N° 105
JARDINIER-PLANTIER
DE GASSERAS
Commune de Montauban (Tarn-et-Garonne)
PROPRIÉTAIRE-OUVRIER
DANS LE SYSTÈME DU TRAVAIL SANS ENGAGEMENTS
d'après
LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1902-1903
PAR
M. FRANCOIS ESCARD
Licencié en droit
Sommaire
- Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
- ÉLÉMENTS DIVERS SUR LA CONSTITUTION SOCIALE.
- § 17. SUR LA CONSTIIUTION MUNICIPALE DE MONTAUBAN AU MOYEN AGE
- § 18. SUR L'INSTRUCTION PUBLIQUE DANS LA COMMUNE DE MONTAUBAN
- § 19. SUR LES ANCIENNES INDUSTRIES DE MONTAUBAN
- § 20. SUR L'INDUSTRIE DES CHAPEAUX DE PAILLE DANS LE TARN-ET-GARONNE
- § 21. SUR LA CULITURE DE LA VIGNE, DUFRAISIER ET DES ARBRES PRUTTIERS EN GÉNÉRAL DANS LE TARN-ET-GARONNE
- § 22. SUR LES PIGEONS ET LA COLOMBOPHILIE
- § 23. SUR LA CONDITION, LE MODE DE VIE ET LES RESSOURCES D'UNE FAMILLE DE JOURNALIERS DE LA BANLIEUE EST DE MONTAUBAN
Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille
Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.
[301] Le département de Tarn-et-Garonne ne fut institué qu'en 1808, aux dépens des départements du Lot, du Lot-et-Garonne, du Gers et de la Haute-Garonne ; le bas Quercy lui a fourni toute la partie septentrionale, soit son territoire le plus élevé ; le Languedoc, la partie basse située entre le Tarn et la Garonne ; le haut Armagnac et la Guyenne, les [302] pays situés sur la rive gauche de la Garonne, en amont de son confluent avec le Tarn et, sur la rive droite, en aval de leur jonction.
Peu montueux, si ce n'est dans la bande de territoire que le plateau central prolonge vers le sud et qui donne avec le Pech-Maurel une altitude de 502 mètres, le département comporte cependant quelques grands plateaux d'une hauteur de 350 à 400 mètres, découpés par de nombreux et profonds vallons au sein desquels s'écoulent entre des coteaux fertiles : du nord-est à l'ouest, les eaux du bassin de l'Aveyron, qui se jettent dans le Tarn, un peu au-dessous de Montauban, et du sud-ouest au nord-ouest, celles des bassins du Tarn et de la Garonne et de leurs nombreux affluents.
Sur les plateaux et les coteaux dominent la vigne et les arbres fruitiers ; dans les vallées et les plaines, les céréales. Les terrains d'alluvion des vallées sont tous bien cultivés et fertiles, avec un rendement a l'hectare de 20 à 25 hectolitres de blé, de 25 à 30 hectolitres d'avoine, de 20 à 30 hectolitres de mais. Dans le « bas pays », les cultures en céréales occupent de très vastes étendues ; la plus riche, la plaine de Montauban », entre la rive gauche du Tarn et la rive droite de la Garonne, langue de terre que le Languedoc pousse jusqu'à Moissac, c'est-à-dire jusqu'au confluent, produit surtout du blé qui, semé au commencement de novembre, est moissonné pendant la première semaine de juillet ; le mais y mûrit de mai à octobre. Dans cette plaine, la vigne procure de 24 à 25 hectolitres à l'hectare.
Le climat du département est doux et modéré, avec une température moyenne, en plaine, l'hiver de +2° à +3° ; de +12e à +14° au printemps ; de +22° à +24° en été ; la température moyenne étant la même en automne que celle du printemps, avec une invariabilité qui en faitla plus belle époque de l'année, cette saisop y vient couronner les travaux de la campagne par une surabondance extraordinaire de fruits et de légumes. Vivifié, en effet, par les eaux qui parcourent ses vallées et ses plaines, où elles forment, en les fertilisant, les paysages les plus diversifiés, le terroir du département de Tarn-et-Garonne justifie pleinement le nom qui lui a été donné depuis longtemps de « Verger de la France », comme Montauban, son chef-lieu, le surnom de « Paradis des gourmets », qu'il mérite toujours.
Quelle est la nature d'un pays si fécond et si attrayant ?.... Le sol du département, composé de terres argilo-siliceuses, appelées « boulbènes », et, sous le nom de « terres fortes », de terres argilo-calcaires sur les coteaux et les plateaux principalement, fut le réservoir des alluvions[303]antéhistoriques formées des écoulements des Cévennes et du plateau central au nord du Tarn, et des Pyrénées au midi de la Garonne ; entre ces deux cours d'eau, une terre fertile comme les « terres noires »1de la Russie bénéficie plus largement encore que les autres parties du territoire de la réserve des principes fertilisants accumulés dans la région sous-pyrénéenne par les siècles passés ; dans le sous-sol, argileux, argio-siliceux ou formé de cailloux roulés, des nappes d'eau faciles à atteindre (§ 6) entretiennent presque partout sous les terres une fraicheur propice à toute végétation, sous un climat où la pluie annuelle atteint seulement 671 millimètres pour cent trente et un jours, tandis que les vents dominants, l'est (l'autan) et le sud-est, y sont desséchants et orageux, et que le sud-ouest y apporte seul de la pluie.
Outre les portions de voies navigables qui traversent le département (en Garonne 72 kilom. 205, sur le Tarn 56 kilom. 902, canal latéral à la Garonne 76 kilom. 963, caunal de Montech reliant au Tarn le précédent par un embranchement de 11 kilomètres), le Tarn-et-Garonne est parcouru par 5,000 a 6,000 kilomètres de routes (routes nationales, 253 lilomètres ; routes départementales, 664 kilomètres ; chemins de grande, 385 kilomètres, ou de petite communication, 2,682 kilomètres ; chemins d'intérêt local, 326 kilomètres). Les voies ferrées qui relient entre elles, ainsi qu'à leur chef-lieu et aux grands réseaux français, les diverses parties du département, y ont une longueur totale de 129 kilomêtres.
Montauban, centre topographique, économique et administratif du département, est situé au point de contact des deux aspects diférents qu'offre le pays : du haut des maisons, des tours intérieures ou des terrasses de la ville, l'habitant peut considérer au nord, par-dessus le faubourg Ville-Nouvelle, les plateaux que coupe la route de Paris, les causses n et les coteaux dorés qui bordent les rives de l'Aveyron ; au Midi, l'étendue cultivée que Michelet appelait la plus belle plaine du monde, avec ses vastes ondulations du Tarn et de la Garonne et que limite seulement la ligne tantôt mate et précise (signe de pluie), et tantôt lumineuse et fuyante des Pyrénées.
« Le district qui vient après la vallée de la Loire pour la fertilité est ce que je crois pouvoir appeler la plaine de la Garonne », écrivait, il y a plus de cent ans, Arthur Young2.
[304] L'auteur de ce livre n'a pas craint de se répéter sur ce sujet. Au tome Ier, il avait déja dit : « Le tableau immense des Pyrénées se déploie devant nous dans des proportions d'étendue et de hauteur vraiment sublimes. On ne voit qu'une vaste nappe de culture, parsemée de maisons blanches bien bâties. A Montauban, d'une promenade bien située sur le plus haut des remparts embrassant cette admirable vallée, ou plutôt cette plaine, une des plus riches de l'Europe, bornée d'un côté par la mer, de l'autre par les Prénées, cet amphithéatre de cent milles de diamètre a la majesté de l'Océaun, l'eil s'y perd : horizon presque infini de cultures, ensemble animé et confus de parties infiniment variées, se fondant par degrés dans la lointaine obscurité d'où sort l'imposant chaos des Pyrénées. »
Un illustre enfant du pays montalbanais3, le comte Antoine de Guibert, rappelé, par ses fonctions de mestre de camp, à visiter en tournée les lieux où s'étaient écoulés les jours de son enfance, nous a laissé dans ses Mémoires cette impression du tableau de sa ville natale, vu inversement de la plaine, quelques années avant le voyage d'Arthur oung :
« Je me décide à prendre à Auch la route de Montauban au lieu de celle de Toulouse. Cela m'allonge de sept postes, cela me fait perdre un jour, peut-être deux ! C'est un devoir que je remplis. Je cède au désir de revoir ce que j'ai aimé ; jamais je n'ai su fuir cette douleur.
« Je verrai aussi Fontneuve4.
« En approchant de Montauban, le pays s'embellit beaucoup grande quantité d'habitations, de fermes, de bastides, de maisons de campagne, toutes bien bàties, peintes, et ayant un air d'élégance et de propreté rare dans les provinces. On sent qu'on touche à une ville considérable et aisée ; c'est aussi l'inluence d'un commerce de fabrique de laine et de soie, qui y est dans une grande activité.
« Charme de la position de Montauuban toujours nouveau pour moi, le Tarn, ce beau pont, sur lequel on passe, ce faubourg de Villebourbon qui forme une grapde rue, richement bàtie, cet amphithéatre de maisons, de jardins qui règne le long de la riviêre, parmi lesquels beaucoup [305] de maisons à la moderne et agréablement décorées ; tout cela compose un des aspects les plus riaunts et les plus pittoresques qu'il y ait. Je n'ai pas encore vu d'étranger qui n'en fût frappé. Cette idée avantageuse que l'on conçoit de Montauban en y arrivant de ce coté-là se soutient quand on y est. Les avenues de cette ville, ses promenades, ses quais, cette vue imposante que l'on a de ces promenades et qui se prolonge sur le plus riche pays qu'on puisse voir, n'a dans les beaux jours de borne que les Pyrénées qui en sont à trente lieues. L'air le plus pur et le climat le plus sain rendent Montauban une des plus jolies villes du royaume.... »
Cinq faubourgs entourent Montauban comme autant de petites villes : nous avons nommé Ville-Nouvelle, et M. de Guibert vient de rappeler Ville-Bourbon ou faubourg toulousain, qui se développe au sud-ouest parallèlement à la rive gauche du Tarn ; deux autres de l'est aboutissent à la cité : La Capelle, bordant le petit ruisseau de la Garrigue, qui traverse la ville haute ; le Moustier dominant un autre affluent du Tarn, le Tescou, qui alimente en passant un jardin des plantes élégant ; enfin au sud, perpendiculairement au faubourg toulousain, le faubourg Gasseras, aux terres suburbaines duquel habite la famille que nous allons décrire.
Larges et longues voies que suivent pour traverser Montauban quatre routes nationales (de Toulouse à Paris, par Cahors ; de Toulouse à Bordeaux, parAgen ; d'Auch à Aurillac, par Figeac, et de Bayonne à Aix, par Albi), ces faubourgs sortent de la ville par cinq belles avenues plantées d'ormeaux ou de platanes et la relient par cette transition ombreuse à des campagnes pleines d'habitations où l'aisance éclate à chaque pas.
D'abord viennent au plus près, bordant les routes, les « campagnettes », — c'est l'équivalent du bastidon provencal, — des boutiquiers et de quelques artisans rustiques, vanniers, petits épiciers, charrons, avec leurs espaliers, un figuier, des mûriers et quelques ceps bien rangés en bataillon carré aux limites du clos; puis les villaus à demi bourgeoises des petits rentiers, encadrées de rosiers et de pampres bien fournis de raisins ; ensuite, plus éparses, les maisons des paysans dans les vignes, précédées de jardinages.
Au delà s'espacent davantage, abritées de bosquets touffus, les métairies à vignobles, et les cultures, domaines importants que signalent pourtant derrière leurs longues avenues d'accès, fournies d'arbres fruitiers et encadrées de haut mais, de gracieux et sveltes pigeonniers sur la blancheur desquels se découpe la silhouette d'un long cyprès de Grèce, ou la vaste ombelle d'un pin-parasol.
[306] Que ceux qui ont vu les campagnes du Piémont, aux environs de Turin, par exemple, ou même celles de la ombardie, se ressouviennent de leurs amples paysages : les belles campagnes du Bas Quercy les rappellent et ne leur cèdent ni en grâce ni en fécondité.
De toutes ces habitations, chaque jour les paysans apportent aux places du marché, tantôt dans des paniers a bras, des petites provisions de céleri, tomates, haricots, pêches, tantôt sur le « carriol » (longue brouette basse) en même temps que fruits et légumes : poules, lapins, pigeons, ou dans leurs charretons attelés de petits ànes, quelques sacs de pommes de terre.
En s'en retournant à la campagne, ils emportent du pain blanc, de la viande, du fromage, des sardines fumées. Si les bordières se sont arrêtées en ville, à l'église par exemple et chez le maître, c'est comme commissionnaire peu rétribuée qu'une voisine de la banlieue les supplée pour le transport du retour, ramenant le carriol à leur a borde ; trajet agréable, où l'on bavarde en tricotant ou en tressant (§ 20), coiées d'une marmotte voyante l'hiver, et l'été d'un large chapeau de paille. A d'autres heures du jour, partout, à la ville, à la borde, au domaine, même entrain à remplir boîtes ou caisses, corbillons d'osier et « cageots » de prunes d'aord, de tomates, puis de pêches, de chasselas, de poires, destinés aux amis ou à des marchands de la ville, aux expéditeurs de fruits en gros, u aux halles de Paris (§ 21).
iver comme été les chemins qui vont à la ville sont, dès les premières heures du matin et même la nuit en bonne saison, sillonnés de « carriols et de charretons, de paysans et de paysannes à pied, qui, le panier au bras, la corbeille sur la tête, portent hàtivement aux petites revendeuses des faubourgs ou de la place paniers ou corbeilles remplis de légumes frais qui seront achetés par les familles de la ville et employés déjà au déjeuner, ou au s souper du même jour.
Le saumedi, jour de marché général, ce sont les céréales, le bois, la pomme de terre, qui affluent vers la ville ; et une fois par mois, une foire (ou plus « grand marché ») attire le cultivateur de plus loin pour vendre ou acheter du bétail. Le paysan a donc de continuels rapports avec le citadin ; et maintenant que Montauban a beaucoup perdu de son activité industrielle (§ 19), tout Montalbanais s'avoue franchement demicampagnard et n'a qu'un rêve, celui d'entrer au plus vite dans la classe dupetit propriétaire terrien, qui estla classe dominante, menant bourgeoisement une vie mi-citadine, mi-rurale. Montauban prend donc ainsi de plus en plus, comme Arles la Romaine, où les « ménagers » de la riche[307]Camargue ont pour la plupart leur habitation urbaine, l'agreste aspect d'une primitive et belle- ville gallo-latine.
Dans le va-et-vient incessant des citadins vers la campagne et des cultivateurs à la ville, ville et campagne ne font qu'un, et quand le tocsin de la grande horloge épand ses ondes sonores par-dessus les rues de Montauban, c'est à plusieurs kilomètres à la ronde qu'il règle encore, comme au temps de la prospérité industrielle de la cité, l'heure du vespral et du couvre-feu.
Toutefois il est à regretter que dans cet échange si fréquent de rapports, trop de cultivateurs aisés aient pris tant de goût pour la ville, qu'ils y passent partie de leur journée, sous prétexte d'y attendre leurs mailtres n, lesquels, de leur côté, consacrent quelques heures d'oisiveté chaque jour dans l'un des six ou huit cercles du chef-lieu, mais en réalité retenus les uns et les autres par l'attrait de la ville, attrait qui s'explique, si l'on considère que Montauban n'est pas seulement une des plus charmantes cités de notre charmante France, mais aussi une des plus salubres.
Outre les avantages de sa situation (96 m. S. M.), Montauban doit en efet au climat général du département une moyenne remaquable de longévité5qui se soutient, « par la faible densité de sa population (aggloméree, 17,20̀2 ; cantonale, 7,777; flottante, 5,527) ; par l'absence d'un nombreux prolétariat industriel ; par la prédominance des professions de plein air. La faible morbidité de sa garnison (il y a à Montauban 3,000 hommes, espacés en quatre casernes fort vastes), comparée à celle de l'armée, est là du reste pour en témoigner6 ». Aussi plus de cinquante oficiers en retraite, dont une partie étrangers au département, y font-ils leur résidence ; plusieurs familles d'origine anglaise, suisse ou allemande, dont les enfants y ont fait leurs études à la faculté de théologie protestante, s'y sont fixées depuis plusieurs générations ( § 18) ; enfin les missions étrangères catholiques y possèdent à quelque cinq kilomètres au sud-ouest de la ville, à Montbeton, un sanatorium pour leurs membres infirmes, malades ou âgés.
[308] Située dans la basse plaine du Tarn, la paroisse de Gasseras y a pour limites cette rivière, la susdite commune de Montbeton, le canal de Montech à Montauban et, en amont, les bornes de l'octroi de la ville ; elle occupe une surface de 8 kilomètres carrés sur 130 kilomètres qui forment l'étendue de la commune de Montauban, soit un peu plus d'un seiième.
La paroisse de Gasseras est une région agricole très fertile, et dans laquelle le blé donne en moyenne 20 hectolitres a l'hectare, et vaut 16f 'hectolitre ; l'avoine, 30 hectolitres d'une valeur de 8 a 9f ; le mais, 15 hectolitres valant de 11 à 12f l'hnectolitre ; le sorgho (tiges et graines) rapporte de 600 à 800f par hectare ; les pommes de terre y rapportent 300f à l'hectare et beaucoup plus en primeurs ; la luzerne (ou sainfoin) 300f par hectare.
Le sol, un peu sablonneux, se prête bien, on le voit par ces chiffres, à la culture des céréales et des fourrages ; il es favorable aussi à toutes primeurs : pois, asperges et fraises, par exemple. Mais la vigne ne réussit pas aussi bien dans la paroisse de Gasseras, à cause de quelques gelées printanières, et ses fruits sont de qualité inférieure.
A Gasseras, le prix des terres varie de 1,000 à 5,000f l'hectare, selon la qualité et le voisinage de la ville ; elles subissent une baisse depuis deux ou trois ans, par suite de ventes nombreuses ; beaucoup de famil les y pratiquent la culture maraîchère, et pendant longtemps, à cause du peu d'éloignement de la ville, le prix des légumes, et des salades en particulier, permettait à quatre personnes de s'occuper et de gagner de quoi vivre sur une étendue de terrain de 50 ares (ce sont les dimensions du jardin maraicher de la famille étudiée) ; ceux qui avaient des jardins plus grands avaient recours à des journaliers pendant six ou huit mois de l'année ; nais le nombre des maraichers s'étant trop accru, il y a eu surproduction, l'écoulement des denrées est devenu plus difficile, et pendant cette année (1902), beaucoup de voisins de notre jardinier-plantier ont subi de ce fait un recul, et pour la plupart ils n'occupent plus d'étrangers quelques-uns de ceux qui avaient affermé des jardins pour augmenter leur production les ont abandonnés pour entrer au service des chemins de fer de la région.
Les 890 habitants de Gasseras se répartissent de la facon suivante :
45 hommes sont employés à la gare ou sur la voie ferrée ;
6 sont forgerons ;
12 charpentiers-macons
2 charrons ;
[309] 40 briquetiers ;
4 tailleurs ;
3 pépiniéristes ;
3 sous-officiers de la garnison ;
2 employés des postes ;
4 marchands ambulants ;
5 tisseurs de laine ;
2 épiciers;
1 limonadier ;
6 religieux :
3 fonctionnaires
4 rentiers ;
3 cantonniers.
Le reste de la population, y compris les femmes, soit 350 personnes environ, si nous en défalquons un quart (enfants et vieillards invalides), s'emploie à l'exploitation des terres et du bétail, sauf une vingtaine de femmes qui vont travailler en ville à la fabricaution de chapeaux de paille (§ 20), industrie locale importante, dans des filatures de soie (§ 19), ou dans l'industrie des peaux de lapin, etc.
De 65 a 70 familles occupent des terrains loués ;
80 familles sont propriétaires de moins d'un hectare (et beaucoup ne possèdent que 25 ou 30 ares) ;
40 familles ont de 1 à 5 hectares ;
25 familles de 5 à 10 hectares ;
30 familles de 10 à 30 hectares ; la plupart de ces dernières propriétés ont d'ailleurs cultivées par des métayers à mi-fruit ou des fermiers.
La proportion des habitants par kilomètre carré est de 112. Les catholiques sont représentés par 700 personnes formant 185 ménages, et les protestants par 190, en 60 ménages ; dans les deux cultes on est prati
Gasseras possède un groupe scolaire laique, bàti en 1900, avec deux classes ; le maître (instituteur public) y enseigne de 20 à 30 élèves des deux confessions ; une maîtresse (institutrice) de 15 à 20 élèves, aussi des deux confessions.
Il y a également à Gasseras une école libre de filles dirigée par trois surs (autorisées) de la Miséricorde (de Montcuq, Lot) ; deux institutrices et une cuisinière y instruisent les filles jusqu'au premier brevet d'instruction primaire, les garçons jusqu'à sept ans seulement.
[310] Il y a une trentaine d'enfants au-dessous de six ans fréquentant ces diverses classes ; il y en a le double au-dessus de cet âge.
En général, les personnes au-dessous de quarante ans savent lire, et dans bien des familles on aime la lecture. Il s'est fondé chez l'instituteur, pour favoriser ce goût, une bibliothèque populaire par souscription.
Le mouvement de la population de la paroisse, en 1902, a donné : 16 naissances, 3 mariages, 13 décès.
La mortalité est plus grande parmi les hommes que parmi les femmes (il est vrai qu'il y a aussi plus de naissances du sexe masculin) et, sauf exception pour l'année 1902, le nombre des décès est supérieur à celui des naissances ; cependant, depuis dix ans, le total de la population reste à peu près stationnaire ; on peut noter même un léger accroissement : il provient de nouveaux ménages, ou de la présence des employés de chemin de fer, qui viennent se fxer dans la paroisse.
De ce fait, et de la division des héritages, depuis cinquante ans, le nombre des maisons a doublé, mais les familles ont moins de membres ; il n'y a que7
Pau d'habitants de la paroisse de Gasseras sont patentés, et aucune[311]patente n'est élevée, sauf celle d'un industriel qui exploite quatre briqueteries. On a construit un assez grand nombre de maisons propres et coquettes, mais elles n'ont guère que cinq ousix ouvertures, comme celle de notre famille, et l'impot qui les frappe de ce chei varie de 10 à 20f; il n'y a qu'une douzaine de maisons ayant plus de dix ouvertures. L'impôt foncier varie de 10 à 18f par hectare selon la nature des terrains. En noui ans, le percepteur n'a fait opérer que deux saisies pour nonpaiement d'impôts.
A l'entrée de la paroisse existe une boite aux lettres, et le personnel des postes et télégraphes de Montauban dessert Gasseras par un service journalier que le facteur exécute en bicyclette.
L'église, de construction récente, est a 250 métres de l'habitation de la famille, l'école en est à 150 mêtres environ.
« L'église de Gasseras, primitivement située dans le distriet de Toulouse, s'élevait en efet à l'entrée du faubourg toulousain, sur les bords du Tarn, rive gauche, près du lieu où fut construit le pont de Montauban. Le lieu de Gasseras y avait une certaine importance, car d'après des chartes des années 965et 998, il était chef-lieu d'une viguerie8. »
« Pillée et saccagée en 1562 par les calvinistes, détruite par eux en 1567, l'église fut reconstruite aprês 1600, à une demi-lieue de la ville....
« Emportée en 1662 par un débordement du Tarn, elle a été rétablie telle que nous la voyons aujourd'hui9.
Cest autour de ce nouveau clocher, et depuis cette époque, que s'est constitué le village de Gasseras, à deux kilomètres de la commune de Montauban, dont elle est un écart, canton ouest.
Linstituteur et le curé n'en sont pas originaires ; ils y sont venus de la partie haute du département, des bords de l'Aveyron, dans sa partie nord-est ; le chef de notre famille est riverain aussi, par son origine, des mêmes bords, mais dans la partie de l'Aveyron qui arrive en plaine, au nord de [Montauban.
Linstituteur, qui est protestant, est né à Saint-Antonin, où il possède uune petite propriété ; le curé, né à Négrepelisse il y a soixante-trois ans, a été installé dans la cure de Gausseras en 1871 ; notre chef de famille est venu d'Albias, où étaient établis ses parents ; c'est par son mariage qu'il s'est fixé là où nous allons en faire l'objet de nos observations.
§ 2. État civil de la famille
[312] Le ménage se compose de six personnes, savoir :
Jean B., chef de famille, né à Albias-sur-Aveyron (Tarn-et-Garonne), marié depuis 1870, âgé de............ 61 ans.
Antoinette H., sa femme, née à Gasseras............ 53 —
Pierre C., leur gendre, né à Bressols, village sur la rive gauche du Tarn, en amont de Montauban, marié en 1895............ 35 —
Marie B., sa femme, fille aînée de J. B............. 30 —
Fernand C., leur fils............ 6 —
Marie C., leur fille............ 1 —
Jean B. a une seconde fille, mariée dans la banlieue nord de Montauban, au Ramier10.
Jean était fils d'un cantonnier d'Albias. Orphelin de sa mère, à l'âge de trois ans, il fut élevé, avec ses deux frères, par une tante. De l'un de ses frères décédé, il a des nièces, mariées non loin de Gasseras, dans la paroisse contiguë, Montbeton. Son autre frère est marié et établi bordier sur la « Riviêre » (le Tarn), à Bio, en amont de Montauban, un peu au-dessus de Bressols, où est né le gendre. Ce frère de Jean a été le parrain de Fernand avec Antoinette, sa belle-sœur.
Le père de B. et la mère sont morts au « Beraut », nom de la propriété qu'habite la famille, et où ils s'étaient retirés chez leur fils, avec la petite pension du père (cantonnier) ; la mère vivait encore lors du mariage de Marie, sa petite-fille ; elle y est morte il y a cinq ans.
Quand la petite nouveau-née, Marie, a été baptisée, à la fin de décembre dernier (1902), on lui a donné pour parrain et pour marraine un neveu du gendre, âgé de quinze ans (demeurant à Verlhaguet-sur-Garonne) et la nièce de la mère, âgée de douze ans, demeurant au Ramier. Un dîner de famille a été offert par le ménage, après la cérémonie ; à cette occasion, la femme du propriétaire voisin a fait cadeau à l'enfant d'une pelisse en tissu des Pyrénées (§ 7).
Le paysan du Midi a toujours deux noms : « le nom des papiers », c'est-à-dire le nom d'état civil de la famille ; et un autre, celui sous le[313]quel il est le plus connu, le sobriquet (escay)11; pour B., c'est « lou renegaïre » (le juronnier) ; il sacre en effet comme Henri IV, et les mordious, millo dious, voltigent à tort et à travers sur ses lèvres à propos du moindre accident de travail ou de rencontre ; mais il n'attache à ces mots aucun sentiment de sacrilège ou de blasphème, ce n'est qu'une mauvaise habitude et de la véhémence naturelle.
Son beau-père était de même connu par un surnom : « Narbonne », parce qu'il parlait sans cesse de cette ville qu'il avait eue pour garnison.
Aucune idée d'irrévérence ne s'attache non plus à l'appellation les « vieux » par laquelle le gendre et sa femme désignent parfois, entre eux et avec les voisins, les ascendants ; on dirait même que ce terme représente pour eux plus de tendresse et de respect.
Jean B. n'a fait que quelques jours de service, dans la réserve, ayant « tiré » un bon numéro, sous le régie de la loi militaire antérieure à 1870 (vers 1860). Le gendre a servi plus longtemps ; dans la chambre des jeunes est encadré un certificat de bonne conduite, accordé à Pierre C., à sa sortie du régiment (7e de ligne, garnison de Cahors), après trois ans de service de 1887 à 1890.
Un frère de la mère de famille est mort sous les armes, à Metz, en 1871.
§ 3. Religion et habitudes morales.
Tous les membres de la famille sont catholiques romains et sont fidêles a cette religion, qui est celle de la majorité des habitants du département et de son chef-lieu. ommes, femmes et enfants vont entendre la messe le dimanche, tantôt à l'église du faubourg toulousain allongé sur la rive gauche du Tarn, entre la ville proprement dite et le village de Gasseras ; souvent au centre de la ville, à la cathédrale, dont les tours de pierre s'aperçoivent de toutes les campagnes environnantes ; dans ce dernier cas, on s'y rend à la messe de midi, après avoir pris de bonne heure le dîner du matin En semaine, les femmes ont l'habitude de s'arrêter quelques instants à l'église voisine du marché aux légumes, ou à la paroisse ; lorsque leur vente est finie, elles reprennent, à tra[314]vers la ville, la direction du « pont », et au bout de celui-ci, la rue du faubourg de Gasseras.
La piété, dans les campagnes montalbanaises, ne va pas sans donner lieu, aussi bien chez les protestants que chez les catholiques, à certaine croyance superstitieuse, mais qui fait honneur aux sentiments humains les plus respectables, et rappelle, seulement de loin, il est vrai, ce culte des ancêtres qu'on retrouve chez les peuples anciens et chez les modernes fidèles à leur tradition primitive : nos paysans croient aux « reproches », que par divers moyens viennent leur faire leurs pères revenant de l'autre monde pour les inviter à prier pour eux.
Jean B., quand on le presse un peu sur ce sujet, raconte qu'il a été lui-même l'objet d'une manifestation de cet ordre. « Vous me croirez si vous voulez, dit-il par précaution oratoire, Monsieur, vous qui êtes de la caupitale, mais je peux bien dire ceci : « Il y a peu de temps, nos oies avaient la « mourino » (maladie dont elles mouraient) ; deux y étaient déjà passées ; je prends la pièce de quarante sous que je mets sous le chandelier de la cheminée, et je fais « l'intention » (un vœu) ; le mal s'arrête ; mais j'attelle le lendemain matin et je vais voir la sorcière d'Ardus. Tu as promis, fait-elle en me voyant ? — Oui. — Tu as des bêtes malades — Eh ! oui. — N'oubliez pas de prier pour les morts, ils en ont besoin et ils le font dire comme ils peuvent. — Donc, que fautil faire ? — Tu donneras trois pains signés (bénits) et tu feras dire trois messes, pour le repos de l'âme de ta belle-mère, de ta mère et de ton père. Elle me disait tout cela sans me regarder, en comptant les boules de son chapelet. J'ai donné les pains bénits et les quarante sous au curé, ce qui fait 3f. — Et les oies ! — Maintenant nous faisons prier chaque année pour les âmes des nôtres. — Et les oies ! — Nous les avons vendues 28f la paire, à la fin de la saison, ce qui est bien quelque chose, dites ? » achève-t-il comme cherchant l'approbation de son interlocuteur.
Notre homme rit volontiers, par contre, de tout ce qu'on raconte encore des effets du « mauvais œil », et il se plait a narrer, en l'expliquant à sa manière, le tour que la sorcière, la même sorcière d'Ardus qu'il a consultée lui-même sans méfiance aucune, joua, dit-il, à une de ses voisines, d'une famille protestante, celle-ci, au temps où sa propre famille résidait encore à Albias, sur le bord de l'Aveyron.
Donc « l'enfant d'une veuve était malade (il avait probablement besoin d'un vermifuge). La sorcière d'Albias, consultée, accuse quelqu'un de lui avoir jeté un sort ; et, « ne serait-ce pas le beau-frère ! » Elle recommande de faire cuire, un peu avant trois heures de l'après-midi,[315]dans un pot de terre neuf, un cœur de mouton, piqué de quarante épingles et de six clous de gaharre, avec un peu d'eau. « Vous aurez un signe », conclut-elle. En effet, un quart d'heure après, le pot-au-feu, desséché par des flambées trop prolongées, et l'eau s'étant rapidement évaporée, éclate. En ce moment, « elle l'avait bien prévu », insinue finement le narrateur en clignant de l'œil, « rentre le beau-frère qui vient « vesprailler » (§ 9) à trois heures. Il caresse l'enfant, qui. depuis un moment, crie la faim, n'ayant pas mangé depuis le matin, aussi sur le conseil de la sorcière, et qui avale la soupe à l'ail, préparée en même temps par son avis. Sa guérison est immédiate : le beau-frère, en le cauressant, lui avait retiré l'efet du mauvais œil. Trois messes pour les morts furent en outre commandées, en reconnaissance de ce bon résultat. Ca, dit le narrateur, c'est ce qu'il y a de meilleur. »
Un trait à noter à cette occasion, c'est le refus absolu des prêtres de la région de prier pour le bétail.
Cette croyance au sorcier, plus absurde d'ailleurs que dangereuse, faillit avoir à Montauban même, il y a quelques années, une consécration oficielle et judiciaire : un huissier de la ville se vit chargé, par un cultivateur des environs, de poursuivre certain voisin qui avait eu le mauvais œil pour son bétail. Le tibunal refusa d'appeler la cause, mais l'huissier avait commeneé d'instrumenter.
Aucun culte, en aucun temps, n'a suffi à garantir tous les hommes de la croyance, purement imaginaire, au pouvoir divinatoire des soi-disant sorciers.
« En octobre 1625 (sept ans avant la mort d'Urbain Grandier), une femme âgée de soixante ans, nommée Marie Filleul, de la paroisse de Saint-Clément (île de Jersey), fut traduite comme sorcière devant le grand jury du pays, composé de vingt-quatre hommes unanimes, et enfin condamnée par la cour royale « à être pendue et estranglée à un poteau élevé de hauteur compétente, sy à ce que mort s'en suive et, par après bruslée et son corps réduit en cendres, sy à entière consommation ses biens confisqués au roy et aux seigneurs auxquels il appartient. »
Ces horribles jugements, ajoute l'auteur qui rapporte ce fait, avaient pour considérants ces mots de l'Exode: Tu ne souffriras pas de sorciers parmi toi1 Monstruosité : on concluait à la potence au nom de la Bible12.
[316] « Colbert (1672) destitua Satan avec peu de façon en défendant aux juges de recevoir les procès de sorcellerie13. » A défaut de sorciers, d'autres plus libres penseurs croient à l'astrologie.
Les protestants, assiégés dans Montaubaun pendant le siège de 1621, attribuaient le succès de leur défense à l'impiété des gentilshommes francuis, « dont la plupart font profession et parade, convertissant en risées les menaces du Tout-Puissant, jusqu'à faire des farces et des mômeries des comètes, qu'il envoyait comme un avertissement de son courroux14. »
Depuis quelques années, la tendance aux modes bourgeoises, chez les ouvrières et les filles de cultivateurs, est générale dans le département ; elle y est favorisée par des coutumes nées d'un sentiment analogue dans les familles, soit urbaines, soit campagnardes : leur désir de paraltre belles, qui leur devient un encouragement au travail, et, quoique cela semble contradictoire au premier abord, dans l'idée de toilette inutile, superlue, elles trouvent une poussée vers l'épargne.
Lorsque les fillettes de la campagne ont atteint quatorze ou quinze ans, en effet, la première communion et la confirmation étant accomplies, elles reçoivent de leur famille, soit un petit troupeau de moutons (une vingtaine de têtes), dont le croit et la tonte deviennent leur propriété personnelle, à la condition de le garder et soigner, soit une troupe d'une cinquantaine de dindons, avec les mêmes avantages et responsabilité15
Comme à cet âge elles sont nubiles et commencent à avoir leur « galant » (ce n'est pas toujours le seul qu'elles accepteront, pendant les cinq ou six années qui précèdent leur mariage, qui se réalise d'ordinaire à vingt-deux ans), la toilette leur est permise, lorsqu'elles vont à la ville, et sous les conditions très nettes qu'elles se parent à leurs frais.
Pour les ouvrières de ville, c'est comme couturières, soyeuses (§ 19), pailleuses (§ 20) ou trieuses de raisins (§ 21) qu'elles recoivent un saulaire, et leurs parents le leur laissent dans le même esprit : Se bos fignoula,
« te cal trabailla », disent les pères et les mères à leurs filles16.
On retrouve les mêmes sentiments en Provence : « Voici comment mon père, a raconté Mistral, avait fauit la connaissance de ma mère.[317]Une année, à la Saint-Jean, maître François Mistral était au milieu de ses blés, qu'une troupe de moissonneurs abattaient à la faucille ; un essaim de glaneuses suivaient les ouvriers et ramassaient les épis qui échappaient au râteau. Mon père remarqua une belle fille qui restait en arrière, comme si elle eût honte de glaner comme les autres ; il s'avance près d'elle, et lui dit : « Mignonne, qui es-tu ? — Je suis la fille d'Étienne Poulinet, le maire de Maillane, mon nom est Délaide. — Comment la fille de Poulinet, le maire de Maillane, va glaner ? — Maitre, nous sommes six filles et deux garçons ; notre père, quoiqu'il ait assez de bien, quand nous lui demandons de quoi nous attifer, nous répond : « Mi chatoune, mes filles, se boulez de beloio, gagnas-n'en » ; si vous voulez de la parure, gagnez-en. Et voilà pourquoi je suis venue glaner. »
« Et comme Booz épousa Ruth, maître François Mistral prit pour femme Délaide17. »
Dans nos campagnes du sud-ouest, cette habitude de réserver aux femmes leurs bénéfices propres se continue même dans le cours du mariage ; d'abord elle est un témoignage de gratitude et un gage de confiance, parce que c'est l'épouse qui, sur ses économies de jeune fille, a apporté au nouveau ménage s la chambre garnie, c'est-à- dire le mobilier indispensable de la chambre à coucher (§ 10) ; ensuite parce que si ce qu'elle vend d'œufs, de volailles, de fil, etc., est à sa disposition unique, on sait bien qu'épouse et mère de famille, elle en attribuera la valeur au renouvellement du vestiaire, aussi bien de celui du mari et des enfants que du sien.
Notre chef de famille a de l'ambition pour son petit-fils : il voudrait le voir aller aux écoles (§ 18), c'est-à dire faire ses classes ; aussi pense-t-il à se rapprocher de la ville, pour y continuer la même culture sur quelque terrain pluse grand, et qui, moins éloiné du marché, lui permettrait d'y apporter plus rapidement ses produits ; en vue d'augmenter le recettes de la famille, il ajouterait la production des fruits et des fleurs à son industrie de jardinier-plantier, et s'il le pouvait, la profession de pépiniériste, à laquelle l'incite discrêtement son gendre.
Beaucoup d'anciens paysans des cantons environnants ont pu ainsi, pas à pas, arriver à s'installer dans Montauban : tel Ie propriétaire voisin, employé dans une administratio, en ville, tandis que, inversement, quelques familles bourgeoises sont redevenues propriétaires résidants des petits biens (§ 1) qui furent leur point de départ
§ 4. Hygiène et service de santé.
[318] La mère (Marie C.) a nourri Fernand « une paire d'années ». Elle a l'intention d'agir de même pour sa nouveau-née, c'est dire qu'elle jouit d'une excellente santé. Son mari, sans être grand, est d'une bonne taille, au-dessus de la moyenne du département.
Son père est petit, mais nerveux, infatigable, toujours en activité, soit sur son terrain, soit en route pour Montauban. La mère de famille est avenante et, malgré son âge, aussi apte au travail du jardin qu'à celui du ménage « grâce, dit-elle, à trois bols de tisane de sauge18 » qu'elle prend à la fin de chaque automne. Au printemps, Jean absorbe, quinze jours durant, à jeun, du bouillon d'herbes, comme font les messieurs de la ville qui s'en vont le prendre, moyennant une petite rémunération, à l'hôpital ; prétexte pour eux, d'ailleurs, à promenade hygiénique matinale. L'hôpital possède aussi le secret d'un remède qui porte son nom, et qui est fourni gratuitement, ou, selon les personnes, oyennant finances, et employé avec succès contre les apoplexies, engorgements, défauts de circulation, chutes, commotions, etc. La famille B., saine, laborieuse sans excès, mais constante dans toutes ses euvres, est donc disposée pour mener longtemps sans encombre les occupations de sa profession, gràce à une vie sobre, quoique sans parcimonie, et bien réglée sans routine.
Il n'y a ni médecin ni pharmacien dans la paroisse ; les malades doivent y avoir recours aux docteurs et aux maisons de pharmacie de la ville ou du faubourg asseras, qui en compte plusieurs, ainsi qu'une sage-femme.
On a peu besoin d'ailleurs du docteur dans la localité, la population y vivant au grand air, loin de tous établissements, de toutes industries pouvant présenter du danger pour la santé publique. La paroisse compte un grand nombre de vieillards d'un âge avancé. Peu d'alcooliques. Point de mariages parisiens ou faux ménages. Il est regrettable que la jeunesse actuelle ne suive pas ces bons exemples et qu'elle com[319]mence à profiter du voisinage de la ville, pour aller s'y livrer à plusieurs sortes de plaisirs, dans des bals particuliers ou publics et dans des cafés nombreux, trop longuement fréquentés le dimanche, mais si engageants surtout depuis que la ville est éclairée par l'électricité.
§ 5. Rang de la famille.
Jean B. est surtout producteur de jardinage et de plants de jardinage de ménage « hortalisse » ; à ce travail qui prend la plus grande partie du temps des quatre membres adultes de la famille et d'une ouvrière à la journée, il ajoute, tantôt la surveillance, tantôt sa coopération personnelle à titre de bordier-métayer-journalier19, à la mise en valeur d'une terre voisine de la sienne dont il partage quelques produits, tout en étant rétribué en argent, titre de journalier pour une autre part de ce travail (§ 16, H).
Cette double situation le place honorablement parmi les cultivateurs de sa paroisse, et dans ses relations avec la ville ; il y est estimé comme travailleur persévérant, économe et probe.
On verra qu'après avoir compensé en argent la part d'héritage de son beau-frère, celui-là dont Fernand est le filleul, il a pu ucheter un morceauu de vigne, sans épuiser le montant de son livret à la cauisse d'épargne ; il a marchandé récemment un petit jardin du coté de la ville.
La vigueur du tempérament et l'ardeur au travail, qui ne troublent jamais l'harmonie qui règne entre les quatre membres de cette famille, viennent chaque jour augmenter l'estime qu'on accorde de toutes parts à ces courageux ouvriers de la terre ; a batailleurs et travauilleurs n, telle pourrait être la double qualification des paysans quercynois et particulièrement du paysan montalbanais ; elle est bien légitimement applicable encore à la vaillantise des membres de notre famille.
Moyens d'existence de la famille
§ 6. Propriétés.
[320](Mobilier et vêtements non compris)
Immeubles............ 9,250f 00
Maison d'habitation, 5,000f 00; — terrain attenant à la maison, 5,550 m. q. ou 5 rasées (la rasée égalant 1,110 m. q.) à 550f la rasée, ou à peu près 0f 49 le m. q., 2750f 00; — vigne située dans une autre partie de la paroisse, 3 rasées ou 3,330 m. q., 1,500f 00. — Total, 9,250f 00.
Argent............ 740f 00
Somme déposée à la caisse d'épargne, 700f 00; — somme gardée à la maison, 40f 00. — Total, 740f 00.
ANIMAUX DOMESTIQUES entretenus toute l'année............ 250f 00
Un cheval, 250f 00.
ANIMAUX DOMESTIOUES entretenus une partie de l'année............ 224f 25
1 porc, 132f 00 ; — 4 oies, 22f 50 ; — 6 canards, 25f 00; — 12 poules, 24f 75 ; — 12 pigeons, 7f 50 ; — 2 dindons, 12f50. — Total, 224f 25.
Matériel spécial des travaux et industries............ 1,409f 50
1° Pour l'exploitation des terres: Noria avec son outillage, 225f 00 ; — 1 chariot à 2 roues, « charreton », 250f 00 ; — 1 tombereau à fumier, 125f 00; — 1 araire, 40f 00 ; — 1 houe à cheval, 450f 00 ; — 1 rouleau, 25f 00 ; — 1 herse en bois, 35f 00; — 1 brouette ou carriol, 15f 00 ; — 2 pelles-bêches, 3f 50; — 2 houes à mains (foussous), 2f 75 ; — 2 râteaux en bois, 2f 00; — 2 râteaux en fer, 3f 75; — 1 fourche en bois, 1f 50 ; — 1 fourche en fer, 2f 00 ; — 4 fléaux, 6f 00: — 2 serpes, 3f 00; — 1 hache, 6f 50 ; — 1 volant (faucille emmanchée long), 3f50 ; — 2 faux et accessoires, 6f 50 ; — 2 faucilles, 3f 00; — 3 arrosoirs, 7f 00 ; — 12 barriques, 100f 00; — 2 brocs, 5f 00 ; — 2 entonnoirs, 0f 50 ; — 2 seaux ferrés (ferrats), 6f 00; — 1 cuvier, 7f 00 ; — 5 plantoirs, 0f 50 ; — 1 balance, 2f 50 ; — 2 doubles courroies (courréjos) ou bretelles pour porter les brouettes (vieilles), 5f 00. — Total, 1,342f 50.
2° Pour l'exploitation du cheval ; Harnais, 16f 00 ; — 2 lanternes, 2f 50 ; — 2 fouets et musette. 3f 00. — Total, 21f 50.
3° Pour l'exploitation du porc : 1 auge en pierre, 6f 00 ; — 2 baquets, 4f 00 ; — 1 saloir, 12f 00. — Total, 22f 00.
4° Pour l'exploitation de la basse-cour : 8 pots à graisses et confits, 4f 00; — 1 hachoir, 1f 50: — 3 balais, 1f 50. — Total, 7f 00.
5° Pour l'entretien du linge et des vêtements : ciseaux, aiguilles, dés, 5f 00.
6° Pour le banchissage du linge : planche à laver, à pieds, 2f 50 ; — cordes à étendre le linge, 3f 00 ; — poteaux, 1f 00; — 4 fers à repasser, 5f 00. — Total, 11f 50.
Valeur totale des propriétés............ 11,873f 75
§ 7. Subventions.
[321] Pendant l'année courante, le ménage a reçu, à titre de dons, divers vêtements : une paire de chaussures : 10f; un pantalon hors d'usage du propriétaire voisin : 2f ; du même, un complet défraichi : 7f ; enfin. pour la nouveau-née, une pelisse en tissu des Pyrénées, donnée par la femme du propriétaire voisin, à l'occasion du baptême : 5f 90.
Quelques invitations du même propriétaire peuvent être considérées comme autant de subventions et évaluées à 3f 50.
De son gendre, Jean B. a reçu trois litres d'eau-de-vie de marc, distillée par lui. Il convient de citer encore le bois de la haie du propriétaire voisin coupé au « soleil blanc, c'est-à- dire saisi par le froid pour qu'il brûle mieux, ayant gardé ses essences, et qui peut être évalué 12f. On peut évaluer à 19f le libre parcours du cheval, du porc et des animaux de basse-cour, sur les accotements et dans les fossés des routes.
Les jours de marché ou de foire, les cultivateurs ahritent en ville leur attelage dans des remises écuries, où ils paient 0f 15 par jour, ou 6f par abonnement annuel. Le fumier est attribué au maître de la remise.
Le propriétaire, dont B. est bordier-participant, a une de ces remises dans le faubourg Gasseras. Quand B. en use, cest gratuitement, mais il n'a pas partage au fumier qu'y produit son cheval, il reste au propriétaire de la remise qui a fourni la litière, en vertu du proverbe agricole que la paille doit retourner au sol qui l'a donnée. n Le colon en profite cependant en ce sens que, partageant avec le propriétuire la récolte qui en provient, il lui doit un produit supérieur.
§ 8. Travaux et industries.
Tous les membres de la famille participent au travail principal de la profession, la production du plant de jardinage et des légumes et à leur vente : on sarcle, on sème, on repique, on arrache, on arrose, on lave, on paquette, on va vendre en ville ou dans le faubourg, ensemble ou séparément, selon les besoins du marché, l'abondance des produits et la[322]saison ; pendant six mois, du printemps à la fin des vendanges, c'est-àdire d'avril à octobre, une journalière rétribuée, parente de la famille par alliance et fille d'une maison » voisine, vient prêter son concours à ces diférents travaux. Dns la belle saison, chacun est à sa besogne dès les premières heures du jour, à trois heures ou quatre heures en été, à cinq heures, à six heures au printemps et en automne, à sept heures en hiver ; dans cette dernière saison, le père de famille fait la grasse matinée en restant au lit jusqu'à huit heures, s'il neige, quatre ou cinq jours par an, par conséquent entre la Noël et le jour des Rois.
Tout travail de culture est interrompu le dimanche ainsi que le jour des Morts. Cette année, le gendre a fait ses « treize jours » de service militaire, et sa femme est restée une quinzaine de jours couchée après la naissance de sa nouveau-née. Il en est résulté que durant vingt-huit journées le travail du gendre et de sa femme a fait défaut au total des travaux de la famille.
Les semaisons et plantations se succedent et se renouvellent comme
En janvier, le radis ; c'est la plus abondante récolte du jardin et la plus persévérante ; on en a semé à nouveau le 19 mars (jour de la Saint-Joseph) ; et en avril ce produit occupe un bon quart du terrain ; viennent ensuite les carottes, qu'on peut vendre en juin ; les tomates et les aubergines, qu'on produit au marché depuis la fin de juillet jusqu'à la Toussaint.
En février, le céleri qu'on repique en mai et que l'on peut vendre en juillet, août et septembre et au delà, jusqu'aux Paques de l'année suivante quelquefois. Le chou qu'on repique en avril et qui est marchand en août ; on repique le salsifis et les scorsonères, bons à la fin du mois et en décembre ; la pomme de terre primeur, vendue en fin avril et en mai; les poireaux à vendre de juin à juin.
En ars, le céleri est mis en tube à blanchir pour août et septembre.
Les travaux du premier trimestre sont renouvelés tous les trois mois, ou plus souveont dans le même ordre ; les plants vendus sont aussitôt remplacés par de nouveaux semis ou plants comme ci-dessus.
En avril (du 20 au 35), semis de chicorées frisées (vendues fin mai) ; ressemée de suite, la chicorée-salade est liée en août et septembre pour blanchir ; dans ce même mois, on fait la récolte des haricots verts à vendre en cosse jusqu'à la Toussaint, et ensuite comme haricots secs.
En mai, juin, juillet et août, reprise du semis et repiquage des premier et deuxième trimestres.
[323] En septembre, semis d'oignons : deux qualités : 1e blancs de Paris ; à repiquer en novembre, ils passent l'hiver en terre et se vondent en mai ; 2e° a rayés ; repiqués en mars, vendus en juillet. Semis d'épinards (pour la « soupe aux herbes de la famille).
En octobre, on sême les fêves-primeurs, à vendre en mai : en petite partie consommées dans le ménage.
Novembre ramène les semis de pois-quarantaine (quatre saisons), vendus en cosse en avril et mai, au prix de 12 à 30f les 100 kilogrammes.
En decembre, semis de salsifis et scorsonères ; petits pois-primeurs : un hectare de pois-primeurs peut rapporter de 400 à 800f en terrain ordinaire, et bien plus en terrain et culture maraîchers.
En décembre, on peut craindre quelques gelées, courtes mais assez vives. Cette année, un peu avant Noel, ayant voulu semer de bonne heure les petits pois-primeurs, B. a perdu, par la première gelée, deux ou trois cents pieds de céleri, qu'il aurait bien fait de mettre plus vite dans les pots ad hoe, tubes de terre cuite, ouverts aux deux extrémités, comme des tuyaux à drainage, enchâssant l'ensemble de la plante, tout en lui laissant aspirer par le haut l'air ambiant et lui conservant le contact de la terre aux racines20.
A la fin d'août, B. fait débarrasser la vigne du a maître du chiendent qui l'envahit alors ; ce travail, fait par un ouvrier payé par le propriétaire 2f 25 par journée, dure cinq jours, sous la surveillance de B.
Il relève les terres du jardin maraicher, après plants enlevés, on pas à la bêche, mais avec le cheval du maître, à la charrue, qui lui procure du travail plus rapide et cependant suffisant.
Notre jardinier possède au nord-ouest de Béraut, à un demi-ilomêtre de sa demeure, trois rasées (3,330 m. q.) de vigne qu'il a payées 1,500f a un paysan qui quittait le pays à la suite d'un partage d'héritiers. Il cultive cette vigne attentivement, et c'est elle qui lui fournit, avec les raisins d'espaliere de son jardin (§ 10), qui ne peuvent être vendus pour la table (§ 21), le vin qu'il consomme avec les siens.
Il a loué, en outre, une bande de terre contiguë à l'ouest de son jardin ; il y cultive le sainfoin, le mais et la pomme de terre ; c'est là aussi qu'il accumule les engrais qui se trouvent ainsi écartés de la maison.
Le fumier employé parB. lui est fourni par un travail supplémentaire[324]qu'il exécute le matin ou même la nuit. Quinze fois par an, la vidange de la ville est recueillie par lui à domicile, à raison de cinq barriques chaque fois : on emploie quelquefois à ce travail la nuit entière.
En plus, une semaine sur trois, de huit heures à onze heures du matin, B. est autorisé, par suite d'une adjudication au pair, à recueillir les boues et immondices du faubourg asseras et des rues adjacentes ; de ce travail, il retire par jour un mètre cube, réduit en place à 700 décim. c.
La mère de famille, outre sa coopération quotidienne à la production, à la préparation pour la vente et à la vente des plants et des produits du jardinage, s'occupe du blanchissage du linge, tandis que sa fille se consacre plus ordinairement à la cuisine, à la couture, aux réparations de vêtements et au « lissage » ou repassage.
L'une et l'autre, d'ailleurs, concourent également aux soins que nécessitent l'engraissage des volailles et du porc et la multiplication des pigeons (§ 22).
Les oies sont achetées en mars-avril de 3f à 3f 75 la paire), alors qu'elles n'ont plus besoin qu'on leur serve l'herbe hachée et qu'elles peuvent aller s'alimenter elles-mêmes dans les chaumes, sous les mais ou le long des chemins, puis, le soir dans l'auge de « l'habillé de soie », après lui et après les canards.
On ne les embuque que plus tard, pour la Noêl, vers novembre, avec du maïs sec, quand elles commencent à être grasses, on fait tremper le maïs.
En septembre, elles peuvent arriver à valoir déjà 8 à 10f la paire, à Noel, de 25 à 30f pour un poids de 25 kilos.
Rien de particulier à dire pour l'élevage des pigeons, si ce n'est que la terre montalbanaise a été, jusqu'à ces dernières années, une pépinière de « pigeons-voyageurs » (§ 22).
Ici cependant, cette industre nécessite, à partir de décembre, une surveillance de tous les instants, pour parvenir à empêcher le pillage des pois-primeurs.
On se rappelle que le jardinier est egalement occupé en qualité de métayer, bordier et journalier à l'exploitation d'une propriété d'une contenance de 2 hectares 79 ares 50 centiares, séparée de la sienne seulement par un chemin (§ 5). Les travaux complexes que comporte cette exploitation feront plus loin l'objet d'un relevé spécial (§ 16, K).
La part du bordier n'atteint pour cette année que la somme de 324f50; mais les récoltes en blé et en fruits ont été assez notablement inférieures à la moyenne ; on peut dire qu'en ajoutant, à la part de la production[325]revenant au bordier, ce qu'il reçoit du propriétaire pour des travaux extraordinaires ou sans participation au produit, la moyenne de ses bénéfices du fait de sa coopération à l'exploitation ne serait pas dans une année ordinaire inférieure à 450f.
La femme réalise un petit gain supplémentaire de 5 à 10 centimes par jour, par la vente de menus bouquets de plantes aromatiques, de violettes, de laurier-tin, de giroflées, de chrysanthèmes, qu'elle cueille jusqu'à la fin de décembre dans les bordures du jardin.
C'est elle aussi, ou sa fille, qui en allant au marché et en en revenant, tricotent tous les bas de la famille.
Les soins que nécessite la nourriture du cheval et son emploi sont donnés, pour la plus grande partie, par le gendre, et quelquefois par B.
On veille peu l'hiver ; la lumière du « calel » à huile à cinq becs a sufi pour éclairer la cuisine pendant la préparaton des repas et le nettoyage des plants ; presque aussitôt après le souper, on se couche.
Mode d'existence de la famille
§ 9. Aliments et repas.
Tous les membres de la famille étant au travail de très bonne heure, font quatre repas : a huit heures un toast, c'est-à-dire une trempée de pain dans du vin ; puis à onze heures le dîner avec soupe de légumes accompagnée de viande salée : lard, confit d'oie ou de canard, et, le dimanche, de bœuf et de mouton, plus un rôti : veau ou côtelettes ; en semaine, à deux heures et demie, le vespral (goûter), composé d'un second toast ou de salade ; à la fin de la journée (vers huit heures en été, vers six heures en hiver), le souper, semblable au dilner.
Le dimanche, le petit repas du matin est pris à titre d'acompte sur le dîner qui doit suivre une heure plus tôt qu'en semaine, vu la nécessité d'aller à la messe de midi, en ville. Les produits du jardin consommés par la famille sont chaque jour le résultat inférieur d'un triage[326]dans lequel les meilleurs échantillons sont mis à part pour être présentés au marché à un prix plus rémunérateur (§ 16, A).
Depuis la fin du printemps, jusqu'au début de l'automne, pendant quatre mois, tous les membres adultes de la famille prennent du café après le principal repas (à midi), ce qui occasionne une petite dépense pour quatre personnes et par jour, de dix centimes à peu près, mais tonifie les forces en proportion utile.
Tous les aliments sont préparés au feu de bois, acheté en fagots, chêne, chêne-vert, ormeau ou charmille, au marché de la ville, par charretées de 100 fagots (d'une charge) ; on brûle surtout les broussailles et les sarments pour le chauffage, pendant les longs trois mois n, c'est-à dire en hiver.
Le pain consommé est fourni par le boulanger, sous deux conditions différentes : quand on lui remet le blé en grains, il fait moudre, il pétrit la farine, la cuit à son four et la rend sous la forme de pain frais à raison de 72 a 73 kilos pour 80 kilos, poids moyen de l'hectolitre, ayant prélevé par conséquent à peu près un dixieme pour son travail et son bénéfice ; quand la provision de blé fournie par la famille est épuisée, le boulanger lui vend le pain au prix de la taxe21municipale qui est calculée selon les mêmes données.
Le maigre est en très grand honneur dans la famille, elle s'y soumet tous les vendredis et samedis, aux Quatre-Temps, pendant les quatre jours d'abstinence de la semaine sainte. Les femmes y ajoutent, en tout temps, l'abstinence du mercredi. En outre, pendant la semaine sainte, les aliments maigres, oœufs, poissons et légumes, sont assaisonnés a l'huile, remplacant le saindoux et la graisse d'oie ou de canard.
La mère de famille seule prend un peu de lait, le matin, à l'état de soupe ; une très petite quantité est encore consommée, lorsqu'on fait un plat sucré de riz.
La famille n'élève pas de lapins, dans la crainte que s'échappant par mégarde, ils n'aillent ravager le potager ; elle achète à des voisins ceux qu'elle consomme.
Le mais est employé surtout pour la nourriture du pore et de la volaille ; cependant, le jour où le porc est saerifié, dans le chaudron où[327]ont été préparés le salé et le confit, aussitôt les morceaux retirés, on verse, à mi-hauteur, de la farine de mais qui s'y agrémente des restants de matières graisseuses, et est transformée ensuite, sous le nom de millas, en épaisses et savoureuses tranches, qu'on mange d'abord tiêdes, puis s'il en reste, froides, en les sucrant un peu.
On n'achète pas de fruits, on se borne à consommer les produits des arbres du jardin ; parfois même on en vend.
Les pêches de choix se vendent de 45 à 50 at 70f les 100 kilos. Le kilo contient à peu pres dix unités.
Le melon-ananas rond, de 15 a 18 centimètres de diamètre, uni, à la chair orangée, légèrement musquée, de graine anglaise déclimatée des environs de Paris, se vend sur place de 0f 10 a 0f 15, prix minimum du détail ; c'est par caisses de cent, ou par paniers de mille qu'ils sont envoyés à Paris, pour le prix, au départ de Montauban, de 0f 05 pièce. C'est surtout sur les coteaux qui bordent la rive droite de l'Aveyron, à Ardus et à Cos, qu'ils réussissent bien.
Dans le jardin de B., se trouve près de la maison, au-dessous de la niche à pigeons, un câprier grimpant qui, avant ses larges fleurs étoilées, donne des boutons que l'on confit au vinaigre pour quelques rares assaisonnements.
§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.
La maison, couverte en tuiles-canal et construite en briques, est tournée au levant, et se compose de deux parties d'inégales proportions. Le corps de logis principal : rez-de-chaussée et grenier, un petit pavillon contigu a droite, et un mur à gauche, forment entre eux un retrait de deux mètres appelé le oailet. Cet espace, en façon de vestibule couvert par une galerie et où l'on trouve pêle-mêle, avec les ustensiles de jardinage, des produits du jardin, une table et des chaises, abrite la famille pendant les surprises du mauvais temps ou les ardeurs du soleil ou encore pour certains petits labeurs et pour les repas en été.
Trois portes s'ouvrent sur le « bailet », deux en face pour deux chambres et une à gauche, sur une petite pièce en retour à l'usage de resserre, vis-à-vis de celle-ci, à droite, lui faisant pendant, est une grande armoire, adossée au mur qui couvre le « bailet » au nord. De cet espace,[328]la famille a vue en plein sur toutes les portions de sa culture, un peu plus large que la facade de la maison, et au delà, aux trois orientations, nord, est, sud, sur les cultures environnantes et les habitations éparses en tous sens. Une chambrette pour les pigeons est ménagée au-dessus du petit corps de logis de gauche.
La façade du couchant est longée par la route, au delà d'une haie presque contiguè au mur de la maison. La maison n'a qu'une ouverture sur cette façade.
C'est sur l'autre bord de cette route que se trouve le bien (culture) que B. s'occupe aussi de faire valoir dans les conditions susénoncées (§ 8) et détaillées cy-après (§ 16, K).
Les privés, construits en plnches avec couverture en tuiles, sont en dehors de l'habitution et distants d'une douzaine de mètre.
Derrière la maison sont : l'écurie pour le cheval, l'étable, le chai, des resserres ; on y communique de l'intérieur par la chambre des vieux, et du dehors par une porte charretière donnant sur le passage d'entrée de la propriété ; une fenêtre s'ouvre aussi sur ce chemin éclairant la chambre des « parents » qui sert en même temps de cuisine commune.
La cheminée y est garnie à l'intérieur, de chaque côté du foyer, d'un petit édicule en maçonnerie, élevé à 1m25 du sol, qu'on appelle fourneau potager, et où peuvent mijoter deux plats en même temps, tandis que le centre est aménagé pour la cuisson des aliments.
C'est dans cette cheminée qu'est la grande salière en bois, à deux compartiments, qui fut donnée à B., lors de son mariage, par la tante qui l'a élevé.
Une allée centrale, bordée de deux rangs de vignes, ombragée de quelques arbres fruitiers et terminée par deux mûriers dont les fruits et la feuille se vendent au marché (§ 19), divise, en deux parties égales, toute la longueur du potager ; deux autres rangs de vignes forment ses limites, aux deux côtés du terrain, par deux sentiers parallèles à l'aullée centrale, et qui sont destinés à faciliter le travail de plantation, darrachage et d'arrosage ; le terrain se trouve divisé en quatre longues bandes, subdivisées en compartiments carrés ou oblongs, où sont semées et cultivées les diverses espèces de plants. Une noria (« puits rodier »), dont l'établissement, en 1881, a coûté de 200 à 300f, occupe à une petite distance de la maison un de ces compartiments. Avant 1881, il y avait trois puits à bascule sur le terrain ; il en reste encore un qu'on utilise malgré la construction de la noria.
Le bassin de la noria (briques et ciment) se remplit en une demi[329]heure ; il contient 2,280 litres d'eau en une nappe liquide de 40 à 50 centimètres de profondeur.
Chaque godet enlêve au puits de 4 à 5 litres d'eau à chaque montée.
Meubles. : anciens dans la chambre des « vieux », plus récents, mais aussi modestes dans la chambre du gendre et de la fille............ 667f 50
1° Mobilier des chambres à coucher : 3 bois de lit en noyer, 69f 00; — 2 paillasses garnies de mai, 20f 00 ; — 2 couchettes fourrées de petit duvet d'oies et de poules, 36f 00 ; — 1 matelas de laine, 30f 00 ; — 1 édredon en plumes de volailles, 12f 00 ; — 2 couvertures de laine, 36f 00 ; — 3 couvertures de coton, 21f 00; — 1 couvre-lit, 8f 00; — 2 traversins de plumes de poulets, 10f 00; — 3 oreillers de plumes de poulets, 18f 00; — A armoire haute (limand) en noyer, 65f 00; — 2 horloges à gaine en noyer, 110f 00 ; — 1 table-miroir, 10f 00; — 1 glace, 11f 00; — 1 commode à tiroirs, 35f 00; — 1 table de nuit, 7f 00; — 2 chaises en paille et noyer, 6f 00; — 1 service à café en porcelaine dorée, 6f 00 ; — rideaux d'un lit et de 2 fenêtres, 25f 50 ; — 2 bénitiers en faïence, vases divers, etc., 1f 00. — Total, 539f 50.
2° Mobilier du « bailet » et de la cuisine : 1 table pliante ronde, 8f 00 ; — 1 « souquet » (ou tronc de chêne), 6f 00 ; — 8 chaises en bois blanc à fond de paille, 24f 00, — 1 chaise haute pour enfant, 5f 00; — 1 bercelonnette en fer, à rideaux de coton, 19f 00; — 1 table carrée, 11f 00 ; — 1 grande armoire-buffet, 15f 00 ; 1 vaisselier, 13f 00; — 1 échelle en bois blanc, raccommodée, 4f 00; — 1 chauff-lit en cuivre (bassinoire), 23f 00. — Total, 128f 00.
Ustensiles peu nombreux mais fréquemment renouvelés............ 51f 95
1° Employés pour la préparation des aliments et les repas : 8 assiettes vernissées en terre cuite, 0f 80; — 10 assiettes en faïence, 2f 50; — 2 soupières en faïence, 1f 50 ; — 3 saladiers, 1f 50; — 6 verres, 0f 90 ; — 2 paniers à salade en fil de fer, 4f 00; — 4 paniers en osier, 1f 00; — 5 paniers en roseaux, 1f75 ; — 3 balais en sorgho (engraniéros), 1f 75 ; — casseroles et poêles en terre, 3f00; — casseroles et poêles en fer, 7f 00; — 12 couteaux de cuisine ; grandes et petites cuillers ; fourchettes, etc., 18f 00. — Total, 43f 70
2° Employés pour l'éclairage : 2 lampes à pétrole, 3f 50; — 4 chandeliers en cuivre, 4f 00 ; — 1 « calel » (lampe à 5 becs) en laiton, à suspendre dans la cheminée, 0f 75. — Total, 8f25.
Linge de ménage ancien, mais entretenu avec soin............ 119f 00
7 paires de draps de lit, en toile de fil, 105f 00; — 12 serviettes en toile de fil, 8f 00 ; — 15 essuie-mains en toile de coton, 6f 00. — Total, 119f 00.
BIJOUX............ 166f 50
2 montres en argent, 32f 00; — 1 montre de femme en or, 35f 00; — 2 bagues en or, 36f 00; — 1 bague en argent, 2f 50 ; — 4 paires de boucles d'oreilles en or (anneaux et pendeloques), 16f 00 ; — 1 broche en plaqué or, 5f 00 ; — 1 chaîne de cou en or fin, 40f 00. — Total, 166f 50.
VÊTEMENTS ; peu nombreux, mais souvent renouvelés par achat ou réfection de ceux qui ont vieilli............ 894f 10
VÊTEMENTS DU CHEF DE FAMILLE (217f 10).
Vêtements du dimanche : 1 veste de drap noir besto roundo), 33f 00: — 1 veste[330]de drap gris-brun, 25f 00 ; — 1 pantalon gris foncé, en laine, 12f 00; — 1 pantalon de velours côtete, 8f 00 ; — 1 gilet de coton à fleurs, 4f 00. — Total, 82f 00.
Vêtements de travail : 2 vestes anciennes en drap, 15f 00; — 3 blouses en cotonnade, 9f 00 ; — 1 blouse grise, en fil écru (biaondo), 4f 00 ; — 2 gilets de laine, 7f 00 ; — 7 gilets de coton, 17f 50 ; — 6 chemises en coton, 15f 00 ; — 1 pantalon en coton, 2f 00; — 1 pantalon en fil, 2f 50 ; — 1 chapeau de paille, 0f 75 ; — 1 béret bleu, 1f 10 ; — 1 chapeau mou de feutre noir, 2f 25 ; — 1 caequette à visiere de cuir (béretto), 3f 00 ; — 5 bonnets de coton, 2f 50; — bretelles, 1f00 : — 2 paires de bas de laine, 5f 00 ; — 6 paires de bas de coton, 6f 00; — 2 paires de souliers, 14f 00; — 1 paire de sabots, 1f 25 ; — 1 ceinture en coton, 1 75 ; — 1 veste de toile, 3f 00 ; — 2 tabliers de jardinier à poches en toile bleue, 5f 00; — 1 cravate noire en coton, 1f 50 ; — mouchoirs et cravates de couleur, 2 douzaines, 15f00. — Total, 135f 10.
VÊTEMENTS DU GENDRE (182f 30).
Vêtements du dimanche : 1 complet de laine, brun, 62f 00; — 1 pantalon noir, 18f 00 ; — 1 gilet gris, 3f 75; — 1 chapeau de feutre mou gris, 14f 00 ; — 1 chapeau de paille, 1f 25 ; — 2 cravates de couleur, forme marin, 1f 80 ; — souliers, 8f 50. — Total, 109f 30.
Vêtements de travail : 3 vestes anciennes en drap, 18f 00 ; — 3 blouses en coton, 6f 00 ; — 2 blouses en fil, 5f 00 ; — 2 pantalons en fil, 7f 00 ; — 1 pantalon en laine, vieux, 1f 00 ; — béret et espadrilles, 2f 00 ; — sabots, 1f 00; — bas, mouchoirs, tabliers, cravates de travail, 15f 00 ; — 6 chemises en coton, 15f 00. — Total, 73f 00.
VÊTEMENTS DE LA MÈRE (188f 25).
2 robes, 27f 00 ; — 4 caracos en indienne, 6f 00 ; — 3 camisoles en coton, 3f 00; — 2 jupes en laine, 11f 00; — 3 jupes en coton faites d'anciennes robes, 9f 00; — 15 chemises d'usage courant, en f1l, 50f 00 ; — 6 chemises en coton, 9f 00; — 2 tabliers de dimanche, 6f 00 ; — 6 tabliers de ménage, 7f 50 ; — 2 paires de has de laine, 3f 50 ; — 6 paires de bas de coton, 8f 00 ; — 2 mouchoirs de cou en soie, 7f 00 ; — 6 mouchoirs de cou en coton, 6f 00; — 5 mouchoirs de tête en coton, 3f 75 ; — 2 bonnets de tulle, 7f 00 ; — 2 chapeaux de paille, un blanc et un noir, 5f 00 ; — 2 paires de souliers, 15f 00 ; — 3 paires de savates, 3f 00 ; — 2 paires de sabots, 1f 50. — Total, 188f 25.
VÊTEMENTS DE LA FILLE (198f 75).
L'équivalent en nombre et en espèces des vêtements de la mère, mais plus neufs, evalués 198f 75.
VÊTEMENTS DES ENFANTS (107f 70).
1 costume de velours de coton, bleu, 22f 00 ; — 1 blouse de toile, 1f 75 ; — 1 blouse de lainage, 3f 00; — 1 ceinture de cuir, 0f 55 ; — 1 pantalon (culotte) de laine, 5f 00 ; — 2 pantalons (culottes) de coton, 3f 50 ; — 2 paires de bas de laine, 3f 00 ; — 3 paires de bas de coton, 3f 00 ; — 4 chemises, 5f 00; — bottines, 8f 00 ; — souliers en toile écrue, 2f 50; — 1 cache-nez en laine tricotée, 2f 00 ; — 6 chemises, 9f 00 ; — 2 foulards, 3f 00 ; — 6 mouchoirs, 2f 50.
Layette formée surtout de linge ancien, 28f 00; — 1 capeline en tricot fin de Barèges, 5f 90. — Total, 107f 70.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 1,899f 05
§ 11. Récréations.
[331] C'est dans ses occupations ordinaires que la famille B. cherche ses plus grandes satisfactions ; travail de culture, puis pendant la soirée préparation des produits, nettoyage. paquetage, avec le dialogue incessant de tous les membres de la famille entre eux, coupé de temps à autre par une chanson de la jeune mère. Les jeux de Fernand et surtout les plaisanteries inépuisables du chef de famille et le sourire d'Antoinette égaient cette vie réglée mais non sévère.
Pendant ces travaux, les pigeons qu'on a reclus la veille dans leur chambrette, d'un coup de corde au pont-levis sur lequel ils vont et viennent dès le petit jour, volettent autour du jardin ; les volailles piaillent, dans la volière qui est devant le « bailet, en attendant qu'on les remise, au crépuscule du soir, dans leur gite nocturne, près de l'écurie, ou que, comme cette année, ils servent d'éléments à la ripaille » dans laquelle ont été fetés l'arrivée et le baptême de la nouveau-née.
Le dimanche, tout le monde monte en ville : on va entendre la messe de midi, la « messe des paresseux n, comme l'appelle Jean ., qui sait, sur tout, le mot pour rire ; et puis, pendant que les femmes vont revoir leurs parents ou leurs amis, les hommes cherchent quelques-unes de leurs connaissances et se rendent ordinairement au caufé ; la demi-tasse dégustée, on joue une ou deux bouteilles de bière, selon le nombre des participants, le gendre fume son cigare et vers trois heures en hiver et cinq heures en été, on rentre à Gasseras pour souper et préparer le marché du lendemain. En retournant, on achète un journal.
Le grand marché mensuel est une occasion utile de revoir les parents plus éloignés de Montauban, et de nouer quelques affaires de vente en « raillant n, c'est-à-dire en riant, selon le sens ancien que ce mot a conservé dans le v Quercy, et en trinquant aussi, mais toujours modérement ; c'est le père de famille qui vient en ville ce jour-là.
Tantôt l'un, tantôt l'autre rend visite au second gendre qui habite de l'autre côté de Montauban, au amier, d'ordinaire on y prend un repas: cela a lieu deux ou trois fois par an, et cette visite et ces repas sont rendus également deux ou trois fois chaque année.
Le 19 mars est jour férié pour la famille : F'ernand a été « voué à[332]saint Joseph, » et en mémoire de cette consécration, il y a extra chaque année à la date de cet anniversaire. La petite fête a lieu tout à fait en famille ; on y invite toutefois la s journalière . qui, d'ordinaire, va prendre ses repas dans sa maison, et aussi, pour le dessert, le propriétaire voisin qui s'y rend avec « Madame quand il le peut.
Gusseras a sa fête votive, et c'est à cette occasion que les enfants n du Ramier viennent visiter « les vieux » au Béraut.
Aucun deuil n'est venu, depuis plusieurs années, se mêler à ces modestes joies, et voiler des habitudes cordiales qui présentent cette bonne famille comme en continuelle récréation, aussi bien aux heures de travail que dans les moments de ses innocents plaisirs.
La bonne santé qui accompagne une vie si bien ordonnee n'en est pas un des moins précieux résultats.
Histoire de la famille
§ 12. Phases principales de l'existence.
Le chef de la maison est issu d'une famille originaire de Caussade. Il est né à Albias, d'où, ouvrier cultivateur à la journée, il venait travailler chez le précédent propriétaire, dont il est devenu le gendre, il y a trente-trois ans ; en se mariant, il désintéressa de sae part d'héritage la sœur de sa femme, au moyen d'une soulte. Il a payé assez récemment, il y a huit ans, le reliquat de cette soulte. Il a une réserve de 700f à la caisse d'épargne. Il a fait reconstruire en partie et augmenter la maison qu'il habite.
Son gendre est venu chez lui, d'abord dans des conditions analogues.
La deuxième fille de B. st mariée au amier avec un colon partiaire étaubli sur une grande propriété.
La mêre a été couturière, la fille aussi jusqu'en 1895, époque de son mariage et de l'association effective de son mari à l'exploitation en commun du jrdin.
C'et le gendre qui, ayant apris le jardinage, comme ouvrier journalier à Bressols, a aidé le chef de maison a transformer les habitudes[333]professionnelles de la famille, et à cultiver en terrain maraicher la vigne qui occupait d'abord la petite propriété ; jusque-là, Jean travaillait aussi comme journalier pour divers propriétaires et en particulier pour le père des voisins dont il cultivait déjà en partie les terres.
C'est il y a trois ans, qu'il a acheté les trente-trois ares de vigne qu'il possède dans un autre quartier de Gasseras.
Pour un orphelin il a su heureusement se faire une place enviable au soleil, et comme nous l'avons dit plus haut, il espère bien ne pas s'en tenir à son rang actuel et augmenter encore son état de prospérité.
§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille
Si l'harmonie continue à régner comme aujourd'hui, entre les membres de la famille B. ; si, avec la santé, elle conserve le goût du travail, non seulement elle assurera la durée de son humble bien-etre, mais elle préparera à ses descendants un avenir moins précaire que ne le furent ses si modestes débuts (§ 23).
L'avenir de la nation même est dans cette préparation lente de la prospérité des s petites gens ; ainsi le pensait, sans aucun doute, l'auteur de la cienaa nuova, Vico, lorsqu'il écrivait ces lignes que Le Play a faites siennes :
La grande idée de la science economiqne fut réaulisée dès l'origine, savoir : qu'il faut que les pères, par leur travail et leur industrie, laissent à leurs fils un patrimoine où ils trouvent une subsistance facile, commode et sûre, quand même ils n'auraient plus aucun rapport avec les étraners ; quand même toutes les ressources de l'état social viendraient à leur manquer ; quand même il n'y aurait plus de cités : de sorte qu'en supposant les dernières caulamités les familles suosistent comme origine de nouvelles nations22.
Que le succès de notre famille, sur une si étroite parcelle de territoire, ne nous fasse pourtant pas illusion. Une culture très intensive peut seule tirer quelque profit appréciable d'aussi petites propriétés : ici seu[334]lement, le climat et la nature du sol favorisent un tel travail ; mais comment la division extrême des héritages pourrait-elle permettre de trouver un si notable avantage dans des terres moins bien douées ; et ii même n'a-t-il pas fallu, à ne considérer que l'une des industries de notre travailleur, que la combinaison des deux intérêts étroitement unis, celui d'un propriétaire ami, et celui d'un cultivateur sage, aient rencontré dans les curactères des deux associés les conditions les plus heureuses23, pour une fertilisation constante du sol : l'amour, la fierté de son métier, l'accord persévérant de tous les coopérateurs.
Si le partage forcé devait nécessairement avoir pour résultat partout une pareille intensité de travail, quelques-uns de ses effets moraux (immoraux veux-je dire) seraient peut-être moins regrettables, car il y aurait, en quelque mesure, compensation, la vertu du travail étant une grande vertu et, selon l'mitation, un excellent purgatoire n ; mais un tel labeur ne peut obtenir les féconds résultats que nous venons de noter, en tout climat et par toute race. Que donnerait. par exemple, un demi-hectare de terre, en Normandie, Bretagne, Haute-Auvergne, Hautes-Alpes ou Velay. La loi devrait donc varier avec les régions, et mieux encore : je veux dire que la loi devrait logiquement être la liberté testamentaire partout.
Aux yeux d'Arthur Moung, que nous avons déjà cité, « La petite propriété, pour peu qu'elle soit répandue, ne peut que laisser un déficit ».... Ces critiques se sont trouvées trop justifiées ultérieurement, dans les cus d'extrême morcellement, quoique, en parcourant la contrée dont nous nous occupons, disait H. Baudrillart, nous ayons pu voir, combien de fois aussi ce sol subdivisé a favorisé la culture potagère, et créé au profit du petit propriétaire une source de revenus. » Mais à quelles conditions : « La perte (en population) des campagnes.... ne cesse de se traduire par des chiffres importants de période en période. Le Gers, le Tarn-etGaronne (§ 1), les Hautes-Pyrénées suivent un mouvement analogue »24.
Or, ceci est un des résultats de la multiple et successive dissociation des héritages. On pense bien pouvoir remédier à ces grands malheurs, par l'association, et il est grand temps de s'y résoudre ; mais la loi qui régit les succession n'en a pas moins dissous la société naturelle des membres du même sang, pour arriver a rendre nécessaire l'association factice d'étrangers ; elle n'en aura pas moins produit, en attendant la[335]diminution du revenu foncier, la dépepultion de canpges et la guerre des classes.
Toue les propriétaires ruraux. mes amis, que j'ai interrogés sur leurs rapports avec les cultivateurs qu'ils enploien. m'ont dt l n ênme mot : ils sont dev enus no enemis n.
On vient de voir que par une luab le exceptien ce n'et pas vee de tels sentimeit que 'la 1am lle que iou ve. ons d'étuder dimge -e vie et peuse a l'aveiv ; usi, qu'on ne prle pas de sociahnme ou de collecivisme au pére B. : Nous avons par lè, fut-il, en designnt l'écurie, quelque nches de fourches qui ne servent que de temps en temps, on les emploierait ien le jour où quelqu'un viendrait nous demander de partager notre bien n. Lui qui a fait un si grand et si persévérant efort pour acquérir, pour conserver sa maison, par quels quolibets au moine ne saurait-il pas accueillir des propositions comme celle qui a été émise dernièrement par le Conseil provincial de Liége, recommandant de ne pas encourager l'ouvrier à désirer la propriété25.
ÉLÉMENTS DIVERS SUR LA CONSTITUTION SOCIALE.
FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE:
PARTICULARITÉS REMARQUABLES ;
APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES ; CONCLUSIONS.
§ 17. SUR LA CONSTIIUTION MUNICIPALE DE MONTAUBAN AU MOYEN AGE
[351] Un exposé de le constitution municipale de Montauban, aux temps passés, peut sembler, au premier abord, une recherche étrangère à l'objet propre de cette étude, — un ouvrier des champs en 1902 ; — voici nos raisons de penser autrement : Gasseras faisait partie autrefois comme aujourd'hui et se trouvait dans les limites de la juridiction, l'honor, — comme on disait noblement, — de Montauban ; or, c'est la constitution mênme de la commune montalbanaise, sa charte et ses coutumes, qui, ayant favorisé l'existence des ascendaunts de notre chef de famille, protégé leurs œuvres, ont permis leur prolongement jusqu'à nous, à travers les misères de l'invasion anglaise, de la guerre des Albigeois et des sanglantes querelles religieuses des XVIe et XVIIe siècles, et c'est à l'esprit de cette constitution qu'elle a dû les traditions d'indépendance dans le travail, de dignité dans un labeur sans défaillance et d'émulation sans envie que nous avons constatées.
Par l'étude de ces anciennes constitutions municipales, nous sommes excités, en outre, à rendre hommage à la belle vaillance de ces ancêtres qui surent obtenir les privilèges et franchises qu'elles consacrent et les conserver par leurs vertus sociales ; et puisque, comme on l'a bien dit, il est vrai que c'est la liberté qui est ancienne en France et le despotisme qui y est nouveau, nous pourrons préparer à nos descendants, par ces études, des modèles qu'ils aimeront à suivre pour réaliser cette décentralisation administrative, gràce à laquelle seulement la France pourra se sentir respirer et penser librement, et agir à nouveau selon son génie national, fait autant de fierté que de bonne volonté.
[352] Sans discuter icei la question de savoir si les communes méridionales du moyen âge furent ou non la continuation ou la résurrection des municipes gallo romains, nous dirons qu'elles étaient presque partout le résultat d'un contrat et d'une concession, tandis que les municipes furent probablement toujours institués par des constitutions imposées. S'organiser en commune, c'était un privilège qui répondait à des besoins locaux ou sociaux26, et l'obtention d'une charte n'était pas sans quelque analogie — qu'il ne faut pas forcer cependant — avec l'autorisation de se constituer, accordée aux syndicats modernes.
La cause de la fugue des mannants de Montauriol, qui fut l'origine de la fondation de Montauban, parait bien avoir été le refus opposé par leur seigneur, l'abbé de Saint-héodard, de leur concéder le droit de corporation » ou commune.
Les moines de Saint-Benoit qui les avaient en seigneurie depuis cinq siècles les avaient peu à peu amenés à un degré de bien-être matériel27et intellectuel qui les porta fatalement à souhaiter devenir, de manants qu'ils étaient, habitànts libres et bourgeois de ville ; habilement sollicités sans doute par les comtes de Toulouse, qui aimaient à chasser en ces pittoresques vallons, ils cédèrent facilement à l'invite de ces hauts seigneurs qui, en même temps que comtes de Toulouse, étaient ducs de Narbonne et marquis de Provence ». Une conjuration eut lieu, et les paysans de Montauriol quittèrent les terres de l'abbaye et se réfugièrent, en 1444, à petite distance vers l'ouest, dans les murs de la bourgade nouvelle, bien protégée panr trois forts et qui allait s'appeler Mont-Auban : le mont des Aubains.
Elle est un peu surannée, en effet, l'interprétation qui fait du nom originaire de la ville le s mont du Saule28; une autre explication, aussi ingénieuse que bien appuyée de science, en a été donnée, et c'est à celle-là que nous nous rangeons : Montauban, hati d'abord dans un site inhabité, se peupla premièrement des fugitifs de Montauuriol, et peu à peu d'autres étrangers (Aubains), appelés du voisinage ou de plus loin, — vraiment comme avait fait Rome elle-même, — et c'était par de[353]tels essaimages, et ces sortes de déplacements plus ou moins proches, que se réalisa la colonisation intérieure de la Gaule : les soixante chartes concédées dans ce qui fut plus tard le Tarn-et-6aronne, par les seigneurs proprietaires de terres, proclament toutes les avantages qu'elles promettent à ceux qui consentiront à se fixer dans les lieux isolés dont elles ont pour objet et intention de faire des pays habités.
Quoi qu'il en soit, voici dans ses éléments essentiels et sans développement la constitution de la nouvelle bourgade qui allait s'élargir peu à peu en Cité29municipale, puis en Bonne ville30.
Sauf les droits seigneuriaux génèraux comme propriétaire du sol concédé aux habitants autour du château du comte, celui-ci ne s'était réservé aucun drot particulier31. Dès 1144, le comte Raymond avait renoncé pour lui et pour ses successeurs même au droit d' alberge ou d'hébergement dans Montauban.
La ville était franche de tout impôt à son égard et le comte Raymond dut avouer, en 1200, qu'il avait fait maltôte en exigeant certain impôt sur le vin et sur le blé ; en 1221, il reconnaissauit qu'il ne lui était dû ni queste ni don pour aucun usage, vingt ans après, il déclarait que, sans le consentement des habitants, il ne pouvait lever aucune taille ni faire aucun emprunt ; il reconnut le même privilège dans son testament.
Les rois de France, successeurs des comtes de Toulouse, proclamèrent ce droit jusqu'à ce que Charles VI, en 1444, eût rendu la taille annuelle et perpétuelle : ainsi, Charles V, dans ses lettres de 1369, blàme surtout le prince de Galles, dont les troupes occupaient une partie de la Guyenne, de ce qu'il a agi contre le droit, contre les franchises et les libertés anciennes de sa bonne ville en voulant imposer des tailles sans le consentement des habitants, et mettre ainsi le pays en perpétuelle servitudeˉ,; et Charles VI, en réponse à une supplique, énonce, en 140, que « selon droit escrit duquel on use audit pays et aussi par la génerale coutume d'iceulx lesdits plaignants ne doivent, par raison, estre contraints à payer aucunes tailles, aides et autres charges imposées pour[354]quelque cause que ce soit, sinon que premièrement ils soient appelés et que les gens des trois Etats du Quercy consentent à ce. »
Enfin, les Montalbanais avaient obtenu du pouvoir royal, en 1370, le privilège de transporter leurs propres et personnelles marchandises dans toute la France, s quittes, exempts et immunes de payer aucun droit de péage, leude et gabelle.
Ainsi que le relataient les lettres patentes de Charles VI, ei-dessus rappelées, les Montalbanais, en même temps que le droit écrit, avaient aussi des coutumes32, législation qu'ils s'étaient donnée en dehors de leur charte au moyen du consulat.
Ce consulat, autour duquel va évoluer toute la vie municipale de Montauban, avait été, dans le principe, assez rudimentaire, s'il n'avait consisté qu'en les « six prud'hommes, habitants dudit lieu avec lesquels le seigneur comte conférera quand le pont sera construit, sur les droits qu'il sera convenable d'imposer. A peine cinquante ans après, le consulat, sous le nom de Capitoulat, est cité comme en plein exercice, et le viguier, représentant l'autorité du comte, semble lui être subordonné : dans le cas d'un crime, le viguier devra le présenter devant le Capitol. Des 1194, Montauban avait dix33caupitouls, élus par les prud'hommes de la ville, d'accord avec toute la communauté, lesquels capitouls, après avoir reçu le serment des habitants, — sanction de leur élection, — qu'ils en obtiendraient bon conseil, assistance et obéissance, et juré euxmêmes de respecter les droits du comte de Toulouse, les franchises et coutumes de la ville, devaient rester un an en charge, investis du droit de connaître des réclamations faites aux habitants par le viguier du comte de Toulouse et le bailly de l'abbaye de Saint-Théodard, ensemble ou séparément ; — d'établir des peines contre les hommes, les femmes et les bestiaux surpris en contravention aux règlements de police ; — de se saisir des plaintes pour cause d'injures et de faire immédiatement justice à ceux qui les auraient reçues ; — de faire bans, criées publiques et établissements au profit de la ville ; — de juger les causes que le viguier voudra leur renvoyer ; — toutes les causes criminelles, quand bien même le viguier s'en trouverait déjà saisi ; — de prendre part au jugemeut des causes de moindre importance conjointement avec le viguier ;[355] — enfin, au bout de l'an, d'élire leurs successeurs en présence du peuple. D'après un acte de 1250, cette année d'exercice devait durer d'une Pâque à l'autre ; les consuls sortants ne pouvaient choisir que des prud'hommes n'ayant pas exercé le consulat depuis trois ans34, et à l'exclusion de tous leurs parents ou alliés. Ils devaient en outre jurer qu'ils ne choisiraient comme consul a nul qui ne fût vraiment habitant ayant foyer et demeure continuels dans la cité depuis cinq ans et promettant de continuer à y vivre pendant toute la durée de son consulat. »
Le peuple avait le droit de diminuer le nombre des consuls s'il le jugeait utile, et le droit plus important d'entrer pour moitié dans le consulat : sur dix caupitouls35il y avait gadnque burgenses et quenque opulares, un autre acte, qui parait être aussi du x siècle, contient cette disposition remarquable, que nul ne puisse être élu consul populaire s'il n'est pas totalement et continuement ouvrier manouvrier. Le même acte établit, en outre, que les consuls contribueront à toutes les tailles comme les autres habitants, et aussi qu'ils devront élire, avec la participation des autres prud'hommes de la ville, cinq prud'hommes, un par consulat ou gàche (quartier), chargés de recevoir les revenus de la commune, de solder les dépenses et de rendre compte aux nouveaux consuls des sommes perçues et employées pardeurs prédécesseurs. « On souffrait autrefois, dit l'historien Le Bret, que les enfants courant après les consuls quand ils allaient faire le serment — précédés de leurs sergents à verges armoriées et revêtus eux-mêmes de leurs chaperons, mipartis rouges et noirs — et qu'ils en revenaient, leur dissent les injures les plus atroces pour, disaient les bonnes gens, reprocher aux anciens leur mauvaise administration et faire appréhender aux nouveaux les mêmes reproches36.
Il est nécessaire d'ajoulter que les consuls ne recevaient point d'honoraires, si ce n'est le portrait qu'on leur donnait pour l'année de leurs fonctions, ainsi que le chaperon consulaire, et dont ils avaient d'ailleurs[356]à compenser en quelque sorte la valeur par le don, qu'ils devaient fauire à l'arsenal, d'une arbalète avec son carquois garni.
Dês la réunion du comté de Toulouse à la couronne de France, les consuls de Montauban obtinrent de leur nouveanu seigneur confirmation des privilèges et coutumes de la Commune. Philippe le Bel, en renouvelant après Philippe le Hardi cette confirmation générale, y ajouta l'attribution aux consuls de la justice criminelle, que leur disputaient toujours les juges royaux. Philippe VI concéda aux consuls la justice civile jusqu'à dix livres ; en 1370, Charles N agrandit ce privilêge jusqu'à autoriser les consuls à connauiltre de toutes les sommes indéfiniment.
Complétons ce tableau d'ensemble de la constitution municipale de Montauban en rappelant qu'un ceonseil politique de vingt-quatre membres fut adjoint au consulat en vertu d'un acte de 1493, dont les termes vont résumer exactement tout ce qui précède, en nous faisant assister en quelque sorte à la pratique d'une élection consulaire :
« Doresnavant, à chaque nomination et eslection des nouveaux consul de Montauban, chascun des vieux consulz de l'année précédante sera tenu d'avoir et mener avecques luy quatre notables hommes de sa gasche et consulat, pour, comme conseillers, estre presans et oppinans avec iceux vieux consulz, à la dicte nomination et élection des nouveaux consul, desquels qui ont accoutumé estre et sont six en nombre, les trois seront des bourgeois de ladicte ville de Montauban, au nombre desquels seront comprins les nobles, clercs et marchans d'icelle ; et les trois autres, des populaires, au nombre desquels seront comprins les méchaniques habitans de ladicte ville ; desquels trois populaires l'un sera tousjours des forestains populaires demeurans dans lesdicts honneur (jurisdiction) et consulat et hors ladicte ville de Montauban, laboureur, homme de bien et honneste ; lequel consul, pendant l'année de son consulat, sera tenu de demeurer, habiter et faire continuellement résidance dedans ladicte ville, comme ung des autres consuls habitans d'icelle, et soi porter honunestement. Et quand viendra à la fin de ladicte année de son consulat, aura avecques luy quatre laboureurs, gens de bien d'iceulx populaires, demeurans hors de ladicte ville, pour être nommés comme dessus est dict, conseillers à la nomination et élection des nouveaux consulz de l'année ensuyvant. Tous lesquels vieux consulz, avec leurs conseillers, qui seront en nombre trente, seront tenus, avant qu'ils procèdent à ladicte nomination et élection, jurer solennellement de bien et loyamment nommer et eslire.... Et en ce faisant, conclure à la plus grande oppinion deslicts oppinants et esliaans.... Prononcé à [357] Toulouse, en parlement37, le huictième jour de may, l'an 1493. » (Livre jaune, A, f 61.)
Telle fut la large et sage constitution dont jouirent les Montalbanais jusqu'à l'heure où la centralisation administrative vint, au xvne siècle, jeoter en France sur la statue de la liberté un voile qui n'a pas cessé de s'épaissir depuis.
De là lecture d'un acte38daté de 1254, et dont les annotateurs de 1PHistoire de Montauban par Le Bret donnent l'analyse et le texte, on peut inférer quel fut l'esprit du consulat et quels principes il tendit à faire pratiquer.
Il se présente à nous comme un conseil de prud'hommes, — le latin dit : d'ommes prooes, proborum hominum, — composé de manière que la prépondérance y appartienne à la classe la plus nombreuse de la société ; il prononce sur les besoins de la communauté, répartit les sommee dont la nécessité est reconnue, et se charge d'en faire lui-même la perception.
Tout ce qui est indispensable à chaque famille, pour les usages de chaque jour, est exempt d'impôt : sa maison d'abord, ses vêtements, ses meubles usuels, son blé, son vin et son jardinage (l'ortaleza), autant qu'il en faut pour toute l'année. Tout le reste contribue aux charges publiques : les biens-fonds en première ligne, mais aussi les rentes, les revenus, tous les objets qui ne sont pas de première nécessité ; une seule exception est admise, les livres de droit qu'on etudie pour le propfit de ˉla oille ne paient pas de taille (§ 18).
Les autres sources de recettes de la communauté — augmentées évidemment d'âge en âge — furent : le droit de boucherie, les tarifs de l'écorcherie ou abattoir, le droit de vente du vin, la location des tables qui servaient à la vente publique du pain et du poisson, le prélêvement sur le prix des meubles qui se vendaient publiquement à l'encan, les amendes prononcées par les consuls pour des infractions de diverse nature, la taxe de courtage, les rentes que payaient quelques particuliers pour des terrains que les consuls leur avaient inféodés ; enfin, le barrage percu aux portes de la ville sur les marchands étrangers qui s'y rendaient pour foires et marchés, et sur les marchandises qui passaient sur le Tarn.
[358] De bonne heure les Montalbanais, quoique aubains eux-mêmes, avaient mis des conditions sévères à l'almission des étrangers dans leur concitoyenneté.
En 1271, le seigneur de Bon-Repos, voisin de Montauban, n'y obtint le droit de cité qu'après avoir soumis tous ses biens à la juridiction des consuls — Une ordonnance de 1302 exigea que les étrangers qui voudraient jouir des privilèges de la ville y demeurassent pendant un an et un jour et qu'ils y possédassent une maison du prix de soixante sols au moins. Celui qui désirait obtenir le titre de bourgeois de Montauban devait présenter des certificats de bonnes vie et mœurs aux consuls qui se livraient à une espèce d'enquête sur sa conduite et sa fortune. Il subissait ensuite un interrogatoire devant le consul de police, qui prononcait, séance tenante. sur son admission ; puis il prêtait serment d'etre fidèle au roi et à la cité de Montauban, de leur procurer avantages et honneur de tout son pouvoir, d'obéir aux consuls dans tous leurs mandements, d'aider à conserver les coutumes, ordonnances, libertés et privilêes de ladite cité de tous ses pouvoirs et conseils ; enfin, de faire tous ses devoirs comme le doit tout habitant prud'homme et loyal. En 1525, dans une assemblée du conseil général, où assistèrent cent soixaunte et un membres, fut fait un règlement qui défendit, sous peine d'une amende de cent sols, de louer aucune maison de la ville ou des faubourgs à un étranger avant qu'il ait prêté le serment de fidélité. L'êre de l'hypocrite internationalisme n'était pas encore née.
La sévérité des consuls ne s'exerça pas seulement à l'égard des étrangers, mais aussi à l'égard des habitants, par des lois somptuaires qu'on trouvera peut-être bien austères, un si long temps avant l'introduction du protestantisme à Montauban, mais par lesquelles ses « autorités sociales » voulurent sans doute retarder de leur mieux l'intrusion du luxe dans leur honnête cité. D'où y étaient venues, dans la deuxième moitié du X siècle, les menaces de corruption ? De Toulouse vraisembDlablement ; de Toulouse, ville de plaisir et de civilisation avancée qui était tombée naguère jusqu'aux pratiques immorales de l'albigéisme.
Or, en présence et avec l'assentiment de deux cent trente habitants39, les consuls firent défense : à toute dame de Montauban de porter sur ses vêtements ni or, ni argent broché, ni soie, ni hermine, ni loutre, ni[359]perle ni autres pierres, ni chaîne d'argent, ni draps d'or ou de soie, ni broches, ni fermoir, mais seulement des boutons sur chaque robe ne dépassant pas le nombre de dix. Ils les autorisaient cependant à attacher à leurs manteaux une tresse de soie pure et des cordons de soie a leurs corsets. Toutes les femmes, dont les robes seront garnies autrement, ajoutauit l'ordonnance, devront les avoir débarrassées de leurs parures à la prochaine fête de Pentecôte. Tout homme qui aura laissé enfreindre, toute femme qui aura enfreint ce règlement, se verra puni d'une amende de mille tuiles (qui serviront à la construction du pont) par chaque fois et le vêtement sera confisqué. Tous les hommes de la ville, de quinze ans et au-dessus, jureront, quand les consuls le leur prescriront, de respecter ce règlement, et ce serment sera fait par les consuls eux-memes. En 1291, autre règlement qui limite la longueur des robes à a un palm outra terra et no plus, e que la rauba sia tota redonda, sio es a saber que sia tant longua devan coma derreira, a bona fe, exception faite pour les jongleresses et les filles de joie ; enfin, le même règlement impose des limites fort étroites aux festins donnés soit à l'occasion des relevailles, soit à l'occasion des a filhols ou repas de baptêne ; deux ans après, on restreiguit les cadeaux des parrains et des marraines, les invitations et depenses pour noces ou autres repas.
Qui sait, conclurons-nous après ces citations caractéristiques, qui sait si nos prud'hommes montabanais ne pensaient pas à parer, par ces mesures, à un autre danger que la corruption des mœeurs, qui dailleurs est la suite autant que la cause du luxe : je veux dire l'exode hors d'un payes s peu pécunieux de capitaux dont la sortie pourrait nuire à la prospérité publique qu'ils avaient le devoir de sauvegarder ?
§ 18. SUR L'INSTRUCTION PUBLIQUE DANS LA COMMUNE DE MONTAUBAN
Les habitants de Montauriol, site d'origine de la commune montalbanaise (§ 17), élevés à l'ombre des murs d'un couvent de l'ordre savant de Saint-Benoit, durent apporter avec eux le goût de l'étude dans la nouvelle ville lorsque, en 1144, celle-ci fut bàtie sur le bord du même plateau en bordure de la rive droite du Tarn. En outre, Alphonse Jourdain, son fondateur, était en même temps seigneur-comte de cette antique ville de[360]Toulouse, « l'Athènes du Midi, » où s'enseignaient magnifiquement le droit écrit, les lettres, la médecine40.
Les quarante à cinquante kilomètres en plaine qui séparent la capitale du Languedoc de sa filiale, sont si aisément franchis à pied, en deux étapes de vingt à vingt-cinq kilomètres41, que la distance, même aux époques anciennes, ne dut jamanis empêcher les bourgeois d'envoyer leurs enfaunts aux « Facultés de Toulouse, pour les études auxquelles les couvents de leur ville ne pourvoyaient pas42. Nous avons cite plus haut (§ 1), par suite de quel privilège spécial, consacré dans une ordonnance de 1254, les livres de droit qu'on étudie pour le profit de la ville ne payaient pas de taille à Montauban.
Après ces prémisses, on sera moins surpris de trouver établie à Montauban, dès 1476, une école où, par statuts de 1497, «les magisters devaient diligemment et bien enseigner graduellement la carta, les sept Psaumes, les Matines ; les parts reilhas, authors, les doctrines et grammaires, la logique, la philosophie, Tullyˉ, Virgili, Teranci, le Bocci43et autres poètes n ; vint ensuite la fondation sollicitée par les consuls44dès 1579, autorisée par enri III dès la fin du xv siécle (1598), d'un collège (université) à l'instar du Collège de France de Paris créé par Fran
Les leçons qu'on y donna attiraient des auditeurs de toutes les provinces voisines, et on en compta parfois jusqu'ù quinze cents, qui venaient y apprendre, dans des cours publics, la philosophie, les langues savantes, la jurisprudence, la médecine, la physique, etc.
[361] « Le jeune roi de France, qui chérissait particulièrement notre ville, fut le premier à doter le collège de 200 livres de rente. L'acte qui renferme cette donation semble écrit sous la dictée du bon Béarnais : Un des s plus assurés fondemens, dit-il, pour l'entretênement des estats et res«publiques bien policés, est l'instruction et nourriture des jeunes « hommes à l'étude des bonnes lettres, par lesquelles ils se rendent dignes et capables d'etre employés aux charges et fonctions publiques. Et lorsqu'ils peuvent acquérir cette louable habitude dans leur paye a natal et dans l'enceinte de leur ville, la commodité en est de tout plus s grande, puisque, avecque les sciences, ils sont élevés à la cognoissance « de ce qui est propre et nécessaire pour le bien de leur patrie. n
Quel est aujourd'hui l'état de l'instruction publique à Montauban Quelque épars que puissent y être les éléments qui formaient le programme de l'enseignement à l'Acaudémie fondée aux xv-xve siècles, nous pouvons les y retrouver tous aux diférents degrés de l'enseignement primaire, de l'enseignement secondaire et même de l'enseignement supérieur. En parcourant, en effet, le compte d'admiistration de l oitle de Montauban pour l'exercice de 'année 1902, — année où a été dresée la présente monographie, — on trouve énumérés les divers noyens d'instruction suivants : ce sont des traits trop intéressants pour la connaissance de la vie municipale d'un ehef-lieu moyen de département au commencement du xx° siècle, pour que nous les négligions iei : Faculté de théologie protestante45(frais d'entretien, 500f) ; grand séminaire et petit séminaire (non subventionnés) ; lycée de garçons (bourses, 3,000f) ; lycée de filles (49,000f) ; école normale primaire d'hommes (interdépartementale) ; 19 écoles primaires laniques avec 1,793 éleves (40,500f) ; de ces écoles, 8 sont en ville, 11 dans la banlieue, plus en banlieue aussi deux écoles congréganistes avec 84 élèves (§1). La municipalité pourvoit en outre à des cours publics et gratuits de dessin et d'art décoratif (2,100f), de musique (1,200f), de gymnastique (1,000f), de mathématiques (900f) et de langue espagnole (200f) Elle a créé des cours d'adultes (200f) ; elle subventionne : une école d'apprentis 300f), une université populaire (200f) ; elle fournit le trousseanu à des sourdismuets admis à l'école de Toulouse (200f. La commune de Montauban possède une bibliothêque municipale publique (3,800) et une bibliothèque populaire (500f), un musée de peinture et de sculpture, riche de plus d'un[362]millier de dessins d'Ingres (3,781f), un musée d'histoire naturelle (1,200f), un jardin des plantes et orangerie (900f), une saulle de spectacles (1,300f). une société des sciences, belles-lettres et arts (500f), une société d'arehéologie (non subventionnée) ; des sociétés : horticole et agricole (510f), colombophile (§ 22 ) (50f). La ville verse une subvention à la caisse des écoles (675f) et diverses autres subventions artistiques et scolaires (1,110f); elle a fait les frais (1,500f) du congrès de l'Association française pour l'avancement des sciences (XXXIe session) tenu à Montauban en 1902.
On voit que paysans, artisans ou bourgeois ont à leur portée des moyens d'instruction qui peuvent les amener à l'entrée de toutes les cr
L'enseignement religieux est donnéà Montauban par six curés(2,850f), huitjdesservants (2,250f), treie vicaires (5,200f) et quatre pasteurs (3,100f); soit, pour l'enseignement public, un peu plus de 100,000f, et pour le culte, un peu plus de 13,000f, sur un budget dépassant de quelques milliers de francs un million46. Il serait intéressant de comparer, article par article, ce budget des dépenses de l'instruction publique à Montauban, en 1902, avec celui de l'année 1870 par exemple ; contentons-nous de fournir un renseignement qui a bien quelques rapports, quoique lointains, avec l'instruction publique : l'état de la presse à Montauban.
Depuis la guerre, ce chef-lieu a vu éclore et en 1902 on y publie journellement cinq journaux locaux représentant plus ou moins utilement toutes les opinions politiques de cette portion du sud-ouest.
§ 19. SUR LES ANCIENNES INDUSTRIES DE MONTAUBAN
Il y avait à Montauban, avant la Révolution, vingt et un corps de métiers : potiers d'étain, couturiers, couteliers, orfèvres, serruriers, chirurgiens, chaussetiers, pâtissiers, pharmaciens, rabaudeurs, tanneurs, bridiers, maréchaux, forgerons, cordonniers, bonnetiers, tisserands,[363]bourreliers, tonneliers, menuisiers, plus les blanchers, boursiers, gantiers, baguetiers et anguilletiers réunis dans un seul corps de métier.
La corporation des tanneurs et tisserands, que nous pouvons considérer Sous un seul et même point de vue, mérite de retenir notre attention ; ils ont eu sur les destinées de la cité l'influence principale : en y attirant de bonne heure un grand nombre d'ouvriers étrangers, ils sont les auteurs du développement rapide de sa population ; ils ont procuré le progrès économique de la ville avec la richesse et en dernier résultat ils l'ont préparée à jouer le rôle que Montauban a occupé dans l'histoire du protestantisme français, religion de la bourgeoisie47.
« Il a été reconnu que la fabricaution des draps était en pleine activité dês le milieu du xIv° siècle à Montauban. Il serait pourtant dificile d'admettre d'autre part qu'un pays dont Pline a dit que ses toiles de lin ne le cédaient pas à celles de l'Egypte tant vantées48n'eut pas pratiqué en même temps le tissage de la laine, au moins comme industrie domestique, sur quelqu'un de ces métiers rudimentaires que l'on voit encore en usage dans l'extrême nord de l'Europe49ou même en Corse, au temps présent. Quoi qu'il en soit, à l'époque susdite le travail du lainage avait fait assez de progrès-à Montauban pour que le drap qui sortait de ses fabriques fût employé50de préférence pour les cottes hardies des femmes, s assez bons juges de ce qui est beau et commode pour s'en parer ». Chemin faisant, la production s'augmentait en proportion de l'arrivée de la main-d'œuvre ; la vente s'étendait au loin, «les Montalbananis obtenaient le privilège exorbitant de pouvoir transporter dans tout le royaume leurs marchandises sans payer de péages, et les produits de leur fabrication voyageaient librement sur le Rhône et l Saône, s au grand scandale des gens du fisc.
la fin du xv siècle, les marchands montalbanais durent fonder la a Bourse commune des marchands de la Garonne, D pour améliorer la navigation du fleuve et surtout en vue d'y maintenir l'indépendance du commerce en brisant les entraves qu'y avaient multipliées les seigneurs[364]féodaux. La richesse leur était venue et la population ouvrière s'était accrue à l'appel de cette ardeur industrielle et de son succès au point que « les consuls autorisèrent à travailler sur la place publique les ouvriers qui étaient trop nombreux pour trouver place dans les ateliers51, » comme plus tard les foulons de la ville ne pouvant suffire, « les fabricants montalbanais furent obligés de porter leurs étoffes aux foulons de la campagne » lorsqu'ils eurent atteint le point culminant de leur prospérité.
Trop resserrés dans l'enceinte de leurs murs, la plupart des commercants fixèrent leur séjour dans Ville-Bourbon, c'est-à-dire dans les faubourgs Toulousain et de Gasseras, dont l'heureuse situation sur les bords de la riviere (§1) favorisait les diférentes opérations de leur négoce »52.
Il n'y a pas lieu de suivre ici le développement de cette riche industrie qui ne fit que s'accroître jusqu'à la Révolution ; mais il est intéressant d'en noter les principaux résultats pour la population ouvrière de Montauban et de saisir les causes de son dépérissement.
En 1764, le produit des fabriques d'étoffes de laine de Montauban se récapitule ainsi : étofes de laine proprement dites, 1,321,930livres ; serge et petites étoffes, 540,000 livres ; draps ordinaires et fins, 155,000 livres, soit un total de : 2,016,930 livres.
Indépendamment de deux manufactures royales, on y comptait 160 maîtres fabricants, occupant, tant dans la ville qu'alentour, pour toutes les opérations de la fabrication, de 5,500 à 6,000 ouvriers, tondeurs, cardeurs, foulons, teinturiers, etc., et cette fabrication, autant pour teintures que pour tissages et autres apprèts, jetait dans tous les états de la classe ouvrière de 700,000à 800,000f pour la seule main-d'œuvre.
La plus grande partie de ces étoffes fabriquées dans le pays, avec des laines grossières, étaient achetées sur les lieux, sous le nom de a caudis, rases, cordelats et burats ; il en venait pourtant aussi du Nébousan et du voisinage des Pyrénées, et les marchands négociants de Montauban les faisauient teindre ensuite, apprèter, perfectionner, puis, elles étaient transportées, par le secours de la navigation de la rivière du Tarn et du fleuve de Garonne, aux foires de Bordeaux et de Bayonne, et de ces villes dans les États de Portugal, 1les de l'Amérique, Caunada, et dans les ndes Occidentales. Montauban était devenu pour ce produit l'entrepôt général du Languedoc.
[365] Aujourd'hui, presque tout ce mouvement industriel et commercial s'est à peu près éteint ; quelques petites fabriques avec un personnel restreint subsistent à grand'peine, n'ayant plus guère pour clients que les derniers Bretons portant encore les pittoresques costumes d'antan53. Plusieurs causes ont déterminé cette décadence qui semble définitive : la disparition des ordres religieux qui consommaient une grande partie de ces étofes, mais surtout l'exagération de la concurrence, née de l'abolition deos corporations professionnelles, et les lois concernant la liberté du commerce et de l'industrie : dès aussitôt que chacun put fabriquer et vondre, à Montauban, on vit la qualité des marchandises faiblir, les marques connues ne purent correspondre fidèlement au mérite de la précédente fabrication, altérations qui datent de l'époque du maximum et des réquisitions. — A qui se demanderait si lae révocation de l'édit de Nantes n'a pas préparé cette ruine de l'antique industrie montalbanaise, parce que la majorité des patrons et, à leur suite, des ouvriers étant calvinistes, auront dû s'expatrier pour cause de religion, l'auteur de l'étude qui nous a servi de guide dans ce résumé répond : a Un procèsverbal d'abjuration daté du 23 août 1685, que nous possédons, montre que presque tous nos grands fabricants déclarèrent officiellement qu'il n'g aoait point de cause légitime pour demeurer separes, et qu'ils pouoaient faire ˉleur salut dans la counion romaine, et parmi les signataires nous remarquons les protestants les plus connus. En compulsant la nomenclature des fabricants, dressée quelques années après, on retrouve absolument les mêmes noms. D
Une industrie qui eut aussi à Montauban sa période de prospérité fut le travail de la soie. Le climat (§ 1) y permet facilement la culture du mûrier etl'installation de magnaneries domestiques ; le tirage de la soie en usine y fournit ensuite la matière première aux tisseuses, qui, pour la plupart, ont leur métier à domicile. Malgré ces conditions tout à fait favorables, le nombre des ouvriers de cette belle fabrication s'est peu à peu amoindri, et on ne peut guère y compter aujourd'hui qu'une paire d'usines, et une douaine de tisseuses en chambre.
§ 20. SUR L'INDUSTRIE DES CHAPEAUX DE PAILLE DANS LE TARN-ET-GARONNE
[366] D'une industrie domestique aussi élémentaire que la treese » de paille élaborée par nos villageoises du Midi, en allant au marché ou en voisinant, est sortie dans le Tarn-et-Garonne une fabrication perfeetionnée, qui arrive à un chiffre d'affaires de cinq à six millions de francs par an, et une répartition de 250,000f à300,000fde salaire mensuel entre 3,000 ou 4,000 ouvriers.
La matiêre première, — est il besoin de le dire, — ne peut plus être fournie, dans ces conditions nouvelles, en quantité suffisante par la région où elle s'élabore Si intensivement aujourd'hui ; aussi, malgré l'apport que les producteurs de céréales du département continuent à ofrirà l'industrie du chapeau de paille, c'est aux étrangers, hors du département, hors de la France, hors de l'Europe même, que les fabricants du Tarn-et-Garonne doivent avoir recours. L'article classique commun est fabriqué en effet avec des tresses de Chine, le chapeau fantaisie avec les pailloles du Japon, les picots n avec la natte d'talie ; de la Suisse vient le paillasson ; la Belgique fournit la paille à jours. Le Rouergue, le Quercy Haut et Bas, la Haute-Gauronne, fournissent seulement la paille des articles infériers pour l'exportation.
Le chapeau de paille du Tarn-et Garonne est cousu. Le centre de cette importante production est dans le canton de Caussade, au nord de Montauban, dans les usines du village de Septfons (1,469 habitants) ; mais le développement de l'industrie, qui doit pouvoir livrer au commerce plusieurs millions de chapeaux par jour, a fait établir, soit de plus petites usines, soit des ateliers secondaires à domicile, à Réalville, à Saint-Antonin sur l'Aveyron et à Montauban même, qui d'ailleurs n'en compte que quatre sur les trente-deux établis dans le département.
La main-d'œuvre, exclusivement indigène, s'obtient par des salaires journaliers moyens de 3 4f pour les hommes, de 2 3f pour les fem
Les produits de la chapellerie en paille, expédiés par petite vitesse et par grande vitesse, atteignent 1,200 tonnes d'exportation annuelle, et 700 tonnes pour l'importation.
§ 21. SUR LA CULITURE DE LA VIGNE, DUFRAISIER ET DES ARBRES PRUTTIERS EN GÉNÉRAL DANS LE TARN-ET-GARONNE
[367] La culture de la vigne a toujours joui dans le Bas-Quercy d'une protection bien avisée et très attentive ; ses vins, aussi délicats que les vins de Bordeaux, — qui ne sont parfois que des vins, agenais ou montalba.. nais, — ont été l'objet dès longtemps de prescriptions et réglementations salutaires ; c'est ainsi, par exemple, qu'une ordonnance du xve siècle défendait aux cultivateurs de fumer la vigne, peut-être pour laisser au produit plus de finesse et d'agréable bouquet, peut-être aussi, par suite d'une vigilante expérience, pour éviter l'éclosion sous la souche ou sur le feuillage de ces ennemis parasitaires que le xIxe siècle a dû combattre avec tant de peine et de dépens54. Le même règlement, sans doute pour favoriser la culture de la vigne, défendauit rigoureusement l'entrée du vin étranger dans le territoire de Montauban ; la prohibition s'étendait jusqu'à la vendange elle-même qu'il était interdit, «ben estrechamen, de décharger soit en ville, soit dans les faubourgs, — sous peine d'une forte amende (60 sous caorsins) et de la saisie du vn ou du raisin introduit ; ajoutons que d'après le même acte législatf, le vol de quelque produit de la terre que ce fût, le raisin plus particuliérement, était puni d'une amende plus importante encore. et d'une peine corporelle efrayante : « 10 livres, et si le délinquant ne peut les pger, il perdra le poin n. appelons, à l'occasion d'une législation aussi cruelle, que le blé et le vin furent longtemps les principaux objets du commerce d'exportation des Montalbanais.
Les vignoble ont cependant été atteints du phylloxera dans le Tarnet-Garonne, comme dans les autres départements français ; ils ont été rapidement rétablis à l'aide de plants américains et de grefages. Des pépinières vignicoles sont en permanence en divers points de cette riche banlieue.
« La Société d'agriculture du Tarn-et-Garonne a créé à Montauban, il y a quarante ans, une vigne-école d'où des centaines de mille de plants de bon choix ont été répandus ; des milliers de visiteurs sont venus s'y [368] éclairer et s'y instruire, emportant de bons exemples et des germes d'amélioration et de progrès à répandre chez eux et autour d'eux55.
La culture de la vigne pour le raisin de table est aussi importante dans le département.
« Le chasselas, dit de Montauban, est le joyau de la viticulture du Tarn-et-Garonne, a dit l'éminent professeur d'agriculture, M. Dubreuilh, dans les « notes » communiquées au Congrès de l'Association pour l'avancement des sciences, qui a été tenu cette année à Montauban, et auxquelles nous empruntons les détails suivants :
En pleine saison, les gares de Montauban, de Moissac et autres, moins importantes, en enlèvent chaque jour 35 à 40 vagons. du poids de 3,000 a 5,000 kilos, soit, en chiffres ronds, 160,000 kilos, au prix très variable, mais à peu près moyen de 50 centimes le kilo, formant ainsi une somme quotidienne d'environ 80,000f.
L'hectare contenant en moyenne 4,000 souches, et chaque souche portant au moins 2 kilos de raisin vendable, le poids total sera de 8,000 ilos par hectare. Dans les conditions actuelles de production, un tel chiffre est certainement en dessous de la réalité, mais supposons qu'il soit forcé, réduisons-le à 6,000. A 50 centimes le kilo, le produit brut sera de 3,000f ; a 30 centimes il sera de 1,800f ; a 20 centimes il sera de 1,200f. Que les frais généraux de culture, de cueillette, d'emballage, etc., absorbent une moitié de ces sommes, le produit net restera toujours, en décroissant, de 1,500f, 900f, 600f (par hectare). Or, lorsque le prix de vente diminue, c'est en raison le plus souvent de l'abondance du produit, ce n'est plus deux kilos que donne alors chaque cep, mais bien 4, 6, 8 et plus. Il y a donc compensation ; et quelquefois, déduction faite des frais de préparation et d'expédition qui sont relativement plus élevés, ce sont les mauvaises qualités qui donnent en somme le plus d'argent.
a En général, bon an, mal an, le produit net est au moins de 1,000f ; mais il peut être du double et même du triple.
Les grandes difficultés de cette précieuse culture résultent du manque de main-d'œuvre au moment des ex péditions. Dix fois plus de
(2) Dans un des établissements restaurants Duval (rue de Rivoli), une portion de raisin (16 de kilo.) se payait, en aoû l902, à raison de 0f50, c'es-à-dire 3f le kilo.[369] mains délicates et habituées aux ciselages et aux emballages ne suffiraient pas. »
Aussi voit-on toutes les domestiques de la ville installées en semaine à la campagne pour coopérer à ce travail, et les dames même les diriger et travailler avec elles. Les commissionnaires de Paris fournissent en location aux expéditeurs, producteurs ou marchands de primeurs, des cageots (cauisses à claire-voie), de la contenance de quatre à six paniers de raisin pour le loyer de 15 a 20 centimes le cageot.
Les producteurs les envoient, pour la plupart, directement à Paris. Ils y ont des correspondants qui leur adressent chaque jour, avec l'avis de réception, le prix de l'envoi vendu la veille aux halles centrales. Il faut en déduire pour frais généraux, transport, 6 % pour le commissionnaire, etc., en tout 35 %..
Les expéditeurs de Montauban, comme ceux d'Agen, achètent la récolte sur pied, principalement à Moissac, ̀ Cazes-Mondenard, ou bien au marché quotidien de Montauban.
Pendant la belle saison, dès septembre, chacun de ces expéditeurs n'envoie guère moins de 1,000 à 1,500 kilos de raisins par jour vers
En hiver, d'exportateurs ils se font importateurs d'oranges, de marrons, de pommes, etc....
A Vignarnaud, sur une propriété d'une valeur de 35,000 à 40 000f, on a écolté pour 8,000 de chasselas avec 4,000f de frais, soit 4,000f de bénéfice ; plus 40 barriques de vin (225 litres), vendues de 40 à 45f l'une, soit en tout de 1,600 à 1,800f, auxquels il faut ajouter encore pour d'autres fruits : prunes séchées au four, poires, pêches, de 250 a 350f. En outre, l'exploitant utilise divers autres produits : volailles, lapins, etc.... Louée à 5/. de sa valeur, la propriété ne lui rapporterait au plus que 2,000f au lieu des 6,000 qu'il en retire, c'est donc du 15 °, gràce aux fruits, et surtout à la vigne. La récolte des fruits d'arbre. prunes, cerises, abricots, peches, amandes, moins rémunératrice que celle du raisin, exige aussi moins de travail, mais il est un produit dont laculture, améliorée et abondamment propagée depuis peu d'années dans le département, y est déjà une source notable de richesse : je veux parler de la fraise primeur ; sur les marchés de Londres et de Paris, elle devance de quine jours au moins
(1) Le raisin de la troille du roi n, à FTontainebleau, a été vendu le l4 octobre 02 an 80 lots pesant ensemble 2,500 kilos. La vente a produit 3,180f, faisant essortir le prix du kilo à 1f 29. On sait que le a chasselas de Fontainebleau est le produit de ceps originaires du Quercy.[370] les produits analogues du département de la Seine, et par certaines variétés y perdure jusqu'à l'arrière-saison. Un établissement d'horticulteur, fondé en 1880, et dont les directeurs sont lauréats de la prime d'honneur de l'arboricuiture du concours régional de Montauban de 1902, n'en présente pas moins de vingt-deux variétés dans son prix courant spécial de plants de fraisiers à gros fruits pour l'expédition, depuis les très précoces, bonnes à cueillir et propres à voyager sans avaries du commencement de mai au 15 juin, le ˉDocteur Moaère, par exemple, à fruits très gros, parfois monstrueux, et les remontants donnaunt des fruits à partir de juillet, et contiuuant à fleurir et à produire jusqu'en octobre, s'ils recoivent quelques soins d'arrosage et de sarclage pour entretenir cette nouvelle végétantion, jusq'aux fraisiers quarantains ou des quatre-saisons, variétés si fertiles qu'elles produisent jusqu'aux premières gelées et dont l'une, la Genereuse, jouit d'une fructification continuelle. Sous notre climat tempéré, les meilleures plantations de fraisiers à gros fruits se font en automne (octobre-novembre), soit en carreaux à tout plains, soit par lignes isolées, en bordures, ou entre les rayons de la vigne, dans la proportion moyenne de 300 plants par 100 mètres courants, soit 600 environ par are et 60,000 pieds a l'hectare ; à raison de 5 centimes du produit de chaque pied pour une année, le producteur peut recevoir de la vente de ses fraises un minimum de 3,000 fr. 'hectare, produit brut que les soins, l'emballage, le transport et autres frais ne réduisent pas au-dessous de 1,500 francs.
On m'a fait connaître une famille de six personnes qui, ayant débuté il y a moins de quinze ans avec un petit capital de 3,000f, est parvenue, par la création et l'exploitation d'une fraisiêre, sur un des coteaux à l'est de Montauban (Vignarnaud), à posséder aujourd'hui plus de 50,000f de terre dans le même distrit. C'est dans cette même région, sur un plateau séparé du coteau de Vignarnaud par le Tescou, afluent du Tarn à l'entrée de Montauban, que résidait la famille dont le précis monographique fait l'objet du paragraphe 23 ci-dessous.
§ 22. SUR LES PIGEONS ET LA COLOMBOPHILIE
La multiplication des pigeonniers dans les campagnes méridionales est pour la vue un des agréments de ces régions. Etablis tous cependant[371]sur le même principe, — un pavillon de deux à trois mètres de large, de six à sept mètres de hauteur, — ils ont atteint une grande variété de construction. Les plus simples, dans le haut Quercy et le haut Aveyron, sont composés de quatre pièces de bois sur lesquelles, à l'aide de poutres transversales, a été étaublie, toute blanche du dehors, la petite chambre destinée à loger le corbillons de couvée : la seule part qu'on ait consenti à y faire à un peu d'art s'est manifestée par la présence de quatre chapiteaux en forme de petites meules placés entre les piédroits et le colombier proprement dit, et destinés à empêcher l'ascension des petits caurnivores, assez nombreux dans les parties boisées du département.
En descendant vers Mirabel, Réalville-d'Aveyron ou dans les autres vallées riveraines du Tarn, on trouve les supports de bois remplacés pur des piliers ou des colonnes en maçonnerie ; parfois le soubassement est à arcades et forme un couvert bien construit où s'abritent quelques outils agricoles, des gerbes, des sacs vides ou pleins ; d'autres fois, cette partie inférieure est complètement close, à la réserve d'une ouverture qui est la porte par laquelle on accède à l'escalier intérieur, représenté, dans les constructions moins soignées, par une échelle qui, après chaque visite, est retirée.
Les matériaux employés ajoutent encore à la diversité de ces petits ́difices : le bois en clayonnage, les dalles de schiste encastrées dans la glaise puis blanchies à la chaux, la brique crue ou cuite, la belle pierre, en forment les supports ou les parois percées de baies de différentes grandeurs.
Les toitures des pigeonniers ne sont pas partout les mêmes : tantôt elles se composent de tuiles creuses sur les quatre pentes, pour permettre aux pigeons de choisir, selon l'heure et le vent, l'orientation qui leur convient, au départ ou au moment de leur sieste au soleil ; dans ce cas, le faîte du colombier est un petit cloeheton qui leur sert de point de repère ; tantôt le toit n'a qu'un versant, au midi, mais les murs surélevés sur les trois autres aspects les abritent du nord, de l'est et de l'ouest ; dans ce cas, quatre pinacles vernissés y sont placés assez haut pour diriger leur retour.
Soit qu'espacés dans les cultures et isolés, ils se profilent dans l'horion des coteaux ou les ramures des fermes, tels que seraient des postes avancés ; soit au contraire que, plus rapprochés des habitations et les dominant quelque peu, ils en soient comme la tour de garde, les colombiers, avec leurs essaims presque incessamment voltigeants, animent et récréent à toute heure du jour les canpagnes fertiles.
[372] Si au lieu d'un seul, c'est deux pigeonniers que se sont accolés les métairies ou les bordes, elles prennent de suite un aspect de petits casetels qui correspond bien à la richesse du pays.
Aussi a-t-on peine à croire que le droit de colombage ait été aussi restreint sous l'ancien régime féodal qu'on s'est plu a le répéter ; en efet, affirme Viollet le-Duc56, les propriétaires de trente-six arpents de terre avaient le droit de joindre à leur habitation, non un colombier construit en maconnerie, mais un pigeonnier en bois de seize pieds de hauteur et pouvant contenir seulement de soixante à cent vingt boulins57.
C'êtait une restriction, sans doute, mais combien légitime et qui voulait dire : Vous, voisin, vous possédez un pigeonnier, mais point de terre ; vos pigeons vont donc vivre aux dépens de mes récoltes et la réciproque ne pourra avoir lieu ; aye un terrain de culture ou pas de pigeonnier.
On ne sait pas asse, en effet, contre quelle voracité de la gent colombine il faut défendre les semences ; l'élevage des pigeons voyageurs58était, assez récemment encore, un des côtés de la vie agricole de la banlieue montalbanaise ; on a dû y renoncer presque généraulement depuis qu'à la culture exclusive des céréales aux abords de la ville, on a substitué les legumes farineux de primeur ; quelques litres de blé de plus ou de moins, prélevés au bénéfice des colombiers, semblaient, en effet, de peu d'importance ; il n'en est pas de même pour les pois et les fèves, dont les pigeons sont si friands qu'ils vont les déterrer en semence à peine germés.
§ 23. SUR LA CONDITION, LE MODE DE VIE ET LES RESSOURCES D'UNE FAMILLE DE JOURNALIERS DE LA BANLIEUE EST DE MONTAUBAN
[373] A côté de l'exposé détaillé de la situation d'un propriétaire-ouvrier, il n'est pas sans intérêt de noter en quelques lignes la condition d'un simple journalier dans le même milieu, étant donné surtout que cette condition est celle d'où est sorti le jardinier objet de cette monographie.
La famille se compose de cinq personnes : le père, âgé de quarante-trois ans ; sa femme, qui en compte trente-huit ; deux enfants, un fils de dixsept ans et une fille de neui ans ; enfin la mère de la femme, qui a soixante-cinq ans.
Cette famille habite une petite maison composée de deux chambres assez spacieuses, avec ouvertures donnant sur un hangar, aux extrémités duquel se trouve, à gauche, une troisième petite chambre et à droite un évier avec étagères et divers accessoires ; au-dessus du tout, un grenier où l'on parvient au moyen d'une échelle fixe, formant escalier ; derrière, longeant le mur, un chai, communiquant par une porte avec l'une des chambres ; à côté, de petites étables pour cochons, ou au besoin pour brebis ; au-dessus, poulailler et loges à lapins ; tout autour, un jardin, attenant à l'est à un petit champ, le tout formant une étendue de trente-cinq ares. On y trouve quelques arbres fruitiers : pêchers, poiriers, pommiers, pruniers, répandus de côté et d'autre ; dans le jardin, un certain nombre de carrés de fèves, de pois, d'oignons, d'ail, de salades, de fraises et autres légumes, suivant la saison, et' dans le champ, des pommes de terre, des haricots, quelques rayons de betteraves et de carottes ; puis, dix ares environ consacrés au froment, à l'avoine et au mais. Des ceps de vigne existent le long des allées, des passages et des clôtures.
Dans l'intérieur de la maison : la première chambre carrelée sert de cuisine et de salle à manger ; on y voit une grande cheminée avec landiers et crémaillêre et un petit potager à côté, quelques étagères, portant la grosse vaisselle et un grand chaudron en cuivre ; au plancher, une longue planche disposée pour recevoir le pain, et deux cerceaux en croix où sont entassés du chanvre ou du lin en filasse et des écheveaux de fil ; près de la cheminée, à l'opposé du potager, un petit buffet avec petites étagères pour la vaisselle, les fourchettes et les cuillères ; dans l'une des en[374]coignures opposées à la cheminée, une armoire à linge et à vaisselle avec un grand tiroir dans la partie inférieure et, sur la partie supérieure, de nombreux objets de ménage ou de service ; dans l'autre angle, un lit avec rideaux, le lit des époux, cinq ou six chaises, quelques petits bancs en bois, des images enluminées aux murs, un fusil étendu, à côté des chandeliers et des lampes, au-dessus du manteau de cheminée.
La seconde chambre renferme deux lits, une grande armoire entre les deux ; de l'autre côté, une commode et une table, quelques chaises, des étagères, le tout en état de vétusté. L'un de ces lits est pour la grand'mère et la petite fille, l'autre pour le fils.
Dans le chai se trouvent quelques barriques, les instruments de culture appartenant à la famille : houes, pioches, becadelles, faux, faucilles, brouettes, un tas de fagots et de sarments, un peu de foin et de paille.
Dans les petites étables adossées au mur de la maison, on nourrit un jeune cochon, quelques lapins, mâle et femelles, deux nichées de petits. Six poules et un coq errent çà et là.
Le loyer de la maison et du champ est de 75f payables par semestres, au 11 novembre et au 11 mai.
Le père va à la journée, il gagne 2f par jour hiver et été. Le ma tin, avant de partir pour sa journée, qui commence à six heures, il bêche un petit coin de son champ ou soigne les plantes qui s'y trouvent ; il fait de même le soir, après sa rentrée, vers six heures et demie.
Sa femme va aussi à la journée, à l'époque des semailles, des sarclages, de la fenaison, de la moisson. Au moment des expéditions de chasselas, elle est occupée aux emballages.
Lorsqu'il y a des légumes ou des fruits à vendre, elle les apnporte le matin, de bonne heure, au marché, et rentre assez tôt pour aller à sa journée, qui ne commence ordinairement qu'à dix heures.
Elle gagne, en moyenne, 1f 25 par jour.
Le fils s'est engagé pour deux mois, à raison de 50 par mois, chez un greffeur. Il est nourri lorsqu'il va en campagne, c'est-à-dire lorsque, avec son patron, il va opérer au loin.
La vieille grand'mère garde lau maison, fait le ménage, travaille au jardin, ramasse des herbes pour le cochon, pour les lapins, et soigne ces derniers ainsi que la volaille. A temps perdu, elle ramasse sur la route, qui n'est pas loin, du crottin dont elle fait un petit tas dans un coin du jrdin : ce sera, avec celui fourni par les petits animaux, le fumier destiné à fertiliser le champ.
[375] La petite fille va à l'école a huit heures et en revient à quatre heures et demie.
En été, le matin et le soir, elle va garder quelques oies que sa mère a achetées ; elles seront engraissées pour novembre, on en vendra une moitié pour payer le prix d'achat et les frais d'engraissement, l'autre moitié sera en bénéfice et formera, avec le cochon également engraissé, les provisions de la famille.
Tel est le genre de vie et d'existence de cette famille de journaliers. Les mois se succèdent avec des variantes suivant les saisons ; il peut survenir quelques chômages, mais à moins de maladies, on peut compter sur un travail continu, soit à la journée, soit ù prix fait ou à la tâche, même en hiver, pour bêcher ou couper le bois.
Dans ces conditions, les ressources de la famille sont, bon an mal an, les suivantes :
Quant aux dépenses de toutes sortes, elles s'élèvent, à une cinquantaine de francs près, aux chiffres ci-dessous :
[376] La réserve d'économie s'élève ainsi annuellement à environ 200f. Cette somme est placée à la caisse d'épargne. Chaque membre de la famille en possède un livret. Le montant total en est actuellement de 2,50f. Dans peu de temps, le journalier pourra devenir propriétaire, se mettre chez lui », suivant l'expression usitée dans le pays.
Le Gérant : A. VILLECHÉNOUX.
Notes
1. Un proverbe montalbanais dit : « Terro négro fa boun blat ; terro blunco, dé nougat » : Terre noire fait bon blé ; terre blanche, des noyers.
2. Voyage en France. 177.789. Traduction Lesage (T. II, p. 9). Guillaumin. 1860.
3. Jacques-Antoine-Hippol, comte de Guibert (fils du comte Charles-Benoit, né aussi à Montauban, gouverneur des nvalides), était membre de l'Académie française (1786), où il occupait le fauteuil qui échut plus tard au prince Lucien Bonaparte. Maréchal de camp en l788. Il a laissé des écrits militaires très estimés, des éloges, des tragédies. Il parait avoir été le héros des lettres de M de Lespinasse. Les lignes ci-dessus citées sont empruntées à des mémoires posthumes publiés par sa veuve.
4. Terre de M. de Guibert père, dans la banlieue nord de Montauban.
5. « La vie moyenne est de trente-sept ans et deux mois dans le Tarn, de quarante et un ans et six mois dans le Tarn-et-Garonne. » (A. Caraven-Cachin : Description du Tarn et du Tarn-et-Garonne, 1898.)
6. Docteur Guiraud : Situation démographique et sanitaire de Montauan depuis 1800. Dans ˉLe Tarn-et-Garonne. Publication faite à l'occasion de la XXXIe session de l'Association française pour l'avancement des sciences tenue à Montauban en 1902.
7. Dans les nombres des deux tableaux suivants, sont compris les enfants adultes, même ceux qui, non mariés, ont quitté le foyer paternel pour le service militaire, ou pour se placer et travailler au dehors.
8. Devals : Études sur les limites des anciens peuples du département de Tarnet-Garonne.
9. Francois Moulenq : Documents historiques sur le ITarn-et-Garonne, t. I, p. 93-96, 4 vol. in-8. Montauban, Forestié, 1880.
10. « Le Ramier » est un petit domaine que Mme Jules Michelet, née à Montauban, a rendu célèbre par ses Mémoires d'un enfant.
11. De Ex casu.
12. La Normandie inconnue, par Francois-V. Hugo. In-8, p. 226. Paris, Pagnerre, 1857.
13. Michelet (J.). La Sorcière, 2 édition. P. XXI. 1863.
14. Histoire de Montauban, par Le Bret. T. II, p. 419 (note 6).
15. A l'âge de trois mois. la paire de dindons se vend de 6 a 7f.
16. « Si tu veux fignoler (briller), il te faut travailler. »
17. Les îles d'or. Preface, V-VII.
18. Les Romains disaient déjà : qui a sauge dans son jardin, n'a pas besoin de médecin.
19. « Si l'on considère la répartition du métayage dans les provinces méridionales, on voit qu'il l'emporte. de la manière la plus marquée. sur toute autre pratique dans les quatre départements : Gers, Haute-Garonne, Tarn-et-Garonne, Lotet-Garonne. » Cf. Henri Baudrillart, ˉPopulations agricoles de la France, 3e serie, 1893, p. 9.
20. Ces pots à céleri, qui se vendent à raison de 0f 10 a 0f15 selon leurs dimensions, sont fabriqués à 5 kilom. N. de Montauban, à Ardus, ancienne station galloromaine très renonmmée pour sa poterie.
21. C'est une méthode très ancienne : Parmi les obligations imposées aux meuniers par les statuts des corporations de métiers de Montauban (§ 19), disent les auteurs des Notes de l'Histoire de Montauban, par Le Bret (p 330), il en est une fort importante : ils doivent peser le blé et rendre le même poids en farine. Liovre des serments, f° 8. et Liovre rouge, f° 77.
22. Les Ouvriers européens, 2 édition, t., p. 391, note 2.
23. Cf. epforae sociale, numéro du 1er octobre 1902, p. 180.
24. H. Baudrillart, ˉPopulations agvicoles de la Franceˉ, 3° série, p. 400-103.
25. « Une société vient de se fonder à Liége, pour faciliter aux travailleurs l'acqnisition de ce premier apport que les institutions établies pour la construction des maisons ouvrières exigent avant d'avancer les fonds aux constructeurs, ouvriers ou employés.
>« Elle asollicite u subside du Conseil provincial de Liege.
« La commission, saisie de cette demande, a conclu au refus, parce qu'il nefaaut pae pousser les tracailleurs a devenir propriétaires. Et cette commission a chargé du rapport sur ce refus un marchand de vélos, gardien du drap funéraire et des purs principes de la libre pensée à Liège. » (L'Écho des syndicats, 25 sept. 1902, n. 29.)
26. « On voit aujourd'hui en Angleterre, écrivaient en 1842 les auteurs que nous analysons ici, de très petites bourgades qui ont une « corporation, » tandis que Birmingham et Manchester n'en ont point. » Notes sur l'histoire de Montauban par H. Le Bret. t. I. pD. 384.
27. Cf. Devals. istoire de Montauban, t. I.
28. Alba, saule, en langue romane. Cf. Capdepic (Arnaud). Nouvel essai sur ˉl'étymologie du nom de Montauban. Montauban, Forestié, 1895.
29. « Anno MCCCXVII, Joannes Papa XXII, nuper rationalibus de causis.... civitatem olim villam, Montis-Albani.... qui locus existit insignis et ubertate multiplici rerun et hominum exuberat ... Civitatis nomine duximus decorandam. » (Cité par les annotateurs de l'histoire de Montauban, par Le Bret.)
30. Chacun sait qu'on appelait s bonnes villes celles qui avaient droit de députer aux Etats généraux du royaume.
31. Philippe de Valois exenmpta plus tard les villes de Guyenne des droits féodaux d'investiture, de prélation et de commis. (Arch. mun. de Montauban, Livre armé, f° 124)
32. « Loix sont les establissements que les princes ont fais, que le peuple a gardés en la contrée.... Coutume est ce qui a été garde d'ancienneté, loué des princes. » (L'ancienne coutuame de Norandie,; aoec de léeres annotations par -L de Gruchg. Saint-Helier, 1881.)
33. Nombre réduit plus tard à six.
34. Cet intervalle fut porté plus tard à huit ans.
35. Ce nonbre fut réduit plus tard à six, nombre auquel il en fut ajouté, plus tard encore un, le consul pagès n ou forestain pour représenter les habitants de la campagne, à la suite du concours efficace que ceux-ci avaient prêté aux habitants de la ville pour repousser une attaque des Anglais, qui depuis lors ne reparurent plus, en effet, dans le Bas-Quercy L'auteur de la présente monographie a l'honneour de voir figurer le nom qu'il porte dans une liste des consuls pages du milieu du v siècle. On ne trouve plus de consul forestain ou paysan à partir de l'année 1663.
36. Histoire de Montauban, t. 1, p. 102.
37. Cétait, en effet. devant le Parlement de Toulouse qu'avaient lieu les appels du Capitoulat de Montauban.
38. Conservé aux archives municipales de bMontauban, eu langue romane t(ˉLivre des serments, f° 62), et en latin (ˉLivre rouge, f° 68).
39. Le texte dit : « Appelat parlamen communal ab las trompas, e ajustat los borges. els mercadiers, els menestrals (artisans), alsso fo fay a Montaba, anno Domini M.C.C.LXXIV. »
40. « Les habitants de Toulouse.... avaient compris que le charme des jours grandit avec l'étendue de la pensée, et dès l'origine y furent en honneur les sciences qui trans forment la vie, les lettres qui l'ennoblissent, l'esprit qui la fait riante. » (H. Lamy, ˉRevue des ˉDeux Mondes, 1er sept. 1904, p. 121.)
41. Cette route est si unie, au travers de la plaine de la daronne (§ 1) qu'elle avait été d'abord choisie pour les premiérs essais de transport par la vapeur, et que la traction devait sy opérer sur des rails en bois ; toutefois, chacun sait que c'est la ligne de saint-Etienne à Lyon qui a été créée la première en France.
42. Cf. Devals : Les Écoles publiques de Montauban du XI au XVI siecle.
43. Nous n'avons trouvé qu'un ouvrage dont le titre pût correspondre à ce nom : Bocchii (Achillis) Symbolicarum quaœstionum.... libri quinque ; Bononie, 15I, in-4. fig.
44. A la requeste et supplicatio des égdises repformées de Franceˉ, dit la préface des Lois et réglements, dressés l'an 1600 au mois d'octobre et « publiés au grand temple ». — Antérieurement à la sollicitation des consuls et des réformés, l'êvéque de Montauban, Jean de Lettes, plus tard renégat. avait eu la pensée d'y fonder un collège, s'engageant à donner un bénéfice de 300 livres de rente pour son entretien.
45. Fondée par Napoléon en 180S, nais survivance du Collège (Université) visé ci-dessus.
46. Exactement : recettes, 1,080,656f 5l ; dépenses, 1,022,020 77.A titre de comparaison, citons un état des dépenses faites en 1712 par la communauté de Montauban (8,547 livres 2 deniers), soit 16.656f 90. — En 1838, les recettes de la commune se sont élevées à la somme de 220,727 75, et les dépenses à la somme de 296,223f 41. — En 1870-71 : receutes, 538,919f 26; dépenses, 569,397f 10.
47. « Les bourgeois n'ont jamais besoin des euvres que l'Eglise a organisées pour le soulagement des détresses humaines ; sa charité, dont le bénéfice n'est pas pour eux, leur est même onéreuse ;.... et quand ils rompent, c'est par colère contre son enseignement qui est une humiliation pour leur orgueil. » (Etienne Lamy : ˉLe gouvernement de la défense nationale, t. IV, p. 818.)
48. Pline : Hist. nat., livre XIX, 2.
49. F. Escard : ˉLe prince Roland Bonaparteˉ en ˉLaponie. Paris, 1886.
50. Edouard Forestier : ˉLafabvication des draps a Montrauban du Ie siécle a nos ;ours Montauban, l883.
51. Arch. mun de Montauban, ˉLivre armé, f° 214.
52. Cathala Couture : Histoire du Quercy. T. III, p. 70.
53. Cf. Alexis Delaire, monographie d'une famille de Paludiers du ˉBourg de ˉBata. (Ouvriers des ˉDeux Mondesˉ, n° 47, p. 12.)
54. Règlement de l347. Livre arme, f° 1641, 166.
55. Simples notes agricoles et citicoles sur le Tarn-et-Garonne, par M Dubreuilh — Dans le recueil rédigé sur le Tarn-et-Garonne à l'occausion du congrès de l'Asociation française pour l'avancement des sciences, XXXIe session, tenue à Montauban en 1902.
56. Dictionnaire de ˉl'architecture française du XIe au X° siècle : article Colobier. On trouvera, dans cette partie de ce très érudit ouvrage, l'image d'un colombier de la banlieue de Montauban qui est peut-être le plus ancien de toute la France.
57. « On entend par boulin (du grec p3oo;) les trous pratiqués dans les colombiers, et destinés à la ponte des eufs des pigeons. » (Viollet-le-Duc, loc. ct.)
58. On sait qu'originaires de la Belgique, les pigeons de eette espèce ont été acclimatés, loin de leur pays d'origine ; développés en envergure et en force dans le climat du Tarn-et-daronne, ils ont fourni des sujets dont la valeur marchande a atteint parfois de 25f a 30f l'unité.