N° 100.
CORDONNIER
DE LA FABRIQUE COLLECTIVE DE BINCHE
(Province de Hainaut — Belgcoutique)
TACHERON
DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES PERMANENTS
d'après
LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX DE 1901 À 1903
PAR
CH. GENART
Juge au tribunal de première instance de Namur
Sommaire
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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.
[1] Binche, où habite l'ouvrier dont voici la monographie, fit autrefois partie du comté de Hainaut ; c'était au moyen âge une gros bourg fortiié dont l'industrie locale avait pour débouchés les campagnes environnantes1. Le Hainaut était alors pays de culture, il ignorait ses[2]richesses souterraines; çà et là seulement les affleurements de charbon fournissaient le combustible aux habitants des alentours. Mais le sol était fertile, la culture abondante dans cette région parsemée de grandes fermes abbatiales et de nombreux châteaux, et le Hainaut livrait alors ses grains aux pays d'alentour, spécialement à la Flandre. L'importance économique des classes rurales y dépassait de beaucoup celle de la population urbaine.
Actuellement Binche est une petite ville d'une douzaine de mille habitants, chef-lieu de canton dans la province de Hainaut ; mais tandis que celle-ci a subi une transformation économique des plus absolues, le vieux bourg a gardé beaucoup de son ancien état social. L'évolution industrielle par laquelle le XXe siècle devait mener si haut cette province privilegiée n'a pas englobé Binche.
Celle-ci est située vers la limite sud du bassin houiller et il semble que de ce côté la grande industrie a strictement observé cette borne. A quelques kilomètres au nord on la trouve sous ses formes les plus variées : charbonnages tout d'abord, fours à cole, hauts-fourneaux, laminoirs, forges, ateliers de construction, tout cela se rencontre sans qu'il faille s'en aller bien loin, et à la place des anciennes cultures il ne reste qu'un pays planté de cheminées sans nombre, couvert de terrils incultes, aux agglomérations si nombreuses et si étendues qu'elles sont à peine interrompues. Mais vient-on à s'approcher de Binche, tout cet appareil moderne reste à l'horizon et l'on trouve une petite ville d'aspect fort différent ; une verrerie, une tannerie, une fabrique de chocolat, quelques ateliers de minime importance, c'est tout ce qu'elle possède en dehors de son commerce et de deux industries très spéciales : la confection des vêtements pour hommes et la cordonnerie. De plus, la première de celles-ci travaille encore exclusivement sous le régime de la fabrique collective, l'autre ne possède que deux ou trois ateliers agglomérés ; en sorte qu'il convient de noter dès à présent une nouvelle caractéristique, qui est la prédominance du travail à domicile ; et la portée de cette note est d'autant plus grande que non seulement les industries dont le siège est à Binche sont organisées pour la plus importante part en fabrique collective, mais que, en outre, la majeure partie des ouvriers travaillent pour elles et qu'il en est peu qui soient occupés dans la grande industrie.
Cette situation économique assez spéciale fera plus loin l'objet d'une note particulière (§ 17) ; les quelques lignes qui précèadent sufisent à donner une idée du milieu ou vit la famille, elles justifient en même temps [3] de l'intérêt qu'il peut y avoir à étudier dans un tel milieu une unité professionnelle qu'on pourrait rencontrer plus ou moins semblable à peu près partout.
Au sud de Binche, il reste une partie du Hainaut bien moins importante que l'autre, où la culture est encore en honneur.
Pour n'avoir pas été entrainée dans le rapide progrès industriel de la majeure partie de la province, Binche a cependant pu enregistrer un accroissement de population assez rapide ; elle ne comptait que 4,993 habitants en 1830, 8,252 cinquante ans plus tard ; au 31 décembre 1901, elle en avait 11,588. L'appoint le plus fort lui vient de l'excédent des naissances sur les décès, il a été de 475 unités pour les quatre années 1898 à 1901, soit une augmentation annuelle moyenne d'un peu plus d'un pour cent de la population totale. Ce n'est donc pas l'afux de population étrangère, amenée par le voisinage de la grande industrie qui, en ces derniers temps tout au moins, a assuré l'augmentation. La survenance d'éléments nouveaux n'est pas telle qu'elle doive modifier le caractere de la population, ses traditions, ses habitudes et ses goûts, et les changements qu'on y pourrait constater ou même les tendances seulement ne devraient pas trouver là leur seule explication.
Au point de vue topographique. la ville est posée sur un sol légèrement incliné vers l'ouest, elle est partiellement entourée par un ruisseau sans importance. Longtemps fortifiée, elle est constituée de l'ancien noyau très aggloméré à l'intérieur des vieux remparts qui subsistent encore partiellement ; la station du chemin de fer posée a une légère distance de l'ancien centre a provoqué la création de tout un quartier moderne très supérieur au reste de la ville au point de vue du confort des habitations, de l'agencement des rues et de la salubrité en général. L'état sanitaire est bon, bien qu'il reste encore d'asse nombreuses habitations qui laissent à désirer. Au centre, les maisons sont resserrées dans les espaces restreints laissés par des rues trop rapprochées, et autour de la ville sous les restes des vieux murs et contre eux on a adossé des maisons peu aérées, peu éclairées, sans cour la plupart du temps. A cette situation une administration communale énergique a entrepris de porter remede, et Binche en arrivera à avoir, au point de vue des logements, une situation supérieure à celle de la plupart des localités de même importance.
§ 2. État civil de la famille.
[4] La famille se compose, en 1902, de trois personnes, savoir :
1.Edouard J., chef de famille, né à Binche............ 29 ans.
2.Jeanne X., sa femme, née à Binche............ 28 —
3.Jeanne J., leur fille, née à Binche............ 6 —
Le père et la mère de l'ouvrier vivent encore et exercent le métier de boulangers, de ressource bien précaire quand il faudrait pouvoir lutter contre de puissantes coopératives (§ 18). Le père, paraît-il, aurait été maréchal fort adroit et aurait eu le grand tort d'abandonner ce premier métier qui, avec quelques efforts, lui permettait de bien gagner sa vie. Il est vrai qu'il aurait aussi le tort d'aimer la boisson.
Sa famille se compose de 4 filles et 4 garçons, dont 2 filles et garcons actuellement mariés, les autres encore célibataires.
§ 3. Religion et habitudes morales.
Dans les diférentes pièces de la maison un crucifix sur la cheminée ou l'une ou l'autre image pieuse pendue au mur, témoigne du fonds de religion de la famille. Dans la vie journalière les parents semblent assez indifférents, mais tout événement quelque peu important les rappelle à leurs principes ; cela caractériserait assez bien l'état d'une part relativement importante de la population. Les époux appartiennent à la religion catholique, ils en observent les prescriptions partiellement tout au moins, ne se faisant guère scrupule d'en enfreindre d'autres, telle l'abstinence du vendredi. Ils sont au surplus assez ignorants en matière de religion et subissent très fort sous ce rapport l'influence du milieu où ils vivent. Il n'en est pas diféremment au point de vue des habitudes morales, la silhouette d'Edouard J. et de sa femme est celle de tout Binchois ou Binchoise : le cordonnier n'est pas paresseux et sait au besoin s'imposer de longues heures de travail, la femme s'occupe parfois jusqu'à tomber de fatigue ; mais il ne faut pas demander au mari d'être[5]à la besogne le lundi avant neui, dix ou onze heures ni surtout d'y rester après quatre. Au chômage du lundi — et il est souvent complet — il faut ajouter celui de toutes les fêtes. Le budget s'en ressent, l'ouvrier prélève 1f 50 chaque semaine pour ses menus plaisirs, sans compter son tabac qui n'y est point compris. Le mardi gras et la fête de Binche amènent des dépenses tout à fait disproportionnées avec les ressources du ménage ; en cela encore le cordonnier reproduit exactement le travers de beaucoup de ses compagnons ; se passer de faire carnaval serait la plus grande privation qu'il pourrait s'imposer ; il a dû le faire une fois, et à l'entendre le répéter il semble que ses regrets perdurent. Le brillant l'attire et ce qu'il aime dans le carnaval, c'est peut-être autant les oripeaux dont on s'attife que les extravagances qu'on se permet. Binche a d'ailleurs un carnaval renommé auquel un costume locaul tout à fait particulier donne une certaine originaulité.
Mari et femme ont un égal goût de la toilette moins pour eux-mêmes toutefois que pour leur fillette ; ils feignent de se le reprocher réciproquement et finissent par s'en excuser en se répondant : après tout, nous n'avons qu'une fille. Ils ne songent pas à s'en corriger et grèvent leur budget de façon excessive pour que leur enfant paraisse en publie vêtue plus richement que leur rang et leur fortune ne le comportent. Ils aiment les processions, mais y voient peut être moins une manifestation de piété qu'une occasion de plus de satisfaire leur goût.
Le mari apprécie hautement la liberté que lui assure le travail à domicile, et dût la besogne venir à diminuer pour lui de façon inquiétante, ce n'est qu'à la dernière extrémité qu'il songerait à abandonner le travail à domicile et plus encore son métier.
La politique l'inquiête peu, elle ne fait guère l'objet des fréquentes conversations entre voisins, les nouvelles du quartier, les réjouissances passées ou à venir et parfois des plaisanteries quelque peu légères en sont les sujets ordinaires.
La fillette fréquente régulièrement l'école tenue par des religieuses ; de ce chef il y avait une dépense mensuelle de 2f 50 ; les parents, si préoccupés de la toilette de leur enfant, l'ont trouvée excessive et s'en sont déchargés en la mettant à sl'́cole gratuite tenue par les mêmes religieuses.
§ 4. Hygiène et service de santé.
[6] Sans avoir jamais été atteints de maladies sérieuses, mari et femme sont plutôt de complexion faible et paraissent souffrir du manque d'air qui est la conséquence de leur travail et que la crainte des rhumes et des maux de gorge leur fait ace ntuer. Au moindre froid, le mari souffre ; aussi, dans les détestables conditions d'hygiène où il travaille, ces affections ne le quittent guère, c'est presque un état habituel.
La femme est nerveuse ; pourtant la fatigue la surprend assez vite. Elle est restée au cours des observations une semaine sans pouvoir vaquer à ses occupations.
L'an passé, la fillette a été atteinte de maladie grave, le croup, au dire des parents, qui a nécessité les soins prolongés du médecin, dont les honoraires se sont élevés à 35f. Actuellement elle est parfaitement guérie, et bien qu'un peu faible, paraît jouir d'une santé satisfaisante.
On verra plus loin ce qu'est l'habitation de la famille et combien elle répond mal aux prescriptions de l'hygiène. L'atelier est en été la chambre à coucher ou l'ouvrier fuit le feu, en hiver la cuisine où il le recherche. L'une et l'autre également impropres à l'usage qu'on en fuit. Enhiver, cuisine, atelier, buanderie, c'est tout un, et tandis que le froid ne permet pas de lessiver au dehors, c'est à côté du mari qui travaille que la femme se livre à cette besogne dans l'unique chambre où il y ait place.
§ 5. Rang de la famille.
Tous les ouvriers binchois travaillant à domicile sont assez portés à se considérer comme supérieurs aux ouvriers d'usine ou de charbonnage, et les tailleurs incontestablement occupent le premier rang, mais, à vrai dire, n'est-il pas un peu prétentieux d'attribuer le second aux cordonniers S'il faut en juger par les gains, bien des ouvriers d'usine les dépassent et nombre de cordonniers sontactuellemeit dans une situation vraiment pénible ; ils s'en plaignent amèrement, mais considére[7]raient comme une déchéance d'abandonner leur métier. Il est vrai de noter qu'ils sont peu aptes aux travaux d'usine ou de charbonnage, quels qu'ils soient ; ils ne pourraient guère s'y engager que comme journauliers ou ouvriers de cour, encore ce travail leur est-il trop rude. Edouard J. n'en est heureusement pas encore réduit à envisager cette pénible éventualité. Jusqu'ici, le travail ne lui a pas fait défaut, et aidé de sa femme, dont le gain ne représente pas moins de 41,60, des recettes du ménage, il peut continuer à jouir de cette certaine indépendance, qui, dans l'état de crise actuel, n'est plus guère qu'un mot, de cette liberté du moins dans l'organisation de son travail qui est si chère aux Binchois.
En réalité, vivant sans économie alors que les charges du ménage sont minimes, dépensant tout leur gain, mari et femme sont et restent au degré inférieur du travail à domicile ; ils ne sont pas dans le besoin, c'est tout.
Moyens d'existence de la famille
§ 6. Propriétés.
(Mobilier et vêtements non compris)
La situation de la famille au point de vue des propriétés est aussi réduite que possible. Sans immeuble, sans argent, elle n'a qu'un matériel professionnel de peu de valeur.
Immeubles............ Of 00
La famille ne peut même pas entrevoir l'époque où, aidée par la Société de crédit aux habitations ouvrières, elle deviendrait propriétaire de sa maison. Malgré la charge minime d'un seul enfant et des gains relativement élevés, parce que la femme y contribue largement, elle n'équilibre qu'avec peine son budget ; que la fille devenue plus grande gagne même pour son propre entretien, l'allégement qui en résulterait dans les dépenses n'aurait d'autres conséquences, semble-t-il, que d'amener une plus complète satisfaction des besoins du ménage.
Argent............ 5f 00
La famille possédait l'an passé un livret de caisse d'épargne portant[8]la modeste inscription de 30f; il a fallu en retirer 25f pour subvenir aux frais de maladie de l'enfant.
ANIMAUX DOMESTIQUES :
Quelques poules et pigeons achetés antérieurement et qui n'avaient donné aucun bénéfice ont été revendus dans le courant de l'année ; ce n'est que grâce à cela que le budget de cette année s'équilibre et l'on peut encore ajouter que ce n'est qu'avec peine, car l'une ou l'autre dépense oubliée, et il ne peut manquer d'en être, mettrait les comptes en déficit.
Matériel spécial des travaux et industries............ 37f 50
1° Outillage de cordonnier. — 1 marteau, 1f 75; — 4 tranchets, 3f 00; — 1 pierre à aiguiser, 0f 75 ; — 1 pince, 3f 50; — limes et râpes, 2f 10 ; — 1 fer à cambrer, 0f 60 ; — 1 masse à polir, 1f 25 ; — ciseaux, 2f 50 ; — 1 ébourroir, 1f 25 ; — divers fers, poincons et accessoires, 2f 50. — Total, 19f 50.
2° Outillage de piqueuse de bottines. — 1 machine à coudre (achetée à crédit, payable 2f 50 par semaine) (pour mémoire) ; — 1 appareil à placer les oeillets et crochets monté sur la table d'une vieille machine (celle-ci sans valeur), 12f 00 ; 1 pince avec une série d'emporte-pièce, 6f 00. — Total, 18f 00.
Valeur totale des propriétés............ 42f 50
§ 7. Subventions.
Pour toute subvention, la famille profite depuis quelques mois seulement de l'instruction gratuite pour la fillette ; jusqu'à cette année, elle n'avait pas cru devoir y recourir, mais, la nécessité pressant, olle a préféré ce sacrifice de son amour-propre, car c'en est un pour elle, à celui de ses plaisirs ; il est en efet certain qu'on eût trouvé facilement à économiser les vingt ou vingt-cinq francs nécessaires sur l'argent consacré aux distractions et aux fêtes.
§ 8. Travaux et industries.
Mari et femme contribuent l'un et l'autre aux ressources du ménage par leurs gains en argent dans des proportions peu diférentes,[9]puisque les recettes de la femme y entrent pour 41.60%, celles du mari pour 58.26%. Si l'on tient compte de ce que pourrait valoir le temps, dificilement appréciable en argent, consacré par la ménagère à la préparation des aliments, à la propreté du logis, à la toilette de l'enfant, à l'entretien du linge et des vêtements, en résumé à tous les soins du ménage, il est incontestable qu'elle pourvoit pour la part dominante à la satisfaction des besoins de la famille. Son gain n'est pas un simple appoint, il est une nécessité. Cela dénote une situation faussée et il est aisé d'imaginer combien elle deviendrait pénible si seulement étaient survenues deux ou trois naissances, combien elle est précaire dès maintenant, et pourtant dans des circonstances tout à fait favorables, puisque, de toute l'année, seule la femme a perdu par raison de santé une semaine de travail, que leur unique enfant ne leur a coûté cette année aucun frais particulier, qu'enfin la besogne a été régulière.
Le cordonnier a le tort de compter trop sur les gains de sa femme et de proportionner à leurs recettes communes les dépenses du ménage, sans prétendre que le budget des dépenses se trouve trop abondamment chargé, il est certain pourtant que des économies s'imposent et qu'il en est qui sont tout indiquées : presque 10%, des recettes passent en dépenses de récréautions, c'est beaucoup lorsque l'on équilibre difficilement ses comptes.
Les époux travaillent tous deux à domicile pour le compte d'un fabricant de chaussures, le mari en qualité de monteur cordonnier chargé d'achever la chaussure dont la tige et la semelle lui sont confiées ; la femme comme piqueuse confectionnant les tiges de chaussures dont les matières premières lui sont remises coupées. Tous deux doivent se rendre chez le patron pour y recevoir les commandes et les principales matières premières.
Le mari fait habituellement la bottine d'homme de qualité moyenne; le prix ordinaire qu'il en reçoit est de 1f 75 la paire, quelquefois 1f 65, 1f 50 ou même 1f 40, plus rarement 1f 90; il pourrait en faire trois paires par jour, en réalité il n'a pas la besogne suffisante et, l'eut-il d'ailleurs, on peut se demander si, de facon suivie tout au moins, il saurait s'astreindre à un travail aussi régulier. Ce serait en tout cas changer beaucoup à ses habitudes. En temps ordinaire, sa journée est de 11 et 12 heures de travail, même davantage, mais le lundi, fidèle en cela aux coutumes de ses compagnons — et il en est beanucoup de moins travailleurs encore — il ne commence qu'à 9, 10 ou 11 heures, s'arrête toujours à 4 heures,[10]ne s'occupant qu'avec une certaine nonchalance, il prépare la besogne plutôt qu'il ne la commence ; le samedi, vers 3 ou 4 heures, il faut compter qu'il aura fini sa semaine, il va alors reporter son dernier travail et toucher son salaire. Ce n'est malheureusement pas la seule fois qu'il doive aller au magasin patronal et des pertes de temps très considérables sont la conséquence de toutes ces visites. Parfois, surtout quand le travail n'abonde pas, on y attend forcément ; d'autres fois, on traîne en route négligemment. Ces courses sont à peu près journalières. De tout cela résulte qu'une semaine de travail ne donne qu'une production de 10 à 15 paires, et en tenant compte des travaux payés moins de 1f 75, un salaire de 19f 75. Ce n'est là qu'un gain brut ; au magasin du patron, l'ouvrier ne reçoit que la tige toute préparée, et de quoi faire la semelle, le contrefort, le talon ; restent à sa charge les autres fournitures, c'est-àdire le vieux cuir qu'on met encore dans la chaussure, les différents clous : pointes en fer de deux dimensions, petites pointes spéciales dites semences, enfin clous en cuivre qu'on emploie en plus ou moins grande quantité suivant la qualité et le fini de la chaussure, puis aussi la cire et l'enduit qui sert à noircir la semelle. Une partie seulement de ces fournitures est achetée chez le patron, qui l'inscrit au carnet de 'ouvrier en même temps que la commande remise ; au paiement le samedi il en est fait décompte ; ces fournitures sont faites aux prix ordinaires du commerce ; pour toutes, d'ailleurs, l'ouvrier est libre de les acheter ou il lui plait, ou du moins est censé l'être. On a vu des patrons ou des contremaîtres favoriser les ouvriers qui s'adressaient bien régulièrement à l'un ou l'autre magasin qu'ils avaient de bonnes raisons de protéger. Au reste, pour ces fournitures, dès qu'on les leur livre honnêtement au prix courant, cette contrainte même n'offre guère d'inconvénient, mais il n'en est plus de même si des faveurs sont accordées à raison de la fréquentation d'un cabaret. L'ouvrier ici monographié n'a pas à se plaindre, comme certains de ses compagnons, de semblable abus.
Bien que juridiquement en dehors de chaque commande aucune convention ne lie l'ouvrier au patron, il y a entre les ouvriers sérieux et les bons patrons, c'est le cas ici, une réelle permanence de relations en fait, sinon d'engagements obligatoires en droit. Faisant habituellement le même type de chaussures et les mêmes pointures, le cordonnier reste en possession des formes, propriété du patron.
[11] La besogne de la piqueuse consiste dans la confection de la tige de la chaussure, travail d'une productivité bien supérieure à celle que peut atteindre le mari ; celui-ci fait par année de 625 à 650 paires, la femme, en tenant compte de la répartition moyenne des diférents genres qui lui sont confiés, n'en produit pas moins de 2,750 paires, partie de hautes bottines, partie de chaussures basses, ce qui fait varier dans de fortes proportions les prix unitaires qui lui sont payés. Pendant la période d'observation on peut compter que les 57 des commandes portaient sur un travail payé à 20 et à 30 eentimes la paire, le reste à 12 centimes. La femme est astreinte comme son mari à la même nécessité de courses mutiples aux bureaux du patron, comme lui elle est payée le samedi. Les fournitures qui sont à sa charge sont seulement les différents fils et les œillets ; les crochets, quand il en faut, lui sont confiés par le patron ; la charge la plus lourde est celle qui résulte de l'emploi de la machine à coudre, achetée au prix de 250f, elle est payée par versements hebdomadaires de 2f50 ; après les deux ans qu'il faut pour se libérer complêtement, elle sera déjà fortement endommagée, il en est qui, pour un usage continuel, ne durent guère plus. Dans le délai du erédit accordé toute réparation qui ne provient par de la faute de l'ouvrière est à la charge du fournisseur; passé ce temps, l'ouvrière doit les supporter, et étant donnée l'usure, elles deviennent asse fréquentes.
Le travail de la femme n'est guère moins prolongé que celui du mari, c'en est trop pour elle ; en hiver, il lui arrive vers 5 ou 6 heures de tomber de fatigue, elle se couche alors très tôt.
Les époux ne trouvent pas de temps à consacrer à l'une ou l'autre industrie accessoire ; en le faisant, ils s'écarteraient au reste des habitudes locales. A de rares occasions, le cordonnier est prié de faire une réparation pour un voisin, la ressource est minime, il confectionne luimême les quelques chaussures pour lui et sa famille ; la femme entretient le linge et les vêtements, confectionne quelques menus articles de toilette, fait le blanchissage, toutes besognes effectuées tant bien que nal, pour lesquelles elle n'interrompt pas facilement le travail de piqûre qu'elle considère comme principal.
Attenant à la maison il y a un tout petit jardin, à peine cultivé et dont les poules se sont approprié la plus large part d'une production insuffisante.
Le cordonnier éprouve presque de la répulsion à toute autre besogne que celle de son métier, s'il abandonne ses chaussures, c'est pour ne rien faire.
Mode d'existence de la famille
§ 9. Aliments et repas.
[12] Une nourriture assez frugale caractérise le régime alimentaire de la famille, le pain en est le principal élément, vient ensuite la pomme de terre, puis le lait à cause de la fillette. La viande figure fréquemment au repas de midi, en très petite quantité.
Les repas, comme chez la plupart des ouvriers qui ont le loisir d'en fixer les heures, se prennent à 7 heures, à midi, à 4 heures et à 7 heures.
Trop occupée de son travail, la femme ne consacre qu'un temps insuffisant à la préparation précipitée des aliments, qui laisse beaucoup à désirer ; il est rare qu'elle fasse un potage : elle y perd, parait-il, trop de temps.
Tout est acheté au jour le jour; seules les pommes de terre sont prises par 25 kilos, à peu près pour trois semaines. Comme les parents sont boulangers, c'est à eux qu'on s'adresse pour le pain ; la société coopérative du Bon Grain de Morlanvelz le fournit à domicile avec de précieux avantages (§ 18), à 5 centimes moins cher par pain de 2 kilos.
§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.
La maison de la famille, située en pleine ville, fait partie d'un groupe qu'on continue à appeler les « neuves maisons », bien qu'elles aient perdu absolument tout aspect de nouveauté ; elles datent de 1877 et semblent même indiquer une vétusté précoce que favorise un entretien insuffisant. Une porte et une fenêtre de façade avec un étage et cela huit fois répété sur une longueur totale d'une trentaine de mètres, tel est l'aspect du groupe, bâtiment en briques sans badigeonnage, realisé avec stricte économie.
La première pièce, on devrait dire l'unique pièce, du rez-de-chaussée[13]mesure à peine plus de 3 mètres sur 350, elle est divisée dans sajdimension la plus grande par une cheminée en saillie d'où le poêle à long tuyau plat s'avance jusqu'au milieu de la chambre. C'est la cuisine, c'est aussi l'atelier d'hiver. Le cordonnier y occupe l'étroit espace qui sépare l'angle de la cheminée de la fenêtre de facade, cela lui sufit. Il travaille assis sur un siège bas et poisseux, un montant, dernier vestige de dossier, rappelle qu'à l'origine ce fut une chaise, on a achevé de la rendre méconnaissable en lui amputant assez haut l'extrémité des pieds. Devant l'ouvrier, sous la fenêtre, une planchette où sont alignées une dizaine de pointes constitue son porte-outils ; y pendent, rattachés par un bout de cuir, l'ébourroir, les fers, etc. ; à ses pieds, dans une vieille caisse, les limes, râpes et tranchets ; épars sur le sol, des ciseaux, une pince, un marteau, une petite lampe en fer-blanc qui suinte le pétrole. Une vieille tasse sans anse, une jatte ébréchée, les restes d'une boite à conserve contiennent les clous, les pointes et les semences ; tout cela enfin au milieu des retailles et des débris de vieux cuir ; telle est l'installation complète du cordonnier. C'est, dans toute la force du terme, dans l'acception la plus complète, le travail en chambre.
[14] De la première pièce on passe dans une autre dont les dimensions restreintes (elle ne mesure pas plus de deux mètres de largeur et contient l'escalier) empêchent d'en user autrement que pour y remettre les ustensiles de ménage, aussi en est-elle encombrée.
L'étage répète les mêmes chambres avec deux fenêtres à la facade, une seule sur le jardin. Une baie sans porte réunit les deux pièces, la plus grande contient deux lits, à peine reste-t-il place pour passer entre eux, elle est aussi l'atelier d'été; dans l'autre presque tout l'espace est occupé par une armoire contenant le linge et les vêtements et par une échelle donnant accès sous le toit.
Le tout est construit légèrement et l'on entend fort bien ce qui se passe chez le voisin.
Sous la pièce de devant se trouve une petite cave, derrière le bâtimont il y a une cour et un tout petit jardin. La maison est pourvue d'un robinet de la distribution d'eau de la ville.
Pareille maison se loue au prix élevé de 18f par mois.
Meubles. : peu nombreux et la plupart en assez piteux état ; une seule pièce, peut-on dire, est meublée, ailleurs on ne trouve, à part les deux lits et une armoire, vraiment aucun meuble............ 142f 25
1° Mobilier de la pièce principale. — 1 buffet, 20f 00 ; — 1 table, 6f00; — 5 chaises en bon état, plus celle du cordonnier, 10f 50 ; — 1 poêle-cuisinière, 21f 00 ; — 1 régulateur, 10f 00 ; — 1 cruciix en cuivre sur la cheminée, 2f 00 ; — 1 autre en plâtre sur le buffet, 0f 75 ; — quelques vases, 2 chromos (sujets religieux), 3 photographies de famille (parmi lesquelles celle du mari en « gille »), 2f 50. — Total, 75f 75.
2° Mobilier de la petite pièce du rez-de-chaussée. — 1 vieux poêle, 1 table, 1 chaise, 1 console, le tout valant à peine 15f 00.
3° Mobilier des pièces de l'étage. — 2 vieux lits très bas en bois, avec paillasses, 20f 00 ; — 1 chaise, 2f 00; — 1 console, 1f 50 ; — 1 grande armoire genre garde-robe, 25f 00 ; — 8 pots à fleurs garnissant les fenêtres, 2f 00 ; — 3 chromos (sujets de genre), 1f 00. — Total, 51f 50.
Ustensiles : réduits au strict nécessaire, disparates on ne saurait plus et encombrant sans ordre les fenêtres, les cheminées, les tables, même les chaises............ 39f 00
1° Employés pour l'éclairage et le chauffage. — 1 lampe belge, 3f 50 ; — 1 petite lampe, 2f 00 ; — 1 bac à charbon et les accessoires du foyer, 3f 50. — Total, 9f 00.
2° Employés pour la préparation et la consommation des aliments. — Leur inventaire détaillé n'a pas été possible, la valeur de l'ensemble peut atteindre environ 30f 00.
[15] LINGE DU MÉNAGE : employé jusqu'à usure avant d'être remplacé............ 12f 00
2 paires de draps de lit, 3 paires de rideaux, quelques essuie-mains, valeur 12f 00.
Vêtements : neufs ils servent de vêtements de dimanche, plus tard ils sont portés comme vêtements de travail............ 225f 25
Vêtements de l'ouvrier (106f 00).
1 costume complet, 45f 00; — 2 costumes de travail, 22f 00 ; — 2 pantalons, 10f 00; — 2 paires de bottines, 5f 00 ; — 6 chemises, 9f 00 ; — linge et vêtements divers, 15f 00. — Total, 106f 00.
Vêtements de la femme (62f 00).
Robes, jupons et tailles qu'elle estime 35f 00 ; — 3 paires de chaussures, 7f 00 ; — vêtements et linge divers estimés 20f 00. — Total, 62f 00.
VÊTEMENTS DE L'ENFANT (57f 25).
Les seuls vêtements achetés dans l'année, les autres sont hors d'usage, 57f 25.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 418f 50
§ 11. Récréations.
La principale récréation ordinaire du mari consiste à faire avec des compagnons une tournée de cabarets, c'est à cela qu'il consacre une partie de l'après-midi du dimanche ; il sort vers quatre heures pour ne rentrer qu'à dix ou onze heures du soir. Comme bon nombre de Binchois, il ne se contente pas du dimanche et recommence le lundi vers la même heure, atténuant un peu ses dépenses et finissant plus tôt. Le matin souvent il a déjà flâné, perdant son temps en conversations avec ses voisins. Celles-ci constituent la principale distraction de la femme, tandis que la fillette joue avec ses petites amies.
La plus grande fête pour toute la famille, pour tout Binchois d'ailleurs, c'est le carnaval du mardi gras. On a vu (§ 3) combien le cordonnier y tient ; il n'aspire qu'à une chose : pouvoir se costumer en « gille », ce qui est un travestissement local, original, et beaucoup trop coûteux pour la bourse d'un ouvrier qui n'est pas dans l'aisance. Mais on est fier de prendre part au « rondeau », paré de ces couleurs qui attirent les regards, coiffé de ce bonnet à hautes plumes dressées qui donnent un aspect tout à fait singulier et de lancer aux amis qu'on renecontre les oranges qui sont les confetti du « grille ». Édouard a pu autrefois s'accorder ce plaisir, [16] il garde avec satisfaction et se plaît à montrer son portrait qu'il fit faire alors.
« Gille » ou non, on dépense largement pour le carnaval, et la seconde fête binchoise, la kermesse locale, entraine, elle aussi, des dépenses élevées ; on se plait à parcourir les baraques des forains. Tous comptes faits, les dépenses pour récréation ne sont pas loin d'atteindre 10%, des recettes ; l'exagération est manifeste, surtout si l'on songe que vivant au jour le jour, la famille ne trouve pas de quoi se garantir pour l'avenir par la moindre assurance.
Histoire de la famille
§ 12. Phases principales de l'existence.
Tout jeune encore, sortant à peine d'apprentissage, Édouard, tenté par l'espoir d'un meilleur gain, quitte Binche pour aller à Namur s'engager au service d'un patron qui ne tarde pas à faire de mauvaises affaires ; il ne cherche pas un nouveau maître et rentre à Binche vers l'époque de la conscription; il fait son service militaire, et à peine revenu, fonde un ménage et ne songe plus à s'éloigner. Il n'entretient avec le reste de sa famille que des relations intermittentes et finit même par se brouiller avec une partie des siens.
La vie se passe sans incident, ni pour le mari ni pour la femme, tous deux n'ont qu'une préoccupation : suffire aux dépenses. C'est tout ce qu'ils peuvent faire ; à un moment donné, ils parviennent pourtant à économiser 35f at les confient à la caisse d'épargne, mais une maladie de la fillette a bientôt fait d'enlever cette minime économie.
La famille ne peut rien attendre d'héritage, elle est absolument livrée à elle-même.
§ 13. MOEURS ET INSTITUTIONS ASSURANT LE BIEN-ÉTRE PHYSIQUE ET MORAL DE LA FAMILLE
[17] L'imprévoyance la plus complète est peut-être le défaut dominant de la femme aussi bien que du mari, l'expérience même ne les instruit pas, et tandis que l'an passé ils ont vu combien une petite économie est vite enlevée, il n'est pas encore actuellement possible de leur faire comprendre qu'ils doivent songer à l'avenir. La famille est inévitablement condamnée à traverser des jours noirs, elle ne tient aucun compte de ces éventualités qu'il faut de toute nécessité craindre et prévoir : maladies, chômages, réduction de travail, car on peut dire qu'une seule chose reste incertaine, c'est l'époque où elles se présenteront.
L'équilibre du budget, on s'en souvient, n'est assuré que par les gains combinés du mari et de la femme: que l'un des deux soit atteint de la moindre maladie, c'est la misère, alors qu'il serait aisé de s'imposer tout au moins le minime sacrifice d'une participation à une société d'assurance ou de secours mutuels
Éléments divers de la constitution sociale
FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE: PARTICULARITÉS REMARQUABLES ;
APPRÉCATIONS GÉNÉRALES ; CONCLUSIONS.
§ 17. L'INDUSTRIE A DOMICILE A BINCHE. — LA CONFECTION DE VÊTEMENTS POUR HOMMES ET LA CORDONNERIE
[29] Si l'on tient compte du milieu où se trouve Binche, on ne peut manquer d'observer qu'elle est le centre d'industrie à domicile le plus extraordinaire, le plus inattendu de Belgique. Personne, connaissant la province industrielle par excellence qu'est le lainaut, sachant l'importance que la grande industrie y a acquise avec les usines les plus variées, ne s'attendrait à trouver là une localité relativement importante dont l'activité reste caractérisée par le travail à domicile.
Que la Flandre occidentale, où cette organisation de travail représente à peu près la moitié de la population industrielle2, compte quelques localités d'importance approchant de celle de Binche où elle occupe de loin le premier rang3, rien d'étonnant à cela, c'est en parfaite conformité avec le milieu, avec les traditions du pays ou depuis très longtemps d'importants métiers ont connu ce régime, même avec l'état industriel locl qui ne réclame actuellement encore pour ses usines et ses ateliers qu'une main-d'euvre relativement restreinte. A Binche, cette prédominance surprend, pourtant elle est incontestable.
Le recensement industriel de 1896 fournit des données précises, qui[30]n'ont subi depuis que de faibles changements ; voici, réunies en tableau, celles qui présentent ici un intérêt particulier, mais quelques observations sont d'abord nécessaires pour faciliter la lecture de ces tableaux et justifier de legères diférences qu'ils peuvent contenir.
Le premier cadre ne comprend que les ouvriers habitant la commune, aussi ses chiffres sont-ils en exacte correspondance avec ceux des tableaux III, IV et V ; ils sont basés tous quatre sur le recensement direct du personnel. La même exactitude dans la correspondance des chiffres ne doit pas exister avec le tableau II, dont le point de départ est l'entreprise et qui comporte des subdivisions qui n'ont pu être maintenues de façon aussi complète dans tous les cadres; toutefois, les diffé. rences sont sans importance pour ce qui concerne le travail à domicile proprement dit et pour celui qui s'exécute au siège de l'entreprise ; elles n'en ont guère que pour l'industrie du vêtement, a raison de ce que dans les cadres I, III, IV et V entrent en compte également la confection d'articles de mode et certaines industries accessoires du vêtement, la première notamment occupant un certain personnel féminin.
[31][32][33] Examinant la situation au point de vue des entreprises dont le siège est à Binche (tableau II), on constate de suite la prédominance marquée de l'organisation industrielle en fabrique collective et l'importance nettement prépondérante de deux industries en général fort répandues, ici spécialisées et étroitement localisées : la confection de vêtements pour hommes et la fabrication des chaussures, organisées la première exclusivement, la seconde principalement sous le régime de la fabrique collective.
De chiffres qu'il eût été trop long de reproduire dans cette note il résulte que 52% de tout le personnel industriel est occupé à domicile, et il est aisé de voir que la confection et la chaussure sont presque les seuls éléments constitutifs de cette proportion élevée, la première y[34]figure pour 30.93%, la seconde pour 20.47%, il ne reste donc pour d'autres industries que 0.60%.
Si l'on tient compte de tout le personnel, l'importance de ces deux industries se marque encore davantage,: la première entre dans cet ensembla pour 35.88%, la seconde pour 27.10%.
La situation n'est pas moins caractéristique au point de vue de la population industrielle de lu commune (tableaux I, III, IV et V) ; le travail à domicile occupe 54.67% de la main-d'œuvre (32.44%, revenant à la confection, 21.52%, à la chaussure).
Comme autre industrie importante à Binche, il n'y a qu'une verrerie recensée pour un personnel de 343 individus,dont 139 Binchois seulement; d'autre part, il n'y a que 170 houilleurs dans la commune, et ce sont eux, en grande partie, qui contribuent à abaisser, au tableau III, à 64.55%, la proportion des ouvriers nés dans la commune ou dans une commune limitrophe ; ce sont en effet surtout des étrangers venus s'établir à Binche depuis un temps plus ou moins court.
Deux industries dominent donc à Binche et lui donnent quelques traits caractéristiques : travail à domicile prépondérant, immigration faible, travail sédentaire.
Il est bien regrettable qu'on ne puisse disposer de données suffisamment sûres et précises sur l'origine de cette situation, on en est un peu réduit a des conjectures. Les indications du recensement général de 1846, toutes précises qu'elles soient, ne peuvent être prises que comme indicatives d'une situation générale, parce que le strict travail à domicile n'y est pas compris. On relève alors sur un total de 333 manufacturiers, fabricants ou artisans, 49 tailleurs d'habits et 71 cordonniers. Ce sont déjà alors les deux industries dominantes. Peut être leur origine doitelle se rattacher à la fabricaution très ancienne, à Binche, des principales matières premières; dès le Xe siècle, la draperie, la tannerie et la corroirie y avaient une grande importance. Il semble en tout cas certain que la fabrication et des chaussures et des vêtements y a suivi, surtout depuis le commencement du XXe siècle, un mouvement progressif dans l'organisation en fabrique collective.
Par sa position geographique Binche située, on se le rappelle, vers la limite du bassin houiller, ne paraissauit pas appelée, comme la contrée avoisinante au nord, à un grand développement industriel ; il lui manquait d'ailleurs aussi de bonnes voies de communications pour permettre à des établissements industriels de s'éloigner sans trop de frais des centres houillers ; mais d'un autre côté, au début du grand essor de[35]l'industrie dans le bassinhouiller duainaut, elle constituait déjà un petit centre commercial relativement considérable ou, des localités voisines, alors encore fort peu importantes, on venait volontiers s'approvisionner. N'ayant pas elle-même de ressources industrielles, elle fut tout naturellement amenée à tirer parti de son commerce de vêtements et de chaussures, son marché grandit au fur et à mesure que progressait la grande industrie dans le voisinage. On continua à venir s'approvisionner à Binche et les développements mêmes des affaires dans les contrées voisines furent le meilleur appoint pour les deux métiers binchois ; il est incontestable, en efet, que c'est là qu'ils trouvèrent au début leurs principaux débouchés.
Au dire des Binchois, les gains étaient alors élevés tant pour les cordonniers que pour les tailleurs, en tout cas le travail était abondant et le métier rémunérateur, et aussi longtemps qu'il en fut ainsi, l'idée ne vint même pas aux ouvriers de quitter leurs foyers pour aller demander aux usines un salaire qu'ils gagnaient plus facilement chez eux.
Au surplus, le travail à domicile répondait à leur goût d'indépendance et de liberté. Mais qu'à un moment donné les gains viennent à baisser, les commandes à diminuer, que la besogne se fasse plus rare, l'ouvrier songera à la grande industrie dont les établissements peu à peu se sont multipliés en se rapprochant de Binche. Aussi a-t-on vu en ces derniers temps l'un ou l'autre cordonnier abandonner le métier et prendre chaque jour le train pour aller à l'usine. Mais les habitudes prises ne se changent pas en un jour et, d'autre part, celui qui n'a jamais manié que l'aiguille ou le tranchet est inapte a l'effort musculaire qu'on demande à l'ouvrier d'usine qui, faute d'uu apprentissage d'ailleurs souvent très peu compliqué, n'est pas capable de diriger une machine. Le cordonnier ou le tailleur ne peut devenir qu'homme de peine dans l'usine ou le charbonuage, mais il en est le plus souvent incapable. Il y a donc là une nouvelle raison au maintien du travail à domicile.
Pendant longtemps les deux industries binchoises ont eu une marche parallèle, aujourd'hui elles l'abandonnent et tandis que la confection du vêtement s'en tient strictement à son ancienne organisation, la fabrication des chaussures évolue vers l'usine. C'est le résultat nécessaire en l'espèce de l'introduction des machines. Au moment où elles firent leur apparition à Binche, il y a de cela un peu plus de vingtcinq ans, demander une force motrice mécanique, c'était, par le fait même, demander la créaution de fabriques agglomérées; une seconde raison la rendait nécessaire, c'était la grande division du travail qui[36]s'établissait des alors. Depuis cette époque, un second, puis un troisième fabricant, parmi les plus importants, ont réuni leurs ouvriers en fabrique. C'est, à Binche, ce qu'on observe à peu pres partoutà l'apparition de machines d'une perfection surprenante. Et si la cordonnerie ne traversait pas une période de crise intense, on pourrait certes affirmer que la production mécanique serait maintenant encore en plein progrès ; mais les difficultés actuelles y sont un obstacle sérieux et les développements des usines se trouvent forcement enrayés par la erise. Il y a surproduction et l'usine se limite difficilement; la fabrique collective, au contraire, a un travail bien plus compressible, elle est peut-être moins durement frappée par la crise, du moins ainsi en est-il pour le patron, mais non pour l'ouvrier, qui se voit privé de besogne. Quoi qu'il en soit, la cordonnerie manuelle binchoise, qui n'est pas celle de luxe, est fortement compromise.
Cet état de crise a une répercussion toute naturelle sur l'apprentissage; le tableau V en fait foi, le travail de la chaussure à domicile ne compte que 19 jeunes ouvriers de moins de 16 ans et94 de moins de 2 ans, soit respectivement 3.48 et 17.21% de l'ensemble des ouvriers à domicile dans cette industrie ; la confection au contraire occupe dans les mêmes conditions 67 et 200 jeunes ouvriers sur un total de 823 individus, soit donc respectivement 8.14 et 24.17% de tout le personnel occupé à domicile. N'est-ce pas là une réelle démonstration indirecte de la situation prospère de cette seconde industrie 1
Avec la prépondérance du travail à domicile on retrouve à Binche une population stable et sédentaire (tabl. III et IV). C'est une organisation coutumière du métier, le Binchois y tient et il faut qu'il soit harcelé par la misère pour se décider à chercher du traval dans les charbonnages et les grandes usines du voisinage. Quelques cordonniers, en ces derniers temps, ont bien dû y passer.
Enfin, au point de vue social, vivant dans leurs foyers, peu en contact avec les grandes masses ouvrières plus facilement troublées, les Binchois ont su se garder sinon toujours et tout à fait de tendances socialistes, tout au moins à peu près complètement des excès et des abus qu'elles engendrent. Ils constituent une population calme.
§ 18. LA BOULANGERIE-MEUNERIE « LE BON GRAIN » DE MARIEMONT-HAYETTES
[37] Non loin de Binche, à Mariemont-layettes, est installée une boulangerie-meunerie dont la sphère d'influence s'étend sur toute la contrée. A ce titre dejà elle niériterait notre attention, mais elle en est digne surtout à raison de son importaunce, du développement qu'elle a acquis, de son organisation particulière et des résultats brillants qu'elle a obtenus.
Sa constitution sous forme de société anonyme remonte à 1891, elle est due à l'initiative de M. Valere Mabille, aussi connu dans le monde des œuvres sociales qu'il l'est dans l'industrie4.
L'acte de société ne présente aucun interêt spécial ; le capital, primitivement de 70,000f, a été porté a 100,000f en 1896 et il a été créé alors pour 50,000f d'obligations remboursables en vingt-cinq ans.
Le règlement d'ordre intérieur doit retenir davantage l'attention.
La société reconnait quatre catégories de clients :
1° Les sociétaires proprement dits. Leur nomhre est illimité. Pour être admis comme tel, il faut être membre d'un cercle catholique qui réglemente les présences hebdomadaires de ses sociétaires, être présenté par le cercle, se soumettre à l'obligation des présences hebdomadaires et payer un droit d'entrée de 2f.
La commission peut admettre comme sociétaires ceux qui, n'ayant pas de cercle ouvrier dans leur commune, font partie de quelque société ou association qu'elle agréera. Les femmes, vieillards ou infirmes incapables de remplir par eux-mêmes les conditions d'affiliation à un cercle, peuvent s'y faire représeonter par un parent ou même un ami.
2° Les porteurs de livrets à qui on n'impose d'autre condition qu'un droit d'entrée de 2f.
3° Les porteurs de duplicata. Il en est délivré, sans limite de nombre, aux sociétaires moyennant versement de 1f par pièce. Ils sont remis aux intéressés, qui n'ont à se soumettre à aucune autre condition.
[38] 4° Les clients libres sans aucune obligation réciproque entre eux et la société.
En dehors de l'avantage résultant pour tout acheteur de la fourniture à bon prix de produits irréprochables5, la société offre aux trois premières catégories de clients, dans des mesures diverses, des remises proportionnées à leurs achats et le droit éventuel à une pension de vieillesse.
Les remises se font en espèces, à l'expiration de chaque semestre. Le nombre de pains achetés est constaté au moyen de bons. Sociétaires, porteurs de livrets et porteurs de duplicata ont epalement droit à ces remises. Toutefois, pour ces derniers c'est un droit à régler avec le sociétaire dont leur duplicata porte le numéro.
Les pensions ont pris cours le 1er janvier 1897. Seuls les sociétaires, riches ou pauvres, ont droit à la caisse spéciale qui y est affectée, ils entrent en jouissance le 1er janvier de l'année qui suit leurs soixante ans révolus, pourvu qu'ils se soient alimentés de pain ou de farine pendant les cinq dernières années sans interruption. La pension est proportionnée aux ressources de la caisse, au nombre de pains achetés par eux et par leurs porteurs de duplicata et au nombre de leurs jetons de présence à leur local respectif. Pour le calcul des pensions, il est tenu compte des fournitures autres que le pain (farine notamment), dont l'évaluation se fait en pains.
Les veuves dont le mari n'a pas été pensionné doivent avoir le livret de sociétaire en leur nom personnel pendant une période de cinq ans avant d'être admises à la pension. Toutefois les pains achetés avant la mort du mari entrent en ligne de compte dans le calcul de la pension. La femme du pensionné décédé, âgée elle-même d'au moins soixante ans, continue à jouir de la moitié de la pension. Il lui est attribuépour chaque année le même nombre de jetons de présence que son mari a obtenu la dernière année.
La commission remet encore 25f à la famille du sociétaire dont les funérailles ont été célébrées selon le rite romain, même s'il est afilié à une caisse qui supporte les frais funéraires.
Pour subvenir aux dépenses qu'entraînent ces services, après prélèvement sur les bénéfices nets de 5% pour la création du fonds de réserve et de 3 du surplus pour être réparti entre les actionnaires, le reste[39]va, à raison de 15 %, à la maison des ouvriers de Morlanvel, cessionnaire des droits de la plupart des actionnaires de la société anonyme le Bon Grain, et de 85 % à la caisse des pensions.
Enfin l'œuvre s'est annexé une caisse de secours facultative pour les clients. participent ceux qui autorisent la commission à déduire 2f 60 de lae somme à eux remise à la fin de chaque semestre. Tout afilié depuis trois mois reçoit, en cas de maladie ou de blessure, pendant trois mois au plue, un pain par jour tant que dure son incapacité de travail, et si elle persiste, il reçoit un pain tous les deux jours pendant un second trimestre, un tous les trois jours pendant le troisième et un tous les quatre jours pendant le quatriême. Une indisposition de dix jours donne droit à un pain à partir du quatrième jour, plus longue, elle y donne droit dès le premier jour ; en cas d'accident, le droit court dès le lendemain du jour où il est survenu. Tout droit prend fin dès que l'affilié a atteint soixante ans.
Telles sont les bases de l'œuvre. Rien ne peut en enregistrer plus nettement les résultats que des relevés numériques précis.
Voici d'abord la manifestation de la marche ascendante de l'œuvre entière : apres douze ans la fabrication n'est pas loin d'avoir quadruplé, et ce qui semble encourageant, c'est que la progression a surtout été rapide depuis les cinq dernières années : elle a plus que doublé.
Le nombre des sociétaires a suivi une courbe analogue mais plus accentuée ; sur le même espace de temps, il a plus que décuplé ; ce qui, surtout par rapprochement aveoc le relevé précédent, démontre que l'on a[40]compris l'intérêt qu'il y avait à n'être pas simple client, mais à participer aux bénéfices de l'œuvre.
De plus, c'est surtout après 1897 que le nombre des sociétaires croit dans la plus forte proportion, à raison, à n'en pas douter, de la perspective encourageante des pensions.
Les ristournes faites aux clients, comme les affaires et les bénéfices, ont crû dans des proportions élevées ; en voici le relevé :
Le dernier exercice a procuré une rstourne de 3 centimes par pain et 2 %, sur marchandises.
[41] Jusqu'ici le Bon Grain ne se différencie guère d'autres euvres analogues que par un succès peut-être plus complet.
Ce qu'il a de plus caractéristique, c'est sa caisse des pensions. Au lieu de sêtre transformé, comme cela s'est vu en pareilles circonstances, en vraies entreprises financières, à la poursuite de gros dividendes, au lieu de consacrer, comme ailleurs, la plus notable part des gains à la propagande politique, il a organisé le service éminemment bienfaisant briêvement signalé plus haut. Les résultats paraissent encourageants, tant par le nombre des pensionnés, qui s'éleve pour 1904 à 634, soit la proportion élevée d'un pensionné par moins de 23 sociétaires que comptait la societé en 1903, que par l'élévation des pensions versées : deux d'entre elles dépasseront 400f pour 1904. Les chiffres précis sont les suivantes
La réserve de la caisse des pensions a été portée successivement aux chiffres ci-après :
Enfin les données seront complètes quand on saura le nombre de pains distribués annuellement par la caisse de secours :
[42] Qu'on discute l'infuence de semblables sociétés, qu'on pourrait appeler sociétés à allure coopérative, sur le petit commerce et le métier de l'artisan, qu'on examine la situation faite par une boulangerie comme le Bon Grain à tous les petits boulangers des environs et que, constatant combien elle est précaire, au lieu d'y chercher un remède, moins bien inspiré, on s'arrête à de vaines récriminations, on le comprend à merveille, c'est humain. Mais que pour certains inconvénients on aille jusqu'à contester les bienfaits d'une œuvre, c'est inadmissible.
L'œuvre que le Bon Grain accomplit pour le plus grand bien d'une population ouvrière considérable n'est-elle pas la spéculation qui aurait tenté un entrepreneur quelconque pour son plus grand profit personnel, ou l'affaire que poursuit un autre groupement, non par une idée plus ou moins désintéressée peut-être, mais dans un but nuisible de propagande socialiste ou autre également néfaste
Pour nous, ces observations sont décisives et nous devons admirer l'œuvre qu'est « Le Bon Grain des layettes. »
§ 19. LE CERCLE D'ÉTUDES SOCIALES DE BINCHE
Ce n'est pas dans une collection comme celle des Ouvriers des Deux Mondes qu'il y a lieu de définir les cercles d'études sociales et d'en dire le but, mais il peut convenir de signaler ceux qui ont fait preuve d'activité, celui de Binche est de ceux-lè.
[43] Sa constitution remonte à 1895 ; dès le début, il eut pour secrétaire M. l'abbé Malherbe, qui fut l'ame de l'œuvre et en mema temps son plus actif publiciste. Il se forma en cercle local, composé surtout de jeunes gens, et outre son but général d'études sociales, il assuma la tàche de la formation d'orateurs populaires et de la diffusion des journaux et des brochures de propagande.
Son organisation bien conçue en assure les bons effets. On se réunit tous les quinze jours, pour entendre, soit un rapport, soit une conférence, soit même les deux. Un rapport doit être un exposé simple mais scientifique, méthodique et didactique, qui puisse faire ensuite l'objet d'une discussion ; d'ordinaire elle a lieu à la réunion suivante, elle est facilitée par un résumé du sujet remis à chaque membre avant la séance. Les conférences moins approfondies n'alimentent pas d'ordinaire la discussion, elles constituent un excellent moyen de formation à l'art oratoire. Un programme d'ensemble pour les questions à traiter empêche que les membres ne dispersent leur attention sur des sujets trop variés et assure une étude plus approfondie.
Le cercle dispose d'une bibliothèque judicieusement composée et déjà bien fournie. Lui-même d'ailleurs a fait, par ses publications, preuve d'une rare activité ; il ne compte pas moins de 94 brochures : 60 sont consacrées aux euvres sociales agricoles, 30 aux euvres ouvrières, 4 à la petite bourgeoisie. Toutes sont conçues dans un esprit méthodique et pratique, qu'il s'agisse d'ailleurs de l'étude monographique d'une œuvre existante ou de l'exposé de ce qu'elle doit être. Ainsi les cercles d'études sociales eux-mêmes ont fait l'objet de semblable étude de la part de M. l'abbé Malherbe.
§ 20. LE TRAVAIL A DOMICILE EN BELGIQUE
Sous cette dénomination, qu'il importe de préciser, nous voulons comprendre d'abord les ouvriers travaillant chez eux pour le compte de fabricants ou de magasins. Leur nombre est tel qu'ils méritent attention ; en 1896, ils étaient 41,689 hommes et 77,058 femmes, le contingent ouvrier de tout le reste de l'industrie privée recensée alors (V. § 19), étant de 712,482 individus, n'était donc pas même six fois plus important.
[44] Cependant les industries organisées sous ce régime, même celles qui ont une certaine importance étaient en général assez ignorées ; aussi le ministre de l'industrie et du travail a-t-il résolu de leur consacrer une enquête spéciale. Le programme uniforme pour toutes les industries observées eni fut dressé par M. Armand Julin, le distingué directeur de lOfice du travail, dont l'initiative avait provoqué la décision ministérielle et qui n'a cessé de diriger le travail. Ce programme comportait l'étude entière et très détaillée de l'industrie ; ce devait en être la complète monographie commerciale et industrielle. Six volumes ont paru, un septième clôturera la collection6.
C'est un assemblage d'études individuelles. A ce titre, elles peuvent dénoter des divergences de vue, mais objectives avant tout, elles se sont toujours attachées au strict examen des faits, à la plus consciencieuse annotation de la réalité. Ce n'est pas œuvre d'école et il importe, me paraît-il, de s'en souvenir en consultaunt ces documents.
Nombreuses sont les questions que peut soulever leur examen : je ne veux en relever qu'une, d'une importance, il est vrai, toute particulière.
Des différentes enquêtes, il résulte, à n'en pas douter, que les principales industries à domicile de la Belgique sont la plupart, sinon toutes, plus ou moins en décadence, soit de facon absolue, soit du moins en tant que fabriques collectives, soit même par la combinaison des deux facteurs : restriction du marché et concentration de la fabrication. Une[45]série de causes particulières y contribuent, qu'il serait trop long d'examiner ici en détail, et qu'il faudra bien se contenter de signaler ; il en est une plus générale et plus puissante, c'est la production mécanique et centralisée. Mais tout d'abord est-il réellement démontré que le domaine de l'industrie à domicile est menacé ? La parole est aux enquêteurs.
Tout en ayant a se plaindre d'une concurrence excessive, l'INDUSTRIE ARMURIÈRE LIÉGEOISE rete considérable, et il ne faut point pour elle parler de décadence absolue ; elle n'en est pas moins atteinte en tant que fabrique collective. « Il existe à Liège, écrit M. Ansiaux7, un important établissement travaillant pour l'exportation, pourvu d'un outillage mécanique complet et oû s'accomplissent, avec une technique toute moderne, la plupart des opérations qui constituaient l'apanage immémorial du travailleur en chambre. » De facon secondaire, mais non moins caractéristique, les procédés mécauniques interviennent pour diminuer la tache de l'ouvrier à domicile : « Ainsi, le métal dont est fait le canon de damas subit maintenant deux opérations préliminaires, dont une au laminoir, avant d'arriver aux mains des ouvriers canonniers. Jadis ces derniers devaient préparer eux-mêmes le métal. De même, avant d'être remis au garnisseur, le canon subit dans une des usines de la Vesdre une série d'opérations mécaniques d'alésage, forage, dressage, etc. »
Le basculeur n'a plus comme autrefois à forger la bascule, elle a été estampée, souvent même fraisée à la machine ; il en est de même des cylindres de revolver. Le faiseur à bois voit, lui aussi, le travail préparatoire effectué par la machine. Enin l'on peut dire que sil n'y avait pas pour protéger le travail à domicile l'extrême variété des modèles exécutés, les machines auraient considérablement étendu leur domaine.
En étudiant l'industrie du VÊTEMENT POUR HOMMES A BRUXELLES, M. Tardieu n'a pas eu à s'occuper de la concurrence de la fabrication mécanique et centralisée, il a signalé la complète survivance du travail à domicile, l'échec d'un essai de réunion des travailleurs en atelier, il s'est borné à noter l'existence à l'étranger de manufactures de vêtements très importantes où tout est fait à la macliine et l'absence d'installations semblables en Belgique8.
L'étude dont j'ai été chargé sur LA CONFECTION DES VÊTEMENTS POUR HOMMES A BINCHE constate, elle aussi, le maintien complet de l'ancienne[46]fabrique collective dans le milieu observé. Mais le point noir qui paraissait à l'horizon du travail à domicile se rapproche, la fabrication purement mécanique de la confection existe dès maintenant en Belgique. Si l'organisation ancienne n'est pas actuellement compromise, et si même elle parait devoir nécessairement se maintenir pour certaine fabrication três variée, cependant « on peut dire qu'il n'y a plus à examiner qu'une simple question d'opportunité et, dès lors, serait-il téméraire d'afirmer qu'un jour viendra, plus ou moins proche, où l'un ou l'autre des plus forts fabricants de Binche, disposant de capitaux suffisants, croirae ses débouchés assez vastes et assez assurés pour absorber la production régulière d'une vraie usine ? Alors la situation de l'ancien tailleur de confection sera singulièrement compromise s'il ne se résout à passer au nouvel atelier, qui n'ofrrira d'ailleurs pas de place à tous ceux qu'il privera de travail à domicile. Ce sera pour le vêtement ce qu'on constate aujourd'hui pour la chaussure9. »
« Toute l'évolution de lae COUTELLERIE A GEMBLOUX depuis déjà bien des années, n'est, en somme, qu'un dépérissement progressif, la longue agonie de la fubrique collective mortellement atteinte par l'introduction des machines.
Pour profiter de la force motrice, les coutelies ont à peu près tous renoncé à efectuer che eux l'aiguisage et le polissage ; d'autre part, « les patrons disposant de force motrice n'ont pas manqué d'utiliser celle-ci pour le sciage du bois. » D'autres se sont adressés à l'industrie étrangère, ils achètent lames et manches, l'ouvrier de embloux n'est plus appelé qu'à faire le montage. Enfin, pour les couteaux ordinaires dits « plates semelles, » il en est qui ont installé des machines à découper les lames : le travail à domicile se trouve donc réduit à peu de chose10, et l'industrie entière traverse une crise pénible, faute de s'être mise au niveau de la concurrence étrangère en étendant, elle aussi, sa fabrication mécanique.
D'importants débouchés lui ont encore été fermés par les tarifs douaniers.
Au sujet du TISSAGE DU LIN EN FLANDRE, on peut dire, pour caractériser l'état de choses actuel, que les procédés de travail du tissage de la toile ont suivi trois étapes principales : tissage à domicile et a la main pur — tissages mixtes, où se combinent les procédés mécaniques et ma[47]nuels — tissages mécaniques purs. C'est la forme intermédiauire qui parait la plus répandue aujourd'hui. La première décline de plus en plus, tandis que la dernière se développe11.
Plus accentuée encore est la situation dans le TISSAGE DE LA LAINE AU PAYS DE VERVIERS ET DANS LE BRABANT VALLON. Le travail à domicile ne garde plus qu'une place extrêmement modeste ». L'auteur nous apprend que « ce n'est qu'à partir d'une date encore assez récente que la décadence du tissage à domicile se précipita. Elle correspond à l'introduction du métier mécanique dans les ateliers de tissage ». Cette décadence se manifeste d'une double façon par la diminution du nombre des ouvriers et par l'âge avancé de ceux que l'on rencontre encore. L'automatisme règne en mailtre absolu, le tisserand n'est plus qu'un simple surveillant, d'où le travail à plusieurs métiers accouplés12.
En ce qui concerne le rIssAGE DU COTON EN FLANDRE ET EN BRABANT le travail manuel à domicile résiste mieux, sa situation pourtant est précaire. Actuellement, écrit M. Beatse, le tissage à la main et le tissage mécanique se partagent la production. Cependant la rapide extension de l'industrie mécanique permet de conclure que l'avenir lui appartient, sans que l'on puisse toutefois préciser l'époque de son triomphe définitif13. »
Très particulière est la situatiop de l'industrie du TRESSAGE DE LA PAILLE ; en pleine décadence, elle cède à une cause spéciale, tout au moins dans les articles communs de grande consommation. « Cette cause, il faut la chercher en Extrême-Orient ; l'auteur de tout le mal, l'irrésistible compétiteur, c'a été le travailleur de race jaune, le Chinois, » si peu exigeant qu'il est capable de défier même la machine. Pour l'article de choix, la vallée du Geer le cède à l'Argovie, où « les machines et les fabriques firent leur apparition lors de l'introduction du tissage des brodures. Chose curieuse, si le tressage de la paille n'est pas victime de la concurrence locale de la fabrication mécanique ou centralisée, il se fait que c'est précisément dans une telle organisation que M. Ansiaux, auteur de l'enquète, entrevoit le salut de cette industrie. « Nous avons déjà dit, écrit-il, que les marchands considèrent comme impossible de générauliser la fabricaution — en atelier — des tresses de fantaisie[48]en matériaux exotiques. Ce serait cependant la solution la plus naturelle et la plus heureus14. »
M. Gillès de Pélichy, traitant de la CoRDoNNERIE EN PAYS FLAMAND, constate que le travail à domicile y a à peu près gardé ses positions ; il signale toutefois que « la confection mécanique des chaussures, telle qu'elle se pratique en fabrique, ne manque pas non plus de faire une rude concurrence au travail aanuel effectué à domicile ; les souliers de qualité médiocre sont presque tous confectionnés à la machine, le marché des produits manuels est donc forcément de plus en plus restreint. » Et il est amené à se poser cette question : « Ne serait-il pàs prudent de songer à l'avenir ? Le travail manuel pourra-t-il longtemps encore soutenir la lutte ? » et ailleurs, après avoir relevé quelques critiques à l'adresse de la fabrication mécanique et conclu à la supériorité du travail manuel, il ajoute : « Mais ce qui semble vrai aujourd'hui ne sera peut-être plus aussi exact demain »15. Et ce doute, je n'hésite pas à le dire, peut déjù être levé, j'en ai acquis la conviction au cours de l'enquête Sur LA CORDONNERIE A BINCHE. Là, une notable partie des cordonniers avaient dû céder aux machines de la fabrique la meilleure part de leur travail, ils étaient devenus de simples préparateurs, mais travaillaient pourtant encore à domicile. Voici que récemment même cette besogne préparatoire a commencé à s'effectuer mécaniquement en fabrique.
Mais l'observation a porté plus loin, et sans la restreindre à Binche seulement, j'ai pu conclure que l'organisation du travail mécanique en usine est un fait accompli. Les fabriques « se sont livrées tout d'abord à la confection d'articles ordinaires de qualités communes, sous un aspect parfois assez avenant et, dans ce genre, le mieux en corrélation avec les capacités des machines, leur succes était certain, il n'a pas tardé à s'affirmer.... Là commence une période pénible pour le travail manuel, où la lutte, c'est incontestable, est inégale.... » Ce n'est pas tout : « la concurrence se porte aujourd'hui sur des produits plus fins et plus chers », il est des clients plus exigeants ; « l'usine a entrepris de les satisfaire, menaçant ainsi toute une nouvelle catégorie de travail manuel. Un outillage mécanique des plus perfectionnés lui vient en aide et, pour qui a vu fonctionner ces machines, il parailt bien certain que lè travail manuel est menacé même dans cette production plus soignée, et dès lors la conclusion semble fatale16. »
[49] En CLOUTERIE, la situation est encore plus tranchée : l'usine, avec ses machines, assure une production telloment plus économique qu'il faut conclure, après avoir enregistré la décadence actuelle, que l'avenir, « c'est la disparition plus complète encore du travail manuel et conséquomment de la petite forge17.»
Il est une industrie au moins, la plus importante de celles qui s'exercent à domicile en Belgique, qui semblait devoir mieux que toute autre échapper au machinisme : c'est en effet une industrie d'art que celle de LA DENTELLE et de LA BRODERIE SUR TULLE. Cela n'empêche que la France, l'Angleterre et l'Allemagne en particulier se distinguent par des imitations remarquables, « mais les plus beaux produits sont, depuis deux ans, ceux de Saint-Gall. » Un de nos premiers fabricants belges de dentelle à la main, ajoute M. Verhaegen, après avoir vu, a l'Exposition de 1900, les imitations de Saint-Gall, les qualifiait d'admirables. Il ne faudrait pas croire que d'aussi bonnes imitations se répandent sans nuire au travail manuel, elles n'ont pas pour uniques acheteurs ceux que les hauts prix des vraies dentelles feraient reculer. « Le préjudice le plus grave que l'imitation ait causé à la dentelle véritable, c'est d'avoir amené une diminution générale dans la demande et dans les prix de certaines dentelles fabriquées par un très grand nombre d'ouvrières et d'avoir ainsi fait baisser les salaires et provoqué la défection d'une partie notable de la main-d'œuvre.... Si la Valenciennes, la Malines et le Chantilly viennent à disparaître — et ce jour n'est peut-être pas éloigné, — la faute en sera principalement à la vogue toujours croissante des produits de l'industrie calaisienne18, » dont le travail est mécanique.
Est-il rien de plus démonstratif que cette longue série d'observations notées par des auteurs diférents ? Elles aboutissent uniformément à une même conclusion, c'est que, indépendamment d'autres causes variées et spéciales de décadence ou tout au moins de malaise, les industries à domicile se trouvent toutes plus ou moins aux prises avec la fabrication mécanique. Une seule, d'après les données de l'enquête, y échappe. c'est la ganterie et, fait assez caractéristique, tandis que la réunion des ouvriers en atelier y est exceptionnelle, elle est signalée par l'auteur de l'enquête comme devant donner des résultats plus satisfaisants ; on peut[50]lire en effet dans son travail les passages suivants : « Il se dessine actuellement un mouvement assez vif dans le but d'amener la suppression du travail à domicile, » et plus loin : « on reconnait assez généralement que l'exécution du travail serait plus parfaite si les coupeurs étaient réunis en atelier.... L'excellence du travail à l'atelier a été reconnue par des personnes peu suspectes d'hostilité aux ouvriers coupeurs (le journal le Gantier), et enfin : « il semble que le travail à domicile offre sur le travail à l'atelier une infériorité réelle en ce qui concerne la bonne exécution de la couture19. »
Pour toutes ces industries, y compris même la dernière, les constatations qui viennent d'etre rappelées font assez prévoir quel sera l'avenir. S'il n'intervient un facteur nouveau, ce sera pour les uns l'achèvement d'une évolution déjà fort avancée, pour les autres un acheminement plus lent dans la même voie.
Mais ce facteur nouveau, cette planche de salut, faut-il les rechercher ou bien faut-il assister indifférent à la disparition d'une organisation industrielle qui a connu des jours de grande prospérité ?
Dans un travail tout récent qu'il intitule : Que faut-il faire de nos industries à domicile ? M. Ansiaux déclare que « les revendications « abolitionnistes » paraissent moins générales et moins accentuées chez nous qu'à l'étranger. Les revendications conservatrices, en revanche, ajoute-t-il, visant de préférence les industries rurales, y sont plus vives et plus catégoriques ». Et plus loin, généralisant outre mesure assurément et attribuant aux conservateurs en général — qui, soit dit en passant, forment un parti plutôt qu'une école — ce qui peut être lidée d'un certain nombre, il imprime encore : « L'école conservatrice, on le sait déjà, se prononce délibérément pour la seconde alternative, » c'està-dire pour la nécessité d'enrayer la décadence de l'industrie à domicile. Enfin, se résumant, il écrit : « En un mot, et pour ne point multiplier les citations, l'école conservatrice proclame l'excellence de l'industrie à domicile au triple point de vue social, moral et religieux et elle ne cesse de se préoccuper d'en soustraire les débris à la destruction totale et définitive, de la développer au contraire, d'en accroître la vitalité, d'en étendre le domaine. »
Ainsi présenté, c'est trop absolu et trop développé, et si l'industrie à domicile a de chauds partisans, des défenseurs convaincus de ses chances d'avenir, en même temps que de son utilité sociale, il convient[51]d'observer que nombre de ceux qui cherchent à la protéger encore n'ont pas le but systématiquement poursuivi qu'on parailt assigner à leurs
Il ne s'agit pas de reconstituer coûte que coûte des organismes industriels en décaudence, de sauver à quelque prix que ce soit des fabriques collectives encore solides, mais il importe de rechercher si le travail à domicile peut économiquement s'accommoder avec la production mécanique, et subsidiairement si tout au moins il ne peut utilement s'aider des récentes inventions pour atténuer la brusquerie des coups qui le frappent, car sans vouloir aller à l'encontre d'un progrès économique, il peut être bon, si c'est pratiquement possible, de prêter un appui aux faibles dans la lutte contre les forts et d'éviter que d'un seul coup, trop rapidement, sauns transition, ceux-ci les réduisent à néant.
Ce n'est aucune autre chose qu'il s'agit d'examiner ici, et puisque l'usine, avec ses machines, réduit ou tout au moins menace en général, pout-on dire, toute l'industrie à domicile, n'est-il pas possible de procurer à celle-ci les avantages économiques de ses redoutables concurrents
Le jour où l'on a constaté que la question de la distribution de force motrice à distance était résolue et bientôt le serait même dans des conditions relativement économiques, on a pu croire que l'industrie à domicile allait être sauvée, mais à y regarder de plus pres, on constate bientôt qu'il ne faut pas se faire d'illusion, que bien des problèmes restent à résoudre et qu'il en est, peut-on dire, de pratiquement insolubles.
En effet, il ne s'agit pas seulement de substituer à l'effort humain une force motrice mécanique, ce n'est là en somme que le petit côté de la question, l'œuvre des grands ateliers agglomérés s'étend bien au delà.
Presque toujours la nouvelle organisation comporte la plus complète division du travail ; ainsi en est-il notamment dans l'armurerie, la coutellerie, la cordonnerie et la confection des vêtements. Pour l'armurerie, il est vrai, une division très accentuée existe aussi dans le travail a dopmicile, mais l'usine la porte plus loin encore, et les opérations partielles ou préparatoires en fabrique marquent un pas de plus dans la spécialisation du travail. Dans la coutellerie, les quelques opérations qu'actuellement déjà on fait mécauniquement à Gembloux suffisent à montrer que l'usine bien organisée comporterait nécessairement une grande division des opérations à effectuer par une série de machines distinctes. Quant aux deux autres, il suffit de signaler que la fabrique de chaussures, pour l'accomplissement complet de son travail, sans[52]compter toutefois la confection de la tige, met en œuvre une série d'une quarantaine de machines au moins, et que, dans la fabricantion méca. nique du vêtement, un habit, pour être teriné, a pu, depuis qu'il a quitté la coupe, passer à trente-quatre machines différente.
En clouterie, l'usine ne divise pas à proprement parler le travil, mais elle le spécialise de facon absolue, chaque machine produit un ar ticle déterminé qu'elle ne peut varier, et on pourrait peut-être croire à la possibilité du même travail effectué à domicile. Mais ici la situation se complique d'un élément nouveau : la productivité est énorme e la matière première fort lourde. Les machines peuvent produire journellement 75, 100, 125 kilos de clous de chaussures, ce qui suppose, à raison de 15% environ de déchet, 88, 117, 147 kilos de fer employés. Ce n'est pourtant rien encore en comparaison des grands clous dits de bateaux » ou bâtissoirs n ; pour eux il faudrait pourvoir au transport de plus de 1,000 kilos par ouvrier et par jour. Pour peu que le personnel n'habite pas un même quartier très aggloméré la charge en serait trés considérable. Une autre observation doit être notée : certaines machines — celle qui fait les clous en est — produisent un bruit assourdissant qu'il faudrait en tout cas éloigner des pièces habitées de la maison.
Sans connaître de façon précise ce qu'est a machine qui fait concurrence au travail artistique de la dentelière, y a-t-il témérité à croire qu'elle est trop délicate, trop coûteuse et trop exposée a être frappée par les exigences de la mode pour oser songer à la simple possibilité pour l'ouvrière de l'acquérir et de l'installer chez elle Au reste, la solution cherchée dans cette voie serait plus désastreuse qu'utile, achevant de détruire ce qui peut et devrait rester d'un vrai métier d'art. Je ne m'y arrête pas davantage.
Il semble que pour les divers tissages l'usine n'a guère d'autre avantage sur le travail à domicile que l'emploi des moteurs et peut-être aussi la facilité d'une meilleure exécution de certaines opérations préparatoires. M. Dubois le signale, en ce qui concerne le tissage du lin, pour l'ourdissage, le bobinage, l'époulage, le vautage et l'encollage20.
N'en est-il pas de même dans le tissage de la laine et du coton ?
Cela parailt assez probable, cependant cela n'est pas expressément signalé dans les enquêtes. Mais il est deux autres points nettement mis en lumière et dont l'importance est grande : d'une part on a tant aug[53]menté la vitesse et l'automatisme des métiers mécaniques que le travail à plusieurs métiers accouplés est devenu la règle, du moins pour le tissage de la laine ; d'autre part, les métiers mécaniques subissent d'incessantes modifications, et M. Beatse a pu dire que l'industriel qui installe un nouveau tissage de coton débute presque toujours avec un matériel sensiblement supérieur à celui des concurrents, fournissant une production plus rapide, ou plus économique, ou plus considérable21.
De ces notes doit se déduire encore une des plus sérieuses objections à la transformation du travail manuel en travail mécanique à domicile. Pour rester son maître, l'ouvrier devrait pourvoir à des installations toujours dispendieuses, car sila force motrice coûte peu, il n'en est pas °́ de même de l'outil, et les progrès incessants ne font qu'aggraver la situation puisqu'ils démodent en quelques années des machines déjà bien parfaites. Qu'un industriel amortisse ses frais d'installation et se crée une réserve pour un renouvellement d'outillage, ce n'est que bonne gestion ; peut-on raisonnablement croire que l'ouvrier saura s'y astreindre ? Qu'on lui vienne en aide, qu'on lui facilite les achats, c'est parfait; d'ailleurs, s'il n'y a pas au travail en usine de sérieux avantages, le patron se verra sans regret déchargé des frais d'installation et libre par-dessus le marché, en temps de crise, de restreindre sa production sans que le poids des frais généraux se fasse sentir davantage.
Mais du moment où l'ouvrier assume la charge de sa part d'un véritable outillage d'usine, il devient un vrai petit entrepreneur et il faut le considérer comme tel. Il lui en faut le capital, qu'ill'ait ou qu'on le lui prête, il lui en faut les habitudes et la prudence, il lui en faut aussi la très légitime rémunération. Sans doute en est-il qui peuvent prétendre à cela, mais ce serait trop de l'attendre ou de le présumer de la masse des ouvriers.
L'expérience peut ici nous instruire : deux industries qui, par la nature de leur travail, se rapprochent des tissages belges ont réaulisé la distribution de force motrice à domicile. Leur situation a été spécialement étudiée, en même temps que celle d'une troisiême industrie dans une organisation fort diférente22.
[54] Voyons-en rapidement les résultats : il est aisé et plus simple d'écarter tout d'abord l'exemple de l'industrie horlogère suisse ; c'est une de celles où la division du travail poussée à un degré très avancé et le développement incessant du machinisme ont considérablement réduit le nombre des petits ateliers au profit des fabriques23. Aussi MM. Dubois et Julin n'hésitent pas à conclure qu' il est dès maintenant certain que le moteur électrique ne pourra reconstituer l'atelier familial, depuis longtemps désagrégé, ni entraver d'une manière efficace l'évolution vers la fabrique.
Des deux autres industries, celle du tissage de la soie à Lyon se presente aussi dans des conditions particulières qui rendent l'étude comparative moins décisive. Il s'agit là, en même temps que de la survivance de la fabrique colleetive, d'une concurrence entre la production urbaine et le travail rural, et celui-ci, pour qui le tissage n'est qu'un travail d'appoint, contribue à mettre celui-là en mauvaise posture. Il ne se prête pas, lui, à l'emploi du métier mécanique dont il ne ferait qu'une utilisation insuffisante.
Il est incontestable que la fabrique collective présente une soupdesse que le patron apprécie, mais dont l'ouvrier souffre, puisque en fiu de compte c'est lui qui pàtit le plus des crises. Sous ce rapport, l'outillage mécanique n'est pas sans avantage : il permet au tisseur de travailler l'article courant, ce qui réduit les risques de chômage Néanmoins les auteurs de l'enquête ne croient guère à 'eficacité de l'organisation nouvelle ; en tout cas, elle n'est pas susceptible de provoquer une reconstitution. Les frais d'installation pour le tisseur sont élevés, ils n'atteignent pas moins de 1,280 francs. L'objection est grave quand on songe qu'un outillage est vite démodé.
L'exemple de la rubanerie à Saint-Etienne mérite mieux l'attention au point de vue comparatif.
Quelques faits, quelques considérations dominent le sujet : la rubanerie subit la mode et ne l'impose pas ; d'un autre côté, sn productlon est très variée, il ne peut être question pour elle de constituer des stochs qui deviennent presque inévitablement de la pure perte. Dês lors la fabrique collective sera appréciée des fabricants à raison de la souplesse de sa productivité, toute crise devant se traduire immédiatement par un chômage. Mais l'article très commun, la camelote, se développe aussi, et avec elle l'usine ; celle-ci s'approprie également le ruban de velours qui offre peu de variations.
[55] Cependant, à tout considérer, la fabrique collective n'est pas on décadence à Saint-Étienne.
Une circonstance surtout a été particulièrement favorable à l'adoption du travail mécanique à domicile, c'est que l'ancien métier a la barre est encore d'un emploi général tant en usine qu'à domicile, et qu'il se transforme facilement pour l'usage des moteurs.
On est d'accord pour reconnaître que le métier ainsi transformé a tant épargné les forces du passementier qu'il est aisé pour une femme de le conduire ; de là le fait que l'ouvrier a pu, avec les siens, occuper souvent deux et trois métiers : il est bien moins certain que ces modifications aient eu une influence favorable sur les gains, il parait plutôt qu'elles ont été cause d'une telle baisse des facons, que seuls les patrons auraient profité de l'avantage.
Sans s'arrêter aux conditions faites aux ouvriers par la Compagnie électrique de la Loire, on peut dire qu'elles étaient assez favorables et constater qu'à tout considérer, la rubanerie de Saint-Étienne s'est trouvée dans les conditions les plus favorables à un usage efficace et profitable des petits moteurs électriques.
II reste pourtant encore une question inquiétante : que deviendra l'outillage, ne va-t-il pas se perfectionner Il semble presque étonnant qu'il ait pu si longtemps rester stationnaire. C'est sans doute ce quia fait écrire par MM. Dubois etJulinque « le moteurélectriquepourra retarder la concentration industrielle à Saint-Etienne, si l'on sauppose qaue la faoriqaue et l'atelier à domicile continuent à lutter d'armes egales au point de oue de l'outillage24.
Conclure des notes et des exemples qui précèdent ce que sera l'avenir serait assurément prétentieux, surtout parce que des circonstances particulières à chaque industrie compliquent la question. Il n'est pas impossible pourtant d'appuyer, sur des données certaines, des conjectures de la plus grande probabilité.
On a vu les objections qui sont faites à l'introduction ou à l'eficacité des moteurs électriques : elles sontgraves sans doute, mais n'est-il pas des industries pour lesquelles elles indiquent seulement une difficulté ou un danger et non un obstacle insurmontable ?
Malgré l'exemple de Saint-Etienne, il parait difficile d'admettre que les divers tissages puissent tirer utilement parti de ces moteurs. La pré[56]dominance de l'usine est déjà trop grande et les progrès de l'outillage trop rapides ; enfin, là ou le travail à domicile persiste, c'est plutot à titre d'occupation d'appoint dans les campagnes, et il ne pent être question d'installer des moteurs à laisser inactifs la plus grande partie de l'année.
Cette observation doit aussi, dans une certaine mesure, s'appliquer à une fraction de la cordonnerie, la piqûre, travail eécuté encore à domicile par les femmes, qui souvent n'y consacrent que les heures que leur laissent les occupations du ménage. Cependant l'usine n'a sur elles que des avantages assez limités, et si les piqueuses trouvaient à se pourvoir de la force motrice, ellesr pourraient, je pense, en tirer un assez bon parti.
On pourrait attendre mieux, semble-t-il, pour les tailleurs. Il ne faut pas exagérer, en effet, laportée de ce qui a été dit plus haut à leur sujet, et s'il est vrai qu'il existe déjà en Belgique même une fabrication de vêtements mécanique et subdivisée en multiples opérations, il importe de noter que rien encore ne démontre une tendance à son extension. Elle continuera, en effet, à trouver un sérieux obstacle dans la grande multiplicité des produits, soumis à des varlations marquées de saison et même de mode. Les tailleurs font tous usage de la machine à coudre ; pour peu que le petit atelier occupe deux ou trois individus, cet emploi est continuel. L'électricité réduirait, l'efort, régulariserait le travail, en augmenterait la rapidité ; d'autre part, l'adaptation du moteur à la machine à coudre actuellement en usage est aisée et relativement peu coûteuse et il semble que, en dehors de la spécialisation des machines à coudre qui est déjà réaulisée, il n'yait pas à craindre de progrès trop rapides, capables de mettre du coup hors d'usage l'eutillage de l'ouvrier. De plus, il est bien permis de croire que le moteur mécanique, plus régulier que l'homme dans son effort, atténuerait l'usure de la machine à coudre. Nous avons eu à constater, en effet, combien parfois cette usure est rapide entre les mains du tailleur ; la moyenne de durée ne dépasse guere deux ans ; elle pourrait certes être augmentée, puisque le fait est constaté déjà chez certains ouvriers soigneux.
Nous avons laissé de côtéla question de l'usine centrale génératrice d'électricité, celle' de la transmission, celle des conditlons légales du transport de force, des mesures administratives, celle du coût d'installation, et bien d'autres encore qu'il serait intéressant d'exauminer, voulant borner ces quelques observations aux seules conditions du travail en lui-même.
[57] Si un jour quelque entreprise songe à un essai dans cette voie, Binche serait un milieu qui apparaît comme très favorable, à raison du nombre de ses industries domestiques et de leur étroite localisation.
Quant aux autres industries, les observations qui précèdent paraissent décisives, et il faut conclure, semble-t-il, qu'elles n'ont pas à attendre grand secours de la distribution de force motrice à domicile.
Leur champ d'action est limité, elles n'ont pour se protéger et se soutenir qu'un seulavantage, leursouplesse, qui. au point de vue économique, .décharge le patron de la plus grosse part des frais généraux, lui permet mietx de restreindre la production, de la proportionner aux besoins du marché, et surtout qui, au point de vue technique, permet et assure la plus grande variété de production.
Produit varié, produit fin, tel est encore et tel peut rester son domaine.
L'armurerie liégeoise doit sa situation encore brillante précisément à cette immense variété des modèles qu'elle exécute. En coutellerie, seule la confection des canifs fins, pour le même motif, reste avantageuse pour l'ouvrier manuel. Ce sont les clous aux formes et dimensions extraordinaires ou qui ne se commandent que par quantité relativement minime qu'on continue à faire à domicile. Il'en est de même des tissus les plus fins et des dentelles de haut luxe.
C'est encore la variété de l'exécution, mais sous une autre forme, qui assure le maintien du travail manuel dans la coupe du gant : il s'agit de tirer de la peau le meilleur parti en en évitant les défauts. Le cordonnier et le tailleur garderont toujours, plus ou moins importante, une clientèle qui tient quelque peu à des mesures strictes, beaucoup à un travail élégant, à son goût ét à la mode25.
La nécessité d'un apprentissage sérieux pour arriver à un produit soigné, fni et qu'on sait capable de varier suivant les demandes, s'impose donc comme une condition essentielle du maintien de ce qui reste des industries à domicile.
Ailleurs ce maintien se trouvera facilité par une circonstance particulière : pour bon nombre d'ouvriers, le travail à domicile n'est qu'une occupation accessoire, un appoint dans la période d'inactivité de leur profession principale, l'ouvrier agricole des Flandres et du Brabant devient tisserand ; le peintre, le plafonneur de Ham-sur-eure, le bûcheron, l'ouvrier agricole de Bohan, le briquetier de Gosselies, le[58]maçon de Xhendelesse ou Soumagne font des clous quand pour eux la mauvaise saison est venue, ils reprennent le marteau « faute de mieux », disent les uns, ou même y trouvent, selon d'autres, « un beau métier d'hiver. » Ajoutons encore que bien des femmes consacrent ainsi à titre supplémentaire, soit au tissage, soit à la dentelle, soit à la confection de vêtements et de tiges de chaussures, les quelques heures que leur laissent les soins du ménage. Là encore, c'est un travail d'appoint dont le maintien est plus facilement possible.
Ainsi sera délimité à grands traits, dans son ensemble, le domaine du travail à domicile.
Le Gérant : A. VILLECHÉNOUX.
Notes
1. Pirenne, Histoire de ˉBelgique.
2. Sur une population industrielle de 85,877 individus, il faut en compter pour cette province 4l,506 occupés à domicile.
3. On peut citer comme telle :
4. V. dans la Réforme sociale du 16 juillet 1902, p. 165, la communication de M. Valère Mabille à la Societé d'Economie sociale sur « les œuvres sociales de Mariemont ».
5. Les farines du Bon Grain ne sont pétries ou mises en vente qu'après avoir été soumises à une analyse chimique ou à un examen sérieux et nettoyées de nouveau par des appareils perfectionnés.
6. Vol. I. Bruxelles,1899 ; L'industrie armurière liegeoise, par MAUcE AsAUx. — ˉL'industrie du vêtement pour hommes à Bruxelles, par EUGÈNE TADIEU. — ˉL'industrie couteliere a Gembloux, par CHARLE GENART.
Vol. II. Bruxelles, 1I900 : L'industrie du tissage du lin dans les F'landres, par ERNEsr DUBoIs. — ˉL'industrie du tressage de la paille dans la callée de Geer, par MAURICE ANSIAUX. — ˉL'industrie de la cordonnerie en pags faand, par le baron CH. GILLÈS DE PÉLICHY.
Vol. III. Bruxelles, 1900 : L'industrie cloutiere en pags callon, par CARLEs GENART. — ˉL'industrie de la ganterie (Brabant et Flandre oriecntale), par GEoGEs BEATSE.
Vol. IV et V. Bruelles, 1902 : ˉLa dentelle et la broderie sur tulle, par PIRRE VERHAEGEN.
Vol. V : ˉLes industries de la confection de oetements pour hommes et de la cordonerie a ˉiche, par C. GENART. — ˉLe tissage de la laine en pags oallon, par AL. THONNART. — ˉLe tissage du coton dans la lamdre et le Sud du Brabant, par . BEATSE.
Le septième volume paraitra probablement au commencement de 1905, il comprendra des études sur les industries suivantes : ˉLa bonneterieˉ, par EN. DUBoIs ; ˉle obilier a Malines, par e. BEATSE ; la corderie, par . VERGAUvEN ; la cordonnerie d ˉIHeruveˉ, par L. DouxcHAMPS, et enfin la lingerie a ˉBruxelles (auteur à désigner).
7. T. I, p. 22. V. aussi la monographie de l'Armurier de Liège, par M. Armand Julin, dans les Ouvriers des Deux Mondes, 2e série, t. V.
8. T. I. p. 235 et suiv.
9. T. V, Ch. Oenart. p. 19 et suiv.
10. T. I, Ch. Genart, p. 303, 291, 294.
11. T. I, E. Dubois., p. 72.
12. T. VI, Aert Thonnart, p. 3, 1, 60, 64, 66, 109.
13. T. V, G. Beatse, p. l4.
14. T. II, Ansiau, n. 36, 41 et 75.
15. T. I, Gles de Pelich. p. 63 et 58.
16. T. V, Ch. enart. p. 228, 229, 232 et s.
17. T. III, Ch. Genart, p. 41 et s., p. 51.
18. T. IV, P. Verhaegen. p. 275 et s. — Voir aussi La ˉReforme sociale, 1ee et 16 juin 1902.
19. T. III, G. Beatse. p. 18 et s., et 88.
20. T. I. Dubois, p. 92 et s.
21. T. VI. Beatse, p. 12.
22. Les moteurs electriques dans les industries a domicile. I. L'industrie horlogère suisse. — II. Le tissage de la soie à Lyon. — III. L'industrie de la rubanerie à Saint-Etienne, par MM. Dubcis et Julin. — Bruxelles. 1902. — Voir aussi dans la Eeforme sociale du 16 aotôt 1902 l'étude de M. Armand Julin sur « les industries à domicile et les moteurs électriques. »
23. Op. cit.. p. 83 t 89.
24. Op. cit., p. 266 et 269.
25. T. I. I, 24. III, 297. — T. II. I, 74, 182 ; III, 38. — T. III. I, 49, II, 15. — T. VII. III, 16.