N° 50.

FAIENCIERS

DE NEVERS (NIÈVRE).

TACHERONS-PROPRIÉTAIRES,

DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES PERMANENTS.

d'après

LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1864,

AVEC UNE ÉTUDE COMPARATIVE SUR LA MÊME FAMILLE EN 1885.

PAR

M. ERNEST DE TOYTOT ,

Ancien conservateur du musée céramique de Nevers.



OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES DÉFINISSANT LA CONDITION DES DIVERS MEMBRES DS LA FAMILLE.

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1. État du sol, de l'industrie et de la population.

[177] La famille ici décrite habite Nevers, chef-lieu du département de la Nièvre. Cette ville renfermait, au recensement de 1861, 18,182 habitants ; elle est bâtie en amphithéâtre sur la rive droite de la Loire et située à 239 kilomètres de Paris, 240 kilomètres de Lyon. Les nombreuses routes qui la relient aux villes voisines, les voies ferrées, les canaux et la navigation sur la Loire en feraient une ville importante, quand bien même sa situation géographique au centre de la France, sa proximité de Paris, ses richesses agricoles et minérales, et ses diverses industries ne lui auraient pas assuré des ressources spéciales.

[178] L'agriculture de la Nièvre et en particulier l'élevage du bétail ont pris, depuis le milieu du siècle actuel, de grandes proportions dans le département et surtout aux environs de Nevers. De vastes prairies onl été créées ou améliorées, des bois défrichés, des terrains improductif mis en culture. La grande propriété a la premiêre profité de ces proggrès, qu'elle avait été la première aussi à susciter ; mais en même temps et par la force des choses la petite propriété a pris elle-même une valeur considérable. Les environs de Nevers sont peuplés de maraîchers et de jardiniers dont le travail incessant, quoiqu'il s'exerce sur un sol relativement ingrat, alimente une des meilleures industries de la petite propriété. Les coteaux qui dominent la Loire sont plantés en vigne et produisent, en assez grande abondance, un vin de bonne qualité que consomment. pour la majeure partie, les petits propriétaires de ces vignobles extrêmement morcêlés. Enfin la contrée fournit abondamment des céréales et des bois qui sont dans la ville même l'objet d'un commerce considérable. Toutefois les succès des éleveurs du pays dont les bestiaux figurent en première ligne aux concours de France et d'Angleterre, n'ont pas amélioré d'une manière notable les ressources alimentaires de l'ouvrier des villes. Il est à remarquer que le prix des choses nécessaires à la vie, et notamment de la viande, s'y est élevé dans une proportion plus grande que les salaires (§ 17).

En revanche les environs de Nevers offrent par leurs industries diverses et leurs richesses minérales des ressources considérables au travail. Sans parler des nombreux ouvrages exécutés pour les embellissements de la ville, ou la défense contre les inondations de la Loire; sans parler même des constructions publiques ou privées et des nombreuses voies ferrées, il faut citer les grands établissements métallurgiques qui l'avoisinent à Fourchambault, à Imphy, à Guerigny, à la Pique, la fonderie de canons, les forges et les usines alimentées par des mines de houilles placées à proximité de grands bois et de vastes cours d'eau. On exploite aussi des pierres meulières, du ciment hydraulique, et il y a une sucrerie considérable. Enfin, parmi les industries anciennes du pays qui y ont gardé leurs traditions et leur renommée, on peut citer la tannerie, la pelleterie, et surtout l'art céramique.

Nevers possède (en 1864) une fabrique de porcelaine et quatre fabriques de faïence. Cette industrie, qui comptait autrefois onze usines, a conservé, au moins pour la fabrication de la poterie com[179]mune, une certaine réputation, tant à cause de la bonne qualité de ses produits qu'à cause de leur bon marché (§§ 8,19,20). On retrouve dans la partie basse de la ville, agglomérées autour des fabriques, de nombreuses familles d'ouvriers qui se glorifient d'avoir exercé cette profession de père en fils, depuis un temps immémorial (§ 21). Cette population, à part l'attachement qu'elle parait avoir conservé pour son industrie traditionnelle d'ailleurs assez peu rémunérée, ne se distingue pas sensiblement du reste de la population ouvriêre. Elle habite généralement les rues tortueuses et mal bâties d'un quartier populeux et resserré. Cependant la position de la ville et la proximité de la Loire présentent pour ces familles des conditions de salubrité suffisantes. Le choléra y a sévi en trois circonstances, mais il a diminué chaque fois d'intensité.

La population nivernaise est relativement douce et tranquille; mais cette placidité même la rend le plus souvent indifférente aux sentiments généreux, ainsi qu'aux idées religieuses ; difficile à émouvoir pour le bien comme pour le mal. Plus qu'ailleurs elle résiste par la force d'inertie à toute innovation et à tout progrès. Prudente et réservée, elle se méfie de toute entreprise aventureuse et ne cherche que rarement à se créer des ressources par son activité propre.

§ 2. État civil de la famille.

La famille G*** se compose de six personnes vivant sous le même toit :

1°ALEXANDRE-BENOIT G***, chef de famille, né au Bec (Eure)............ 68 ans.

2°CLAUDINE L***, sa femmne, née à Nevers............ 66

3°ISIDORE, tourneur-modeleur en faÏence, leur cinquième fils............ 31 —

4°ALEXANDRE-JOSEPH, leur sixième fils, peintre sur faïence, paie pension, mais travaille à son compte............ 28 —

5°MATHILDE-EUGÉNIE, leur seconde ille, couturière............ 20 —

6°MARIE, sa fille naturelle............ 3 —

Cinq autres enfants plus âgés ont quitté la maison paternelle.

Le fils aîné, Jean-Baptiste, 42 ans, qui habite Clamecy, est employé dans une fabrique de grès cérames ; il est marié depuis dix ans et a trois enfants.

Joseph, 39 ans, tourneur-modeleur en faïence, travaille à Nevers dans une fabrique distincte de celle de son père ; il est marié depuis huit ans et père de deux enfants.

[180] Léonard, 35 ans, marié depuis cinq ans, exerce la même profession, sa femme tient en outre un petit commerce d'épicerie ; il a, depuis quelques mois, entrepris pour le chemin de fer un travail de terrassement. Il compte néanmoins, quand il aura terminé, reprendre son ancienne profession.

Eugenie-Madeleine, 34 ans, mariée depuis quatre ans à un plâtrier, habite, avec son mari et un enfant, une partie de la maison de l'ouvrier que celui-ci lui loue ; elle exerce la profession de couturière et emploie sa sœur à son travail.

Alphonse, 33 ans, après avoir appris et exercé comme tous ses frères le métier de tourneur en faïence, est parti pour faire son tour de France. Absent depuis onze ans, il n'a jamais doné de ses nouvelles ; on sait cependant qu'il travaille de son métier en Angleterre.

Outre les huit enfants ci-dessus énumérés, le ménage G*** en a perdu dix (6 garçons, 4 filles), 1 en naissant, 2 dans la première année, 4 à 3 ans ou au-dessous, 3 de 8 à 15 ans.

La famille offre un exemple de fécondité assez rare, cependant on trouve parmi les ouvriers faïenciers de Nevers des familles de six, sept et huit enfants.

Les deux époux n'ont plus ni père ni mère ; G*** n'avait qu'un frère, qui est mort à la bataille de Leipzig. La femme n'avait également qu'une sœur, laquelle est décédée sans postérité il y a environ 30 ans.

§ 3. Religion et habitudes morales.

La famille appartient à la religion catholique à laquelle elle parait être plus attachée que ne le sont d'habitude les ouvriers de sa condition et de son pays. La femme et les filles observent assez scrupuleusement les prescriptions de l'Eglise relatives aux sacrements. Cependant la plus jeune des filles, malgré la surveillance dont l'entouraient ses parents, malgré les bons exemples qu'elle en avait toujours reçus, est devenue mère sans être mariée. Cette faute si inattendue a infligé à tous les siens une profonde humiliation ; mais ils en ont accepté avec courage les conséquences, et la jeune enfant, Marie, est élevée avec soin par sa mère et sa grand'mère. Des personnes bienfaisantes consultées par l'ouvrier en cette triste circonstance auraient voulu obtenir au moins le mariage pour la fille séduite. Les parents, et[181]la jeune fille elle-même, ont toujours refusé une union qui, selon eux, était plus déshonorante encore que la faute elle-même. La jeune Mathilde aujourd'hui garde une attitude convenable, se montre ouvrière assidue et régulière, et témoigne à son enfant une affection incontestable. Comme sa mêre, elle observe scrupuleusement les pratiques de la religion.

L'ouvrier et ses fils sont plus religieux en paroles qu'en fait; ignorants plutôt que malveillants, ils se croient notamment dispensés du devoir pascal s'ils n'ont pas le temps ou la facilité complête de l'accomplir. Ils n'observent pas non plus, d'une manière rigoureuse, le repos du dimanche et se bornent habituellement à cesser de travailler vers dix heures ou midi ; cependant ils ont coutume d'assister à la messe et célèbrent d'une maniêre plus solennelle les quatre grandes fêtes de l'année. Ils sont d'ailleurs pleins de respect pour les choses religieuses et beaucoup moins étrangers au culte que la plupart de leurs camarades. On les étonnerait vraisemblablement beaucoup si on leur reprochait de manquer de zèle religieux et ils gardent, sous ce rapport, les traces d'une certaine éducation. ls ne manquent pas d'ofrir à leur paroisse le pain bénit à leur tour, c'est-â-dire environ tous les trois ans, et cela flatte extrêmement leur amour-propre. Ils font chaque année dire des messes pour les parents défunts ; au lendemain des mariages des enfants, toute la famille assiste également à une messe dite à cette intention. On tient beaucoup à célébrer parmi eux les fêtes des patrons de la famille ; on va trois ou quatre fois par an visiter les tombes des parents décédés. Le jour de la Fete-Dieu, la maison est tendue de draps blancs pour le passage de la procession du Saint-Sacrement ; plusieurs fois même l'ouvrier a contribué de ses propres mains à élever le reposoir du voisinage ; il parle volontiers des rapports d'intimité ou d'affection qu'il a eus jadis, lui et ses enfants, avec les curés des divers endroits qu'il a habités. Il regrette de ne plus recevoir comme autrefois la visite pastorale des prêtres de sa paroisse. Il aimerait beaucoup, dit-il, à suivre les prédications du carême et les prônes du dimanche, mais, ajoute-t-il, «on n'est pas toujours disposé » (§ 21).

Les enfants ont en général été élevés chez les frères de la Doctrine chétienne. Isidore, le plus lettré de tous, parait avoir conservé un certain goût pour la lecture des livres religieux. Il suit assez assidûment les sermons, mais le plus jeune déclare n'avoir pas le temps.

[182] Les filles ont été à l'école chez les sœurs bleues, où l'aînée a même été pensionnaire ; elle faisait, avant son mariage, partie de congrégations et de confréries de jeunes filles. Au reste, il faut reconnaître que la femme de l'ouvrier a constamment élevé tous ses enfants avec l'amour et la sollieitude d'une mère chrétienne: et elle cherche autant qu'elle peut à obtenir d'eux l'accomplissement plus régulier des devoirs de rigueur.

Les époux G*** ont toujours vécu depuis 40 ans dans une harmonie parfaite. L'ouvrier est plein de déférence pour sa femme ; il assure qu'il n'y en a pas d'aussi parfaite dans la ville de Nevers. La vérité est qu'ils ont, grâce à une patiente énergie et une courageuse résignation. accompli tous deux une vie pleine de labeurs et de difficultés (§ 12). Le culte de la famille, l'aiour de leur profession, l'attachement à leur pays les ont également soutenus en mainte occasion. Par-dessus tout ils tiennent à rester dans la vieille maison qu'ils possèdent et qu'ils ont toujours habitée. Elle provient du père de la femme et elle a été rachetée pour sa moitié, au prix d'assez grands sacrifices, à la sœur de celle-ci. Ils prétendent avoir toujours eu des faïenciers dans leur famille depuis 250 ans, et cette antiquité de la profession est pour eux comme une noblesse dont ils se montrent justement fiers.

L'ouvrier sait lire et compter, il s'exprime en bons termes et cause d'une manière intéressante sur les diverses phases de son existence et sur les choses de sa profession. Il a acquis par la lecture, par l'expérience, par la fréquentation de ses patrons et surtout par quelques relations, qu'il aime à rappeler, une certaine instruction appuyée sur une distinction naturelle d'esprit et un raisonnement droit. La femme sait aussi lire, écrire et compter; elle paraît fort intelligente ; peutêtre même a-t-elle plus d'énergie et une direction plus sûre que son mari. Au reste elle jouit dans la maison d'une autorité absolue ; c'est elle qui fait les achats, tient les comptes et rêgle toutes choses.

L'un des fils décédés, ayant montré de remarquables dispositions, avait obtenu une bourse au lycée de Bourges où il faisait de rapides progres ; mais il mourut à 15 ans. Des deux fils qui vivent avec leurs parents, l'aîné, Isidore, est le plus instruit. Il a eu de grands succès chez les frères des ́coles chrétiennes et depuis il n'a cessé de cultiver la lecture et de s'intéresser vivement aux délassements intellectuels. Mais il est, comme ouvrier faïencier, bien inférieur à son père et à son frère. Infirme et contrefait depuis sa naissance, il travaille aver peine. Alexandre, au contraire, s'est adonné tout spécialement au dessin[183]depuis sa plus tendre enfance. Il a même, étant déjà ouvrier modeleur, consacré une partie de ses économies, pendant sept ans, à prendre des leçons particulières. Il peint rapidement la faïence commune et décore avec goût et avec élégance les objets d'art que son patron lui confie. n lui aoffert 15 francs par jour au lieu de 5, s'il voulait venir a Paris ; il a préféré ne pas s'éloigner de ses parents, pour lesquels il a une tendre affection.

Le chef de cette famille, en mainte occasion, a donné sa dernière pièce de monnaie à des confrères voyageurs réduits à la misère ; souvent même il a provoqué, dans l'atelier, des quêtes et des offrandes; une fois il s'est dépouillé d'un pantalon entièrement neuf, et relativement fort élégant, qu'il venait de mettre pour la première fois, afin de secourir un employé qu'il avait connu jadis aisé et qu'il venait de rencontrer en haillons. Sa femme lui a plus d'une fois reproché cette prodigalité généreuse; mais il affirme qu'à sa place elle aurait fait comme lui.

G*** a toujours témoigné beaucoup de déférence et d'attachement pour son patron qui déclare au reste n'avoir jamais eu qu'à se louer de lui et de toute sa famille. Il n'a eu également que d'excellents rapports avec les autres fabricants chez lesquels il a travaillé.

On remarque chez l'ouvrier une grande disposition à la propreté dans l'habitation et dans les vêtements. Cela est d'autant plus méritoire que le métier de faïencier s'exerce dans des ateliers assez malpropres, à travers une poussiêre fine et blanche qui pénètre les cheveux, les vêtements, les murs même, et donne à tout ce qu'elle recouvre un aspect particulier. La famille G***, une fois sortie des ateliers, se distingue par une tenue fort convenable ; la maison qu'elle habite, quoique de pauvre pparence, est toujours rangée avec ordre et propreté.

Accablés par les charges d'une si nombreuse famille, loin de réaliser quelques économies, les deux époux ont parfois lutté contre la misère à l'aide d'emprunts et d'avances. Leur goût pour l'épargne s'est manifesté par les succès de leurs efforts pour éteindre leurs dettes. à force de travail et d'économie, pour racheter à leur sœur sa part de la maison paternelle, et pour rembourser les avances qui leur avaient été faites ; tout cela malgré un chômage de deux ans consécutif (§ 12). D'ailleurs, depuis quelques années le pêre a fait preuve d'un véritable esprit d'ordre en gérant la petite fortune de son fils Alexan dre, que ses salaires comme peintre décorateur sur faïence ont mis à même de mettre chaque mois quelque chose de côté. Il lui a fait [184] acheter une petite vigne entourée de quelques mètres de terre arable d'une contenance totale de 40m 50 ; il l'a améliorée et l'a mise en plein rapport. Il a pu même bàtir une petite loge et un petit pressoir pour l'exploitation de cette vigne, dont il a en quelque sorte doublé la valeur. G*** prend un vif intérêt à l'administration de cette petite propriété, pour laquelle son fils, confiant dans l'expérience de son père, lui laisse carte blanche. Il confie également son argent à son père soit pour les dépenses et l'entretien de la vigne, soit pour le placer à la caisse d'épargne. L'ouvrier regrette de n'avoir pas toujours rencontré, chez ses autres enfants, la même confiance.

La famille aime la lecture ; elle prenait autrefois des livres à la Bblictheue des bons livres, mais elle a quelque goût pour les romans ; elle avait même, à une autre époque, pris des abonnements dans des cabinets de lecture. Aujourd'hui G*** se contente du Petit Journal, qu'il achête régulièrement chaque jour, et il se fait prêter le journal de la localité, qui est rédigé dans le même esprit.

§ 4. Hygiène et service de santé.

Le climat de Nevers est généralement sain ; il n'y règne point de maladie spéciale. La taille de la population est au-dessus de la moyenne. Quant aux époux G***, ils disent être d'une excellente santé et d'une constitution robuste. L'ouvrier est grand et assez fort. Il n'a eu d'autres maladies que des rhumes sans gravité, mais il souffre depuis sept ans de douleurs rhumatismales qui interrompent fréquemment son travail et l'empêchent de se tenir longtemps debout. Il attribue cette infirmité au courant d'air froid qui dans l'atelier, toujours très chauffé pour sécher les pièces en terre récemment tournées, venait le frapper chaque fois qu'on ouvrait une porte placée derriêre lui. Depuis sept ans, G*** a vainement tout fait pour se guérir ; il se borne maintenant à prendre des précautions hygiéniques, et déclare s'en bien trouver. Quand ses douleurs reviennent, il se soulage en s'appliquant lui-même des sangsues sur la partie malade.

La femme est de taille médiocre, de constitution sanguine et d'une santé excellente, depuis vingt ans environ qu'elle n'a plus à supporter le fatigues de la maternité. Elle affirme avoir porté facilement ces[185]18 grossesses et les couches qui les ont suivies ; elle a nourri 8 de ses enfants et n'a jamais été arrêtée complètement. Mais elle a eu pendant longtemps à lutter contre l'épuisement et la fatigue. Elle prétend avoir recouvré sa bonne santé depuis son retour au pays.

Quant aux enfants, ils sont tous de taille et de constitution différentes. Ceux qui sont morts en bas âge ont été frappés, disent les parents, par des maladies accidentelles. L'auteur de la présente monographie pense cependant que plusieurs d'entre eux ont dû succomber par suite d'une nourriture insuffisante jointe à une constitution peu vigoureuse. Parmi ceux qui ont survécu, quelques-uns sont forts et bien portants ; les autres, et notamment ceux qui vivent auprès de leurs parents, sont plus ou moins délicats. Isidore, à la suite d'une fièvre cérébrale, contractée à l'âge de 3 ans. a gardé une hémiplégie qui a entravé sa croissance, une affcction de la vessie et des souffrances qui l'obligent souvent à rester au lit. Ses parents l'ont toujours soigné avec une grande affection.

Le second fils, Alexandre, n'a aucune infirmité, mais il est petit, d'un tempérament lymphatique, et d'une apparence très délicate ; il ne souffre pas et il affirme qu'il se porte bien.

Enin la fille, Mathilde, quoique petite, est fraîche, colorée et parait avoir une bonne santé. Sa fille est magnifique, mais elle a été atteinte de la maladie appelée vulgairement danse de Saint-Guy. Elle a conservé depuis cette époque une irritabilité nerveuse que les médecins ont conseillé aux parents de ménager en ne la contrariant pas.

La famille prend volontiers des précautions hygiéniques soit pour prévenir, soit pour guérir les légères indispositions dont elle peut être atteinte. Elle fait usage de chiendent et de quatre fleurs pour combattre les rhumes. Son régime alimentaire est sain, régulier, sobre et bien ordonné. A défaut de vin, dont ils n'usent que rarement et en petite quantité, ils emploient une boisson fermentée quils fabriquent eux-mêmes ; elle est tonique et vaut mieux, au point de vue hygiénique, que le mélange de poires, de pommes, de grappes aigries ou de fruits sauvages que beaucoup d'ouvriers emploient dans le même cas.

§ 5. Rang de la famille.

L'honnêteté et la conduite régulière de l'ouvrier, son assiduité au travail, vingt années passées dans la même fabrique, son expérience[186]dans une profession que sa famille a toujours exercée, la confiance qui lui fut témoignée à une autre époque par un de ses patrons, lequel s'associa avec lui et le mit à la tête d'une usine importante (§ 12), tout assure à la famille une sorte de supériorité morale sur les autres faïenciers de la ville. G*** reste au-dessous de quelques ouvriers modeleurs plus jeunes et plus actifs que lui, c'est uniquement à cause de sa santé actuelle (§ 4), mais il compense le temps perdu par le travail de sa femme, de son fils et de son apprenti. Comme peintre. son plus jeune fils a, dans sa profession, une position tout à fait supérieure. Bien que sa situation matérielle soit modeste et malgré ses malheurs passés (§ 12), l'ouvrier ne regrette nullement d'avoir embrassé sa profession. Elle est, dit-il, honorable et distinguée, elle a toujours été exercée dans sa famille et elle exige un ensemble de connaissances spéciales (§ 19). Il parle avec une certaine tristesse de ses échecs dans ses entreprises ; il attribue au grand nombre d'enfants qu'il a eus ses insuccès et sa situation précaire ; sa femme partage à cet égard les idées de son mari ; tous deux parlent sans amertume ni découragement de la situation que l'avenir peut leur réserver (§ 13).

Moyens d'existence de la famille

§ 6. Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris).

Immeubles............ 6,000f 00

Une maison sise à Nevers, qui provient, partie de la succession du père de Claudine L***, partie du rachat fait par les époux de la moitié de l'immeuble appartenant à une sœur, 6.000f00.

Argent............ 153f7.

Somme habituellement gardée au logis comme épargne de l'année précédente et servant à des besoins éventuels, 153f75.

Matériel spécial des travaux et industries............ 91f 50

1° Ouils de faïencier. — 30 formes, appelées calibres, destinées à mouler des pièces de terre en faïence, 35f00 ; — 10 spatules, 4 polissoirs, 3 estèques, 2 tournagins, 10f00; — éponges renouvelées tous les ans, 5f00. — Total, 50f00.

[187] 2° Ustensiles pour le blanchissage du linge de la famille. — Un chevalet pour le cuvier. 1f50 ; — 2 baquets, 2f00; — 1 battoir, 1 bancà laver, 1 brosse à linge, 1 caisse pour s'agenouiller, 2f00; — 3 fers à repasser, 4f50. — Total, 10f00.

3° Ustensiles pour la confection et l'entretien des vêtements. — Deux paires de ciseaux. 5f00 ; — 8 aiguilles à tricoter, 1f00 ; — 2 dés à coudre, 0f25; — aiguilles à coudre, 1f00; — étui et pelote, 0f75. — Total, 8f00.

4° Outils et instruments divers destinés aux besoins de la maison. — 1 scie, 1f50; — 1 cognée, 1f00; — 3 coins de fer, 1f00 ; — 1 fusil, 20f00. — Total, 23f50.

Valeur totale des propriétés............ 6.245f25

§ 7. Subventions.

La famille ne reçoit ni subvention en nature, ni secours en argent. Le patron a depuis quelques années supprimé complètement les étrennes qu'il était autrefois dans l'usage de donner au nouvel an.

Onpeut cependant mentionner comme subvention, les avantages provenant du jardin dont Alexandre a abandonné la jouissance à ses parents, à charge par eux d'en payer la culture. L'ouvrier n'estime pas que le produit des légumes et des fruits dont il profite de cette façon soit supérieur à 10 francs par an, défalcation faite des frais de culture ; mais d'ici deux ou trois ans les arbres fruitiers, qui seront en plein rapport, produiront beaucoup plus. En outre la famille reçoit du 6 fil, à titre de cadeau, toute la grappe provenant de sa récolte de vin. Cette grappe, destinée à faire de la boisson, peut avoir une valeur de 10 francs.

§ 8. Travaux et industries.

Travaux de l'ouvrier, du 5e fils et de la femme à l'atelier de moulage en faïence. — L'ouvrier travaille à la tâche comme mouleur en faïence (§ 19). Il se sert pour ce travail du concours de sa femme. de son fils lsidore et d'un apprenti à qui il donne 5 francs par semaine. Ce travail est payé à la pièce suivant un tarif déterminé (§ 19). Défalcation faite du salaire de l'apprenti, équivalant au travail qu'il fournit, on peut estimer à 4f 04 par jour le salaire moyen de l'ouvrier, de sa femme et de son fils aîné : il se répartit ainsi : 2 francs pour l'ouvrier, 1 franc [188] pour sa femme, 1f 04 pour le fils (§ 14, 3° section,§ 20). Il est vrai que G*** a dû renoncer aux travaux de tourneur pour ceux de mouleur. qui sont un peu moins fatigants et un peu moins payés. Il faut ajouter aussi que la femme ne vient à l'atelier qu'à ses moments perdus et seulement pour aider et compléter l'ouvrage de son mari. L'ouvrier, sa femme, son fils sidore et l'apprenti se tiennent dans un atelier spécial dont ils ont l'entière disposition et dont ils emportent la clef (§ 21) ; ils sont libres de travailler autant ou aussi peu qu'il leur convient et aux heures qu'il leur plaît. La pièce est chauffée par le patron, à cause du séchage de la terre, mais l'éclairage est aux frais de l'ouvrier s'il veut travailler la nuit. En outre cette organisation lui permet d'appliquer le système dejla division du travail : l'apprenti prépare les balles et les disques de terre, il les tend à l'ouvrier ou à son fils, de manière à leur éviter toute perte de temps et oute fausse manœuvre. La pièce faite, il l'enlève et la place à l'écart ; la femme procède ensuite à l'opération du polissage ou racage (§ 19).

Travaux particuliers de la femme. — En dehors de l'atelier, où elle ne se rend généralement qu'après midi, la femme s'occupe spécialement des soins du ménage, de la préparation des aliments ; elle soigne sa petite-fille qu'elle garde le plus souvent et qu'elle emmène même à l'atelier. Elle lave le linge à la rivière au moins une fois par semaine et s'occupe de la confection et de l'entretien du linge et des vêtements (§ 14, 3ᵉ section).

Travaux particuliers du 5e fils, Isidore. — Il exerce momentanément, en dehors de son métier de mouleur en faïence, une petite industrie dont il garde le bénéfice. Il donne chaque soir des lecons de français, d'écriture et de calcul à deux enfants pauvres ; il gagne ainsi 4 francs par mois. Sa mère lui donne pour ses menues dépenses 1f75 et quelquefois plus, par semaine.

Travail du 6e fils, Alexandre. — Celui-ci consacre tout son temps au travail de peinture artistique sur faïence ; il gagne en moyenne 5 francs par jour. Sur ce salaire, il paye à sa famille 520 francs de pension, ce qui porte à 1f 66 environ le prix de la journée dont profitent ses parents. Il gagne environ 6 francs par jour quand il ne peint que de la faïence commune. S'il ne gagne plus que 5 francs aujourd'hui à des œuvres de luxe, c'est qu'il est obligé de varier fréquemment ses dessins pour les adapter aux pièces de différentes grandeurs qui lui sont commandées. Mais, seul de tous les peintres faïenciers de[189]Nevers, il est à même, en raison de son habitude et de la rapidité de sa main, d'exercer la profession de peintre décorateur sur faïence. Si cette industrie prenait un plus granddéveloppement, Alexandre G*e° verrait certainement sa position s'améliorer.

Travail de la 2e fille, Mathilde. — Elle travaille à la journée chez sa soeur en qualité de couturière. Elle gagne 0f75 par jour ; mais cet argent lui est abandonné en totalité par ses parents pour son entretien et celui de sa petite fille; elle est nourrie, elle et son enfant, au compte de la famille.

Mode d'existence de la famille

§ 9. Aliments et repas.

L'alimentation des membres de la famille est simple, mais saine et suffisamment abondante. Habituellement ils font usage, comme nous l'avons dit, d'une boisson par eux préparée avec de l'eau et des sorbes et appelée boitte dans le pays ; plus rarement ils boivent le vin de la récolte du plus jeune fils.

Régime d'été. — Trois repas : 1°, a 9 heures, le dejeuner, qui consiste en une soupe aux légumes, à laquelle on ajoute un peu de froage, ou quelques fruits, des cerises, des pommes ou des poires ; 2°, à 2 heures, le dîner, la soupe grasse avec un pot-au-feu, ou bien un ragoût de viande et de légumes mélangés, tels que pommes de terre, haricots, oignons, navets, quelquefois de la salade ; 3°, à 8 heures du soir, le soper, qui consiste comme le déjeuner en une soupe aux légumes.

Régime d'hiver. — Deux repas : le déjeuner à 11 heures et le repas principal le soir, à 7 heures, avec un morceau de viande bouillie ou un ragoût.

Si ce n'est à quelque grande fête de l'année, à Noél, à Pâques. à la Pentecôte, au carnaval, ou dans quelques rares occasions, la famille ne change jamais son ordinaire. A ces diverses époques on achète une oie, une dinde ou quelque morceau de charcuterie.

§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.

[190] La maison occupée par l'ouvrier lui appartient (§ 6). Elle est composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage au-dessus duquel règne, un grenier. Il y a en outre une petite cour longue et étroite, au fond de laquelle se trouve un hangar. Cette maison est bâtie en moellons et couverte en tuiles. La famille occupe au rez-de-chaussée une grande pièce, dans laquelle on pénètre soit par une porte donnant ur la rue, soit par une porte située à droite d'un corridor qui traverse la maison. La pièce principale du rez-de-chaussée est occupée par le lit des parents et celui de leur fille Mathilde, qui couche avec son enfant. On y voit en outre une cheminée ornée de divers objets, un poêle-fourneau, destiné à chauffer en hiver l'appartement et à cuire les aliments, plus une sorte d'excavation située entre les deux lits et formant placard. Cette pièce, passée à la chaux et pavée de carreaux en briques, est enfumée et d'apparence modeste ; mais elle est tenue fort proprement ; les meubles sont cirés et frottés avec soin ; une commode ancienne de forme Louis XV a conservé des cuivres assez riches qui contrastent avec la simplicité des autres meubles.

On peut, de cette chambre, passer directement dans un petit cabinet éclairé par la cour, qui sert d'évier et de cuisine en été. Il contient un fourneau et quelques ustensiles culinaires. Au fond de la cour se trouve la chambre d'Iidore ; elle ne contient qu'un lit et une malle. La chambre d'Alexandre se trouve au-dessus de l'évier, à moitié de l'escalier ; cette pièce, meublée en totalité par lui, est tapissée d'un papier et garnie d'une cheminée. Elle renferme un lit de fer, une table, des chaises et quelques plats de faïence peinte accrochés au mur. Ce sont les premiers essais de peinture de l'ouvrier. Tout ce qui se trouve dans sa chambre lui appartient en propre.

Au fond de la cour se trouvent également des lieux d'aisance, et sous la maison une vaste cave servant de magasin et d'entrepôt.

Le premier étage, disposé en mansarde, est occupé par la fille aînée de l'ouvrier et son mari, qui payent un loyer annuel de 110 francs. l n'est composé que de deux chambres, plus un grenier. Le gendre de G*** a en outre la jouissance d'un petit hangar et d'une partie de la[191]cour dans laquelle il accumule le matériel nécessaire à sa profession, des briques, des échelles, des cordes, etc.

Meubles. : d'un style ancien. mais fort propres ; achetés depuis quarante ans............ 517f00

1° Lits. — 1 lit pour les époux : 1 bois de lit, 30f00 ;— 1 matelas, 60f00 ; — 1 lit de plume : G0f00;— 1 paillasse, 5f00; —1 traversin, 6f00; —2 oreillers, 6f00;— 1 couverture de laine, 15f00; — 1 couvre-pieds, 5f00; — 1 paire de rideaux d'indienne, 16f00. — Total, 203f00. — 1 1it pour la fille : 1 bois de lit, 20f00 ; — 1 matelas, 20f00; — 1 lit de plume, 50f00; — 1 paillasse, 2f00; — 1 traversin, 6f00; — 1 couverture usée. 2f00 ; — 1 couvre-pieds et 1 couverture déchirée, 3f00; — rideaux, 3f00. — Total, 106f00. — 1 lit pour lsidore le fi1s aîné : 1 bois de lit, 0f00 ; — 1 lit de plume, 10f00; — 1 paillasse, 3f00 ; — 1 traversin, 6f00; — 1 couverture de laine, 10f00; — 1 couvre-pieds, 2f00. — Tota, 51f00. — Total pour les 3 lits, 360f00.

2° Meubles de la chambre a coucher et du cabinet servant d'évier. — 1 armoire, 50f00; — 1 commode, 25f00 ; — 1 buffet, 15f00 ; — 6 chaises, 12f00 ; — 1 table ronde, 3f00; — 1 glace sur la cheminée, 6f00; — 2 vases de faïence peinte sur la cheminée, 2f00; — 1 table à jeu, 10f00 ; — 1 jeu de oto, 1f00; — 1 jeu de dominos, 1f00; — 1 fauteuil de paille, 2f00; 1 tabouret de paille, 1f00; — 1 veilleuse et 1 sucrier,1f00; — 1 porte-montre, f00; — 1 batailles de Napoléon, 2f00 ; — 1 malle dans la chambre d'Isidore, 3f00. — Total, 136f00.

3° Objets relatifs au culte domestique. — 1 statue de la Sainte-Vierge, 2f00; — 1 Christ, 1f00; — 1 bénitier, 0f30; — 1 image du Christ encadrée, 0f50; — 1 inmage de l'Ange gardien, 0f50;— diverses petites images pieuses, 0f20 ; — mage de saint Alexandre, 1f00. — Total,

4° Livres. — Divers livres de piété d'une valeur de 9f0, savoir : l'Imitation de lésusChrist, 1f75 ; — le Devoir du chrétien, 1f00; — le catéchisme, 0f50 ; — la Semaine sainte, 1f00; — 1 livre de prières, 2f00; — paroissiens,3f00; — 1 chemin de la croix, 0f25 ; — en outre divers petits livres de la Bibliothéque de Mame donnés en prix à Isidore par les Frères et à Mathilde par les Seurs, d'une valeur de 0f50 pièce, savoir : l'Ange conducteur des enfants, 0f50; — Vie de G. Cousin, 0f50 ; — la Vie de saint Isidore 0f50 ; — les Petits botanistes, 0f50; — le Parfait Écolier 0f50 ; — les Vierges chrétiennes, 0f50 ; — 6 volumes reliés du chanoine Schmidt, 3f00. — Total, 15f50.

Ustensiles : réduits au nécessaire, mais proprement tenus............ 96f00

1° Dépendant de la cheminée ou du poêle. — 2 ehenets, 5f00 ; — plaque, 1f 00; — pelles, pincettes, 3f00; — souffet, 1f00; — poêle-fourneau, 20f00. — Total, 30f00.

2° Employés pour la préparation et la consommation des aliments. — 2 paniers, 1f00; — 1 chaudron en fer batu, 1f00 ; — 4 casseroles en terre, 1f00; — 3 douaines d'assiettes en faence marquées au chiffre de la famille G., 4f00; — 1 douzaine d'assiettes à dessert en faïence, 2f00 ; — 10 bouteilles, 2f00 ; — 6 verres, 1f50 ; — 2 bouteilles de grès, 0f50; — 1 eau de bois, 2f00; — 6 plats à feu, 2f00; — 1 poéle percée, 0f50 ; — 12 cuillers et 12 fourchettes, 4f50 ; — 4 couteaux, 3f00; — 1 cuiller en fer, 0f50; — 6 écuelles en grés, 1f00; — 2 fûts de vin, 15f00 ; —1 potager portatif, 10f00. — Total, 51f 50.

3° Employés pour les soins de la propreté. — 1 brosse à habits, 0f50 ; — 2 brosses à souliers, 0f50; — peignes, 1f00; — rasoirs, f00. — Total, 4f00.

4° Employés pour usages divers. — 1 lampe modérateur, 4f00; — 1 lampe en cuivre, 2f00; — 1 balai, 1f00; — 1 plumeau, 1f00; — chandeliers de cuivre, 2f00; — 1 paire de mouchettes, 0f50. — Total, 10f50.

[192]Linge de ménage : très restreint............ 206f 00

10 paires de draps de toile, 160f00; — 2 douzaines de serviettes, 24f00 ; — 4 nappes. 10f00; — 2 douzaines de torchons, 12f00. — Total, 206f00.

Vêtements : convenables et propres en dehors de l'atelier ; fort vieux pour le travail, en raison de la poussière et fort sales de la terre à po1ier............ 761f 00

Vêtements de l'ouvrier (457f00).

1° Vêtements du dimanche. — 1 redingote de drap noir, 50f00 ; — 1 pardessus d'été, 15f00 ; — 1 paletot d'hiver, dit Raglan, 60f00; — 2 gilets de satin, 12f00; — 2 gilets de piqué, 16f00 ; — 2 pantalons noirs, 40f00; — 1 pantalon de laine douce, 15f00; — 1 cravate de soie noire, 5f00; — 1 cravate de laine, 3f00 ; — 1 cache-nez, 6f00; — 1 gilet cravate, dit Chambord, 5f00 ; — 4 paires de chaussettes de laine et 3 de coton, 7f00; — 1 paire de souliers d'été et 1 paire d'hiver, 12f00; — 12mouchoirs de poche de couleur, 10f00; — 2 douzaines de chemises de toile, 124f00 ; — 1 chemise fine brodée, 10f00; — 1 chapeau de feutre, 15f00; — 1 chapeau de paille, 4f00; — 2 bonnets de velours, 3f00; — 2 paires de gants, 4f00; — 1 tabatière en corne et écaille, 4f00. — Total, 420f00.

2° Vêtements de travail. — 1 vieille blouse blanche, 1f00; — 1 gilet à manches, 5f00; — 3 cravates de laine, 3f00; — 2 pantalons, 6f00; — 2 paires de sabots et de chaussons, 5f00; — 3 caleçons, 3f00; — 6 bonnets de coton, 3f00; — 1 gilet de coton, 2f00 ; — 1 gilet de anelle, 5f00 ; — 2 taliers de travail, 4f00. — Total, 37f00.

VÊTEMENTS DU FILS AINE ISIDORE (122f00).

1° Vêtements du dimanche. — 1 blouse grise, 5f00 ; — 3 gilets, 6f00; — 3 pantalons, 40f00; — 1 cravate de soie, 3f00; — 2 cravates, 2f00; — 3 paires de bas, 3f00 ; — 6 chemises, 20f00 ; — 1 paire de souliers, 12f00 ; — 1 paire de sabots, 2f00 ; — 6 mouchoirs de poche, 5f00; — 1 chapeau de feutre, 6f00 ; — 1 chapeau de paille, 2f00. — Total, 106f00.

2e Vêtements de travail. — 2 blouses blanches, 4f00; — 2 blouses bleues, 4f00; — 3 pantalons, 6f00: — 1 tablier de travail, 2f 00. — Total, 16f00.

Vêtements de la femme (182f00).

1° Vêtements du dimanche. — 1 robe d'hiver, 15f00 ; — 1 robe de laine, 15f00 ; — 1 robe d'orléans, 10f00; — 1 robe de coton, 8f00; — 1 robe de laine douce, 12f00 ; — 1 châle d'hniver, 20f00 ; — 1 châle d'été, 13f00; — 4 jupons blancs en coton, 12f00 ; — 2 jupons noirs, 6f00; — 1 corset, 2f00; — 2 bonnets, 16f00; — 12 serre-tète, 6f00; — 12 mouchoirs de poche, 3f00 ; — 1 paire de souliers, 6f00 ; — 6 paires de bas, 6f00; — 2 paires de gants, 2f00 ; — 2 parapluies, 10f00. — Total, 162f00.

2° Vêtements de travail. — 2 robes, 6f00 ;— 2 casaques, 6f00 ; — 2 tabliers, 3f00 ; — 2 petits bonnets, 2f00 ; — 1 paire de sabots et de chaussons, 3f00. — Total, 20f00.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 1,580f 00

§ 11. Récréations.

[193] Les principales récréations de l'ouvrier sont celles qu'il prend avec sa famille, soit le dimanche. soit le soir à la veillée, après le souper. Habituellement son gendre et sa fille descendent chez lui et l'on joue aux cartes ou au loto ; les dimanches d'hiver se passent presque entiêrement de cette façon. Quelquefois on fait la lecture du Petit ournal. En été. la famille passe volontiers la journée du dimanche dans le jardin et la vigne d'Alexandre ; quelquefois même on y porte le dîner ; dans la belle saison on y passe une partie de la soirée, soit pour cultiver le petit jardin dont la famille a la jouissance, soit pour récolter les fruits des arbres, et les fleurs dont ils tirent parti. Autrefois l'ouvrier chassait et pêchait ; mais il a renoncé à ces exercices. Quatre ou cinq fois par an la famille dîne avec le gendre, sa femme et sa fille ; le soir on boit du cassis fabriqué par la mère. Les hommes de la famille ne vont pas au cabaret. Le père seul prend parfois, avec quatre ou cinq confrères de Saint-Francois-Xavier, un verre de vin, en sortant de la réunion le dimanche soir ; mais c'est seulement pour prolonger un peu les instants qu'ils ont à passer ensemble. En cela. comme en beaucoup d'autres choses, ils diffèrent de leurs confrères. qui passent chaque semaEne de longues heures à boire. L'exercice de la profession de faïencier, où la chaleur de l'atelier et l'âcre poussière de l'argile dessêchent la gorge, contribuent, au dire des ouvriers, à produire ces habitudes d'ivrognerie (§ 21).

Histoire de la famille

§ 12. Phases principales de l'existence.

L'aieul et le père de l'ouvrier habitaient le Nivernais, où ils exercèrent tour à tour la profession de chauffeurs de four dans des verreries ou[194]des fabriques de faïence. En 1793 le père de 6°°, quoique marié et déjà père d'un fils, fut enrôlé dans les armées de la République. Sa femme le suivit dans ses différentes campagnes. Elle se trouvait en garnison au Bee (Eure) quand elle donna naissance, en 1796, à son second fils, celui-là même qui fait l'objet de cette monographie. Deux ans aprês, libéré du service, le père revint à Nevers avec sa femme et ses deux fils. Il monta d'abord un petit commerce de coquetier qui ne réussit qu'à demi. Ce ne fut qu'en 1809 qu'il put reprendre dans une des verreries de la ville, qui rouvrit alors, son ancienne profession de chauffeur de four. En 1811, ilrentra dans une des principales fabriques de faïence, oùil resta jusqu'à sa mort en qualité d'ouvriermaître patouilˉleur (§ 19). Pendant ce temps. sa femme tenait une petite auberge fort bien achalandée, et grâce à son grand esprit d'ordre et d'économie, les époux auraient pu acquérir une certaine aisance et donner à leur enfant une éducation soignée, à laquelle la mère tenait beaucoup : malheureusement celle-ci vint à mourir en 1812. Les études de l'ouvrier urent interrompues et son père, qui était peu entendu aux affaires, ne tarda pas à perdre la petite fortune que lui avait laissée la dé

Alexandre Benoit, après avoir suivi pendant deux ans comme pprenti la profession paternelle, devint mouleur et tourneur en faïence ; il put aider de son travail son père, qui vécut jusqu'en 1832. l se maria en 1818 avec Claudine L***, dont la famille exercait depuis un temps immémorial la profession de faïencier, et que luimême connaissait depuis l'enfance. Le père de Claudine occupait avec sa femme la maison habitée aujourd'hui par sa fille et la famille. l n'avait qu'une autre fille, morte depuis. Les jeunes époux, en se mariant, n'apportaient d'autre dot qu'un lit, une armoire et un peu de linge ; ils furent d'ailleurs pendant quatre ans logés chez leurs parents, au premier étage de la maison. G*** continuait d'exercer sa profession, et gagnait un assez fort salaire pour cette époque sa femme, couturière en robes, contribuait, par son travail, à l'aisance du ménage. Malheureusement ils perdirent en bas âge leurs quatre premiers enfants (§ 2). Vers 1823, G*** partit pour Tours, où il avait été appelé par un industriel pour monter avec lui une fabrique de faïence à l'instar de celles de Nevers. Il y resta quatre ans et il économisa une somme de 1.800 francs. En 1827, l'ouvrier recut de nouvelles propositions pour fonder à Saint-Paterne (Indre-et-Loire), avec deux grands propriétaires du pays, une manufacture céramique.

[195] L'ovrier devait fournir son travail, son expérience et ses soins ; les deux autres étaient bailleurs de fonds. Mais au bout d'un an la société fut dissoute ; G*** racheta la part de ses deux associés moyennant 1.000 francs, et prit seul à ses risques et périls la direction de l'entreprise.

Ce fut l'époque la plus rude de sa vie. Outre une responsabilité énorme, il était obligé deppourvoir aux besoins de dix enfants, le plus grand nombre en bas âge ; cependant, grâce à un travail opiniâtre, ses affaires prospéraient. Au bout de onze ans le propriétaire lui racheta, pour 10.500 francs, avec son matériel et les produits emmagasinés, le droit au bail de neuf ans qui restaient à courir. Les fonds furent déposés entre les mains du notaire du pays, qui, malheureuSement, quelque temps après, fut poursuivi et condamné comme banqueroutier frauduleux : tout l'avoir du malheureux ouvrier fut perdu.

Il retrouva, en 1838, une position à Vierzon, dans une manufacture de faïence, et un peu plus tard à Sidiaille (Cher), où il fut chargé de la direction d'une fabrique aux appointements fixes de 1.200 francs pour lui et 300 francs pour sa femme, plus le logement, le chauffage et l'éclairage. Ses fils gagnaient en outre leur salaire spécial comme ouvriers. Mais le propriétaire fit de mauvaises affaires et ferma son établissement. La famille regagna son pays natal ; c'était en 1845 ; le travail était languissant dans les manufactures nivernaises ; en butte à des jalousies de métier, il resta deux ans entiers sans ouvrage, il mangea pendant ce temps ses économies et fut même obligé d'emprunter. Enfin, en 1847, grâce au bon vouloir d'un des principaux fabricants de Nevers, il put obtenir de l'ouvrage ; il n'a pas cessé d'en avoir depuis cette époque. Sa femme également fut occupée avec lui. Estimé et considéré de tous, G*** fut choisi en 1848 comme président d'une société mutuelle de faïenciers, qui malheureusement ne put tenir. La jalousie, qui s'était d'abord attachée à lui, a fait place depuis longtemps à un sentiment tout autre. Grâce à leur bonne conduite et à leur habileté professionnelle, les enfants G*** ont fait de bons mariages et sont tous aujourd'hui dans des positions aisées. La plupart d'entre eux n'ont donné à leurs parents que des sujets de satisfaction (§ 2) ; l'affection de ceux qui vivent auprès d'eux et notamment d'Alexandre, de leur fille aînée et de son mari, les consolent de l'absence et de l'oubli d'un de leurs fils et de la faute de leur plus jeune ille.

§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

[196] La famille trouve assurément dans la simplicité de sa vie, dans ses habitudes d'ordre, de travail et d'économie, des garanties de bonheur et de sécurité ; cependant il suffirait d'une maladie un peu prolongée du mari ou même de la femme pour les jeter dans la misère. Sur les trois enfants qui sont avec eux, deux, lsidore et Mathilde, sont des charges et non des soutiens. Un seul, Alexandre, peut venir à leur secours, mais le mariage, un changement de disposition, la maladie même pourraient les en priver. Depuis quelques années toutes les économies ont été mangées par suite du chômage forcé, et il n'est pas probable que l'ouvrier puisse en faire de nouvelles maintenant.

G*** fait partie de l'association de secours mutuels dite Société de Saint-Francois-avier ; il en est un des membres les plus zélés et est même revêtu de la dignité de conseiller. Ses fils et sa femme font également partie de cette Société, dans laquelle, moyennant une cotisation de 1 franc par mois, chaque membre, en cas de maladie, a droit à une subvention de 1 franc par jour, plus aux frais de médecin et au remèdes. G*** en reçoit : 1° une rente viagère de 30 francs qui lui est assurée depuis six mois par la caisse des retraites de la Société, laquelle en prélève les intérêts sur les sommes économisées par elle depuis sa fondation ; en raison de son âge, il se trouve être un des 7 membres pensionnés ; 2° un secours de 1 franc auquel il a droit pour chaque jour où il ne peut travailler ; en raison de son état de maladie à peu près chronique, l'ouvrier est presque certain de toucher dans l'année 50 francs, somme que la société ne dépasse jamais, pour cinquante jours de maladie : elle ferme les yeux sur le chiffre de cette allocation en raison des qualités personnelles de l'ouvrier, qui de son côté cherche à n'en pas abuser et ne réclame même pas toujours toutes les journées auxquelles il aurait droit. Il est juste de dire en outre que sa femme et ses deux fils font partie de la même société de secours mutuels, et qu'ils n'ont jamais cherché, malgré quelques maladies accidentelles, à profiter des secours aux[197]quels ils avaient droit; 3° les secours de médecin et de pharmacien dont la famille profite plus largement.

Somme toute, il ne lui reste guère d'assuré que la rente de 30 franes qui lui est payée par la caisse de retraite de la Société de Saint-rrançois-Navier, plus la maison que nous avons estimée à 6.000 francs (§ 6). Mais cette maison, à laquelle les époux sont extrêmement attachés, ne serait vendue qu'à la dernière extrémité ; encore craindraient ils de nuire, en la vendant. à l'égalité des partages entre leurs enfants. Leur plus grand désir serait de la voir rachetée par un d'entre eux. Au reste, ils ne paraissent point inquiets de leur vieilless, ils comptent que Dieu, qui est maintes fois venu à leur secours, ne les abandonnera pas. Ce qui est certain, c'est que le grand nombre d'enfants qu'ils ont eus, la bonne éducation qu'ils leur ont donnée, leur assurent un recours dans leurs dernières années ; Alexandre, sa sœur et son beaufrère se feront un devoir de les garantir contre le besoin.

Éléments divers de la constitution sociale

FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE ; PARTICULARITÉS REMARQUABLES ; APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES; CONCLUSIONS.

§ 17. CONSÉQUENCES DU PERFECTIONNEMENT DE L'ÉLEVAGE DU BÉTAIL DANS LA NIÈVRE, AU POINT DE VUE DE L'ALIMENTATION DE CERTAINS OUVRIERS.

[210] Il est utile de remarquer que les progrès de l'élevage du bétail ont rendu en certains pays, et notamment dans la Nièvre, la viande accessible à un moins grand nombre de consommateurs. A mesure que s'accroissait la production de la viande, en raison de sameilleure qualité et des bénéfices réalisés par les propriétaires, les éleveurs et les bouchers, le prix de cette denrée montait dans une proportion plus grande encore. Aujourd'hui, les marchés étrangers absorbent à eux seuls la meilleure partie du bétail ; le reste se consomme sur place, mais atteint un prix trop élevé pour être la nourriture ordinaire du plus grand nombre. Sans doute si l'ouvrier voit hausser le prix de la viande, il voit aussi hausser son salaire ; pouvant profiter d'une alimentation plus substantielle, il dispose d'une force plus grande pour le travail ; mais il n'en est pas toujours ainsi. Certains ouvriers ont gardé depuis cinquante ans les mêmes salaires, alors que toutes les choses de la vie ont considérablement augmenté de prix. L'industrie de la faïence commune est même moins rémunérée qu'elle ne l'était autretrefois. Si la consommation s'accroît, les procédés se perfectionnent et rendent la main-d'œuvre moins chère ; d'un autre côté les familles attachées à leur industrie par une longue habitude ne veulent pas aller chercher fortune ailleurs ; il leur répugne de changer de profession et de pays ; il leur déplait de rompre avec les traditions de leurs pères. Réduites à de modiques salaires, elle ne peuvent profiter de l'amélioration des conditions d'existence qui impliquent un surcroit de dépenses. Pour les ouvriersfaïenciers, tandis que les salaires, depuis [211] cinquante ans. ont diminué dans la proportion de 3 à 2, le prix de la viande a, dans la même période, haussé de 1 à 2. On peut donc, pour le temps présent (en 1864), constater que : 1° Dans certains pas l'amelioration du oétail en propageant par des moyens coiûteux la viande de ualité saupérieure en a augmenté considérablement le pri, — 2° ˉCette éleuation de prix afait disparaitre la oiande de qualité inferieure qu'on n'aait point avantage à produire, — 3° ˉCes deux faits reunis, tout en enrichissant le producteur et les intermédiaires, ont diminue le bien-étre du petit consommateur, dont le salaire n'a pas cri en proportion de la plus-value des denrees alimentaires.

Dans les pays où l'industrie de l'élevage est peu développée, les conséquences sont tout autres. A Rome notamment, il y a quelques années. la viande était à un prix extrêmement minime. D'immenses troupeaux de bœufs paissaient à peu de frais dans les prairies de l'Anio. Leur poids ne dépassait jamais une limite modeste et leur viande n'acquérait pas une grande perfection ; mais, en raison de leur bas prix, elle était accessible aux petites bourses.

§ 18. APERCU HISTORIQUE SUR LA FAENCE DE NEVERS.

L'art de la poterie est aussi ancien que le monde. D'abord on employa le limon des fleuves desséché au soleil ; mais les vases ainsi fabriqués restaient friables et fragiles ; la moindre humidité d'ailleurs les rendait, en les délayant, à leur état premier. On imagina de soumettre à l'action du feu cette terre pétrie et moulée avec de l'eau. La terre devint solide, résistante et dure ; mais elle restait encore poreuse, perméable ; elle transmettait aux liquides un goût désagréable ; elle avait l'aspect rougeâtre et granuleux de la brique ; ce n'était encore que de la terre cuite. Alors on inventa cette glaçure silico-alcaline de nature vitreuse et transparente, qui rend l'argile imperméable et qui recouvre la plupart des poteries italo-grecques, romaines, arabes, persanes, américaines.

Au moyen âge, cette glaçure est remplacée par un ernis de pomo translucide également. Il recouvre encore de nos jours certaines po terie communes brunes ou rouges, telles que les marmites, les terrines, les cafetières. Enfin, dans les derniers siècles du moyen aège,[212]on trouva l'émail à base d'etain ou stanifère, vernis rendu opaque par l'introduction d'une certaine quantité d'oxyde d'étain ; l'émail à base d'étain sert en même temps de fond aux couleurs vitrifiables qui se fondent avec lui, sans en altérer l'éclat. C'est ainsi que s'est constituée la faïence. Toute terre à poterie n'est pas une terre à faïence ; il faut la préparer longuement pour qu'elle soit propre à recevoir le précieux

L'historien de Thou raconte qu'un gentilhomme italien du nom de Conrade, qui avait accompagné en France le duc de Nivernais, bLouis de ionague, aperçut en se promenant aux environs de Nevers une terre semblable à eelle dont on faisait la faïence en ltalie ; il fit construire des fours où fut fabriquée la première faïence française. Pendant près de quarante ans, Nevers conserva le monopole de l'industrie importée dans ses murs ; des générations nombreuses d'artistes faienciers se succédèrent sans interruption dans ses manufactures. Puis des faïenciers sortis de ce centre industriel portèrent leur art à Rouen, à Lille, à Moustier, à Marseille, à Clermont, en Alsace. Plus tard Nevers se laissa même distancer, pour les objets de luxe, par ouen et Moustier ; mais la fabrication populaire et courante n'y devint que plus féconde. L'excellente qualité de sa terre, la blancheur de son émail, la solidité de ses produits conservèrent, même après la découverte de la porcelaine, une réputation justement méritée. Ses peintures rapides, parfois grossières, mais toujours franches d'allure, empreintes d'une naiveté charmante, décorèrent pendant près de deux siècles les vaisselles des campagnes, les statues de la Vierge ou des saints, les coupes et les bouteilles passées à la ronde aux fêtes des foyers popu-r laires ou des corporations d'ouvriers, et ornées de l'image du patron protecteur de la confrérie ou de la famille. Au siècle dernier, one manufactures étaient encore en pleine aetivité ; la Révolution et la Terreur n'éteignirent pas leurs fours ; il en reste quatre seulement en 1864. Elles ne fabriquent plus que de la faïence commune dont le seul mérite est un extrême bon marché.

§ 19. QUELQUES MOTS SUR LA FABRICATION DE LA FAiENCE DE NEVERS.

Les procédés de fabrication de la faïence nivernaise sont restés à peu de chose près identiques à ceux qui avaient été mis en euvre dès[213]l'origine : mais ils sont tomhés peu à peu en décadence, surtout depuis la découverte de la porcelaine au dix-huitième siècle.

Composition et melange de terres. — La pâte de la faïence de Nevers se compose de deux parties d'argile figuline et d'une partie de marne. Le gisement d'argile, situé à 1 lil. de Nevers, est une couche de plusieurs hectares de superficie, appartenant au terrain tertiaire dont les bancs argileux recouvrent dans une foule de localités les plateaux de la région occidentale de la Nièvre. Cette formation présente trois lits distincts. Le lit superficiel, de 1 30 d'épaisseur, n'est pas employé parce qu'il fournit une argile trop sableuse et dépourvue de plasticité : mais les manufacturiers emploient et mélangent ensemble les terres du second lit, ou terres rouges, colorées par l'hydrate de peroxyde de fer, et les terres du troisième lit ou terres grises, qui constituent une argile plus fine et plus homogène. Les fabriques de Nevers mêlent ordinairement les argiles de ces deux couches dans la proportion d'un tiers de terre grise avec deux tiers de terre rouge.

Ce mélange, rougissant au feu et infusible au four à faïence, donne une poterie dure et très solide. Pour la rendre propre à reeevoir l'émail, il faut y ajouter une proportion convenable de chau. Si la chaux est en trop minime quantité, l'émail se réunit en gouttes, produit des retraits, des bouillons et quelquefois se détache par écailles. Si la chaux au contraire est en excès, l'émail pénètre dans la pâte, disparaît presque de la surface des pièces qui restent ternes sans aucune espèce de glacé. La chaux est introduite dans le mélange argileux à l'état de marne. Celle que l'on emploie à Nevers se trouve à 1 kilomètre de la ville, à l'opposé des gisements d'argile ci-dessus indiqués, dans un endroit appelé les terres blanches. La marne des terres blanches comprend différentes couches ainsi disposées, en partant de la couche supérieure : 1 un calcaire d'eau douce ; 2° des marnes à spongiaires de l'étage oxfordien supérieur ; 3° un calcaire des carrières de Nevers, étage oxfordien inférieur ; 4° des argiles marneuses sous-oxfordiennes exploitées pour les manufactures de faïence de Nevers. Ces couches reposent sur la grande oolithe, étage bathonien, qui soutient le lit de la Loire. 'On mèle deux parties d'argiles marneuses à une partie du mélange de terre rouge et de terre grise.

Préparation des terres. — Les terres ainsi mélangées sont placées dans des tonneaux à moitié remplis d'eau. Des ouvriers, que l'on appelle patouillour, désignés dans les anciens registres des paroisses sous le nom de passeurs de fosses en aience, munis de lons britons.[214]malaxent cette terre dans tous les sens jusqu'à la réduire en une bouillie claire ; c'est la pâte. On la passe sur un tamis de toile métallique qui retient toutes les scories et ne laisse échapper que la partie la plus fine de l'argile ; celle-ci se rassemble dans des fosses où des ouvrières la remuent encore, afin d'en bien mélanger toutes les parties. Elle épaissit ; alors des femmes, appelées également patouilleuses, la prennent par morceaux et la déposent dans des vases de rebut, sous des hangars, où elle commence à sécher pendant 5 ou jours. On la jette enfin dans une cave où elle doit se mêler intimement pendant une année ou deux. Depuis plusieurs années, les labricants gardent à peine leur argile. Cinq à six mois ne suffisent pas ; la pâte manque d'homogénéité et il en résulte de nombreux accidents à la cuisson. Voici, d'après Salvetat, l'analyse de cette pâte comparée à la pâte italienne :

Analyse de la pâte italienne pour la fabrication de faïences (notes annexes)
Analyse de la pâte italienne pour la fabrication de faïences (notes annexes).

Travail des tourneurs, oudeurs et tournasseurs. — Avant qu'on ne la tire de la cave, la terre est encore frappée et foulée aux pieds par le marceur de terre afin qu'elle prenne la malléabilité convenable. Elle est alors livrée au tourneur et au mouleur, par le fabricant, qui doit la donner en bon état. L'ouvrier la fait encore, à ses frais, pétrir à la main par un homme spécial, qui la divise en balles de différentes grosseurs. Alors commence le travail du potier à proprement parler. S'agit-il de tourner, l'ouvrier place sur le tour une balle de terre humide et molle proportionnée à la pièce qu'il veut fabriquer. Ce tour consiste en un grand disque de bois horizontal auquel le pied imprime un mouvement de rotation ; un seconddisque plus petit, appelé girelle, est réuni par un axe vertical au grand disque dont il reçoit le mouvement. A mesure qu'il fait tourner le grand disque avec son pied, 'ouvrier presse et façonne de la main la terre placée sur la girelle ; il l'élargit, la diminue, la creuse, l'arrondit en tout sens, jusqu'à ce qu'elle figure la pièce qu'il veut imiter ; puis, avec un instrument, nommé estèue, il accuse plus nettement les formes et enlève les ba[215]vures et les rugosités de l'argile. S'agit-il de mouler, on applique la terre sur des formes en plâtre. Les pièces circulaires sont généralement tournées, les pièces ovales ou irrégulières sont moulees et réunies par morceaux au moyen d'une terre liquide et gluante appelée barbotine.

L'ouvrier mouleur ou tourneur doit laisser sécher 12 heures au moins les pièces ainsi préparées ; alors vient l'opération du tournasge, qui donne à la pièce un dernier poli. Les ouvriers de Nevers appellent cette opération le raclage. La pièce doit ensuite sécher l5 jours dans l'atelier, à une haute température ; elle prend alors un aspect blanchâtre et l'ouvrier peut la livrer au patron ou à ses employés pour la mettre au four, où elle recevra la premiêre cuisson. Les prix moyens que l'on paie aux mouleurs ou tourneurs, pour chaque cent de pièces de chaque sorte, sont les suivants : soupières, 8f; cuvettes, 7f; seaux en faïence, 10f ; vases de nuit à la reine, 5f ; saladiers, plats fins, 4f; lavabos. 3f50 ; vases à fleurs pour jardins, vases de nuit ordinaires, pots à eau, 2 ; plats ordinaires, 1f 50 ; assiettes fines, jouets d'enfants. 1f; gobelets et tasses, pots à confitures, 0f75; assiettes ordinaires, 0f70. On voit quelle rapidité d'exécution il faut au mouleur et au tourneur pour arriver à gagner un salaire de 3 ou 4 francs. Les pièces livrées à l'enfourneur sont mises au four, d'où elles sortent, après une premiêre cuisson, sous forme de poteries rouges : c'est ce qu'on nomme improprement du biscuit.

Email. — L'émail employé à Nevers est un mélange qui présente à peu près les proportions suivantes :

Analyse du mélange de l'émail employé à Nevers (notes annexes)
Analyse du mélange de l'émail employé à Nevers (notes annexes).

Cuit et calciné dans des fours, il se présente sous la forme de gaèteaux d'un gris terne, fabriqués à Nevers même dans chacune des manufactures où il est employé. Les gàteaux concassés et broyés sous des meules sont mis dans des baquets et délayés a la main jus qu'à ce qu'il en résulte une bouillie claire. On l'applique sur les biscuits en les trempant dans le baquet. Si les pièces sont destinées à rester blanches, on peut les enfourner immédiatement, en ayant soin cependant de les placer dans des caettes ou gaettes destinées à les garantir du contact de la flamme, de la poussière ou des cendres. S[216]au contraire elles doivent être décorées, elles passent dans l'atelier des peintres, qui les enluminent de dessins.

Peinture. — Les pièces qui ont été plongées dans l'émail présentent avant d'être cuites une surface pulvérulente, fugace et granuleuse d'une aspect grisâtre. C'est sur cet apprêt fragile que le peintre doit appliquer sa décoration à main levée, avec une grande promptitude d'exécution et une grande habileté de main, sans retouches ni correetions possibles. Cette peinture se compose de couleurs minérales qui, combinées avec l'émail sous l'action du feu, prendront en cuisant les teintes voulues. On appelle cela la peinture sur cru, on peut, il est vrai, peindre sur l'émail cuit, et remettre la pièce une troisiême foi au feu, mais cela revient plus cher et les couleurs qui sortent ainsi sont moins éclatantes. Nevers a conservé l'usage de la peinture sur cru et de la cuisson au grand feu. Au reste l'emploi des couleurs minérales présente des difficultés nombreuses ; suivant leurs divers degrés de fusibilité, elles se piquent, ne prennent pas, ou dénaturent, en s'étendant trop, les contours du dessin.

§ 20. CONDITION MATÉRIELLE DES FAENCIERS DE NEVERS.

Outre les tourneurs, les mouleurs et les peintres, la prolession des faïenciers comprend bien des catégories d'ouvriers ou ouvrières. Ce sont : les patouilleurs ou patouilloux, qui mélangent et remuent la terre: les patouilleuses, qui la mettent en balles et la divisent dans des pièces de rebut pour la faire sécher ; les marcheurs ou danseurs de terre, qui la foulent de nouveau avec les pieds, ou tout au moins avec un manége. après qu'elle a séjourné dans la cave ; les batteurs de terre, qui la pétrissent une dernière fois avant de la livrer aux toaurneurs, mouleurs, polisseurs et racleurs, les passeurs de cru, chargés de recevoir les pièces préparées en terre par les potiers et de les porter au four sur de longues planches ; les enfourneurs, qui mettent les pièces au four, les en retirent et doivent avoir une connaissance spéciale du feu, et des mille précautions nécessaires pour placer les pièces dans le four ; les chauffeurs, qui avec un soinméticuleux entretiennent le feu au degré voulu ; les mouliniers, chargés de la fabrication et du broyage de l'émail ; les trempeurs d'email, chargés d'appliquer sur les pièces cuites en biscuit,[217]la couverte d'émail ; les peintres ; enfin les emmagasiniers, les embalˉleurs, chargés de disposer dans les magasins ou dans les paniers les objets terminés ; sans parler des charretiers, chargés des charrois de la fabrique, des fendeurs, qui préparent le bois destiné au four ; plus les commis, teneurs de lires et contre-maîtres.

Ces divers ouvriers ont des salaires différents suivant leur habileté ; voici le tarif moyen des salaires et du nombre d'hommes employés par fabrique.

Salaires des faïenciers de Nevers (1864) [notes annexes]
Salaires des faïenciers de Nevers (1864) [notes annexes].

Les fabriques de Nevers occupent habituellement environ 160 ouvriers dont les enfants ou les femmes sont communément attachés à cette industrie à des titres divers.

§ 21. CONDITION MORALE DES FAiENCIERS DE NEVERS.

Les ouvriers faïenciers de Nevers se distinguent par leur esprit de corps, leur attachement à leur profession et à leur vieille cité, et leur[218]fidélité pour les traditions. Ils se recrutent presque uniquement parmi des familles qui exercent depuis 200 ans et plus cette industrie. Il est rare qu'ils inspirent à leurs enfants le goût d'une autre profession plus lucrative. Bien que les salaires des faïenciers nivernais soient inférieurs à tous les autres, ils se soucient peu d'émigrer. Tout au plus font-ils leur tour de France ou s'absentent-ils momentanément pour revenir bientôt. C'est d'ailleurs une population insouciante, peu morale, peu active et difficile à émouvoir (§ 1). Il travaillent comme ils ont toujours travaillé et n'aspirent à rien de nouveau.

Réunis dans un même quartier, à proximité des fabriques, dans la partie de la ville qu'ils ont toujours occupée, les ouvriers faienciers se connaissent tous entre eux et vivent bien unis. Ils ont conservé pour leurs patrons des sentiments de déférence et d'attachement qu'il est rare de trouver ailleurs. Ils sont en outre charitables et prêts à s'entr'aider ; ils ont conservé l'esprit de fraternité et de solidarité des anciennes corporations, dont ils ont gardé quelques usages.

Tous ou presque tous font partie de la conpfrérie, et dans un pays où les associations religieuses ont gardé bien peu de fidèles, ils célèbrent scrupuleusement la fête de leur patron, saint Antoine ermite. Le premier lundi de juillet, toutes les fabriques de faïence voient chômer leurs ouvriers. On se rend à la cathédrale où une grand'messe est dite en présence des faïenciers ; le soir, des vêpres solennelles, et, le lendemain, une messe pour les faïenciers défunts réunissent de nouveau tous les confrères. Patrons et ouvriers, hommes et femmes y assistent dévotement. Une statue en faïence de saint Antoine, vieille et mutilée, mais vénérable par son ancienneté, est portée à l'église par le maître en charge de la confrérie, lequel est nommé pour deux ans et conserve chez lui pendant la période de sa dignité la précieuse statue. Chaque ouvrier marié contribue aux frais de la fête, cierges, musique, messe, par une cotisation de 0f75, chaque femme par une offrande de 0f45. Les jeunes gens non mariés sont dispensés de cette contribution, mais ils offrent à tour de rôle le pain bénit. Les ouvriers porcelainiers de la ville ont souvent sollicité l'honneur de faire partie de la confrérie des faïenciers ; ceux-ci s'y sont toujours refusés.

Les ménages des faïenciers sont aussi souvent que d'autres, si ce n'est plus, troublés par l'ivrognerie, la débauche et la violence. La misère s'y fait sentir parfois cruellement, par suite de la modicité des salaires et de l'inconduite. Enfin la vie d'atelier, le travail en commun, le mélange des sexes, et même, il faut bien le dire, les fatigues du[219]abeur imposé par cette industrie ne contribuent pas peu à augmenter la rudesse des formes, la licence du langage et les habitudes grossières. Les idées religieuses font d'ailleurs défaut au plus grand nombre ; chez les autres elles exercent à peine une influence légère. L'ivrognerie parait être le vice dominant des faïenciers.

Les femmes employées dans les fabriques sont dedeux sortes.Lesunes, et ce sont les seules qui à proprement parler soient ouvrières en faïence, travaillent avec leur mari à la pièce, soit comme modeleuses, racleuses, finisseuses ou même comme peintres, soit pour compléter ou terminer leurs pièces. En tout cas, elles ne séjournent jamais que dans l'atelier particulier à leur famille ; elles en possèdent la clef et personne n'a le droit d'y pénétrer. Celles-là, d'ailleurs, par leur position de femmes mariées, le rang qu'elles occupent, leur habileté et leur salaire, leur âge même, se font suffisamment respecter de ceux qui seraient tentés d'oublier les convenances auprès d'elles. Les motifs de cet isolement sont d'ailleurs étrangers à la morale ; chaque mouleur ou tourneur a son atelier spécial, afin de conserver sous ses yeux, sans aucun mélange ni confusion, les pièces dont il est l'auteur et dont il doit surveiller le séchage jusqu'à leur livraison.

En outre, l'industrie de la faïence emploie comme manœuvres une certaine quantité de journalières dont le salaire ne dépasse guère 1 franc en moyenne ; ainsi que les hommes qui exercent le même métier, elles ne sont point considérées comme appartenant à la profession et ne font point partie de la confrérie. Les femmes de cette seconde catégorie sont peu respectées et peu dignes de l'être. Confondues avec les hommes, dont elles partagent les travaux, dans les cours, les ateliérs, près des fours, elles perdent facilement toute retenue au milieu des plaisanteries qu'excite leur présence, et elles-mêmes contribuent par leur défaut de réserve à la perte des bonnes mœurs.

§ 22. ÉTUDE SUR LA MÈME FAMILLE VINGT ET UN ANS APRÈS.

ˉL'état du pays, de l'industrie, de la population s'est-il modifié de 1864 à 1882 ? — L'agriculture, le commerce, l'industrie du Nivernais sont restés prospères, comme il y a vingt ans. Nevers en particulier a vu sa population s'accroître de 18.182 à 23.846 habitants ; le chiffre des affaires commerciales a augmenté dans une large pro[220]portion : les relations au dehors ont grandi avec les facilités de déplacement et avec la multiplicité des voies de communication. Dans ce mouvement général d'expansion, l'industrie des faïenciers a perdu son caractère exclusivement nivernais : le vieux quartier, situé dans la partie basse de la ville, presque au bord de la Loire, n'a pas conservé sa physionomie primitive. Beaucoup d'ouvriers de terre, qui habitaient exclusivement ce quartier, sont allés s'établir dans des rues éloignées, plus saines et plus aérées. Les anciennes demeures tristes et parfois humides où les faïenciers se perpétuaient depuis près de trois cents ans, ont été remplacées par des maisons neuves peuplées de familles étrangères au vieux métier. Beaucoup de traditions ont disparu et avec elles s'est modifié l'aspect extérieur de la population, de la cité, du quartier et de la maison. Ce qui est plus grave, c'est que la plupart des fabriques de faïence qui occupaient la partie basse de la ville ont éteint leurs feu. Il en subsistait encore quatre en 1864 ; il n'en reste plus qu'une seule en 1885 ; c'est celle qui s'étend sur l'emplacement des murailles du vieux Nevers, à l'ombre de l'antique tour à pont-levis connue sous le nom de Porte du Croux. C'est celle-là même à laquelle appartenait l'ouvrier déecrit il y a vingt et un ans, sa famille, qui y travaille sans interruption depuis deux cent cinquante ans, y est encore représentée par l'un de ses fils, ourneur comme son père, et actuellement sex âgénaire à son tour. La maison a changé de propriétaire ; le nouveau maître a profondément réformé et la fabrique et l'industrie elle-même, tout en conservant le fond des traditions et des coutumes de l'art de terre. Les trois autres fabriques ont fermé en 1874, 1878 et 1881. Celle qui subsiste a concentré en elle-même le matériel et le personnel des quatre autres. Seul patron d'une population ouvrière encore nombreuse, M. N*** maintient sa fabrication dans un état prospère. Il a perfectionné l'outillage, donné à la faïence artistique une plus grande extension, et apporté de sages modifications aux règlements et aux habitudes de lafabrique. La production s'est accrue et perfectionnée, et le nombre des ouvriers employés n'a pas sensiblement diminué malgré la réduction du nombre des fabriques.

État civil de la famille en 1885. — Le ménage des vieux parents, composé de six personnes, qui a été décrit en 1864, est actuellement dissous par la mort de tous les hommes qu'il contenait ; la mère, Claudine L**, survit entourée de ses deux filles, Eugénie-Madeleine avec son mari et Mathilde Eugénie, demeurée célibataire, avec sa fille Marie,[221]aujourd'hui âgée de vingt-quatre ans. Les uns et les autres habitent encore la maison qu'occupait, il y a vingt et un ans, le père Alexandre Benoit, mort en 1868. Son fils Alexandre-Joseph est mort à son tour en 1873, d'une maladie de poitrine agravée par les chagrins que lui avait causés une femme épousée dans des conditions peu satisfaisantes. Il avait dû s'en séparer pour revenir passer ses derniers jours près de sa mère et de ses sœurs. Son talent comme peintre sur faïence l'avait conduit à gagner jusqu'à plus de 7 francs par jour et il avait économisé près de 10.000 francs. Il légua son petit avoir à sa mêre et à ses sœurs, à l'exclusion de ses frères. Enfin, en 1876, mourut aussi Isidore 6***, ce fils maladif et contrefait, si peu propre au métier de faïencier, et qui, grâce à son intelligence et à ses goûts studieux, était parvenu, dans ses dernières années, à se faire agréer comme employé aux écritures de la fabrique.

La vieille mère porte assez légèrement ses quatre-vingt-huit ans : elle ne travaille plus, depuis la mort de son mari, à la fabrication de la faïence ; mais elle est encore très active et manie vaillamment l'aiguille. Entourée de respect et d'affection, entre ses deux filles, son gendre et ses petits-enfants, elle conserve religieusement le culte de son mari et de sa profession, l'attachement au toit de famille sous lequel ont vécu son père, son aieul et son trisaieul, tous également faïenciers.

Le ménage d'Eugénie-Madeleine possède actuellement deux enfants entièrement élevés, une fille, qui est couturière, et un fils, qui est plâtrier comme son père. Ils sont universellement estimés.

Quant à Mathilde-Eugénie, elle a racheté sa faute en élevant très bien son enfant, et sa conduite recommandable lui a rendu la considération qui s'attache aux autres membres de la famille.

C'est un des fils d'Alexandre Benoit, Joseph G**, qui doit être considéré comme le successeur de son père dans la profession de famille. Marié depuis 1858, il a toujours habité Nevers, exercé la profession même de son père, et depuis longues années il appartient à la fabrique, où il occupe, auprès de son patron, un poste de confiance. Sa femme, Marie V** lui a donné seulement deux filles, toutes deux mariées aujourd'hui. L'ainée, Gabrielle, a épousé un ouvrier typographe de Nevers et elle habite dans la maison de ses parents, mais dans un ménage distinct. Elle travaille avec sa mêre de leur profession de couturiere. La seconde, lise, est mariée à Paris avec un peintre sur faïence qui a été employé longtemps à la fabrique de Nevers. En ré[222]sumé, au lieu d'une famille nombreuse, comme celle qui a été décrite il y a vingt et un ans, nous ne trouvons plus qu'un ménage de deux personnes ; c'est la transformation d'une famille offrant encore quelque stabilité en une famille vraiment instable.

Le fils aîné, Jean-Baptiste, qui était faïencier à Clamecy, a fini par se fixer à Paris avec sa femme et ses enfants. Il y travaille comme tourneur en faïence, mais il a deux fils qui tous deux sont revenus dans la Nièvre ; l'un est tourneur aux poteries de Saint-mand en Puisaie, l'autre, mouleur dans une fabrique de grès cérames au PetitMassé, près de Châtillon en Bazois. Léonard G*** le troisième fils d'Alexandre Benoit, marié depuis 1859, travaille comme mouleur à Lyon, dans une fabrique de grès cérames ; sa fille unique est religieuse dans le couvent de Sainte-Marie, à Bourg. Alphonse G**, le quatrième ils, est toujours absent et l'on pense qu'il n'existe plus.

Religion et habitudes morales. — Joseph G*** et sa famille appartiennent, comme les parents, à lareligion catholique. Les femmes en observent scrupuleusementles prescriptions. Les filles, élevées très chrétiennement, faisaient même partie avant leur mariage d'une confrérie ou congrégation de la Vierge à laquelle elles sont restées sincèrement attachées. Le père, quoique assezindiférent aux pratiques religieuses, partage les sentiments de sa famille et s'en fait honneur au besoin. Il vit en très bons termes avec le curé de sa paroisse. Enfin il fait profession d'être, plus qu'un autre, estimé de son patron et attaché à ses intérêts. Sans être instruit, sans avoir surtout les connaissances de son père, Joseph G*** connaît bien sa profession. Outre son tour de France, il a séjourné et travaillé dans plusieurs villes, comme tourneur, notamment à Paris, à Laon, à Angoulême, à Vierzon, à Clamecy, à Vendôme. Il connaît toutes les variétés de la fabrication et il affirme que nulle part les procédés ne varient, non plus que les coutumes, les salaires et le régime économique du travail. Enfin il demeure un des exemples de l'attachement à la profession traditionnelle. l a résisté à toutes les sollicitations qui ont cherché à le détourner de cette voie ; néanmoins, comme la plupart des ouvriers, il use d'une sorte de tolérance envers ceux qui ne suivent pas les mêmes errements. A la suite d'un complot appuyé de maneuvres justiciables de la cour d'assises et ayant pour but de faire tomber la maison, la plupart des ouvriers furent congédiés. On ne garda que ceux qui, à l'abri de tous reproches, étaient restés en dehrs de cette coupable intrigue. Joseph G*** était de ces derniers ; mais il n'a pas discontinué ses rela[223]tions ordinaires et fréquentes avec les employés qui avaient montré le plus d'hostilité et d'acharnement. Il tient à être bien avec tout le monde et se pique de n'avoir pas d'opinions politiques.

Il ne faut plus s'attendre à trouver chez les ouvriers faïenciers la pra tique en commun de certaines observances religieuses, ou simplement le respect des vieux usages de la corporation. La confrerie des potiers a été supprimée il y a seize ans ; on ne célèbre plus ni à l'église ni ailleurs, au premier lundi de juillet, la fête du patron, saint Antoine. Non seulement la caisse de secours établie entre les faïenciers ne fonctionne plus, mais les sociétaires ont mangé, ou plutôt bu, le fond commun, au lendemain de la derniêre réunion, qui eut lieu en 1869. Tout ce qui de près ou de loin rappelle à ces ouvriers l'idée de la religion est repoussé a priori comme une atteinte portée à leur indépendance de libres penseurs. Les enterrements seuls ont conservé le privilège de réunir parfois les ouvriers du métier. On y va par égard pour la famille ; si, par aventure, le défunt a réclamé l'enterrement civil, ce qui a lieu quelquefois chez les faïenciers, ses confrères l'accompagnent plus allêgrement au cimetière qu'ils n'accompagnent d'autres morts à l'église, où beaucoup refusent d'entrer. Cependant l'ouvrier qui était maître en charge en 1869, quand la confrérie fut supprimée. a gardé en dépôt dans sa maison la statue du bon saint. Bien qu'il tienne ce dépôt secret et n'en fasse point parade devant les autres ouvriers, il ne désespère pas, dit-il, de voir revenir des temps meilleurs, où la statue du bon saint pourra reprendre sa place d'honneur dans la corporation.

Joseph G. et sa famille vivent en assez bons termes avec la vieille mêre ; ils l'aiment et la respectent ; mais ils ne voient pas les deux sœurs depuis que leur frère Alexandre les a avantagées par son testament. Joseph ne pardonne ni au défunt ni aux légataires le legs fait seulement à deux membres de la famille. En général, on peut affirmer que les populations ouvrières de cette région répugnent absolument à la liberté de tester et regardent le partage égalitaire comme de droit naturel, même pour les collatéraux.

Joseph lit peu, sans suite, sans méthode, et sans parti pris, selon ce qui lui tombe sous la main. L'habitude de la presse à un sou, qui se colporte chaque jour dans les maisons, exerce sur la moralité et le sens droit des ouvriers une influence déplorable. L'ouvrier lit assez volontiers aussi certains journaux de la localité ; malgré les prédictions violentes, les invectives, les provocations contre les riches, les[224]ministres du culte et les autorités sociales, il subsiste encore chez lui un fond d'honnêteté.

La famille de l'ouvrier occupe dans la profession le rang exceptionnel qu'elle y tenait il y a vingt et un ans. Joseph, son chef actuel, représente bien la condition moyenne des ouvriers faïenciers ; il gagne 5 francs environ par jour, sans compter le travail supplémentaire auquel il peut se livrer ; attaché à la fabrique dans laquelle ont travaillé ses ancêtres, son père, sa mère, ses frères, son gendre et ses neveux, il continue la tradition et la coutume de stabilité des ouvriers de terre. On remarquera d'ailleurs que dans cette famille, aujourd'hui dispersée et peu nombreuse, on compte encore, outre Josepl 6*** ix faïenciers, ou ouvriers céramistes ; savoir, deux de ses frères, un beaufrère, deux neveux et un neveu par alliance.

Situation matérielle de la nouvelle famille en 1885. — Les époux Joseph G*** ont réalisé assez d'économies pour acheter, moyennant 5.000 framcs la maison qu'ils occupent et où loge en outre le ménage d'une de leurs filles. Ils possèdent une petite vigne qujils font cultiver à moitié et qui leur rapporte environ trois pièces de vin pour leur consommation annuelle. Continuant à mettre de l'argent de côté, ils ont encore une certaine somme à la caisse d'épargne, bien qu'ils aient donné, en mariant chacune de leurs filles, une petite dot et le mobilier. La femme, Marie vee*, est laborieuse, intelligente et possède par ellemême un petit avoir. Elle tient un atelier de repassage et gagne annuellement à peu près autant que son mari. Celui-ci attribue leur aisance relative au bon ordre, à l'économie et à l'intelligence de sa femme. Elle lui est en effet supérieure et il est clair que la prospérité de cette famille provient surtout des vertus chrétiennes de la mère et de ses enfants.

Joseph G***,tout en reconnaissant cette influence, n'a pas la force d'imiter ces exemples. On ne peut pas dire qu'il fréquente le cabaret, mais de temps en temps il se réunit aux autres faïenciers pour boire un verre de vin ; c'est surtout le lundi soir à l'heure de la paie. Il n'a cependant en aucune facon les habitudes d'ivrognerie qui dominent parmi les ouvriers de terre. Ce vice est aujourd'hui plus intense que jamais et l'on ne saurait dire à quel point la boisson, quelle qu'elle soit, a d'attrait pour eu ; toutes les occasions, même ies enterrements de leurs confrères, leur sont bonnes pour dépenser à boire jusqu'à leur dernier sou. IIeureusement Joseph 6*** a de plus utiles distractions : il visite souvent sa vigne et ne se fait pas faute d'y travailler le diman[225]che. « Cela vaut encore mieux, dit-il, que de s'enivrer et de mal faire. » La pêche est encore une de ses récréations favorites. Le voisinage du nénage de sa fille est l'occasion de dîners de famille très fréquents et où chacun apporte sa part. D'ailleurs, pompier depuis vingt ans, il a depuis dix ans les galons de sergent, qui lui valent une subvention annuelle de 25 francs. Son gendre, le typographe, est fourrier dans la même compagnie. Tous les premiers dimanches du mois, des maneuvres ont lieu pendant quelques heures ; de plus, tous les quinze jours il est de service sur la scène du théâtre de Nevers. C'est un grand plaisir pour lui d'assister à la représentation ; il a même le droit d'amener avec lui une personne de sa famille et il a soin de n'y jamais manquer.

Modifications dans le travail actuel de la faïence à Nevers. — Le propriétaire actuel de la seule fabrique de ce genre n'a rien eu à changer à la méthode générale de fabrication suivie depuis près de trois iêeles ; mais il en a réformé et perfectionné les détails. En ce qui concerne la préparation de la terre à faïence, il a dû supprimer les baquets et les fosses où la terre était fort imparfaitement remuée par les patoauilloux (§ 19). On la jette aujourd'hui dans une cuve nommée agitateur, où deux ailes en fer la remuent avec l'eau, la divisent et l'agitent en tous sens jusqu'à ce qu'elle forme une bouillie fine parfaitement homogène. Au fond de la cuve tombent le sable, la chaux, les cailloux, en un mot toutes les matiêres impropres à la fabrication, tandis que l'argile liquide passe à travers un crible pour se débarrasser de tous les corps étrangers. En sortant de ce crible, elle est amenée dans une fosse d'où une pompe aspirante et loulante l'élève jusqu'à un nouveau réservoir. Là des presses la compriment violemment, des essoreuses mécaniques chassent l'eau en excédent et la réduisent en une pâte plastique. Elle se présente alors sous la forme de galettes et va dans un malaxeur, qui la pétrit, la bat, la comprime et lui donne entin cette homogénéité, et cette finesse que l'on n'obtenait guère avec l'ancien travail. De plus chacun de ces appareils a plus que décuplé la rapidité du travail. La fabrique actuelle n'occupe donc plus ni patouilloux, ni patouilleuses, ou marcheurs de terre, ni petrisseurs. Enfin on peut aujourd'hui, dans l'espace de vingt-quare heures, préparer une terre de bonne qualité prête à livrer au mouleur, et elle coûte cinq fois moins qu'autrefois. Cependant les anciens procédés, pratiqués avec soin, restent supérieurs pour la faienee d'art à émail précieux et à peinture artistique. Aussi le nouveau fabricant a-t-il [226] toujours en réserve, pour certains travaux de choix, de la terre préparée par l'ancienne méthode.

Après un demi-siècle de décadence et d'oubli, les traditions artistiques de la faïence décorative ont depuis vingt-cinq ans subi une véritable résurrection. Malheureusement les jeunes ouvriers nivernais n'ont pas su mettre à profit le retour du goût public vers les dessins et les décors de l'ancienne fabrication du pays. C'est en vain qu'a été fondée il y a quinze ans, à Nevers, une école municipale de dessin spécialement en vue de la décoration céramique. Jusqu'ici elle est peu fréquentée et le travail y est moins sérieux que les prétentions artistiques des élèves n'y sont exagérées. Aussi la plupart des peintres décorateurs occupés à la fabrique de Nevers viennent-ils de Paris.

Condition matérielle des faïenciers. — Le tableau suivant fait connaître les salaires actuels pour les diverses catégories d'ouvriers.

Salaires des faïenciers de Nevers (1885) [notes annexes]
Salaires des faïenciers de Nevers (1885) [notes annexes].

Il est à remarquer que depuis plus de deux siècles, malgré le progrès des procédés et l'augmentation des salaires, le tarif des objets[227]de poterie commune fabriqués à la pièce n'a presque pas varié ; il est encore en 1885 ce qu'il était en 1864. Néanmoins. grâce à une meilleure organisation de l'atelier, le salaire s'est notablement élevé depuis ces vingt et un ans. Il a suffi pour cela d'exiger un travail plus assidu et de se montrer plus difficile sur la qualité des objets fabriqués. L'honneur en revient au maître actuel de la fabrique et, grâce à lui, les ouvriers se sont trouvés plus actifs, plus habiles et capables de travailler plus rapidement, au moment même ou la crise industrielle contraignait le patron à diminuer les salaires dans la proportion de 10 pour cent. Malgré cette cruelle nécessité, tel ouvrier qui ne gagnait autrefois que 4 francs, à la tâche, arrive aujourd'hui à en gagner 6 ou 7, suivant son habileté.

ˉCondition morale des faïenciers. — Malheureusement le progrès matériel n'a pas été accompagné d'un progrès moral correspondant. L'esprit de corps, l'amour de la famille, l'attachement au patron et au pays natal ônt reçu dans les vingt dernières années les plus graves atteintes. Une sorte d'apathie maintient encore à Nevers un certain nombre d'ouvriers ; mais tout ce qui les constituait en corporation a disparu et a été remplacé par une affiliation générale à la franc-maçonnerie. C'est là qu'ils prennent leur mot d'ordre en toute occasion. à tel point qu'ils ont perdu toute initiative personnelle. Chez le petit nombre de ceux qui sont demeurés indépendants de ces sociétés mystérieuses, les derniers restes de l'esprit de corps ont pour résultat de les soumettre à l'influence du plus grand nombre.

En changeant d'une façon si profonde, les faïenciers sont loin de s'être amendés. Le patron de la fabrique n'a aucun moyen de maintenir ses ouvriers à l'atelier, quand, pour un motif quelconque, ils ont un peu d'argent dans leur poche. Si les faïenciers ont conservé la coutume de se rendre aux enterrements de leurs confrères, peut-être cela tientil surtout aux occasions de désordre qu'ils y rencontrent. Le mort est porté par quatre faïenciers que choisit la famille ; on leur paye environ 10 francs pour leur peine. Aussi le mort n'est pas plus tôt dans la terre que déjà les quatre porteurs sont attablés au cabaret ; ils n'en sortent pas qu'ils n'aient tout bu. et pendant deux ou trois jours il ne faut pas espérer les revoir à la fabrique.

L'antagonisme contre le patron est devenu le mal habituel et s'est tout récemment manilesté par une vériltable conspiration où les malfaçons préméditées, les livraisons de marchandises à vil prix, les falsifications des écritures de la maison ont été combinées, sans aucun[228]scrupule, pour faire tomber une fabrique qui a rendu les plus grands services. La décision et l'énergie du maître ont pu seules déjouer cet odieux complot.

Réforme du régime du travail. — Sous l'influence des anciennes mœurs vet de l'antique esprit de famille, l'installation des tourneurs et mouleurs en atelier séparé était une combinaison profitable ; mais avec le changement survenu dans les meurs, ce même système avait engendré d'intolérables abus. L'atelier séparé ne servait plus qu'à couvrir des absences illicites beaucoup trop fréquentes et trop souvent des désordres moraux favorisés par la répugnance des femmes et des filles à venir travailler dans l'atelier du père de famille. Cette répugnance est un fait nouveau et se rattache à la désorganisation de la famille ancienne.

Le maître actuel s'est décidé à réformer ces abus en interdisant aux femmes l'entrée de la fabrique, à quelque titre que ce soit ; en outre. chaque ouvrier tourneur ou mouleur est responsable de ses pièces : seul chargé du travail qu'il entreprend, il ne doit introduire personne dans son atelier. Le nouveau règlement exige aussi que, sauf' une raison satisfaisante, l'ouvrier soit au travail à 6 heures du matin ; il peut d'ailleurs prolonger son travail autant qu'il lui convient. Cette prescription d'exactitude a pour sanction le renvoi de l'ouvrier, après un premier avertissemet. amenés ainsi à l'assiduité. les ouvriers ont vu leur salaire s'accroître de moitié en sus et le patron a pu compter sur une fabrication plus régulière.

Enfin, une autre réforme a porté sur la condition des apprentis. Autrefois ehacun d'eux était au compte de l'ouvrier, qui en disposait à son gré. ''rop souvent il était employé à toute espèce de services étrangers à la profession, et, au bout des trois ans révolus, il sortait. fort ignorant. de l'atelier qu'il avait fréquenté. Le maître actuel prend maintenant à son compte tous les apprentis : c'est lui qui confie ehacun d'eux à un ouvrier mouleur ou ourneur, avec mission de lui apprendre son métier. Pour s'assurer que cette mission est remplie, il donne à l'ouvrier jusqu'à 10 francs par mois, mais il contrôle le travail. De cette laçon au bout d'un an l'apprenti peut être bon ouvrier et gagner sa vie. Le maître de la fabrique rémunère en outre l'apprenti des le début, pour aider la famille ; mais, par compensation, il se récupère en faisant une retenue sur le salaire pendant la seconde année.