeurs ne pouvant être utilament escomptées dans le budget.)
Matériel spécial des travaux et industries............ 250f 00
Outillage de mécanicien, au fils cadet, 250f 00.
VALEUR TOTAL des propriétés............ 2,540f 00
§ 7. Subventions.
Il ne doit figurer au budget aucune subvention proprement dite, la famille, dans la vie aisée qu'elle mène actuellement, n'en a nul besoin.
La mutualité est en général assez développée, et c'est plutôt dans les œuvres qui en dépendent qu'il faut ranger plusieurs sociétés de Québec qui ont des succursales à Saint-Jean-Baptiste. L'Union Saint-Joseph, les Artisans canadiens-français, l'Aliance nationale, les Forestiers catholiques, sociétés du même genre, donnent des secours pendant la maladie et une assurance à la mort. Les deux garçons, Loyola et Philéas, font partie de l'Alliance nationale, et Philéas a reçu de la Société, pendant l'année, des médicaments et soins médicaux d'une valeur de 1 francs.
La Societe des Dames charitables de Saint-Jean-Baptiste a pour objet de donner des secours auix mères de famille pauvres à l'époque de la naissance de leurs enfants.
La Société de l'Union de prières assure à ses membres, à la condition[71]d'une contribution annuelle de 1f 25 ou 2f 50, un service funèbre correspondant à là cotisation payée. Si le sociétaire défunt n'est pas enterré dans la paroisse, la Société donne en argent une somme représentant le prix du service. Tous les membres de la famille sont membres de cette Société.
La Ligue du Sacre-Coeur, société de tempérance, enrôle sous son drapeau les hommes et les jeunes gens de la paroisse. Elle se divise en deux sections, l'une pour les hommes, l'autre pour les jeunes gens. Cette dernière prend le nom de Petite Ligue. Le directeur de la Ligue. un prêtre de la paroisse, réunit une fois par mois les membres de la So-. ciété et leur donne les conseils qu'il croit les plus aptes à les prémunir contre les dangers propres à leur age, et plus spécialement contre l'abus des boissons alcooliques. Les deux garçons, Loyola et Philéas, sont membres de la Petite Ligue.
Les ouvriers, dans tous les métiers, ont des sociétés spéciales qui, à raison d'une contribution mensuelle, leur assurent des secours en temps de grève. Ces sociétés portent le nom d'Unions ; elles sont calquées sur les Unions anglaises et américaines et ont des règlements similaires.
Le chef de famille appartient à l'Union typographique ne 302 ; il paie une cotisation mensuelle de 1 fr. 50. L'Union compte 175 sociétaires ; elle a pour but la protection de ses membres, la détermination du salaire et des heures de travail. Des contributions volontaires, versées aux réunions mensuelles, servent à venir en aide aux confrères dans le besoin. A la mort de chacun de ses membres, la société paie aux héritiers du défunt la somme de 400 fr. Elle est affiliée à l'Union typographique internationale, ayànt son siège aux États-Unis. C'est en conformité avec cette dernière que les Unions locales déterminent le nombre d'heures de travail et le taux des salaires. Pour décider une grève, il faut l'assentiment du bureau central de l'Union typographique internationale, qui ne le donne qu'après une enquête sur les faits. Dans le cas où la grève est décidée, l'Union internationale envoie aux ouvriers des secours, représentant le plein salaire de chacun d'eux. De plus, elle offre une maison de retraite aux membres des diverses Unions affiliées devenus incapables de travailler.
Ces avantages sont peu considérables et guère profitables pour les ouvriers typographes de Québec. En effet, la maison de retraite est au Colorado, trop éloigné pour qu'un typographe de Québec pense à s'y rendre. D'autre part, les relations entre patrons et ouvriers sont si bonnes que les grèves sont absolument rares, Depuis quatre ou cinq[72]ans les salaires ont été augmentés d'un commun accord entre patrons et ouvriers : ils sont paussés de 35 à 40 fr., puis 45 fr. par semaine. Depuis trois ans, la journée de travail a été réduite à neuf heures.
Il n'existe ici que peu de cauisses de retraite. Les employés de l'administration civile et les instituteurs et institutrices sont seuls à en jouir. Elles sont constituées par l'abandon que fait, chaque année, d'une partie de son salaire, celui qui devra plus tard en tirer profit.
§ 8. Travaux et industries.
TRAVAIL DU CHEF DE FAMILLE. — Le travail unique du chef de famille est celui qu'il accomplit à l'atelier en qualité de compositeur typographe. Tous les jours de la semaine il se rend à l'ouvrage à huit heures du matin et il revient à la maison pour le dîner. Quittant l'atelier à midi, il doit y être de retour à une heure pour y travailler jusqu'à six heures.
Autrefois, rentré à la maison, il sciait et fendait le bois de chauffage, mais depuis une couple d'années, il paie pour faire exécuter ce travail qu'il trouve maintenant trop fatigant.
Travaux de la femme. — La femme s'applique aux travaux du ménage. La préparation des aliments, les soins de propreté, la couture, occupent à peu près tout son temps. Lorsque les enfants étaient jeunes, même jusqu'à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, c'est elle qui faisait tous leurs vêtements. Seulement pour la première communion on leur avait acheté des habits confectionnés. Ce travail de la femme constitue une économie considérable pour la famille. Aujourd'hui les travaux de couture qu'elle fait ont pour objet la confection du linge de maison et la réparation des vêtements. Autrefois la femme faisait elle-même le lavage à la maison ; aujourd'hui que les recettes sont meilleures, le lavage se fait à l'extérieur.
TRAVAIL DU FILS AINÉ. — Le fils aîné est commis dans un magasin de nouveautés. Ces établissements demandent à leurs employés une journée de dix, douze, quatorze et même quelquefois seize heures de travail.
TRAVAIL DU FILS CADET. — Le fils cadet est apprenti mécanicien. Sa journée est de dix heures. On ne travaille ni le dimanche ni les jours de[73]fêtes d'obligation. Il en est ainsi dans tous les établissements de la ville.
Mode d'existence de la famille
§ 9. Aliments et repas.
La famille fait en toutes saisons trois repas par jour, excepté les jours de jeûne. Les trois fois, on mange de la viande. Le déjeuner, qui se prend le matin entre six et huit heures, est d'ordinaire le repas le moins copieux : on y sert du lard rôti, du jambon, des rillettes, qu'on appelle ici cretons ; les jours maigres, on mange des œufs, des conserves de sardines, de homards, etc.
Le dîner, qui a lieu à midi, est le repas principal. Il se compose généralement d'une soupe au bœui ou au mouton, d'un plat de viande, bœuif, veau, mouton ou poulet, de pommes de terre ou de choux, carottes, navets, mais, si le plat principal est un bouilli, enfin d'un dessert : confitures, pudding, crème, gateaux ou fruits.
Le souper ressemble au déjeuner, seulement le plus souvent on y sert des plats chauds et des pommes de terre, ainsi qu'un dessert, tandis que le déjeuner se compose de viandes froides ordinairement sans pommes de terre, et toujours sans dessert.
Le pain et le beurre sont de tous les repas, et les pommes de terre sont le complément nécessaire de tout plat de viande, à l'exception des viandes froides.
Le déjeuner n'a qu'un service, le souper en a deux, et le dîner trois. On ne sépare pas les légumes de la viande, tout se sert à la fois dans une même assiette, en un seul service.
Le dimanche la nourriture est plus soignée et plus recherchée que dans la semaine, et à l'époque du nouvel an on donne ce qu'on appelle des repas de famille. On y invite ses parents et ses amis.
Les jours d'abstinence prescrits par l'Église sont rigoureusement observés. Le marché de Québec offre une grande variété de bons poissons, saumon frais ou sale, morue frauilche, morue sèche, poisson blanc, esturgeon, anguille, bar, alose, doré, truite, flétan, éperlan, brochet, etc.
[74] Ces poissons sont pêchés dans le fleuve Saint-Laurent ou dans les nombreux lacs situés au nord de Québec.
Les boissons consommées aux repas sont le café, le thé, le lait et l'eau. Le matin, au déjeuner, on boit généralement du café, à midi, plus souvent, de l'eau, et le soir, du thé. ais dans la famille, la boisson la plus ordinaire à tous les repas est le thé.
Les boissons alcooliques se prennent plutôt avant le repas, ou le soir à la veillée. Cependant, dans certaines familles aisées, dont les membres ont voyagé en France, on fait usage de vin au dîner.
§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.
La maison habitée par la famille est située dans le quartier de la Côte d'Abraham ; elle se compose d'un rez-de-chaussée, surmonté d'un toit. Les fondations sont en pierres, le rez-de-chaussée en briques, et le toit en bois, couvert en bardeaux. Le rez-de-chaussée est occupé par une épicerie, et la famille habite le toit divisé en deux étages. L'étage inférieur comprend quare pièces, un salon ou salle de réception, une cuisine qui sert en même temps de salle à manger, et deux chambres à[75]coucher. L'étage supérieur est d'une seule pièce, et sert de grenier ; eétait la chambre à coucher des garçons lorsque la grand'mère vivait, elle sert encore au même usage lorsqu'on reçoit des étrangers.
Meubles. : Le mobilier n'offre rien de particulier, les meubles sont simples, mais la propreté et la disposition parfaite de toutes choses donnent au logis un air de bien être ; valeur............ 1,410f15
1° Mobilier du salon. — Tapis de pieds, 100f 00 ; — papier feutré placé sous le tapis, 15f 00 ; — 2 carpettes, 13f 75; — 1 canapé, 30f 00 ; — 1 oreiller et housses de canapé, 5f 00; — 6 chaises. 1800 ; — 2 chaises berceuses, 18f 75 ; — 1 table, 20f00 ; — 1 lampe suspendue, 12f 50 ; — 1 lampe de table, 20f 00; — 1 album pour portraits, 10f 00 ; — cadres et photographies, 75f00 ; — 1 tapis de table, 7f50 ; — 2 paires de rideaux, 20f 00 ; — garnitures de rideaux, 27f 10 ; — 1 portière, 7f 50; — 1 rideau de poêle, 12f 20 ; — 1 corniche, 5f 00 ; — statues et ornements de corniche, 21f25 ; — 1 horloge, 15f 00 ; — vases et corbeilles, 5f 00 ; — 1 miroir, 20f 00; — 4 pots à fleurs, 3f 30 ; — 1 sonnette électrique, 3f 75 — Total, 185f 90.
2e Mobilier de la chambre à coucher des parents. — 1 bois de lit, 20f 00 ; — 1 sommier, 40f 00 ; — 1 matelas de crin, 25f 00 ; — 1 matelas en plumes, 45f 00; — 6 oreillers en plumes, 30f 00 ; — 1 commode, 20f 00 ; — 1 lave-mains, 20f 00 ; — 1 service de toilette, 7f 50 ; — 1 crucifix, 5f 00 ; — 2 statues, 7f 50 ; — 2 chandeliers en verre, 1f 75 ; — 1 réveille-matin, 5f 00; — 1 coffret, 7f 00; — 1 valise, 5f 00; — 3 chaises, 15f 00 ; — 2 stores pour les châssis, 7f 00 ; — 2 paires de rideaux et garnitures, 31f 25 ; — brosse à cheveux, peignes, etc., 8f 00. — Total, 300f 00.
3° Mobilier de la chambre à coucher des garçons. — 1 bois de lit, 30f 00; — 1 sommier, 30f 00 ; — 1 matelas de crin, 25f 00 ; — 1 matelas en plumes, 60f 00; — 4 oreillers en plumes, 20f 00 ; — 1 armoire, 10f 00 ; — 1 commode, 15f 00; — 1 sofa, 15f 00 ; — 1 tapis, 15f 00 ; — 1 miroir, 3f 75 ; — 1 service à toilette, 5f 00 ; — 1 rideau, 3f 00 ; — 1 valise, 12f 50 ; — 6 chaises, 18f 00; — statues, médaillons, cadres, 30f 00 ; — divers, 3f 75. — Total, 326f 00.
4° Mobilier de la cuisine. — 1 prélart, 60f 00; — 1 table pour les repas, en bois dur, 35f 00 ; — 1 table à épinette, 15f 00; — 1 poêle, 70f 00 ; — tuyau de poêle, 20f 00 ; — 1 tonneau à eau, 15f 00 ; — 1 portière, 5f 75 ; — 3 lampes à pétrole, 12f50 ; — 1 tapis de table en laine, 18f 50; — 1 tapis de table en toile cirée, 6 25 ; — 1 horloge, 12f 50 ; — 1 boite à bois, 10f 00 ; — 1 store, 1f 50 ; — 1 porte-allumettes, 1f 25 ; — 6 chaises, 15f 00. — Total, 298f 25.
Linge de ménage, en toile et en coton............ 467f 30
2 draps de lit, 51f 25 ; — 22 taies d'oreiller en coton, 56f 50; — 4 bas de lit, 20f 00 ; — 3 couvertures en laine, 30f 00; — 3 couvre-pieds blanes, 60f 00; — 6 couvre-pieds d'indienne, 90f 00 ; — 3 couvre-pieds d'étoffe de laine, 45f 00; — 4 dessus de traversin, 5f 00; — 5 dessus de toilette, 12f 50 ; — 30 serviettes de table, 10f 45 ; — 12 servietes de toilette, 9f 80 ; — 9 essuie-mains, 1f 80 ; — nappes de toile, 60f 00; — 10 linges a vaisselle, I5f 00. — Total, 467f 30.
Ustensiles............ 336f 25
1° Dépendant du poêle. — Pincettes et tisonnier, 3f 00.
2° Employés pour la préparation et la consommation des aliments. — 4 chaudrons en fer, 20f 00 ; — 1 marmite, 7f 50 ; — 1 marmiton, 3f 75 ; — 1 poêlon, 3f 00 ; — 1 casserole, 1f 50 ; — 1 chasse-pinte, 2f 50 ; — 1 bouilloire en fer, 5f 00; — 1 théière et 1 cafetière, 8f 00 ; — ustensiles divers, 20f 00; — 1 pot à eau en[76]verre, 12f 50 ; — 1 service de vaisselle, 35f 00 ; — vaisselle commune, 15f 00; — 24 verres à bière, 4f 00; — 12 verres à vin, 3f 00 ; — 2 plateaux en verre, 3f 75; — 2 porte-cuillers, 2f 00 ; — 1 sucrier, 1f 50 ; — 1 beurrier, 2f 50 ; — 2 verres à confitures, 1f 50 ; — 12 couteaux (réserve), 23f 75 ; — 12 petits couteaux (réserve), 15f 00 ; — 15 couteaux communs, 12f 50 ; — 15 fourchettes, 5f 00 ; — 1 couteau à pain, 0f 75 ; — 12 cuillers à soupe, 1f 00; — 12 cuillers à thé, 3f 75 ; — 1 soupière en fer émaillé, 6f 50 ; — 8 bocaux à confitures, 17f 50. — Total, 240f 75.
3° Employés pour le lavage et les soins du ménage. — Cuves, seaux, balai, brosses, 17f 50.
4° Employés pour l'éclairage. — Appareil de la lumière électrique, achat et installation, 75f 00.
VÊTEMENTS............ 2,765f 60
VÊTEMENTS DU CHEF DE FAMILLE (635f 80).
Vêtements du dimanche. — 1 paletot de drap noir, 96f 00 ; — 1 pardessus en serge noire, 60f 00 ; — 1 complet serge noire, 75f 00 ; — 1 bonnet de fourrure, 15f 00 ; — 1 chapeau de feutre noir, 10f 00; — 1 imperméable, 60f 00 ; — 1 paire de gants pour l'hiver, 12f 60 ; — 3 paires de gants pour l'été, 10f 00 ; — 2 paires de boutons de manchettes, 7f 00; — 1 parapluie, 7f 65. — Total, 383f 25.
Vêtements de travail. — 2 complets, 75f 00; — 1 paletot, 50f 00 ; — 6 chemises blanches, 15f 00 ; — 6 cols de toile, 1f 60; — 4 tricots de laine, 1I2f 60 ; — 4 calecons de laine, 12f 60 ; — 2 caleçons de coton, 6f 00 ; — 5 paires de bas de laine, 6f 25 ; — 12 mouchoirs, 15f 00; — 4 cravates de soie noire, 6f 50 ; — 2 chemises de nuit, 5f 00; — 1 paire de pardessus caoutchouc, 8f 00 ; — 2 paires de bottines, 30f 00 ; — 3 paires de claques, 6f 00. — Total, 252f 55.
Vêtements de la femme (683f 10).
1 costume noir en drap cheviotte, 60f 00 ; — 1 jupe mérinos avec matinée en soie, 60f 00 ; — 1 robe noire en cordé royal, 42f 00; — 1 manteau d'hiver, 25f 20; — 1 collerette pour l'été, 25f 00 ; — 1 imperméable, 50f 00; — 1 chapeau de toilette pour l'hiver, 27f 00 ; — 1 chapeau de toilette pour l'été, 30f 00 ; — 3 paires de gants, 10f 50 ; — 1 manchon, 20f 00 ; — 1 tour de cou en vison, 45f 00 ; — 1 en-tout-cas, 10f 00 ; — 1 pince-nez, 15f 00 ; — 2 robes de travail en étoffe de laine, 18f 00 ; — 1 chapeau de semaine, 15f 50 ; — 2 robes de chambre en indienne, 11f 20; — 3 matinées d'indienne, 20f 10 ; — 2 paires de souliers, 16f30 ; — 1 paire de bottines, 8f 00 ; — 1 paire de pardessus en caoutchouc, 8f 00; — 2 paires de claques, 6f 00 ; — 12 chemises de coton, 21f 00 ; — 6 chemises de nuit, 37f 50 ; — 6 calecons, 10f 20 ; — 7 paires de bas de laine, 14f 00 ; — 12 tabliers, 20f 10; — 2 tricots de laine, 7f 50 ; — 12 mouchoirs, 12f 00 ; — 1 corset, 5f 00. — Total, 683f 10.
Vêtements du fils aîné (853f 00).
1 paletot de drap noir, 110f 10 ; — 1 paletot de drap noir, 70f 00 ; — 1 complet serge noire, 80f 00 ; — 1 pardessus, 60f 00; — 2 complets pour la semaine, 125f00 ; — 1 bonnet de fourrure, 10f 00;— 1 chapeau de feutre, 10f 00 ; — 1 casquette, 2f50 ; — 1 foulard, 5f 00 ; — 1 parapluie, 8f 80 ; — 1 canne, 3f 75, — 1 épingle de cravate, 3f 80; — 3 paires de boutons de manchettes, 7f 50; — 8 cravates de soie, 20f 00 ; — 4 paires de gants, 21f 00; — 1 paires de manchettes, 6f 00 ; — 6 chemises blanches, 22f 50; — 2 tricots en laine, 7f 50 ; — 2 chemises de nuit, 5f 00; — 2 calecons en laine, 7f 50 ; — 6 calecons de coton, 15f 00; — 5 tricots de coton, 30f 00; — 10 paires de bas, 11f 25 ; — 24 cols de toile, 15f 00 ; — 12 mouchoirs, 7f 50 ; — 1 paire de souliers, 7f50 ; — 2 paires de bottines, 35f 00 ; — 2 paires de claques, 7f 50; — 1 paire de pardessus en caoutchoue, 8f 00 ; — 1 montre avec chaîne, 100f 00. — Total, 853f 00.
[77] VÊTEMENTS DU FILS CADET (593f 40).
Vetements de dimanche. — 1 paletot de drap noir, 90f 00; — 1 pardessus en serge noire, 59f 85; — 1 complet en serge noire, 100f 00; — 1 bonnet de fourrure, 15 00; — 1 chapeau de feutre, 10f 00 ; — 1 paire de gants de fourrure, 12f 50 ; — 1 paire de gants de chevreau, 5f 00 ; — 4 cravates de soie noire, 6f 00 ; — 1 paire de bottines, 1I5f 00 ; — 1 parapluie, 12f 00. — Total, 355f 35.
Vêtements de travail. — 1 paletot d'hiver en drap, 50f 00 ; — 1 complet, 60f 00; — 1 pantalon en coutil, 5f 00 ; — 1 blouse en coutil, 5f 00 ; — 4 tricots de laine, 15f 00 ; — 2 caleçons de laine, 7f 50 ; — 2 caleçons de coton, 2f 50; — 4 chemises blanches, 15f 00 ; — 6 cols de toile, 4f 60 ; — 5 paires de bas de laine, 6f 30: — 2 mouchoirs, 9f 00 ; — 2 chemises de nuit, 3f 90 ; — 2 paires de bottines, 30f 00; — 1 paire de pardessus de caoutchouc, 6f 25 ; — 1 paire de claques, 3f 00 ; — 3 paires de manchettes, 7f 50 ; — boutons de chemises et de manchettes, 7f 50. — Total, 238 05.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 4,979f 30
§ 11. Récréations.
Les récréations consistent surtout dans les promenades et dans les réunions du soir.
Le père et la mère de famille font trois excursions par année : l'une à Sainte-Anne de Beaupré, c'est leur pèlerinage annuel au sanctuaire de la bonne sainte Anne, dont nous parlerons plus loin ; les deux autres chez des amis, à Sauint-Augustin, village situé sur la rive nord du fleuve, à vingt kilomètres à l'ouest de Québec. Ces promenades durent une journée et n'imposent que de faibles dépenses.
Les jeunes gens font aussi leur pèlerinage à Sainte-Anne, et à peu près tous les dimanches une petite promenade aux alentours de la ville, soit en tramvay électrique, soit en bateau à vapeur, soit en voiture. Ils dépensent en moyenne trois francs par dimanche. Ces promenades avec des amis pourraient ofrir certauins dangers, surtout au point de vue de la sobriété. Cependant ces dangers sont évités par le fait que les amis de Loyola et de Philéas sont des jeunes gens sobres et honnêtes qui, comme eux, appartiennent à la Ligue du Sacré-Cœur et à la Congrégation de la Sainte-Vierge.
Une ou deux fois par semaine, il y a concert sur la terrasse Frontenac ou dans un parc de la ville. Le peuple dirige alors sa promenade de ce côté, et les jeunes gens et les jeunes filles en profitent pour se rencontrer.
Les réunions du soir constituent une des récréautions les plus ordinaires de la famille. Voisins, parents ou amis, réunis, passent la soirée[78]en des amusements divers. Les jeux de cartes sont très en honneur. Dans les familles, on ne joue pas les jeux d'argent, en vogue plutôt dans les clubs et les restaurants. Dans quelques familles aisées, l'habitude malheureuse s'introduit cependunt de jouer ces jeux ; les femmes ellesmêmes y prennent part et y mettent une ardeur qui peut devenir dangereuse. .
Autrefois, les soirées se passaient surtout à écouter la narration de contes et d'histoires. Il y avait des conteurs renommés, qui étaient l'objet d'invitations spéciales. Ma bisaieule avait un répertoire considérable de contes et de récits apportés de France par les ancêtres et dont les détails intéressants charmaient et les enfanlts et même les personnes plus âgées. Je relisais cette année avec plaisir, dans une revue normande, trois contes que j'avais entendus autrefois de la bouche de cette bonne grand'mère. Aujourd'hui les contes ont été remplacés par les mots d'esprit, les petites historiettes, quelquefois un peu grivoises, destinées surtout à faire rire.
La muique et le chant constituent aussi un des amusements habituels des soirées. Le Canadien aime beaucoup la musique, et dans nombre de familles, même ouvrières, on trouve des pianos. Doué d'ordinaire d'une voix souple et agréable, il est amateur de chant. Aussi, dans les réunions du soir, pendant que les personnes plus âgées se groupent autour des tubles de cartes, les jeunes entourent le piano. Les chansons à la mode sont celles du répertoire français, surtout les chansons patriotiques.
En temps de carnaval, les cartes sont quelquefois remplacées par la danse, qui allonge la veillée et retient la compagnie souvent jusqu'au matin. Cependant les danses sont considérées par le clergé comme un amusement qui n'est pas sans péril, surtout à la campagne, où le plus souvent elles sont l'occasion de conversations licencieuses et d'intempérance. Aussi cherche-t-on autant que possible à les empêcher complètement. A la ville, le clergé demande de s'abstenir surtout de la valse et de la polla, danses plus entraînantes et par là même plus dangereuses. Il est assez bien écouté, et l'on se contente de danser le quadrille, le lancier, le cotillon, etc.
A la fin de la soirée, il est d'habitude de présenter à ses hôtes un verre d bière, de vin ou de spiritueux, avec des gàteaux et des fruits. Dans les soirées de gala, la table est mise et les invités sont conviés au reveillon.
En dehors de ces amusements, les membres de la famille trouvent encore des distractions dans l'assistance aux cérémonies religieuses et[79]aux réunions des différentes sociétés auxquelles ils appartiennent. C'est ainsi que le père assiste à la réunion mensuelle de l'Union typographique, et aux assemblées hebdomadaires de l'Union musicale, société chorale chargée de la musique sacrée à l'église Saint-Jean-Baptiste et dont il fait partie depuis de longues années.
Enfin, le Canadien est grand fumeur ; il fume la pipe surtout et aussi le cigare et la cigarette. C'est un repos et une récréation pour lui de faire la lecture des journaux en dégustant sa pipe de tabac.
Il importe de remarquer la différence considérable qui existe entre les dépenses de distractions et d'amusements que fait le père et celles que se permettent les fils. Question d'âge et de situation mise à part, il est incontestable que ces derniers prennent des habitudes de dépense que leur père ne parait pas avoir eues. Cependant ces habitudes sont commnes auijourd'hui aux jeunes gens de leur âge et de leur condition. Le contraste n'en est pas moins frappant et démontre bien le changement qui s'est opéré dans les meurs au point de vue du luxe des amusements depuis un quart de siècle.
Histoire de la famille
§ 12. Phases principales de l'existence.
Le père de Philéas avait neuf enfants, six garçons et trois filles ; six sont encore vivants : quatre garçons et deux filles. Il était mécanicien; ce métier, de tradition dans la famille, est exercé encore aujourd'hui par un de ses fils et deux de ses petis-fils.
Philéas, le troisième des garçons, est né à Saint-Roch de Québec, le 10 août 1848. Il reçut la première éducation dans sa famille, puis il fréquenta l'école d'un instituteur d'une grande réputation. Apres sa première communion, il entra à l'école des Frères des écoles chrétiennes, où il continua ses études jusqu'à l'âge de quatorze ans.
Alors il commença son apprentissage comme typographe dans les ateliers d'imprimerie du Journal de Quebec. Il y passa cinq années, après lesquelles, devenu compagnon, il se rendait, au mois de mai 1867, dans la ville de Rimousli, située sur le côté sud du fleuve Saint-Laurent, à soixante lieues en aval de Québec. Un nouveau journal, la oix du golfe,[80]venait d'y être fondé, et sur la promesse d'un salaire plus élevé, il avait loué ses services comme typographe au promoteurs de l'entreprise.
Ce journal ne vécut que peu de temps et, de retour à Québec au mois de février suivant, Philéas entra à l'imprimerie du journal le Canadie. Quatre ans plus tard, entrainé par des amis, il engageait la plus grande partie de ses épargnes dans la fondation d'un journal, l'Echo de Levis. Ce fut pendant cette année qu'il contracta mariage aux Écureuils, et, après la noce qui avait eu lieu chez le curé de la paroisse, Philéas amena sa femme à Lévis, où s'écoulèrent les premières années de leur mariage.
La fortune ne leur fut pas favorable ; l'Echo de Levis cessa de paraître, faute de ressources, et Philéas dut revenir à Québec après avoir perdu l'argent qu'il avait engagé dans cette affaire. Il fut quelques semaines sans emploi, puis il entra en 1878 aux ateliers du journal l'Évènement, où il travaille encore aujourd'hui.
'En 1884, le pere de Philéas mourut. Sa veuve continua à tenir maison avec un garçon et ses, deux filles qui étaient institutrices. En 1888. celles-ci, fatiguées de l'enseignement, allèrent avec leur mère demeurer chez Philéas qui leur donna le logement et la nourriture pendant dixhuit mois, sans exiger aucune rétribution. Après ce repos, les deux illes reprirent leur classe et se mirent en pension ; mais la mère resta chez son fils jusqu'à sa mort, arrivée le 18 fevrier 1901.
Le mariage de Mathilda et d'Anna, filles de Philéas, neles a pas beaucoup éloignées de la maison paternelle ; elles demeurent toutes deux dans la paroisse Saint-Jean-Baptiste, Anna à un petit quart d'heure, Mathilda à quelques pas du logis des parents.
Les deux garçons s'occupent de faire des épargnes, qui puissent leur permettre de prendre femme et de s'établir d'une manière convenable.
§ 13. MŒURS ET INSTITUTIONS ASSURNT LE BIEN-ÉTRE PHYSIQUE ET MORAL DE LA FAMILLE
Gràce à l'économie et aux habitudes de vie chrétienne qu'on trouve dans la faille, on peut assurer qu'elle vit dans l'aisance et jouit d'un bonheur aussi complet que le permettent les conditions de la 'vie humaine sur la terre. Satisfaits de leur sort, heureux de ce bonheur que donnent l'accomplissement du devoir et le témoignage d'une bonne cons[81]cience, tous ses membres ne demandent qu'à continuer leur course ici-bas dans les mêmes sentiers.
Les quelques épargnes qu'ils ont pu faire, et qu'ils feront désormais plus facilement, les mettent à l'abri de la misère, si la maladie venait à les frapper. Les sociétés de secours mutuels leur assurent d'ailleurs un certain revenu même pendant la maladie.
Le mobilier est assuré contre le feu pour une somme de 2,000f00.
Les assurances sur la vie constituent encore une garantie pour l'avenir. Le père de famille a une assurance de 2,500f00 a une compagnie d'assurance, plus 400f 00 payables par l'Union typographique.
Le fils aîné a 5,000f 00 assurés à l'Alliance nationale ; le fils cadet de même, et de plus 5,000f 00 également à une compagnie d'assurance, système dotation à vingt ans.
Les ouvriers ne pouvant d'ordinaire disposer à la fois d'une forte somme, ne s'assurent guère en dehors des sociétés de secours mutuels. Celles ci, en effet, n'exigent qu'une faible cotisation mensuelle de cinq à huit francs que l'ouvrier paie assez facilement. I n'en est pas ainsi lorsqu'il faut paye une prime de deux cent cinquante francs. Aussi le cas du fils cadet ayant une assurance, système dotation,payable dans vingt ans, est-il assez rare. Le père de famille laissant à ses enfants le produit de leur travail, le fils cadet peut sans diffieulté supporter la charge d'une police d'assurance de ce genre. Ce placement de fonds est avantageux, il force les jeunes gens à économiser, il leur assure à un moment déterminé un capital qui peut les aiderà commencer un établissement industriel ou commercial.
Cependant, cette organisation spéciale qui permetaux enfants de se constituer des économies propres est peut-etre de nature à assurer moins fermement l'avenir des parents. En effet, il arrive assez rarement, dans les familles ouvrières, que le père puisse économiser lorsque retombe sur lui seul tout le fardeau de la dépense familiale, et ce n'est que gràce aux gainsrdes enfants que les parents peuvent un peu plus tard se constituer une réserve pour leur vieillesse. Quoi qu'il en soit, cette habitude existe maintenant, et si elle a ses inconvénients, elle n'est pas tout à fait sans avantages. Les jeunes gens, excités par l'intérêt personnel, travaillent avec plus d'ardeur, et arrivent, non sans une légitime fierté, à se suffire à eux-mêmes et à s'établir sans avoir besoin de recourir à la bourse paternelle. D'ailleurs, si les parents devenus vieux n'ont pas de revenus suffisants pour subsister par eux-mêmes, les enfants les recoivent volontiers à leur foyer.
Éléments divers de la constitution sociale.
FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE. PARTICULARITÉS REMARQUABLES, APPRÉCATIONS GÉNÉRALES : CONCLUSIONS.
§ 17. SUR LE CLIMAT ET L'ETAT SANITAIRE DE QUÉBEC
[95] Dans tout pays il y a certaines particularités du sol, certaines variations de température, certains vents dominants qui ont une grande influence sur l'état sanitaire. Québec a, sous ce rapport, une situation favorable. On a parlé quelquefois de marais bordant la rivière Saint-Charles et aptes à engendrer des fièvres paludéennes, mais ces marais n'existent même pas.
Ce qui agit le plus sur l'état de santé de la population, ce sont les variations brusques de température qui déplacent le mercure du thermomètre de 30 à 40 degrés dans l'espace de quelques heures, et qui contribuent efficacement à produire les maladies dites de refroidissement, surtout chez ceux qui ne portent pas de vêtements de laine : rhumatismes, névralgies, maladies des voies respiratoires, angines, coryas, bronchites, tuberculose, pneumonies, etc. Ces maladies sont beaucoup moins fréquentes l'hiver et l'été ; mais les saisons de transition, comme l'automne et surtout le printemps, sont les plus malsaines. C'est au printemps que meurent la plupart de ceux dont l'organisme est ébranlé par une maladie chronique ; les mois de mars et d'avril comptent toujours un grand nombre de décès : morts subites, pneumonies malignes, etc. On a donné le nom de a saisonnières n à certaines maladies du printemps et de l'automne, ne pouvant les faire entrer dans aucune claussification.
Durant l'été, les grandes chaleurs délabrent les appareils digestifs, et si ces effets ne provoquent chez les adultes que des désagréments plus ou moins graves, ils n'en sont pas moins meurtriers chez les eonfants, dont un grand nombre périssent.
Il n'y a pas de maladies contagieuses. La typhoide est une rareté dont[96]les victimes arrivent le plus souvent des communes avoisinauntes. La scaurlatine et la diphtérie ont cessé de visiter la population depuis une couple d'années, de sorte que l'on peut dire que l'étaut sanitaire de la ville est excellent, meilleur qu'il ne paraît d'après les statistiques. Ce qui charge surtout les tables de mortalité, ce sont les décès des enfants. Cela tient à l'ignorance ou à la négligence des soins hygiéniques, et peut-être aussi à l'indifférence de certains parents qui voient sans regrets le douieme ou le quinzième enfant qu'ils ont porté au baptême prendre sitôt le chemin du ciel. Cependant les notions d'hygiène pénètrent lentement mais sûrement dans les masses ; on commence à croire aux microbes et à la puissance de l'ébullition, on consent à se laisser désinfecter, on craint la tuberculose et l'on admet sa contagiosité, ce qui rend plus facile le combat et fait espérer une amélioration prochaine.
§ 18. SUR LA RELIGION ET LES MŒURS DE LA POPULATION DE QUÉBEC
Les habitants de Québec sont fidêles à leurs devoirs religieux. Les jours de dimanche et de fête d'obligation, les églises se remplissent d'une foule pieuse et recueillie. Tous les établissements de commerce et d'industrie sont fermés. Les pharmacies seules ouvrent leurs portes aux clients obligés, d'une heure à trois heures de l'après-midi. La vente des boissons alcooliques est prohibée ces jours-là, et les tramvays ne circulent que l'après-midi, afin de permettre aux employés d'assister aux offices religieux du matin.
Les sacrements de Pénitence et d'Eucharistie sont très souvent fréquentés. Les jours de la Toussaint et de la Commémoration des morts, le jour de Noël, la population presque entière s'approche de la table sainte. Le nombre de ceux qui n'accomplissent pas leur devoir pascal est peu considérable, et cette abstention a pour cause, le plus souvent, non pas tant l'indifférence religieuse que certaines difficultés de conduite qui font remettre à plus tard l'accomplissement de ce devoir. Dans la ville de Québec on pourra bien trouver quelques personnes que les passions éloignent pendant quelque tempe des pratiques eligieuses, mais il n'en est guère qui n'y reviennent paus un jour ou l'autre, et personne ne veut mourir sans s'être muni des secours de la religion. C'est dire qu'ici on ignore ce que peut être un enterrement civil.
[97] La population est très friande de prédications, elle aime à écouter la parole de Dieu. Le prêtre est aimé et respecté, et il jouit d'une influence considérable. Cette influence est moindre cependant dans les villes que dans les campagnes ; toutefois, même à la ville, le prêtre est l'homme de confiance et de bon conseil.
Le Canadien français doit beaucoup à son clergé. Lorsque le Canada fut cédé à l'Angleterre, les nobles retournèrent en France, le clergé resta à son poste, protecteur du peuple, son éducateur, son avocat, son juge. Vivant au milieu d'une population profondément religieuse il exerçait naturellement une haute autorité morale ; il acquit bientôt une très grande influence politique et sociale. Le peuple sentait que ses évêques et ses prêtres étaient ses guides naturels et ses cheis les plus sûrs ; il leur confiait volontiers la direction de ses affaires individuelles et la sauvegarde de son existence nationale. (Bourassa : Les Canadiens français et l'empire britannique.) Les Français restés au pays, épuisés par la guerre, se serrèrent autour de leurs pasteurs. Sans écoles, sans secours de la part d'un gouvernement qu'ils croyaient hostile, n'osant s'adresser aux tribunaux dont les juges étaient anglais. c'est du prêtre qu'ils recevaient l'instruction religieuse et profane, c'est devant le prêtre qu'il portaient leurs différends, c'est lui qui conserva en leur cœur l'amour de la France etl'attachement à la foi et à la langue des ancêtres, c'est lui qui, avec un esprit de sacrifice, un èle et un dévouement qu'on ne saurait trop admirer, fonda tous les établissements scolaires, les écoles primaires, les collèges classiques et l'Université Laval elle-même, que le séminaire de Québec a établie et qu'il soutient de ses deniers depuis cinquante ans.
L'influence du clergé apparait surtout à l'époque des élections politiques. Les deux partis qui se disputent la victoire connaissent si bien l'autorité dont il jouit qu'ils cherchent à profiter de son influence. Chacun s'efforce de se procurer des adhérents dans le clergé et vilipende les prêtres qui se montrent favorables au parti opposé ; de là bien souvent des luttes acrimonieuses, des déclamations contre ce qu'on appelle l'infuence indue. Le clergé est généralement assez prudent, et si quelques prêtres vont quelquefois trop loin, c'est qu'ils sont entrailnés par des politiciens qui veulent à tout prix le triomphe de leur parti ; ces politiciens sont d'ailleurs les premiers à condamner chez leurs adversaires la conduite qu'ils tiennent eux-mêmes.
L'influence du clergé est apparue d'une manière particulière à propos d'un diféred ouvrier survenu à la fin de 1900dans la ville de Québec : on[98]trouvera dans une note particulière (§ 21) l'histoire de ce différend terminé par l'arbitrage de Sa Grandeur Mgr L.N. Bégin, archevêque de Québec.
Les habitudes religieuses ne présentent pas de caractère spécial. Chacun s'adonne surtout aux grandes pratiques, à la prjère en commun et à la réception des sacrements. La religion est de toutes les fêtes : fêtes nationales, fêtes ouvrières, fêtes de famille commencent toujours par la sainte messe.
Dans les habitations on trouve dans toutes les chambres des images sacrées et plus particulièrement les images du Sacré-Cœur, de la sainte Vierge, de saint Joseph et de sainte Anne. Les Canadiens ont une très grande dévotion envers celle que l'on appelle la bonne sainte Anne . Un sanctuaire dédié à cette sainte dès les commencements de la colonie, et situé à vingt kilomètres de Québec, est un endroit de pèlerinage très fréquenté. On y vient de toutes les parties du Canada et des États-Unis. A Québec, en général, chaque personne fait annuellement son pèlerinage a Sainte-Anne de Beaupré.
Dans un grand nombre de familles, une console, portant une image et des statues devant lesquelles une lampe reste constamment allumée, sert de petit autel ; c'est lù qu'on se réunit pour la prière du soir.
Les cérémonies du mariage, du baptême et des funérailles donnent toujours lieu à des réunions de famille. Les noces étaient autrefois l'occasion de grandes agapes, suivies de danses, auxquelles étaient conviés tous les parents et amis, au nombre quelquefois de plusieurs centaines. C'est encore ce qui se fait assez souvent dans les campagnes. Aujourd'hui, à la ville, après un déjeuner auquel n'assistent que les proches, les époux partent pour le ogage de noces. Ceux cependant que la fortune ou les occupations empêchent de faire un voyage, suivent encore, du moins en petit, les anciennes coutumes. Au repas qui suit la cérémonie religieuse, on invite le curé ou le prêtre qui a bénit les mariés.
Le baptême des enfants est une occasion de réjouissances. Au retour de l'église, le parrain et la marraine assistent au souper de gala ofert par les parents. Il est d'usage que le parrain offre un petit cadeau à la marraine et à la mère de l'enfant.
LOrs des décès, surtout des adultes, les parents et les amis viennent veiller les restes funèbres de la personne décédée. La nuit se passe dans la chambre où repose le corps du défunt, ou dans une chambre avoisinante ; à des intervalles plus ou moins rapprochés, on récite le chapelet ou d'autres prières. A minuit, la table est mise et un goûter est servi.
Le Canadien a le culte des morts, il aime aè prendre soin des tombeaux[99]qu'il couvre de fleurs, il visite souvent les cimetières et il fait dire des messes pour le repos des bonnes d̂mes. Le 2 novembre, jour de la Commémoration des morts, est peut-être le jour de l'année ou le plus grand nombre de personnes s'approchent des sacrements da Pénitence et d'Eucharistie.
Des fêtes de l'année, l'une des plus solennelles est celle de la Fete-Dieu, avec la procession du très saint Sacrement. On apporte un soin tout particulier à orner les rues où la procession doit passer : des arcs de triomphe sont élevés en maints endroits sur le parcours, des arbres apportés de la forêt voisine sont fixés au bord des trottoirs, et des milliers de pavillons sont suspendus dans les airs. Les protestants euxmêmes tiennent à décorer' les abords de leur maison. La procession renferme dans ses rangs des personnes de toutes les classes de la société : des juges, des médecins, des avocats, des ouvriers de tout métier, le clergé, des hommes, des femmes et des enfants. Le jour de la procession est la date fixée pour étrenner les toilettes.
Les oeuvres de charité sont complètement laissées à l'initiative privée; elles sont confiées aux congrégations religieuses, qui y pourvoient gràce à des ressources personnelles provenant de propriétés acquises au commencement de la colonie, auxquelles elles ajoutent les contributions volontaires qu'elles reçoivent.
La charité privée est très développée, et l'on donne volontiers pour les oœuvres de miséricorde et les oeuvres religieusee. On ne connait pas ici les misères de la pauvreté qui sont si communes dans les grandes villes européennes. La Société Saint-Vincent de Paul compte à Québec de nombreuses conférences dont les membres dévoués savent découvrir les misères et y porter secours.
Dans le diocèse de Québec et dans toute la province, le clergé de la campagne est rétribué au moyen des dimes. Le curé reçoit le vingtsixiême minot des céréales récoltées dans sa paroisse. La loi civile consacre le droit du curé à la perception de la dime des céréales. Si elle ne constitue pas un revenu suffisant, l'évêque demande aux paroissiens d'y ajouter un supplément de patates ou de foin. En ville, les citoyens n'ont aucune contribution directe à payer au clergé. Le curé et les vicaires sont payés par la F'abrique, dont les revenus proviennent du casuel et de la location des bancs.
La moralité de la ville de Québec est relativement bonne ; le meurtre et le suicide sont choses excessivement rares, et les citoyens généralement fidêles à leurs devoirs religieux le sont aussi aux obligations[100]qu'imposent la faumille et la cité. Les vertus domestiques et civiles sont donc pratiquées d'ordinaire avec fidélité, et les habitants de Québec ont une réputation de probité qui leur fait honneur. Cela ne veut pas dire qu'ils soient sans défauts. L'humanité est encore ici l'humanité, les passions jouent leur rôle et remportent leurs victoires ; mais le théàtre est petit, elles ne se meuvent pas très à l'aise et les habitudes religieuses de la population rendent la victoire plus difficile.
Les principaux défauts sont l'ivrognerie, le luxe et la jalousie, défauts d'ailleurs communs aux Canadiens français. Livrognerie empêche bien souvent l'ouvrier de profiter des facilités de vivre qu'offre la ville de Québec, elle le prive de cette indépendance, de cette aisance relative que possèdent la plupart des ouvriers sobres et honnêtes. L'ivrognerie compte encore des victimes malheureuses parmi les avocats, les fonctionnaires publics et les politiciens ; elle est la cause de bien des carrières brisées, de bien des espérances déçues, de ruines nombreuses.
Le luxe se rencontre surtout chez les jeunes filles employées dans les manufactures : elles aiment les toilettes brillantes et dépensent souvent la plus grande partie de leur salaire à l'achat de vêtements dont le prix est peu en rapport avec leur bourse et leur condition.
La jalousie est une cause de division et constitue d'ordinaire la raison de cette absence d'unité que l'on constate trop souvent entre les Canadiens français, et qui nuit au progrès de la nationalité. On supporte difficilement quelqu'un qui réussit, et on est naturellement porté à le soupconner de malhonnêteté et de concussion, surtout si c'est un homme public.
Le Canadien est hospitalier et reçoit largement visiteurs, parents, amis.
Il n'y a pas ici ce que l'on appelle en France des diférences de classes. Nous sommes tous fils de la plèbe, et les hommes qui occupent aujourd'hui les hautes positions dans le clergé, la magistrature, la politique, l'administration et le commerce sont tous sortis des entrailles du peuple. La noblesse est le fruit du talent et du travail. On peut voir dans une réunion de famille cette égalité et cette fraternité qui existent entre toutes les classes. Dans la même famille, en effet, on trouve des prêtres, des juges, des députés, des cultivateurs, des ouvriers de tout métier. Ces derniers sont aussi bien vêtus que les hommes de profession, et leur maison, sans présenter rien de très riche, est meublée d'une manière bourgeoise. Il est faclle de concevoir que les luttes de classe ne peuvent se produire que difficilement. Aussi les relations entre patrons et ouvriers sont-elles généralement bonnes et très sympauthiques.
Philéas est dans le même établissement d'imprimerie depuis vingt[101]six ans. Pendant cette période, les ouvriers présentèrent à leur patron, en deux circonstances, des adresses de félicitations accompagnées de cadeaux. Le patron, à l'occasion du jour de l'an, ouvrit, à deux reprises, ses salons à ses ouvriers, leur ofrit chez lui un dîner somptueux auquel assistaient des ministres du cabinet provincial et plusièurs journalistes. L'an dernier, le propriétaire de l'établissement fut forcé, par la mauvaise fortune, de céder la place à un autre. Les ouvriers se réunirent pour lui présenter à cette occasion leurs sympathies les plus vives, ainsi que leurs remerciements, et lui afirmèrent qu'ils garderaient longtemps le souvenir des bonnes relations qui avaient toujours existé entre eux.
Ces bonnes relations, quoi qu'il en soit, semblent cependant aujourd'hui menacées. En effet, la fondation des sociétés ouvrières a amené les ouvriers à faire bande à part, à se séparer des patrons pour la plupart sortis de leurs rangs. Des personnes étrangères, intéressées à enrôler les travailleurs canadiens sous la bannière du travail organisé, leur ont fait croire que certains de leurs droits étaient méconnus, qu'ils devaient . les défendre, et que le meilleur moyen de défense, cétait l'union internationale des ouvriers. On est donc arrivé à croire que la question ouvrière, qui n'existait pas ici il y a quelques années, et qui n'avait pas raison d'exister, devait être mise à l'ordre du jour. L'internationalisme fit ses victimes, et les ouvriers furent appelés à contribuer de leurs deniers au soutien des grèves des États-Unis.
L'internationalisme doit être considéré comme l'ennemi, non seulement de l'industrie nationale qu'il livre à l'étranger, mais aussi de l'ouvrier lui-même. Il tend en effet à tout unifier : sans considérer que les conditions de la vie varient avec les différentes villes où travaille l'ouvrier, il propose à tous, du moins dans le même métier, les mêmes heures de travail et le même salaire. C'est ainsi que l'ouvrier de Québec voudrait avoir le salaire de l'ouvrier de Montréal, bien que le coût de la vie soit moindre de beaucoup à Québec. L'industrie de la chaussure avait prospéré ici gràce précisément au bas prix de la maind'œuvre. La concurrence avec Montréal et les villes de l'ouest n'était possible qu'à cette condition. Aujourd'hui, les manufactures se trouvent dans une impasse dificile, et de l'opinion de plusieurs, cette industrie semble menacée.
Heureusement, grâce à l'initiative et à l'autorité de Mgr L.-N. Bégin, archevêque de Québec, les sociétés ouvrières ont secoué le joug de l'étranger et, mieux inspirées désormais, elles pourront assurer l'existence et le progrès de l'industrie qui les fait vivre.
[102] La ville de Québec a une population mixte, anglaise et française, protestante et catholique. Les Anglais, bien que peu nombreux, jouissent d'une influence assez considérable, grâce à leur union et à leur esprit essentiellement pratique. Les Canadiens français donnent à la minorité anglaise à Québec et dans la province bien plus que ne reçoit la minorité française dans les autres provinces. Sans aimer l'Anglais, le Canadien français, loyal envers la couronne britannique, heureux et fier des institutios libres dont il jouit, accorde à ses concitoyens anglais la plénitude de leurs droits. Bien plus, ami de la liberté pour lui et pour les autres. généreux et non égoiste, il leur donne plus qu'ils n'ont droit d'obtenir. Le protestant anglais jouit dans Québec de la plus entiere tolérance, et les relations entre catholiques et protestants sont empreintes de respect pour la liberté de chacun.
Le Canadien français n'est généralement pas économe, et s'il arrive qu'il fasse fortune, les biens amassés ne restent pas longtemps dans les mêmes mains. Les fortunes durent à peine trois générations. Les enfants dissipent bien vite l'héritage. La première cause en est dans la mollesse avec laquelle sont élevés les enfants au sein de la famille. Les parents ne savent pas leur inculquer l'énergie de caractère qui fait envisager la vie non comme un lieu de jouissances et de plaisirs, mais comme un champ de bataille où l'on a des combats à livrer, surtout contre soimême et ses passions. Bien peu ont appris à se vaincre, et alors chacun ne vit que pour soi, dans le présent, et oublie l'avenir. Il faut plusieurs générations pour asseoir une fortune sur des bases solides, il faut des traditions de famille, dont les enfants héritent avec les biens qu'on leur laisse. La noblesse du sang avait sous ce rapport des avantages que notre démocratie n'offre pas. Aussi, rien de plus pénible que de voir le plus souvent les fils des meilleures familles dépenser leur jeunesse sans profiter des facilités qu'ils ont de s'instruire. Comptant sur la fortune de leurs parents, ils ne cherchent nullement à être quelque chose par euxmêmes, et ils n'entrent bientôt dans la vie que pour en devenir les victimes. Ils sont là pour justifier les paroles de La Bruyere : « Rien ne fait mieux comprendre le peu de chose que Dieu croit donner aux hommes en leur abandonnant les richesses.... que le genre d'hommes qui en sont le mieux pourvus n.
Il y a peut-être plus d'épargne toutefois chez l'ouvrier que chez les hommes de professions libérales. Ces derniers vivent largement et s'oecupent de garantir l'avenir de leur famille au moyen d'assurances sur la vie. Mais ce n'est pas toujours un moyen sûr : il peut arriver, en effet, et[103]il arrive souvent que les revenus ne suivent pas la progression des dépenses ; il devient alors impossible de payer les primes d'assurances, il faut emprunter sur les assurances mêmes, et avec la mort du cheif de famille survient la pauvreté ou du moins la déchéance.
Les ouvriers ont des sociétés de secours mutuels qui leur paient une petite indemnité pendant la maladie et une assurance à la mort. La Soeiete des artisans canadiens-frangais est une des plus prospères, elle compte actuellement au delà de 16,000 membres, et possède un fonds de réserve de 1,250,000 francs. Elle paie à ses membres 25 francs par semaine pendant vingt semaines, chaque année, en cas de maladie, et 5,000 frances à la mort. Les ˉForestiers catholiques, l'Alliance nationale, les Unions Saint-Joseph offrent des avantages similaires. Les cotisations mensuelles sont de 5 à 10 francs selon l'âge du sociétaire au moment de son admission dans la société.
Le Canadien français aime son pays, sa maison et sa famille ; cependant cet amour s'allie très facilement avec le goût des voyages, et l'émigration ne l'efraie nullement. Il y a autant de Canadiens français aux Etats-Unis qu'au Canada. L'amour de l'argent et du bien-être qu'il procure amène trop fréquemment les gens des campagnes dans les villes, et si dans une ville on ne trouve pas ce qu'on avait désiré, on émigre vers une autre. La population de Québec a peu augmenté dans les trois dernières décades, l'émigration en est la cause. Certaines industries ont disparu, et les ouvriers qu'elles occupaient sont allés ailleurs ; le siège du parlement fédéral a été transféré, en 1867, de Québec à Ottava, et la plupart de ceux qui étaient employés dans l'administration ont émigré vers la nouvelle capitale. Montréal compte au delà de 50,000 Québecquois, et la population française d'Ottava est en grande partie originaire de Québec.
Le Canadien est un peu routinier. Si dans l'agriculture il met à profit les nombreuses machines qui facilitent son travail, ses méthodes de culture sont encore peu perfectionnées. Dans l'industrie cependant, il sait suivre le progrès avec une prudence qui le met a l'abri des inventions téméraires, mais peut-être rend plus rares les grands succès financiers.
Au point de vue politique, il est absolument satisfait des libertés dont il jouit, et il ne désire aucun changement. M. Henri Bourassa, député au Parlement fédéral, a exprimé dans des pages pleines de vérité1les sentiments des Canadiens français sur cette question. Nous lui emprun[104]tons quelques citations bien propres à faire connaître la mentalité caunadienne.
« Les Canadiens français vivent aujourd'hui dans une heureuse quiétude. Ils sont contents de leur sort. Ils ne demandent qu'à rester libres et paisibles. Ils éprouvent un désir modeste d'agrandir leur situation individuelle et nationale ; mais ils sont peut-être trop portés par instinct à compter sur la Providence et sur le développement des forces sociales qui les entourent, plutôt que sur les résultats de leurs propres eforts....
« Ils sont désireux de vivre en bons termes avec les Anglo-Canadiens et de contribuer avec eux à la prospérité du Canada. Ils ont assuré les droits de la minorité anglaise et protestante de la province de Québec par un ensemble de lois du caractère le plus libéral et le plus généreux. Dans les relations individuelles, ils s'efforcent également de prouver à leurs compatriotes d'origine étrangère beaucoup de confiance et de bonne volonté. Il est à propos de noter ici un fait constant de l'histoire de notre pays. Tandis qu'un certain nombre d'Anglais ont toujours représenté, au Parlement et dans les corps municipaux, des groupes françuis et catholiques, il est presque inoui qu'une majorité anglaise ait nommé un Canadien français à une fonction publique quelconque. 'ajouterai que si le Canadien français n'éprouve aucune sympathie pour le peuple anglais dans son ensemble, — et c'est le résultat normal de son histoire et des événements politiques qui ont menacé sa nationalité, — il entretient volontiers des relations cordiales avec son voisin. Il est même étrange de constater qu'il fait meilleur ménage avec l'Anglais et l'Écossais, tous deux protestants, qu'avec l'Irlandais catholique. »
Notre tempérament national ne nous porte pas à désirer de changement radical dans l'organisation politique du Canada.
Les changements de régime que le Canada pourrait subir sont l'indépendance, l'annexion aux États-Unis, l'impérialisme anglais, la réunion à la France. Il est indéniable que les deux derniers projets sont ceux que nous combattrions davantage.
« L'indépendance est à nos yeux le couronnement naturel de nos destinées. Mais aussi longtemps que l'Angleterre ne tentera pas de resserrer lesliens qui nous unissent à sa puissance, nous ne ferons aucun effort pour les rompre. Nous comprenons que l'œuvre du temps nous favorise chaque jour davantage en nous apportant de la population et des capitaux : plus nous tarderons à prendre notre voie, plus elle sera sûre....
[105] « Il existe entre les Français d'Europe et ceux du Canada des divergences politques plus profondes encore que celles qui séparent la Grande-Breotagne et les Étauts-Unis. Une série d'évolutions constitutionnelles a dirigé les deux nationalités françaises dans des voies differentes. Cest bien de l'Angleterre que la France a emprunté la forme extérieure de son gouvernement ; mais elle y a introduit un esprit essentiellement bureaucratique et centralisateur. Par atavisme, les Francais du Canada ont accueilli avec enthousiasme le principe des institutions britanniques, auxquelles leurs ancêtres normands, conquérants de l'Angleterre, avaient ajouté plusieurs traits distinctifs. Mais à l'encontre des Francais d'Europe, nous avons accentué l'esprit décentralisateur de ce régime, et rendu les pouvoirs publics plus directement responsables au peuple.
« L'amour que nous portons à notre patrie d'origine vient à la fois du cœur et de l'esprit. Il s'adresse plutôt à l'ame nationale de la France et aux productions de son génie qu'à la personne des Français euxmêmes.
« Notre hérédité française restera donc absolument inoffensive, pourvu que la majorité anglaise fasse preuve à cet égard de beaucoup de jugement, de sens commun et de justice. Nous voulons parler notre langue dans les cercles intimes et dans les affaires publiques, et l'enseigner à nos enfants, conserver nos traditions, manifester nos aspirations nationales, et même exprimer librement l'amour platonique que la France nous inspire ; mais nous ne pouvons éprouver pour l'Angleterre les sentiments qui naissent de l'afinité du sang, et nous refusons d'accepter de nouvelles entraves que nulle loi ni aucune obligation morale ne nous imposent. Nos compatriotes anglais sauront, je n'en doute pas, respecter ces désirs et ces tendances légitimes ; et ils n'auront alors rien à craindre de la double fidélité qui nous est propre : fdélite intellectuelle et morale à la France, fdélité politique à l'Angleterre ; car toutes deux sont entierement subordonnées à notre patriotisme exclusivement canadien. »
§ 19. SUR L'ENSEIGNEMENT AU CANADA
L'éducation est entre les mains du clergé, qui s'y adonne avec un dévouement et un désintéressement admirables. L'enseignement primaire[106]est sous la haute direction du Conseil de l'instruction publique, composé de catholiques et de protestants. En font partie :
1° les évêques ordinaires ou administrateurs de chacun des diocèses et des vicariats apostoliques catholiques romains situés, en tout ou en partie, dans la province ;
2° un nombre egal de laiques catholiques nommés par le lieutenantgouverneur en conseil;
3° un même nombre de membres protestants nommés de la même façon.
Le Conseil est divisé en deux comités, l'un composé des membres catholiques, l'autre des membres protestants. Tout ce qui, dans les attributions du Conseil de l'instruction publique, concerne spécialement les écoles catholiques, et généralement l'instruction publique des catholiques, est de la juridiction exclusive du comité catholique ; une compétence semblable appartient au comité protestant.
Les principales attributions du Conseil de l'instruction publique sont : la distribution et l'emploi des crédits votés pour l'instruction par le parlement, la réglementation des écoles normales, l'organisation des écoles et leur direction, l'approbation des livres, la constitution des bureaux d'examinateurs pour les brevets de capacité et la détermination des programmes d'examen pour ces brevets, etc.
Le Conseil est présidé de droit par le surintendant de l'instruction publique, nommé par le lieutenant-gouverneur en conseil, et chef du département de l'instruction publique, lequel département fait partie du service civil de la province2. Le surintendant veille à l'exécution des lois concernant l'instruction publique et des décisions du Conseil, et fait annuellement aux trois branches de la législature un rapport détaillé sur l'état de l'instruction dans la province, sur le nombre des écoles et des enfants qui les fréquentent, etc. Il a sous ses ordres immédiats un certain nombre d'inspecteurs des écoles primaires choisis par le gouvernement et placés dans les diférents districts, où ils ont à visiter les écoles environ deux fois par année.
Les écoles dans chaque municipalité relèvent immédiatement du bureau des commissaires d'écoles. Ce bureau est composé, dans les municipalités rurales, de cinq membres élus pour trois ans par les propriétaires fonciers ; dans les villes, il est constitué selon des lois particu[107]lière. A Québec, le bureau des écoles catholiques est composé de huit membres, dont quatre nommés par le gouvernement et quatre nommés par le conseil de ville. Il y a, non de droit, mais de fait, quatre laiques et quatre ecclésiastiques choisis parmi les curés de la ville. Ce bureau forme une corporation, il possède les écoles, pourvoit à leur construction et à leur entretien, engage les instituteurs et institutrices, et perçoit la taxe scolaire. Celle-ci est à Québec de 4 ᵒ, sur la valeur locautive des propriétés. Le bureau a fait construire en ces dernières années des écoles spacieuses, où les élèves trouvent le matériel scolaire le plus perfeetionné dans les meilleures conditions hygiéniques. Les écoles primaires sont tenues par les Frères des écoles chrétiennes, les Seurs de la Charité, du Bon Pasteur, de la Congrégation Notre-Dame, des Ursulines et de Jésus-Marie, qui ont en même temps des classes d'enseignement primaire supérieur. Des instituteurs et des institutrices laiques ont aussi des écoles, soit indépendantes, soit sous la direction des commissaires.
On enseigne à l'école primaire surtout le catéchisme, puis la lecture, l'écriture, l'arithmétique, l'histoire du Canada et la géographie. Des notions sur la constitution qui régit le pays et sur les droits politiques complètent l'instruction primaire. L'école est confessionnelle, catholique ou protestante.
Le séminaire de Québec donne l'enseignement classique à plus de cinq cents élèves, et l'Université Laval l'enseignement supérieur dans ses Facultés des arts, de droit, de médecine et de théologie.
L'école coûte peu, la taxe scolaire n'est pas élevée et n'atteint directement que les propriétaires. L'école primaire n'exige d'ordinaire qu'une contribution de 1f 25 ou 1f 50 par mois, mais qui ne peut jamais être inférieure à 25 centimes. Dans les couvents, on reçoit des pensionnaires pour 25f par mois, et dans les collèges pour 50f. Ces prix comprennent la pension et l'instruction. Dans les collèges, des bourses, fondées surtout par le clergé, permettent à un grand nombre d'élêves de profiter d'une diminution notable.
Les maîtres et les maîtresses n'ont que de faibles rémunérations. Les professeurs ecclésiastiques dans les collèges reçoivent de 500 à 600f annuellement.
Cest grâce à la modicité des salaires payés à leurs professeurs que les maisons d'enseignement secondaire peuvent couvrir leurs dépenses.
Mgr Mathieu, recteur de l'Université, disait dans son allocution de fin d'année 1902-1903 : On ne peut dire tout ce que représente d'argent le dévouement de ces milliers de prêtres, de religieux, de religieuses qui se[108]donnent dans notre province à la formation des enfants et des jeunes gens, à peu près sans autre salaire que celui que Dieu promet à ceux qui, sur la terre, ne veulent travailler que pour lui. Ailleurs, ce dévouement ne se trouve pas, et s'il existe quelque chose qui lui ressemble, qui s'en approche un peu, cela se paie en argent sonnant et se voit dans les comptes publics.
Prenons par exemple le séminaire de Québec et l'Université Laval. Nous sommes ici près de quarante prêtres, et la maison paie à chacun de ces professeurs cent piastres par année. Supposez notre institution fixée à Toronto, donnez-lui des professeurs laiques, ils exigeront un salaire auquel leur donneront droit et leurs talents et leurs connaissances, chaoun recevra alors au moins mille piastres. Le séminaire aurait donc à payer 40,000 piastres à ses professeurs. Or ici, il n'en paie que 4,000 et économise ainsi une somme considérable qui lui permet de subsister.
C'est donc au prix du seul dévouement que se paient pour une large part les œuvres d'éducation et d'enseignement qui sont ici dirigées par le clergé et les communautés religieuses. »
Le gouvernement dépense pour l'enseignement supérieur 70,665f 50, donnés en subventions à dix-sept collèges classiques de la province. Les séminaires de Québec et de Montréal ne recoivent rien.
Deux écoles normales pour la formation de professeurs destinés à l'enseignement primaire, l'une à Québec, l'autre à Montréal, coûtent au gouvernement la dépense annuelle de 200,000 francs. Le directeur, dans chacune de ces écoles, est un prêtre, et il reçoit un salaire de 6,000 francs. Les professeurs sont laiques et gagnent de 5 à 6,000 francs par an.
§ 20. TABLEAU INDIQUANT LE SALAIRE MOYEN DES OUVRIERS A QUÉBEC
Les statistiques publiées par le département du travail à Ottava, à la suite d'une enquête sur le taux du salaire des ouvriers dans les principales villes du Canada, permettent de dresser le tableau suivant des gains moyens dans les principales professions.
§ 21. SUR UN DIFFÉREND OUVRIER TRANCHÉ PAR L'ARBITRAGE DE L'ARCHEVÊQUE DE QUÉBEC
[109][110][111][112] La fabrication de la chaussure constitue la principale industrie de Québec; elle emploie près de deux mille ouvriers. Aussi, de toutes les associations ouvrières existant dans la ville, les plus importantes, du moins par le nombre, sont les Unions des ouvriers cordonniers. Ils ont établi trois associations : l'Uio des tailleurs de cuir, fondée le 15 janvier 1886, constituée en corporation légale en 1888, et qui compte au deolà de deux cents membres ; l'Union protectrice des onteurs, fondée en 1889,dont les membres sont plus de quatre cents ; et l'Union des cordonniers achinistes, fondée en 1891, et comptant aujourd'hui au delà de douze cents membres. Ces Unions, calquées sur les sociétés ouvrières anglaises et américaines, ont pour but la protection et le soutien mutuel des membres dans l'exercice de leur métier.
Pendant les premières années de leur existence, les Unions eurent avec les patrons des relations très cordiales ; mais bientôt, conscients d la force que donnait à l'association le nombre des membres qui augmentait chaque jour, les chefs coimencèrent à dicter aux patrons certaines conditions du travail. Ils exigèrent des manufacturiers qu'ils employassent qufe des ouvriers faisant partie des Unions. Pour imposer leur volonté, ils allèrent jusqu'à lae grève. L'engagement d'un ouvrier n'appartenant pas aux Unions amenait immédiatement la cessation du travail des ouvriers affiliés, et il en résultait des pertes considérables pour le putron. Les Unions devinrent de jour en jour plus exigeantes, et bientôt, à la moindre difficulté avec les patrons, les ouvriers quittaient le travail en bloc.
Un tel état de choses mécontentau fort les fabricants de chaussures, qui montrèrent bientôt une grande antipathie pour les Unions ouvrières. En 1899, à l'occasion d'une grève, les manufacturiers accordèrent une augmentation de salaire de 20%, mais à ceux-là seuls des ouvriers qui s'engageraient par écrit à ne faire partie d'aucune Union. Les ouvriers acceptèrent en masse cette condition et signèrent l'engagement de sortir de léurs associations. Cependant ils n'en firent rien, et un mois était à peine écoulé, qu'ils exigeaient une nouvelle augmentation de salaire.
[113] De plus, des difficultés particulières s'élevaient souvent dans les manufactures, et amenaient la cessation du travail. Un patron ayant voulu remplacer un cordonnier machiniste, ses compagnons s'opposèrent à ce changement et quittèrent l'ouvrage.
Un autre industriel ayant remercié un ouvrier qu'il jugeait incompétent, et l'ayant remplacé par le contromaître de l'usine, vit tous les autres ouvriers quitter l'ouvrage, si bien qu'il fut forcé de reprendre l'ouvrier renvoyé.
Des contestations de même nature s'étant élevées au mois d'octobre 1900 dans une autre manufacture, les patrons fondèrent entre eux une association pour se protéger et décidèrent de fermer leurs établissements. Le 27 octobre, vingt et une manufactures de chaussures fermèrent leurs portes ; le 30 octobre, une vingt-deuxième fit de même, de sorte qu'il n'en restait plus que quatre en activité, à Québec, à la fin du mois. Les ouvriers comprirent que cette action était dirigée contre les Unions, et avait pour but de les forcer à cesser d'en faire partie.
Dans une entrevue publiée par l'Evènement3, les manufacturiers exposèrent les motifs de la décision qu'ils avaient prise. C'étaient les griefs que nous avons énumérés. « La question se résume à savoir si les ouvriers continueront à gérer les manufactures à leur gré, ou si les patrons, qui ont leurs capitaux engegés dans industrie, auront le droit d'administrer leurs ateliers à leur gré et d'employer les ouvriers qui leur conviennent, qu'ils soient ou non membres des Unions. »
La fermeture des manufactures laissait sans travail environ 3860 personnes : 2,390 hommes au-dessus de dix-huit ans, 1,115 femmes, 185 jeunes gens et 110 jeunes filles. 1 y avait aussi 20 garçons de doue à quatore ans. Outre les ouvriers directement atteints, un grand nombre de personnes, engagées dans d'autres métiers, eurent à soufrir indirectement, notamment 'les employés des manufactures de boites en bois et en carton, les tanneurs et les corroyeurs, dont plueieurs furent congédiés par suite du manque d'ouvrage.
Il ne fut fait aucune démarche pour régler les difficultés jusqu'au 14 novembre, date à laquelle l'avis suivant parut dans la presse locale
[114] Avis aux ouvriers
Les ouvriers qui désirent reprendre l'ouvrage pourront se rendre aux manufactures où ils étaient employés lors de la fermeture. Toutes les autres personnes désirant apprendre à travailler dans la chaussure peuvent aussi se présenter. Les patrons leur feront connaître les conditions auxquelles ils pourront obtenir de l'emploi.
Sur production du permis qui leur sera remis par les propriétaires de manufactures, je leur ferai signer les documents requis déposés à mon bureau. Plusieurs ouvriers ont déjà signé ces documents, et je me tiendrai à mon bureau de huit heures a. m. à dix heures p. m. à la disposition des autres.
Les ouvriers pourront en même temps prendre communicaution des droits, charges et obligations d'un bureau d'arbitrage qui vient d'être formé pour le règlement des difficultés futures, et dont les membres ont fait à ce sujet leur déclaration solennelle devant moi, hier, le 12 du courant.
L'avis était signé par un notaire.
Le 12 novembre, l'association des manufacturiers s'était entendue sur une ligne de conduite à suivre afin de traiter avec leurs employés. Ils avaient préparé des documents que ceux-ci devaient signer avant d'obtenir du travail dans les manufactures appartenant aux membres de l'association, et un bureau d'arbitrage avait été formé dans le but de régler les difficultés qui pourraient survenir à l'avenir entre les patrons et les employés.
Voici ces documents littéralement transcrits :
I. — Déclaration solennelle
Je...., de la cité de Québec, déclare solennellement ce qui suit :
1° Je n'appartiens à aucune association ouvrière destinée à intervenir entre patrons et ouvriers dans l'industrie de chaussures à Québec, et je me propose à l'avenir de ne faire partie d'aucune de ces associations ouvrières ;
2° Je déclare avoir renoncé à faire partie de toutes telles associations auxquelles j'ai pu ci-devant appartenir ;
3° Je déclare de plus que je ne me melerai à aucune des diflicultés qui pourront se présenter entre mon patron et un ou plusieurs de ses employés.
[115] Et je fais la présente déclaration, la croyant consciencieusement vraie et sachant qu'elle a la même force et le même effet que si elle était assermentée, en vertu de l'Acte de la Preuve du Canada.
Et j'ai signé.
II. — Contrat.
Je soussigné, conviens avec M...., ci-après appele mon patron, ce qui
1° J'ai signé une déclaration que je n'appartiens à aucune association ouvrière et je persiste dans ladite déclaration ;
2° En raison de l'engagement intervenu ce jour entre mon patron et moi, je consens ne vouloir à l'avenir appartenir à aucune association qui a pour but de se mêler des rapports entre patrons et ouvriers ;
3° Je m'engage de plus à ne me mêler à aucune des difficultéss qui pourront se présenter entre mon patron et un ou plusieurs de ses employés ;
4° Si je manque à aucune des conditions ci-dessus, mon patron est libre de me renvoyer de son service, sans avis préalable, quels que soient les termes de mon engagement, et je ne pourrai réclamer aucun dommage.
III. — Bureau d'arbitrage.
ASSOCIATION DES MANUFACTURIERS DE CHAUSSURES DE QUÉBEC
1° Lorsqu'un ouvrier, dans une manufacture, aura quelque grief contre son patron au sujet des gages ou toute autre cause, il aura le privilège d'en conférer avec deux de ses confrères de la même manufacture, et si sa cause est trouvée juste par ces derniers, ils en informeront le secrétaire-trésorier de l'Association dès manufacturiers, qui convoquera immédiatement une assemblée du comité.
2° Les membres du comité ayant fait une déclaration solennelle qu'ils agiront avec justice et équité dans toutes les questions qui leur seront soumises, formeront un bureau d'arbitrage.
3° Lorsqu'un membre du comité sera en cause, il devra, pour cette occasion, céder sa place comme arbitre à un autre membre de l'Association des manufacturiers qui sera choisi par le bureau d'arbitrage.
4° L'ouvrier et ses deux confrères expliqueront la cause du litige au bureau d'arbitrage. Le patron donnera lui-meme ses explications, et si nécessaire, les fera appuyer par son gérant ou son contremaître ; et[116]après étude de la question, le bureau d'arbitrage rendra sa décision qui sera finale. Le manufacturier comme l'ouvrier devra s'y conformer.
5° Nous, soussignés, manufacturiers, ayant pris connaissance de ce qui précède, consentons et nous engageons à nous conformer aux décisions du bureau d'arbitrage, dans toutes les eauses intéressant les deux parties, et à les faire exécuter.
De ces documents il résulte que les manufacturiers exigeaient de leurs ouvriers l'abandon des Unions dont ils faisaient partie, et l'engagement de ne devenir membres d'aucune autre Union du même genre à l'avenir. Comme garantie de la justice de leurs relations futures, ils leur présentaient le a bureau d'arbitrage, composé de manufacturiers, auxquels tous les différends pourraient être soumis. Les travailleurs pourraient comparailtre devant ce bureau, mais personne des leurs ne pouvait les y représenter.
Les ouvriers comprirent facilement les points faibles de ces documents, et leur secrétaire répondit aux manufacturiers :
« Vos ex-employés ne peuvent se soumettre à la clause arbitraire et injuste qui leur prescrit l'obligation d'abdiquer leur liberté d'association, de renoncer à leur droit de se protéger mutuellement....
« Bien que les ouvriers du Canada, de Québec en particulier, demandent depuis longtemps l'institution de tribunaux ou de conseils d'arbitrage, pour régler amiablement et équitablement les difficultés entre employeurs et employés, nous ne pouvons, néanmoins, accepter le bureau d'arbitrage tel que propose par votre Association, pour la bonne raison qu'il se compose des intéressés eux-mêmes, ne se compose que d'euxmêmes, et bien plus ne se compose que d'une seule des parties intéressées, de manière que les arbitres auront à juger dans leur propre cause, à se prononcer dans leurs propres intérêts.
« Mais nous accepterions avec joie et empressement un bureau d'arbitrage équitablement constitué, composé de manière à ce que les deux parties intéressées y soient également représentées.
« Nous ajouterons que les ouvriers, vos ex-employés, dans l'avenir comme dans le passé, seront toujours prêts à écouter favorablement toutes les propositions conciliatrices qu'on leur fera et qu'ils ne refuseront jamais d'entrer dans la voie des concessions, mais pourvu qu'on leur ouvre cette voie au lieu de la leur fermer comme on le fait aujourd'hui. Que nous reste-t-il à céder à nos employeurs, quand ils prennent tout ce que nous avons, jusqu'à notre liberté, nos droits les plus chers, [117] même le droit de débattre le prix auquel nous aurons à céder nos bras et notre travail ?
« Nous accepterions, par exemple, de travailler pour les prix actuels, pour les salaires qui étaient en cours lors de la fermeture de vos usines.
« Enfin, nous sommes prêts a faire tout ce qui est raisonnable pour nous entendre et continuer les opérations interrompues. »
La réponse des ouvriers était digne, elle revendiquait avec raison le droí d'association, et la haute convenance d'avoir des représentants dans le bureau d'arbitrage ; mais ils avaient tort de prétendre que les documents que les manufacturiers leur demandaient de signer leur enlevaient le droit de débattre le prix auquel ils auraient à céder leurs bras et leur travail.
Les manufacturiers répondirent, le 20 novembre, que l'Association était déterminée à ne pas céder au sujet des conditions qui avaient été imposées comme essentielles à toute obtention d'emploi à l'avenir. Ils ajoutaient :
« Tout ce que les patrons exigent, c'est un engagement de l'ouvrier de n'appartenir à aucune association ouvrière destinée à réunir les ouvrier contre leurs patrons. Ils sont libres d'appartenir à toute autre associa
« L'ouvrier qui aura signé la déclaration que vous connaisse, pourra toujours faire avec son patron, non seulement pour les prix, mais aussi pour la durée du contrat avant de reprendre l'ouvrage, les conditions qu'il voudra, comme la chose se fait dans toute autre industrie à Québec.
« Quant aux prix et salaires, vous savez que ce n'est pas là une des causes de la fermeture des manufactures. Il faut cependant vous dire à ce sujet que les manufacturiers sont et ont toujours été prêts à reprendre aux mêmes prix que lors de la fermeture tous leurs ouvriers qui signeront la déclaration. De plus, si nos intentions continuent à être mal interprétées, pour notre justification, nous publierons les règlements des associations qui ont pour but d'intervenir entre patrons et ouvriers et qui sont malheureusement la seule canuse de la présente difficulté.
« En terminant, les membres de l'Association désirent vous informer qu'ils ne veulent entrer dans aucune correspondance à ce sujet et que la présente lettre devra être la dernière. »
Quatre semaines étaient déjà éceoulées depuis la fermeture des manufactures, et aucune perspective de règlement ne s'étauit encore présentée.
[118] Les pertes étaient considérables. Ces manufactures distribuaient en salaires chaque semaine 100,000f 00, de sorte que depuis le commencement des difficultés, 400,000 00 avaient été enlevés à l'industrie et au commerce. Quelques ouvriers avaient signé les documents des manufacturiers, mais leur nombre n'était pas sufisant pour permettre aux manufactures de reprendre leurs opérations, et le travail n'était recommencé dans aucune d'elles.
Sur ces entrefaites, M. L.. Demers, qui avait toujours conseillé aux ouvriers, dans son journal l'Evenement, de garder une conduite paisible et digne, conseil qu'ils avaient mis en pratique, proposa aux intéressés de recourir à l'arbitrage de Mgr L.N. Bégin, archevêque de Québec, pour terminer les difficultés.
Le 24 novembre, l'Association des manufacturiers acquiesçait à cette proposition et sollicitait l'arbitrage de Mgr Bégin. Le 28, l'archevêque se déclarait prêt à satisfauire la demande sitôt que les ouvriers auraient exprimé le même désir, ce qu'ils firent le jour même.
Dès le 26 novembre, le secrétaire des comités des Unions avait écrlt au secrétaire de l'Association des manufacturiers que les ouvriers avaient appris avec plaisir que l'on avait demande à Mgr Bégin d'agir comme arbitre dans les présentes difficultés, qu'ils consentaient à accepter son jugement comme définitif, et que, en attendant, ils étaient prêts à reprendre le travail dans les manufactures aux prix payés avant leur fermeture.
Lés patrons ne continuèrent pas moins à exiger des ouvriers la signature des documents préparés par l'Association. Cette signature serait considérée comme nulle si la sentence arbitrale était favorable aux ouvriers.
Les Unions ouvrières refusèrent.
Le 5 décembre, Mgr L.N. Bégin adressa une communication aux ouvriers en chaussures, leur demandant de s'abstenir de discuter les affaires en litige. Le même jour, il demandait aux membres de l'Association des manufacturiers de rouvrir leurs établissements le lundi 10 décembre, en attendant sa décision.
Les deux parties répondirent au désir de Sa Grandeur.
Les ouvriers s'engagèrent à ne pas fréquenter leurs sociétés et à ne prendre partà aucune de leurs réunions, jusqu'à la décision de Mgr Bégin.
Les manufacturiers consentirent à la réouverture de leurs fabriques au jour fixé, à condition d'avoir tout le personnel suffisant ; et dès le 10 décembre au matin, les manufactures avaient repris le travail.
L'autorité de l'archevêque avait donc mis fin à un état de guerre qui[119]avauit fait perdre au commerce 3,750,000f et aux ouvriers 800,000f. Comme le chômage n'était pas dû a l'action des ouvriers déclarant une grève, mais à une fermeture d'ateliers par les patrons les Unions ouvrières déclarèrent qu'elles n'avaient aucun secours à donner. Cependant, après le refus de signer les documents déposés chez le notaire Grenier, l'association des monteurs et des tailleurs de cuir commença à en ditribuer. Les ouvriers machinistes en recurent par faveur dès la fermeture.
Le 2 décembre, les manufacturiers avaient soumis leur factum à Mgr Bégin, qui en envoya une copie aux représentants des trois Unions des ouvriers en chaussures, leur demandant d'y répondre par écrit, et d'y joindre une copie de la constitution et des règlements de leurs associautions.
Le 10 janvier 1901, Sa Grandeur Mgr l'archevêque de Québec rendit sa sentence arbitrale. En voici le texte :
Sentence arbitrale dans la cause des fabricants de chaussures de uébec et de leurs ouvriers
A. — Avant de donner une solution pratique à la question qui a été soumise à mon arbitrage par les patrons et les ouvriers des fabriques de chaussures de Québec — question qui intéresse des milliers de personnes — je crois devoir rappeler brièvement des principes qu'il ne faut pas perdre de vue si l'on veut que les droits des uns et des autres soient protégés.
1° Le droit de se constituer en associations de métiers, de professions, d'emplois quelconques, est un droit naturel, il a toujours existé et il existera toujours. Mais
2° de ce que-ce droit ne peut être méconnu, il ne s'ensuit pas que toutes les associations soient légitimes. Pour qu'elles aient droit à l'existence et puissent faire du bien, il faut qu'elles se proposent d'atteindre une fin honnête et juste et qu'elles n'emploient, pour y arriver, que des moyens conformes ù la morale, à l'honnêteté et à la justice.
« Jamais assurément, dit Léon XII dans son Encyclique sur la condition des ouvriers, à aucune époque, on ne vit une si grande multiplicité d'associations de tout genre, surtout d'associations ouvrières. Ce n'est pas le lieu de rechercher d'où viennent beaucoup d'entre elles, quel est leur but et par quelle voie elles veulent y arriver. Mais c'est une opinion confirmée par de nombreux indices qu'elles sont ordinai [120] rement gouvernées par des chefs occultes, et qu'elles obéissent à un mot d'ordre également hostile au nom chrétien et à la sécurité des nations ;, qu'après avoir accaparé toutes les entreprises, s'il se trouve des ouvriers qui se refusent à entrer dans leur sein, elles leur font expier ce refus par la misère. »
Sa Sainteté avait précédemment rappelé a l'ouvrier les devoirs qui lui incombent :
« Il doit fournir intégralement et fidèlement tout le travail auquel il s'est engagé par contrat libre et conforme à l'équité ; il ne doit pas léser son patron, ni dans ses biens ni dans sa personne ; ses revendications mêmes doivent être exemptes de vislence, et ne jamais revêtir la forme de sédition ; il doit fuir les hommes pervers qui, dans des discours artificieux, lui suggèrent des espérances exagérées et lui font de grandes promesses qui n'aboutissent qu'à de stériles regrets et à la ruine des fortunes.
« Quant aux riches et aux patrons, ils ne doivent pas traiter l'ouvrier en esclave ; il est juste qu'ils respectent en lui la dignité de l'homme relevée encore par celle du chrétien.
« Le christianisme, en outre, prescrit qu'il soit tenu compte des intérets spirituels de l'ouvrier et du bien de son àme.
« Aux maîtres il appartient de veiller à ce qu'il y soit donné pleine satisfaction; que l'ouvrier ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations corruptrices ; que rien ne vienne afaiblir en lui l'esprit de famille ni les habitudes d'économie. Défense encore d'imposer un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge et leur sexe. Mais parmi les devoirs les plus importants du patron, le premier est de donner à chacun ce qui est juste. »
B. — A la lumière des enseignements de l'Encyclique Rerum nouarum de Léon XIII, j'ai examiné soigneusement les constitutions et reglements de la Fraternité des Cordonniers-Unis, de l'Union protectrice des Cordonniers-Monteurs, et de la Fraternité des Tailleurs de cuir ; je ne saurais les, approuver sans qu'ils aient subi un certain nombre de modifications. Si les articles et clauses que je trouve répréhensibles étaient mis à exécution à la lettre, tels qu'ils sont rédigés, il est certain qu'ils porteraient, en bien des cas, de fortes atteintes à la liberté personnelle, à la liberté de conscience et à la justice. e n'accuse ici les intentions de personne, ni ne m'occupe non plus de l'applicantion qu'on a pu en faire jusqu'à présent dans la pratique ; mon appréciation ne repose donc que sur le texte même des règlements et constitutions.
[121] La conclusion qui s'impose, c'est que ces fraternités ont besoin de reviser leurs règlements et constitutions, sans quoi elles feront fausse route. On allègue le fait que plusieurs autres sociétés ouvrières ont des règlements semblables à ceux des frautarnités dont je viens de parler ; la chose est possible, mais elle ne rend pas cet argument plus acceptable, car il peut se produire dans ces sociétés, à un moment donné, des écarts très regrettables et d'une sérieuse gravité, qui auraient leur origine, leur cause première, dans l'application littéraule de ces règlements.
C. — Pour parer aux difficultéss et aux inconvénients signalés dans les « factums » et autres documents qui m'ont été présentés par les patrons et par les ouvriers, en ma qualité d'arbitre choisi par les deux parties intéressées, je règle ce qui suit pour tout litige qui pourrait se présenter à l'avenir à propos d'augmentation ou de diminution de salaires, des engagements ou des renvois des ouvriers, de la durée du travail jourhalier, des apprentis, de l'introduction de nouvelles machines, et de toute autre cause de conflit.
Comités de réclamation et de conciliatlon.
1° Afin de régler les difficultéss autant que possible à l'amiable et promptement, les ouvriers constitueront un « Comité de réclamation » composé de trois membres choisis par eux. Les patrons, de leur côté, constitueront un « Comité de conciliation n composé de trois manufacturiers nommés par ceux-ci. Les membres de ces deux comités seront élus tous les ans, et les mêmes seront rééligibles. Dans le cas où l'un des membres desdits comités serait empêché par de graves raisons de remplir sa charge, le comité auquel il appartient lui donnera un remplacant temporaire. Si l'un desdits membres vient à mourir, le même comité lui donnera un remplacant pour le'reste de lannée d'ofice.
Ces deux comités pourront être formés dans des assemblées distinctes des patrons et des ouvriers, sur convocation de leurs secrétaires respectifs. Dans chacune de ces assemblées, on procédera, à la pluralité des voix, à l'élection d'un président et d'un secrétaire, puis à la formation du Comité de réclamation n, chez les ouvriers, et du Comité de conciliation n, chez le patrons. Les procès-verbaux de ces assemblées seront rédigés séance tenante, et signés respectivement par les présidents desdites assemblées, les élus (au comité) et les secrétaires des mêmes assemblées. Chacun des deux comités nommera ensuite son président et Son secrétaire.
[122] Quand un ouvrier aura quelque plainte à faire contre son patron, il la formulera par écrit, la fera signer par deux de ses compagnons de travail et la communiquera au « Comité de réclamation n, avec prière de la transmettre au « Comité de conciliation . Les membres de ces deux comités examineront conjointement le cas à résoudre, chercheront à amener une entente et, dans le cas où l'entente serait impossible, le Comité de réclamation » portera la plainte immédiatement devant le a Tribunal d'arbitrage n.
Quand la plainte viendra directement de la part d'un manufacturier, celui-ci s'adressera directement au a Comité de conciliation n, qui informera de suite le « Comité de réclamation du grief du patron, afn de venir à une entente, puis, si elle n'a pas lieu, le «Comité de conciliation aura recours au Tribunal d'arbitrage .
Tribunal d'arbitrage.
2° Le « Tribunal d'arbitrage » sera permanent et composé de trois membres, dont l'un — représentant des patrons — sera choisi par le susdit Comité de conciliation », le second — représentant des ouvriers — par le susdit « Comité de réclamation », et le troisième, par ces deux premiers arbitres. Si, par hasard, les deux arbitres nommés par les comités ne s'entendaient pas sur le choix du troisième, ils demanderont à un juge de la Cour supérieure ou à l'archevêque de Québec de le désigner.
L'élection de ces arbitres se fera tous les ans, et les mêmes seront rééligibles. Dans le cas ou l'un de ces arbitres serait empêché par maladie ou autres raisons graves, ou encore par le fait qu'il serait impliqué dans la cause en litige, le comité qui l'aura choisi lui donnera un remplacant temporaire. Si l'un des arbitres vient à mourir, le même comité lui donnera un remplaçant pour le reste de l'année d'office.
Les arbitres entendront, s'il y a lieu, les parties ou leurs procureurs ; ils auront le droit de se faire remettre toutes les pièces se rapportant au litige, de citer les témoins, d'appeler des experts et hommes du métier à comparaitre devant eux, de faire donner leurs dépositions'attestées devant un juge de paix, de visiter les ateliers, en un mot, de se procurer toutes les preuves verbales et écrites qu'ils jugeront nécessaires pour l'instruction de la cause...
Ils devront rendre leur sentence arbitrale dans le plus court délai possible, et cette sentence sera définitive.
[123] Tant que dureront les débats, le patron ne pourra fermer ses ateliers et les ouvriers ne pourront cesser le travail.
Les arbitres auront droit de se nommer un secrétauire à leur choix.
Les frais du litige seront a la charge de la partie ou des parties, à la discrétion des arbitres.
Les Comités de réclamation et de conciliation, ainsi que le Tribunal d'arbitrage, seront constitués le premier jour juridique du mois de février prochain, et les élections annuelles des membres desdits comités et tribunal d'arbitrage se feront à la même date chaque année.
L'etablissement d'un pareil tribunal d'arbitrage est conforme aux directions du souverain pontife dans l'Encyclique déjà citée.
Léon XIII veut que les droits et les devoirs des patrons soient parfaitement conciliés avec les droits et les devoirs des ouvriers n, et si, chez les uns ou les autres, il arrive que des réclamations soient faites au sujet des droits lésés, il exprime le désir qu'on choisisse des hommes prudents et intègres qui soient chargés « de régler le litige en qualité d'ar
Avec cette manière de procéder, les droits de chacun seront respectés et les relations entre patrons et ouvriers ne cesseront jamais d'être amicales. C'est, en effet, de l'esprit de justice et de charité chrétienne qu'il faut principalement attendre la paix et la prospérité de la société.
Archevêché de Québec, le 10 janvier 1901.
LOUIS-NAZAIRE, archevèque de Quebec.
Cette sentence arbitrale refusait donc de reconnaître les exigences des patrons qui demandaient à leurs ouvriers de ne aire partie d'aucune association ouvriere ; d'un autre côté, elle condamnait certaines clauses des règlements et constitutions des Unions ouvrières comme contraires à la liberté personnelle, à la liberté de conscience et à la justice.
Une clause importante de la sentence arbitrale est celle qui dit que tant que dureront les débats sur une question en litige, le patron ne pourra fermer ses ateliers, et les ouvriers ne pourront quitter le tra
Cette sentence fut favorablement acceptée par les patrons et par les ouvriers, et Mgr l'archevêque recut les félicitations de la presse du pays et de plusieurs revues européennes.
Dans l'étude que Sa Grandeur fit des règlements et constitutions des trois Unions qui avaient accepté son arbitrage et dans les conversations qu'elle eut avec les représentants des ouvriers, il lui fut facile de s'aper[124]cevoir que ces règlements étaient empruntés à des sociétés similaires du Canada et des États-Unis, auxquelles les Unions québecquoises étaient affiliées, et que l'action de ces sociétés étrangères, présidées par des hommes de nationalité et de religion différentes, pouvait uvoir des effets funestes. Aussi, aprd́s avoir rendu sa sentence, Mgr Bégin se proposa-t-il deux buts à atteindre : la modification des règlements et constitutions des Unions ouvrières, et la séparation des Unions de Québec des autres associations semblables du Canada et surtout d'ailleurs.
Grâce à la sagesse qu'il déploya et à la haute influence qu'il exercait auprès des ouvriers, Mgr Bégin a réussi. Les Unions des ouvriers en chaussures ont retrouvé leur indépendance et leur autonomie ; leurs règlements ont été modifiés de manière à ne blesser ni la liberté du travail ni la justice.
Un comité composé de prêtres nommés par l'archevêque et de représentants des ouvriers fut chargé de faire ces modifications. Dans les règlements existants on trouvait des principes socialistes comme celui-ci emprunté à arl Marx : le travail est le seul capital qui puisse produire. Certaines clauses défendaient aux membres de l'Union d'aider ou d'encourager un ouvrier exerçant le même métier et ne faisant pas partie de TUnion, d'enseigner le métier à qui que ce soit, excepté à leurs fils propres ou adoptifs. Un article leur faisait une obligation de forcer les autres ouvriers de même métier à entrer dans l'Union. De plus, ces règlements étauient très centralisateurs et enlevaient aux sociétés particulières le droit de juger de leurs propres difficultés, confiant à un bureau central le soin de déterminer l'échelle des salaires et l'opportunité des grèves. Les ouvriers subissauient donc nécessairement la direction de 'étranger. Tout cela disparut dans les nouveauux règlements qui furent bientôt remis aux Unions.
Les cordonniers-monteurs et les tailleurs. de cuir acceptèrent avec satisfaction leurs règlements amendés ; les cordonniers-machinistes, dont quelques-uns, trois ou quatre, sont imbus d'idées socialistes, se soumirent plus dificilement, toutefois ils les acceptèrent après quelques hésitations, et ils prétendent les appliquer loyalement.
Les ouvriers ont compris les inconvénients de l'internationalisme qui les livre aux Américains, et ils sont tous d'accord pour lui déclarer la guerre. Un mouvement considérable s'est fait dans tout le Canauda qui a abouti à la constitution d'un Congrès national des ouvriers canadiens. Le président du Congrès est un des membres de l'Union des cordonniersmachinistes de Québec.
[125] Mgr Bégin, voulant assurer pour l'avenir la paix et l'harmonie entre le capital et le travail, et soustraire les Unions aux influences néfastes . du passé, résolut de donner aux associations ouvrières un directeur général « exclusivement appliqué aux intérêts de la celasse des travailleurs, qi leur fera connauitre à la fois leurs devoirs et leurs droits, ainsi que la manière de les défendre sans blesser la justice ni manquer à la charité. »
Il choisit à cette fin le R. P. Alexis, de l'ordre des capucins. « Votre longue expérience, lui disait l'archevêque dans la lettre par laquelle il lui confiait cette charge dificile, votre connaissance des hommes et des choses, l'étude spéciale que vous avez fuite de la question ouvrière, et en particulier les travaux importants que vous avez publiés en commentaires de l'encyclique Rerum novarum de Léon XII, votre dévouement aux intérets du peuple, la sympathie qui lie votre ordre aux classes ouvrières, me donnent l'assurance que vous serez bien accueilli des fraternités du travail et que vous leur rendrez de grands services. »
En effet, les Unions firent bon accueil au directeun nommé par l'archevêque, qui n'a qu'à se louer de ses relations avec les ouvriers.
Le Tribunal d'arbitrage a été constitué selon le mode indiqué par Mgr Bégin dans sa sentence arbitrale, et les ouvriers y ont recours dans leurs dificultes.
Le règlement de ce différend ouyrier montre bien l'inluence du clergé et la grande autorité dont il jouit. Quel que soit cependant le succês remporté par l'autorité ecclésiastique dans cette affaire, il ne faudrait pas prétendre que toute difficulté est maintenant disparue, et qu'il n'y a plus rien à craindre pour l'avenir. Ce serait compter sans les passions humaines, sans les fausses théories sociales dont les principes trompeurs excitent et favorisent trop facilement les inimitiés entre le capital et le travail, enfin sans les convoitises des ouvriers. Seulement, toutes ces causes de conit seront éloignées tant que patrons et ouvriers, fidèles ax conseils et aux enseignements de leur archevèque, sauront mettre en pratique les principes de la justice et de la charité chrétienne.
§ 22. SUR LA LÉGISLATION OUVRIÈRE AU CANADA
[126] La législation ouvrière au Canada comprend certaines réglementations particulières qu'il n'est pas suns intérêt de passer en revue.
I. SALAIRES. — Prescription. — Les salaires des employés non réputés domestiques, et dont l'engagement est d'une année ou plus, se prescrivent par deux ans.
Les gages des domestiques de maison ou de ferme, des commis de marchands et des autres employés dont l'engagement est à la journée, à la semaine, au mois ou pour moins d'une année (operarii), se prescrivent par un an.
Privilège. — Au cas de déconfiture du maître, le salaire des domestiques, des servieurs, pour une période écoulée n'excédant pas un an, est payé par privilège sur les biens meubles ; les commis, les apprentis et les journaliers jouissent du même privilège pour le recouvrement de leurs gages, mais seulement pour trois mois d'arrérages, et sur les marchandises et les effets qui se trouvaient dans le magasin, la boutique ou l'atelier où ils étaient,employés.
Quand le produit des biens meubles ne suffit pas à payer ces dettes, le privilège des domestiques s'étend aux immeubles.
Le journalier et l'ouvrier, qui ont travaillé à la construction d'un édifice, ont aussi sur l'immeuble un droit de préférence pour leurs gages jusqu'à concurrence de la plus-value donnée à l'héritage par les travaux exécutés. Ce privilège est sujet néanmoins à l'accomplissement de certaines formalités.
En vertu d'une résolution adoptée à la Chambre des communes à Ottawa, le 17 juillet 1900, tout contrat passé avec un entrepreneur pour des travaux publics par le ministère des travaux publics à Ottava est accompagné d'une liste de salaires reconnus comme gains courants dans chaque branche de métier, pour des artisans compétents, dans le district où les travaux sont exécutés. Cette liste représente le tarif minimum des ages à payer aux ouvriers qui exécuteront les travaux. De plus, une série de conditions préparées par le ministère des travaux publics, et formant partie intégrante de tout contrat, assure le parfait piement du salaire des ouvriers.
[127] Recouvrement par les mineurs. — Quoique les actions appartenant au mineur ne puissent en général être portées qu'au nom du tuteur, le mineur de quatore ans peut intenter seul les actions en recouvrement de gages.
Saisissabilité. — Un cinquième des gages seulement est saisissable s'ils n'excèdent pas 15f par jour ; un quart, s'ils excèdent 15f, mais ne dépassent pas 30f ; un tiers s'ils excèdent 30f.
II. BIENS MEUBLES INSAISISSABLES. — Le biens suivants forment un patrimoine insaisissable :
1° Les lits, literies et bois de lit à l'usage du débiteur et de sa famille ;
2° Les vêtements ordinaires et nécessaires pour lui et sa famille ;
3° Deux poêles et leurs tuyaux, une crémaillère et ses accessoires, une paire de chenets, une paire de pincettes et une pelle;
4° Tous les ustensiles de cuisine, les couteaux, les fourchettes, les cuillers et la vaisselle à l'usage de la famille, deux tables, deux bufets, une lampe, un miroir, un bureau de toilette avec sa garniture d'artieles de toilette, deux coffres, les tapis ou pièces d'étoffe couvrant les planchers, une horloge, un sofa et douze chaises (pourvu que la valeur totale de ces effets n'excède pas la somme de 250); .
5° Tous rouets à filer et métiers a tisser destinés à l'usage domestique, une hache, une scie, un fusil, six pièges, les rêts, lignes et seines de pêche ordinairement en usage, une cuvette, une machine à laver, une machine à tordre le linge, une machine à coudre, deux seaux, trois fers à repansser, une brosse à souliers, une brosse à plancher, un balai ;
6° Cinquante volumes et ous les dessins et peintures exécutés par le débiteur ou les membres de sa famille et à son usage ;
7° Des combustibles et des comestibles suffisants pour le débiteur et sa famille pour trois mois ;
8° Un cheval, une voiture d'été et une voiture d'hiver et l'attelage, dont le charretier ou le cocher se sert pour gagner sa vie ; une vache;
9° Les livres relatifs à la profession, à l'art ou au métier du débiteur jusqu'à une valeur de 1,000f 00 ;
10° Les outils, instruments ou autres effets ordinairement employés pour l'exercice de la profession, de l'art ou du métier du débiteur, jusqu'à une valeur de 1,000f 00.
Les autres effets que la loi déclare insaisissables se trouvent plutôt che les cultivateurs.
Les effets mentionnés aux articles 4 à 10 inclusivement ne sont cepen[128]dant pas exempts de la saisie et de la vente lorsqu'il s'agit du prix de leur acquisition ou quand ils ont été donnés en gage.
III. TRAVAIL DES ENFANTS ET DES FEMMES. — Les garçons au-dessous de douze ans, les filles au-dessous de quatore, ne peuvent être employés dans les établissements industriels, manufactures, fabriques, chantiers, usines et ateliers. De plus, dans les établissements que le lieutenant-gouverneur en conseil a déclarés dangereux, insalubres ou simplement incommode, l'âge des ouvriers ne peut pas être moindre de seie ans pour les garçons, et de dix-huit ans pour les filles.
La journée de travail pour les garçons au-dessous de dix-huit ans et les femmes, quel que soit leur âge, est fixée a un maximum de dix heures. A midi, une heure doit être accordée pour le repas. Le travail ne peut commencer avant six heures du matin, ni dépasser neuf heures du soir.
Si un enfant ou une jeune fille est employé dans un établissement industriel en contravention aux djspositions de la loi, le patron encourt une amende de 1,000f 00, et les parents, tuteurs ou gardiens de l'enfant, à moins que la contravention n'ait lieu sans leur consentement et sans connivence ou négligence de leur part, encourent une amende de 250f 00.
Les garçons et les filles admis dans un établissement peuvent être, à la demande de l'inspecteur des manufactures, soumis à un examen, et ceux qui sont reconnus, par un médecin hygiéniste, n'àvoir pas les forces physiques voulues, doivent être renvoyés.
IV. PROTECTION DES OUVRIERS DANS LES ÉTABLISSEMENTS INDUSTRIELS. — La loi 57, Victoria, ch. 30, établit un système de surveillance et d'inspection des établissements industriels pour en assurer la salubrité,et veiller à la sécurité des travailleurs.
V. LÉGISLATION POUR PRÉVENIR ET RÉGLER LES CONFLITS OUVRIERS. — L'Acte de conciliation de 1900, 6364 Vict., ch. 24, établit un département du travail à Ottava, chargé de recueillir, de compiler et de publier sous une forme convenable des renseignements statistiques et autres au sujet des conditions de la main-d'oeuvre, de procéder à des enquêtes sur les questions industrielles et de publier la Gaacette du travail. Cet acte contient en outre quelques dispositions sppéciales en vue du règlement des conflits ouvriers. Il donne au hministpre le pouvoir d'intervenir et de prêter ses bons offices afin d'aider à l'établissement de bureaux de conciliation de nature à promouvoir l'entente entre les patrons et les ouvriersret à prévenir les grèves et les fermetures d'usines.
[129] La législature de la province de Québec a également adopté un projet de loi destiné à faciliter le règlement des diférends ouvriers à Québec ; il a été approuvé par le lieutenant-gouverneur le 28 mars 1901.
La loi pourvoit à la création de deux conseils distincts un conseil de conciliation et un conseil d'arbitrage. Le premier comprend quatre membres nommés par moitié par les patrons et par les ouvriers en contestation. Ce conseil juge des diférends qui lui sont soumis, et sa sentence n'a de valeur que si elle est acceptée par les deux parties.
Le conseil d'arbitrage est composé de trois arbitres nommés tous les deux ans par le lieutenant-gouverneur, l'un, sur la recommandaution des patrons, l'autre, sur la recommandation des sociétés et unions ouvrières, et le troisième sur la recommandation des deux premiers. Ce conseil peut juger les diférends qui soumis au conseil de conciliation, n'ont pas été réglés ; il peut aussi, sur la demande des deux parties, juger directement de difficultés non préalablement soumises au conseil de conciliation. Sa sentence n'oblige pas sans le consentement des parties, qui peuvent toujours souettre de nouveau leur différend à un conseil de conciliation.
Un conseil d'arbitrage spéclal est constitué pour les cas de diférends entre les éompagnies de chemins de fer et leurs employés.
§ 23. SUR QUELQUES PARTICULARITÉS DE LA LÉGISLATION CIVILE AU CANADA
Le Code civil accorde à tout majeur sain d'esprit la liberté de tester la plus absolue et toute personne capable d'acquérir et de posséder peut recevoir par testament. L'annulation des testaments pour cause de démence, captation, etc., est soumise aux mêmes règlesqu'en France.
Depuis quelques années cependant, la législature de Québec a voté quelques lois particulières, modifiant, à la demande d'intéressés, certains testaments. Elle est entrée dans une voie dangereuse et plusieurs s'en sont justement alarmés.
Les successions a intestat sont déférées, sauf quelques différences, comme sous le Code Napoléon ; le premier degre comprend les enfants ou leurs descendants ; le second degre, les collatéraux au premier degré avec le père et la mère ; le troisième degré, les autres ascendants et collatéraux.
[130] A défaut de parents au degré successible, les biens appartiennent au conjoint survivant ; à défaut du conjoint survivant, à l'État.
Depuis 1892, le gouvernement prélève une taxe sur les successions testamentaires aussi bien qu'ab intestat. (Voir 5556 Viet., c. 17, 1892 ; 57 Vet., c. 16, 1894; 58 Vict., c. 16, 1895; 59 viet., c. 17, 1896.)
Un étranger qui succède à un sujet canadien paie un droit de dix pour cent de la valeur des biens transmis, après déduction des dettes et obligations grevant la succession.
Toute succession déférée aux frères et sœurs des grands-parents du défunt, ou à leurs descendants, est taxée d'un droit de 6% ; recueillie par les frères et sœurs des parents, ou leurs descendants, elle est passible d'un droit de 5%, ; enfin, l'impôt est de 3% (6 quand elle revient aux frères et sœurs du défunt lui-même ou à leurs descendants).
Dans les successions déférées soit en ligne directe, ascendante ou descendante, soit au conjoint survivant, au beau-père et à la belle-mère, au gendre et à la bru, les droits sont proportionnés à la valeur des biens, dettes et obligations déduites : pour une succession de 15,000f 00 ou moins, il n'y a pas de droit; pour une succession de 15,000f 00 à 25000f 00, 1/2% : de 25,000f 00 ̀à 50,000f 00, 1%: de 50,000f 00 à 125,000f 00, 1 1/4% ; etc., le taux le plus haut (au-dessus de 1,000,000f 00) étant de 3%.
Par contrat de mariage, les époux peuvent déroger à la loi générale, quant à leurs biens, et faire sur ce point toutes sortes de conventions, pourvu qu'elles ne blessent ni l'ordre publie ni les bonnes murs. A la règle qui veut que les époux, après le mariage, ne puissent s'avantager entre vifs, il y a une exception : le mari peut assurer sa vie pour le bénéfice de sa femme et de ses enfants, et cette assurance est inaliénable et insaisissable.
A défaut de contrat de mariage ou en l'absence de stipulations contraires dans le contrat, les époux sont soumis au régime de la communauté, avec douaire coutumier.
La séparation de biens peut être stipulée dans le contrat de mariage. Elle peut aussi être demandée par la femme, durant le mariage, lorsque l'inconduite ou la mauvaise administration du mari mettent les droits de la femme en péril.
La séparation de corps peut être demandée pour les mêmes raisons que le divorce en France, mais la jurisprudence tend à restreindre autant que possible les causes de séparation. L'aveu des parties n'est pas admis.
[131] Il n'y a pas de divorce sous l'empire des lois de la province de Québec ; le Parlement fédéral du Canada peut cependant l'accorder, par un acte spécial pour chaque cas. Dans ces conditions, le divorce est très rare, et encore ne se rencontre-t-il que chez les protestants, qui d'ailleurs le réprouvent généralement.
De 1868 a 1902, dix-sept divorces ont été accordés par le Parlement dans la province de Québec.
Au printemps 1901, un éminent protestant français, M. Siegfried, ancien ministre du commerce, visitait Québec, conduit par unjournaliste ; passant en face de l'hôtel de ville, il manifesta le désir de s'y arrêter et de jeter un coup d'eil sur le registre des mariages. Son guide lui fit remarquer qu'a Québec, les mariages avaient lieu à l'eglise, et que les registres de l'état civil y étaient tenus gratuitement par le clergé. « Mais alors, dit M. Siegfried, on ne se marie pas devant M. le maire2 — Non, Monsieur, lui répondit son interlocuteur, l'hôtel de ville n'a rien à voir avec le mariage ; on ne connaît pas ici le mariage civil, il n'y a que le mariage religieux. — Alors, c'est comme en France avant la Révolution ? — Oui, Monsieur. — Et vous êtes contents, satisfaits de cet état de choses ? — Absolument, et nous ne voudrions pas changer. — C'est étrange » dit M. Siegfried, s'arrêtant quelques instants, absorbé par cette pensée.
Il est très vrai, en efet, qu'à Québec et dans la province de Québec, la religion est aujourd'hui a peu près dans la même condition où elle se trouvait en France avant la Révolution. 'Taine disait des corps ecclésiastiques existant en France avant 1789 ; a Par leur institution, un grand service public, la recherche scientifique, l'enseignement supérieur ou primaire, l'assistance des pauvres, le soin des malades, est assuré sans charge pour le budget4. M. Siegfried a pu constater presque la même chose à Québec. Il a pu observer la large part prise par le clergé, non seulement dans les œuvres d'enseignement et d'éducation, dans le service des pauvres et des malades, mais encore dans les oeuvres sociales et surtout dans la colonisation. De retour en France, il disait dans un article sur le Canada paru dans la Ouinaaine coloniale :
« L'oeuvre de défrichement et de culture a obtenu un entier succès. Les mesures intelligeites et pratiques du gouvernement ont été activement secondées par le clergé catholique, dont le zèle et l'esprit d'initiative ne sauraient être trop admirés.
[132] On a vu des prêtres consacrer leur vie à l'œuvre de la colonisation, attirer les travailleurs sur les terres nouvelles, les établir, les protéger. C'est ainsi que Mgr Labelle a mérité de donner son nom à tout un vaste territoire dont il est le vrai colonisateur. Cette brillante tradition du clergé catholique canadien continue mieux que jamais aujourd'hui. Les prêtres restent les vrais chefs, en tout cas, le véritable centre de l'œuvre de la colonisation, ce sont eux qui maintiennent entre les colons les sentiments d'union et de dévouement à la cause française.
«Il ne s'agit pas ici de posélytisme, de coercition, ni de rien de ce qui en approche. Mais il est bienacertain qu'on ne fera rien de sérieux pour civiliser un peuple si l'on ne met de fortes croyances à la base ; il est bien certain que les missionnaires seront les meilleurs ouvriers, les plus écoutés, les plus aptes à régénérer, relever, refaire ses mœurs, sa conduite, sa nature doublement viciée et doublement dégradée. Certains instincts, certaines passions pourront n'y pas trouver leur compte, certains préjugés également qu'il faudra laisser dans la vieille Europe, où, du reste, ils ne devraient pas exister5.
Ce tribut d'admiration payé par un protestant au clergé canadien explique suffisamment le fait que les Canadiens français ne soient pas mécontents de l'influence accordée chez eux à la religion et au clergé, et que satisfaits du bonheur dont ils jouissent, ils ne désirent aucun changement. C'est la confirmation de cette vérité, si souvent expérimentée, que le bonheur des peuples est en proportion directe de leurs croyances religieuses. Laissez à la religion et à ses ministres la liberté et la part d'influence qui leur revient, et vous ferez des peuples heureux.
Le Play disait dans son ouvrage la Reforme sociale en France : « L'étude méthodique des sociétés européennes m'a appris que le bonheur individuel et la prospérité publique y sont en proportion de l'énergie et de la pureté des convictions religieuses. » Le travail que nous présentons aujourd'hui à la Société d'économie sociale, qu'il a fondée, est une nouvelle démonstration de cette vérité.
Le Gérant : A. VILLECHÉNOUX.
Notes
1. Les Canadiens français et l'Empire britannique.
2. Ce département n'a sous sa direction que l'enseignement primaire ; l'enseignement secondaire et l'enseoignement supérieur sont absolument libres.
3. L'Evénement du 27 octobre l902, article intitulé : La fermeture des manufactures. Exposé de la situation.
4. ˉLes ˉOrigines de la France contemporaineˉ, la Revolution. t. I, liv. II, ch. II, § IV.
5. La Qunizaine coloniale, septembre 1901.