N° 106
CORSETIÈRE
DU RAINCY, BANLIEUE DE PARIS
VEUVE TRAVAILLANT A DOMICILE AVEC SES ENFANTS,
OUVRIÈRE A LA TACHE, PROPRIÉTAIRE
DANS LE SYSTEME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES PERMANENTS
d'après
LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1904-1905
PAR
Mme P. LEBRUN
Sommaire
Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.
[377] L'ouvrière qui fait l'objet de cette monographie travaille, avec ses filles, pour une corsetière sur mesure de la rue Daunou, mais elle habite, à treize kilomètres de Paris, la jolie petite ville du Raincy. Il faut bien appeler ville un pays où se groupent une dizaine de mille habitants, qui réunit toutes les facilités d'approvisionnements, et que chemins de fer et tramways desservent à l'envi, bien que cette ville ait conservé tous les avantages et la beauté d'une campagne.
[378] Dans la partie centrale, les maisons se pressent, il est vrai ; le commerce s'étaule, actif et prospère ; les calés s'offrent aux regards, spacieux et solidement construits ; le tramway qui remonte de la gare du Raincy à Montfermeil donne encore au pays l'aspect plus affairé d'une grande ville. Mais laissons les abords de la gare. les grandes places et la rue principale; à mesure qu'on s'éloigne du centre, les routes se calment, se bordent d'arbres et de jardins. Si l'on tourne autour de la ville, on la voit couronnée de chênes séculaires'et peuplée de souvenirs, terribles parfois, car la forêt de Bondy s'étendait jadis sur ce pays, et la traversée en était dangereuse pour le voyageur attardé.
Aussitôt après le plateau de Montfermeil, voici les bois de Clichy et Notre-Dame des Anges. où trois croix de bois s'élèvent encore à la place où trois marchands angevins furent ligottés à des chênes par les voleurs qui les avaient dévalisés. Dans leur détresse, les voyageurs se vouent à la Reine du ciel. « Incontinent, un ange desserre leurs liens, une source jaillit pour apaiser leur soif. » Les voyageurs reconnaissants dressent un petit autel et y placent l'image de leur bienfaitrice.
Sept siècles se sont écoulés bientôt depuis l'aventure et la délivrance des marchands angevins. Une chapelle s'élève encore à côté des trois croix de bois, et des pèlerins viennent chaque année, au commencement de septembre, implorer le secours de la Vierge compatissante, et boie de l'eau qui calme la fièvre et apaise la soif.
Les riches propriétaires du voisinage tiennent à honneur d'entretenir la chapelle de Notre-Dame des Anges et de conserver aux modestes promeneurs parisiens ce lieu d'excursion et de prière.
Ces propriétés de plusieurs hectares, aux portes de Paris, ne le cèdent en rien aux plus beaux châteaux de F'rance.
Comme ceux-ci, elles offrent à leurs propriétaires les plaisirs de la chasse, un air pur et sain. Leurs vieux arbres, leurs antiques allées, semblent songer encore à tous les hôtes disparus.
L'abbaye de Livry s'élève à leurs côtés, jetaunt sur la campagne une note de tristesse, depuis que ses allées sont devenues désertes et ses échos muets.
Un peu plus loin, l'étang de Sévigné évoque le souvenir de la spirituelle marquise, qui data de Livry plusieurs lettres à Mme de Grignan.
Une assez vaste plaine sépare aujourd'hui le Raincy de ce qui reste de la forêt de Bondy. Puis voici, au sud, la ligne du chemin de fer qui sépare le Raincy de Villemomble, en se dirigeant sur Gagny.
[379] Ici, les maisons se pressent, les jardins sont petits. La proximité de la gare attire tous les employés, les ouvriers aisés que leurs travaux appellent chaque jour à Paris. D'autres voies de communication cependant : le tramway, qui va de la gare à Montfermeil, et celui qui vient de l'Opéra au Raincy, rendent accessibles aux gens occupés presque tous les points de la ville.
Le pays est plat près de la gare, mais il s'élève vers Livry, Clichy et Montfermeil, d'où la vue s'étend sur Paris et le plateau d'Avron, laissant deviner plus loin les contours de la Marne, qui coule au pied du Raincy, de Gournay à Neuilly.
Aucun cours d'eau ne traverse la ville. Le canal de l'Ourcq est au nord. La Dhuis seule passe sous ses routes et ses prairies, portant à Paris son eau pure.
Une pièce d'eau orne le devant de l'église. Cette église, la pièce d'eau, les constructions de la mairie, quelques grands vases de marbre, sont les derniers et modestes vestiges d'un château que construisit Levau, que Lebrun orna de ses œuvres, dont Lenôtre dessina les jardins, et dans lequel gentilshommes et grandes dames vinrent tour à tour chercher le recueillement ou le plaisir.
La proximité de Paris y attirait bien des hôtes : Anne Gonzague de Mantoue, Piron, Delille, Mmes Tallien et Récamier, le général Berthier et le Premier Consul lui-même en illustrèrent les ombrages.
Junot s'y installa ensuite, et le Raincy devint alors un séjour assez recherché pour porter quelque ombrage au grand empereur, qui résolut d'en devenir le maître.
Il l'acquit en 1812 ; mais les beaux jours étaient passés ! Le château et le paurc ne furent pas entretenus ; les Russes et les Prussiens, qui s'y installèrent en 1814, ne firent qu'augmenter leur ruine, et la famille d'Orléans, qui en devint propriétaire après la Restauration, trouva plus sage de s'installer dans les annexes et de raser le vieux château que d'entreprendre des réparations coûteuses.
La simplicité de ces nouveaux hôtes, leur vie plus calme et plus honnête, n'avaient pas efacé dans la mémoire du peuple le souvenir des plaisirs et des orgies d'autrefois, car le Raincy fut souvent le théàtre de plaisirs fous et coupables. Puis la haine avait si longtemps couvé dans ces cœurs ulcérés qu'elle s'attachait à tous ceux qui avaient porté le nom de maîtres !
En 1848, Louis-Philippe. déchu de son trône, venait de quitter le Raincy, quand une foule furieuse se précipita dans l'habitation et dans[380]les allées du parc, saccageant, pillant, détruisant tout, exterminant le gibier aux abois, semblable à un vent destructeur !
Et certes, les révolutions qui ont bouleversé notre beau pays de France ont bien été des vents et des orages terribles, anéantissant le bien comme le mal, identifiant les institutions les plus sages aux abus qui en étaient nés. Mais Dieu peut. dans sa miséricordieuse sagesse, faire germer des moissons fécondes sur des champs dévastés, aussitôt que nous revenons au travail, à la charité fraternelle, à l'union, à la
Une ville s'élève sur l'ancien domaine seigneurial et royal. ommes d'affaires et commerçants fortunés de la capitale, rentiers, employés, artisans, viennent y chercher la vie plus saine et moins coûteuse qu'à Paris.
Les petites maisonnettes construites à forfait, payées à la semaine, n'y sont pas loin des propriétés que leur étendue pourrait faire qualifier de princières, bien qu'elles appartiennent à des fils de leurs œuvres, à des enfants de la Révolution française.
L'industrie ne pénètre guère dans ce joli pays, qui reste un lieu de plaisance, une sorte de sanatorium des gens avisés, qui savent prévenir la mauladie en suivant tout simplement les préceptes de la sagesse et de l'hygiène, et qui préfèrent le caulme de la campagne au tumulte dee grandes villes.
§ 2. État civil de la famille.
La famille se compose actuellement de trois membres vivant sous le même toit.
Mᵐᵉ G., née à Ménilmontant, mais d'origine méridionale............ 48 ans.
Berthe G., sa fille aînée, née à Belleville............ 28 ans.
Hélène G., sa plus jeune fille, née à Belleville............ 17 ans.
Un fils âgé de vingt-six ans est marié depuis quelques années, il habite la même localité et la même rue que sa mère et ses sœurs. Il est propriétaire de sa petite maison. Mme G. avait un autre flls, qui mourut en 1901, âgé de quatorze ans.
Elle était devenue veuve en 1887, enceinte alors de sa plus jeune fille, qui est née douze jours après la mort de son père.
[381] Presque en même temps, la mère de Mme G. devenait veuve elle aussi. Les deux femmes se réunirent pour vivre ensemble jusqu'à la mort de la mère, en 1899.
L'ouvrière avait trouvé en elle une aide précieuse pour élever et soiguer ses enfants. Grâce à ce concours dévoué, elle put se livrer assidûment au travail et subvenir aux besoins de sa petite famille1.
§ 3. Religion et habitudes morales.
La corsetière est protestante, comme l'étaient ses parents, et, bien que son mari fût catholique, tous les enfants ont été élevés dans le protestantisme.
Ses études avaient été commencées dans une école protestante, mais comme celle-ci était asse éloignée du domicile des parents, vers l'âge de onze ans, elle et sa sœur furent placées dans une pension, également protestante, où elles achevèrent leurs études.
On ne pourrait dire si c'est là ou dans sa famille que l'ouvrière puisa cette élévation de sentiments, cette noblesse de nature, ce courage, cette résignation, ce dévouement, ces habitudes d'ordre, d'exactitude, d'économie, cette discipline morale, qui lui ont fait traverser les épreuves de la vie sans faiblir, et l'ont aidée à rendre prospère la situation la plus modeste.
Les habitudes religieuses sont négligées maintenant. Le travail a trop absorbé cette existence ; mais quand le calme de la vieillesse amènera avec lui la réfexion et les loisirs, cette belle ame que rien n'a souillée, que nulle entrave ne rive, se retournera bien facilement vers Dieu, et vers la prière et vers le ciel.
Ils sont fréquents, ces exemples d'hommes et de femmes que leur âge mûr semble laisser indiérents aux choses religieuses; il faut une circonstance exceptionnelle, enterrement, mariage ou première communion, pour les conduire à l'église ; les nécessités de la vie présente leur voilent pour un temps l'au delà ; mais les années s'écoulent, le repos vient, les croyances déposées pendant la jeunesse dans une àme trop légère encore[382]ont mûri et se sont développées, sans qu'on y ait pris garde, au milieu des occupations les plus udes de la vie, et quand arrive le temps de se considérer soi-même, on se retrouve religieux et sincèrement chrétien.
C'est ainsi que bien des têtes blanches viennent s'incliner dans les églises. Peut-être une parole amie a-t-elle déterminé la conversion, mais l'œuvre s'était accomplie d'abord et d'alle-mêne par la droiture de l'ame et par le fait d'un développement normal et complet.
§ 4. Hygiène et service de santé.
Mme G. est grande et bien faite, mais non à la façon des coquettes aveugles qui déforment leur corps et ruinent leurs organes pour diminuer leur taille de quelques centimètres, et supprimer en elles toutes les proéminences que la mode réprouve. Sa tuille n'est pas trop fine, elle est bien marquée, les épaules sont larges, les membres vigoureux et bien proportionnés ; le visage est coloré par un sang riche, les yeux sont noirs et brillants ; les cheveux noirs aussi et légèrement frisés ; les traits ont été accentués par le travail, le teint est un peu hàlé. Il y a quelque chose de mâle dans toute sa personne, ce qui ne l'empêche pas d'avoir conservé une élégance véritable.
La simplicité et l'aisance des robes de maison lui siéent mieux que le costume de ville endossé un peu à la hate. Un chapeau de femme réclame plus de combinaisons qu'on ne pense pour embellir la tête sur laquelle il se pose, et un visage imparfait gagne plus qu'un autre à son ombre. Une belle chevelure est le plus joli cadre du visage.
Mais il serait injuste de faire de notre ouvrière une beauté. e ne crois pas que le travail acharné de près de trente années permette à une femme d'etre tout à fait belle, alors qu'elle approche de la cinquantaine, à moins qu'on ne veuille bien considérer la force, le bon étaut et l'harmonie des membres, des traits assez réguliers, une expression noble, loyale et affectueuse comme la véritable beauté de cet age.
Mme G. est restée parfaitement bien portante. A peine peut-elle compter quelques légères indispositions occasionnées par un refroidissement en chemin de fer, et la fatigue trop grande des « coups de feu de la saison ou des jours d'épreuves.
[383] Il fut un temps où la pauvre mère prolongeait son travail bien avant dans la nuit.
Pendant douze ans elle a fait, à pied, presque chaque jour, le che. min de Belleville à la Madeleine, chez une corsetièe pour laquelle elle travaillait alors.
Le vin n'était guère connu d'elle, à cette époque, car il lui fallait nourrir et entretenir encore deux enfaunts avec elle.
C'est le dur passage de cette existence et elle n'aime pas à y revenir.
Son travail actuel n'est rien en comparaison de celui de ces mauvais jours. Puis le bien-etre est complet, l'esprit est tranquille, et cette riche nature du Midi, qui a supporté tant de fatigues et d'épreuves sans s'appauvrir, s'épanouit et renailt.
Le sejour à la campagne occasionne bien à la corsetière un surcroit de travail : ce sont les voyages à Paris, près de deux kilomètres à faire à pied, de la maison au chemin de fer, un peu plus de la gare du Nord à la rue Daunou ; c'est le jardin à cultiver, à bêcher ; mais ces travaux eux-mêmes sont bienfaisants. Les ouvrieres s'étiolent souvent sur les travaux de couture, et le mélange d'occupations tranquilles et de travaux plus durs est excellent pour la santé. Mme G. attribue aux marches qu'elle est obligée de faire, au jardinage et au bon air, le bonheur qu'elle possède de n'être éprouvée par aucun des accidents de sante habituels à son âge.
Une nourritureexcellente et de sévères habitudes de sobriété y contribuent certainement aussi pour une très large part.
Le type du Midi s'efface chez les enfants ; le père était Parisien affaibli encore par une blessure reçue pendant la guerre de 1870.
C'est dans les rues de Belleville que les petits ont essayé leurs premiers pas. Puis les épreuves matérielles et morales sont arrivées pour eux dès l'enfance, et avec ces épreuves, les privations.
Mme G. a perdu un fils ; une chute, dont les conséquences n'ont pas été aperçues de suite, a rendu la santé de l'aînée des filles délicate pour toujours ; c'est pour elle que l'ouvrière est venue s'établir au Raincy, et le bon air de la campagne, la vie réglée, les soins et l'amour maternel ont arreté le mal. Ce corps éprouvé se fortifie ; à peine un peu de vin tonique est-il réclamé quelquefois, et c'est une vaillante et précieuse compagne que l'ouvrière possède aujourd'hui dans sa fille aînée.
La plus jeune a une mine excellente, et elle respire la force et la gaieté. Elle est moins grande que la mère, mais elle n'a que dix-sept ans et promet de grandir encore.
[384] Les travaux du ménage et ceux du jardin, les soins de la basse-cour, corrigent pour elle ce que la couture assidue aurait de fatigant et de nuisible au développement de son âge.
Quelques promenades avec une sœur de sa mère, les distractions qu'elle trouve auprès des enfants de cette tante, suffisent à lui donner la gaieté dont sa jeunesse a besoin.
§ 5. Rang de la famille.
A quel degré de l'échelle sociale faut-il placer des femmes qui semblent allier toutes les qualités de la bourgeoisie à celles de la classe ouvrière, sans avoir les défauts de l'une ni de l'autre, dont l'éducaution première a été soignée, et qui mettent toute leur ambition à tirer bon parti d'une situation modeste, sans penser même à en sortir
Disciplinées dans toutes leurs habitudes, courageuses, exactes, économes, douces, unies entre elles par l'affection la plus dévouée et la plus tendre ; de manières distinguées, ayant du goût, sans coquetterie ; à la fois simples, affables et réservées ; possédant une âme noble et ignorantes de l'ambition ; naturellement respectueuses pour leurs supérieurs, dévouées aux intérêts de ceux-ci sans oublier leur intérêt personnel ; déplorant et fétrissaunt la jalousie, la révolte, les cabales et la haine, ne ont-elles pas tout en haut, si on considère cette fameuse échelle sociale comme la mesure de la valeur morale, bien que leur condition les laisse très inapercues dans la foule
Leurs relations sont celles de la famille. C'est la sœur de l'ouvrière, mariée en secondes noce, et qui a repris avec son mari la ferblanterie de Blleville. C'est le fils G., ouvrier en pièces de photographie, et s femme. Ce sont encore les beaux-frères et belles-soeurs de ce fils, tous groupés paisiblement et gaiement dans la petite rue de campagne, où nul propriétaire étranger n'est venu encore troubler leur tranquille séjour.
Moyens d'existence de la famille
§ 6. Propriétés.
[385](Mobilier et vêtements non compris)
Immeubles............ 4,600f 00
Maison d'habitation sur le prix de laquelle il reste du une somme de 1,000f, 3,350f 00 ; — terrain y attenant, d'une contenance de 334 m. q., 1,250f 00. — Total, 4,600f 00.
ARGENT : La famille n'a ni argent, ni valeurs mobilières, les économies étant eomployées de suite à achever le paiement de la maison.
ANIMAUX DOMESTIQUES entretenus toute l'année............ 124f 00
12 lapins, 30f 00 ; — 6 poules, 27f 00; — 11 poulets, 44f 00; — 2 canes, 8f 00; — 12 pigeons, 15f 00; — 1 chat et 1 chien (pour mémoire). — Total, 124f 00.
Matériel spécial des travaux et industries............ 539f 25
1° Pour la confection des corsets et des vêtements : 1 machine à coudre, 325f 00 ; — 1 paire de ciseaux à baleines, 5f 00 ; — 1 couteau à baleines, 0f 75; — 1 poinçon pour la pose des buses, 2f 00 ; — mètre, ciseaux, dès et divers pour trois ouvrieres, 25f 00; — 2 fers à repasser, 5f 00. — Total, 362f 75.
2° Pour le blanchissage et le repassage : 1 lessiveuse, 5f50 ; — 2 baquets, 3f 50 ; — brosse, battoir et divers, 1f 00 ; — les fers des corsets servent pour le repasage du linge de la famille. — Total, 10f 00.
3° Pour le jardinage : 1 pioche, 3f 00; — 1 râteau, 2f 00 ; — 1 bêche, 3f 00 ; — 1 binette, 1f 50; — 1 raclette, 1f 50; — 1 petite pioche, 1f 50 ; — 1 arrosoir, 4f 00. — Total, 16f 50.
4° Pour la basse-cour : 1 poulailler en planches et grillage métallique et des cabanes à lapins, le tout construit par le fils de l'ouvrière, 150f 00.
Valeur totale des propriétés............ 5,283f 25
§ 7. Subventions.
La famille ne reçoit actuellement aucune subvention : il n'en fut pas toujours ainsi.
Du vivant du père, les enfants recevaient gratuitement l'instruction à[386]l'école communale. A l'époque de sa mort, les deux aînés furent recueillis par une congrégation protestante qui se chargea, pendant trois ans, de leur nourriture et de leur entretien, en même temps que de leur instruction.
Pendant la guerre de 1870, le père avait été blessé par un obus, au-dessus du sein gauche. Il resta sujet à des hémorragies qui réclamaient des ménagements et l'arretaient dans son travail. Aussi le gouvernement lui avait-il alloué une pension de 600f, dont sa veuve devrait légalement toucher la moitié aujourd'hui.
Un malentendu administratif a suspendu pour elle le paiement de cette pension, dont elle espère encore être remise en possession, ce qui l'aiderait à assurer le repos de ses vieux jours et l'existence de sa fille aînée. Il y aurait à cela d'autant plus de justice que la santé délicate de cette jeune fille peut être le résultat de la blessure du père, et qu'elle la prive des ressources que la société de secours mutuels « La Corsetière » assurera bientôt à sa sœur cadette2.
§ 8. Travaux et industries.
Travail principal des trois ouvrières. — L'industrie principale de nos ouvrières est la confection des corsets. C'est leur gagne-pain, la source de leur bien-être, source féconde par l'application, l'exactitude et le soin qu'elles apportent à leur travail, féconde aussi par l'emploi intelligent qu'elles savent faire de l'argent gagné.
Contenter leur mailtresse, exécuter avec soin le travail qui leur est confié, le rapporter au temps convenu, ajouter quelques heures à la journée de travail quand les commandes pressent, rendre un service réel, en un mot, bienveillant, volontaire, dévoué, voilà les qualités par lesquelles nos ouvrières se sont attaché leur patronne, sans parler de la générosité de cœur de celle-ci, qui l'inclinait déjà vers la veuve et les orphelines. Trois fois par semaine, Mme G. va à Paris. A pas pressés ou tranquilles, suivant que les travaux ont éte achevés juste à temps, ou plus tôt, qu'il[387]fasse une chaleur torride, un froid glacial, qu'il pleuve ou que la poussière blanchisse les routes, louvrière, à de bien rares exceptions, fait à pied le chemin qui la sépare de la gare. Et sans nul doute, elle l'aime, cette belle route, malgré ses deux hilomètres de longueur ; les arbres l'abritent ; ouvrières ou bourgeoises, les maisons qui la bordent sont coquettes et tranquilles. Les soucis du travail sont abandonnés un instant ; l'esprit apaisé se reporte à l'autre chemin parcouru, chemin d'épreouves, de fatigues et de luttes, mais qui s'ouvre aujourd'hui sur un bonheur tranquille, et sur l'espérance pour demain.
Une demi-heure de trajet en chemin de fer, puis encore deux ou trois kilomètres de marche, au travers des rues agitées, et la voici chez la patronne. L'ouvrière monte, l'ouvrage est rendu, quelques observations faites, les comptes inscrits, et le nouveau travail est donné.
Les corsets confiés à l'ouvrière sont coupés, bâtis pour l'assemblage ou même déjà piqués. Ils ont subi un premier essayage et les rectifications sont faites ou indiquées par des épingles.
Rentrée chez elle, l'ouvrière pique le corset, s'il ne l'est pas déjà ; elle le monte, le bride, l'entoure, le rabat, batit et pique les galons ou les rubans dans lesquels elle enfile les baleines. Elle les arrête, pose le busc et les ressorts, éventaille le corset, le borde, met les coussins sil en faut, et pose les garnitures. Les corsets sont livrés sans les illets qui sont posés chez la patronne. Les corsets sont quelquofois doublés, et la doublure se pose presque en dernier lieu.
Le trois ouvrières travaillent aux mêmes corsets, se partageant la besogne suivaunt leurs connaissances et leurs aptitudes, la mère et la fille alnée se réservent les parties délicates du travail, il est donc pratiquement impossible de faire entre la mère et les deux filles une exacte répartition du salaire d'un même travail accompli en commun.
La façon du corset varie de 5f 50 à 6, 8 et même 10f, suivant que le corset était piqué ou non et suivant la garniture. Elle n'atteint guère le maximum que pour les corsets doublés.
Une très bonne ouvrière terminera un corset dans sa journée, si lee retouches sont faites, la facon simple, et que la garniture puisse être vivement posée.
Nos ouvrières se lèvent avant six heures en été ; l'hiver, un peu plus tard, mais l'heure du coucher est alors retardée en conséquence. La mère est la plus régulierement matinale ; la plus jeune fille jouit des privilèges de son âge ; elle dort une heure de plus que sa mère et sa sur, reste un peu moins longteomps assise pour le travail des corsets ou la[388]confection du linge et des vêtements, et trouve dans les travuux du ménage, dans le soin de la basse-cour et des animaux, l'exercice dont son corps a besoin.
our des ouvrières comme celles qui font l'objet de cette monographie, il y a peu de morte-saison, mais les commandes ne viennent pas toujours aussi abondantes ; il y a les mois de presse et les mois de calme.
Janvier est mauvais pour les corsetières ; les clientes y sont plus occupées des visites que de leur trousseau. Les trois ouvrières ne terminent guère que cinq corsets par semaine. Février est meilleur ; elles en font sept ; dix en mars et avril ; huit seulement en mai ; puis dix encore en juin et en juillet. C'est la belle saison de Paris : les étrangères y abondent, les Parisiennes font leurs achats pour l'été.
Le mois d'août est mauvais et ne donne que cinq corsets par semaine à nos ouvrières. Le Tout-Paris et les étrangères se rafrailchissent au bord de la mer, dans les montagnes, ou prennent les eaux.
Les étrangères reviennent en septembre, elles achèvent leurs commandes et pressent les ouvrières pour retourner dans leur pays ; il faut alors livrer onze corsets par semaine. En octobre on en fait neuf, onze en novembre, c'est la saison des Parisiennes ; enfin dix en décembre.
Cela fait en moyenne, sur toute l'année, neuf corsets par semaine.
Avec de tels mouvements dans les commandes, la durée du travail peut elle-même varier dans de fortes proportions, du simple au double et même davantage ; il aut parfois travailler 13 et 14 heures en semaine, et l'on est loin de se reposer complètement le dimanche et les jours de fête ; aussi, calculant aux budgets (§ 14, sect. III) le nombre de journées sur la base moyenne de 10 heures, arrive-t-on au chiffre très élevé de 369 journées pour la mère, en y comprenant le temps consacré au transport des corsets.
Le travail à domicile rend possible ces longues journées, qui ne seraient pas permises dans le travail en atelier.
Les salaires peuvent varier, suivant les saisons, de 35 a 77f par seomaine pour les trois ouvrières réunies; ils atteoignent pour l'année 3,75.
Industries entreprises par la famille. — Ce n'est pas tout de faire entrer l'argent à la maison, il faut encore l'employer en achats utiles, pour le véritauble bien-être de tous, et non le gaspiller au vent du premier caprice ou du moins raisonnable désir.
C'est ici que les industries accessoires reprennent leur place importante, sans parler d'une petite industrie à laquelle on ne peut attribuer[389]aucun salaire, et qui en mériterait cependant, je veux parler de celle qui consiste à acheter les denrées alimentaires dans les meilleures conditions d'économie, et à préparer avec elles des mets agréables et réconfortants. C'est l'œuvre de la fille aînée ; elle est à la fois économe et cuisi
Outre les travaux du jardinage, de la basse-cour, la confection des vêtements et du linge, le blanchissage et le repassage, auxquels toutes trois concoureont, le ménage est plus spécialement réservé à la plus jeune fille. Et n'est-ce rien qu'un ménage bien tenu, une maison propre, où aucun objet ne risque de salir la main délicate des travailleuses ; où l'ordre étant paurfait, chaque ustensile se trouve de suite et sans perte inutile de patience ou de temps
Au jardin, c'est la mère qui bêche ; la fille aînée sème, plante ou repique. On se partage le soin d'arroser, de cueillir les légumes et les fruits, suivant les dispositions ou les loisirs.
Jamais un ouvrier du dehors ne contribue au jardinage : legumes ou fruits en seraient trop coûteux. On tient le jardin comme on peut, y passant plus de temps dans la morte-saison des corsets et ne faisant que l'indispensable, ou le négligeant même, dans les moments de travail forcé.
Le terrain est bien employé : les jeunes plants de salades ou de choux commencent à prendre en terre au milieu des carrés de haricots ou de pois, et n'ont plus qu'à s'élargir et à pommer quand ceux-ci leur cèdent la place. Toutes les cultures potagères sont essanyées et semblent réussir : choux de Bruxelles, choux-fleurs, artichauts, tomates, concombres, etc., etc.
Les plates-bandes ne sont pas nettes et tirées au cordeau comme celles d'un jardinier de profession, mais chaque plantation est soignée et amenée ̀ produire, à moins d'impossibilité. Il arrive cependant qu'un petit carré reste en friche, quaund l'aiguille trop longtemps tenue ne laisse pas à notre ouvrière le temps de manier la bêche assez tôt.
La petite partie du terrain qui se trouve devant la maison est le jardin d'agrément. Il est toujours fleuri : violettes et pensées, résédas, héliotropes, lis et roses l'émaillent tour à tour, embaumant la salle où travaillent nos trois ouvrieres, et dont la fenêtre s'ouvre discrètement
Dans la confection des vêtements et du linge, la ille aînée taille, la mère pique à la machine, la plus jeune fille termine en cousant à la main. On réserve pour la morte-saison des corsetières la confection des[390]vêtements qui réclament des recherches, des combinaisons, de la réfexion, plus de travail.
Le blanchissage et le repassage se font régulièrement et se partagent entre la mère et la plus jeune fille.
L'ainée, qui est déjè, on l'a vu, économe et cuisiniere, est, de plus, fort habile dans l'art du tapissier. C'est elle qui racouvre chaises ou fauteuils usés, taille et bàtit couvre-pieds et rideaux.
Le ouvrières ont ajouté encore d'autres travaux à leurs industries déjà nombreuses.
Elles n'ont fait faire de leur maison que la maconnerie, la charpente et la grosse menuiserie. Elles se sont réservé la menuiserie légère, la peinture et le placement des papiers. Tout cela s'achève lentement, à temps perdu ; mais l'ensemble de la maison est déjù fort coquet et abrite gaiement d'industrieuses ouvrières.
Mode d'existence de la famille
§ 9. Aliments et repas.
L'alimentation est réglée, comme l'existence : tout y est ménagé, rien n'y manque ; les habitudes sont sobres et frugales ; l'appétit est excellent.
Quatre livres de pain, une livre de viande par jour ; une pièce de vin par an ; un peu de bière l'été ; des confitures, du café, du chocolat ; des corps gras en quantité suffisante pour bien assaisonner les mete ; mais chaque chose achetée dans les conditions les meilleures, et mesurée dans son emploi, tel est le fond de l'alimentation.
Le matin, café au lait ; à midi, viande, légumes et dessert suivant la saison et la production du jardin : confitures, fraises ou autres fruits ; à quatre heures, du pain et du chocolat ; à sept heures, potage, un œuf du poulailler ou un reste de viande, salade ou fromage, et quelquefois dessert ; voilà l'ordinaire du ménage.
Le dimanche, c'est la basse-cour qui fait les frais du repans de famille.
[391] On fricasse poule ou lapin ; on y ajoute la salade, les légumes du jardin, un plat sucré dont les oeufs forment la base, des fraises, quand on en a, ou quelques fruits achetés, car les arbres fruitiers du jardin ne produisent pas encore.
Une fois tous les quinze jours, les hôtes sont nombreux. La sœur de la mère vient à sa maison de campagne, mais c'est chez notre ouvrière que se donne toujours le repas de famille : Mme G et ses filles, son fils et sa belle-fille, sa soeur, son beau-frère et leurs enfants se pressent autour de la table. La pièce de volaille ne risque pas d'avoir eté bien engraissée, et les légumes d'abonder ! Que les arbres grandissent vite et viennent ajouter aux repas la douceur de leurs fruits !
Il est à remarquer que le jardin et la basse-cour concourent déjà pour une large part à l'alimentation : ils fournissent, par an, 700 œufs, 56 kilos de volaille ou lapin, 200 kilos de pommes de terre ; chaque jour un autre plat de légumes frais, des fraises en abondance pendant la saison, aet bientôt des cerises, prunes, pommes, poires, raisins et fruits divers.
Les denrées achetées se paient moins cher qu'à Paris, d'autant moins que les familles ouvrières se sont rassemblées en grand nombre dans la contrée, et que les usages habituels d'exploitation du Parisien pourraient difficilement s'y introduire.
Les maisons les plus sérieuses semblent y prospérer malgré la concurrence qui empêche l'élévation des prix3.
Les repas ne se prennent dans la salle à manger que le dimanche ; les jours de semaine, la cuisine est bien suffisante avec sa belle porte-fenêtre donnant sur le potager. Le service y est plus rapide et le travail reste installé dans la salle à manger.
Chacune retrouve, aussitôt qu'elle le veut, son travail à sa propre place, les petits ustensiles ne sont pas dérangés ; c'est une économie de temps appréciable.
Le déjeuner se prend exactement à midi pour les deux filles.
L'heure de la mère est moins réglée. Avant tout, il lui faut reporter le travail à l'heure convenue. S'il est fini juste à point, vite elle doit prendre le train, arpenter promptement toute la rue Lafayette, à mins que, plus pressée encore, elle ne monte lestement dans le premier tramway. Un morceau de pain mangé en route fait attendre moins impatiemment le[392]repas, qui se trouve parfois reculé jusqu'aè deux et trois heures de l'aprèsmidi. C'est le seul mauvais côté de l'habitation à la campagne pour l'ouvrière, qui ne semble pas en souffrir, grâce aux sévères habitudes de sobriété qu'elle s'imposee. Jamais elle ne prend en chemin le moindre breuvage. Le morceau de pain dont nous avons parlé, un peu de chocolat, c'est tout ce qu'elle accorde à son estomac patient.
Mais combien le déjeuner semble bon, quand on le trouve enfin ! Comme il répare les forces afaiblies ! Comme il refait les organes tendus par la fatigue et le besoin !
Le repas du soir est léger et se prend vers huit heures.
Dans son ensemble, l'alimentation est excellente. Sa variété comprend tous les éléments nécessaires au bon entretien de la vie ; elle est copieuse et non surabondante.
Les forces sont réparées et les organes eutretenus, sans qu'une suralimeontation inutile vienne les fatiguer et les user avant le temps.
§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.
Le pays habité par les corsetières est campagne, si l'on considère qu'une demi-heure de chemin de fer le sépare de Paris, que chaque maison y est entourée d'un jardin, que les champs et les bois le bordent, que l'air y est pur, que l'industrie en est absente ; il est ville si l'on a égard aux 10,000 habitants qui s'y sont groupés, et aux ressources d'approvisionnement qu'on y trouve.
Il est en pente d'une jolie colline, située à quelque distance de la Marne, et d'où la vue s'étend, au pied, sur la campagne et, plus loin, sur Paris ; les routes en sont plantées d'arbres et bordées de jolies maisons.
Ouvriers et bourgeois s'y sont donné rendez-vous, contre l'usage, attirés par la proximité de Paris, par les moyens de communication et l'approvisionnement faciles, par la beauté et la salubrité du pays.
La maison des corsetières est à l'extrémité de la ville, en pleine campagne, sur un chemin tranquille, où s'élèvent cinq habitations ouvrières à peu près semblables, et où vivent également la sœur de la mère, la famille de son fils et les beaux-frères de celui-ci. Un terrain de neuf mètres sur six s'étend devant la maison. Des plates-bandes y sont tracées, dans lesquelles se succèdent les fleurs de toutes saisons.
[393] Six marches de pierre conduisent au perron et à l'entrée que meuble un porte-parapluies et que protège un chemin en linoléum. Cette entrée rend indépendantes les quatre pièces principales de la maison : les deux chambres à coucher à droite, la salle à manger et la cuisine à gauche. Un cabinet de toilette, servant à la fois de vestiaire et de lingerie, est commandé par la cuisine. Une cave s'étend sous les chambres à coucher ; un grenier surmonte la maison, qui a été construite de façon à pouvoir être facilement exhaussée.
Un buffet, une table et six chaises en noyer forment le fond de l'ameublement de la salle à manger ; la machine à coudre, une table à ouvrage et une autre table le complètent. Un tapis recouvre la table principale, la cheminée est garnie de légers bibelots, quelques chromos ornent les murs. Un tapis en linoléum, placé sous la table, protege le parquet très soigneusement encaustiqué. La fenêtre est garnie de rideaux de guipure et de doubles rideaux contfectionnés par les filles. Cette fenêtre s'ouvre sur le jardin feuri ; un store adoucit les rayons du soleil, sans empêcher les parfums du parterre de venir embaumer l'atelier et les ouvrières. Chacune a sa place marquée dans cette pièce,[394]qui est bien plus la salle de travail que la salle à manger : la mère à la machine à coudre ou sur la grande table, pour retoucher et apprêter ; la fille aînée à la table à ouvrage, tout près de la fenêtre, et tournée de facon à ce que la lumière tombe facilement sur le travail, sauns faux mouvements, sans fatigue inutile du corps. La plus jeune fille n'a pas besoin de tant de ménagements : la place qui s'offre lui suffit, et d'ailleurs, elle est moins assidue aux travaux de couture, qu'elle remplace par les soins du ménage et de la basse-cour. Le dimanche, les ustensiles de travail font place aux assiettes, aux couverts et aux plats copieusement garnis, autour desquels se réunit la famille.
La cuisine est claire, spacieuse. Une assez large porte-fenêtre la fait communiquer avec le jardin potager. Elle est garnie d'un fourneau moyen, à charbon de terre, d'un buffet, d'une table en bois blane et d'une fontaine. Un évier avec écoulement d'eau y a été établi par la famille. Les ustensiles se composent de quelques casseroles, cocottes, poêles, moules et pots en grès.
Le cabinet de toilette est très bien installé pour servir de vestiaire, et tous les vêtements de la famille y sont rangés. Les portemanteaux sont placés sous une planche et protégés par un rideau confectionné par les filles. Quelques chaises garnissent la pièce.
Un lit en acajou, une armoire à glace, un canapé, un fauteuil Voltaire, un cauche-pot sur pied, meublent la chambre de la mère et de la fille aînée, qui partagent le même lit. Un tapis recouvre en partie le parquet bien encaustiqué ; quelques tableaux ornent les murs. La cheminée est garnie d'une pendule et de fambeaux de style Empire, ayant appartenu à la mère de l'ouvrière. Une bonne lampe à pétrole s'y trouve
La chambre de la plus jeune fille est meublée d'un lit en fer, d'une petite table, d'un fauteuil et d'une chaise. La fenêtre, comme cellesde la chambre de la mère et de la salle à manger, est garnie de doubles rideaux de cretonne fraîche et claire.
Tous les papiers qui recouvrent les murs ont été collés par la mère et les illes.
L'argent ne sort jamais inutilement de la maison. Les ouvrières le ménagent par une active industrie, gràce à laquelle elles se trouvent assez riches pour fauire face a tous leurs besoins. Leur agrément, leur petit luxe même, consiste dans ce confort auquel rien ne manque, quoiqu'il n'y ait rien de trop, dans cet ordre de bon goût, sans re[395]cherche d'imitation vaniteuse, qui est le caractère principal et l'ornement de leur habitation.
Meubles............. 1,538f 50
1° Literie ; 1 lit en acajon, 100f 00 ; — 1 lit eon fer, 20f 00 ; — 2 sommiers (30 et 15), 45f 00 ; — 3 matelas, 140f 00 ; — 2 traversin, 12f 00; — 3 oreillers, 22f 00; — 2 édredons, 50f 00; — couvertures, 60f 00; — 1 couvre-pied, 8f 00 ; — 1 dessus de lit au crochet, 30f 00 ; — 1 dessus de lit en cretonne, 15f 00. — Total, 502f 00.
2° Mobilier de la grande chambre à coucher : 1 armoire à glace on acajou, 100f 00 ; — pendule Empire et lambeaux, 100f 00 ; — 1 lampe, 15f 00 ; — 1 canapé, 40f 00 ; — 1 grande glace, 40f 00 ; — tableaux, 20f 00; — 1 fauteuil Voltaire, 50f 00 ; — rideaux blancs, 8f 00; — doubles rideaux en reps, 20f 00 ; — tapis, 25f 00 ; — 1 cache-pot sur pied, 15f 00. — Total, 433f 00.
3° Mobilier de la petite chambre à coucher : 1 fauteuil, 20f 00 ; — 1 chaise, 8f 00; — 1 petite table, 6f 00 ; — rideaux blancs, 7f 00 ; — doubles rideaux en cratonne, 20f 00; — tapis, 20f 00. — Total, 81f 00.
4° Mobilier de l'entrée : 1 porte-parapluies en bambou, 15f 00 ; — 1 chemin en linoléum, 7f 00. — Total, 22f 00.
5° Mobilier de la salle manger : 1 table en acajou, 30f 00 ; — 1 buffet en acajou, 120f 00 ; — 6 chaises, 30f 00 ; — 1 tapis de table, 7f 50 ; — 1 table à ouvrage, 30f 00; — 1 autre table, 8f 00; — 1 poêle tortue pour l'hiver, 40f 00 ; — jardinière at cache-pots, 20f 00 ; — 1 grande glace, 30f 00 ; — 1 suspension, 30f 00 ; — rideaux blancs, 8f 00 ; — doubles rideaux en chenille, 20f 00 ; — 1 tapis en linoléum, 18f 00 ; — photographies et chromos, 15f 00. — Total, 406f 50.
6° Mobilier du cabinet de toilette : 1 portemanteau, 30f 00 ; — rideaux recouvrant le portemanteau, 10f 00 ; — 1 table, 6f 00 ; — cuvette et pot à eau, 3f 00; — 1 saoau hygiénique, 10f 00; — 1 petite glace, 5f 00. — Total, 64f 00.
7° Mobilier de la cuisine : 1 buffet en bois blanc, 20f 00 ; — 1 table en bois blanc, 10f 00. — Total, 30f 00.
UTENSILES............ 183f 50
1 fourneau économique, 50f 00 ; — 1 fontaine, 15f 00 ; — 2 seaux, 10f 00; — 3 casseroles en cuivre, 16f 00 ; — 4 casseroles en fer battu, 12f 00 ; — 2 casseroles en émail, 12f 00 ; — 1 plat en cuivre, 4f 00 ; — 2 cocottes en fonte, 7f 00; — 1 bassine à vaisselle, 4f 00 ; — 2 poêles à frire, 4f 00 ; — 2 pots à graisse, 2f 50; — 1 service complet de boîtes alimentaires, 8f 00; — 1 moulin à café, 2f 50; — 2 cafetières, 3f 00 ; — 1 réchaud, 3f 00 ; — 1 lampe de cuisine, 3f 00; — 1 lanterne, 2f 50 ; — vaisselle de table et verrerie, 25f 00. — Total, 183f 50.
VÊTEMENTS............ 769f 00
VÊTEMENTS DE LA MÈRE............ 262f 00
Jupe et corsage pour les courses à Paris, 25f 00; — 1 jaquette, 18f 00; — 1 chapeau, 6f 00; — 1 chapeau, 8f 00; — 1 costume, 40f 00 ; — 1 peignoir de toile, 7f 00 ; — 1 peignoir d'hiver, 15f 00; — 1 paire de chanssures d'hiver, 8f 50 ; — 1 paire de chaussures d'été, 6f 00 ; — 2 paires de pantoufles, 2f 50; — 1 corset, 30f 00 ; — 8 paires de bas, 6f 00 ; — 2 douzaines de mouchoirs, 8f 00 ; — 12 chemises, 25f 00 ; — 6 pantalons, 15f 00; — 4 petits jupons, 10f 00 ; — 6 camisoles, 12f 00 ; — cache-corset, fichus en laine et divers, 20f 00. — Total, 262f 00.
[396] VÊTEMENT DE LA FILLE AINÉE............ 252f 00
La même nomenclature que pour la mère, moins les 2 chapeaux remplacés par une mantille. Valeur totale, 252f 00.
VÊTEMENTS DE LA SECONDE FILLE............ 255f 00
Même nomenclature que pour la mère. Les chapeaux représentant une valeur moindre, la valeur totale du trousseau est de 255f 00.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 2,491f 00
§ 11. Récréations.
Les réeréations de la famille sont presque nulles, ou plutôt elles consistent, tout au moins pour la mère et la fille aînée, dans le bonheur de vivre ensemble, au grand air, d'habiter leur maison, de cultiver leur jardin, d'y travailler dans le caulme et dans une union douce et afeetueuse. Leur famille les entoure et, le dimanche, parents et enfants se réunissent chez la corsetière.
La plus jeune fille ajoute à ces joies paisibles quelques promenades avec sa tante et les enfants. Elle les accompagne aux fêtes du pays, à Paris quelquefois, et Bostock lui a même donné déjà ses premières émotions de théatre.
Un journal quotidien, une revue de la mode ou autre, quelquefois la Lecture pour tous, complètent les distractions des ouvrières qui n'en désirent pas d'autres, et se déclarent heureuses.
Histoire de la famille
§ 12. Phases principales de l'existence.
[397] Mme G. est protestante et d'origine méridionale. Sa mère était Arlésienne et son père naquit à Nimes, mais tous deux vinrent se fixer à Paris, dans le quartier de Menilmontant où elle vit le jour. Ses parents étauient propriétaires de métiers pour tisser des cachemires français. Sans doute ils gagnaient bien leur vie, car leurs deux filles, la corseotière et sa sœur, après avoir commencé leurs études dans une école protestante assez éloignée de la maison paternelle, furent mises dans une pension également protestante où elles restèrent pendant cinq ans.
Les souvenirs de l'ouvrière sur cette époque sont un peu efaucés. Cependant, elle se rappelle três bien que le métier de tisseur de chales tomba complètement au moment de la guerre.
Elle fit alors son apprentissage de corsetière à Paris ; puis elle commença à travailler et se maria, en 1875, à un ouvrier ferblantier catholique, dont elle eut quatre enfants.
Pendant la guerre de 1870, le mari avait eté blessé par un éclat d'obus qui lui avait perforé le dessus du sein gauche, un dépôt de sang s'était formé, et des hémorragies fréquentes s'ensuivirent.
La vie régulière, paisible et confortable du ménage apporta au mal un adoucissement passager ; mais, en 1884, les hémorragies redoublèrent ; ne pouvant plus fournir un travuil suffisant pour son industrie qu'il avait étendue dans les années prospères de son mariage, le ferblantier fut obligé de prendre un chef ouvrier, ce qui diminua ses bénéfices.
Les frais de médecin, de pharmacien, quelques travaux d'agrandissement de la maison, nécessités par l'augmentation de la famille, embarrassèrent la situation et, au moment de la mort de son mari, Mme G. dut[398]promptement se défaire de la maison de commerce, pour laquelle, depuis quelques années, elle avait abandonné son état.
Ce fut sa sur qui la racheta, en se mariant en secondes noces, car elle était veuve, elle aussi.
Mme G. resta dix-huit mois avec elle pour la mettre au courant des affaires, puis elle reprit son état de corsetière et vécut avec sa mère, qui l'aida à élever ses deux plus jeunes enfants.
Du consentement du mari, les enfants avaient été élevés dans la religion protestante. Pour l'instruction, ils furent envoyés à l'école communale, jusqu'à la mort de leur père, en 188. A cette époque, des religieux protestants vinrent en aide à la mère, en en placant deux, un fils et une fille, dans des internats de leur confession.
La vie de la mère, pendant les années qui suivirent la mort de son mari, fut une existence de travail sans trêve. Pour suffire aux besoins des enfants, aux frais de médecin et de pharmacien que nécessita la santé délicate de sa fille aînée, pour donner à son fils un bon état et supporter trois ans d'apprentissage, elle ne se couchait jamais avant minuit.
Aussitôt que le médecin conseilla la campagne, elle ne recula pas devant les difficultés et les fatigues nouvelles que pouvait lui occasionner l'éloignement de Paris.
Sans un retour sur elle-même, sans une plainte, elle ajouta tous les deux jours trois heures de courses à ses autres travaux. L'excès de son dévouement amena la récompense.
Le médecin et le pharmacien furent oubliés ; lae santé délicaute se fortifia ; la plus jeune fille grandit, vigoureuse et forte, sous l'influence d'un air vif et pur, et Mme G. elle-même trouva plutôt une amélioration qu'une fatigue malsaine dans ce trajet, qui devint pour elle un repos des longues heures de travail assidu.
La corsetière et ses enfants étaient venus s'etablir au Raincy en 1900. Ils habitèrent pendant deux ans la maison de la sœur, qui n'y venait avec sa famille que les dimanches et les jours de fête, les affaires de son mari, auxquelles elle participait, la retenant à Paris tous les jours de semaine.
Les terrains de cette partie du Raincy, alors presque inhabitée, étaient accessibles à des bourses modestes.
La fille et le fils alnés commencaient à gagner leur vie eot apportaient à leur mère un concours sérieux.
Trois cent trente-six mètres de terrain furent achetés et payés[399]à tempéraments. Le terrain soldé, on songea à faire construire.
Toutes sortes d'avantages se rencontrent dans les banlieues ouvrières, où le seul moyen qu'ont les industriels et les commercants de gagner de l'argent est de se mettre à la portée des petites bourses.
La maison fut construite pendant la morte-saison de la construction. Le gros œuvre seulement fut exécuté par les ouvriers, et les travaux accessoires, menuiserie légère, peinture, collage des papiers, quelques travaux de plomberie même, furent laissés à la famille, et chaque membre prit sa part, suivant ses forces et ses aptitudes.
Actuellement les ouvrières économisent sur leurs salaires pour terminer les paiements de leur domaine et en devenir propriétaires sans réserves.
§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille
Le lecteur qu aura bien voulu suivre dans les détails cette monographie restera, comme l'auteur même, étonné gautant que charmé de l'état prospère de cette petite famille.
Alors que bien des femmes affirment, et cela dans l'industrie du corset aussi bien que dans les autres industries féminines, ne pouvoir vivre de leur seul travail, et recourir à la prostitution pour subvenir à leurs besoins, voici trois femmes qui non seulement vivent de leurs salaires, et en vivent très convenablement, mais qui trouvent encore le moyen de devenir graduellement propriétaires de leur maison et de leur jardin !
Faut-il attribuer ces différences de situations à la bonne ou à la mauvaise chance, aux circonstances extérieures, ou bien à la capacité des ouvrières, à leur assiduité au travail, à leur économie, à leur soumission aux exigences de leur situation, quelle qu'elle soit, soumission que nous appelons, pour chacun, le devoir ?
Nous limitant en ce moment aux objets de cette etude, nous avancerons qu'à notre avis, la prospérité de ces ouvrières est due, pour la plus[400]grande partie, à leurs qualités et à leurs efforts, bien que l'assistance extérieure leur ait été quelque temps utile et mérite une part dans l'histoire de leur bonheur.
Si une main secourable ne s'était pas tendue au moment du veuvage de Mme G., alors qu'elle se trouvait seule pour subvenir à ses besoins et à ceux de quatre orphelins, cette femme héroique se serait épuisée dans un travail infructueux.
Le salaire d'une seule femme, destiné à alimenter cinq existences humaines, est bien véritablement un salaire de famine, et l'on ne saurait trop appeler l'attention publique sur les familles d'ouvriers chargés d'enfants et privés du secours du père.
Les protestants charitables, qui recueillirent à ce moment deux des enfants de Mme G., ne sauvèrent pas seulement la vie de ces enfants, mais ils contribuèrent encore à assurer l'existence du reste de la famille.
Gràce à leur assistance, le fardeau trop lourd n'écrasa pas les épaules sur lesquelles il pesait ; l'ouvrière ne fut pas épuisée par un travail au-dessus de ses forces ; elle se sentit capable de suffire à sa tâche. Courageusement, résolument, elle se mit à l'œuvre, sans qu'une minute de faiblesse ou de découragement soit venue jamais l'en distraire et la détouner de son but.
Et voici bien alors la part de cette femme admirable : travail assidu, constant, empressé, réglé ; ordre, économie parfaite, et en même temps tendresse maternelle qui l'empêche de s'aigrir ou de s'apitoyer sur son propre sort.
Pour nourrir ses enfants, pour les vêtir, pour les soigner, pour leur mettre entre les mains un état fructueux, aucune fatigue ne l'arrête, aucun sacrifice ne lui semble trop grand !
La santé de sa fille aînée réclame la campagne, elle n'hésite pas, elle se déplace, elle augmente son travail déjà lourd de neuf ou dix heures de courses par semaine.
Lorsque son fils atteint l'âge de prendre un métier, elle ne cherche pas pour lui une place de suite lucrative, afin de diminuer ses charges personnelles ; mais elle accepte les trois années d'apprentissage exigées par un état qu'elle estime bon pour lui.
N'est-il pas juste que la récompense arrive, que le bien-être s'établisse enfin dans la maison, que les santés se fortifient, que le fils se marie bien, que la famille s'égaie ? Et s'il convient de ne pas oublier que sans l'assistance extérieure, que nous n'hésiterons pas à appeler de son nom,[401]la charité, l'amour secourable, les efforts de la mère eussent été impuissants à arracher les enfants à la faim lente et à tous les maux qui en découlent, à la soutenir elle-même, matériellement et moralement, dans un pareil désastre ; n'est-il pas juste aussi de constater que l'ouvriere a été encore, et malgré tout, le principal auteur de sa petite fortune, puisqu'elle a travaillé sans relache pour gagner les ressources indispensables aux besoins de ses enfants, et qu'elle a appliqué au bon emploi de ces ressources toute la prudence, toute la discipline d'un esprit et d'un cœur qui ne connaissent d'autre règle et d'autres désirs que la raison et le devoir ?
Il faut placer aussi l'union de la famille parmi les éléments de son bonheur. Le mari vient à mourir, et sa veuve ne peut conserver la maison de ferblanterie. Sa soeur, nouvellement remariée, se présente pour lui succéder ; tout s 'arrange sans difficultés. L'ouvrière reste dix-huit mois avec sa sœur et son beauu-frère, afin de les mettre au courant des affaires, puis elle se retire, cette tâche accomplie, et reprend son état de corsetière abandonné longtemps.
C'est le moment des plus dures épreuves, mais l'ouvrière ne se trouve pas seule dans la tristesse et dans la misère. Sa mère, veuve aussi, vient habiter avec elle. Les deux femmes unissent leur douleur, qui en devient moins amère. La grand'mère veille sur les petits enfants, et la mère se donne au travail plus tranquille et plus forte.
Aussi, leur meilleure joie n'est-elle pas leur affection mutuelle Leurs seules distractions, les réunions de la famille, dont tous les membres se sont groupés dans le même pays et dans la même rua N'est-ce pas auprès de sa tante que la plus jeune fille trouve les quelques plaisirs nécessaires à son âge Le rêve de bonheur de la mère n'estil pas de vivre toujours avec sa fille aînée, après avoir établi la plus
Et c'est ici qu'il convient de constater encore la diférence entre trois salaires employés séparément à soutenir trois existences isolées, et ces mêmes salaires réunis pour subvenir aux besoins de trois femmes vivant de la même vie, et au même foyer.
Au lieu de trois chambres étroites et mesquines, dans chacune desquelles une ouvrière serait obligée de coucher, faire sa cuisine, prendre ses repas, blanchir son linge et travailler de son état, on trouve une maison complète, avec cave, grenier, débarras et jardin. La maigre portion de 0f 35 ou 0f 40 est remplacée par un plat copieux et bien assaisonné. Les travaux sont divisés entre les membres de la famille, et par[402]suite plus faciles, moins fautigants et plus fructueux. Sans parler de tous les avantages moraux du foyer qu'on ne trouve pas vide, dans lequel descœurs amis vous attendent et vous rappellent.
Il serait injuste de ne pas ajouter à toutes ces causes de bonheur la bienveillante sympathie, l'affectueuse protection que l'ouvrière a trouvée auprès de sa pautronne, Me Berthe Barreiros. Un traitement sec et froid amène bien vite le découragement, la tristesse ; il n'appelle que des services intéressés et contraints, quand il ne fait pas germer la révolte et la haine.
Une parole amie rend le salaire plus précieux et plus doux. Le maître qui entre, avec humanité et discrétion, dans les besoins de ses ouvriers, peut espérer l'attachement et la reconnaissance; en tous cas, il rend pour eux le travail moins lourd et les jours d'épreuves moins amers.
La plus jeune fille bénéficiera dans l'avenir des avantages que lui offre la société de secours mutuels a La Corsetière, dont sa mère et sa sur ont le regret de ne pouvoir faire partie, l'une à cause de sa santé délicate, et l'autre parce qu'elle avait passé l'âge de l'admission au moment de la fondation de cette société.
Et si maintenant on veut résumer ce chapitre et la monographie entière en quelques mots, on peut dire que l'assiduité au travail, la résignation courageuse à toutes les nécessités d'une condition modeste, l'habitude de l'ordre, de l'économie, de la règle, de la discipline en toutes choses, l'union de la famille et particulièrement le dévouement et l'affection mutuelle des trois ouvrières les unes pour les autres ont été les véritables sources de leur bien-être et de leur bonheur. Et cependant, en même temps, on est bien obligé de constater que toutes ces vertus, que ces efforts constants et parfois héroiques n'auraient porté que de bien pauvres fruits, sans une assistance extérieure, sans le secours de la charité, et il faut en conclure à la responsabilité redoutable qui pèse sur les heureux de la vie, puisque de leur humanité ou de leur égoisme dépendent la vie ou la mort de familles entières, le désespoir ou le relèvement moral des chefs, impuissants par eux-mêmes à assurer l'existence de leurs enfants !
Que Dieu accorde seulement la santé à la famille ! Une fois la maison payée, les économies s'amasseront assez vite pour que le repos de la vieillesse soit assuré.
On mariera la plus jeune fille. La mère et la ille ailnée resteront, heureuses du bonheur de ceux qu'elles aiment, heureuses de s'aimer toutes[403]deux, de se soigner, de se soutenir, heureouses aussi de l'indépendance et du bien-être que leur travail leur aura donné4.
ÉLÉMENTS DIVERS SUR LA CONSTITUTION SOCIALE.
FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE, PARTICULARITÉS REMAROQUABLES. APPRÈCIATIONS GÉNÉRALES : CONCLUSIONS.
§ 17. SUR L'NDUSTRIE ET LE COMMERCE DU CORSET A PARIS
[377] La rue Daunou, où se trouve la maison de la patronne de l'ouvrière objet de cette monographie, relie l'avenue de l'Opéra au boulevard des Capucines en traversant la rue de la Paix.
C'est la rue Neuve Saint-Augustin de l'Empire, le rendez-vous de la noblesse chez les grands faiseurs.
L'avénement d'un régime nouveau n'a pas fait pâlir son étoile. L'aisance s'est augmentée et étendue dans la bourgeoisie, et les étrangères élégantes, rendant hommage à un goût et à un fini qui sont le fruit du travauil présent, éclairé et secondé par tout un passé de recherches et d'efforts, continuent à donner exclusivement leur confiance aux couturières, aux modistes et aux corsetières, comme aux bijoutiers français5.
Pour le corset, qui nous occupe, où la femme élégante trouvera-t-elle[415]la souplesse, la coupe et la confection harmonisées avec le corps féminin, la modération et le goût dans les garnitures que savent donner impeccablement les corsetières de Paris ?
La concurrence semble facile à soutenir pour l'ouvrier françanis, toutes les fois que le sentiment naturel de l'art, une exécution à la fois minutieuse et légère sont les conditions du succès, ce qui arrive dans presque toutes les confections sur mesures, celle du corset en particulier.
Ajoutez à ces qualités, qui sont celles du dessinateur, du coupeur et de l'ouvrier, que le Francais, et que la femme française en particulier, sont des commercants pleins de charmes. Ils savent allier la politesse aimable au sentiment de leur dignité personnelle, le tact à un certain abandon, qui appelle et retient la confiance. La femme étrangère trouve auprès d'eux un premier accueil hospitalier et bienveillant qui lui fait, dès son arrivée, considérer la France un peu comme une patrie.
Les Français ont-ils plus de difficultés à vaincre quand il s'agit de conserver le premier rang dans la fabrication des objets en gros ? Nous le pensons.
Ce n'est plus seulement alors le goût, le fini, le sentiment de l'art dans la confection des choses. la sociabilité la plus parfaite appliquée aux relations commerciales qui gagnent la victoire, il faut encore et surtout se tenir au courant de tous les progrès de l'cutillage, obtenir à la fois la perfection, l'exactitude et le bon marché dans la main-d'œuvre, risquer bravement ses capitaux, sans compromettre et sans laisser fléchir la vieille honorabilité françauise, que sa délicatesse même rend craintive et paurfois prudente a l'excès.
Ici encore, c'est par les articles de choix que la France tient le plus facilement sa place, augmente ou maintient tout au moins son chiffre d'exportation, malgré les industries qui se créent dans les pays jusqu'alors exclusivement tributaires de la nôtre.
Mais pour soutenir avantageusement ces concurrences nouvelles, il n'est pas trop de tous les eforts des chefs d'industrie, des études, des enquêtes et des négociations des chambres syndicales et des pouvoirs publics, appuyés sur la sagesse, l'habileté et le bon esprit de la classe ouvrière, sans laquelle ils sont impuissaunts.
Vingt mille fommes, en France, sont employées à la confection des corsets, et leur salaire moyen peut être évalué a 2f25 ou 2f30, avec 300 jours de travail par an.
Ce salaire s'élève quelquefois, pour les ouvrières de premier ordre, jusqu'à 6, 8 et 10f par jour, notamment pour les corsetières sur mesure,[416]qui font le corset de luxe ou très soigné: mais il faut que ces ouvrières, assidues et habiles, aient en même temps la bonne fortune de trouver place dans une maison à laquelle l'étendue des affaires ou la richesse de la clientèle permettent de conserver un personnel de choix, que les autres sont obligées de se refuser.
Certains travaux sont si grossiers, demandent si peu d'adresse et donnent un si léger bénéfice à l'industriel qui les entreprend, qu'ils ne fournissent pas un salaire supérieur à 1f 75 ou 1f50 par jour, même pour les femmes travaillant dans les ateliers. Ce sont les corsets vendus par le fabricant de 18 à 20f la douzaine.
Ces travaux étaient autrefois exécutés dans les maisons centrales, a Clermont, Montpellier, Bailleul, Beaulieu, près de Caen; mais le régime des prisons ayant changé, et l'Administration se prêtant mal aux travaux des prisonniers, ils se font maintenant dans les ateliers. Sans doute on peut souhaiter que le public perde le goût de pareils articles, qui ne donnent pas plus de bénéfice au fabricant et aux ouvriers que de profit à l'acheteur ; et cependant, il faut reconnaître que ces ouvrages grossiers fournissent un peu de travail à des femmes sans profession acquise et momentanément sans ressources, et à l'acheteuse, ne disposant que d'une faible somme, l'illusion d'un vêtement semblable à celui des plus fortunées.
De même, si on considère l'ouvrière isolée, n'ayant d'autres ressources que son métier pour faire face à tous les besoins de la vie, on doit déplorer pour elle la concurrence des ménageres ou des ouvrières rurales, qui ne demandent au même travail qu'un sanlaire d'appoint ; mais si on a en vue la famille ouvrière et la femme considérée comme membre de cette famille et non comme une simple unité, on regrette moins peutêtre qu'elle ne soit pas attirée au dehors par l'attrait d'un gain élevé.
Il convient cependant d'ajouter que les chiffres de 1f75 at 1f50, cités comme minimum de salaires, sont les chiffres avoués par les patrons. Les ouvrières, qui gardent surtout le souvenir des jours mauvais, accusent même, pour les femmes travaillant dans les ateliers, des semaines de 7 et de 6f. Ce sont lè, pour les ouvrières obligées de suffire seules à tous leurs besoins, de véritables salaires de famine. Supposez qu'elles aient un ou plusieurs enfants, il leur est impossible de vivre.
Mais ce ne sont là que des salaires d'exception, auxquels les industriels sont réduits pour ne pas renvoyer les ouvrières quand les affaires vont mal et qu'on manque de commandes. Loin d'en incriminer les patrons, il serait donc plus juste de reconnaltre, dans le soin qu'ils[417]prennent de ne pas licencier brusquement et temporairement leurs ouvrières, la suite de la bienveillance et de la sollicitude dont les fabricants de corsets et les corsetiers sur mesure semblent animés pour leur personnel.
§ 18. SUR L'ORGANISATION SMNDICALE DANS L'INDUSTRIE DU CORSET A PARIS
La confection des corsets, jusqu'à Louis XIV, a toujours été liée à celle des vêtements, car le corset n'était généralement alors que le corsage même de la robe, bien ajusté et rendu rigide par des lamelles de bois, de métal ou par des baleines.
Les ouvriers corsetiers ou tailleurs de corps n'étaient autres que les tailleurs de vêtements eux-mêmes, qui, jusqu'en 1615, paraissent s'etre adjoint assez fréquemment des femmes, tailleuses et couturières, faisant partie des mêmes corporations. Le registre de la taille de 122 indique cent trente métiers organisés corporativement à Paris, parmi lesquels vingt-neuf se rapportent à l'habillement ou à l'équipement. On y voit que les artisans tailleurs étaient au nombre de cent quatre-vingt-seize, y compris cinquante-sept couturières et quinze tailleurs de robes.
Le travail s'était organisé en France sous l'inspiration de la religion, et l'on ne peut qu'admirer la protection de tous les droits, la compassion pour toutes les misères, dont témoignent les statuts des corporations, et les règlements des confréries, ces aieules des mutualités.
Le régime corporatif fut libre jusqu'à Louis XIV, en ce sens que les métiers n'étaient pas astreints à s'ériger en corporations. Ils le faisaient volontairement, s'ils le jugeaient utile à leur prospérité et à la sécurité de leurs mombres ; mais déjà la royauté avait pesé sur les corporations existantes, leur accordant protection, mais introduisant chez elles les privilèges, si opposés à l'esprit de leur origine, et les grevant de lourdes redevances, qui obligèrent celles-ci à faire payer au nouveau maître ou au nouveau compagnon des droits de grade souvent fort élevés.
La vénalité s'ajouta donc au privilège, et ensuite à l'obligation, pour faire perdre aux corporations leur caractère de liberté, de pure conscience, de justice et d'humanité.
Un édit royal, publié en 1673, obligea tous ceux qui faisaient profession de commerce ou d'industrie à s'organiser en corps, communautés et jurandes, ce qui explique la nécessité dans laquelle se virent les coutu[418]rières de se faire ériger en corporation. En 1675, une lettre patente du Roi leur accorda le droit qu'elles réclamaient : Plusieurs femmes et filles, y est-il dit, nous ayant remontré que de tout temps elles se sont appliquées à la couture pour faire, pour les personnes de leur sexe, leurs jupes, robes de chambre, manteaux, que ce travail étant le seul moyen qu'elles eussent pour gagner honorablement leur vie, elles nous auraient supplié de les ériger en communauté; ayant d'ailleurs considèré qu'il était assez dans la bienséance et convenable à la pudeur et à la modestie des femmes et des filles de leur permettre de se faire habiller par des personnes de leur sexe, lorsqu'elles le jugeront à propos, à ces causes, etc. Il fut en même temps interdit aux couturières d'employer aucun compagnon tailleur et aux maîtres tailleurs aucune fille couturière, et cependant les hommes conservèrent le privilège de confectionner toutes les pièces ajustées de l'habillement féminin.
C'est à ce moment que certains d'entre eux, prenant le titre de tailleurs de corps de femmes et d'enfants, se firent une spécialité du corset.
Couturières, tailleurs et tailleuses de corps vécurent avec la protection et les entraves du régime corporatif décadent, jusqu'à ce que la Révolution, emportant l'institution tout entière sous prétexte d'en corriger les abus, abolit, en 191, jurandes, maitrises et corporations.
Les bouleversements de la France, les guerres de l'Empire absorbèrent pendant vingt-cinq ans l'attention et les forces publiques, puis l'industrie se releva lentement de ses ruines, et retrouva un épanouissement nouveau dans les découvertes de la science, et dans l'organisation plus libre de l'Europe apaisée.
L'industrie du corset se développa vers 1820, avec la maison Regner-Cailquot.
On essaya de rendre le corset moins pernicieux. En 1842, on imagina le lacage à la paresseuse, qui permettait de desserrer instantaunément le corset.
Avant 1828, il n'avait été pris que deux brevets d'invention concernant la fabrication du corset ; de 1828 à 1848, on en délivra soixante-quatre.
L'apparition des machines à coudre, les voyages plus faciles, permettant aux étrangères de venir se faire habiller en France, et aux industriels français de transporter rapidement leurs produits, achevèrent de donner à l'industrie du corset, comme à tant d'autres, une extension extraordinaire.
Le besoin d'une organisation professionnelle se fit alors de nouveau sentir, et une réaction en faveur de l'idée corporative se produisit sous[419]Louis-Philippe. De nombreux syndicats ouvriers et patronaux se constituèrent pendant le règne de Napoléon III, et cependant, ce fut seulenent en 1878 qu'un fabricant de corsets en gros, M. Notelle, fonda la chambre syndicale des corsets et accessoires, qui prit, deux ou trois ans plus tard, le titre de chambre syndicale des corsets et fournitures.
Cette chambre syndicale réunit bientôt, non seulement les fabricants de corsets en gros et les corsetiers sur mesure, mais encore les fabricants de buses et de ressorts, ceux de baleines et de cornes, ceux de tissus et de fournitures diverses, formant ainsi cinq comités distincts en une seule chambre syndicale.
Les intérêts de ces diférents comités étaient quelquefois opposés, et cependunt l'union régna pendant vingt ans, malgré les dissentiments de surface et les discordes passagères inévitables chez des concurrents.
A l'Exposition de 1900, une division survint : les fabricants de corsets sur mesure, mécontents de la place qui leur était faite, se séparèrent en grand nombre de la chambre syndicale des corsets et fournitures, pour former une chambre syndicale des corsets sur mesure, où leurs intérêts seraient plus énergiquement soutenus.
C'est un fait grave dans l'histoire de l'industrie du corset; la division peut sembler profonde et durable. Mais vienne une question d'humanité, on verra ces industriels oublier leurs dissentiments et leurs intérêts personnels pour assurer l'avenir de leurs collaborateurs.
Les corsetiers n'avaient cessé de se préoccuper du sort de leurs employés. Plusieurs maisons importantes avaient fondé déjà des sociétés de secours mutuels destinées à leur personnel : « La Sirène », La Bergère », entre autres ; mais des sociétés partielles et restreintes n'offrent ni les avantages ni les garanties d'une société embrassant toute une profession, et les fabricants de corsets résolurent de mettre à la portée de la corporation entière les bienfaits d'une société de secours mutuels qui s'étendrait à toute la F'rance, pour les ouvriers et employés, hommes et femmes.
C'est dans ce but qu'une commission fut nommée dans les deux chambres syndicales, sous la présidence de M. Godet, un des doyens de la chambre syndicale des corsets et fournitures, lequel paraissait tout spécialement désigné au choix de ses collègues, par son activité, son inlassable dévouement, son ancienneté dans la corporation et l'expérience acquise dans la longue pratique des affaires commerciales, ainsi que dans les fonctions qu'il avait longtemps occupées au tribunal de commerce de la Seine, comme juge et président de section.
[420] Un an suffit pour obtenir le résultat cherché. Le 26 octobre 1902, à la réunion plénière des deux chambres syndicales des corsets et fournitures et des corsets sur mesure, la commission posait les bases d'une société de secours mutuels s'étendunt à tous les membres de la corporation. La générosité et la prudence s'unirent pour faire une œuvre d'expansion et de durée.
Les statuts, élaborés avec soin, furent adoptés à l'unanimité à l'assemblée générale constitutive du 7 décembre 1902, approuvés par le ministre de l'intérieur, et « La Corsetière », inscrite sous le numéro 1602 au répertoire des sociétés de secours mutuels du département de lae Seine, recut la consécration de son existence légale.
Les établissements Farcy et Oppenheim posèrent en quelque sorte les fondations de lae société nouvelle, par l'apport spontané qu'ils firent à « La Corsetière » des trois cent cinquante à quatre cents membres participants qui composaient leur société de secours mutuels : La Sirène . s La Corsetière s'étend sur toute la France, admettant les hommes et les femmes, et offrant à ses membres les avantages d'une société à la fois professionnelle et familiale.
Ouverte aux employés et aux ouvriers de la corporation tout entière, elle admet les maris et les femmes de ces employés ou de ces ouvriers, quelle que soit la profession qu'ils exercent, à moins cependant qu'elle ne soit de nature à augmenter les risques de la Société.
La plus louable émulation règne entre les chefs d'industrie, pour augmenter les avantages de leur société de secours mutuels.
Une allocation journaulière, pendant le temps de la maladie, a été ajoutée aux soins médicaux et aux médicaments assurés seuls, primitivement, par les statuts.
Un secours de 30f est accordé à la sociétaire nouvellement accouchée. Elle a droit, en outre, à une allocaution journalière, si son repos forcé excede vingt jours.
Le bureau est autorisé, si les ressources de la Société le permettent, à donner après enquête, au membre participant se trouvant dans un cas de détresse, un secours immédiat, dont l'importance est laissée à son appréciation.
La famille d'un sociétaire défunt a droit à un secours de 100f, considéré comme frais funéraires6.
[421] Enfin, et pour couronner l'oœuvre, une partie de l'excédent des recettes de la Société, dont l'assemblée générale de La Corsetiere fixe l'importance, est placée chaque année à la Caisse des retraites, et déposée à la Caisse des dépôts et consignations.
Chaque membre participant reçoit, dans le cours de l'année qui suit son admission, un livret individuel sur lequel seront portés la quotepart lui revanant sur l'excédent des recettes de chaque année, et les versements volontaires qu'il aurait efectués pour accroître sa pension de retraite.
Les membres de La Corsetière » ne sont donc pas seulement assurés contre la maladie, protégés dans un cas de détresse imprévue ; mais lae sécurité des vieux jours est rendue pour eux plus certaine par la contribution de leur société, qui les encourage à de plus importants versements.
La chambre syndicale des corsets sur mesure est restée distincte de celle des corsets et fournitures ; mais les corsetiers en gros et les corsetiers sur mesure rivalisent de èle pour tout ce qui peut concourir aux progrès de la corporation tout entière.
Les écoles professionnelles sont l'objet de leurs soins constants. La maison Farcy et Oppenheim a créé à Clermont une maison de famille, dans le but de rendre la vie matérielle moins coûteuse aux ouvrières isolées. Les chambres syndicales agissent auprès des pouvoirs publics pour obtenir leur protection contre la concurrence étrangère.
Un organe unique, ˉLes ˉDessous elegants, étudie les questions de fabrication, de brevets, de modes et d'hygiène qui intéressent la corporation. Il donne en même temps le compte rendu des séances des deux chambres syndicales et de « La Corsetière n.
Les questione d'hygiène y sont traitées par le docteur O'Follovell, auteur d'un ouvrage agréable et savant sur l'histoire du corset et l'influence bonne ou mauvaise qu'il peut avoir sur la santé de la femme.
Tous les concours s'unissent donc pour faire de la corporation des corsetiers en gros et des corsetiers sur mesure une communauté prospère, consciente de tout ce qui peut étendre et faciliter son essor, consciente aussi de sa responsabilité et de ses devoirs.
[422] Aussi la fête annuelle, qui rassemble autour du président et du bureau les membres honoraires et les membres participants de « La Corsetière, présente-t-elle le spectacle d'une industrie vivante et bien organisée, de patrons et d'ouvriers unis dans un esprit de bienveillance et de dévouement mutuels pour les eforts indispensables à un but qui leur est commun ; et les représentants des pouvoirs publics sont hereux d'y oublier un instant tout ce qui divise, ou de penser que, pour les enfants d'une même patrie, plus encore que pour ceux d'une même corporation, les divisions ne peuvent être que passaugères, puisque tant d'intérêts et tant d'amours leur sont communs.
§ 19. SUR L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL ET SUR L'ÉCOLE D'SEIRE
Un nombre assez considérable d'ouvrières corsetières sortent des écoles professionnelles de la ville de Paris et de l'école d'Yseure.
Les écoles professionnelles de la ville sont dirigéee par Mme Schaefer.
Des industriels assistent Mne Schaeffer et les sous-directrices, et forment, autour des écoles, des comités de patronage.
Les membres de ces comités, Mme Berthe Barreiros, M. et Mme Léoty, Mme Limousin, Mme Chalmandrier et autres, en ce qui concerne les corsets, s'ingénient à obvier aux inconvénients d'un enseignement foreément trop théorique, ù côté de celui que puisent dans les ateliers les apprenties placées de suite aux sources mêmes de la vie industrielle. Pendant longtemps les parents furent étonnés et fort désappointés de voir gagner seulement 1f 25, 1f50 et 2f par leurs enfants ayant subi trois ans d'enseignement professionnel, après lesquels on leur avait assuré 3f de gain l Et cependant, les industriels ne peuvent donner à leurs ouvrières que ce qu'elles gagnent. Or, les jeunes ouvrières formées dans les écoles travaillaient lentement ; de plus, elles arrivaient imbues de méthodes de coupe ou de façon oubliées et remplacées par de toutes différentes.
Les membres du comité de patronage ont donc appliqué le dévouement le plus actif à rendre l'enseignement professionnel adéquant aux besoins de l'industrie, afin de former vraiment des ouvrières et de donner du même coup une légitime satisfaction aux espérance et même aux très justes exigences des parents de ces jeunes ouvrières, qui de[423]mandent qu'à leur sortie des écoles, après trois ans d'études spéciales, elles puissent gagner, non le salaire d'une apprentie, mais le salaire d'une ouvrière commençante.
Les membres du comité de patronage ont résolu d'abord de mettre une limite d'âge au proiessorat de leurs écoles, craignant qu'un professeur, fatigué par de longues années de travail, n'ait plus la souplesse de facultés nécessaire à un enseignement qui doit renouveler sans cesse ses méthodes et ses procédés, pour les tenir au niveau d'une industrie que les caprices de la mode transforment sans cesse.
De plus, ils ont invité les professeurs de leurs écoles professionnelles à venir chez eux pendant les mortes-saisons. Ils ont alors pris la peine d'initier eux-mêmes ces professeurs aux modifications qu'avaient subies la coupe, la acon et les garnitures du corset. Ils leur ont livré quelquesuns de leurs modèles, non pas tout à fait les plus récents, le succès des maisons en vogue reposant justement sur les modèles nouveaux, mais des modèles suffisamment en cours pour que leur étude prépare les élèves à toutes les nouveanutés en face desquelles elles se trouveront à leur entrée dans les ateliers.
Enfin, ils ont fait placer dans les écoles des tableaux indiquant le teomps accordé pour l'exécution de chaque sorte de travail.
Les élèves de precmiere année ont le droit de travailler plus lentement que celles de seconde et de troisième ; les élèves de seconde doivent aller aussi vite que les élèves de troisième, mais celles-ci doivent allier à la rapidité la perfection de l'exécution.
De cette façon, la jeune fille qui a subi trois ans d'école professionnelle a véritablement appris son métier. Elle l'a appris sans courir les risques moraux auxquels peut être plus exposée l'apprentie dans les ateliers, et les corsetiers et corsetières n'hésitent plus à lui donner 3f par jour, dès son entrée dans leurs maisons.
Ces écoles professionnelles, municipales ou libres, sont généralement des externats et ne peuvent convenir qu'aux jeunes filles ayant une famille.
L'école d'Yseure (Allier) est destinée aux pupilles de la Seine (Assistance publique). Elle est dirigée par M. Mathé, qui apporte i cette direction un dévouement tout paternel.
L'école d'Yseure abrite près de quatre cents jeunes filles, de douze à dix-huit ans. Sept heures par jour y sont consacrées à l'atelier, deux heures à l'étude ; le reste du temps au sommeil, à la toilette, aux repas et aux récréations.
[424] Pendant la première année, les enfants sont placées dans l'atelier préparatoire, où elles apprennent, en les pratiquant pour la maison tout entière, le raccommodage du linge et des vêtements et les éléments de la couture. Elles choisissent ensuite un état : robes, lingerie, broderie ou corsets, et elles entrent dans eur atelier spécial.
Les travaux qu'elles exécutent alors sont destinés à des maisons de premier ordre et sont pour elles une véritable préparation à leur métier
Pendant leurs vacances, les professeurs de l'école viennent à Paris se retremper au contact de toutes les créautions nouvelles dont les journaux spéciaux de modes les tiennent déjà au courant à Yseure.
M. Mathé les accompagne chez les industriels pour lesquels travaillent les élèves, et ces industriels font pour les professeurs de l'école d'Yseure ce que font les membres du comité de patronage pour ceux des écoles professionnelles de Paris. Ils les initient aux modifications survenues dans la coupe, dans lesrfaçons et duns les garnitures du corset, de sorte que la jeune fille, quittant à dix-huit ans la maison d'Yseure, est admise sans hésitation par ces mêmes industriels, qui peuvent lui accorder de suite un salaire de 3f par jour, salaire qui s'élève assez vite et atteint généralement 5f 5f 50 pour l'ouvrière de vingt et un ane.
Mais la tutelle de l'Assistance publique et la paternité du directeur de l'école d'Vseure ne s'arrêtent pas aussitôt que l'ouvrière est en possession d'un état.
Cette jeune fille de dix-huit ans, quittant un internat de six années pour l'atelier et pour la ville, réclame plus que jamais surveillance et protection.
Il faut trouver pour elle une maison qui l'abrite, la nourrisse, subvienne à tous ses besoins, en lui donnant de plus la douceur d'un foyer.
Le plus souvent, M. Mathé s'adresse à une mère de famille, à une femme veuve, à une demoiselle suffisaumment âgée, lesquelles recoivent une ou plusieurs pupilles, suivant le logement dont elles disposent, mais presque toujours un nombre restreint.
Ces maisons ne sont astreintes à aucun règlement ; les jeunes filles n'y sont soumises à aucune discipline spéciale. Elles ont le droit de sortir, celui même d'aller de temps en temps au théâtre, à la seule condition de présenter à leur protectrice les personnes qui les accompagneront, et d'obtenir une autorisation que celle-ci est libre d'accorder ou de refuser, suivant son appréciation.
[425] La franchise et la confiance sont exigées comme éléments indispensables de cette direction toute maternelle.
Une jeune fille, désireuse de se mal conduire, se sent mal à l'aise dans ce milieu de droiture et de bon esprit, et doit rentrer dans le bon chemin ou chercher un autre asile.
Système excellent, mais qui repose trop peut-être sur le dévouement, sur la clairvoyance, le tact et le sauvoir-faire de directrices nombreuses, et qui peuvent ne pas être toutes à la hauteur de cette tâche délicate. Puis les logements eux-mêmes sont difficiles à trouver, souvent mal organisés pour des maisons de famille. Aussi M. Mathé en a-t-il installé lui-même rue du Faubourg-Montmartre et rue de l'Echiquier. Des directrices légèrement rétribuées par l'Assistance publique sont placées à la tête de ces deux maisons, qui se trouvent ainsi plus étroitement sous la direction de lau ville et qui sont une véritable continuation de l'école d'Yseure.
M. Mathé visite les jeunes filles dans les familles particulières où elles sont placées et dans les maisons de la rue de lÉchiquier et du rFaubourg-Montmartre. Il s'informe de leur conduite, de leurs plaisirs et de leur gain. Il arrive que l'Assistance ait encore parfois à combler l'écart entre les dépenses et un gain momentanément insuffisant, surtout dans les premiers débuts des ouvrières ; mais elle ne le fait que fort peu, les jeunes filles étant, à leur sortie d'Yseure, en état de gagner leur vie.
Les industriels qui emploient les pupilles d'Yseure consentent à prendre l'engagement de ne jamais les faire chomer des journées entières pendant les mortes-saisons, M. Mathé estimant qu'il y aurait là une détresse matérielle et un danger moral au-dessus des forces de jeunes filles n'ayant pas pour les assister les ressources et l'attrait d'une famille et d'un véritable foyer.
Les pupilles d'Yseure sont protégées et soutenues d'une manière si paternelle par M. Mathé, au nom de l'Assistance publique, que le raoproche qui est fait à ces ouvrières est de former un clan puissant, quelque peu hostile aux ouvrières isolées, qui se trouvent beaucoup plus sans défense.
Nous avouons que ce léger reproche nous a paru un bien bel éloge pour l'Assistance publique et particulièrement pour le directeur d'seure.
Pourquoi faut-il que les catholiques ne puissent pas s'associer sans réserves à des œuvres hospitalières si puissamment organisées, si riches en ressources, secondées par d'aetifs dévouements, et qui sont les œuvres de la Fraunce, de leur patrie, du pays de saint Vincent de Paul, que l'on doit bien appeler un des pères de l'Assistance publique ?
[426] La mère catholique, protestante, juive ou musulmane, malade, veuve ou trop chargée d'enfants, qui se voit contrainte d'en abandonner quelques-uns a l'Assistance publique, ne peut obtenir pour eux qu'ils soient élevés dans la religion de leur mère. L'éducation de l'Assistance est obligatoirement laique. La jeune fille de quatorze, quinze ou seize ans, qui manifesterait le désir d'entrer dans une église, n'en obtiendrait pas le droit. Elle ne reprendra sa liberté de conscience et la direction de son àme que lorsqu'elle pourra gagner complètement sa vie.
La direction morale de l'Assistance publique, systématiquement dépourvue de toute idée religieuse, s'arrête à ce moment, et M. Mathè, auquel les pupilles d'seure viennent le plus souvent annoncer leur mariage, conduit à l'église, sans la moindre réflexion, les jeunes filles qui lui en manifestent le désir.
Dieu aidera-t-il les catholiques à acquérir une charité assez ardente, une vertu assez pure, une intelligence assez complète de la beauté et de la clarté du dogme, pour qu'ils arrivent enfin à convaincre tant d'ames honnêtes, prévenues contre eux jusqu'à la frayeur, et quelquefois jusqu'à la haine, que non seulement l'Église n'est pas l'ennemie de la vérité, de la liberté et du bonheur, mais qu'elle en a été, au travers des siècles et suivant les temps, et qu'elle en restera toujours le plus sûr champion, en dépit des apparences et des équivoques qui ne peuvent être attribuées ni à son enseignement ni à sa constitution, mais seulement à l'imperfection inévitable de ceux qui la représentent et de ceux qui la servent, et dont elle récompense le dévouement par une reconnaissance généreuse et sans réserve, aux risques de se compromettre parfois aux yeux des ignorants ou des esprits superficiels ?
§ 20. SUR LA SITUATION DE L'OUVRIÈRE ISOLÉE
Bien que cette monographie doive laisser au lecteur une impression consolante, puisque la famille étudiée se trouve dans un état prospère de bien-etre, que les soucis matèriels lui sont maintenant épargnés, et qu'elle jouit au point de vue moral de la paix, de l'union et des affections de famille qui sont les véritables sources du bonheur, il n'en reste pas moins établi, par les chiffres mêmes qui ont été relevés, que les sa[427]laires des femmes dans l'industrie, à peine suffisants pour satisfaire aux besoins de l'ouvrière isolée, ne sont généralement que des salaires de famine pour la veuve chargée d'enfants.
Nous devons cependant avouer que, pour nous, le remêde n'est pas dans une élévation de salaire.
Notre désir ne serait pas de rendre la femme capable de suffire seule à tous ses besoins, mais bien plutôt de diminuer le nombre des ouvrières isolées, en portant la jeune fille, par tous les conseils et les encouragemeonts possibles, à rester jusqu'à son mariage dans la maison paternelle, cette maison fût-elle une pauvre chaumière de village, à y rapporter une partie de son faible gain, et à y jouir, au prix de tous les efforts qu'eoxige toujours la vie en commun, du bien-être matériel et de la protection morale que donnent la famille et le foyer.
Cette utilité presque absolue de protection et de foyer pour la jeune fille et pour la femme a été si bien comprise de toutes les ames charitables, que les maisons de famille, les patronages religieux ou laiques qui s'offrent à l'ouvrière isolée sont innombrables.
Sans doute ces associations ne présentent pas tous les avantages de la famille. Les intérêts de leurs membres ne sont pas liés comme ceux d'un père et d'une mère avec ceux de leurs enfants ; le reglement, indispensable à toute agglomération, et particulièrement à toute agglomération féminine, n'a pas la douceur des simples convenances de la famille, qui rappellent chaque jour ses membres pour les repas ou la veillée, et les réunissent plus gaiement et plus étroitement encore le dimanche et les jours de fête.
Et cependant, on ne saurait trop recommander à la jeune fille privée de père, de mère, de frère ou de soœur, à la femme isolée, d'accepter la protection que leur offrent les patronages et les maisons de famille.
Elles trouveront dans celles qui les dirigent conseil et soutien, et parmi leurs compagnes l'affection dont un jeune cur ne peut se passer sans
Puis la mise en commun de faibles salaires procure à chacune un bienêtre infiniment supérieur à celui que peuvent donner les salaires isolés. La vie matérielle deviant plus facile. Une certaine solidarité s'établit entre les membres de ces patronages, et les jours mauvais en sont moins durs ; le danger d'un entralnement possible est écarté.
La jeune fille qui s'éloigne légerement de la maison paternelle, ou celle qui, privée de soutiens naturels, refuse l'asile qu'une société bienfaisante offre partout à sa faiblesse, devra-t-elle accuser de ses chutes[428]l'insuffisance de son gain, ou bien plutôt l'indépendance de son esprit et de son cœur qui lui a fait rejeter toute protection et toute tutelle1
La plus grande misère, le véritable danger pour elle, est-il vraiment dans la modicité de son salaire, qui ne devrait être qu'un salaire d'appoint ou une quote-part dans les frais de vie commune ? N'est-il pas plutôt dans l'isolement auquel elle se condamne, oubliant qu'elle n'est pas destinée à vivre seule, mais à s'appuyer matériellement et moralement sur le groupe familial, auquel, de son côté, elle apportera le concours de toutes ses facultés ffectives et ménagères, avec le petit appoint de son salaire, quel qu'il soit ?
Si nous passons de la jeune fille à la femme mariée et, par elle, à la famille ouvrière, nous ne craindrons pas de dire encore que, pour nous, le remède aux maux qui la frappent ou la désagrègent n'est pas dans une augmentation des salaires féminins.
Sans doute, le gain de l'ouvrier est quelquefois trop minime pour faire vivre une famille ; un apport de la femme est nécessaire ; mais nous préférons de beaucoup un apport léger, et qui laisse à la femme le temps de faire son ménage, de préparer tranquillement un bon repas peu coûteux, de laver le linge de la famille, de le raccommoder, de faire quelques vêtements, de recevoir les enfants à leur sortie de l'école et le mari à son retour de l'atelier, à un salaire élevé qui absorberait toute la journée de l'ouvrière ou l'éloignerait de son foyer.
L'idéal, pour la famille ouvrière aussi bien que pour la famille bourgeoise, est dans l'ordre, dans l'économie, dans une administration rigoureuse, dans l'union, dans l'afection mutuelle, bien plus encore que dans la richesse ou dans une large aisance.
Sans doute, à côté des êtres qui se trouvent dans les conditions normales de la vie, il ya les êtres d'exception ; à côté de la femme au foyer il y à la femme sans foyer, pauvre créature sur laquelle retombe une charge bien lourde, même quand il s'agit seulement de suffire à ses propres besoins et de marcher seule sans faiblir.
Mais faut-il rendre les industriels responsables de la condition malheureuse des êtres d'exception, et faut-il voir le remède à tous les maux de la classe ouvrière dans une élévation de salaires, qui aurait pour inconvenients immédiats d'arracher la femme à son foyer et à ses occupar tions d'épouse et de mère, et aussi d'élever le prix des objets manufacturés de facon à absorber bien vite ce supplément de salaire
N'y aurait-il pas lieu plutôt de donner aux femmes seules le même conseil affectueux que nous avons donné aux jeunes filles ? Si vous ne[429]pouvez ou ne voulez pas vous marier, bien que le mariage soit le groupeoment voulu et béni de Dieu, le plus conorme à toutes les aspirations et à toutes les facultés humaines, rattache-vous à un membre de votre famile, à une amie, à une association quelconque, ne restez pas isolées. Voe soli ! Les conditions de la vie ne sont pas faites pour les êtres d'exception !
Et voici maintenant les créatures les plus intéressantes, les plus dignes d'admiration et de pitié, sur lesquelles devraient se répandre toutes les largesses descœurs généreux, sur lesquelles devraient veiller les pouvoirs religieux et civils, nous voulons parler des vaeuves chargées d'enfante.
A celles-ci on ne peut plus conseiller le mariage. La charge qui les accable effraie les plus courageux.
De leur côté, ne doivent-elles pas craindre pour leur petite famille indifférence et bientôt peut-être l'hostilité de leur nouveau mari ? Sans doute, bien des œuvres de charité s'ouvrent à elles, offrant quelquefois un secours important pour un moment de détresse, plus souvent des secours réguliers qui les aideront dans une faible mesure à élever che elles leurs enfants !
Voici la fondation Carnot qui, en 1904, par exemple, accorde un secours individuel de 200f à quatre vingts veuves chargées de cinq à onze enfants.
La même année, quatre autres veuves reçoivent un secours égal de la fondation Gasne.
Le Denier de la veuve, administré par l'Ofice central des œuvres de bienfaisance, distribua longtemps à des veuves chargées de quatre enfants des secours de 25f; mais les fonds qu'il tenait de la générosité du comte de Laubespin s'épuisent, et les dons sont réduits à 5 et 10f.
La Société de charité maternelle, instituée pour venir en aide aux femmes pauvres en couches, et mères de trois autres enfants, accueille les veuves plus favorablement encore, puisqu'elle leur accorde le même secours de 50f, si elles ont seulement, au moment de leurs couches, un autre enfant vivant.
Les crèches, les garderies, les asiles maternels ouvrent leurs portes aux enfaunts des veuves, leur accordant à la fois protection et secours.
Les orphelinats ecclésiastiquee ou laiques, généralement institués pour les orphelins de père et de mère, ne se ferment pas aux pauvres enfants qui n'ont pour les soutenir qu'une mère impuissante à suffire à tous leurs besoins.
[430] Les Sociétés de Saint-Vincent de Paul, les prêtres et les religieux répandent sur eux avec tendresse les trop faibles aumônes qui sont remises entre leurs mains.
Et cependant il est à craindre que dans toutes les œuvres, la veuve chargée d'enfants n'ait pas la première place qui lui revient de droit.
On peut se demander s'il n'y aurait pas lieu de faire deux classes bien distinctes dans les oœuvres de charité religieuses ou civiles.
La classe des secours qu'on pourrait appeler facultatifs, c'est-a-dire de ceux que donnent et que doivent encore, d'une façon relative,les hommes favorisés de la fortune et de la vie, à ceux qui ont en partage une existence plus laborieuse, plus dure, plus triste ou plus austère.
Il serait indigne d'un cœur généreux de vivre dans toutes les satisfactions du bien-être et du bonheur, sans penser à répandre autour de lui une partie de ce bien-être et de ce bonheur.
Mais à côté, mais avant toutes ces œuvres qui font tant d'honneur à notre société civilisée, et heureusement chrétienne jusque dans ses moelles, quoi qu'on en dise et qu'on le veuille ou non, à côté de ces œuvres que j'appellerais de surérogation, il y a les œuvres qui obligent en conscience la société et les individus, celles qui consistent à donner du pain à ceux qui sont dans l'impossibilité d'en gagner suifisamment pour vivre. Et est-il possible à une femme chargée de trois, quatre, cinq. six enfants et plus, de suffire aux premiers besoins de sa famille ?
La pauvre mère n'abandonne jamais sa tache. Presque toujours elle s'y consacre héroiquement. Elle commence sa journée dês l'aube et poursuit son travail bien avant dans la nuit. Quels résultats obtiennent tous ses eforts ?
Elle écarte de sa maison la faim aigué et la mort immédiate, mais la nourriture qu'elle donne è ses enfants est insuffisante, et généralement elle les voit mourir les uns après les autres, de dix à vingt ans. N'y a-t-il pas là un véritable crime social ?
La veuve chargée d'enfants et dénuée de ressources devrait-elle être obligée de quitter son travail pour aller quémander de trop faiblee secours Ne devrauit-elle pas être sous la protection de l'État comme les orphelins, comme les enfants en nourrice ?
Il existe une œuvre qui paralt digne de servir d'exemple et de type aux œuvres religieuses ou civiles qui voudraient donner aux veuves chargées d'enfants un secours aofficace, c'est lAssociation des veouves protestantes. Cette œuvre a pour but de placer une ou plusieurs veuves sous la protection de chaque sociétaire, spécialement chargé de les visi[431]ter, de les assister, pour leur permettre de conserver leurs enfants auprès d'elles.
Sans doute, comme nous le faisions remarquer plus haut, les société de Saint-Vincent de Paul, les prêtres et les religieuses remplissent avec un empressement dévoué cette mission protectrice. Mais nous ne voudrions pas que les secours à accorder aux veuves chargées d'enfant fussent facultatifs et laissés au hasard de la générosité ou de l'égoisme.
Nous pensons qu'ils devraient être obligatoires et assurés par l'Assistance publique toutes les fois qu'il pourrait être établi que les secours reçus d'autre part, joints au travail de la mère, sont insuffisants pour faire vivre la petite famille, et ils le sont presque toujours.
C'est la faim lente au lieu de la faim aigué, mais c'est la faim encore, qui étiole tous ces pauvres êtres et les arrache généralement l'un après l'autre à la vie.
LOice central des œuvres de bienfaisance pourrait être le guide et le lien des sociétés diverses qui voudraient prendre quelques veuves sous leur protection et leur accorder des secours. Les renseignements d'un office central seraient indispensables pour éviter un gaspillage ruineux et assurer, à chacune des veuves nécessiteuses, des secours proportionnels au nombre d'enfants.
Si l'Etat trouvait dans cette assistance nouvelle, régulièrement organisée, un surcroit de charges, il aurait, d'un autre côté, quelques réductions de dépenses, puisque les enfants ainsi partiellement secourus par lui auraient plus de chances de conserver en leur mère leur dernier soutien naturel, qu'un travail accablant épuise quelquefois jusqu'à la mort, à moins qu'une charge trop lourde ne décourage la pauvre femme et ne la jette dans le désespoir et le désordre moral. Ils ne retomberaient donc pas totalement à la charge de l'Assistance comme orphelins de père et de mère.
Puis notre société, qui consacre tant de ressources matérielles et morales aux œuvres de propagande, d'éducation, d'instruction, par générosité, par dévouement, par charité, parfois aussi, il faut bien le dire, pour attirer à tel ou tel parti philosophique ou politique la majorité de la classe ouvrière, cette société chrétienne, civilisée presque jusqu'au summum, n'aurait plus à s'adresser le cuisant reproche d'abandonner à la faim, à la maladie et souvent à la mort, des êtres courageux et impuissants, dont un peu de secours aurait fait des heureux et des forts !
Le Gerant . A. VILLECHÉNOUX.
Notes
1. Au moment où s'achève cette monographie, un nouveau malheur vieont de frapper l'ouvrière. Barthe, sa fille aînée, est morte subitement, emportée par un anévrisme ou par un déplacement du cœur.
2. Les personnes de complexion très délicate ne sont admises dans aucune societé de secours mutnals. a La Corsetière n n'a pu faire exceoption a cette règle.
3. Sur les bienfaits de l'habitation à la campagne, de la propriété ouvrière et des jardins ouvriers, voir : Le coin de terre et le foyer, revue de la ligue du même nom (Paris, 20, rue de Lhomond), dirigée par M. l'abbé Lemire.
4. Cet espoir est aujourd'hni décu. La présente monographie était terminée quand la mort est venue subitement frapper la fille aînée.
Quelle résignation, quelle force morale, quelle assistance divine ne faut-il pas pour seconder la tendresse des autres enfants et adoucir la douleur maternelle !
Barthe a vécu comblée de tendresses, entourée des soins de sa mèré, ignorante des peines qu'une santé délicate aurait pu lui causer dans la vie. Elle n'a pas eu la douleur de rester la dernière dans la maison maternelle rendue déserte par la mort. Puissent ces pensées donner aussi quelque consolation au cœur dévoué de la mère !
5. Le lecteur tenté de se rendre compte de la part qui revient aux siècles passés dans la perfection du corset moderne trouvera d'intéreossants détaile dans l'ouvrage d'un homme qui sait être à la fois un corsetier de talent, un homme de lettres et un artiste : ˉLe corset ad tvavers les ́ges, par E. Léoty ; illustrations de Saint-Elme Gautier (Paul Ollondorf, éditenr). Il verra dans le même ouvrage et dans les écrits du docteur O'ollovell, ainsi que dans nombre d'articles des a Dessouse élégants, les études, les recherches et les efforts des corsetiers de nos jours pour faire du corset un facteur de santé, d'hygiène et de bien-être en même tmps que le point d'appui indispensable à toute toilette féminine digne de ce nom.
>M. Léoty a de plus réuni dans ses magasins un véritable patit musée de corsete anciens, des coupes les plus variées, et souvent remarquables par la richesse des etoffes, car le corset, pendant plusieurs siècles, était le véritable corsage de la robe, complété seulement par des guimpes de lingeorie ou de soie légère.
6. Au moment où s'achève cette monographie, les avantages offarts aux membres participants de la Corsetiére ont augmenté encore. On a ajouté au secours
de 30f que reçoit la nouvelle accouchée une layette et une allocation journalière de lf, à partir du jour de l'accouchement jusqu'au complet rétablissement, sans toutefois dépasser 60 jours.
Le secours accorde à la famille du sociétaire décédé est actuellement porté a 120.