N° 98

DÉCOREUSE DE PORCELAINE

DE LIMOGES

(Haute-Vienne — France)

JOURNALIÈRE

DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES PERMANENTS

d'après

LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1901

PAR

M.-L. DE MAILLARD



Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.

[393] Le département de la Haute-Vienne a été formé pour un cinquième de l'ancienne province du Limousin, un quart de la Basse-Marche, un peu du Poitou et du Berry ; il est coupé en deux parties inégales par le 1° degré de longitude ouest, et se trouve compris entre 0° 25' et 1° 43' de longitude ouest, et entre 45° 27' et 46° 23' de latitude nord.

Par la nature du terrain et le relief du sol, ce département appartient au massif central. Les terrains de formation primitive sont des gneiss[394]et des granits ; ils sont riches en produits minéraux : serpentine, gneiss à grains fins, granit à mica argentin, amiante, grenat, antimoine, laolin, cuivre, étain. Le kaolin et le pétunsé des gîtes de Saint-Yrieix, qui reposent sur le gneiss, sont une des richesses de la France centrale. Ils alimentent les manufactures du département et de Sèvres ; ils sont aussi exportés en Russie, en Italie, en Espagne et aux États-Unis.

Les montagnes de la région sont de formes arrondies et d'aspect pittoresque, le sol est accidenté, les parties les plus élevées sont incultes et recouvertes de bruyères et d'ajoncs. A une vingtaine de kilomètres de Limoges s'élèvent les collines d'Ambazac (420 mètres), de Sauvagnac (701 mètres) et de Blond (505 mètres).

Le climat froid et humide est sujet à de brusques variations. Les hivers sont longs et rudes ; le printemps pluvieux et froid ; l'été chaud et court. L'air est vifi et pur. Les vents les plus fréquents sont ceux du nord-ouest et du sud-ouest ; le premier sec et glacial, le second amenant la pluie. La moyenne de la température est de 11° centigrades. La couche d'eau tombant annuellement sur le sol limousin est de 0m93, supérieure ainsi à la moyenne de la France, qui n'atteint que 0m77. Les roches absorbent l'eau et la retiennent, aussi le sol s'échauffe-t-il lentement ; c'est une cause des variations de la température. Le climat du Limousin fait partie du climat auvergnat ; c'est à Limoges qu'il est le plus rigoureux de tout le département.

L'habitant du Limousin est en général de taille moyenne, assez robuste pourtant ; il est sobre et économe, patient, doux et dur au travail. Malgré les progrès de l'instruction, le nombre des illettrés est encore considérable ; le français est compris ou parlé, mais lé langage le plus usité est le patois, même en ville. C'est un dialecte roman dont le fond est le latin augmenté d'un peu de celtique. Au moyen âge, la langue limousine fut très répandue et surtout très considérée, les troubadours ne dédaignèrent pas de s'en servir ; parmi eux nous voyons Bertrand de Born et Bernard de Ventadour. Il y a certaines ressemblances entre l'espagnol et le patois limousin. Lors de l'émigration carliste, les Espagnols se faisaient très bien comprendre des paysans limousins.

Ce patois n'est plus à présent parlé que dans le pays de Limoges, où des transformations considérables l'ont à peu près complètement défiguré.

Il existe sur quelques points du département des vestiges de constructions et de voies romaines. La Vienne possède les assises de plusieurs ponts romains.

La densité de la population est inférieure ù la moyenne générale de la[395]France ; elle est de 67 habitants par kilomètre carré pour la Haute-Vienne.

Limoges est le siège d'un évêché et le chef-lieu du département. Posée sur le penchant d'une colline, à 261 mètres d'altitude, elle est arrosée par la Vienne, dont la largeur n'est là que de 78 mètres. La rivière n'est que flottable ; les bois du port de Naveix-Limoges arrivent par fottage jusqu'au pont Saint-Étienne, où ils sont arretés par le ramier.

Limoges, avec sa cathédrale gothique, ses clochers pointus, les toits rouges de ses casernes, les hautes cheminées de ses fabriques, émerge dans le brouillard rose du matin, ou la brume bleutée, qui, chaque soir, s'élève de la rivière. C'est une vaillante ouvriere, que la vieille cité des Lémovices ; au premier abord elle semble paresseusement allongée sur la verte colline, les vieux quartiers noirs se présentent les premiers groupés autour de la cathédrale, la vie en est absente ; mais montez au cœur de la vieille ville, gagnez la porte de l'une des grandes fabriques aviland ou Guérin à l'heure de la sortie, midi ou sept heures, c'est le Limoges ouvrier ; nous sommes loin de l'agreste poésie qui nous a saisis au vieux pont Saint-Martial. Autour des deux anciennes villes, et sur l'emplacement des faubourgs, qui les séparaient, s'étendent les nouveaux quartiers, percés de rues larges et droites, c'est là que se trouvent les plus belles places et les plus beaux édifices modernes. Prés des fabriques s'élèvent les maisons blanches et spacieuses, les quartiers neufs. Mais la ville s'agrandissant chaque jour, les faubourgs du Pont-Neuf, de Sainte-Valérie, continuent Limoges au delà de la Vienne ; ceux de l'avenue de Poitiers, de Paris, de Louyat ou de la route d'Angoulême, s'avancent démesurémentdans la campagne. Ce sont, pour les logements d'ouvriers, les quartiers les plus recherchés, par raison d'économie et pour l'air plus pur que l'on y respire.

Malgré les travaux considérables qui ont en grande partie transformé Limoges depuis le milieu du xv siècle, on peut reconnaître encore à leurs rues étroites et tortueuses, à leurs vieilles maisons et aux ceintures de boulevards qui ont remplacé leurs enceintes, les deux villes distinctes qui s'étaient formées au commencement du moyen âge. L'antique cité a pour caractères particuliers ses rues malpropres et ses maisons de pauvre apparence ; elle possède les deux plus curieux monuments : la cathédrale et le pont Saint-Etienne. La ville proprement dite occupe le sommet du monticule, ses rues plus fréquentées paraissent avoir été habitées de tout temps par une population plus aisée. La rue de la Boucherie, où subsiste encore la puissante corporation qui traita avec[396]nos rois et garde aussi fidèlement ses traditions que l'aspect moyenûgeux de ses demeures, la rue du Clocher, centre du petit commerce, sont les seuls vestiges de l'originalité de l'ancienne petite ville.

Limoges a connu l'époque des combats ; elle est depuis longtemps passée. Le Romain, le Wisigoth ou l'Anglais ne se présente plus à ses portes, et la flamme des grands fours qui s'élève dans la nuit est la seule sentinelle gardienne de la cité.

C'est l'industrie qui réclame aujourd'hui de nouvelles énergies, l'usine qui fait appel à de nouvelles forces, et les paysans voisins accourent en foule. Le dernier recensement de mars 1901 accuse une population de 83,925 habitants, dont une grande partie est occupée à la fabrication ou au commerce de la porcelaine. Les maisons sont au nombre de 7,225, renfermant 21,990 ménages ; la population a augmenté depuis cinq ans de 6,223 personnes, elle s'accroit de presque cinq habitants par jour.

§ 2. État civil de la famille

La famille se compose de quatre personnes.

1.Catherine G***, mère de famille, née à Limoges............ 57 ans.

2.Marie C***, sa fille aînée, née à Limoges............ 34 —

3.Marguerite C***, sa seconde fille, née à Limoges............ 30 —

4.Jeanne R***, sa troisième fille, née à Limoges............ 22 —

La mère et ses trois filles, profondément unies par une affection plus raffinée qu'on n'en rencontre ordinairement dans la population ouvrière de Limoges, vivent en une sorte de communauté que conduit en fait la fille aînée. Le trait qui domine est la stabilité des habitudes, en même temps que celle des opinions. Elles ont conservé du paysan l'attachement au sol. La mère est née rue de Paris, elle n'a presque jamais quitté le quartier, jadis pleine campagne, aujourd'hui faubourg très mouvementé de la cité populeuse.

Catherine, la mère de famille, s'ost mariée deux fois : jeune fille, épouse ou veuve, elle a toujours conservé son métier de brunisseuse, dont le léger salaire a dû suffire, pendant longtemps, au ménage, puis à la charge de parents vieux, d'un mari malade, enfin des trois jeunes enfants.

Julien C***, le père de Marie et de Marguerite, les deux aînées, était tonnelier, fils de braves cultivateurs des environs ; il a transmis à ses[397]filles sa robustesse de campagnard et sa belle nature franche et droite ; la finesse madrée des ancêtres paysans a disparu, par l'éducation plus affinée des fillettes.

Martial R***, le second mari, était liquoriste, fils d'ouvrier, il était très habile et gagnait 90 fr. par mois. Mais le métier était une tentation ; « et quelque diable aussi le poussant », il prit des habitudes d'intempérance qui compromirent gravement sa santé.

Jeanne R***, l'enfant du second mariage, est la « gâtée » de la famille. Trop jeune aux mauvais jours pour souffrir de la misère et surtout de l'angoisse, de cette épouvante du lendemain, qui étreint parfois les pauvres, elle a vu, quand elle a été en âge de comprendre, l'aisance rentrer au foyer, et son intelligent concours y a grandement aidé. Actuellement c'est la « petite » qui gagne le plus. Jeanne est bien plus frêle que ses sœurs, mais aussi plus habile, plus artiste, plus « demoiselle ».

§ 3. Religion et habitudes morales.

Catherine et ses filles sont catholiques ferventes, ces dernières sont même pieuses. Elles chôment régulierement le dimanche, qui est consacré aux exercices de religion ; leur paroisse les voit à la messe de dix heures. Cependant la matinée a été employée aux petits travaux de blanchissage et de repassage qu'elles ne peuvent faire dans la semaine. Il est à remarquer que la famille C*** possède une religion éclairée et beaucoup mieux entendue que celle de la plupart des Limousins, aussi bien de la ville que de la campagne. Ces derniers sont attachés à une quantité de dévotions qui vont parfois jusqu'à la superstition absurde. La théorie du « mauvais oeil », celle des « sorts », et bien d'autres, sont partie essentielle du bagage religieux d'un Limousin. A ce propos, on pourrait rapprocher cette province de la Bretagne, la première peut rivaliser avec la seconde pour ses légendes fantastiques et démoniaques.

La famille étudiée se recommande par l'union admirable qui existe entre la mère et les filles, par sa haute réputation d'honnêteté et d'ardeur au travail. On voit, à l'air heureux de ces femmes, qu'elles sont fières de leur petite aisance, car elles ne la doivent qu'à elles seules ; et quel prix n'attachent-elles pas à leur bien-être relatif !

La grande pièce qui compose leur logement est tenue avec une méticuleuse propreté ; mais aucune recherche de ce luxe pauvre, qui fait[398]peine à voir dans beaucoup d'intérieurs ouvriers, car il témoigne d'une douloureuse préoccupation. Ici, rien de tout cela. On se sent au large dans une atmosphère de simplicité heureuse et de vraie fierté, pas de vanité. Les meubles sont lourds, peu élégants mais solides ; et chaque bibelot posé sur la cheminée ou sur la commode est un touchant souvenir dont l'histoire fait monter les larmes aux yeux du visiteur : cette jolie pendule de porcelaine a été achetée par Marie pour sa mère la première fois qu'elle put distraire quelques sous du nécessaire quotidien, et le chef d'atelier ému lui a fait choisir presque une œuvre d'art, qu'une toute petite tare empêchait de vendre cher. Ce grand portrait au fusain est l'œuvre d'une amie, pauvre déclassée, qui de malheur en faute était arrivée jusqu'à l'atelier ; la charité des « petites C*** » a ramenée !....

C'est un spectacle admirable et réconfortaunt que celui de cette famille : de cette jeune femme restée veuve à trente-sept ans avec trois enfants, les élevant seule, sans secours, avec le salaire de son travail, le plus humble de l'atelier ; de cette fille aînée servant de mère à ses surs, et de soœur à sa mère, se sacrifiant sans compter, et malgré les dangers de l'atelier restant non seulement bonne et pieuse, mais délicate comme on en voit peu dans ces pauvres milieux ; ne pensant qu'à soutenir sa mère et à préserver les « petites ». En somme, un intérieur exceptionnel à ce point de vue. Cependant, on en trouve encore à Limoges de ces vieilles familles d'ouvriers, ayant gardé leur religion et leurs traditions et qui, dans le flot socialiste et délétère, semblent être oubliées là, comme une semence pour l'avenir.

Au moment de nos dernières visites, le fiancé de la fille cadette Marguerite, un ouvrier peintre sur porcelaine, se trouvait dans la maison, la joie de ces pauvres femmes était touchante ; leur naif bonheur faisait du bien à l'ame. Comme celui qui a échappé à un grand danger, la famille jouit avec reconnaissance du retour des amis éclipsés au moment de la grande crise.

En dehors du groupe intime, peu de relations ; elles se suffisent aè elles-mêmes et ne croient pas trop aux grandes protestations d'amitié. Élevée chez les religieuses jusqu'à quatore ans, Jeanne est très diférente dans ses goûts de la plupart de ses compagnes d'atelier ; la delicatesse native de Marie et son sérieux ont fait pour elle plus que education.

§ 4. Hygiène et service de santé.

[399] Le travail d'une ouvrière porcelainiere n'est pas extrêmement fatigant, le surmenage seul peut le rendre nuisible. Les dangers ne sont grands que pour les poudreuses.

La mère est très usée, les privations qu'elle a subies y sont pour beaucoup plus que le travail du métier. Jadis grande (1m61), élancée, mais vigoureuse d'aspect, avec ses traits réguliers, son épaisse chevelure châtain, elle est à présent voûtée, et elle a pris de l'embonpoint, comme toutes les anémiques sédentaires ; ses lourdes nattes sont presque blanches, la lenteur de ses mouvements démontre la langueur d'un organisme fatigué.

Le surmenage de l'atelier n'a pas trop agi sur Marie, elle respire la force, l'énergie dans son activité. Alerte, de taille élevée (1m67), elle est brune. maigre et nerveuse, bien faite pour le travail. L'ouvrage des décoreuses n'est pas nuisible à la santé comme celui de la fabrication dans des salles surchauffées ou les retoucheuses respirent constamment la poussière blanche. Néanmoins, la forte odeur des couleurs, l'immobilité ̀ garder, le régime auquel elles sont soumises, les aliments mal cuits et absorbés à la hâte, ne constituent pas des conditions d'hygiène favorables.

La « petite » Jeanne est très faible, elle a souvent des crises d'étouffement, des bronchites ; elle est entourée de mille précautions inquiètes par sa grande sur, compagne de même atelier. On lui fait suivre un traitement de douches à l'hôpital où, sur un certificat du médecin, elle est admise gratuitement tous les matins.

La fille cadette a une superbe santé. Contre les attaques de la maladie, elles n'ont toutes qu'un seul secours : l'énergie individuelle ; en cas de petites indispositions, les soins à domicile ; contre les indispositions plus graves, l'hôpital.

§ 5. Rang de la famille.

La famille présente toute la série de la montée ouvrière dans la hiérarchie du métier. En efet, alors que le père de la mère de famille était[400] « mâche-pâte », c'est-à-dire le plus humble collaborateur de la fabrication, sa fille est devenue brunisseuse, les filles de celle-ci sont arrivées au titre de décoreuses, et la plus jeune de toutes, qui est elle-même issue d'un père ouvrier de distillerie, fils d'ouvrier, plus pétrie de vie urbaine, est parvenue à une fonction des plus recherchées, celle de a fileur . Au point de vue moral, le mérite exceptionnel a été de pouvoir supporter cette montée sociale sans se corrompre. L'attachement à la foi religieuse, stimulé par une éducation confessionnelle et soutenu par la misère même, qu'elle a fait accepter sans révolte, a été le principe de cette force morale et le point de départ du relevement d'aujourd'hui.

Moyens d'existence de la famille

§ 6. Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris)

Immeubles............ 0f 00

La famille n'a aucune propriété immobilière et ne songe pas à en acquérir jamais.

ARGENT ET VALEURS MOBILIÈRES économisés depuis trois ans que la famille a fni de payer ses dettes............ 2,950f 00

Somme déposée à la caisse d'épargne, 950f 00 ; — obligations de chemin de fer, 2,000f 00. — Total. 2,950f 00.

ANIMAUX DOMESTIQUES............ 0f 00

Pour mémoire : un chat.

Matériel spécial des travaux et industries............ 49f 60

1° Pour le travail de la porcelaine. — 6 pinceaux, 2f 00; — 1 brunissoir en agate, 1f 50 ; — 4 blouses d'indienne bleue, 10f 00. — Total, 13f 50.

2° Pour le raccomodage du linge et des vêtements. — Aiguilles, ciseaux, etc., 8f 00 ; — 1 machine à coudre, achetée d'occasion, 20f 00. — Total, 28f 00.

3° Pour le blanchissage du linge. — 1 battoir, 0f 60; — 3 fers à repasser, 6f 00; — 1 fer à gaufrer, 1f 50. — Total, 8f 10.

Valeur totale des propriétés............ 2,999f 60

§ 7. Subventions.

[401] Les subventions ne sont pas nombreuses : l'école libre gratuite, où ont été élevées les jeunes filles, l'asile des Petites Sœurs des Pauvres qui a recueilli les vieux parents, quelque peu la charité individuelle dans les moments de grande gêne, et maintenant plus rien, sinon les douches pour la petite Jeanne. Elles sont données gratuitement̀ l'hôpital, comme elles le sont toujours sur la présentation d'un médecin. C'est une économie de 0f75 par jour.

On ne peut compter sur le secours des parents éloignés, avec lesquels on n'a entretenu aucune relation.

§ 8. Travaux et industries.

Ici le premier plan appartient à la description de l'atelier de décor, ou s'écoule une grande partie de la vie de nos jeunes filles, c'est-à-dire de sept heures à sept heures en été et de huit heures à huit heures en hiver, avec interruption d'une heure et demie pour le déjeuner.

L'atelier de décor est une salle longue de 10 à 15 mètres, large de 6 mètres ; on y voit une file de tables élevées munies d'accoudoirs ; sur de hauts tabourets et devant chacune d'elles sont assises six ou huit ouvrières ; vêtues de longues blouses d'indienne bleue, elles couvrent de couleur les dessins imprimés sur la porcelaine : ce sont les décoreuses enlumineuses Le chef d'atelier circule entre les rangs, préparant les couleurs, surveillant l'exécution. A ce groupe appartient Marie.

Les décalqueuses, parmi lesquelles Marguerite, découpent des dessins, les disposent avec grâce sur l'objet, pressent avec vigueur, puis vont laver la pièce à grande eau dans des baquets disposés le long de la salle : le papier s'enlève, le dessin reste imprimé.

Le travail de brunisseuse, qui est celui de la mère, consiste à rendre à l'or noirci par la cuisson l'éclat qu'il doit avoir.Il faut frotter longuement, au moyen d'une agate, la partie décorée. La même ouvrière affine aussi les rebords de la porcelaine avec du papier de verre.

Le travail de « fileur » consiste à faire au tour les filets qui ornent la[402]porcelaine ; ordinauirement réservé aux hommes, il est fort bien payé. C'est l'occupation de Jeanne.

En janvier, les patrons font l'inventaire et, sous ce prétexte, congédient les ouvriers; si les affaires ne vont pas, le chômage dure parfois un mois ; cet inventaire est la terreur des ouvriers. On peut compter en moyenne trois semaines de chomage forcé. Les ouvriers sont réduits à l'inaction et de là aux dettes.

La meilleure saison correspond aux mois d'octobre, de novembre et de décembre, à cause des commandes d'Amérique et d'Angleterre pour le « Christmas.»

Pour établir le gain de la famille, on peut compter par journée 2f pour la mère, autant pour la cadette ; par heure 0f 25 pour l'aînée et 0f 35 pour la plus jeune.

La paye se fait par quinzaine.

L'apprentissage n'a rien coûté, on prend les enfants vers treie ans et on les paie d'abord 2 ou 3f par quinzaine.

Les frais de matériel de travail sont insignifiants, la fabrique fournit, mais à charge de l'ouvrière, les pinceaux, le brunissoir, c'est tout ce qu'il faut aux ouvrières de cette monographie.

Travaux accessoires et industries domestiques. — La vie de l'ouvrière porcelainière ne laisse aucun temps pour les petites industries accessoires qui constituent lindépendance et la prospérité des familles paysannes. Hors les quelques jours de chômage forcé, quel intervalle trouverait-on pour l'exercice de travaux compliqués La plupart des porcelainières sont d'une insigne maladresse pour tout ce qui n'est pas de leur métier, elles ne sauraient se faire un corsage ou une jupe, le ménage est très sacrifié, le raccommodage sommaire, le lavage exécuté par une auxiliaire du dehors. Ici il n'en est pas tout à fait de même, grâce à l'union qui existe entre les sœurs ; la cadette, ayant appris l'état de couturière, fait profiter la famille de son savoir-faire. Fait inoui chez les porcelainières, on possède une machine à coudre et, pendant les soirées, après le repas de huit heures, on confectionne quelques vetoments, des chapeaux mêmel

Mode d'existence de la famille

§ 9. Aliments et repas.

[403] Pour l'alimentation et les dépenses qu'elle entraine, il existe une grande diférence entre l'hiver et l'été. Quand la température ne nécessite pas de feu le soir, on va chercher la soupe dans une maison voisine ; pour 0f 20 on en a pour toute la famille. C'est une grande économie et un usage très répandu à Limoges.

Ce qui domine dans l'alimentation, c'est la pomme de terre.

On fait trois repas par jour. Aussitôt après le lever, vers six heures, on déjeune avec du café, du pain, des restes de la veille. Jeanne substitue aux aliments simples de ses surs des salaisons et surtout des sardines.

A midi, le travail est suspendu pendant une heure et demie, et conformément à la loi du 12 juin 1893, il est interdit aux ouvriers de prendre leur repas dans les ateliers ou dans des locaux affectés au travail. La famille est obligée de faire au moins deux kilomètres pour rentrer à la maison et revenir à la fabrique.

La soupe, préparée dès le matin, est restée dans le four de la cuisinière n ; soupe maigre, sauf le dimanche, aux pommes de terre, aux haricots, aux choux surtout ; c'est la « bréjaude »; un plat de viande, mouton aux pommes de terre, conservé aussi dans le four, ou côtelettes, bifteck, charcuterie, beaucoup de salade en été ; tel est le menu du

Le soir, à huit heures ou huit heures et demie, une soupe abondante et du fromage sur le pain ; à leur saison, les « bonnes châtaignes du Limousin », que les marchandes vendent toutes blanchies, constituent le troisième repas.

§ 10. Habitation, mobilier et vêtements

L'habitation de la famille est située rue de Paris, anciennement faubourg de Paris, près de la place Sadi-Carnot. Cette inteorminable rue est[404]noire, sale, étroite comme toutes les rues de Limoges qui ne sont pas de construction récente. Là, au deuxième étage, après un modeste escalier de bois, on trouve une vaste chambre, avec un tout petit cabinet servant de débarras ; deux bons et grands lits de bois, deux tables en noyer, une massive commode en même bois, une machine à coudre, un fourneau « cuisinière », rangés autour de la pièce principale, ne la remplissent pas et permettent encore de circuler. C'est la « salle » à l'aspect campagnard. Les lits garnis de draps grossiers un peu roux, sont en noyer de cette nuance claire qui s'harmonise avec le rouge andrinople des courtepointes pour la plus grande joie des paysans ; ils sont confortablement garnis de matelas et de couvertures. En face de la porte, la cheminée, sur le marbre de laquelle s'étalent des bibelots de porcelaine, quelques petites tasses et des photographies ; la cuisinière est devant la cheminée, interceptant le courant d'air. Entre la fenêtre aux petits rideaux blancs et la cheminée, la grande table ronde aux battaunts abaissés, couverte d'un petit tapis sur leoquel, un peu pele-mêle, sont le raccommodage commencé et les livres faisant les frais de la lecture du soir. Ces livres ont été prêtés par une compagne d'atelier, jeune fille de famille, réduite par la misèreà cethumble métier, et que la délicatesse native de Marie a seule pu apprivoiser. Cette amie est une ancienne élève du Sacré-Cour ; on est très fier de son affection et de ses « prix ». En face de la fenêtre, un grand portrait, fusain très ressemblant, représente Marie. C'est encore un souvenir d'une transplantée !.... Au chevet du lit, un grand fauteuil de paille pour la mère, avec un coussin d'andrinople rouge sur lequel le chat ronronne toute la journée en attendant la bonne femme ; dans le coin au pied du lit, une petite table que l'on transporte près du fourneau et de la lumière pour les repas. On s'assied peu à table en général, chacun mangeant « sur le pouce ». La commode, le « meuble » de la maison, est sous le grand portrait, elle supporte les « élégances » de la famille : la petite pendule de porcelaine et les plus jolis bibelots ; un peu au-dessus, sur une petite étagère, une statuette de la sainte Vierge. un grand chapelet de Lourdes ; près du lit, les cadres de première communion ; dans les encoignures et contre la porte, des portemanteaux munis de longs rideauux, et destinés à accrocher les robes. Une planche au-dessus de la porte reçoit les chaussures et quelques cartons.

La pièce mesure huit mètres sur six, avec trois mètres de hauteur.

Meubles............. 444f 00

1° Literie. — 2 lits en noyer. 100f 00 ; — 2 sommiers, 80f 00 ; — 2 matelas,[405]30f 00 ; — 2 lits de plume, 40f 00; — 2 traversins, 6f 00 ; — 2 oreillers, 8f 00 ; — 4 couvertures, 10f 00 ; — 2 couvre-pieds, 2f 00. — Total, 276f 00.

2° Autre mobilier. — 1 grande table en noyer, 15f 00 ; — 1 petite table en bois blanc, 2f 00 ; — 1 commode en noyer, 20f 00; — 4 chaises, 8f 00; — 1 fauteuil de paille, 3f 00 ; — 1 table de nuit, 4f 50 ; — 1 fourneau, 80f 00 ; — 1 reveil, 6f 00; — 1 lampe, 1f 35; — 1 abat-jour, 0f 65 ; — tapis et bibelots, 7f 00; — 1 paire de rideaux de fenêtre, 1f 25; — quelques tasses et soucoupes (ornements), 1f 25 ; — statuette, cadres, étagère, crucifix, 4f 00 ; — chromos, 4f 00. — Total, 168f 00.

Ustensiles............ 48f 0

1° Dépendant du fourneau. — Pelle, pincettes, tisonnier, seau à charbon, 2f20.

2° Employés pour la préparation et la consommation des aliments. — 1 braisière, marmite, 3f 00; — l grande casserole, 3f 50; — 3 petites casseroles émaillées, 2f 50; — 1 passoire, 0f 45; — 1 cafetiére-filtre, 1f 15 ; — moulin à café, f 25 ; — couteaux, fourchettes, cuillers (fer-blanc), 4f 50; — plats et récipients divers, 2f 00 ; — 6 assiettes à soupe en faïence, 0f 90 ; — 12 assiettes porcelaine fine décorée (déchet), 4f 20; — 6 verres, bouteilles, carafe, 3f 90; — 1 service à café en porcelaine, 6f 00. — Total, 33f 65.

9°Employés pour les soins de propreté. — Pots à eau et cuvette, vases, 5f 50 ; — 1 broc et 1 seau en fer battu, 3f 95 ; — 1 bassine à laver la vaisselle (fer-blanc), 1f15 ; — 1 pelle en fer battu (pour ordures), 1f 35. — Total, 12f 25.

Vêtements : La mère a conservé les vêtements réservés aux ouvriers, elle n'a cependant pas le « barbichet » que portait sa mère à elle, car Catherine est née en ville et y a toujours habité. Les jeunes filles ont complètement adopté le costume des « demoiselles » et elles le suivent avec plus ou moins de goût et d'élégance. Valeur totale............ 593f 75

VÊTEMENTS DE LA MÈRE............ 98f 35

1° Vêtements du dimanche. — 1 jaquette en drap noir, 10f 00; — 1 costume en cachemire noir, 30f 00 ; — 1 chapeau, 4f 00; — 1 paire de souliers, 6f 00; — 1 paire de gants de jersey, 1f 45 ; — 1 parapluie, 3f 00; — 1 chale de laine noire, 5f 00. — Total, 59f 15.

2° Vêtements des jours ordinaires se confondant avec ceux de travail. — jupons, 2f 50 ; — 2 vieilles jupes, 2f 50 ; — 2 camisoles de cotonnade, 2f 00 ; — 9 chemises de coton, 10f 00; — 2 gilets de flanelle, 4f 00 ; — 4 paires de bas de laine, 4f 50; — 2 paires de chaussures de tresse, 3f 50 ; — 1 tablier de toile bleue, 2f 00; — 1 foulard, 0f 90 ; — 1 corset, 2f 00; — 6 mouchoirs, 2f 00; — 1 blouse de toile bleue pour l'atelier, 3f 00. — Total, 38f 90.

VÊTEMENTS DE LA FILLE AINÉE............ 156f 45

1° Vêtements du dimanche. — 1 robe en cheviotte, 30f 00 ; — 1 jaquette, 20f 00; — 1 chapeau de feutre, 4f 75; — 1 chapeau de paille, 7f 00 ; — 1 paire de bottines, 9f50 ; — 1 paire de gants de pean, 1f75 ; — 1 parapluie, 2f 75 ; — 1 ombrelle, 2f 00; — 1 paire de caoutchoucs, 2f 75; — 1 cravate, 0f 50 ; — 1 robe cotonnade, 10f 00. — Total, 91f 00.

2° Vêtements de tous les jours et de travail. — 4 corsages, 12f 00 ; — 12 chemises de coton, 25f 00 ; — 4 paires de bas de coton, 5f 00 ; — 3 paires de bas de laine, 6f 00 ; — 2 vieux chapeaux, 4f 00 ; — 1 paire de chaussures de tresse, 1f 50 ; — 1 paire de vieux souliers, 3f 00 ; — 1 pèlerine de laine, 2f 00 ; — 1 tablier coton[406]nade, 1If 50; — 2 foulards, 1f 20; — 1 paire de gants de jersey, 1f 25; — 1 blouse de cotonnade bleue pour l'atelier, 3f 00. — Total, 65f 45.

VÊTEMENTS DE LA SECONDE FILLE............ 166f 00

1e Vêtements du dimanche. — 1 robe en cheviotte, 30f 00 ; — 1 jaquette, 20f 00 ; — 1 paire de bottines, 9f 50 ; — 1 paire de gants de peau, 1f 75; — 1 chapeau de paille, 7f 00; — 1 parapluie, 2f 75 ; — 1 ombrelle, 2f 00; — 1 paire de galoches caoutchouc, 2f 75 ; — 1 grand manteau rotonde, 9f 50; — 1 cravate, 0f50; — 1 chapeau de feutre, 4f 75. — Total, 90f 50.

2° Vêtements de tous les jours et de travail. — 1 robe de cotonnade, 10f 00; — 1 paire de gants de jersey, 1f 25; — 4 corsages, 12f 00 ; — 2 chemises de coton, 25f 00 ; — 4 paires de bas de coton, 5f 00; — 3 paires de bas de laine, 6f 00 ; — 2 vieux chapeaux, 4f 00 ; — 1 paire de chaussures de tresse, 1f 50 ; — 1 paire de souliers, 3f 00 ; — 1 pèlerine de laine, 1f 50 ; — 1 tablier cotonnade, 1f 50 ; — 1 petit fichu, 1f 75 ; — 1 blouse d'atelier, 3f 00. — Total, 75f 50.

VÊTEMENTS DE LA TROISIÈME FILLE............ 172f 95

1° Vêtements du dimanche. — 1 robe en cheviotte, 35f 00 ; — 1 jaquette, 25f 00 ; — 1 chapeau de feutre, 4f 75 ; — 1 paire de bottines, 9f 95 ; — 1 paire de gants de peau, 1f 75 ; — 1 parapluie, 2f 75 ; — 1 ombrelle, 2f 00 ; — 1 paire de galoches caoutchouc, 2f 75 ; — cravates, 1f 50 ; — 1 tablier fantaisie, 1f 55 ; — 1 chapeau de paille, 9f 75. — Total, 96f75.

2° Vêtements ordinaires et de travail. — 1 robe cotonnade, 10f 00 ; — 1 paire de gants de jersey, 1f 25 ; — 4 corsages, 12f 00 ; — 12 chemises de coton, 25f 00 ; — 4 paires de bas de coton, 5f 00 ; — 3 paires de bas de laine, 6f 00 ; — 2 vieux chapeaux, 1f 00 ; — 1 paire de chaussures tresse, 1f 50 ; — 1 paire de souliers, 3f 00; — 1 pèlerine de laine, 1f 50; — 1 tablier cotonnade, 2f 75 ; — foulards, 1f20 ; — 1 blouse de toile bleue pour l'atelier, 3f 00. — Total, 76f 20.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 1,085f 85

§ 11. Récréations.

Beaucoup d'autres familles ouvrières s'accordent plus de jouissances et de distractions que la famille C***, mais peu ont moins de privations. La plupart des ouvriers vont de temps en temps au théatre, les plus aisés ont vu « l'Aiglon » à la septième ou huitième représentation. La famille C*** n'y songe pas, la mère n'y prendrait aucun intérêt ; on préfère jouir dans l'intimité d'une récréation plus simple.

Le dimanche, après la messe, on s'en va l'été au loin dans la campagne, dilner dans quelque pré sur les bords de l'Aurance ; souvent le fiancé de Marguerite est de la partie, on se promène, on pêche les écrevisses, et l'on joue comme des enfants ; parfois, durant les longues soirées d'été, on va se promener hors des faubourgs ; l'hiver, on fait un[407]tour de ville afin d'admirer les étalages, on lit, ou bien on assiste aux petites représentations données par les Frères des écoles chrétiennes pour lesquelles quelque jeune voisin a procuré des cartes. La musique militaire, au champ de juillet ou au jardin d'Orsay, la revue du 14 juillet, le feu d'artifice, sont les prétextes de quelques promenandes que fait la famille, sans grand intérêt ni grand plaisir, mais pour faire comme tout le monde. Les foires, durant un mois, de la Saint-Loup et des Saints-nnocents, et les masques du mercredi des Cendres ont un peu plus d'attrait pour les quatre porcelainières.

En 1891, Marie prit part au grand pèlerinage ouvrier à Rome ; elle y fut envoyée par le syndicat des patronnes et ouvrières, corporation Saint-Antoine, dont elle faisait alors partie.

Ce voyage ne lui a fait aucune impression ; elle est revenue au bout de huit jours, ne rapportant que la fatigue ; et plus disposée que jamais à trouver sa rue de Paris une incomparable merveille. Il fallut cependant satisfaire l'ardente curiosité des compagnes : à toutes leurs questione avides, Marie répondit que l'Italie était le plus beau pays du monde. Ce voyage aurait fait un plaisir immense à une jeune fille un peu plus instruite et d'un autre milieu, mais la bonne tenue de Marie l'avait fait choisir par sa corporation.

Histoire de la famille

§ 12. Phases principales de l'existence.

L'ouvrière est fille d'un màche-pate n ou a marche-pâte, manosuvre employé au transport de la pate à porcelaine. Ce robuste Limousin et sa femme, paysanne de Thouron (près de Limoges), pris de l'ivresse qui fait préférer le travail de ville à celui des champs, vinrent à Limoges, et prirent, rue de Paris, un tout petit logement, oû Catherine reçut les lecons de sa pieuse mère et fit la dure expérience de la misère.

Le marcheur gagnait peu : 2f par jour, la mère n'avait pas l'habitude du travail d'atelier, et elle restait au logis ; Catherine fut placée à quinze ans comme brunisseuse au service d'une fabrique voisine ; le travail était facile, mais peu rémunéré, puis il était rare et manquait[408]de régularité. L'enfant travaillait à la pièce et pouvait efectuer la besogne chez elle.

A vingt-trois ans, Catherine épousa un ouvrier tonnelier, Julien C*** dont les parents étaient encore métayers aux environs de Limoges. La jeune brunisseuse redoublait d'ardeur au travail ; trois bébés se succédèrent rapidement au logis : Marie, qui a toujours porté vaillamment son « droit d'ainesse », un petit garçon qui mourut très jeune, et Marguerite. Le père succomba bientôt à une fluxion de poitrine, Marie avait sept ans. La malheureuse veuve connut dès lors toutes les privations, tous les héroismes. Elle revint auprès de ses parents, et pour augmenter ses minces profits, elle « faisait des ménages » dans un restaurant-auberge, le matin, avant de partir pour l'atelier, à midi et le soir, en rentrant. En quittant un ouvrage, elle courait à l'autre. Cela lui valait un supplément de gain de 8f par mois.

Les enfants grandissaient, mais les vieux parents, de moins en moins capables de travailler, voyaient leurs ressources diminuer. Catherine songea à se remarier « pour n'être plus à la charge des vieux et sortir de peine ». Elle épousa, en 1877, Martial R***, un liquoriste, bon cœur, hardi au travail, « dur à lui-même et aux autres ». Il était veuf aussi, et avait deux petits enfants, de huit et de six ans. L'année d'après, un cinquième berceau vint remplir la chambrette. L'homme gagnait 90f par mois, la femme presque 2f par jour : il fallait avec cela faire vivre toute la famille. Le vieux « mâcheur » de pâte avait été renvoyé de la fabrique, car ses forces trahissaient son courage. Catherine, accablée de charges, ne pouvait lui venir en aide. Une dame charitable le fit alors entrer chez les Petites Sœurs des pauvres.

La vieille mère dut aller vivre chez Catherine, mais le liquoriste n'avait pas l'humeur facile, la gêne était extrème, et la pauvre femme, comprenant qu'elle était une bouche inutile, demanda à être admise, elle aussi, à l'asile des vieillards. Quelques-uns de ses misérables meubles furent donnés à l'hospice, les autres vendus aux enchères, et le peu que Catherine put retirer de ses vieux souvenirs l'aida à nourrir « son petit monde » ; les enfants de son mari comme les siens en eurent leur part.

La misère était rude, elle le devint encore davantage. Martial tomba malade, brûlé par l'alcool ; il travailla aussi longtemps qu'il le put ; les derniers jours, il allait encore à l'atelier, il s'y faisait conduire en voiture ; enfin, il dut s'aliter, ne pouvant plus lutter contre la maladie. Pendant huit mois, il fallut pourvoir aux frais de médicaments et à[409]l'entretien de tout le ménage. La pauvre femme allait chercher l'ouvrage à l'atelier et le faisait chez elle, près du grabat de son mari; les patrons, qui la connaissaient, lui firent cette faveur.

La fille aînée, Marie, avait quitté l'école à dix ans, au moment du second mariage de sa mère, pour faire le ménage et la petite maman . Puis elle était entrée comme apprentie dans la fabrique de sa mère, recevant 2f, 3f, puis 5fpar quinzaine.

A la mort de son beau-père, elle gagnait 0f 20 l'heure ; mais qu'était-ce que le gain de ces deux femmes pour l'entretien de six personnes ?...

Cette année, le travail manqua dans plusieurs fabriques. Marie demeura quinze jours sans besogne. Les malheureuses étaient désespérées.... Les parents de la première femme du liquoriste se conduisirent alors avec la plus grande cruauté envers Catherine, qui avait soigné leurs petits-enfants comme les siens, et les avait gardés sans aucune rétribution plusieurs mois après la mort du père. Ces gens rapaces retirèrent à la pauvre famille tous les meubles dont le liquoriste n'avait que la jouissance ; tout fut vendu, ceux mêmes qui étaient à Martial en propre. La petite Jeanne reçut comme héritage de son père 33f 75 qu'on placa à la caisse d'épargne, pour que sa mère et ses sœurs ne puissent en bénéficier. En vain Catherine supplia-t-elle qu'on lui accordat un peu de répit ; les meubles de son mari enlevés, il ne lui restait plus qu'un lit (pour quatre personnes !) et deux chaises ; ni table ni armoire, une petite cauisse de bois servit à en tenir lieu.

Alors commence la période la plus dure ; le loyer était trop cher, on quitte le faubourg natal pour chercher une petite chambre à 90f, pas très loin, presque à la campagne. C'était un exil ; Catherine ne put jamais s'y habituer ; les privations étaient extrêmes et constantes, elle vendit son anneau de mariage ; on manqua parfois d'ouvrage, souvent de pain, et, toujours on était rationné. Dans toutes ces douleurs, Marie, la vaillante aînée, fut le soutien matériel et moral de sa mère. Elle refusa de se marier, repoussa l'idée de la vocation religieuse, qui l'attirait, pour rester à son poste. « Décoreuse » dès l'âge de onze ans, elle se fit apprécier dans les divers ateliers où elle passa. Dans l'un d'eux, où l'ouvrage manquait souvent, on n'employait qu'elle d'une manière régulière ; peu à peu, toutes les ouvrières furent congédiées, Marie resta la dernière, jusqu'à ce que le petit atelier, écrasé par la concurrence de ses puissants voisins, disparùt à son tour ; elle y était restée cinq ans ; la patronne l'aimait maternellement, et prenait d'elle des[410]leçons de décor pour se mettre à même de remplacer une ouvrière, au moment où la crise l'obligeait à renvoyer les siennes.

Au second atelier où elle entra, elle fit admettre sa mère, qui exercait toujours le métier de brunisseuse. Les journées étaient parfois de dix heures. C'était un bon gain. Marie arriva rapidement de 0f20 a 0f 25 l'heure.

Une joie n'arrive jamais seule.... On put rentrer au faubourg de Paris, grâce à l'obligeance d'une amie. L'espoir revenait ; on retrouvait les anciennes connaissances et, avec elles, l'appui que se donnent si facilement les pauvres gens. Elles commencèrent à acheter les meubles, les objets les plus indispensables dont on se « passait » depuis trois ans ; deux petits lits de fer, une table, vinrent s'ajouter au trop modeste mobilier. La fille cadette, Marguerite, qui avait appris pendant trois ans la couture, ne put trouver d'occupation dans ce métier encombré ; sa mère fit un acte d'énergie et la plaça à l'atelier de décalqueuse, où elle gagna tout de suite 0f 50 par jour. Le calme revenait après les terribles angoisses, désormais il irait en s'accentuant. Jeanne, à quatorze ans, quitta l'école des Sœurs et fut placée à la fabrique B, ou Marie entra bientôt aussi. Une femme, faisant accidentellement le métier de fileur n, frappée de l'intelligence et de la docilité de eanne, demanda à l'aînée la permission de la prendre comme apprentie pour une partie où elle obtiendrait de meilleurs salaires. Jeanne gagna successivement 0f 10, 0f 15, 0f20à l'heure ; actuellement, elle a remplacé sa protectrice, elle est « fileur » et gagne 0f 35 lhneure.

§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille

Deux veuvages et la charge des enfants en bas age, une sauisie, la brutalité des parents du second mari, les frais d'entretien des grandsparents, vieux et incapables de travail, n'ont pas sufi à donner à la famille des idées de prévoyance et d'assurance. Toujours les moyens les plus simples sont venus au secours de la malheureuse femme ; en première ligne, il faut noter son énergie individuelle, son esprit d'économie et d'ordre, mais surtout le dévouement de la fille aînée, sa véritable piété filiale, qui a créé l'union intime de ce petit groupe, ce grand esprit de famille.

[411] Une seule fois, au plus fort de la crise, on a mis quelques objets au mont-de-piété, mais peu de temps a suffi pour les en retirer.

La faumille ne participe à aucune caisse d'assurance, elle est soumise seulement à l'assurance-accidents obligatoire en fait. Pendant quelque temps, elle fit partie d'une société de secours mutuels, le syndicaut mixte des patronnes et ouvrières porcelainières, mais après deux ans, n'en ayant pas tiré profit, elle s'en retira.

ÉLÉMENT DIVERS DE LA CONSTITUTION SOCIALE

FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE ; PARTICULARITÉS REMARQUABLES ;

APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES ; CONCLUSIONS.

§ 17. L'INDUSTRIE DE LA PORCELAINE A LIMOGES

[422] Quand les fourneaux des émailleurs s'éteignaient, une importante industrie, celle de la porcelaine, s'implantait à Limoges, et quel que soit le passé industriel de la ville, grâce à elle, le présent ne jette pas un moindre éclat. Peu de cités peuvent se vanter d'une pareille tradition, car les arts du feu l'ont illustrée depuis saint Eloi ; aux XIIe et XIIIe siècles, les émaux limousins furent célèbres dans le monde entier, et aujourd'hui les grandes manufactures de porcelaine exportent pour vingt-cinq à trente million environ aux Etats-Unis, dans l'Amérique du Sud, dans l'Europe entière, en Orient, en Australie, en un mot, dans tous les pays civilisés.

Le progrès a été rapide, car la porcelaine de Limoges n'était point connue avant les dernières années du XVIIIe siècle. Le kaolin venait d'etre découvert à Saint-Yrieix et la France allait pouvoir arracher à lae Chine ce monopole envié depuis presque trois siècles. Les produits chinois avaient pénétré dans l'empire romain avec les caravanes de la Tartarie, puis l'islamisme s'était posé comme une barrière entre l'Europe et l'Asie, arrêtant toutes relations commerciales. La porcelaine de Chine était complètement oubliée quand les Portugais la ramenèrent en Europe. Les premiers arrivages importants sont dus aux Hollandauis : ils datent de 1520 environ. Dès lors, les chercheurs de l'Europe entière se mirent en quête du procéde de fabrication de ce produit blanc et fin, si diférent des poteries grossières que l'on connaissait.

En 1709, le kaolin fut découvert par hasard en Saxe ; l'électeur fit garder avec un soin jaloux la terre et le secret de la fabrication, et il fallut que la femme d'un médecin de Saint-Yrieix, Mme Darnet, eût[423]l'idée de substituer au savon la terre blanche et savonneuse qu'elle avait trouvée au Clos-de-Barre, à un kilomètre de Saint-Yrieix, pour que la France apprenne qu'elle avait aussi d'importants gisements de cette terre précieuse.

Tourneur de creux [notes annexes]
Tourneur de creux [notes annexes].

La fabrique royale de Sèvres produisait alors cette ancienne porcelaine tendre qui, par la fusion de son émail à basse température, se prête admirablement à la décoration et à l'incorporation des couleurs, mais qui est loin de présenter la dureté nécessaire pour les objets usuels. En 1761, la manufacture de Sèvres avait acheté le secret de la fabrication de la porcelaine dure que, faute de kaolin, il avait été impossible d'uiliser. En 1765, la découverte des gisements de Saint-Yrieix arriva à point pour combler cette lacune.

[424] Dès 1768, la nouvelle industrie était définitivement introduite à Limoges. Il y avait une faïencerie qui commença immédiatement, avec MM. Massier, Grellet et le chimiste Fournerat, la fabrication de la porcelaine dure. Cette tentative n'eut qu'un succès très restreint, malgré l'appui de Turgot, et, en 1774, le comte d'Artois dut prendre la manufacture sous son patronage ; cette protection même étant insuffisante, la fabrique fut cédée à Louis XVI et devint manufacture royale en 1784. Les directeurs de Sèvres vinrent l'organiser. En 1792, la fabrique fut acquise par deux ouvriers dont l'exploitation ne fut pas heureuse. L'industrie resta à peu près stationnaire jusque vers 1830.

Puis quelques nouvelles fabriques se fondèrent, le succès s'affirma peu à peu pour arriver enfin, dans la seconde moitié du XXe siècle à un développement qu'indique assez le tableau suivant :

Développement de l'industrie de la porcelaine à Limoges (1842-1898) (notes annexes)
Développement de l'industrie de la porcelaine à Limoges (1842-1898) (notes annexes).

Les résultats plus récents encore ne paraissent pas moins progressifs. 1900 a constate 3,050 fournées, et 1901 a atteint 3,380. Limoges renferme 5 fabriques, avec 93 fours et 6,000 ouvriers ; 60 ateliers de décors avec 215 moufles occupant 2,000 ouvriers ; et dans un rayon de douze kilo[425]mètres autour de la ville, on compte 30 usines pour la préparation des pates ; elles travaillent avec 1,100 paires de meules et font vivre plus de 25,000 personnes. Le chiffre total des affaires de ces établissements atteint annuellement 25 à 30 millions, rien qu'en exportation.

La fabrication comporte d'assez multiples opérations. Les matières premières de la pâte de porcelaine, quartz, kaolin et feldspath, en mélange naturel ou mélangées au sortir de la carrière, d'après des bases déterminées, sont envoyées au moulin, où elles sont broyées, puis lavées dans de grandes cuves où un puissant agitateur les tient en suspension dans l'eau; de là, elles sont aspirées et envoyées dans un tamis rotatif. La pâte tamisée se rend dans un nouvel agitateur, puis dans un filtre-presse, et est de nouveau mélangée, écrasée sous les rouleaux de la machine à « marcher ». Elle est ensuite abandonnée à la pourriture et acquiert d'autant plus de plasticité et de solidité qu'elle séjourne plus longtemps dans les cuves d'eau. C'est cette opération qui permet d'obvier à certains défauts de fabrication, comme les fentes qui se produisent à la cuisson des pâtes peu « pourries ». Ces accidents paraissent dus sans doute à l'altération du feldspath contenu dans la pâte qui subit le même dédoublement que dans la décomposition naturelle du kaolin.

La pâte est ensuite livrée aux ateliers de fabrication où elle subit un battage qui parfait le mélange en chassant l'air et en resserrant les molécules. Ainsi préparée, elle est remise par balles proportionnées aux objets à fabriquer, à des ouvriers qui vont la faconner.

Il y a trois modes de procéder : le tournage, le moulage et le coulage. Il importe, aucours de l'opération, de ne laisser aucune bulle d'air entre la pâte et le moule, ce serait, après cuisson, une boursouflure.

Dans le premier procédé, la pièce est effectuée au tour, on obtient le profil extérieur à l'aide d'un calibre en acier. Depuis une vingtaine d'années, l'industrie porcelainière emploie de nombreuses machines non seulement pour mélanger, pétrir et préparer la pâte, mais aussi pour fabriquer u tour un grand nombre d'objets, notamment les plats, assiettes, tasses, soucoupes, même la poterie ovale dont les formes sont obtenues par un mécanisme simple et très ingénieux. Ces machines fournissent un travail à la fois plus régulier et plus rapide que le travail à la main ; un même produit demande trois ou quatre fois moins de temps. Toutefois, un grand nombre de pièces sont encore exécutées suivant les anciens procédés. Les tourneurs dits « Anglais » excitent le plus vif intérêt par la dextérité avec laquelle ils manient leur pâte. Toutes sortes de pièces : vase, lampe, soupière, sont ébauchées en quelques minutes avec une[426]grande habileté et une extraordinaire sûreté de main ; ils travaillent à la pièce et gagnent jusqu'à 12 et 15f par jour ; mais la casse est à leurs frais.

Le oulage consiste à préparer au rouleau une galette de pâte que l'on imprime dans les moules à l'aide d'une éponge. Les pièces irrégulières se font en plusieurs parties que l'on soude entre elles avec un peu de barbotine, sorte de pate délayée : c'est le travail de la garnisseuse . Le moulage sur plàtre est le côté artistique de la fabrication.

Quelquefois les pièces s'obtiennent par la voie du coulage. Pour ce faire, la pâte à porcelaine bien délayée se verse dans des moules en plâtre. Au bout de quelques instants, la partie en contact avec le plàtre commence une solidiication qui s'augmente graduellement. QOuand l'épaisseur est jugée convenable, on déverse le trop-plein de pate. Ce système réussit très bien pour les pièces fines difficiles à faconner, son application serait plus générale si le coût des moules en plâtre n'était pas si élevé. Le système « au coulage » est pratiqué en grand à la manufacture de Sévres.

Sortant des moules, les pièces sont soumises à une rigoureuse inspection, puis laissées au séchage avant d'aller au four. Vient alors la première cuisson qui donne le « dégourdi . C'est au globe, dans la partie supérieure du four, que les objets sont exposés à une tampérature de 900 à 1,000 degrés seulement. Alors la porcelaine devient très cassante et très poreuse à la fois ; pour y remédier, on trempe chaque objet dans un bain d'émail ou de glacure. On a broyé à part et transformé en pâte parfaitement homogène le caillou ou pegmatite tiré en grande partie de Chanteloube, qui fournit la base de l'émail. En une seconde, la porcelaine desséchée en absorbe tout ce qu'elle peout recevoir. Ce n'est qu'après cette opération qu'elle est soumise à une seconde cuisson, cette fois, dans la partie inférieure du four, où la température atteint 1,800 ou 1,900 degrés. Tous les objets sont enfermés dans des étuis de terre appelés cassettes ; dans les ateliers on dit communément gazettes, et à Limoges, le terme d'atelier a prévalu.

La plupaurt des fours sont chaufés à la houille, quelques-uns au bois pour les pièces fines seulement. En 1899, sur 110 fours que compte Limoges, il en est 95 qui consomment la houille et 15 qui emploient le bois. On en est arrivé à des résultats à peu près égaux pour la qualité ; toutefois, il reste impossible d'obtenir avec le chauffage au charbon le bleu de Sèvres et les couleurs de cobalt qui, généralement, sont réduites, le sel de cobalt passant à l'etat métallique.

Calibreurs d'assiettes [notes annexes]
Calibreurs d'assiettes [notes annexes].

[427] Le four est chauffé par des foyers extérieurs nommés alandiers ; on ménage dans la maconnerie de petites ouvertures dans lesquelles on introduit des plaques de porcelaine crue qui servent de montres pour juger de la marche de la cuisson, aucun pyromètre n'ayant donné de bons résultats.

La cuisson commence par une période de petit feu qui dure une vingtaine d'heures. Lorsque la température a été ainsi montée très lentement au rouge cerise, on commence le grand feu n, qui doit être maintenu au rouge blanc intense jusqu'à cuisson de la porcelaine.

Pendant cette période de grand feu, l'atmosphère du four doit être réductrice pour éviter la peroxydation du fer contenu dans la pâte, qui aommuniquerait à la porcelaine une teinte jaune très désagréable.

[428] Forcément, il a fallu omettre, dans ce court apercu de la fabrication, une série d'opérations secondaires dont elle se complique.

Après la cuisson vient le décor. A raison même de ses principales qualités, sa dureté excessive et sa résistance à tous les agents d'altération, la porcelaine de Limoges offre de réelles difficultés de décoration.

Celle des poteries, en général, peut se faire de deux facons différentes : tantôt elle est cuite au même feu et en même temps que la poterie ellemême, c'est la decoration aufeu defour, ou bien elle passe à un feu spécial, moins intense, c'est la deicoration au feu de moupfde.

La première est forcément très restreinte pour la porcelaine dure, parce qu'il n'y a qu'un très petit nombre de substances minérales donnant des colorations qui résistent à la température de cuisson de cette porcelaine. A cette pénurie de tons s'ajoutent encore d'autres inconvénients qui résultent de ce que ce mode de décoration se pratique généralement sur la porcelaine dégourdie, extrêmement fragile, se prêtant mal aux manipulations et surtout à l'emploi des moyens mécaiques enfin, ce n'est qu'après décor, et partant déjà majorées de valeur, que les pièces courent les risques du retrait n qui sont importants. Telles sont les raisons pour lesquelles ce genre, bien que très artistique, est peu employé dans les fabriques. La décoration au feu de four comprend aussi celle qui est produite par la coloration de la pâte ou de l'émail. Mais ces procédés ne permettent d'obtenir que des fonds.

L'autre méthode est généralement employée à Limoges. La porcelaine cuite se prête à tous les procédés mécaniques d'impression, les « enlumineuses » n'ont plus qu'à colorier rapidement ; on emploie même la chromolithographie, plus expéditive encore.

Seulement, à cause de la grande diférence de fusibilité de la porcelaine et des couleurs, celles-ci forment une couche isolée à la surface de l'émail et ne sincorporent pas intimement avec lui. On est obligé d'employer les couleurs en couche peu épaisse, car elles s'écaillent et se fendillent à raison de la diférence de dilatabilité ; elles manquent donc de l'éclat qui constitue une qualité importante de la décoration céramique.

Lintérêt et l'importance de la décoration au feu de four ont fait proposer un genre dont on peut voir des spécimens au musée de Limoges. D'après ce système, on décore la porcelaine cuite avec des couleurs présentant la dureté de l'émail et cuisant au même feu ; on fait alors repasser les pièces au four au lieu de les cuire au feu de moufle. Cette méthode supprime à peu près tous les risques ; mais elle est peu employée, parce que sa paulette n'est pas asse complète. C'est dans cette voie que[429]la porcelaine dure pourra réaliser les plus grands progrès et acquérir, pour la décoration, la supériorité qu'elle a déjà par sa constitution.

§ 18. LE TRAVAIL DES FEMMES DANS L'INDUSTRIE DE LA PORCELAINE A LIMOGES

Avec le nouvel essor industriel qui y date du xx siècle, la cité limousine s'accrut d'un afflux notable de population rurale. A la veille de la Révolution, Limoges comptait environ 23,000 habitants ; en 1821, elle n'en a encore que 24,992, mais alors commence un progrès plus accentué, et on note en 1836 le chiffre de 29,706 ; en 1856, celui de 46,564 ; en 1876, on recense 59,011 habitants ; enfin 68,477 en 1886.

Rien de particulier n'est à dire de la population ouvrière en général, sinon précisément qu'elle continue à se développer par l'arrivée incessante d'individus de la campagne attirés par l'industrie, éléments nouveaux, disparates, sans tradition, sans attache, ce qui, d'ailleurs, est bien indifférent depuis que l'atelier a cessé de mettre en contact journalier patron et ouvriers, pour céder la place à la discipline de l'usine.

Le travail des femmes mérite une particuliere attention, car il ne fait que se développer. Jusqu'il y a vingt-cinq ans environ, les femmes n'étaient guère employées dans la fabrication de la porcelaine que comme retoucheuses, encore leur nombre était-il relativement restreint. Il grandit en même temps que les manufactures se multipliaient. Puis, quand vinrent les nouveaux systèmes de décoration rapide, les ateliers s'emplirent de très jeunes filles, d'enfants, de s petites mains, à qui paraissait convenir fort bien le travail facile de décalcage ou d'enluminure. Avec l'usage des chromolithographies apparaissent les poudreuses, pauvres enfants attirées par les hauts salaires, prix de leur santé, parfois de leur vie. Leur besogne est de broyer les couleurs et de les répandre sur les dessins ; malgré toutes les précautions, le travail reste dangereux à raison des produits nuisibles qu'il faut manipuler et respirer ; aussi a-t-on vu la presse mener une active propagande en faveur des poudreuses.

Dans l'atelier de décor, il est vrai, les travaux de leuriste, qui dessine et peint à volonté l'œuvre de son imagination, de doreur, defleur, sont plutôt réservés aux hommes. Je ne connais, à Limoges. que trois[430]femmes feuristes, encore deux d'entre elles sont-elles filles de che d'atelier. La présente monographie ore l'exemple fort rare d'une femme faisant le travail de fileur.

Malgré cela, l'atelier de décor est de plus en plus envahi par les femmes. La vogue est à la porcelaine décorée en chromolithographie, c'est celle-là qui s'achète en masse, les produits les plus fns n'ont qu'un marché bien autrement restreint. Plus n'est besoin d'artistes, il faut des gens de métier. La division du travail permet d'arriver à des résultats surprenants : une ouvrière peut polir cinquante tasses par jour, une doreuse fait trente filets à l'heure. Mais le milieu est très démoralisateur, une camaraderie souvent dangereuse s'établit entre ouvriers et ouvrières réunis pour le travail. Les conversations sont fort libres. Dans bien des maisons, on se cotise pour payer quelqu'un qui fait la lecture pendant le travail ; le choix des livres est souvent déplorable.

D'autres femmes travaillent aussi à la porcelaine en dehors de l'atelier de décor : ce sont généralement des femmes d'un certain âge ; leur situation n'a pas changé depuis qu'il y a des fabriques, et leur nombre n'a augmenté qu'en proportion de la multiplication des manufactures. Elles sont considérées comme des « manœuvres » et non comme des artistes, leur labeur est à peu près le même que celui qu'elles auraient ailleurs comme servantes ou blanchisseuses, etc., leur salaire n'est pas plus élevé. Ce ne sont pas des déclassées, mais souvent des révoltées, plus terribles que les hommes aux époques de grève, plus haineuses qu'eux dans leur hostilite religieuse et plus grossières.

Toutes les ouvrières en porcelaine, en général, sont de fort piètres ménagères ; entrées très jeunes à l'usine, elles n'ont aucune idée d'économie domestique. Une s porcelainière est, en dehors de la fabrique, un être inutile, désuvré, presque toujours sans principes religieux, avec un feu caché de colère et d'envie que la misère etla faim rallumeront à la prochaine occasion. Jeunes filles, elles dépensent tout leur salaire en toilette. agnant davantage que les ouvrières des autres corps de métier, elles veulent être mieux mises qu'elles ; elles arrivent à 'atelier l'hiver avec des fourrures, l'été, en robes claires, et le dimanche, elles rivalisent d'élégance. Quand elles sont mariées, si elles quittent l'usine, elles ne peuvent, ne savent ni ne veulent travailler autrement ; si elles continuent leur métier, à leur incapacité se joint le manque du temps nécessaire à la direction du ménage.

On épargne peu, on fait même des dettes ; un chômage de quelques jours, une grève, et la crise devient aiguè. Pourtant, un habile ouvrier[431]se fait en moyenne 6 à 8f par jour ; une femme, comme la « fileuse » monographiée, 3f 50 ; les manoœuvres et les ouvriers ordinaires, hommes ou femmes, gagnent 2f ou 2f 50.

§ 19. LES CORPORATIONS A LIMOGES

La liberté, pour ainsi dire absolue, de l'industrie et du commerce est le trait le plus saillant de l'histoire économique de Limoges au moyen âge. Au Xe siècle, l'industrie est assujettie, comme tout le reste, à des devoirs féodaux : c'est moyennant une redevance payée au seigneur que l'artisan obtient le droit d'exercer sa profession. L'acquit de cette redevance parait être au début la principale condition de la maitrise. Le maître est l'industriel qui a acheté le « métier » du seigneur ou de la commune. A Limoges, c'est la commune du Château, la nouvelle ville qui se groupe autour du tombeau de sauint Martial, qui touche la redevance. Au temps de Louis IX, il n'y avait à Limoges pas moins de trentetrois groupes professionnels, probablement en l'honneur des trente-trois années que Jésus-Christ passa sur la terre. Il s'étaitmême formé des corporations de femmes, puisqu'un chroniqueur parle des tisserandes réunies offrant un cierge à saint Martial.

Au XVe siècle, la liberté diminue et disparait dans les groupes de maîtres oficiellement érigés en corporations. Nul ne peut faire ouvre de métier s'il n'est maître ou fils de maître ; plus tard, une amende s'ajoutera à cette sanction. Il n'y a pas un seul règlement promulgué sous le régime de la maitrise privilégiée qui soit favorable à l'ouvrier. La séparation entre le patron et le salarié est complète dès cette époque. Ce monopole des maîtres s'était formé sous prétexte d'une sollicitude très vive de l'interêt public, de la loyauté de la fabrication, et les plus minutieuses prescriptions furent prises à cet égard.

Les corporations deviennent « des communautés de maîtres » qui, jalouses de leur autorité et de concert avec le gouvernement, apportent a la liberté du commerce des entraves de plus en plus grandes. Elles créent un monopole que peu à peu elles fortiient d'une manière formidable. L'ouvrier est exclu, et sa séparation d'avec le patron est si complète qu'il sort de la confrérie religieuse comme il est sorti de la corporation industrielle ; il s'efforce de constituer une association religieuse[432]particulière, malgré les défenses de l'autorité, puis, ce qu'il a fait dans lordre religieux, il cherche à le réaliser dans l'ordre social et professionnel. En face de la corporation des maîtres surgit l'association des ouvriers, avec sa caisse et ses chefs. Le compagnonnage, qui fut ailleurs une institution de combat enrégimentant des populations, lancant des mots d'ordre, fomentant des grèves, n'eut pourtant que peu d'effet à Limoges, grâce à l'infuence de la confrérie religieuse. C'est celle-ci qui fut le grand instrument d'union et de paix sociale jusqu'en 1789. Elle avait vraisemblablement été au début le cadre même de la corporation. Autant qu'on en peut juger par les statuts, cette complète union, cette identité paraît avoir subsisté jusqu'au dernier jour : les chefs du groupe corporatif restèrent en même temps les bayles de la confrérie, comme cela existe actuellement dans la corporation des bouchers. La confrérie professionnelle n'avait pas. d'ailleurs, les. fréquents exercices des associations spéciales de piété et de charité, elle n'astreignait ses membres à aucune réunion périodique ni à aucune pratique religieuse spéciale. Quelques confréries faisaient célébrer des messes hebdomadaires, mais c'etait l'exception. La célébration solennelle de la fête du patron, accompagnée de banquet et de service funèbre pour les confrères defunts, était de rigueur.

Il convient de ne pas oublier les autres manifestations de la fraternité : prières en commun, secours religieux procurés aux malades, secours matériels aux indigents, assistance aux obsèques, veillée du cadavre, parfois même bière portée par les plus jeunes des confrères et ornée des insignes spéciaux de l'association. Mais la juridiction arbitrale imposée à tout membre du groupe est le trait le plus saillant de la confrérie et le plus efficace organe de son action dans l'ordre social ; les bayles se trouvent investis d'une sorte de magistrature : si un confrère a une querelle avec un autre, il ne doit pas porter l'affaire aux tribunaux avant de l'avoir soumise au chef de l'association. La sentence rendue, les confrères sont tenus d'y déférer ; celui qui refuserait de s'y soumettre serait chassé de la confrérie.

Toute cette influence de paix continue de s'exercer après que l'ouvrier est exclu de la confrérie du métier et de la corporation devenue un syndicat de privilégiés. Le patron et l'ouvrier se rencontrent encore dans la chapelle de l'association, dans la tribune de la compagnie des pénitents, dans les rangs des processions solennelles. L'usage maintient l'autorité du chef de groupe religieux. La fraternité de l'association contribue donc jusqu'à la fin à faciliter les rapports de l'atelier, comme elle adou[433]cit les autres contacts sociaux. La popularité de ces compagnies à Limoges prouve le bien qu'elles ont fait. Les devoirs des mailtres ne résultaient que des prescriptions de la loi religieuse, car dans les statuts écrits il n'y est pas fait la plus vague allusion, pas même comme dans quelques métiers parisiens où l'on affectait une partie de la bourse commune à des secours que les bayles distribuaient non seulement aux membres momentanément dans le besoin, mais aussi aux ouvriers infirmes et indigents.

A Limoges, les corporations de métiers ne commencent à participer à l'administration communale que dans les dernières années de l'ancien régime. Elles confient alors à leurs délégués, qui constituent la moitié de l'assemblée, l'élection des magistrats municipaux.

Mais, à ce moment, les corporations reçoivent un coup terrible par l'édit de 1776, rendu sur l'initiative de Turgot qui abolissait non seulement les privilèges mais le groupe professionnel lui-même. Les abus trop réels qui avaient éveillé l'attention de Turgot sapaient déjà l'institution quand les décrets de 1791 supprimèrent ce qui restait encore des vieux syndicats.

§ 20. LA CORPORATION SAINT-ANTOINE

Sous le nom de corporation Saint-Antoine, on s'est eforcé de réunir patronnes et ouvrières porcelainières en un syndicat mixte soumis au régime légal. C'est presque un groupement d'œuvres diverses ; il comprend : caisse maternelle, société de secours mutuels, bureau de placement, économat, caisse d'épargne.

Pour y être admise, il faut être présentée par une dame patronnesse ou une ouvrière déjà membre de la corporation. Le bureau prend des renseignements, on demande à la postulante quelques sentiments chrétiens et moraux. Une cotisation de 2f alimente la caisse maternelle. Ses fonds servent à payer les frais de mariage religieux des membres, ù leur allouer une somme de 10f à chaque naissance d'un enfant, enfin à payer les frais de sépulture des membres défunts et à faire dire des meSes pour eux.

Le bureau de placement est une manière toute charitable de sinterposer pour procurer des places aux ouvrières inoccupées.

L'économat a eu pour but de procurer à ses membres l'avantage de[434]fournitures à bon marché, sans pourtant porter préjudice au petit commerce local.

Il y a une vingtaine d'années environ, sur l'initiative d'un simple peintre sur porcelaine, s'est fondée une union coopérative qui prit rapidement une prodigieuse extension, et rallia bientot, à côté des ouvriers, les gens aisés, les rentiers. Au commerce d'épicerie se sont joints depuis la boulangerie, la boucherie, l'approvisionnement de bois, de vin, la fourniture d'étoffes et de chaussures. Le préjudice cauusé au petit commerce a été très considérable, la question d'amélioration s'est trouvée plutôt déplacée que résolue.

La corporation Saint-Antoine cherche à éviter ce résultat, de là son économat, basé sur le système des fournisseurs privilégiés.

La société s'entend avec les commeŗants qui consentent à une remise d'au moins 5%, et leur donne un certain nombre de bons représentant la somme dont ils ont versé l'intérêt à la canisse de la corporation. Le sociétaire qui fait un achat a droit a un nombre proportionné de ces bons, sur la présentation desquels la société lui paie la part de dividende à laquelle il a droit.

La société de secours mutuels, créée sur un parfait principe de mutualité, laisse à la charge de la caisse maternelle les frais dérivaunt du principe purement chrétien.

Pour être admise à l'hôpital, il faut un avis favorable du médecin. En donnant une cotisation mensuelle de 0f 50, on a droit à une indemnité de 0f50 par jour de repos prescrit par le médecin, aux visites de celui-ci tant qu'il le juge nécessaire, et aux remèdes prescrits par lui.

Comme exercices religieux particulier, la corporation a une messe mensuelle avec sermon. Elle a, d'ailleurs, son aumônier spécial.

Le Gerdt : A. VILLECHÉNOUX.