N° 99
CANTONNER-POSEUR DE VOIE
DU CHEMIN DE FER DU NORD
à Paris
OUVRIER A L'ANNÉE
DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES PERMANENTS
d'après
LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1901-1902
PAR
M. CLÉMENT-EUGÈNE LOUIS
Bibliothécaire de la Société d'Economie sociale
Sommaire
- Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
- Éléments divers de la constitution sociale
- § 17. COUP D'ŒIL SUR L'HISTOIRE ET L'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS
- § 18. LES RÉSULTATS DE L'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER5. LES DIVIDENDES ET LEUR RÉPARTITION
- § 19. LES INSTITUTIONS PATRONALES DANS LES DIVERSES COMPAGNIES
- § 20. LES PARTS RESPECTIVES DE L'ÉTAT, DU PERSONNEL (EN PLUS DU SALAIRE) ET DES ACTIONNAIRES
- § 21. SUR LES ASSOCIATIONS DIVERSES CRÉÉES PAR LES AGENTS DES CHEMINS DE FER
- § 22. DE QUELQUES MESURES LÉGISLATIVES
- § 23. SUR LA SITUATION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE A ABBEVILLE
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Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.
[437] La famille qui fait l'objet de cette étude habite le quartier de la Goutte d'Or, au XVIIIe arrondissement, entre le boulevard de la Chapelle, les fortifications, le boulevard Barbès, les rues des Poissonniers et de la Chapelle.
Autrefois, ce quartier formait, avec celui de la Chapelle, un village de la banlieue de Paris. Au XIIIe siècle, on l'appelait la Chapelle-Sainte-Ge[438]nevieve. C'est là en effet que la pieuse bergère, entourée de ses compagnes, s'en allait, dans la nuit du samedi au dimanche, chanter vigiles. Plus tard le quartier s'appela la Chapelle-Saint-Denis, du nom de la célèbre abbaye qui y possédait de grands biens. Comme c'était le premier village au nord de Paris, il fut souvent témoin de l'entrée solennelle des souverains et des brillantes réceptions qui leur étaient faite. Le village participa aux vicissitudes de l'abbaye de Saint-Denis. En 1358, il fut brûlé par les Anglais, ainsi que le grenier du Landit ou Lendit qui en était voisin et qui donna son nom à cette foire fameuse où, chaque année a la mi-juin, les étudiants de l'Université venaient faire provision de parchemins. Le village fut encore incendié par les Armagnacs le 8 juillet 1418. Quelques siècles plus tard, le 30 mars 1814, il fut le théatre de sanglants combats livrés par les « alliés n sous les murs de Paris.
La Chapelle a donné naissance à quelques hommes illustres : tel l'historien François Eudes, plus connu sous le nom de Mézeray, et tel encore le poète Chapelle, fils naturel de Francois Lullier, qui ne pouvant, d'après la loi civile, laisser son nom à son fils, lui suggéra de prendre le nom de son village. Le cas était fréquent dans l'ancienne France.
En 1791, la Chapelle-Saint-Denis devint une commune de l'arrondissement de Saint-Denis et, en 1859, la loi du 16 juin l'a annexée au XVIIIe arrondissement de Paris, dont elle forme aujourd'hui deux quartiers, la Goutte d'Or et la Chapelle.
Le quartier de la Goutte d'Or ne renferme pas, à proprement parler, d'industries, comme l'on en rencontre dans d'autres. Mais il compte de nombreux patrons exerçant des métiers divers et n'employant chacun que quelques ouvriers. Il est peuplé de petits bourgeois, d'employés et, pour une grande partie, par le personnel attaché à la compagnie du chemin de fer du Nord. La population, quoique appartenant à l'arrondissement le plus peuplé de Paris, ne représente qu'une densité moyenne (485 habitants par hectare) ; elle offre un caractère particulier : elle forme une agglomération fort compacte dans la partie qui regurde le centre de Paris, et très raréfiée dans la partie qui touche les fortifications, ce côté étant occupé par l'emplacement de la gare de la Chapelle-marchandises. Comme taunt d'autres, ce quartier s'est fortement ressenti de la désertion des campagnes, qui lui a valu un accroissement considérable de population ; on peut le constater par le tableau ci-après, dont le point de départ est le recensement fait en 1801, alors que ce quartier avec celui de la Chapelle formait encore une commune.

(1) A ce recensement la commune était annexée à Paris et formait deux quartiers : le quartier de la Chapelle qui comptait alors 12,ll9 habitants, et celui de la Goutte d'Or, 30,653 habitants.
[439] Cette population comprenait au dernier recensement :
11,765 ménages avec 16,741 enfants.
1,260 ménages sans enfants.
1,874 ménages dont le nombre d'enfants n'est pas connu.
1,745 veufs ; 1,622 veuves.
198 divorcés ; 216 divorcées.
Toute cette population avait à sa disposition pour se loger 19,471 logements et appartements, dont 17,883 occupés et 1,588 vacants.
A première vue, ce quartier, et surtout la partie nord, semblerait jouir d'avantages hygiéniques par suite de la présence de la gare et de la rareté des maisons. Il n'en est rien, car il a à soufrir de l'existence, aussitôt après les fortifications, d'usines de produits chimiques et autres qui répandent aux alenfours, et quelquefois même sur Paris, des odeurs acres et vicient l'air en le rendant irrespirable.
Le chef de la famille décrite dans la présente monographie est attaché à la compagnie du chemin de fer du Nord (service de la voie) comme cauntonnier-poseur de voie. La famille habite dans un vaste immeuble appartenant à la compagnie et composé de plusieurs corps de bâtiment. Le principal, en bordure sur la rue, a six étages ; un second, de trois étages, parallèle au premier, en est séparé par une cour ; enfin deux autres contigus, d'un seul étage, s'étendent perpendiculairement derrière le second. On y accède par d'étroits couloirs qui traversent par le milieu les deux premiers bâtiments, et par un escalier aboutissant à une galerie extérieure en bois. C'est dans un de ces bâtiments[440]à un étage qu'est logée la famille. L'immeuble est occupé presque en totalité par des ouvriers de la compagnie, qui leur offre ces locaux au lieu de lindemnité de logement qu'elle alloue aux agents commissionnés du service de la voie. Cette agglomération de personnel dans un vaste immeuble n'a jusqu'ici provoqué aucun conflit parmi les ouvriers, ni même entre leurs femmes.
Plusieurs lignes de tramvays qui traversent le quartier mettent les habitants à même de se rendre avec facilité dans le centre de Paris. Ils ont aussi à leur disposition la ligne du chemin de fer de ceinture, surtout depuis qu'elle est reliée directeoment à la gare du Nord.
Au point de vue politique, ce quartier, comme tous les centres populeux et ouvriers, était représenté jusqu'à ces dernières années par des hommes imbus d'idées très avancées ; cependant un certain revirement s'est produit parmi les électeurs ; c'est ainsi qu'en 1898, aux élections législatives, un socialiste révolutionnaire fut remplacé par un radical modéré, qui fut réélu en 1902. Au conseil municipal, en 1900, un nationaliste remplacait un socialiste qui, quatre ans auparavant, avait pris la place d'un révolutionnaire.
§ 2. État civil de la famille
La famille comprend quatre personnes :
1.Clovis X., né à Abbeville............ 33ans.
2.Élise X., sa femme, née à Abbeville............ 25 —
3.Robert X., leur fils, né à Abbeville............ 4 —
4.Germaine X., leur fille, née à Paris............ 3 —
Les parents de Clovis X. habitent Abbeville (§ 23). Le père, cordier de son métier, est aujourd'hui âgé de soixante-dix ans et incapable de travailler. Depuis six mois, les enfants se cotisent pour fournir à leurs parents une pension alimentaire ; la part de Clovis est de 5 fr. par mois.
Ses parents ont eu huit enfants, cinq fils et trois filles ; l'aîné habite toujours le pays natal, Abbeville, où il exerce le métier de cordier ; les autres résident à Paris : deux filles sont employées au service du balayage de la Ville ; les fils, ainsi que le mari de la troisième fille, sont attachés à la compagnie du Nord, l'un au service de la traction, trois au service de l'exploitation et le dernier au service de la voie.
[441] Les parents d'Élise X. sont également originaires d'Abbeville, où son père exerce toujours le métier de cordier. Elle perdit sa mère alors qu'elle n'avait que trois mois et fut élevée par son père, resté veuf, aidé par la grand'mère paternelle d'Élise ; elle était fille unique.
§ 3. Religion et habitudes morales.
Les deux époux sont nés de parents catholiques et ont été élevés dans cette religion. Mais l'un et l'autre s'abstiennent de toute pratique . religieuse. Ils ne se rendent à l'église qu'à de rares occasions, telles que les mariages et les enterrements. Il faut pourtant reconnaître que le sentiment religieux n'est pas tout à fait éteint chez eux. Leurs enfants ont été baptisés, c'est même avec un serrement de cœur qu'ils assistèrent il y a quelques mois à un enterrement civil. Si l'on rencontre chez l'ouvrier cette indiférence à accomplir ses devoirs de piété, il faut l'attribuer à l'influence du milieu où il vit tous les jours. Il serait sûrement l'objet des plaisanteries de ses camarades s'il se livrait à quelque acte religieux. Un incident, que Clovis ne craint pas de raconter, montre qu'il garde encore quelques vestiges de croyance.
L'an dernier, au cours d'un voyage, il fit, avec deux de ses amis, l'ascension de la colline de la prière de Lyon et visita Notre-Dame de Fourvière. Là, séduit par l'imposant spectacle que lui ofrait le sanctuaire vénéré, il eût bien voulu, lui aussi, comme tant de pèlerins, brûler un cierge en l'honneur de la Madone, mais il fut arrêté dans l'exécution de sa pensée par la présence de deux amis imbus dos sentiments les plus irréligieux et les plus sectaires. S'il avait suivi son idée, ils n'auraient pas manqué de l'accabler de railleries pendant le reste du voyage et encore apres le retour. Aussi, ce fut avec regret qu'il s'éloignae de ce lieu héni. Ce simple fait démontre que dans un autre milieu et sous d'autres influences, Clovis X. reviendrait sans doute aux sentiments religieux de son enfance.
Elise X. manifeste une indiérence moins grande. Elle observa sa religion jusqu'au jour de son mariage, et si aujourd'hui elle a abandonné toute pratique religieuse, c'est surtout en raison de ses préoccupations matérielles et de ses devoirs maternels qui absorbent son temps et sa pensée.
[442] Les critiques qui peuvent être adressées aux époux Clovis X. au point de vue religieux ne sauraient leur être faites au point de vue de leurs habitudes morales. L'ouvrier est sobre et d'une conduite régulière, il est rare qu'il boive avec excès. D'un caractère doux, il traite sa femme avec égards, et n'est jamais brutal ni avec elle ni avec ses enfants. Il considère comme un devoir de rapporter à la maison l'intégralité de son traitement mensuel, dont sa femme dispose en toute liberté et auquel il ajoute le montant des heures supplémentaires qu'il peut avoir faites ; il retient toutefois sur cette dernière somme une faible partie comme argent de poche pour faire face à des besoins éventuels. Il a donc toujours sur lui un petit fonds de roulement, mais il ne semble pas en abuser.
La femme, fort laborieuse, tient son ménage avec beaucoup d'ordre et d'économie. Ne sortant que pour faire ses achats ou conduire son petit garçon à l'école, elle consacre son temps à ses enfants, à son ménage et à son travail professionnel. Sa plus grave préoccupaution est relative à sa fille. Bien que celle-ci soit encore jeune, la mère envisage déjà avec inquiétude le moment où la force des choses l'obligera à la placer dans un atelier; elle ne se rappelle que trop, pour y avioir passé, les influences corruptrices auxquelles sont soumises celles qui y travaillent.
Les deux époux aiment la lecture et portent de préférence leur choix sur de bons livres. La politique n'est pas tout à fait étrangère à Clovis X. ; il use de ses droits d'électeur à bon escient et, peut-on dire, dans un esprit modéré et pacifique.
§ 4. Hygiène et service de santé.
L'ouvrier a une robuste constitution. De taille moyenne, solidement charpenté, d'une physionomie douce et d'un bon caractere, il n'a connu jusqu'ici ni la maladie ni les infirmités. Une légère opération qu'on lui a faite en 1889 ne l'a même pas arrêté dans son travail. Vivant au grand air, il est plus favorisé que la plupart des ouvriers parisiens qui respirent l'atmosphère empoussiérée et malsaine des usines.
La femme, petite de taille et assez forte, jouit aussi d'une excellente santé dont elle abuse en travaillant très tard dans la nuit. Elle n'a jamais été malade ; ses couches ont été faites sans complications, une fois à Abbeville et l'autre à Paris, avec la seule assistance d'une sage-femme.
[443] Les deux enfants ont maintenant une bonne santé. Toutefois il n'en a pas été toujours ainsi pour Robert, mis' en nourrice chez des parents d'Elise, à Abbeville ; les soins qui lui furent donnés à cette époque ont laissé à désirer. Il eut à subir à l'âge de dix mois une opération au cou qui mit ses jours en danger ; ensuite, il contracta une inflammation des intestins qui s'est prolongée fort longtemps. La durée de cette maladie et les défauts du régime d'alimentation décidèrent les parents à retirer leur enfant de nourrice ; l'an dernier, une indisposition subite nécessita l'intervention du médecin ; depuis lors, il va bien. Quant à Germaine, qui est restée toute petite, elle avait été mise en nourrice avec son frère ; mais elle n'y est guère demeurée, car elle en fut retirée en même temps que lui.
La famille entretient sa bonne santé par la propreté du linge et du logis, par les nombreuses ablutions quotidiennes, et enfin par les bains pris fréquemment, surtout par les enfants.
§ 5. Rang de la famille.
L'ouvrier, qui exerce le métier de cantonnier dans le système des engagements volontaires permanents, aspire vaguement à une situation plus élevée. Il y a quelques années, ses chefs trouvant en lui des qualités qui le distinguaient de ses camarades lui confièrent, sans changer son grade, un service tout spécial qui était pour lui plus rémunérateur. Il n'était nullement incité par là à envier un grade plus élevé, car la rémunération n'aurait pas été plus forte, et la responsabilité eût été plus grande. Des raisons d'économie ayant fait supprimer ce service, Clovis est revenu à sa situation antérieure. Il souhaiterait sans doute aujourd'hui avoir de l'avancement et occuper une situation plus rémunérée ; mais il est à craindre, en raison des difficultéss d'avancement, qu'il ne reste cauntonnier jusqu'au moent de prendre sa retraite. Aussi cherchet-il à faire sur son salaire et celui de sa femme quelques économies, sans s'imposer pour cela de dures privations, afin de grossir d'autant la pension qui lui sera allouée lorsqu'il quittera son service. Dans ce même ordre d'idées, il s'approvisionne à l'Économat de la compagnie, ce qui lui permetde se procurer les denrées et le combustible à bien meilleur compte qu'en ville.
Moyens d'existence de la famille
§ 6. Propriétés.
[444](Mobilier et vêtements non compris)
Immeubles.
La famille ne possède aucune propriété immobilière.
Argent............ 200f 00
Caisse d'épargne, 200f 00.
ANIMAUX DOMESTIQUES.
La famille ne possède pas d'animaux.
MATÉRIEL SPÉCIAL DES TRAVAUX DE L'INDUSTRIE............ 218f 50
1° Pour le travail de poseur de voie. — Les outils du cantonnier sont fournis par la compagnie, à l'exception seulement des pelles et pioches, valeur, 9f 50.
2° Pour les travaux de confection et d'entretien du linge et des vêtements. — Machine à coudre, achetée a crédit et sur laquelle il a seulement été payé 25f, produit de la vente d'une vieille machine, et 100f sur les économies de l'année, 230f 00 ; — ciseaux, 1f 50, — dé, aiguilles, fil, etc., 0f 50. — Total, 232f 00.
3° Pour le blanchdssage du linge. — 1 battoir, 1f 00; — 1 brosse, 0f 50 ; — 1 couverture à repasser, 3f 00 ; — 2 fers à repasser, 2f 50. — Total, 7f 00.
Valeur totale des propriétés............ 448f 50
§ 7. Subventions.
Les salaires en argent ne sont pas la seule ressource de la famille. En efet, lae compagnie du Nord ne se borne pas au strict paiement du salaire de ses employés, elle leur alloue, en outre, diverses subventions qui s'ajoutent au salaire et contribuent grandement a l'amélioration de leur situation. C'est ainsi que Clovis X., pour son logement, pour les soins médicaux et pharmaceutiques, pour les voyages, pour la formation de a pension de retraite, est puissamment aidé par la compagnie. Enfin on doit mentionner en outre le chauffage et les produits alimentaires provenant de l'Économat, sur lesquels la compagnie ne réallse aucun[445]bénéfice ; pour le combustible même, non seulement elle abandonne tout bénéfice au profit de ses ouvriers, mais elle garde à son compte la moitié des frais de transport.
Clovis X. est logé avec sa famille dans un immeuble de la compagnie, ce qui lui tient lieu d'une indemnité de logement de 240f1.
Il a recours à l'Économat pour ses achats de chauffage et d'épicerie ; de ce chef, il réalise une économie qui peut être évaluée à 50f.
Clovis X., avec sa femme et ses enfants, fait en moyenne trois voyages par an pour aller dans sa famille, un voyage annuel à Bourges pour aller voir une tante de sa femme, et enfin mettant à profit la facilité que lui accorde la compagnie de voyager sur tous les réseaux, il est allé seul l'an dernier à Marseille. On peut donner à l'ensemble de ces parcours gratuits une valeur de 210f.
L'ouvrier a également droit aux soins gratuits du médecin ainsi qu'aux produits pharmaceutiques s'il y a lieu ; mais, pendaunt notre observation d'un an, il n'y a pas eu recours.
On pourrait encore ajouter à cette liste, quoique à proprement parler ce ne soit pas une subvention actuellement disponible, la part de versements faits par la compagnie à une caisse spéciale, pour le compte de l'ouvrier, en vue de la formation de sa pension de retraite. Il y aura droit à cinquante ans, et elle sera égale au quatre-vingtième de la moyenne des six dernières années multiplié par le nombre des années de service. Les versements que la compagnie efectue de ce chef sont de 9 e. environ du traitement, soit par an 142f 20, tandis que l'ouvrier ne verse que 3 °,., soit 47f 40.
La femme, occupée pour le compte d'une entrepreneuse, ne reçoit que le salaire du travail fourni : aucune subvention ne lui est donnée.
Pour les enfants, on ne peut guère citer que l'instruction donnée gratuitement à Robert, qui fréquente l'ecole communale. Dierents jouets at vêtements qui leur sont donnés, peuvent être évalués à 18f 90.
§ 8. Travaux et industries.
[446]Travaux de l'ouvrier. — L'exploitation des chemins de fer, à laquelle est attaché Clovis X., se compose de trois services bien distincts : le servicee de la voie (établissement de la voie, pose des rails, etc.) ; celui de la traction (construction des locomotives, wagons, etc.), et celui de l'exploitation (mouvement, marche des trains, services commerciaux). C'est au premier qu'appartient Clovis X., en qualité de cantonnierposeur de voie. Son rôle est, avec l'aide de quelques camarades, d'entretenir la voie en bon état, c'est-à-dire de remplacer les rails, éclisses, boulons, tire-fonds et les traverses (pièces de bois qui supportent les rails) ; de redresser la voie et de donner dans les courbes le devers nécessaire pour contre-balancer la force centrifuge. Tout ce travail devient urgent au fur et à mesure que la vétusté des matériaux, d'une part, et la déformation de la voie, d'autre part, présentent un certain danger pour le passage des trains. Les outils nécessaires au cantonnier pour accomplir sa tàche sont d'abord la pelle et la pioche, qui lui appartiennent et qu'il emploie au dégarnissage et au regarnissage de la voie, c'est-à-dire a l'enlèvement et à la remise du ballast qui tient la voie en stabilité ; ensuite, les outils fournis par la compagnie, savoir : la clef à tire-fonds qui sert à fixer le rail sur les traverses au moven de tire-fonds (sorte de crampon à vis) ; la clef à éclisses pour le serrage des boulons qui relient entre eux les rails au moyen d'éclisses (plaques de fer qui prennent de chaque coté les deux bouts de rails que l'on veut joindre) ; la pince ou barre de fer pour le redressement ou le ripage de la voie ; le cric pour son nivellement, et, enfin, la batte à bourrer qui sert pour caler les traverses au moyen de ballast.
La durée du travail varie suivant les saisons : pendant les quatre mois d'hiver, elle est de neuf heures, de sept heures du matin à cinq heures du soir ; pendant quatre autres mois, elle est de dix heures, de sept heures du matin à six heures du soir, et enfin, pendant les quautre mois d'été, elle est de onze heures, de six heures du matin à six heures du soir, soit une moyenne de dix heures. La journée est coupée par un repos d'une heure en tout temps, de onze heures aè midi pour le déjeuner. Il arrivait fréquemment que l'ouvrier faisait des[447]heures supplémentaires mais depuis près d'un an, ces travaux sont supprimés a moins d'urgence. La compagnie, en 1901, fut dans l'obligation, à cause de la diminution dans les recettes, de rechercher des économies; elle en put faire par la suppression des travadx dont la nécessité ne se faisait pas sentir et par le renvoi de son personnel auxiliaire. C'est ainsi qu'elle arriva à échapper à l'obligation de recourir à la garantie d'intérêts. Elle réaulisa de ce chef une économie de 10,531,148f 85, ce qui lui permit d'avoir 1,184,706f 89 de plus que la convention de 1883 ne stipule pour la dispenser d'avoir recours à la garantie d'intérets, a laquelle elle ne fit jamais appel depuis la convention de 1853. Il y a lieu de oter que si l'ouvrier passe la nuit, quand des travaux doivent être exécutés et que le passage des trains en empêche l'accomplissement dans le jour, les heures sont tiercees, c'est-à-dire que le le salaire est celui de l'heure de jour majoré d'un tiers.
Le traitement du cantonnier est susceptible d'augmentations, suivant l'ancienneté et le mérite du travailleur.
Clovis X. ayant débuté à la compagnie du Nord en 1888, à raison de 0f 40 l'heure, fut commissionné en 1891, au taux de 1,362f 00, avec 240f 00 d'indemnité de logement ; en 1895, il paussait au traitement de 1,428f 00; en 1898, à 1,488f 00; en 1899, à 1,548f 00, et, en 1901, à1,590f00; l'indemnité de logement lui était alors retirée, mais la compagnie lui fournissait un logement : son traitement réel est donc de 1,830f 00 pour 320 jours de travail environ. Comme il ne travaille qu'un dimanche sur quatre, et qu'il a bénéiicié dans ces derniers temps de jours de congé avec solde, lorsqu'il s'agissait d'absence pour affaires de famille, enterrements, etc., ce qui réduit à 305 le nombre des journées, le salaire réel ressort à 6f 00 par dix heures de travail effectif2.
On reconnait que cet ouvrier jouit de conditions relativement bonnes, lorsqu'on voit ce qui se passe au dehors ; combien d'ouvriers, d'employés n'ont pas cete situation au point de vue matériel ou, s'ils l'ont aujourd'hui, ne seront pas, comme Clovis X., à l'abri du besoin, quand,
De plus nous remarquerons que le traitement de Clovis X. est au-dessus de la moyenne du quartier ; en effet, le revenu moyen présumé par habitant est de 1,490f 00 (ˉLe livre foncier de Paris de 1901, 2 part.).[448]après avoir longtemps peiné, la vieillesse ne leur permettra plus de supporter le travail.
Il convient de noter que la solde dont bénéficiaient les cantonniers, lorsque des affaires de famille les éloignaient de leur travail quotidien, a été supprimée. Leur mécontentement a été d'autant plus grand que les autres employés de la compagnie jouissent d'un congé annuel avec solde ; les cantonniers l'ont manifesté, comme on le verra plus loin, et ils paraissent décidés à réclamer un conge annuel de six jours avec solde. Ce congé, paraît-il, ne compromettrait point le bon fonctionnement du service et n'imposerait point de nouvelles charges pécuniaires à la compagnie3.
Le travail de Clovis X. s'effectuant à proximité de son logement, il peut, sauf de rares exceptions, prendre tous ses repas chez lui.
Travaux de la femme. — Elise, outre les occupations de ménage, la préparation des aliments, le blanchissage, le repassage et le raccommodage du linge et lae confection de quelques vêtements pour les enfants, travaille encore, pour le compte d'une entrepreneuse, à la confection de jaquettes pour femmes.
Au moment de son mariage avec Clovis X., elle était occupée comme couturière dans la plus grande maison de sa ville natale. En venant à Paris, aussitôt après son mariage, elle travailla d'abord chez un facteur de pianos qu'elle quitta pour ses premières couches ; ensuite, dans un atelier de fourreaux pour parapluies ; de là, chez une entrepreneuse de confection comme mécanicienne. Ses deuxièmes couches étant arrivées, elle quitta cet emploi pour se remettre, bien longtemps après, au travail peu rémunérateur des franges de châles ; enfin, elle a, depuis quelques mois, son occupation actuelle. Elle fut obligée alors d'acheter une machine à coudre qu'elle paya 230f 00 après avoir vendu l'ancienne pour 25f 00. Sa tàche consiste à bâtir les pièces toutes coupées de la jaquette et à les coudre ensuite au moyen de la machine. Elle peut en confectionner deux par jour ; malheureusement, cette industrie est saisonnière et comporte de longs chômages ; la femme n'arrive qu'à une recette totale de 106f.
Mode d'existence de la famille
§ 9. Aliments et repas.
[449] Le régime alimentaire de la famille est substauntiel, quoique réglé avec économie. La base en est le pain, la viande et le vin. Les principaux repas sont pris le matin à onze heures et le soir à huit heures. L'ouvrier se rend à son travail le matin, à six ou sept heures, suivant les saisons, après avoir pris un bol de café au lauit ou de chocolat qu'il prépare lui-même. La femme se lève après le départ de son mari et prépare, pour huit heures, le café au lait ou le chocolat qu'elle prend avec ses enfants. A onze heures, l'ouvrier rentre pour prendre en commun le grand déjeuner, qui se compose ordinairement d'un plat de viande préparé à la hàte ou de viande bouillie de la veille, d'un plat de légumes, quelquefois d'un dessert, et de vin. Le soir, à huit heures, a lieu le dîner ; bien souvent, surtout lorsque la femme est occupée à son travail de confection, c'est au mari, qui possède, paraît-il, quelques notions d'art culinaire, qu'incombe le soin de préparer ce repas. Le menu se compose le plus ordinairement d'une soupe, d'un plat de légumes ou d'une salade et d'un dessert lorsque la soupe fait défaut. A peu près tous les huit jours, l'on met le pot-au-feu. Dans la journée, les enfants mangent toujours un morceau de pain soit avec du chocolat, soit avec des confitures. Il est à remarquer que les desserts sont souvent servis pendant les jours qui suivent l'approvisionnement a l'Économat de la compagnie et ensuite ils se font un peu plus rares. L'Economat que la compagnie met à la disposition de ses employés est, pour les époux X., d'un grand secours : il leur permet de se procurer, non seulement des aliments toujours frais et de première qualité, mais encore de les obtenir à des prix bien plus avantageux qu'en ville. D'ailleurs la lecture de leur livret d'approvisionnements permet d'en constater la diférence (§ 7). L'ouvrier ne prend ses repas hors de che lui que bien rarement, environ dix fois par an, et il dépense alors 0f 90 pour un repas qui se décompose ainsi : bouillon et bœuf, 0f 40, un demi-litre de vin, 0f 40, et 0f 10 de pain.
On sort un peu de l'ordinaire lorsqu'un ami rend visite au ménage. Le menu comprend alors du potage, un roti ou du lapin sauté, des lé[450]gumes et du dessert, avec café et liqueur ; mais ces réceptions sont fort exceptionnelles, elles ne se représentent guère que deux fois par an.
§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.
Le logement habité par la famille, et fourni gratuitement par la compagnie (§ 7), est situé au premier étage, dans une des batisses que l'on trouve à droite et à gauche après avoir traversé les deux premiers bâtiments déjà signalés plus haut (§ 1ᵉʳ). On y arrive en suivant le balcon de bois accolé au bâtiment parallèle à la rue. La vue du logement donne sur la deuxième cour, qui a 4 mètres de large sur 10 de long, mais s'étend au delà de cet espace restreint, et par-dessus le mur qui ferme la cour, on apercoit la gare de la Chapelle, la voie ferrée et les trains de voyageurs et de marchandises.
La composition du logement est la suivante :
une entrée de............ 1m50 sur 1m50 ;
une salle à manger............ 2m50 sur 4m00 ;
une chambre à coucher............ 3m50 sur 4m00;
une cuisine............ 3m50 sur 1m50 ;
La hauteur de ces pièces n'est pas la même dans toute leur étendue, car toutes, sauf l'entrée, sont à demi mansardées. Le lambrissage a permis de ménager, dans la salle à manger comme dans la chambre à coucher, quelques petits débarras fermés. Dans l'antichambre l'ouvrier a établi un portemanteau dissimulé derrière la porte. La salle à manger, proprement dallée, est éclairée par une fenêtre donnant sur la cour ; elle n'a pas de cheminée, un orifice est ménagé dans le mur pour recevoir le tuyau d'un poêle qui va rejoindre la cheminée de la cuisine. L'ameublement de cette salle est, comme l'on dit dans le monde des travailleurs, « à la mode », c'est-à-dire dans le style Henri II ; il comprend un bufet à vitraux, une table avec trois allonges, six chaises du même modèle, en outre, un petit buffet à étagère simple que le mari avait lorsqu'il était garçon. Malheureusement la pièce ne répond guère à l'ameublement et détruit le bon efet qu'il pourrait faire. La chambre a coucher se compose d'un lit en bois, de deux petits lits pour enfants, d'une armoire à portes pleines, d'une table de nuit et de deux chaises. Quelques images sans valeur sont accrochées au mur.
[451] Une petite cave est mise à la disposition du ménage ; elle sert pour le charbon et le vin, qui est acheté par demi-pièce.
Meubles. : Les meubles sont du style Henri II............ 883f 00
1° Mobilier de la salle à manger. — 1 buffet-étagère avec vitrine, 140f 00; — 1 table carrée avec allonges, 40f 00 ; — 6 chaises couvertes en cuir, 120f 00 ; — 1 buffet simple, 15f 00. — Total, 315f 00.
![Maison sise à Saint-Ouen, appartenant à la Compagnie du nord et habitée par des cantonniers [§10]](https://iiif.archivelab.org/iiif/lesouvriersdesde0108sociuoft%24543/323,803,1434,1862/full/0/default.jpg)
2° Mobilier de la chambre à coucher. — 1 armoire portes pleines, en noyer, 60f 00; — 1 grand lit, 80f 00 ; — 2 lits d'enfants, 35f 00 ; — 1 glace, 15f 00 ; — 1 table de nuit, 10f 00; — 1 garniture de cheminée, 60f 00. — Total, 260f 00.
3° Mobilier de la cuisine. — 1 table, 10f 00 ; — 1 buffet en bois blanc, 8f 00 ; — 1 poêle-cuisinière, 60f 00. — Total, 78f 00.
4° Literie. — 2 matelas en laine, 80f 00 ; — 1 matelas en varech et 2 paillasses pour enfants, 8f 00 ; — 4 oreillers, 20f 00; — 2 traversins, 20f 00 ; — 3 couvertures en laine, 45f 00 ; — 1 édredon, 57f 00. — Total, 230f 00.
[452]Linge de ménage............ 155f 50
5 paires de draps, 100f 00; — 6 serviettes, 6f 00 ; — 12 servietes et 1 nappe (cadeau), 15f 00 ; — 12 serviettes de toilette, 3f 00 ; — 2 paires de rideaux blancs, 6 50; — 2 paires de rideaux de fenêtre, 20f 00 ; — 1 tapis de table, 5f 00. — Total, 155f 50.
Ustensiles............ 121f 15
1° Employés pour la préparation et la consommation des aliments. — 1 marmite, 4f 00 ; — 2 casseroles émaillées, 4f 95 ; — 2 casseroles en fer battu, 5f 00; — 1 poêle à frire, 1f 25 ; — 3 passoires, 0f 75 ; — 1 cafetière-fltre, 3f 50 ; — 2 moulins a café, 2f 50 ; — 6 assiettes, 0f 90; — 2 plats, 1f 50 ; — 1 soupière, 1f 20 ; — 1 saladier, 0f 60 ; — 1 salière, 0f30 ; — 4 bols, 0f 80 ; — 1 pot au lait, 0f 40 ; 1 carafe, 0f 95 ; — 1 carafe à mnsique, 3f 00 ; — 6 verres, 0f 90; — cuillers, fourchettes, couteaux, etc., 4f 00 ; — 1 service à café, 6 tasses (cadeau), 8f 00; — 1 cabaret à liqueur (cadeau), 3f 95 ; — 1 sucrier en cristal (cadeau), 2f 50 ; — 1 serviee, 25f 00 ; — 6 cuillers et fourchettes avec louche, métal argent (cadeau), 20f 00; — 6 cuillers à café, métal argenté (cadeau), 3f 60 ; — 1 bassine, 1f 45. — Total, 101f 00.
2° Pour les soins de propreté et d'éclairage. — 1 balai, 5f 50 ; — 1 plumeau, 0f 60 ; — 3 brosses, 1f 50 ; — 1 brosse à habits, 1f 75 ; — 1 lampe à alcool, 1f 25 ; — 1 lampe en verre (cadeau), 6f 00 ; — 1 lampe à essence, 3f 25 ; — 1 serpillière, 0f 30. — Total, 20f 15.
VÊTEMENTS............ 1,002f 15
Vêtements de l'ouvrier (482f 80).
Vêtements du dimanche. — 1 complet noir avec redingote, 120f 00 ; — 1 par-dessus, 70f 00 ; — 1 complet gris, 80f 00 ; — 1 complet marron, 415f 00 ; — 1 chapeau haut de forme, 18f 00 ; — 2 chapeaux melon, 14f 00 ; — 1 chapeau de paille, 5f 00 ; — 2 paires de chaussures, 20f 95 ; — 3 cravates, 3f 50 ; — 2 chemises toile, 11f 00 ; — 2 chemises satinette, 7f 50. — Total, 391f 95.
Vêtements de travail. — 1 pantalons de velours, 20f 00; — 1 gilet de velours, 1f 00 ; — 1 gilet toile croisé, 2f 30 ; — 1 casquette, 1f 15 ; — 1 chapeau de paille, 1f 45 ; — 2 paires de chaussures, 20f 00 ; — 6 chemises, 22f 50 ; — 1 douzaine de mouchoirs, 4f 00 ; — 5 paires de chaussettes, 7f 50 ; — 1 tricot de laine, 1f 65. — Total, 7f 85.
Vêtements de la femme (364f 15).
Vêtements du dimanche. — 1 costume noir, 41f 70 ; — 1 costume de couleur, 39f 20 ; — 2 jupons, 24f 00 ; — 2 jupes, 28f 00 ; — 12 chemises, 61f 00 ; — 2 chapeaux, 27f 00 ; — 1 collet en fourrure, 19f00; — 1 cache-corset, 1f 45 ; — 1 corset, 5f95; — 1 paire de chaussures, 10f 00 ; — 3 paires de bas, 5f 85 ; — 12 mouchoirs blancs, 6f 00 ; — 1 parapluie, 7f 00 ; — 1 ombrelle, 5f 95. — Total, 282f 10.
Vêtements de la semaine. — 1 cache-corset, 1f 45 ; — 1 collet, 15f 00 ; — 3 paires de bas, 4f 20 ; — 1 paire de pantoufles, 1f 95 ; — 2 jupons, 12f 65 ; — 1 jupe, 10f 00; — 5 tabliers, 12f 50 ; — 5 corsages, 24f 30. — Total, 82f 05.
VỀTEMENTS DU PREMIER ENFANT (65f 95).
3 blouses russes, 15f 50 ; — 1 blouse flanelle, 4f 50 ; — 2 tabliers noirs, 3f 90 ; 3 tabliers de couleur, 5f 85 ; — 1 complet bleu, 12f 00 ; — 1 complet coutil, 5f 50; — 2 paires de bas, 3f 00 ; — 1 paire de chaussettes, 1f 00 ; — 2 paires de chaussures, 9f 50; — 3 chemises, 3f 75 ; — 1 béret (cadeau), 1f 15. — Total, 65f 95.
VÊTEMENTS DU DEUXIEME ENFANT (89f 25).
5 robes (dont 2 reçues en cadeaux), 25f 00; — 3 jaquettes, 23f 00 ; — 1 chapeau[453](cadeau), 5f 00 ; — 1 béret (cadeau), 1f 45 ; — 9 tabliers, 19f 80 ; — 4 chemises, 3f 20; — 2 paires de bas, 3f 50 ; — 4 paires de chaussettes, 2f 00; — 2 paires de chaussures, 6f 30. — Total 89f 25.
BIOUX............ 221f 00
1 montre en or, 100f 00 ; — montre en argent, 50f 00 ; — 1 chaîne en doublé or, 20f 00; — 1 alliance, 20f 00; — 1 bracelet gourmette pour enfant, 5f 00 ; — 1 paire de boucles d'oreilles, 18f 00; — 1 paire de boucles d'oreilles (cadeau), 8f 00. — Total, 221f 00.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 2,382f 80
§ 11. Récréations.
Pendant la semaine, la famille prend peu de récréations, surtout depuis que la femme a entrepris la confection des jaquettes. Le soir, le mari lit son journal et s'amuse quelques instants avec ses enfants avant de prendre son repos. En été,la famille sort quelquefois après le dîner. Dans les périodes électorales, le mari assiste à l'une ou à l'autre réunion. Le dimanche, leur principale distraction est de faire une promenade sur les boulevards extérieurs de la Chapelle, Barbès, Ornano, promenade qu'ils mettent bien souvent à profit pour rendre visite aux frères du mari qui demeurent dans le même arrondissement. Trois fois par an, ils vont dans leur famille, à Abbevile (§ 7), une fois à Bourges, et enfin l'an dernier, le mari a fait un voyage sur le P.-L.-M. Ces diférentes excursions, surtout les premières, n'occusionnent que peu de dépenses, et même pour la dernière, elles ont été relativement peu élevées. En dehors de ces déplacements, l'ouvrier, surtout depuis qu'il a des enfants, ne recherche ni le théàtre ni le cabaret. De loin en loin, le soir, ù la sortie du travail, ou encore le jour de paye, il prend quelque consommation avec des camarades, mais sans excès. Les dépenses que l'on peut imputer à ce fait sont, pour ainsi dire, insignifiantes. Il fume la cigarette avec modération, et jusqu'ici, aucun sport ne l'a tenté.
Histoire de la famille
§ 12. Phases principales de l'existence.
[454] L'ouvrier est né en 1869, à Abbeville, département de la Somme ; il était le huitième enfant d'un cordier habitant l'un des faubourgs de cette ville dont la principale industrie est la corderie. Il fréquenta l'école jusqu'à l'age de douze ans ; puis il entra comme manœuvre dans l'atelier de corderie où travaillait son père. En 1888, dix-huit ans, croyant que son pays natal ne pourrait lui donner les moyens de faire son chemin dans la vie, il tourna ses vues vers la grande ville et se dirigea vers Paris, où vivaient déjà trois de ses frères et deux sœurs ; il prit pension, logement et nourriture chez une de ces dernières, moyennant 60f 00 par mois. Les premiers mois furent un peu pénibles, car l'ouvrage n'abondait pas ; enfin, au bout d'un certain temps, il put trouver à travailler comme aide chez un entrepreneur de plomberie qu'il quitta pour entrer à la compagnie du Nord, dans le service de la voie, où il est encore aujourd'hui. Dix ans après son arrivée à Paris, il contracta mariage ave Élise X. La période de 1888 à 1898 ne fut pas, pour Clovis X., une époque d'existence des plus régulières ; au contraire, sa vie fut alors fort mouvementée. C'est ainsi qu'il arrivait à Paris animé de ces sentiments d'économie que l'on rencontre dans la majeure partie de la population rurale ; profitant du prix modique de sa pension pour mettre quelque argent de côté, il s'est vu au bout de peu de temps à la tête d'une somme assez rondelette. Malheureusement, peu à peu, ces habitudes économes ont disparu dans de certains contacts qui sont une des plaies de la jeunesse française lorsque le caractère est trop faible pour résister ; en quelques mois, les économies amassées s'évanouirent. Heureusement, il s'est arrêté à temps sur la pente où il glissait et qui le conduisait à un dénouement fatal. C'est alors qu'il épousa Élise X., dont il avait depuis longtemps fait la connaissance. Cette vie accidentée l'avait conduit à se mettre en ménage avec 400f00 de dettes ; mais avec le mariage, il retrouva les sentiments d'économie qu'il n'aurait jamais dû perdre, et, cinq mois après, les deux époux mis au travail, les dettes étaient acquittées.
Elise X., née en 1877, a Abbeville, fille d'un cordier, fréquenta l'école jusqu'à treize ans ; puis elle fit son apprentissage de couturière ; elle[455]entra ensuite dans une grande maison de couture de la ville,et elle ne la quitta que pour se marier et venir à Paris. Elle continue toujours, tout en donnant ses soins au ménage, à travailler de son métier, et son salaire vient alléger d'autant le budget de la famille.
Les parents de Clovis X. vivent encore, mais l'âge et la fatigue les rendent incapables de travailler, ce qui les a déterminés à demander à leurs enfants une pension alimentaire de 400f00, à laquelle la famille X. concourt à raison de 5f 00 par mois, qu'elle paye depuis six mois seulement. Le père d'Elise X. vit également ; quoique un peu maladif, il travaille encore, et n'est pas à la charge de ses enfants.
On pourra constater que depuis fort longtemps les économies ne se sont pas accrues comme dans les premiers temps du mariage ; cela tient à ce que la venue des enfants a augmenté les dépenses, et aussi à ce qu'Élise X. n'a pas toujours eu un travail régulier et abondant.
§ 13. MŒURS ET INSTITUTIONS ASSURANT LE BIEN ÊTRE PHYSIQUE ET MORAL DE LA FAMILLE
L'ouvrier dépend d'une administration qui lui alloue un salaire régulier que n'affectent pas les crises économiques. Il est assuré que le travail ne lui manquera pas et que dans l'avenir une rente viagère garantira la sécurité de sa vieillesse. Il sait que, pendant la durée de son service, il aura à sa disposition médecin et médicaments, qu'en cas de maladie, il recevra pendant les cinq premiers jours la demi-solde et pendant trois mois la solde entière ; bien souvent même les ouvriers malades bénéficient d'une prolongation qui porte le paiement de la solde entière à quatre et à cinq mois. Toutes ces dispositions le dispensent d'etre afilié à une caisse de secours mutuels. Pourtant, les autres membres de la famille ne bénéficient pas de ces avantages ; la prévoyance aurait dû le porter à leur assurer les bienfaits des sociétés mutuelles. Il y a lieu d'ajouter qu'en cas de mort, la veuve, ou bien rentre en possession des versements faits au nom de son mari pour sa pension, lorsque le déces arrive avant la mise à la retraite, ou bien elle jouit de la moitié de la retraite qu'aurait eue son mari au moment de sa mort.
La sécurité que les époux X. trouvent dans le travail régulier du mari, la dignité de leur vie, la confiance affectueuse qu'ils ont l'un pour l'autre, leur assurent un bien-être physique et moral dont sont privés la plupart des ouvriers de la grande industrie.
Éléments divers de la constitution sociale
FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE. PARTICULARITÉS REMARQUABLES, APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES ; CONCLUSIONS.
§ 17. COUP D'ŒIL SUR L'HISTOIRE ET L'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS
I. — La création des voies ferrées et les conoentions de 1883.
[468] Historique 1820- 186. — Ce serait dépasser le cadre de cette monographie que de rappeler ici l'histoire détaillée des chemins de fer français ; nous voudrions cependant noter les faits saillants qui se rapportent à cette industrie dont l'essor merveilleux a transformé la circulation des hommes et des choses et dépassé les prévisions les plus hardies4.
Lorsque, en 1820, on apprit que savants et ingénieurs allaient appliquer la vapeur aux transports et que les diférentes villes allaient être reliées entre elles par un réseau de voies ferrées, une grande défiance se manifesta en France chez les gouvernants, tandis que la presse soulevait des objections de tout genre. Il fallut l'exemple de plusieurs nations et la persévérante initiative de quelques capitalistes pour triompher de l'apathie générale et des résistances de l'opinion.
L'idée d'interposer entre le sol et les roues des véhicules des bandes de fer, pour diminuer le frottement et, par suite, l'effort de traction, a été appliquée depuis longtemps à des transports à traction animale ; c'est dans ce mode de traction qu'a été établie en France la première ligne concédée, celle de Saint-Étienne à Andrézieux, en 1823. Mais les chemine de fer n'ont été véritablement créés que le jour où l'on parvint à remplacer ce genre de traction par calui de la locomotive à vapeur. De 1822 à 1829, plusieurs essais furent faits en France et l'étranger sans suc[469]cès ; ce fut le concours ouvert par la Société des chemins de fer de Liverpool à Manchester qui résolut la question. Georges Stephenson, ingénieur anglais, y présenta en effet une locomotive, la Fusée (encore en service aujourd'hui dans le bassin de Durham), locomotive à laquelle il avait d'ailleurs appliqué la chaudière tubulaire, inventée deux ans auparavant par Marc Seguin, ingénieur français. De ce jour, le chemin de fer fut créé et ne cessa de se développer. Les locomotives circulaient depuis quelque temps en Angleterre lorsque, au mois de juillet 1832, la compagnie de Saint-Étienne à Lyon mit la première en service pour le trausport des voyageurs. C'est alors que quelques personnes commencèrent à entrevoir le parti qu'il était possible de tirer des chemins de fer.
Entre 1833 et 1837, l'État ayant mis à l'étude plusieurs lignes afin de relier entre elles un certain nombre de villes, quelques concessionnaires obtinrent l'autorisation de construire ces lignes : d'Alais à Beaucaire, de Paris à Saint-Germain, de Paris à Versailles, de Mulhouse à Thann, de Bordeaux à la Teste, de Montpellier à Cette. Chaque concession fut l'objet d'une loi ; en même temps, l'État abandonnait le système des concessions à perpétuité pour celui des concessions temporaires, pourvu que la durée de ces dernières n'excédùt point quatrevingt-dix-neui ans. Un cahier de charges stipula les obligations des concessionnaires ; pour ce qui concernait la construction des chemins de fer, l'Etat s'en réserva la propriété à l'expiration des coneessions.
En 1837, le gouvernement présenta à la Chambre des députés les projet de loi relatifs à la construction des lignes de Paris à Rouen et le Havre, de Paris en Belgique, de Paris à Tours et de Lyon à Marseille ; à ce moment, se posa la question de savoir si l'exécution de ces lignes serait confiée à l'industrie privée ou à l'État ; après de longs débats, fréquemment interrompus, le gouvernement proposa, en 1838, que l'État prit à sa charge l'exécution d'un premier réseau de 4,400 kilomètres. Ceci nécessitait une dépense d'un milliard : ce projet fut repoussé à une forte majorité (196 voix contre 69), et le système primitif d'accorder des concessions à l'industrie privée fut maintenu.
Les discussions prolongées des Chambres furent la cause d'une cerr taine méfiance dans le pays quant au placement des capitaux. Il en résulta une crise financière qui mit les concessionnaires dans l'impossibilité de tenir leurs engagements. Ils durent avoir recours à l'État ; celui-ci leur vint en aide soit en modifiant leurs cahiers de charges, soit en leur accordant des prêts d'argent, soit en garantissant l'intérét du capital engagé. C'est ainsi qu'en 1840, la compagnie de Paris-Orléans[470]obtint que sa concession fût portée de soixante-dix à quatre-vingt-dixneuf ans ; l'État lui garantissait en même temps, pendant quarante-six ans, l'intérêt de 4% des millions engagés dans l'entreprise. Ceci n'était qu'une avance de l'Etat, laquelle devauit lui être remboursée, lorsque le revenu nu des actions dépasserait 4%. Telle fut la première combinaison financière, qui devait recevoir dans l'avenir d'autres applications.
Au milieu de toutes ces difficultés, la construction des chemins de fer en France n'avancait pas. En 1841, la France ne possédait que 573 kilomètres exploités ; l'Angleterre, 2,52 kilomètres ; l'Autriche, 647 kilomètres ; les pays allemands, 627 kilomètres ; la Belgique, 378 kilomètres, et les Etats-Unis, 5,800 kilomètres. Il fallait sortir de ces hésitations ; le gouvernement le comprit et favorisa l'entreprise des grandes lignes du réseau français en créant un système uniforme (loi du 11 juin 1842).
Dans son article premier, cette loi déterminait les lignes à construire, rayonnant de Paris vers la frontière belge, vers l'Angleterre, par le littoral de la Manche, vers l'Allemagne, par Nancy et Strasbourg, vers la Mêditerranée, par Lyon, Marseille et Cette, vers l'Espagne, par Tours, Poitiers, Angoulême, Bordeaux et Bayonne, vers l'Océan, par Tours et Nantes, vers le centre de la France, par Bourges, et enfin deux lignes transversales de la Mediterranée au Rhin par Lyon, Dijon et Mulhouse, et de l'Océan à la Méditerranée par Bordeaux, Toulouse et Marseille.
Quant aux moyens d'exécution, la loi mettait à la charge de l'État les travaux d'infrastructure, à la charge des compagnies les travaux de superstructure, la fourniture du matériel roulant et l'exploitation ; en même temps, l'Etat ouvrirait un credit de 125 millions pour commencer les travaux. La dépense totale prévue par la loi pour le réseau de 2,500 kilomètres était de 720 millions, et les travaux devaient être effectués dans un délai de dix ans.
A partir de cette époque, des concessions furent faites et la prospérité de ces entreprises ne fit que s'accroître jusqu'à 1847, année où surviut une crise financière suivie et aggravée par la crise politique de 1848. Le dépôt presque immédiat d'un projet de loi sur le rachat des chemins de fer amena une grande diminution duns les recettes et troubla momentanément la confiance publique. A ce moment, les valeurs des chemins de fer furent tellement dépréciées et les difficultéss si grandes que le gouvernement dut placer sous séquestre les chemins de fer d'Orléans, de Bordeaux à la Teste, de Marseille aù Avignon, de Paris à Sceaux ; il dut aussi racheter la ligne de Paris à Lyon, dont les actions libérées de 250f 00 étaient tombées à 35f 00. Un nouveau concours financier de[471]l'État fit rouvrir des chantiers et, à la fin de 1851, la longueur des lignes concédées était de 3,910 kilomètres, dont 3,546 exploités.
Après la chute de la république, en 1851, le gouvernement, comprenant que les efforts faits jusqu'alors étaient insuffisants et que l'intérêt du pays exigeait que les travaux des chemins de fer recussent une plus vive impulsion, résolut d'en charger des compagnies puissantes, disposant d'énormes capitaux, jouissant d'une longue durée d'exploitation et n'ayant pas, pour ainsi dire, de concurrence à craindre. Il fit, à cet effet, le groupement des diverses compagnies par région, en réduisant le nombre de vingtsept à six et leur imposant le même cahier des charges en leur accordant une durée uniforme de quatre-vingt-dix-neuf ans. Les travaux furent poussés avec activité et, en 1857, deux milliards avaient été dépensés et 16,000 kilomètres concédés, répartis entre les six grandes compagnies dont les concessions devaient expirer pour le Nord, en 1950, pour Orléans, 1956, pour le P.-L-M., 1958, pour Est, 1954, pour Ouest, 1956, pour le Midi, 1960.
Malheureusement, au moment où les chemins de fer prenaient un tel essor, une nouvelle crise commerciale se produisit et, en se prolongeant, porta atteinte à la situation fnanciere des compagnies ; on s'efraya de l'importance des sommes qu'elles s'étaient engagées à dépenser et qui excédaient 2 milliards. Le public, qui les avait si bien soutenues pendant les dernières années, ft défaut, et les obligations que les compagnies avaient à émettre ne se placaient qu'à des conditions très onéreuses. Elles firent alors appel à l'État, ce qui amena la convention de 1859, en vertu de laquelle les concessions de chaque compagnie furent divisées en deux sections appelées ancien et nouveau réseau. L'ancien réseau comprenait les lignes concédées avant 1857, et dont les produits étaient rémunérateurs. Le nouveau réseau comprenait les lignes récemment concédées et dont le produit était incertain ; à ce réseau était afeetée une garantie d'intérets de 4f 65%, y compris l'amortissement. La garantie devait durer cinquante ans, période jugée suffisante pour mettre le nouveau réseau à même de sufire à ses charges avec ses seules ressources. Quant à l'ancien réseau, aucune garantie ne lui était allouée, et il était stipulé qu'au delà d'un certain revenu réservé à ce réseau, les recettes se déverseraient sur le nouveau pour le couvrir des insufisances et diminuer d'autant la garantie d'intérêts consentie par l'État. De plus, il était entendu que les sommes fournies par l'État a titre de garantie n'étaient bien que des avances faites aux compagnies et devaient être remboursées anvec les intérêts à 4%. Enfin, les com[472]pagnies s'engageaient, à partir de 1872, à partager avec l'État la portion de leurs revenus qui dépasserait 8%, des dépenses de l'ancien réseau et 6%, du nouveau. Ces conventions furent sanctionnées par la loi du 11 juin 1859. Sur les 16,450 kilomètres concédés à cette époque, 8,500 kilomètres étaient classés dans le nouveau réseau, le capital garanti s'élevait à plus de 3 milliards, correspondant à une annuité moyenne de 146 millions.
Les conventions du 11 juin 1859 furent à plusieurs reprises modifiées en 1863, en 1868 et en 1869 ; on modifia le classement des lignes entre l'ancien et le nouveàu réseau, les chiffres du capital garanti et du revenu réservé, etc., mais le système de 1859 n'en subsista pas moins, et sous l'empire de ce système les travaux furent conduits avec une grande activité. La longueur des lignes concédées était de 23,401 kilomètres, dont 17,464 kilomètres exploités.
Indépendamment des lignes qui constituaient le réseau d'intérêt général, un grand nombre de lignes avaient été construites en vertu de la loi du 12 juillet 1865, qui autorisait les départements et les communes à exéeuter soit par eux-mêmes, soit par voie de concessions avec le concours et sous le contrôle de l'État, des lignes dites d'intérêt local.
La guerre de 1870 amena un remaniemet dans le réseau français par suite de la cession à l'Allemagne de 835 kilomètres, dont 738 exploités, appartenant au réseau de la compagnie del'Est ; une convention de 1873 lui concéda 358 kilomètres de lignes nouvelles qui furent rattachées à son réseau.
L'Assemblée nationale, interprétant en cela fidèlement le sentiment publie, n'hésita pas à poursuivre l'achèvement des voies ferrées et à voter les impôts suffisants. On était amené à cette époque à reconnaître que le développement des moyens de transport était nécessaie tant au point de vue militaire qu'au point de vue commercial ; c'est alors que de nombreuses concessions furent accordées soit aux grandes compagnies, soit aux compagnies d'intérêt local, et au 31 décembre 1875, l'on comptait 26,298 kilomètres concédés et 19,72 kilomètres en exploitation pour le réseau d'intérêt général et 4,382 kilomètres, dont 1,804 en exploitation pour celui d'intéret local.
A partir de 1876, l'histoire des chemins de fer marque trois fuits d'une grande importance : la constitution du réseau d'État ; l'adoption d'un vaste programme de chemins de fer pour compléter le réseau français, et enfin l'établissement des conventions de 1883, qui régissent encore aujourd'hui les rapports entre les compagnies et l'État.
[473] CONSTITUTION DU RÉSEAU D'ÉTAT. — Parmi les compagnies secondaires auxquelles avaient été concédées plusieurs lignes d'intérêt général, celles des Charentes, de la Vendée, d'Orléauns à Rouen, etc., se trouvaient en 1875 dans une situation qui ne leur permettait pas d'achever leurs lignes. Il en était de même de plusieurs lignes d'intérêt locaul ; quelques-unes même marchaient à la faillite. Afin d'empêcher un arrêt préjudiciable aux régions qu'elles traversaient, et pour assurer au' contraire l'exécution des travaux commencés, le gouvernement présenta en 1876 un projet qui incorporait au réseau d'Orléans 877 kilomètres des compagnies en détresse. Le projet fut repoussé par la Chambre en mars 1877, mais elle vota, sur la proposition de M. Allain-Targé, la construction d'un septième grand réseau exploité par l'État. C'est en vertu de cette décision, étendue à un grand nombre de petites compagnies dans l'embarras, que sur la proposition du gouvernement, la Chambre des députés, le 15 mars, et le Sénat, le 10 mai 1878, votèrent le rachat de 2,6038 kilomètres appartenant à ces compagnies, moyennant 270 millions, auxquels il a fallu ajouter 60 millions pour l'achèvement des travaux. C'est ainsi que fut constitué le réseau de l'Etat. Deux décrets du 25 mai 1878 en ont réglementé l'exploitation.
PROGRAMME DE 1879. — En 1877, le Sénat et la Chambre ayant exprimé le vœu de voir compléter le réseau français, le ministre des travaux publics d'alors, M. de Freycinet, en conformité de ces désirs, présenta le 4 juin 1878 un projet qui classait dans le réseau d'intéret général 154 lignes nouvelles et 53 lignes déjà concédées comme lignes d'intéret local. Ceci représentait une longueur de 8,700kilomètres, auxquels il convenait d'ajouter les lignes déjà classées et non exécutées, dont la longueur était de 8,300 kilomètres, soit au total 17,000 kilomètres à construire pour compléter le réseau d'intérêt général, qui aurait alors 33,000 kilomètres. Le ministre estimait que la dépense serait de 3 milliards 200,000 fr. Le projet présenté et modifie par les deux Chambres aboutit enfin le 17 juillet 1879 ; il classait dans le réseau complémentaire d'intérêt général 181 lignes nouvelles d'une longueur de 8,827kilomètres. D'après les dispositions de la loi, l'exécution de ces lignes devait avoir lieu successivement en tenant compte des intérêts engagés. Le moyen financier employé par l'État fut la création de rentes 5 eˉ, amortissables par annuités en soixante-quinze ans. On sait assez quelles vives critiques a soulevées depuis lors ce fameux projet de a l'outillage national.
CONVENTIONS DE 1883. — Il ne suffisait pas de voter l'achèvement du réseau français, il fallait en assurer et l'exécution et l'exploitation.
[474] La Chambre des députés, qui était devenue hostile à la convention de 1859, marquait sa préférence pour l'exploitation pur l'Etat et le rachat des concessions faites aux grandes compagnies. Aussi le projet présenté par le ministre des travaux publics, qui tendait à confier aux compagnies l'exploitation des lignes nouvelles, fut-il repoussé jusqu'au moment où les charges du Trésor se furent sensiblement accrues, et que des moins-values furent constatées dans le rendement des contributions. Alors il parut dangereux pour les finances publiques d'entrer dans la voie suivie par la Chambre des députés. De nouvelles négociations furent entamées avec les compagnies par M. Raynal, ministre des travaux publics. Elles aboutirent à des conventions qui avaient pour but d'opérer des réformes et d'assurer la construction du troisième réseau compromis par la situation financière de l'État. Ces conventions furent l'objet de la loi promulguée le 20 novembre 1883. Ce qu'il y a à retenir, c'est que l'État, qui jusqu'alors avait prêté aux compagnies l'appui de son crédit, leur a cette fois emprunté le leur pour assurer l'exécution du programme de 1879, et non seulement a fait appel à leur crédit, mais il les a chargées aussi de la construction et de l'exploitation de 11,000 kilomètres de lignes en les faisant concourir aux dépenses dans une certaine mesure. La distinction est supprimée entre l'ancien et le nouveau réseeu, dont les recettes et les dépenses sont confondues dans un même compte d'exploitation par compagnie. Mais, en revanche, l'Etat, pour préserver les compagnies contre les pertes considérables qu'un pareil surcroit de dépenses pouvait leur imposer alors que les bénéfices des nouvelles lignes demeuraient bien aléantoires, accorda au revenu des actions le bénéfice d'une sorte de minimum garanti par lui. Ce minimum, qui difère selon les compagnies, a été calculé de manière à réserver à chacune d'elles un dividende à peu près égal au dividende moyen de la dernière période. S'il y a insuffisance, la garantie intervient ; dans le cas contraire, l'excédent sert d'abord au remboursement des avances de l'Etat avec intérêt simple de 4 % puis, ce remboursement étant efectué, si le produit net dépasse un certain chiffre, le surplus doit être partagé dans la proportion de deux tiers pour l'Etat et un tiers pour la compagnie. Tels sont les points principaux qui ressortent de ces conventions, dont l'efiet immédiat le plus significatii fut de dégager l'État de l'obligation de fournir l'argent nécessaire à la construction du troisième réseau, surtout au moment où ses finances étaient dans une situation critique, et de réduire immédiatement le budget extraordinaire. Tandis que l'exercice 1882 as'élevait en dépenses à 559 millions, et celui de 1883 a 529 millions et demi, [475] les dépenses pour 1884 purent être ramenées au chiffre de 257 millions. C'est encore sous le régime des conventions de 1883 qu'est placée l'exploitation des chemins de fer.
II. — Les services qui concourent à l'exploitation des chemins de fer.
Trois services distincts concourent à l'exploitation des chemins de fer : la voie, la traction et l'exploitation. Sur le premier service, il convient de donner quelques indications, puisque c'est celui auquel appartient l'ouvrier qui fait l'objet de la présente étude.
Le service de la voie consiste à établir, au moyen d'un certain nombre de matériaux, le chemin que doivent parcourir les trains. C'est d'abord le ballast, qui est- une couche de matériaux, perméable à l'eau, non susceptible de tassement ; puis les traverses, pièces de bois sensiblement droites qui reposent sur le ballast et qui sont destinées à supporter les rails tout en maintenant leur écartement et leur parallélisme ; enfin les rails, qui sont l'élément principal de la construction des chemins de fer. Deux sortes de rails sont en usage : le rail à double champignon et le rail vignole. Le premier est fixé sur les traverses par l'intermédiaire de pièces en fonte dites coussinets, munies de deux épaulements ; il est assujetti contre l'épaulement intérieur par un coin prismatique en bois ou en fer. Les coussinets sont fixés sur les traverses à l'aide de chevilles ou de crampons ou de vis à bois dites tire-fonds, ces derniers sont serrés au moyen d'une clei spéciale, nommée clef à tire-fonds, dite à béquilles, qui est munie d'une douille hexagonale ou carrée de même forme que la tête des tire-fonds. Le rail vignole est muni d'un patin, lequel. à l'aide de tire-fonds, est fixé sur les traverses préalablement entaillées pour le recevoir. Les rails sont reliés entre eux par des éclisses ou armatures en fer embrassant de part et d'autre les extrémités de deux rails consécutifs et fixées solidement par quatre boulons qui traversent ceuxci. Les écrous des boulons sont serrés au moyen d'une clef à fourche. D'autres éléments complètent la voie : les changements de voie, les croisements de voie, les traversées de voie, les plaques tournantes, chariots transbordeurs, tous ces appareils servent au passage des trains et véhicules d'une voie sur une autre. On pourrait encore ajouter les signaux échelonnés le long de la voie et qui servent à régler la marche des trains en cours de route afin de prévenir les accidents.
Le service de la traction a pour mission de fabriquer, de livrer à la circulation, d'entretenir et de réparer le matériel roulant, tels que locomotives, vagons à voyageurs et à marchandises.[476]
![Équipe de cantonniers au travail [notes annexes]](https://iiif.archivelab.org/iiif/lesouvriersdesde0108sociuoft%24568/255,391,1858,2667/full/!90/default.jpg)
[477] Le service de l'exploitation peut être divisé en deux parties : la première le mouvement, et la seconde l'exploitation commerciale.
Le mouvement a pour but d'établir le graphique de la marche des trains, leur classement, leur formation, leur espacement et leur vitesse de circulation. Il fournit le personnel des trains ; indépendamment des mécaniciens et chauffeurs qui appartiennent à la traction, les trauins sont accompagnés par des conducteurs dont l'un, le chef de train, a autorité sur les autres.
L'exploitution commerciale. — Pour indemniser les compagnies des travaux imposés par leur cauhier des charges, elles sont autorisées à percevoir sur le public, pendant la durée de leur concession, des taes composées de deux parties : 1° un droit de péage destiné à rémunérer le capital engagé ; 2° un prix de transport destiné à couvrir les frais d'exploitaution.
Le 1er avril 1892, l'État ayant supprimé, pour le transport par grande vitesse, l'impôt de 10% mis à la suite de la guerre de 1870, et les compagnies ayant consenti à une réduction de 10%, en 2e classe et de 20%, en 3e classe, le tarif actuellement appliqué pour les voyageurs est le suivant :

Pour les marchandises, la taxation varie suivant leur nature et aussi d'après les trains empruntés ou les tarifs appliqués. L'examen de ces tarifs exigerait, pour en déterminer le mécanisme, des explications trop longues et qui, d'ailleurs, nous entraineraient en dehors du cadre de cette étude.
§ 18. LES RÉSULTATS DE L'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER5. LES DIVIDENDES ET LEUR RÉPARTITION
Après avoir passé rapidement en revue l'historique et le fonctionnement des chemins de fer, jetons un coup d'œil sur les résultats de leur exploitatio. Comme l'ouvrier qui est l'objet de cette monographie appartient à la compagnie du Nord, nous donnerons quelques détails[478]sur son exploitation et nous contenterons, pour les autres compagnies, de donner les résultats généraux.



[479][480][481] Le tableau qui précède montre que, malgré le gros chiffre d'affaires fait par les six grandes compagnies, faible a été la part faite comme dividende au capital-actions.
Sur 1,426,091,787f de recettes de toutes natures, il s'est réalisé un bénéfice net de 86,840,291f05 qui sont allés aux actionnaires comme dividende, c'est-à-dire dans la proportion de 6.09%. Mais, en outre, comme le chiffre de bénéfice réaulisé n'a pas atteint l'intérêt garanti par les conventions de 1883, — qui mettaient à la charge des compagnies la construction et l'exploitation de nouvelles lignes dont le produit était incertain et qui en fait, depuis cette date, ont été plus ou moins onéreuses — la garantie a joué en 1901, en obligeant l'État à verser aux compagnies la somme de 47,744,415f 84, ce qui a porté a 134,584,706f les dividendes distribués aux actionnaires des six grandes compagnies.
On se représente mal en général, et surtout parmi les ouvriers, comment sont répartis les dividendes des compagnies de chemins de fer. Beaucoup s'imaginent que chacune de ces compagnies est entre les mains d'une dizaine de capitalistes se partageant les bénéfices de l'entreprise. Pour apprécier la vérité sur ce point, il suffit de déterminer la composition du capital des compagnies et sa répartition, ce que nous ferons en empruntant le cadre d'un travail des plus autorisés, qui donne la situation du capital des six compagnies au 31 décembre 19006et dont les chiffres ont été modifiés pour établir la situation au 31 décembre 1901. Il y a lieu de remarquer que l'année 1900 a été plus heureuse que 1901 : le bénéfice a été supérieur de quelques millions ; le personnel en a profité en recevant une indemnité spéciale à raison de l'exposition.
Au 3l décembre 1901, le capital-actions des six compagnies était ainsi répurti :

[482] Les 1,503,634 titres nominatifs, actions de capital et de jouissance, sont représentés par des certificats.

représentant une moyenne de 10 titres 65 par certificat, pour les titres de capital et de jouissance.
D'après l'un des tableaux ci-dessus, on peut se rendre compte que les titres au porteur constituent à peu près la moitié du capital-actions. Sans crainte d'erreur, on peut dire qu'ils sont entre les mains d'actionnaires dont le nombre n'est pas inférieur à celui des titres nominatifs, car ce sont surtout les petits porteurs qui ne voient pas un intérêt sufisant, au point de vue de l'impôt, à donner à leurs titres la forme nominative. On peut donc en conclure que les actions des six grandes compagnies de chemins de fer sont entre les mains de près de trois cent mille actionnaires qui se partagent les dividendes de ces entreprises, soit un revenu moyen de 448f 00 par actionnaire. Si, a ceux qui se partagent le dividende des compagnies, nous ajoutons ceux qui recoivent l'intéret de leur capital engagé, intéret qui n'atteint même pas 3%, nous voyons que cette industrie n'est pas, pour employer le langage courant des adversaires des compagnies de chemins de fer, une « pétaudière de capitalistes », mais, au contraire, une industrie d'mocratique.
Le tableau suivant indique le montant total des obligations 3%, 2 1/2%, et d'anciens emprunts, nominatives et au porteur, en circulation au 31 décembre 1901.

[483] Ainsi, rien qu'en titres nominatifs, il y a, tant en actions qu'en obligations, 918,518 certificats de titres, savoir : 141,100 certificats d'actions de capital et de jouissance et 777,418 certificats d'obligations diverses. Comme nous avons déjà fait remarquer que les titres au porteur sont tout aussi divisés que les titres nominatifs, on peut conclure, avec M. Neymarc, « qu'il n'est pas téméraire d'affirmer que les actions et les obligations de chemins de fer rancais sont la propriété de plus de 700,000 familles, c'est-à-dire de plus de deux millions de petits rentiers. » La réalité est donc fort diférente de ce qu'on donne à entendre quand on prétend que les chemins de fer français sont la propriété d'un nombre restreint de capitalistes.
§ 19. LES INSTITUTIONS PATRONALES DANS LES DIVERSES COMPAGNIES
Les compagnies de chemins de fer ne se bornent pas à payer à leurs agents de tout ordre le strict salaire auquel ils ont droit pour le travail accompli : elles recherchent, en outre, par des moyens indirects, à améliorer leur sort soit en procurant du travail à leurs femmes ou à leurs enfants, soit en mettant à leur disposition le logement, la nourriture et 'habillement dans des conditions très avantageuses, ce qui constitue autant de subventions augmentant le salaire.
Assurément la place de la femme est dans la famille, où les soins du ménage l'appellent constamment, mais lorsque la famille est nombreuse et que les difficultés de la vie apparaissent en même temps, il est alors du devoir de chacun des membres de contribuer autant qu'il le peut à accroître les ressources du budget. C'est dans cet ordre d'idées que les compagnies se sont préoccupées de faire une place au travail de 'la femme ou des enfants ; en prenant dans leurs bureaux ou ateliers femmes, filles ou garçons d'agents, elles augmentent ainsi les ressources de la famille. A l'heure actuelle on peut dire que le recrutement du personnel des compagnies se fait parmi les familles de leurs agents presque exclusivement, et malheureusement le nombre trop grand des demandes ne permet pas de leur donner satisfaction à tous. En dehors de ce moyen, d'autres sont employés pour améliorer le sort matériel des petits employés, tels qu'habitations ouvrières, économats, sociétés coopératives, ete En quelques mots on peut exposer en quoi consistent ces institutions, par exemple pour la compagnie du Nord.
A. — La Compagnie du Nord.
I. — INSTITUTIONS AYANT POUR BUT L'AMÉLIORATION DE LA CONDITION PRÉSENTE DU PERSONNEL
[484] Economats. — Les économats installés sur diférents points du réseau donnent aux agents le moyen de se procurer des denrées à des prix sensiblement inférieurs à ceux du commerce et dans de meilleures conditions de quaulité. La compagnie ne prélevant aucun bénéfice, abandonnant, au contraire, la moitié des frais de transport, c'est principalement sur le chauffage que porte la grande différence de prix, près de 30%.
Habitations. — Dans les endroits où la nécessité du service demande la présence d'un grand nombre d'agents qui forment ainsi une aggglomération, comme à Ermont, au Bourget, à Lens, Somain et Caudelerque, des cités ouvrières sont mises à la disposition des agents dans de bonnes conditions d'hygiène, de salubrité et de prix. En ce qui concerne Paris, un grand nombre des agents sont logés ou recoivent une indemnité de
Prêts à faible intérêt. — Le conseil d'administration de la compagnie du Nord, dans sa séance du 8 mai 1896, a institué, sous le nom de fonds ˉLeon ˉSag, un fonds de 100,000 francs destiné à faire des prêts au taux de 2 e, aux agents momentanément dans la gène.
Primes de régularité. — Les agents qui, par leur service, ont contribué à assurer la marche régulière des trains peuvent recevoir des primes qui atteignent de 100 à 150 francs.
Des primes sont accordées également aux mécaniciens et chauffeurs, pour économie de combustible et de graissage.
Dots. Emplois reservés aux familles des agents. — La compagnie chaque année, en vertu d'une donation de Mme la baronne James de Rothschild, assure quelques dots de 1,000 francs à des filles d'agents, et en outre, elle réserve aux veuves, femmes et filles d'agents des emplois soit dans l'administration centrale, soit dans certaines gares.
Enseignement. — Une école d'apprentis créée par la compagnie est ouverte aux fils d'agents ; ils y recçoivent un enseignement théorique et pratique, ils y apprennent le métier d'ajusteur ou de forgeron.
La compagnie a, de plus, institué des bourses dans certains établissements d'enseignement, aux collèges de Tourcoing. de Compiègne et à l'Ecole commerciaule de Paris ; de même, les fondations Félix Mathias et baronne de Saint-Didier permettent aux fils d'agents peu fortunés[485]d'acquérir une instruction supérieure et leur facilitent l'accès des écoles du gouvernement. Elle paie la pension d'un certain nombre d'orphelins placés à l'orphelinat Saint-Antoine.
II. — LES RETRAITES, LES SECOURS, ETC.
Les compagnies, non seulement assurent à leurs agents un salaire stable et plutôt progressii, mais, en outre, elles les mettent à l'abri du besoin dans leur vieillesse et les secourent en cas de maladie.
Dans la compagnie du Nord, les agents qui concourent actuellement à une retraite sont divisés en trois catégories : 1° les agents commissionnés avant le 1er mai 1896; 2° les agents commissionnés après le 1er mai 1896; 3° les agents classés.
Première catégorie. — Pour ces agents, la pension se compose de deux parts. L'une est formée au moyen d'une retenue de 3% faite sur le traitement et versée par la compagnie à la Caisse nationale des retraites, à capital aliéné ou réservé, suivant le désir de l'agent, qui entre en jouissance de sa pension à l'âge de cinquante ans, à moins qu'il ne reste en activité. L'autre part est assurée par la compagnie, au moyen d'allocations annuelles.
Les pensions accordées par la compagnie sont de 1/80e du traitement moyen des six dernières années, pour chaque année de service. La retraite est accordée à cinquante ans d'âge et après vingt-cinq ans de service sédentaire et vingt ans de service actif. La retraite peut être liquidée par anticipation par suite d'incapacité de travail. Pour la formation de ces pensions, la compagnie verse à un fonds spécial 9% en moyenne des appointements de l'agent, c'est-à-dire trois fois autant que lui-même.
Deuxième catégorie. — La pension de ces agents est constituée comme suit : 1° par une retenue de 5%, sur les traitements des agents ; 2° par un versement de la compagnie gradué ainsi : 5%, du traitement de l'agent pendant les trois premières années, 7% pendant les 4e, 5e et 6e années, 8% pendant les 7e, 8e et 9e années, 9%, de la 10e à la fin de la 30e année, enfin 5% au delà de la 30e année.
Les versements de l'agent sont inscrits sur un livret individuel qui est la propriété de l'agent et qu'il emporte quand il quitte la compagnie pour quelque motif que ce soit. La pension est proportionnelle aux retenues et allocations faites pour le compte de l'intéressé.
Troisième catégorie. — La constitution de la retraite de ces agents est la même que pour les agents de la deuxième catégorie, mais la re[486]tenue n'est que de 3%, des appointements et l'allocation de la compagnie est graduée comme suit : 3% du montant du traitement ou salaire pour les cinq premières années, 4% de la 6e à la fin de la 14e, 5% de la 15e à la fin de la 30e et 3% au delà de la 30e année.
Avant de caulculer la charge qu'entraine pour la compagnie lae formation des retraites, passons en revue ce qui concerne les secours, le service médical et les boissons hygiéniques.
1° Secours. — Les secours de famille sont accordés aux agents dont le trauitement est inférieur à 1,800f 00 et qui ont trois enfants ou davantage. Ce secours leur procure en moyenne un supplément de 100 à 150 francs.
De plus, la compagnie accorde des secours à ses bons agents momentanément dans le besoin par suite de maladie ou d'accident. En cas de maladie, les agents touchent la demi-solde pendant les premiers jours7et ensuite solde entière pendant trois ou quatre mois et quelquefois plus longtemps.
La compagnie, par un ordre de service du 12 décembre 1902, portait à la connaissance de son personnel que les versements pour la retraite composés des retenues des agents classés et les allocations qu'elle y ajoute, seraient effectués à capital aliéné. Elle voyait dans ce régime un grand avantage pour les employés, qui toucheraient une retraite plus élevée. Mais des réclamations se sont produites ; des agents ont adressé des demandes en vue d'être autorisés à faire leurs versements à capital réservé ; en conséquence, la compagnie, par un nouvel ordre de service du 23 décembre, décidait que les employés seraient libres comme par le passé de verser à capital réservé ou à capital aliéné.
Il y a lieu de remarquer que le nouveau régime que voulait inaugurer la compagnie n'était d'aucun profit pour elle : cette dernière voulait simplement, par cette manière de faire, assurer l'avenir de ses agents dans de meilleures conditions, mais son personnel ne l'a pas compris ainsi, et elle s'est bornée à rapporter son premier ordre de service. Curieuse remarque : l'on a vu a la tête du mouvement de protestation contre l'aliénation une personnalité inféodée à un parti politique qui ne craignait pas, pour la constitution des retraites ouvrières en général, de préconiser l'aliénation des versements, quoique certaines catégories d'ou[487]vriers soient dans une situation bien plus précaire que celle des employés de chemin de fer. On ne peut voir là qu'une opposition systématique aux tentatives de réformes venant de l'initiative des compagnies.
2° Service médical. — Plus de deux cents médecins sont chargés de donner des soins aux agents malades ou victimes d'accidents. Les médicaments prescrits sont fournis gratuitement aux agents nécessiteux.
Pendant l'été, des boissons hygiéniques sont distribuées au personnel.
3° Frais de funéraille. — Dans de nombreux cas, la compagnie paie les frais de funérailles d'anciens serviteurs et elle accorde des allocations à différentes sociétés de secours mutuels.
Tels sont les moyens employés par la compagnie du Nord pour alléger le budget familial de son personnel. Il serait intéressant de voir maintenant quelle a été pour elle la charge résultant de ces diférentes institutions pendant l'année 1901.
Le total des allocations intéressant le personnel et portées au compte de l'administration centrale, est de 6,808,358f 95, mais il s'éleve à 7,651,465f 87 si on ajoute les dépenses de même nature figurant dans les comptes des divers services, sans y comprendre, toutefois, ni les primes ni les autres gratifications qui, même lorsqu'elles ont un caractère exceptionnel, constituent plutôt un supplément de salaire.
Les principales dépenses afférentes à ces institutions sont les suivantes :
Secours de famille............ 310,955f 56
Pensions capitalisées, secours, indemnités aux agents et à leurs familles pour accidents ou maladies............ 1,596,254 44
Secours divers, indemnités en cans de mise à la réforme, allocations diverses aux agents ou à leurs familles, par suite de décès............ 862,340 85
Frais médicaux et pharmaceutiques............ 352̀,402 79
Subventions aux sociétés de secours mutuels, bourses, demi-bourses. secours scolaires, école d'apprentis............ 136,355 79
Allocations à la réserve spéciale de pensions de retraite instituée par l'ancien règlement et les versements faits à la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse au profit des agents nouveaux, conformément aux récents règlements............ 4,319,380 99
Il est à remarquer que cette somme de 7,651,465f 87 que la compagnie a prélevée sur ses bénéfices pour distribuer en plus du salaire à[488]son personnel sous diférentes formes et en dehors des primes et gratifications, représente environ 36 e/, des dividendes attribués aux actions.
Pour les autres compagnies, nous nous contenterons de donner l'énumération des charges qui leur incombent, sans entrer dans le détail du fonctionnement de leurs institutions patronales8.
B. — La Compagnie de l'Est.
Les dépenses faites en 190l par la compagnie, en faveur de son personnel, en sus des traitements, salaires et indemnités diverses, se sont elevées à............ 9,593,816f 04
se décomposant comme suit, savoir :
Allocations à la Caisse des retraites............ 5,112,418 08
Secours annuels payés à titre de retraites spéciales aux anciens agents en régie et à leurs veuves ou orphelins............ 542,348 92
Allocations à la Caisse de prévoyance............ 401,805 49
Secours aux agents non souscripteurs à la Caisse de prévoyance............ 58,069 05
Personnel du service médical et fourniture de médieaments aux agents non souscripteurs à la Caisse de prévoyance............ 255,852 63
Salaires de maladie (part non supportée par la Caisse de prévoyance)............ 1,106,681 38
Allocations spéciales aux agents chargés de famille............ 234,205 00
Allocations spéciales pour cherté de vie dans certaines localités............ 146,289 73
Gratifications............ 1,209,859 59
Boissons hygiéniques, chaudes ou rafraîchissantes. . 63,859 41
Allocations aux Sociétés coopératives de consommation fondées par la compagnie............ 68,277 50
Contribution aux dépenses d'habillement............ 307,777 34
Bourses fondées dans divers orphelinats, etc............ 86,368 92
Le chiffre de 9,593,816f 04 abandonné par la compagnie au profit de ses institutions patronales représente une augmentaution des traitements et salaires de 16.74 %, et une proportion de 46.23% des dividendes distribuése.
C. — La Gompagnie P. L. M.
[489] Les dépenses de cette compagnie pour ses institutions patronales se sont élevées, en 1901, à............ 15,797,800f 00
A savoir :
Intérêt des capitaux consacrés à l'installation des logements, écoles, réfectoires, ouvroirs et aux préts à consentir au agents momentanément embarrassés............ 138,500 00
Soins médicaux, fourniture de médicaments............ 710,800 00
Boissons chaudes ou hygiéniques............ 33,900 00
Salaires et demi-salaires de maladie............ 1,897,500 00
Indemnités de résidence............ 1,001,400 00
Allocations aux familles nombreuses............ 198,300 00
Contribution à la dépense d'habillement............ 141,100 00
Allocations aux Sociétés coopératives............ 27,500 00
Pensions viagères, secours, orphelinats............ 705,300 00
Allocations spéciales de mise à la retraite............ 1,168,200 00
Allocations pour la retraite des agents............ 9,775,300 00
Cette somme de 15,797,800f 00 attribuée aux institutions patronales représente à peu près 36 % des dividendes distribués aux actionnaires.
D. — La Compagnie d'Orléans.
Cette compagnie a consacré à son personnel, en sus des traitements
et salaires, la somme de............ 11,491,187f 00
ainsi répartie :
Participation des employés dans les bénéfices de l'exploitation............ 2,084,726 00
Complément d'allocations pour les retraites et pour les indemnités aux agents victimes d'accidents............ 4,397,622 00
Allocations de fin d'année de 124 du traitement aux agents qui ne sont pas payés plus de 3,000f 00............ 1,207,868 00
Gratifications ordinaires............ 460299 00
Indemnités de résidence dans les locaulités où la vie est coûteuse............ 545,595 00
Secours de toute nature, traitements et salaires de maladie............ 1,842,960 00
[490] Service médical : honoraires des médecins et fournitures de médicaments gratuits............ 405,981f 00
Boissons hygiéniques............ 173,488 00
Dépenses scolaires, bourses, écoles, ouvroirs............ 57,415 00
Intérêts des fonds affectés à des avances gratuites au personnel............ 4,452 00
Allocation à la Société de secours mutuels et de prévoyance............ 129,322 00
Remboursement des taxes de prestation............ 54,387 00
Secours pour charges de famille............ 127,072 00
La somme de 11,491,187f 00 afectée aux institutions patronales représente 24% des traitements et salaires et plus de 46%, des dividendes attribués aux actionnaires. Cette somme ne comprend pas les congés réglementaires avec solde entière qui, è eux seuls, représentent une dépense de plus de 2 millions de francs.
E. — La Compagnie de l'Ouest.
La dépense de la compagnie de l'Ouest, pour ses différentes institutions en faveur de son personnel, a été de............ 11,291,573f 00
ainsi répartie :
Dotation à la Caisse des retraites............ 5,991,451 00
Secours annuels, payés à titre de retraites spéciales aux agents ne bénéficiant pas des dispositions de la Caisse des retraites............ 100,220 00
Allocations aux agents admis à la retraite, à leurs euves ou orphelins............ 320,530 00
Dotation à la Société de secours et secours aux ouvriers des ateliers et dépôts............ 129,800 00
Secours aux agents nécessiteux............ 109,858 00
Personnel du service médical et fournitures des médicaments............ 404,200 00
Salaires de muladie............ 553,747 00
Allocations spéciales aux agents chargés de famille............ 539,057 00
Indemnités de résidence pour cherté de la vie dans certaines localités............ 1,592,712 00
Indemnité dite « de plaine »............ 108,677 00
Frais funéraires............ 62,473 00
Gratifications............ 1,149,392 00
Boissons hygiéniques............ 25,780 00
[491] Subventions diverses à des sociétés ou établissements de bienfaisance rendant service aux agents ou à leurs familles............ 26,116f 00
Contribution aux dépenses d'uniformes............ 79,360 00
Asile et Crêche de Paris, bourses dans divers orphelinats, bourses d'études............ 98,200 00
Le chiffre de 11,291,573f 00 ne comprend ni les pensions pour accidents de travail, ni la solde des journées de congé, ni le montant des heures supplémentaires, ni les primes des agents de la traction, ni les logements gratuits, jardins, etc. ; il représente, au profit du personnel, une augmentation de plus de 24%, des trauitements fixes et est sensiblement égal au montant des dividendes distribués.
F. — La Compagnie du Midi.
Les différentes institutions patronales ont coûté à la compagnie la somme de............ 6,605,000f 00
ainsi répartie :
Allocaution pour cherté de la vie, participation à l'habillement, etc............ 682,171 63
Primes et gratifications des fonctionnaires et agents de tous ordres de la direction de la compagnie et des services centraux............ 293,385 00
Primes et gratifications des agents des gares, des mécaniciens, des agents de la voie............ 1,733,616 83
Versements aux caisses de retraites et de prévoyance. 3,695,108 00 Allocations à l'école des Morceaux et bourses au lycée de Mont-de-Marsan, etc............ 200,718f 54
La somme de 6,605,000f 00 représente 32.14 %, des traitements et salaires et plus de 52% des dividendes distribués aux actionnaires.
§ 20. LES PARTS RESPECTIVES DE L'ÉTAT, DU PERSONNEL (EN PLUS DU SALAIRE) ET DES ACTIONNAIRES
Après avoir vu quelles étaient les charges qui incombaient aux compagnies du fait de leurs institutions patronales, voyons quelles sont,[492]par action, les parts respectives de l'État, du personnel (en sus du traitement) et des actionnaires pendant l'année 1901.
Les impôts percus par l'État sur les titres des chemins de fer ont rapporté près de 55 millions. ainsi répartis en chiffres ronds :

soit, par action, comme impôts payés par les porteurs de titres des compagnies :

Les charges en faveur du personnel dépassent 60 millions ainsi répartis en chiffres ronds :

soit par action :

Comparons maintenant la part de l'Etat, du personnel et de l'actionnaire par action.

Pendant que les actionnaires se partageaient 150 millions d'intérêts et de dividendes, lÉtat prenait près de 55 millions comme impôt sur les titres, et le personnel recevait, au moyen des institutions patronales, plus de 60 millions, ensemble une somme presque égale aux quautre cinquièmes des dividendes distribués.
[493] Si, aux 55 millions d'impôts percus sur les titres, on ajoute 204 millions de recettes ou économies réalisées par l'État sur l'exploitation des chemins de fer et les 60 millions des institutions patronales, on constate que les compagnies procurent près de 320 millions de profits, alors que leurs actionnaires ne touchent que 150 millions. Si, d'autre part, on ajoute à la somme des traitements et saulaires, qui est environ de 393 millions, le montant des institutions patronales, soit 60 millions, on reconnalt que le capital-travail touche, du fait de l'exploitation des chemins de fer, 453 millions.
De tous ces chiffres, on peut déduire que le gros actionnauire des chemins de fer est l'État, qui, à lui seul, touche près de 260 millions.
II est à noter que les actionnauires des compagnies de chemins de fer, comme nous l'avons vu dans la partie historique (§ 17), n'ont pas toujours reçu des dividendes. Ceux qui aujourd'hui en touchent, à supposer que ce soient les mêmes qu'en 1865, n'ont pas vu, depuis cette époque, leurs dividendes augmenter. Voici, en efet, les chiffres de 1865 et de 1901 :

De cette moyenne, il faut déduire les impôts qui frappent les titres, et qui se sont sensiblement accrus en 1872 et 1890.
§ 21. SUR LES ASSOCIATIONS DIVERSES CRÉÉES PAR LES AGENTS DES CHEMINS DE FER
Plusieurs associations, qui se proposent des buts différents, sont communes aux agents des chemins de fer français. Nous ne parlerons ici que de celles qui méritent particulièrement l'attention.
1e Associationfraternelle des eploes et ouvriers des cheins de fer français. — L'Association a pour but : a) d'assurer à ses mem[494]bres fondateurs ou titulaires des deux sexes une pension de retraite reversible en cas de décès sur la tête de l'époux survivant, des orphelins de père et de mère, des enfants naturels reconnus ou des mères veuves ; — ) de fournir aux mêmes membres fondateurs et titulaires des secours éventuels à prélever sur des fonds spéciaux.
Le fonds de retraite est alimenté par une cotisation mensuelle des sociétaires variant de 1 à 10 francs par fraction indivisible de 1 franc, et le fonds de secours est formé par un versement de 0f30 et 0f 10 pour les frais généraux. Les membres paient en outre un droit d'entrée de 3 francs au minimum, et les membres honoraires versent une cotisation de 25 francs au moins.
L'Association, créée en 1880, a rendu depuis lors de réels services à ses adhérents et jouit d'une situation prospère.
Au 31 décembre 1901, elle comptait 102,400 sociétaires actifs inscrits et 1,429 membres honoraires.
Elle avait liquidé 15,224 pensions en faveur de ses sociétaires, de leurs veuves et orphelins.
En outre, l'Association a remboursé 233,011f 00 de cotisations à 1,877 veuves et orphelins de sociétaires décédés avant cinquante ans d'âge. Elle a payé. de 1884 à 1901 inclusivement, une somme de 2,319,603f 42 pour secours de maladie. Enfin, en dehors de ces secours ordinaires, elle distribue également chaque année des secours extraordinaires dont le montant pour 1901 s'est élevé à la somme de 10,670f 00.
La situation florissante de l'Association montre qu'un bon vent de mutualité jusqu'à parmi le personnel des compagnies de chemins de fer qui sait en tirer profit par ses efforts personnels.
20 io catholique du personnel des chemins defer. — Avec cette association, nous ne nous trouvons plus, comme précédemment, en face d'une œuvre purement matérielle : celle-ci a pour but principal de poursuivre le relèvement moral du personnel des compagnies de chemins de fer. Le côté matériel ne venant qu'en second lieu, s ce serait fauusser l'esprit qui m'anima en créaunt cette œuvre, a-t-il été dit par son directeur général, que de vouloir sacrifier le premier au second de ces buts ; j'estime que le relèvement matériel ne pourra être effectué que dans la mesure où il sera pourvu au relèvement moral ; je sais combien la tâche que j'ai entreprise en fondant cette œuvre est grande et remplie d'obstacles ». Si la tàche est difficile, il faut dire aussi que les fondateurs se sont vus encouragés dans leur mission par le cardinal ampolla, qui écrivit au nom du saint-père : « Sa Sainteté ne peut qu'encourager[495]hautement une telle oeuvre destinée à promouvoir les pratiques religieuses dans une classe de personnes si intéressante, si nombreuse et si exposée ù demeurer privée des précieux avantages qu'offre notre sainte religion. »
Voici d'ailleurs ce que contient l'article premier des statuts : « L'Union catholique du personnel des chemins de fer, fondée sous les auspices du Sacré Coeur de ésus, a pour but : 1° de conserver chrétiens tous ses membres, en les maintenant fidèles aux lois de Dieu et de l'Église, en leur inspirant un prudent apostolat pour le relèvement moral de la société, principalement dans le monde des chemins de fer ; 2° d'améliorer le sort de ses membres en facilitant et favorisant dans chaque groupe les institutions chaitables, économiques et sociales, sous forme de caisses de prévoyance, de secours mutuels, d'assurances, de prèts, etc., qui s'y développent ».
Dans le second article sont édictées des obligations assez sévères concernant chaque membre et appartenant au domaine moral.
Malgré le terrain aride sur lequel s'est placé le fondateur, et bien qu'il s'adressàt au personnel des chemins de fer, dont les idées morales et religieuses sont assez relachées, l'Union, fondée en 1898, n'a fait que prospérer ; elle compte aujourd'hui plus de 16 000 membres, qui sont des militants zélés, et qui forment 46 groupes, disséminés sur diférents points de la France. Nous aurions voulu donner les résultats acquis par l'ouvre au point de vue économique, mais cette statistique nous mènerait un peu loin, car il faudrait produire les chiffres réalisés par chaque groupe ; ils sont en effet autonomes en ce qui concerne les institutions économiques, et aucune centralisation n'existe sur ce point. Nous nous bornerons donc simplement à dire, d'après les renseignements fournis par le directeur général, que ces institutions ont donné de bons résultats partout où elles ont été créées.
Un bulletin mensuel donne des nouvelles des groupes et les comptes rendus de leurs réunions.
3° Syndicat national des travailleurs des chezmins de fer de France et des colonies. — Quoique ce syndicaut soit généralement désigné sous le nom de syndicat Guérard, il a été fondé le 3 août 1890, par un nommé Prades, attaché à la compagnie de l'Ouest. Si les œuvres précédentes ont travaillé dans l'ombre et dans le silence pour le bien-être moral et matériel du personnel des chemins de fer, il n'en a pas été de même du syndicat qui, par deux fois, est sorti bruyamment du silence dans lequel il aurait dû rester dans l'intérêt de ses adhérente.
[496] L'article 2 des statuts détermine le but du syndicat, qui est de prêter son concours moral et pécuniaire à ceux de ses membres qui ont un différend avec leur administration ou qui sont poursuivis devant les tribunaux, comme responsables d'accidents. Le syndicat tente tout d'abord de régler par voie amiable les différends de toute nature qui lui sont soumis par ses membres. Il poursuit auprès des pouvoirs publics le vote des lois économiques et sociales intéressant la corporation.
Au lieu de poursuivre pacifiquement le but qu'il se proposait dans ses statuts, le syndicat ne tarda pas à sortir de la voie qu'il s'était tracée : quelques mois après sa création, en juillet 1891, il s'associa à la révolte d'une partie du personnel contre les compagnies. Déjà auparavant, les séances du conseil d'administration n'étaient pas toujours calmes ; allemanistes et broussistes s'y disputaient, tandis que les ambitions politiques commençaient à se faire jour. Enfin, après bien des tribulations, des représentations, des revendications aux compagnies, le 8 juillet arriva et la grève éclata dans les ateliers de la compagnie d'Orléans, à la suite du renvoi de deux ouvriers pour indiscipline, malgré les avertissements reçus. Le nombre des grévistes s'éleva à 760 environ. Ils demandaient la réintégration des ouvriers renvoyés, une augmentation de salaire, la suppression du travail aux pièces, etc. Le directeur de la compagnie promit d'exécuter quelques-unes des réformes demandées et informa en même temps les ouvriers qui avaient quitté le travail que, passé le lundi 13 juillet, la compagnie se trouverait dans la nécessité de pourvoir à leur remplacement. Un certain nombre d'entre eux reprirent leur service, et l'on aurait pu croire alors le confiit terminé, lorsque tout à coup la grève s'étendit aux autres réseaux. Prades ayant déclaré qu'il fallait proclamer la grève générale, le 15 juillet, 3,000 ouvriers environ, appartenant à toutes les compagnies, adhérèrent au mouvement. L'échec fut complet ; après avoir été repoussés par les pouvoirs publics, ils furent blàmés par leurs camarades de province. Les quelques jours de la grève ne se passèrent pas sans divers incidents qui auraient pu provoquer des accidents. On ne parlait de rien moins que de prendre d'assaut la gare Saint-Lazare et de noyer les feux des locomotives9. Des affiches ainsi concues furent placardées près de la gare du Nord : « Avis aux mécaniciens et chauffeurs. Les chauffeurs et mécaniciens sont prevenus qu'il y aura danger pour eux de monter cette nuit sur ieurs machines. (Signé :) La commission exécutive de la grève. » Enfin des camions se[497]rendant aux Halles furent dételés ; un train d'ouvriers fut arrêté entre Saint-Ouen et Pantin ; des tentatives plus graves eurent encore lieu : des signaux furent coupés et des leviers de rappel paralysés10.
Ainsi se passa la première grève des ouvriers de chemins de fer en France. Mais cette gréve était-elle bien l'œuvre du syndicat Non, car le conseil d'administration n'a pas eu à se prononoer sur son opportunité, et la majorité de ses membres y était certainement opposée. Seuls, quelques politiciens faisant partie du conseil d'administration virent un intérêt à se montrer et, passant par-dessus l'opinion du conseil, décidèrent un certain nombre d'ouvriers à quitter le travail.
Après sept années de calme relatif, arriva la seconde grève (1898), qui fut celle du syndicat. En effet, le neuvième congrès national des syndicats des employés et des ouvriers de chemin de fer, tenu en avril 1898, décida la grève générale par 53 voix contre 16 et 27 abstentions. Mais auparavant il chargeait le conseil syndical de présenter le programme des revendications aux compagnies et, en cas d'insuccès, de préparer et de déclarer la grève. Le même jour, avant le vote (30 avril), le congrès avait envoyé des délégations auprès des compagnies afin de discuter avec elles quelques questions corporatives. Seul M. Noblemaire, avec la bienveillance paternelle qu'on lui connait, voulut bien recevoir la délégation et, après l'avoir écoutée, il répondit : Quoique vous ne soyez pas constitués légalement, je suis le premier à reconnaître l'utilité des syndicats. Vous pouvez assurer vos camarades que toujours, dans les questions les intéressant, je suis prêt à recevoir leurs doléances par l'entremise soit de votre conseil d'administration, soit de vos délégués. Si j'admets l'existence du syndicat, si je reconnais son utilité, je reconnais aussi que ses membres doivent être dans le service des modèles de bon exemple et ne doivent pas se servir de ce titre de syndiqués pour amener la révolte11. Mais quelque temps après (10 juin), par suite de la campagne de haine que menait le syndicat contre les compagnies, M. Noblemaire, conformément à l'esprit de ses paroles du 30 avril, dut déclarer à une nouvelle délégation qu'en présence de l'agitation et de la discorde que ne cessait de prêcher le syndicat, et surtout de son manifeste du 28 mai12, il ne pouvait plus le reconnaître comme l'intermédiaire qualifié entre lui et ses agents, pour présenter leurs do[498]léances. Enfin, après bien des atermoiements, il fallait se décider à déclarer la grève ; on fit demander aux compagnies de recevoir des délégations ; puis on adressa un appel aux organisations syndicales pour savoir si, dans le cas où le personnel des chemlns de fer se mettrait en grève, leurs syndiqués se joindraient à lui. Sur 2,000 syndicats consultés, 198 répondirent et 46 seulement se prononcèrent pour la greve13. On arriva au mois d'octobre, que marquèrent divers événements : grèves de plusieurs corporations, affaire Dreyfus, conflit avec l'Angleterre, bruit d'un prétendu complot militaire. Le moment sembla bon au syndicat pour la déclaration de la grève, et le 13 octobre, les administrateurs, par 13 voix contre 11 et ̀ abstentions, votèrent la grève pour le 14 au matin. Deux proclamations furent affichées, l'une pour le personnel des compaegnies et l'autre pour le public, annoncant cette déclaration et faisant appel à la solidarité. L'une s'exprimait ainsi : « Que partout le travail s'arrête en même temps, que la vie sociale soit suspendue, que la bourgeoisie capitaliste inhumaine apprenne enfin ce que peut le peuple soulevé, etc. D L'appel ne fut pas entendu, il n'y eut que 135 grevistes ; la plupart reprirent le travail dans l'après-midi et 36 furent révoqués. Ainsi échoua piteusement cette grève qu'on avait mis six mois à élaborer.
Tels sont les faits saillants que l'on peut mettre à l'actif du syndicat, et encore, il faut le répéter, la grève de 1891 ne fut pas, à proprement parler, l'œuvre du syndicat. On peut dire sans crainte aujourd'hui que le personnel des chemins de fer ne veut pas de grève ; et, si actuellement le syndicat a encore quelques adhérents, c'est qu'il ne cesse de prêcher aux employés qu'ils n'obtiendront de réforme et d'amélioration à leur situation qu'̀ l'aide de l'instrument syndical. Malgré cette propagande, le nombre des prosélytes, si nous en croyons les chiffres officiels, n'augmente pas ; bien au contraire, il diminue ; le nombre des adhérents, de 80,050 en 1897, est tombé a 36,695 en 1902, dont 1,550 femmes14. Il faut supposer cependant que ce dernier chiffre ne ressemhle pas à ceux de certains syndicats, qui sont grossis en vue d'une action extérieure, une élection, par exemple. D'ailleurs le dernier congrès nous édifiera sur ce que peut être ce syndicat au point de vue numérique : on lit, en effet, dans l'annexe au rapport du conseil d'administration, que pour les 40,000 syn[499]diqués, il n'a été percu en 1902 que 45,000f 00 de cotisations ; or, nous savons que la cotisation est de 4f 00 par membre : par conséquent, le nombre des adhérents effectifs ayant payé leurs cotisations se réduit à 11,250. C'est peu sur les 283,320 employés et ouvriers qui constituent le personnel des chemins de fer15.
§ 22. DE QUELQUES MESURES LÉGISLATIVES
Quand des mesures législatives sont intervenues dans les ateliers, afin d'assurer l'ordre général, comme les mesures d'hygiène, de salubrité, etc., elles ont presque toujours été accueillies favorablement dans le monde du travail. Mais il n'en est pas de même, le plus souvent, lorsque ces mesures touchent de plus près le contrat de travail et le taux du saulaire, comme cela résulte par exemple de la loi du 30 mars 1900, qui réduit à dix heures et demie, puis à dix heures la journée de travail dans les établissements occupant un personnel mixte. A propos de l'application de cette loi, nous avons vu des grèves se déclarer un peu partout : dans certaines usines, où les patrons ne croyaient pas pouvoir accorder la diminution de travail en maintenant le même salaire ; ailleurs, les ouvriers, d'accord avec leurs patrons, protestaient contre l'application de cette loi.
Pour ce qui concerne les chemins de fer, les réglementations n'ont pas non plus toujours été accueillies favorablement par le personnel, notamment celle du 10 octobre 190l, dont le but est de supprimer tout travail supplémentaire. Lorsqu'en effet des cas imprévus, tels que les accidents ou des travaux urgents, obligent les ouvriers à travailler dans une journée deux ou trois heures de plus que ne l'avait prévu la réglementation, ceux-ci se voient dans l'obligation de rester chez eux le lendemain un temps correspondant à celui pendant lequel ils ont accompli la veille un travail supplémentaire ; par conséquent, les ouvriers ne peuvent toucher aucune rémunération en dehors du salaire fié. Presque tous les agents sont opposés à ces réglementations, qui limitent à leur traitement fixe les profits qu'ils pourraient retirer de leur métier ; ils[500]seraient bien aises, au contraire, de pouvoir gagner davantage, au prix de quelque travail supplémentaire. Ce n'est pas que ces agents se plaignent du taux de leur traitement ; mais, quel qu'il soit, ils cherchent toujours à le dépasser.
Si ces réglementations lèsent bien souvent la rémunération du travail, elles ne sont pas moins funestes aux compagnies et à l'État. En effet, si l'on examine la situation fnancière pendant les dernières années, on peut dire, vu les conventions qui lient l'Etat et les compagnies, que toute augmentation de dépense, du fait des réglementations, porte plutôt atteinte au budget de lÉtat, en obligeant celui-ci à payer ces augmentations, sous le couvert de garanties d'intérêt.
On peut se rendre compte des charges onéreuses qu'occasionnent toutes ces mesures législatives. C'est ainsi que les diférents arrêtés Baudin, visant la réglementation du travail pour les agents des trains et le service de la voie, ont imposé aux compagnies une dépense de 14 millions. Quant au projet de loi voté d'abord par la Chambre en 189, puis de nouveau en 1901, dans un caudre plus large, il suffit, pour en connaître les effets, de se reporter à l'étude magistrale que M. Noblemaire lui a consacrée16. Elle démontre que les conséquences du projet seront, d'une part, de diminuer les profits que les agents des trains retirent de leurs fonctions et même, dans la plupart des cas, de les retenir relativement plus longtemps hors de leur famille, tout en cherchant à réduire la duree de leur service ; d'autre part, de porter le total des dépenses nouvelles à 76 millions pour le projet de 1897, et plus de 100 millions pour celui de 1901. Ces millions devraient donc être pris sur le budgetdel'État, puisque les bénéfices nets provenant de l'exploitation des chemins de fer n'atteignent pas le chiffre garanti par l'État17. On peut juger ainsi des connaissances professionnelles de ceux qui ont pris charge d'élaborer le projet; car la moindre notion des affaires leur aurait permis de calculer les conséquences pécuniaires de leur proposition et d'examiner si les frais en pouvaient être supportés par l'entreprise. Comme le rapporteur a fait entendre qu'il parlait au nom d'une association d'employés de chemins[501]de fer, il y a tout lieu de croire que ce projet a été élaboré en effet par les intéressés, et nous pouvons alors constater que ceux qui devraient avoir un véritable souci de connaître leur corporation dans ses détails demeurent à cet égard dans une réelle ignorance. Doit-on s'étonner alors de voir des conflits s'élever entre patrons et ouvriers lorsque ces derniers n'ont aucune connaissance technique ni même économique de l'industrie à laquelle ils sont attachés ?
D'ailleurs, ne serait-il pas dangereux pour nos législateurs de voter une loi qui aurait pour but, comme dans le cas actuel, de faire subventionner par l'Etat les ouvriers d'une industrie particulière 3 Ce danger est d'autant plus à craindre que les ouvriers des autres industries de France demanderaient aussi des subventions, afin d'être traités comme ceux des chemins de fer. Et ce serait leur droit. Voilà à quoi aboutissent les mesures législatives excessives.
Le simple apercu qui précède montre suffisamment que d'une manière générale le personnel des chemins de fer n'est pas aussi à plaindre qu'on veut bien le croire, et cela, malgré les mouvements insurrectionnels qu'il a tentés dans le but de protester contre la situation soi-disant précaire qui lui était faite. Car, en définitive, il jouit, au point de vue matériel, de conditions supérieures à celles que doivent subir les ouvriers des autres industries. Et de fait, les employés des chemins de fer ne connaissent pas, comme leurs camarades, la terrible plaie de la classe ouvriere, le chômage ; ils n'ont jamais vu se fermer devant eux les portes de l'usine ; tous les jours, ils reprennent leurs outils et rentrent au logis sans souci du lendemain. Peut-être la gêne les a-t-elle visités mais ce n'est que momentanément, et ils ignorent les horreurs de l'oisiveté forcée, la maison sans ressources, le foyer sans feu et la famille sans pain. Pour ce qui est du salaire, les ouvriers des chemins de fer sont-ils moins bien partagés que ceux de l'industrie ? Non, si nous en croyons une étude sociale comparative très remarquable18; l'ouvrier de l'industrie privée gagne seulement quelques centimes de plus que son camarade des chemins de fer, encore faut-il qu'il ne soit atteint par aucun événement malheureux, comme une maladie ou un accident. On peut dire, en résumé, que les employés de chemins de fer jouissent d'avantages considérables, tels que la stabilité de l'emploi, la détermination du salaire dont le paiement vient à heure fixe et[502]dont le taux augmente avec les années, enfin l'assurance d'une retraite enviée de tous les autres travailleurs. Tous ces avantages semblent, d'ailleurs, être assez estimés, si l'on en juge par l'ardeur avec laquelle sont assiégées les portes des compagnies, et aussi par le désir qui anime les employés et ouvriers de ces compagnies, les meilleurs juges en la matière, d'y faire entrer leurs fils. Ces ouvriers se disent, non sans raison, que leurs enfants ne connaîtront pas le chômage pendant qu'ils seront en activité de service et que plus tard ils pourront jouir d'une retraite au moins égale a celle des fonctionnaires de l'État, grâce aux versements effectués par les compagnies à une caisse spéciale, versements bien supérieurs à ceux que font les intéressés. A la vue de cette situation pour ainsi dire privilégiee faite au personnel des chemins de fer, il est juste de rendre hommage aux directeurs et aux ingénieurs en chef des efforts faits par eux, surtout depuis une quinzaine d'années, pour l'amélioration du sort de leur personnel, efforts qui se sont portés non seulement sur le relèvement des salaires, mais aussi sur l'amélioration des services. Nous ne devons pas non plus méconnaître les efforts faits en vue du rapprochement du personnel de ceux qui ont mission de le diriger. Cest ainsi qu'un ingénieur en chef de l'un des services de la compagnie du Nord, de sa propre initiative, se tient le dimanche matin dans son bureau, à la disposition des ouvriers placés sous ses ordres, afin d'entendre leurs réclamations et y faire droit quand elles sont fondées. On ne peut qu'applaudir à cette initiative éelairée qui transforme un bureau d'ingénieur en chambre d'explication. On connaît les chambres d'explication qui fonctionnent dans les usines de Mariemont en Belgique, où elles ont rendu de véritables services en évitant les conflits les plus graves. Tels sont aussi, en France, les conseils d'usine du Val-des-Bois19et de l'imprimerie Rivière, à Blois20; toutes ces institutions ont contribué au rapprochement trés intime des patrons et des ouvriers. Les sentiments de bienveillance dont nous venons de citer un bel exemple se retrouvent chez un grand nombre d'ingénieurs et directeurs dont la sympathie fraternelle se manifeste davantage aujourd'hui, malgré les opiniâtres préjugés qui règnent encore et les théories de certaines personnalités qui devraient rester dans l'ombre.
Si, au point de vue matériel, le personnel des chemins de fer jouit[503]d'une situation privilégiée, il n'en est pas tout à fait de même au point de vue moral. En efet, ce personnel est soumis à un régime presque militaire; il doit l'obéissance passive qu'exige l'industrie à laquelle il se consacre, il lui faut se conformer aux règlements nécessaires pour la bonne marche et la sécurité de l'exploitation. Et puis, il faut bien l'avouer : si, comme nous venons de le voir, les directeurs et les ingénieurs en chef s'efforcent de diverses manières d'améliorer le sort de leurs subordonnés, ces efforts ne sont pas toujours couronnés de succès, car ils sont contre-balancés, sinon détruits, par les agissements de leurs subordonnés chefs. C'est avec regret que dans nos longues observations, nous avons constaté un changement presque subit opéré dans les sentiments des ouvriers d'un des services de la compagnie du Nord à l'égard de leurs dirigeants, changement dû a de mesquines mesures prises par les subordonnés chefs. Le revirement dans les esprits a été tel qu'autour du syndicat qui, après la grève de 1898, ne comptait plus un seul adhérent, se sont de nouveau groupés un grand nombre d'ouvriers dans l'espoir de triompher de ces mesures vexatoires. De pareils faits sont réellement déplorables : les subordonnés chefs devraient se souvenir que les ouvriers placés sous leurs ordres sont comme eux collaborateurs de l'entreprise, et que s'ils ont le pouvoir de les commander, ils doivent être en même temps ce que Le Play appelait des autorités sociales. C'est à ce précepte que les directeurs et les ingénieurs des compagnies sont sans cesse obligés de rappeler leurs subordonnés chefs, s'ils veulent empecher leurs propres efforts d'être stériles et inféconds.
§ 23. SUR LA SITUATION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE A ABBEVILLE
La famille qui fait lobjet de cette monographie conserve, on l'a vu (§ 7), des relations assez fréquentes avec son pays natal. Abbeville, où les époux . se rendent chaque année, est une cité importante, située dans la vallée de la Somme, presque à l'embouchure de ce fleuve et à 157 kilomètres de Paris. De nombreuses antiquités romaines découvertes dans le sol de la ville semblent indiquer qu'elle existait dès le premier siècle de notre ère. Ce n'est toutefois qu'au xe siècle qu'elle apparait dans l'histoire. C'était alors une bourgade dépendant de l'abbaye de Saint-Riquier. En 1130, elle s'érigea en commune, et en 1279, Abbe [504] ville passa sous la domination anglaise, quand Édouard I hérit du comté ; elle y resta jusqu'à 1345, date à laquelle les habitants se révoltèrent et forcèrent la garnison du château à capituler. En 1361, elle redevint anglaise en vertu du traité de Brétigny ; mais, huit ans après, les bourgeois ouvrirent leurs portes aux hommes du roi de France et les aidèrent à chasser les Anglais. Jusqu'à la fin du xv siecle, elle subit ainsi tour à tour diverses suzerainetés.
C'est à Abbeville qu'en 1096, les troupes du duc de Normandie et celles des comtes de Flandre et de Ponthieu se concentrèrent avant de partir pour les croisades. C'est également dans cette ville que fut célébré le mariage de Louis XII avec Marie d'Angleterre. Lors de la guerre franco-allemande, la préfecture de la Somme y fut transférée après la prise d'Amiens (27 novembre 1870).
Pendant la durée du moyen age, Abbeville eut une grande importance commerciale et industrielle. On estime qu'au moment de sa prospérité elle comptait 40,000 habitants. Mais l'etablissement, au xv siècle, sous le patronage de Colbert, de la célèbre manufacture des draps fins du Hollandais Josse von Rabais, la troubla profondément. Aujourd'hui elle fabrique encore des velours, des moquettes et des toiles damassées. Elle compte dans ses faubourgs d'importantes corderies, fonderies et une grande fabrique de sucre de betterave. Mais si ces différentes industries traversèrent une ère de prospérité il y a quelque cinquante ans, on peut dire que, depuis trente ans surtout, elles sont en décadence marquée. Certaines fabriques ne sont plus aujourd'hui qu'à l'état de souvenir. Ainsi, par exemple, l'industrie des tapis, il y a un demi-siècle, comptait 500 ouvriers ; il arriva progressivement, par suite de manque de commandes, qu'en 1890, elle avait congédié toute sa population ouvrière. Il en fut de même pour d'autres industries. La corderie, qui faisait l'honneur du faubourg Rouvroy-Mautort, est en pleine décadence également. Elle est menacée d'abord par les articles allemands et aussi par la fabrication mécanique. D'une manière générale, l'industrie d'Abbeville recule, et son commerce subit à peu près le même sort, si nous en croyons les chiffres suivants. En 1872, le marché aux grains accusait un mouvement de 46,805 hectolitres, et en 1902, de 11,543 hectolitres seulement ; la halle aux toiles, 5,440 pièces en 1872 et 372 en 1902. Le mouvement du port a été en 1872 de 124 navires, français et étrangers, venant de l'étranger, et en 1902, 14 navires ; en 1872, 213 ont quitté le port pour l'étranger, et 5 seulement en 1902.
Si le commerce et l'industrie de cette ville subissent une crise, le com[505]merce de l'alcool progresse. Ainsi, en 1895, on voit, pour une population de 20,132 habitants (y compris la régie dÉpagne), une consommation de 595,000 litres d'eau-de-vie et liqueurs, et en 1899 cette consommation s'élève à 740,700 litres.
Au point de vue démographique, on constate en 1873, 63 enfants naturels sur 473 naissances, soit 13% ; et en 1902, 91 enfants naturels sur 528 naissances, soit 18%. La population, de 17,620 habitants qu'elle était en 1876, passa à 18,598 habitants en 1901.
Au point de vue religieux, on peut dire que les manifestations extérieures des sentiments de foi sont en décroissance d'une manière sensible. Néanmoins les croyances ne sont pas effacées au fond des cœurs et si la liberté et les exemples des anciens jours réapparaissaient, on ne tarderait pas à voir revivre les pratiques religieuses d'autrefois.
Avant de quitter Abbeville, il est encore une observation importante à faire, en ce qui touche le partage forcé. On constate que les effets de notre Code civil se sont fait sentir dans l'arrondissement d'Abbeville, et surtout dans la partie sud ; là, la terre est morcelée à l'extrême, ce qui nous a donné l'occasion de recueillir plus d'une plainte. Les cultivateurs, en effet, commencent à voir dans ce morcellement un obstacle au développement de leur culture et aux améliorations nécessaires pour lutter contre la concurrence et pour obtenir une rémunération convenable. L'émiettement de la terre est tel qu'il ne leur est pas possible d'employer les grands instruments de culture. Aussi pour refaire leur propriété divisée en lambeaux, s'efforcent ils d'échanger entre eux les parcelles de terre disséminées grâce à cette agglomération de pièces détachées, ils pourraient se servir des instruments de culture, comme les faucheuses, en vue. d'abréger leurs travaux et de remplacer la main-d'euvre qui devient rare. Ils comprennent si bien les inconvénients de la situation dans laquelle ils se trouvent, qu'ils songent à organiser des conférences pour démontrer les désastreuses conséquences du morcellement. L'un des syndicats de cet arrondissement (commune d'Allery) doit sous peu commencer cette campagne. Malheureusement, jusqu'ici ils n'entrevoient rien autre que ces échanges, et ne se rendent pas compte d'une manière exacte des dispositions et des résultats des lois de succession non plus que des moyens, restreints il est vrai, que l'article 8 de la loi du 30 novembre 1894 sur les habitations à bon marché, leur offre dans certains cas pour les atténuer. Il faut espérer que bientôt ils discerneront mieux leurs vrais intérêts. Ils s'apercevront d'abord que le système des échanges et le Code civil sont en opposition[506]constante : à peine l'agglomération est-elle reconstituée, la loi successorale la détruit à nouveau, et cela aù leur détriment et au profit du fisc qui absorbe ainsi le fruit de leur travail. Ils verront en outre que le morcellement les met dans une infériorité réelle à côté de la grande propriété, surtout en face de celle des pays étrangers où existe plus ou moins complète la liberté de tester. Alors ils réclameront, comme Le Play l'a fait il y a cinquante ans déjà, l'abrogation des contraintes successorales et la réforme du Code civil.
Le Gérant A. VLLECHÉNOUX.
Notes
1. Portée depuis a 250.
2. Depuis que nous avons clos notre enquête, les agents de la voie ont été avisés, qu'à partir du ler janvier 1903, l'indemnié de logement serait comptée comme traitement. Ce qui est un grand avantage au point de vue de la retraite, et nous pouvons ajouter que cet avis a produit une bonne impression parmi le personnel touché.
3. Depuis notre enquête, certaines mesures ont été rapportées, ce qui a diminué le mécontentement de ce personnel.
4. Voir G. Humhert, Traite complet des chemins de fer. Paris, 1890, 3 vol.
5. Les chiffres contenus sous cette rubrique sont tirés des rapports des conseils d'administration des compagnies à l'assemblée générale annuelle des actionnaires
6. Alfred Neymarck, Ce qu'on appedle une feodalité financière, Paris, Guillaumin, broché, 1902.
7. D'après un ordre de service récent, la compagnie accorde aux agents du serviee de la voie la solde entière à partir du premier jour de maladie.
8. Voir Trombert, Les institutions de prévoyance dans les grandes compgnies de chemins de fer. Paris, Chaix, 1899.
9. Le Temps du 19 juillet 1891.
10. Desveaux, ˉLes greves de chemins de fer en France et a ˉl'étranger.
11. Journal des Debats du 2 mai 1898.
12. Manifeste affiché sur les murs de Paris et dirigé contre les compagnies et les directeurs.
13. Desveaux, Les gréves de chemins defer, etc.
14. Annuaire des Syndicats professionels, publié par l'Office du travail, 1897-1902.
15. Statistique des chemins de fer français au 3l décembrae 1900, ministère des travaux publics.
16. Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1902.
17. Le rapporteur des conventions lors de la discussion du budget de 1903 a annoncé à la tribune de la Chambre, d'après les chiffres qui lui furent fournis par le ministère des travaux publics. que le projet de loi de 1901 occasionnerait une nouvelle dépense de l06 millions au lendemain de son application et, lorsque le régime permanent serait atteint, le montant des charges annuelles atteindrait le chiffre de 275 millions équivalant aux charges d'un emprunt de près de 8 milliards (ournal opciel du 29 janvier 1903).
18. Dufour et Armand, ˉLes agents de chemins defer et les cmplopes de l'industrie privée.
20. Cinq ans de vie sociale, monographie d'un conseil d'usine, par Emm. Rivière Association catholique, février 1901.