N° 96

FELLAH DE KARNAK

(Haute-Egypte)

JOURNALIER

DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS MOMENTANÉS

d'après

LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX DE 1895 A 1900

PAR

GEORGES LEGRAIN

Inspecteur-dessinateur du Service des Antiquités



OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES DÉFINISSANT LA CONDITION DES DIVERS MEMRBRES DE LA FAMILLE

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.

[289] Les ouvrages qui parlent de l'Égypte antique et moderne sont si nombreux que la description que, normalement, je devrais donner des lieux, de l'organisation sociale, de l'industrie et de la population de l'antique terre des Pharaons, pour commencer cette étude, me semble à peu près inutile.

Homère, qui, le premier, parla de la Thèbes aux cent portes, trouvait que, de son temps, aller en Egypte était une longue et périlleuse entreprise.

J'estime que, de nos jours, celui qui voudrait écrire un récit de voyage[290]jusqu'à la première cataracte pourrait prendre comme modèle du genre le Voyage de Paris a Saint-Cloud par terre et par mer, et je ne serais pas étonné que quelque émule de Daudet n'écrivît bientôt un pendant au Tartarin sur les Alpes, avec le paysage nilotique comme fond de tableau.

La rapidité des communications, les progrès récents, ont mis l'Egypte à nos portes, et le voyageur ou même le simple curieux n'a qu'à parcourir le Joanne ou le Bœdecker pour y trouver des renseignements précis, puisés aux sources mêmes. S'il veut pousser plus loin ses études, la bibliographie de l'Égypte, depuis le grand ouvrage de la Commission française qui accompagna Bonaparte il y a déjà plus de cent ans, jusqu'au dernier rapport de S. Exc. lord Cromer, est assez riche pour ouvrir au chercheur un vaste champ d'études et de méditations.

Lorsque Strabon, en l'an 30 de notre ère, visita la célébre Thèbes aux cent portes, qu'avaient chantée omêre et les auteurs anciens, il ne vit plus que des temples ruinés autour desquels des bourgades peu importantes subsistaient encore.

Ce qu'était la capitale des Thotmès, des Aménophis et des Ramsès à cette époque, elle l'est encore aujourd'hui.

Louqsor a envahi le temple d'Amon, et la mosquée d'Abou el Haggag dresse son minaret tout a eôté de l'obélisque frère de celui de la place de la Concorde.

Il y a vingt ans, c'était encore un village arabe assez pauvre, ne devant sa renommée qu'aux ruines antiques. Depuis cette époque, les bateaux à vapeur et, plus récemment, le chemin de fer, en assurant des communications plus rapides et plus sûres, ont attiré savants et touristes dont le nombre est devenu, chaque année, de plus en plus grand (plus de 2,000 en 1900).

Louqsor commence à devenir une station d'hiver fort vivante, qui attire les voyageurs par la beauté de son climat et l'intérêt des ruines de l'ancienne Thèbes. Elle est le siège d'une sous-préfecture.

Sa situation géographique est de 25° 41' 57'' de latitude nord, vet 30° 15' 7'' de longitude est.

Karnak, situé à deux kilomètres au nord de Louqsor, est célebre par les monuments grandioses qui y subsistent.

Plusieurs bourgades (nagga) sont groupées autour des ruines : leur nom commun est Karnak. Elles renferment environ 3,000 habitants, occupés plus particulièrement i la culture des champs fertiles qui s'étendent tout autour.

[291] Pendant l'hiver, le service des antiquités travaille au déblaiement et à la consolidation des ruines du grand temple d'Amon. Ce travail supplémentaire occupe de six à huit cents hommes et enfants, qui trouvent dans ce labeur une ressource inespérée contre la misère qui étreint les pauvres paysans (fella) de cette contrée. Nous étudierons un des ouvriers attachés à ce travail.

La température varie entre 15° en hiver (décembre, janvier), et 40° à l'ombre en été. Le ciel y est presque constamment limpide et la pluie très rare. Cette année, par extraordinaire, il a plu quatre fois peu abondamment.

Une maison à Karnak [§1]
Une maison à Karnak [§1].

L'année est divisée, comme partout ailleurs en Egypte, en trois saisons : hiver (chita), de novembre à février ; été (sef), de mars a juin ; inondation (kharif), de juillet à fin octobre.

L'eau apportée par l'inondation annuelle du Nil est distribuée par le service des irrigations ; les machines hydrauliques indigenes (sakichs et chadoufs) achèvent de suppléer à la rareté des pluies.

Les terres fournissent d'abondantes moissons de blé, d'orge, de mas (dourah), de lentilles, de fèves, de luzerne (bersim). Les habitants en mangent. Les oiggnons sont fort bons. La melouchia et la bamia,[292]plantes mucilagineuses, régalent le palais des Arabes. Les cucurbitacées, concombres, pastèques, etc., y sont abondantes, mais de qualité inférieure, à cause de la négligence des cultivateurs.

Les arbres sont le palmier, le palmier doum (cucifera thebaidi), le sycomore, l'acaucia (leba), le sont (acacia ilotica), l'arbre à glu, le ialat (melia semperorens), le hennei, lefoutna (acacia odorant), le tamarix.

Les habitants sont essentiellement cultivateurs et n'exercent aucune industrie, sauf la fabrication de nattes et de corbeilles en feuilles de palmier, qu'ils gardentle plus souvent pour leur usage particulier.

Ils exportent leur blé et le vendent le plus souvent au marclié de Louqsor. Les gros propriétaires l'envoient au Caire et à Alexandrie, et se livrent a la spéculation et aux jeux de bourse.

Les animaux domestiques sont : le chameau, le bœuf, le bufle, le mouton, la chèvre, le dindon, l'oie, la poule et le pigeon, fort mal nourris et fort maigres, sauf la dernière espéce.

Les animaux sauvages sont : le chacal, le renard, le chat sauvage. Les serpents, vipères à cornes, etc., ne sont pas rares.

Les scorpions venimeux, les grandes araignées, les mouches, les moustiques y sont malheureusement en trop grande quantité.

Les chauves-souris abondent dans les ruines et fournissent un guano fort apprécié des paysans.

Le sol qui, par suite de l'égalité des héritages, était fort morcelé, tend, depuis quelques années, à être réuni entre les mains des principaux riehes du pays, qui spéculent sur la misère des paysans, prêtent à taux usuraire et ruinent les petits propriétaires par la concurrence provenaunt de l'apport de machines plus perfectionnées que celles que les fellahs emploient traditionnellement depuis des siècles.

Chaque cheih (notable) réunit autour de lui un certain nombre de clients dans le sens latin du mot, qui se reconnaissent sous son autorité immédiate. La réunion des cheibhs forme une sorte de conseil délibérant sur les affaires du village.

Chaque notable est responsable de sa tribu, de sa gens. Le chef des notables, le omdeh, dépend du gouvernement représenté par le mamour el marha (équivalant à un de nos sous-préfets). L'omdeh est responsable du village placé sous sa juridiction. e mamour el aarha a la police régulière sous ses ordres. Elle est scondée par des gapfirs (gardes) civils fournis par le pays, et placés sous les ordres d'un chef des gafir responsable de ses agents.

[293] Tel est le milieu dans lequel vit Ahmed Mahmoud, sujet de cette monographie1.

§ 2. État civil de la famille.

La famille dont nous raconterons plus loin l'histoire se compose de cinq personnes :

1.Ahmed Mahmoud, né à Karnak, marié depuis six ans............ 24 ans.

2.Fatouma Ahmed, sa femme, née à Karnak............ 22 —

3.Taher Ahmed, leur fils aîné, né à Karnak............ 5 —

4.Amîne Ahmed, leur second fils, né à Karnak............ 13 mois

5.Gamileh Abouzeid, mère d'Ahmed, née à Karnak, environ............ 50 ans.

Gamileh Abouzeid est la mère de huit enfants. Elle n'a pas moins de vingt-quatre petits enfants. Voici d'ailleurs l'état exact, dressé le 20 mai 1900, de la branche Mahmoud-Gamileh :

1° Ali Mahmoud, né en 1865, est gafir (gardien) de police, et gagne 60 piastres par mois.

Il a épousé Saïdae Sebagh. Ils n'ont pas d'enfants.

2° Heissein Mahmoud, né en 1866, est jardinier et gagne 3 piastres par jour.

Il a épousé Egnoouïé Zaïan et en a eu deux fils, Abderrahim Heissein et Mohamed Heissein, et quatre filles, Saïda Heissein, Rahimeh Heissein, Fatma Heissein, Jamna Heissein.

3° Akhmed Mahmoud, né en 1688, est gafir du service des antiquités et gagne 90 piastres par mois.

Il a épousé Jamna Sélim et en a eu un fils, Yousef Akhmed, et deux filles ; l'aînée s'appelle Amîna Akhmed, la seconde n'a pas encore[294]reçu de nom parce qu'elle ne marche pas encore seule et ne sait pas parler.

4° Hassan Mahmoud, né en 1870, est mort.

De son mariage avec Fatouma Diab, il a eu trois fils : Mahmoud IHassan, déjà assez grand pour être occupé dans nos travaux de déblaiement (voir photographie), Seifou assan et Mohammed Hassan. Fatouma et ses enfants sont secourus par les frères de son mari.

Ahmed Mahmoud. Akmed Mahmoud. Un cousin. Mahmoud Hassan. Ahderrahim Heissein [§1]
Ahmed Mahmoud. Akmed Mahmoud. Un cousin. Mahmoud Hassan. Ahderrahim Heissein [§1].

5° Mohammed Mahmoud, né en 1875, a été longtemps terrassier à Karnak. Embauché aux travaux de la gare de Louqsor, il a eu la jambe coupée par une locomotive. Il est actuellement gafir du chemin de fer et gagne 105 piastres par mois.

De son mariage avec Kaghigé Ahmed, il a eu deux petites filles : Hassanieh Mohammed et Saïda Mohammed.

6° Ahmed Mahmoud, dont nous allons nous occuper, est terrassier dans les travaux de Karnak, et gagne 2 piastres par jour de travail.

Il s'est marié avec Fatouma Ahmed, qui lui a donné Taher Ahmed, âgé aujourd'hui de 5 ans, et Amine Ahmed, qui n'a encore que 13 mois.

Les filles de Mahmoud se sont mariées :

[295] 7° Khadiga Mahmoud avait épousé Abd el Hakîm Yousef et lui a donné un fils, Mohammed Abd el Hakîm, et une fille, Zara Abd el Hakîm. Khadiga est morte.

8° Fatma Mahmoud s'est mariée avec Mohammed Abd el Rahmane, et lui a donné Gelal Mohammed, un autre fils non encore désigné et quatre filles, Gelila Mohammed, Hanem Mohammed, Hamida Mohammed, Taouaïda Mohammed.

§ 3. Religion et habitudes morales.

La religion de la famille et des fellals de larnal est l'islamisme réduit à sa plus simple expression.

Les cérémonies principales sont : la circoncision, la prière et le jeûne.

La circoncision a lieu lorsque l'enfant a de 6 à 10 ans.

L'homme n'apprend la prière que quand il est grand et fort, et assez intelligent pour pouvoir en retenir les mots et les phrases. Beaucoup de paysans de larnal, pour pratiquer, ne savent que prononcer les premiers mots, puis remuer les lèvres et faire les gestes consacrés et les génufléxions rituelles. La prière du vendredi, à la mosquée, est suivie seulement par les gens de loisir, riches ou paresseux. Ceux qui travaillent la négligent, mais à cause du labeur seulement. Il est rare qu'une femme prie.

Le jeûne du Ramadane est suivi dans toute sa rigueur par les hommes (quelquefois aussi par les femmes), même par les plus grandes chaleurs et les plus rudes travaux. Il est rare qu'un ouvrier rompe le jeûne sans être hué par ses camarades. Toutefois, Ahmed n'a commencé à l'observer que depuis trois ans. Les enfants, à cette époque, mangent à part des hommes.

Aux fêtes du Beiram et du Courbam Beiram, les gens de Karnak se réunissent par tribus (j'en ai vu jusque près de deux mille), et prient en commun sous la direction d'un cheikh fort vénéré. Celui-ci leur lit ensuite les sentences et instructions morales du Coran, qu'ils écoutent à genoux.

Ce fut seulement vers l'époque de son mariage que Mahmoud, le père d'Ahmed, apprit à son fils à prier. Jusque-là, il l'avait laissé vivre dans la plus complète indifférence religieuse. Il se mit tant bien que mal dans la tête les phrases de la Fatah' (prière), mima les gestes qui[296]l'accompagnent, et alla a la mosquée où, priant de compagnie, il compléta son éducaution religieuse qui, on le voit, est assez simple.

Je dois faire remarquer, d'ailleurs, qu'Ahmed, quoique assez intelligent, ne sait pas réciter correctement le texte sacré. Beaucoup de ses compatriotes, dont lae mémoire est encore moins heureuse, n'en savent balbutier que quelques mots. Les gestes et les génutlexions sont mieux observés.

Les fellahs vénèrent les tombeaux et les morts, et particulièrement ceux dont la réputation de sainteté est demeurée célèbre. Ceux-ci ont le pouvoir de faire des miracles.

Ils n'entendent rien aux subtilités théologiques, mais rapportent exclusivement à Dieu, à Rabbouna, tout ce qui leur arrive de bon ou de mauvais. Ils font le bien et surtout le mal inconsciemment, rejetant la responsabilité de leurs actes sur le Créateur.

Ce sont des êtres doués de malice, de duplicité, peureux et sournois, incapables de faire le bien par amour du bien même, et de travailler s'ils ne sont poussés par le besoin et étroitement surveillés.

L'esprit militaire étuit nul chez eux voici encore quelques années. Le départ au régiment était considéré comme un deuil. Les conscrits enchainés étaient suivis jusqu'au point d'embarquement par les parents, qui hurlaient de douleur. Il y a progrès, semble-t-il, depuis quelques années. Les mutilations volontaires (doigt coupé, œil brûlé avec de la chaux) étaient fort nombreuses.

Ahmed ne sait pas lire. On aurait pu le mettre à l'école, mais l'instruction est vraiment trop coûteuse l Et puis, le paysan, en somme, n'a pas besoin de savoir lire et écrire, cela est bon pour les riches, les citadins de Louqsor, dont les fils deviendront drogmans, employés d'administration portant tarbouche et, s'il plait à Dieu, pourront être un jour beys ou pachas. Mais pour apprendre à lire dans le Coran, il faut quatre ou cinq ans d'application soutenue, et le petit Ahmed, qui a interrompu ses classes et n'a lu que le quart du livre sacré, ne sait pus même lire à moitié. Et il en coûte bon ; le maître d'école de Karnak, à côté du temple de honsou, demande un pain et un millième par jour et par élève. Chacun d'eux, encore, aux fêtes de Daieh, de lamadane et d'Abou el lIlaggag. le patron vénéré de Louqsor, doit fournir un etleh de grain au pédagogue.

§ 4. Hygiène et service de santé.

[297] La loi musulmane veut que cinq fois par jour, tout bon croyant se lave le crâne, les yeux, le nez, la bouche, les oreilles, les parties secrètes, les bras jusqu'au coude, les pieds jusqu'à la cheville. Ceci fait, il s'oriente soigneusement vers La Mecque et prie. Dans le désert, le sable remplace, dans une certaine mesure, l'eau qui manque.

Les habits doivent être propres et nets. Un attouchement impur de mécréant ou de bête immonde oblige un bon musulman à recommencer ablutions rituelles et nettoyage des habits.

Toute relation conjugale doit être suivie d'une immersion totale du corps humain.

La loi est telle pour les ablutions et les bains, mais, dans la réalité, elle peut être considérée comme fort négligée.

L'épilation est commune aux deux sexes.

L'eau, boisson presque exclusive du paysan de arnak, est trop souvent cause de maladies. L'eau du Nil, fltrée, est délicieuse. Elle est, d'après les analyses chimiques, à peu près pure, et ne contient que des matières organiques en suspension. Le air, grand vase poreux, sert de filtre et fournit, par transsudation et suintement, un liquide excellent. Il sufit pour cela de suspendre le air et de recueillir dans un récipient ad oc l'eau qui coule par dessous. Les paysans, malheureusement, ne prennent pas ce soin, préférant l'eau limoneuse comme plus s nourrissante ». uand ils emploient un ar comme récipient, ils l'enfouissent en terre aux trois quarts, et prennent l'eau à même. L'eau qui croupit ainsi favorise le développement des microbes produisant la maladie nommée bilharaia emotioia, étudiée définitivement par le savant docteur Lortet, doyen de la faculté de médecine de Lyon. Il va- sans dire que les habitants ne sont exempts d'aucune des maladies provenant de l'ingestion d'eaux contaminées ou corrompues.

L'habitation du paysan est toujours sale. Il serait diflicile d'ailleurs qu'il en fût autrement. Bêtes et gens vivent en commun, pêle-mêle. Les ordures ménagères sont jetées tout contre la maison et forment vite des buttes de décombres. Le soleil, les oiseaux de proie et les chiens, heureusement, en enlêvent rapidement tout ce qui pourrait être nuisible. Tout est séché, enlevé, mangé presque aussitôt jeté.

[298] Les chambres couvertes, trés petites, bàties pour se réchauffer mutuellement quand il fait froid, n'ont d'autre ouverture que la porte. Elles sont noires et malpropres.

Les serpents, et surtout les scorpions, n'y sont pas rares. La piqûre des scorpions est parfois mortelle, celle des serpents presque toujours.

Malgré leur saleté et leur misère, il est peu de fellahs invalides. La faim et la maladie se chargent de faire la sélection naturelle. La proportion des décès chez les enfants est de 6/10 environ. Ceux qui restent sont, pour la plupart, bien bàtis, allant absolument nus au soleil, se roulant dans la poussière et les ordures, et s'en trouvent bien, pa

Sauf les jours de fête ou de marché, où les habits sont plus beaux et plus propres, les hommes et les femmes sont généralement couverts de loques sales où la vermine, et particulièrement les poux, se développent librement.

Toute personne soigneuse occupe ses moments de loisir à la chasse de ses bestioles, et aussi de celles de ses proches et amis. Des chasses semblables ont lieu sur le seuil des maisons, dans les cheveux des filles. Les garçons, dont la tête est le plus communément rasée, échappent à ce sport. Les maladies du cuir chevelu sont fréquentes.

Il est rare qu'un malade reçoive des soins à temps. Le paysan, ignorant en toutes choses, n'entend rien à la médecine et à la pharmacie.

Le gouvernement a, dans chaque district, un médecin sanitaire qui constate les décês, les maladies contagieuses ou épidémiques, et qui, dans ce cas, doit faire prendre d'office les mesures prophylactiques ordonnées par l'administration des services sanitaires. Les paysans, à cause même des fonctions de ce docteur, en ont grand'peur, craignant toujours quelque autopsie ou dissection.

Un hôpital fondé par l'Agence Cook et les touristes à Louqsor, hôpital construit et entretenu spécialement pour les habitants pauvres, est de même tenu en suspicion par crainte des opérations dont nous parlions plus haut.

Chaque village a son m iaine, barbier, qui aide à la constatation des décès, coupe les cheveux, rase, saigne et donne des médicaments de sa facon aux paysans.

Les ventouses, les scarifications et les purgatifs sont les bases de la médecine champêtre. L'antisepsie est lettre morte pour les paysans et le barbier. ette négligence amène souvent des plaies putrides dont les suites sont déplorables. Cest facheux, car j'ai rarement vu ailleurs des[299]plaies mieux et plus rapidement guéries qu'à arnab, après qu'elles avaient été, dès le début, soignées selon les méthodes actuelles.

Les accouchements se font le plus naturellement du monde, et la parturition, de même que la grossesse, se passe sans encombre.

Les frais d'accouchement peuvent s'énumérer ainsi :

Frais d'accouchement (§4)
Frais d'accouchement (§4).

Celui qui, le père se trouvant absent au moment des couches, court lui annoncer la naissance d'un fils, a droit à un cadeau qui n'est pas inférieur à 5 piastres (1f 30).

Le nizaïne soigne aussi les animaux. C'est rare d'ailleurs, et il eu est beaucoup qui meurent par suite de l'ignorance et de la nonchalance de leurs propriétaires. Il n'y a de vrais vétérinaires que dans les grandes villes et les administrations ; la plupart sont Européens.

Toute viande abattue et vendue au marché doit porter une estampille rouge apposée par un fonctionnaire des services sanitaires. lle en garantit la bonne qualité.

Les sorciers, par leurs conjurations, éloignent les mauvais esprits qui amènent les maladies trop dificiles à guérir, ils vendent aussi des talismans pour les prévenir ou pour écarter le mauvais œil. Je crois, en somme, que de tous ceux qui se mêlent de guérir, les sorciers sont ceux qui gagnent le plus.

J'ai vu des charmeurs de serpents et de scorpions. Les scorpions sortaient des coins obscurs pour aller au conjurateur. J'ai vu prendre des serpents, et j'avoue croire au pouvoir de ces gens.

§ 5. Rang de la famille.

Ahmed Mahmoud et sa famille jouissent a arnab, non pas de la considération, mais de l'indifférence polie qui caractérise les races individualistes dans leurs rapports sociaux. La considération ne s'acquiert que par la fortune bien ou mal acquise, et Ahmed ne possède pour ainsi dire rien.

Son caractere étant doux et égal, sa femme pas trop bavarde, il est dans le quartier tout autant et aussi peu qu'un autre. Au chantier, très appliqué à sa tàche, il travaille ave son équipe, et ne fait ni plus ni moins[300]qu'un autre. Il attend patiemment que la paie vienne pour aller le lendemain au marché et, quand ce jour est passé, vient reprendre sa tàche. Il n'a pas la réputation d'être voleur.

Si Ahmed avait le caractère entreprenant d'un de ses frères (Akhmed, calui-là), on serrerait plus volontiers sa bourse, craignant quelque subtil jeu de mains, et les portes resteraient plus closes.

Le grand frère est, en somme, un shateur, un « habile », qui s'est tiré de quelques mauvais pas, fort ami avec la police, réputé dans le pays pour son coup d'œil, suiveur de piste merveilleux que j'ai vu à l'œuvre, fort travailleur, sachant crier et commander aux autres. Il a été chef d'équipe et est maintenant gardien (gafir), situation à laquelle tend tout paysan dès sa naissance.

Ahmed Mahmoud, lui, ne sait pas commander, être chef d'équipe. Ce n'est pas un meneur, c'est un mené, un bon soldat qui ne sera pas caporal, un de ces comparses qui s'assoient parmi les autres, font la foule, approuvent, crient et s'en vont avec la dignité des chœurs antiques.

Moyens d'existence de la famille

§ 6. Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris)

Ahmed Mahmoud possède au Nagga el Faraghié (quartier de Karnak situé au sud du temple de Khonsou, à l'ouest de l'allée des sphinx menant à Louqsor) une maison où il habite.

Elle occupe une superficie de trente mètres carrés environ. Ce terrain vaudrait au total 50 francs, selon lui, mais je trouve l'estimation exagérée. Il le tient de l'héritage de son père. La propriété entière vaut 60 francs.

Il n'a aucune économie et ne vit que de son labeur quotidien.

Il possède trois chèvres, l'une valant 20 piastres2, la seconde 15, la[301]troisième, avec un chevreau, 25 piastres ; quatre couples de pigeons (12 piastres), quelques poules et une dinde (8 piastres), en tout, une valeur d'environ 80 piastres ou 20f 60.

Il possède une pioche de 1f environ, comme instrument de travail, et un grand bâton, naboout, pour se défendre.

La valeur de toutes les propriétés réunies n'est que de 81f 60.

§ 7. Subventions.

Gamileh, la mère d'Ahmed Mahmoud, a hérité d'un palmier lors du partage des biens de son mari. Le petit Taher, fils d'Ahmed Mahmoud, partage la propriété d'un arbre semblable avec son cousin Abd el Rahîn Hussein. Ahmed prend soin des palmiers, récolte et vend les dattes.

Le dattier est un arbre d'excellent rapport, qu'on se transmet d'héritage. Il faut être bien pauvre ou pressé d'argent pour s'en défaire. On verra plus loin que, dans ce cas, on n'en trouve qu'un prix dérisoire. Il n'est pas rare que dix ou quinze parents aient à se partager la récolte d'un palmier.

Ceci est un subterfuge auquel se laissent facilement prendre les étranger

Les pièces légales sont :

20 piastres (rial légal) ............ 5f 18

10 piastres (nousf rial) ............ 2 59

5 piastres (chélingue) ............ 1f 29

2 piastres (ghirchen) ............ 0f 52

1 piastre (ghirch) ............ 0f 26

La piastre est divisée en 10 millièmes. Le nom légal de la piastre est piastre au tarif (ghirch tarifa).

Les paysans ont donné ce nom à la demi-piastre, et appellent la pièce de 10 millièmes ghirch sa (piastre vraie). Ceci donne lieu à de fréquentes confusions pour les étrangers.

Niehel. — 1/2 piastre, 5 milliemes (girch tarifa, à Karnak)............ 0f 12

2 millièmes (millimen-achra faddah)............ 0f 05

1 millième (meilime-kamsa faddah) ............ 0f 025

Bronze. — La piastre est divisée en 40 faddahs ou paras. Cette monnaie, de valeur infime, est fort appréciée par les paysans.

Les pièces courantes sont de :

2 paras (valeur nominale) ............ 0f 0130

1 para (valeur nominale) ............ 0f 0065

Pour plus de détails sur les poids et mesures et les monnaies ayant cours en Égypte, comme pour les renseoignements généraux, voir, entre autres, dans la collecton des guides Joanne, l'Egypte, par deorges Bénédite. Librairie lachette, 1900. Nous n'avons donné ici que les détails indispensables pour pouvoir suivre notre texte.

[302] J'ai estimé le produit des dattes, des tiges de palmier (gérides), du tissu fibreux (lifa) dont on se sert pour faire d'excellentes cordes, à 17 francs. C'est la moyenne d'un palmier en plein rapport.

Le petit troupeau d'Ahmed ne lui coûte aucun frais d'entretien. Le jeune 'aher conduit les chèvres dans les ruines, les terrains vagues ou poussent les herbes sauvages, et les ramène au soir, sinon repues, au moins suffisamment nourries.

Les pigeons se nourrissent à même les champs. C'est là une tradition vieille comme l'Egypte. Poules et dindons vagabondent, eux aussi, sans qu'on ait à en prendre soin.

Quand l'eau d'inondation se retire et que les terres commencent à reparaître, des bandes de poissons imprudents se trouvent tout à coup cernés dans des mares ou des rigoles qui, elles-mêmes, se dessèchent rapidement. C'est le moment où les paysans se régalent de poisson qu'ils pêchent au moyen de filets triangulaires guidés par deux bâtons formant angle aigu.

Quand vient la moisson, les propriétaires des champs, se conformant à la tradition, permettent aux moissonneurs qu'ils emploient d'amener toute leur famille. Alors, femmes, enfants et vieillards glanent avec une ardeur fébrile et, quand vient le soir, ramènent à la maison des gerbes énormes de blé, qui sont un apport sérieux dans les provisions du ménage.

Ahmed Mahmoud ne possédant pas de bouc pour ses chèvres trouve facilement un ami plus fortuné, qui lui prête le sien lorsqu'il en a besoin pour féconder ses chèvres.

Gràce à ces subventions, Ahmed trouve moyen de vivre. lles lui sont presque indispensables pour assurer l'existence de sa famille.

Enfin le petit Taher, devenant grand, tentera bientôt (s'il ne l'a déjà fait) de demander des bachichs (cadeaux) aux touristes de passage. Je ne crois pas que cette ressource soit bien sûre et productive, mais les hasards sont grands, Dieu est bon, et les touristes sont parfois de si bonne composition....

§ 8. Travaux et industries.

Travaux de l'ouvrier. — Ahmed Mahmoud est employé comme terrassier dans les travaux de fouilles et de déblaiement que le service des[303]antiquités a entrepris depuis cinq ans à Karnak dans le grand temple d'Amon et ses dépendances. Il gagne 2 piastres (0f 52) par jour. La paye a lieu tous les lundis. Le mardi Ahmed va au marché et rapporte les provisions nécessaires à l'existence de sa famille.

Quand les travaux du service des antiquités sont suspendus, Ahmed cherche et trouve assez facilement du travail dans les environs, soit à la gare de Louqsor, soit dans les travaux de digues, de gardiennage, etc. Il gagne de même 2 piastres par jour, rarement davantage.

Il fait la moisson, soigne les palmiers de Gamileh et de Taher, répare sa maison si besoin est, bref, reste rarement inactif. Il en serait autrement que la faim entrerait vite au logis.

Travaux de la femme. — Les gens de Karnak ne veulent pas que leurs femmes s'occupent d'autre chose que de leur maison. Je pense qu'ils ont raison, étant donnée la tache qui leur incombe.

Fatouma, la femme d'Ahmed, dês le lever du soleil, va chercher de l'eau au Nîl, qui passe à 800 mètres de là. Elle y retourne deux fois dans la journée, et encore au coucher du soleil. La cruche qu'elle porte sur la tête pèse, quand elle est pleine, environ 40 kilogrammes.

Elle moud le maïs, pétrit la pâte, fait cuire le pain, ramasse dans les ruelles la fiente de chameau, la manutentionne, et en fait des galettes qu'elle sèche au soleil pour les employer ensuite comme combustible. Cest elle, enfin, qui fait la cuisine, soigne les enfants et les animaux domestiques. Elle occupe ses rares moments de loisir a tresser des corbeilles avec des feuilles de palmier et à se disputer avec ses voisines.

Travail des enfants. — Le petit Taher conduit les animaux à la pâture.

Travail de la mère. — Gamileh, mère d'Ahmed Mahmoud, aide sa bru dans les travaux du ménage, autant que le lui permettent ses forces et ses moyens.

Industries entreprises par la famille. — Le petit troupeau que possède Ahmed Mahmoud lui fournit des ressources qui bouchent utilement la lacune que son salaire journalier et toujours aléatoire ne suffirait pas a combler dans le budge de ses dépenses.

Les pigeons se nourrissent dans les champs d'alentour, et chaque mois donnent une couple de petits pigeons à la chair savoureuse.

Chacune des chèvres donne deux petits chevreaux par an. Le jeune Taher les mène paître dans les terrains vagues et dans les ruines. Leur lait et le beurre que Fatouma en tire en battant la crême dans une peau de bouc, fournissent au ménage d'utiles ressources.

[304] Une ou deux poules rôdent, presque sauvages, et donnent parfois quelques oeufs, par hasard.

Enfin, l'engraissement d'un dindon ajoute encore quelques piastres au budget. On achète un dindonneau 2 francs au marché, on le laisse vivre errant dans les ruelles et les terrains vagues pendant deux ou trois mois, et on le revend avec 1 franc de bénéfice.

Tout ceci, on le voit, ne coûte rien d'entretien, et produit, en un an, la valeur même du capital qu'on y consacre.

Les palmiers de Gamileh et de Taher, de même, n'occasionnent pas de frais d'entretien. Il suffit de féconder les fleurs femelles en les saupoudrant de pollen, de couper quelques tiges (que l'on revend d'ailleurs), et d'attendre la récolte.

Pour tous ces travaux champêtres, les paysans de Karnak, comme tous ceux de l'Égypte, sont passés maîtres depuis des siècles. C'est une de leurs fonctions nauturelles, leur raison d'être au monde, et ceux qui s'en écartent momentanément gardent toujours en eux un amour de la terre, du limon nourricier du Nil, qui est pour eux le seul et impérissable patriotisme. Le sol d'Égypte et le fella ne font qu'un et ne seraient rien l'un sans l'autre. Tous les peuples de la terre, les invasions religieuses, ont passé sur la vallée du Nil, sans que jamais le fleuve ait cessé de féconder la terre que le fellah cultive.

Mode d'existence de la famille

§ 9. Aliments et repas.

La base de la nourriture du paysan est le pain de mais ou de blé mal broyé, mal pétri et mal cuit. On le prépare en petites galettes de 15 centimètres de diamètre. Trois sufisent pour nourrir un homme vigoureux. Elles coûtent 0f 026 pièce. Leur saveur est douceàtre, la pàte indigeste pour les estomacs non rompus à cet exerciece.

Un pain plus délicat se présente sous forme d'une galette de 30 centimètres de diamètre, flasque, plate et composée de deux couches de pain, épaisses chacune d'un demi-centimètre.

Le pain de conserve ou de voyage se cuit sur une plaque de tôle placée sur le feu, à la manière des crêpes.

[305] Le pain ordinaire est assez acide pour faire tourner au rouge la teinture de tournesol3.

Ahmed Mahmoud et sa famille, pour leur pain, consomment un elle ou 16 litres 48 de mais par semaine et le paient 5 piastres (1f 30). — La manutention et lé chauffage ne coûtent rien. C'est Fatouma qui prend ce soin.

Le jour du marché, le mari fait de plus les achats suivants :

Achat du mari les jours de marché (§9)
Achat du mari les jours de marché (§9).

Cet ordre, cette moyenne de provisions, ne varient guère. Seuls les légumes changent selon la saison.

Le sel, qui est vendu par le gouvernement, coûte environ 0f20 le kilogramme. Le sel gris coûte naturellement moins encore. Il est peu employé.

Le sucre est estimé hautement, et quelqu'un jouissant de la réputation d'avoir le caractère « comme le sucre » est le meilleur de tous les garçons, C'est le grand régal.

L'oignon vert remplace tous les plats, quand il abonde. De fait, il est assez doux à manger. C'est en quelque sorte le mets national.

J'ai vu souvent les gens manger de la luzerne avec leur pain.

La cuisine est presque nulle. La viande encore palpitante est mise à cuire et mangée ou trop crue ou trop cuite. Le fellah n'a aucune idée de ce que peut être une viande grillée à point, un bon biftecl ou une côtelette savoureuse. Il fait quelques ragoûts d'aspect peu engageant.

Les rares légumes, quand ils ne sont pas bouillis, sont mangés crus.

Un appétit merveilleux dispense un cuisinier de recherches approfondies. Il n'est nécessaire ni d'apéritifs ni de hors-d'œuvre pour réveiller une chose qui n'est jamais endormie.

L'eau puisée à même le Nil, chargée de limon, rafraichie dans le gros vase poreux où la 1emme l'a été chercher, est la seule boisson des paysans de Karnak. L'arali et l'alcool ne sont pris que par les gens méprisables et fort méprisés d'ailleurs.

Le café est la boisson de luxe qu'on offre aux invités. Les sirops de[306]couleur rose ou violette, étendus d'eauu du fleuve, sont ensuite apportés. Il existe une bière (bouza) qui enivre.

Les mots arabes fothour, hadda, âcha, désignent les repas faits au lever du soleil, vers dix heures et au coucher du soleil. Leur durée varie selon la quantité des mets à la disposition du mangeur. Cest dire qu'ils sont généralement courts à Karnak. Mais je dois avouer que le journalier de Karnak mange une bouchée de pain et surtout boit une gorgée d'eau, chaque fois qu'il peut dérober une minute à son travail. L'heure lui importe peu. Il a toujours faim ou soif.

L'homme s'accroupit pour prendre un- véritable repas. Il mange seul ; sa femme et ses enfants mangent à l'écart. Le repas en commun entre hommes est très fréquent. Les gens s'accroupissent autour d'un plat, d'une purée de pois, par exemple, et chacun, à tour de rôle, tend le bras et charge un morceau de pain de l'aliment qu'il porte à la bouche. Généralement c'est le plus considéré qui, « au nom de Dieu clément et miséricordieux », tend le premier la main vers le plat. Il arrive très souvent que nos ouvriers se groupent en cercle de cinq ou six avec leurs provisions devant eux, et prennent leur repas en causant.

Quand on mange chez soi, les aliments sont posés sur une petite table ronde de 0m50 de diamètre environ, posée sur quatre pieds hauts de 0m10.

Quiconque passe à côté de gens qui mangent est invité par le simple motfaddal. C'est une invitation réelle et cordiale.

Le mois de Ramadane est entièrement consacré au jeûne musulman. Ce mois tombe actuellement vers la fin de janvier. Du lever du soleil à son coucher, les hommes ne doivent ni manger, ni boire, ni fumer. Les repas ne commencent qu'après que le soleil a disparu à l'horizon, et que le mouezzine a crié la prière. Ils sont généralement plus plantureux que d'habitude, et parfois durent toute la nuit.

Le jeûne se termine par la fête du Beiram. C'est, pour beaucoup de pauvres, le seul jour (avec celui du Courbam Beiram, anniversaire du sacrifice d'Abraham), où ils mangent de la viande.

Les circoncisions et les noces sont l'occasion de repas plus abondants. On verra plus loin le menu de quelques-uns de ces repas, dans le récit de la vie d'Ahmed Mahmoud.

§ 10. Habitation, mobilier et vêtements

[307] La maison, occupant une superficie de 30 mètres environ, estjcomposée de deux pièces couvertes de tiges de mais. L'une sert de chambre à coucher, l'autre d'étable, il y a en outre une cour ou l'on vit le plus souLes murs, hauts de deux mètres environ, ont été batis par Ahmed et ses frères.

Vue prise sur le toit de la maison d'Ahmed [§10]
Vue prise sur le toit de la maison d'Ahmed [§10].

Ahmed a dépensé de ce chef :

Dépenses pour la construction de la maison (§10)
Dépenses pour la construction de la maison (§10).

[308]Meubles et ustentiles. — Ils scont peu nombreux et des plus primitifs. C'est Ahmed qui a bâti le four, l'armoire et les récipients. Le tout est en terre séchée mélangée de menue paille. Il a été acheté de plus divers objets d'une valeur de............ 3f 25

1 lit en tiges de palmier, 5 piastres, 1f 30 ; — 2 tables basses pour repas, 3 piastres, 0f 78 ; — 2 cruches, 1 piastre 1/2, 0f 39 ; — 3 marmites de terre à 1/2 piastre pièce, 0f 39; — 3 plats valant 5, 3 et 2 millièmes, 0f 25 ; — 1 couteau, 0f 14. — Total, 3f 25.

Intérieur de la maison d'Ahmed [10]
Intérieur de la maison d'Ahmed [10].

VÊTEMENTS. — Les vêtements ordinaires ne sont que des loques sales, les vêtements de fête sont seuls un peu plus propres............ 40f 82

La lessive des étoffes n'existe pas. Le lavage se fait rapidement. Une femme veut-elle nettoyer sa tunique, elle descend au fleuve, la retire, la frotte de boue du Nil, la piétine et la rince à grande eau. Si elle est[309]frileuse, la femme tient la tunique de manière à ce que le vent la gonfle. Quelques minutes après, le vêtement a repris sa destination premiére. D'autres, plus simples de goûts, plongent tout bonnement habillées dans le fleuve et se sèchent ensuite au soleil.

Les habits faits d'étoffe blanche, chez les gens aisés, sont lavés au savon et passés au bleu, parfois même cette dernière opération est faite à un degré intense, c'est le bon genre.

Le linge est étiré, mais jamais repassé. Le repassage ne se pratique que dans les villes.

Vêtements de l'ouvrier (12f 87).

1 galabieh bleue, 1f 17 ; — 1 caleçon, 0f 78 ; — Chaussures, 3f 64 ; — 1 turban (chach), 0f 52 ; — 1 bonnet, 0f 26 ; — 1 manteau blanc (chougga), 1f 30 ; — 1 chasuble noire (bafta madrassi), 5f 20. — Total, 12f 87.

Vêtements de la femme (16f 12).

1 galabieh souf, 4f 68; — 1 koulloulieh (grand manteau), 5f 20; — 1 tob (chemise), 1f 82; — 1 paire de babouches, 1f 82 ; — 1 voile noir, 2f 60. — Total, 16f 12.

VÊTEMENTS DE LA MÈRE, (10f 79).

1 grand manteau, 5f 20; — 1 tunique, 1f 82; — 1 voile noir, 2f 60 ; — 1 chemise, 1f 17. — Total, 10f 79.

VÊTEMENTS DES ENFANTS (1f 04).

2 galabieh, 0f 65 at 0f 39. — Total, 1f 04.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 44f 07

§ 11. Récréations.

Ahmed Mahmoud, pas plus qu'un seul de ses compatriotes, ne vondrait négliger d'aller le mardi au marché de Louqsor.

Cest dès l'aurore, sur la grande route qui poudroie sous leurs pas, une interminable procession de gens allant au marché, d'ânes minuscules qui trottent menu, de chameaux dégingandés, de bufles et de taureaux presque paisibles, de moutons qui bêlent et de chèvres sauvages. IIommes, femmes, enfants quittent ce jour-là les travaux de la semaine, et sen vont, vêtus de leurs plus beaux habits. Les femmes, plus cachées que jamais dans leurs grands manteaux bruns, marchent derrière les hommes, portant sur la tête des fardeaux d'un volume invraisemblable, que surmonte parfois la paire de babouches qu'on craint d'user sur la route.

Le plaisir, pour un paysan, ne consiste pas à acheter une chose : il[310]existe, très grand, dans l'examen, l'appréciation, lIa dépréciation, le marchandage efréné de l'objet. On se disputera une grande heure pour un millième et moins. C'est le fin du fin, et, je crois, une marque de bonne éducation, car je n'ai jamais vu personne qui ne le fit, grand comme petit.

Le marché est fort animé, très pittoresque. On y vend les étofes d'Akhmîn et les soies de Negaddah, les grains, les bœufs, les verroteries, les bracelets et les colliers de perles qui pareront les femmes, les parfums, les sirops et le coco du pays.

Les Bicharris, à la coiffure sauvage, drapés dans leurs grands manteaux sales, vendent leurs talismans, et les menus objets qu'ils font de la peau de leurs chevreaux. A côté, un écrivain public, accroupi, rédige quelque supplique ou requete à un supérieur.

Un détail, que peu de personnes ont remarqué, nous semble digne d'être cité : les échanges en monnaies fiduciaires sont relativement rares ; l'équivalence d'un objet est donnée en blé ou en mais.

M. de Joannis cite un fait que j'ai vu aussi : les petits poulets à vendre sont empilés dans un vase. On donne en échange le même volume de blé. Le prix d'une marmite équivaut au tiers de sa capacité en mais, etc. Il semble que la tradition antique des Égyptiens, qui n'avaient pas de monnaie proprement dite, se soit perpétuée jusqu'à nos jours.

Sauf le jour du marché, Ahmed et sa famille ne goûtent guère de réjouissances. Il a été question déjà des fêtes du Beiram, du Courbam Beiram. Les femmes, tandis que les hommes prient, vont au cimetière et pleurent sur les morts.

Les noces, circoncisions, pèlerinages, décès donnent lieu à des réunions nombreuses, où l'on boit force café et on fume beaucoup de cigarettes, pendant que les femmes crient, chantent ou pleurent en faisaunt rage sur le tambourin.

Ahmed fume beaucoup. Le chapitre suivant indiquera encore d'autres menus divertissements.

Histoire de la famille

§ 12. Phases principales de l'existence.

Vers 1862, un des habitants de Karnak, Mahmoud, fils de Farrag.[311]épousa Esbedée fille d'Abd-Essalam. Elle était négresse. Un fils, Farrag. et une fille, Médineh, furent les fruits de cette union.

Mahmoud était aisé, possédant 10 eddans (42,000 m. q.) de bonnes terres bien irriguées, où chaque année, quand venait l'avril, les grands blés blondissaient au soleil ; plus loin du Nil, il avait deux clos et 20 grands palmiers au dattes exquises ; enfin, des tamarix échevelés mettaient leur tache vert clair au bord de la route qui va de arna à Louqsor.

Gràce à ces biens qu'il tenait d'héritage, Mahmoud pouvait se permettre bien des jouissances, après lesquelles les pauvres diables ne peuvent que soupirer.

Je demandais un jour à l'un d'eux ce qu'il ferait si, tout d'un coup. il devenait riche. Il me répondit sans hésiter : « 'ai une femme noire et maigre ; j'en prendrais une qui fut blanche et grasse (sie)1 Mahmoud Farrag était sans doute de la même école, et en 1865, il épousa Gamileh (la belle), ille d'Abouzeid-Salem.

J'ai vu, encore cette année, la seconde femme de Mahmoud. La pauvre vieille, édentée, est maintenant jaune et ridée, mais je gagerais volontiers qu'elle fut jadis une des plus jolies parmi les filles qui, en grandes processions, vont remplir leurs lourdes cruches au Nil, quand vient le soir.

Il semble vraiment que ces canéphores agissent selon quelque rite ancien, allant d'un pas égal, drapées dans leurs grands manteaux bruns aux larges plis. Il est rare qu'un homme se trouve sur leur route, mais le fait se produit parfois. Les vieilles, les anciennes, poussent alors des cris d'effroi, se cachent entiêrement le visage, et le paquet de haillons surmonté d'une cruche passe, allant à l'aveuglette, à moins qu'une pierre malavisée ne vienne détruire tout l'édifice. Les jeunes, plus prudentes ou, disons le vrai mot, plus coquettes, ne laissent voir du visage que ce qui, à leur idée, mérite d'etre vu, les grands yeux noirs, beaux et bêtes comme ceux des gaaelles, oule front au milieu duquel un point tatoué met son signe bleu. Parfois le vent ou le « hasard laisser voir davantage. Le grand manteau s'écaurte, la cruche, si lourde, et qui semble cependant peser si peu sur leur cervelle d'oiseau, oscille, tombe, s'écrase...., les 30 litres d'eau qu'elle renfermait s'épandent.... Ce sont alors de petits cris désolés, grognements des vieilles, rires étouffés des compagnes auxquelles pareille mésaventure est arrivée déjà maintes fois.

Gamileh laissa-t-elle tomber sa cruche un jour que passait Mahmoud Farrag 2 Je ne saurais le dire, mais en tout cas, il l'épousa et semble l'avoir toujours beaucoup aimée.[312]l'installa dans une chambre contigue de celle d'Esbedée, la couvrit de bijoux comme sa préférée et, jusqu'à sa mort qui survint en 1898, il partagea équitablement son temps entre ses deux épouses, allant un jour chez l'une et le lendemain chez l'autre.

Esbedée, depuis le second mariage de Mahmoud, demeura inféconde.

Gamileh, au contraire, débute en 1865 par Ali Mahmoud ; en 1866, elle met au monde Heissein ; en 1867, une fille hadiga en 1868, Akhmed ; en 1870, Hassan ; en 171, une autre fille, Fatma ; en 1873, Mohammed ; enfin, en 1876, Ahmed vint mettre fin à cette remarquable série.

Si la famille de Mahmoud s'augmentait, sa fortune, au contraire, allait diminuant. Mou, indolent, paresseux, il arriva bientôt à ne pouvoir payer l'impôt sur ses palmiers4. Il vendit d'abord trois de ces arbres pour se libérer, et mangea le surplus. Il avait touché 135 piastres de cette affaire (33f 93).

Il trouva sans doute le procédé commode et vendit son clos de tamarix pour 225 piastres (58f 50), puis s'endeotta, tomba aux mains de petits prêteurs de village qui, en dépit des dogmes du Coran, prêtent de l'argent à raison de 5 ar ois, 60, l'an. Enfin, à bout de crédit, il arriva à avoir recours aux riches du pays, aux Timsah, aux IIammari, à assan Goudeh, à Mauhmoud Badrâne et à Gamah el Ouéri. Ceux-ci ne prêtent même pas à un taux usuraire ; quiconque a besoin d'argent doit leur vendre un feddan de terrain pour le tiers ou le quart de sa valeur ; c'est beaucoup plus simple.

C'est le chef du village, le omde actuel, et son frère qui ont acquis de cette facon les terrains que possédait Mahmoud Farrag.

Quand je le connus, en 1895, c'était encore un grand gaillard chenu, aux traits accentués, offrant un type pàrticulier qu'il a laissé empreint sur la face de chacun de ses enfants. Ses fils étant grands et l'entretenant à ne rien faire, il professait le plus beau mépris pour le travail, qu'il n'avuit d'ailleurs jamais pratiqué sérieusement, lui préférant les longues somnolences et les fraiches siestes à l'ombre des ruines du temple.

Le mardi, seul, le trouvait gaillard et dispos. Il allait au marché, achetait quelque bâton de canne à sucre, écoutait les nouvelles des villages voisins, contait celles de Karnak et, quand le soir venait, regagnait sa demeure, ayant six grands jours devant lui pour, avec ses voisins, ressasser ce qu'il avait entendu, le déformer, l'embellir selon son imagi[313]nation et tirer de sa dernière édition des déductions extraordinaires, auxquelles les faits ne venaient jamais donner raison. Il gagnait à celae quelque tasse de café ou un malheureux bout de cigarette.

Il ne possedait plus que sa maison et sept palmiers quand, en 1898, il fut pris par la maladie.

Le barbier essaya timidement quelques remèdes qui demeurèrent sans eet, e sorcier récita bien quelques incantations, Esbedée et Gamileh allèrent aussi allumer la lampe des cheikhs Taaet Ali, qui dorment leur dernier sommeil devant le grand temple d'Amon, elles y passèrent même la nuit, priant et pleurant, rien n'y fit, et Mahmoud, n'ayant plus rien de mieux à faire sur la terre, mourut ayant cinquante-cinq ans d'âge et l'estime de ses concitoyens.

Mahmoud avait partagé ses biens, ses sept derniers palmiers, de la façon suivante : un à Gamileh, sa seconde femme ; un à Akhmed, son troisième fils ; un à ousef Ahhmed, fils du précédent ; un à Mohammed, son cinquième fils ; un en copropriété à Abd-el-Rahîm, fils de Heissein, et à Taher, fils d'Ahmed ; un à Mahmoud, ils de Hassan, son quatrième fils ; un enfin à Abd-el-Hakîm, fils de adhiga.

Ahmed Mahmoud, le dernier des enfants de Gamileh, naquit en 1876. Il ne recut son nom d'Ahmed, selon la coutume, que lorsqu'il fut assez ingambe pour aller seul et comprendre que ce nom le désignait, et non pas un autre. Si nous en jugeons par les autres enfants du village, il avait alors un gros ventre, allait tout nu au soleil, la tête rase, ayant seulement quelque phylactère pour le préserver du mauvais œil. On le couvrait parfois d'une petite chemise (galabieh) sale.

On eût dit à cette époque à Gamileh qu'Ahmed était beau, qu'on s'en f̂t fait une ennemie. Bien vite elle eût craché à la figure de son enfant, car c'est porter malheur aux petits bébés, que de proférer semblables paroles. Sans doute personne ne dit ces mots redoutables, car Ahmed grandit, se roulant dans la poussière, incongru comme un petit Gargantua, buvant beaucoup d'eau sale, mangeant du pain de mais et des oignons, et prenant à ces festins journaliers un plaisir infini. Pendant ce temps, les mouches, enruchées à ses yeux, son nez, sa bouche et ses oreilles, se repaissaient de sa saleté, sans qu'il daignàt même y faire la moindre attention.

Quand venait le soir, tout le monde rentrait à la maison pour dormir. Le père et la mère couchaient sur un lit à claire-voie fait de tiges de palmier, soit au milieu de la chambre, soit dans la cour, selon la saison. Les enfants étaient tout autour, couchés pèle-mêle sur la terre.

[314] Ahmed, pas plus que ses frères et sœurs, ne resta longtemps ignorant de certains détails conjugaux, et d'ailleurs, pas plus que les autres n'en eut le moindre étonnement. Ce sont là raffinements auxquels on ne comprend rien à Karnak ni dans les autres villages de la Haute-Egypte. Une petite fille de cinq ou six ans en sait beaucoup plus sur ce chapitre que nos jeunes mariées.

A sept ans, il se joignait aux autres polissons du village au coucher du soleil ou les soirs de clair de lune, et là, tout nu, tenant son pied gauche d'une main, sautant à cloche-pied, il luttait avec ses petits amis, cherchant à les renverser.

Parfois il attrapait les petits oiseaux tombés du nid, leur arrachait les longues plumes des ailes, et les faisait soufrir jusqu'à ce qu'ils mouruEsent.

Pendant l'hiver, il avait ljineffable plaisir de crier : Bachic, ia caoaga (Fais-moi un cadeau, Monsieur) aux touristes qui passaient sur le dromos de honsou, et se rendaient à Karnak. C'était là grande fête, car ces mots, pourtant bien simples en apparence, sont devenus équivalents d'injures sérieuses à l'adresse des clients de MM. Cool and Son. L'usage veut d'ailleurs que le gamin criant ainsi se sauve à toutes jambes, quand le voyageur bénévole s'arrête pour lui faire l'aumône demandée. Il faut être toujours prudent, car on a vu des chrétiens manger des enfants.

Quand venait l'époque où les musulmans se réunissent pour prier ensemble, c'est-à-dire à la fin du jeûne du Rhamadane et au Courbam Beiram, Ahmed se divertissait à voir les hommes prier, s'agenouiller, se prosterner, et je ne serais pas étonné qu'il se soit écrié, en cette occurrence, comme certain polisson que j'entendis cette année de mes propres oreilles : « Tiens ! papa qui fait la culbute ! »

Il fut circoncis à huit ans.

Une autre fête, celle de l'Achourah, dont lorigine est bien ancienne, était pour lui un grand divertissement. Le soir, les enfants allumaient des cordes enduites de graisse, des tiges de mais sèches, et les jetaient comme de longues fusées dans la nuit. Quelquefois un toit prenait feu, une maison était ruinée ; trois soirs de suite la partie recommencait.

Quand venait la moisson, Mahmoud Farrag, selon la coutume, emmenait toute sa famille glaner. Ahmed eut même parfois l'insigne honneur de tirer la ficelle de la boite de fer-blanc qui, mise au haut d'un piquet, sur une meule de paille, a la prétention d'écarter les moineaux. Quelques mois auparavant, aussi, quand le blé se formait, il avait, des journées entières, frondé les mêmes oiseaux pillards. Parfois aussi, il grim[315]pait sur la roue hydraulique et excitait les bœufs qui la tournaient, par son chant aigu, ses faibles coups et ses grosses injures. Le soir, en bandes, on descendait au Nil, on s'y baignait, nageant à la marinière, plongeant, faisant mille cabrioles.

Ahmed n'apprit pas à lire, mais sitôt qu'il fut de taille à porter une corbeille pleine de terre, il fut engagé dans les travaux de déblaiement du temple de Louqsor, qu'on commençait alors. Du matin au soir, il s'en allait chantant la grande marche aux vingt couplets oû le chef des fouilles est dépeint avec des babouches turques, un tarbouch précieux, un beau parasol, montant un grand cheval, ayant un bateau de plaisance, faisant ce qui lui plaît, et jouissant de la confiance du gouvernement.

Il gagnait 1 piastre 1/2 qu'il rapportait delement à son père oisif.

Cela l'avait mis en même temps en relations avec les macons. qui le prirent comme servant quand il eut dix ans. Il portait l'auge pleine de mortier sur un petit coussin de chifons sales. Il gagnait encore 1 piastre 1/2 par jour. Cela dura quatre ans. Il aurait bien désiré devenir macon, car un ouvrier de ce métier, quand il a acheté des outils, gagne au moins 6 piastres (1f 56) par jour. Mais il ne le put pas, car les maçons de Louqsor sont une race à part, une caste fermée, obéissant au chef de famille, et ne recevant d'autres maçons parmi eux, sans leur imposer des conditions inacceptables et des avanies de toutes sortes.

Il avait d'ailleurs quatore ans et était grand et fort. A cette époque, les oriahs et les saquiehs (roues hydrauliques tournées par des bœufs ou des buffles) n'étaient pas aussi répandues qu'elles le sont aujourd'hui. C'est tout un aménagement spécial, un large puits à creuser et à maconner, deux roues dentées de bois d'acacia leba à faire agencer par un maître charpentier, tout un chapelet de pots à se procurer. C'est une mise de fonds d'environ 200f. Le procédé de la cadouf est beaucoup plus simple. Imaginez une tige de tamarix, longue de 4 mètres, un seau de cuir pendu à une longue attache est fixé à une extrémité, une masse de boue fait contrepoids, le pivot est au troisième mètre et s'agence sur deux piquets fichés en terre. Un homme tirant sur la tige plonge le seau de cuir dans le courant et le déverse quelques mètres plus haut, après que le contrepoids a fait son office. C'est un travil des plus pénibles, qu'on ne peut faire qu'après un sérieux entrailnement.

Une association composée de six hommes et d'un enfant chargé de la distribution de l'eau dans les hods (bassins) et de la conduite des ànes pour transporter l'engrais, peut entreprendre la culture de 5 feddans de terre, qu'elle aferme à un propriétaire.

[316] Celui-ci ensemence son champ et l'abandonne aux associés. Ils l'arrosent, vont chercher la poussiêre fine, le sebah, résidu d'ordures ménagères qui se trouvent dans les ruines antiques de Karnak, l'apportent à dos d'âne, l'épandent, et quand la moisson est terminée, attendent leur salaire.

Le propriétaire doit fournir le hache-paille (instrument particulier à l'Égypte) et les bœufs qui le font mouvoir.

Quatre tas de grain et quatre tas de paille sont faits. Le premier de chaque espèce appartient au propriétaire] les trois autres aux sept associés qui se les partagent.

Ahmed s'occupa à ces travaux pendant deux ans, mais l'installation de saquies vint le priver des bénéfices assez bons qu'il en tirait. II gagnait alors environ trois piastres par jour (0f 7).

Le procédé de la chadoupf' n'est plus guère employé à arnab que par les petits propriétaires et finira par disparailtre, quand ceux-ci auront été ruinés par les grands.

Ahmed Mahmoud s'associa alors dans une équipe pour le curage des canaux. Ce travail se donnait alors à la tache par les entrepreneurs. Un fond de canal mesurant 4 mètres au plafond, 6 à la surface, 6 de long et 2 metres de hauteur, soit 60 mêtres cubes, était payé 80 piastres (20f 80), somme à laquelle l'entreprèneur ajoutait 5 autres piastres de gratification si le travail avait été vite et bien fauit (1f 30). En peinant beaucoup, les 60 mètres cubes de terre étaient enlevés en cinq jours. Chaque homme gagnait ainsi 4 piastres 1/2 (1f 17) par jour, pendant la durée du travail, car il faut noter que ces travaux n'ont pas de durée indéfinie. Le reste du temps, l'ouvrier doit chercher à travailler ailleurs, et les occasions sont rares. S'il n'en trouve pas, il demeure tranquille à la maison, vivant comme il peut.

En juin 1894, il avait alors dix-huit ans, Ahmed désira se marier avec une parente éloignée, cousine quelconque, Fatouma, f̂lle d'Ahmed Hassan. Fatouma avait environ seie ans.

Ahmed n'avait aucune économie. Ses parents se chargèrent de payer à Ahmed IHassaun la somme convenue pour qu'il accordàt sa fille, et firent les frais du « trousseau de la mariée et de la noce.

Le père d'Ahmed, Mahmoud Farrag bon diable au fond, vendit 3 palmiers pour 135 piastres (55f 10), sa mère Gamileh vendit les bijoux que lui avait donnés son mari au temps où l'aisance régnait à la maison, et en tira plus de 4 livres (104. La somme ainsi trouvée fut employee de la facon suivante pour la dot, le trousseau et la noce.

[317] Le père de la jeune fille, Ahmed Hassan, reçut en argent :

Achats pour la dot, le trousseau et la noce (§12)
Achats pour la dot, le trousseau et la noce (§12).

qui lui permirent de faire ripaille et de demeurer plus d'un an à ne rien

D'autres beaux-pères, dont l'humeur matrimoniale est plus développée, profitent de la dot de leur fille pour prendre une autre femme.

Fatouma, la fiancée, reçut pour son trousseau :

Présents reçus par la fiancée pour son trousseau (§12)
Présents reçus par la fiancée pour son trousseau (§12).

Comme on n'était pas riche, la noce fut simple.

Dépenses lors de la noce (§12)
Dépenses lors de la noce (§12).

En additionnant toutes ces dépenses, on constate que Mahmoud Farrag et Gamileh dépensèrent 147f 35 pour que Fatouma devînt la femme de leur fils Ahmed.

Et le lendemain, les femmes chantant l'air consacré, à la longue plainte, battant du tambourin, allèrent déposer à chaque tombeau de saint un morceau du voile déchiré de la petite mariée de la veille.

En mars 1895, Fatouma mit au monde un petit garçon qui fut nommé Taher.

Certin alors que sa race serait perpétuée, et suivant en cela l'exemple de quelques jeunes gens de Karnak, Ahmed résolut d'aller travailler à Port-Said où, parait-il, on gagne richement sa vie. Il fit prix avec un patron de barque qui descendait au fil de l'eau jusqu'au Caire. Il paya 5 piastres (1f 30) pour ce trajet de plus de 800 kilomètres. Il[318]emportait avec lui une provision de pain cuit sous la cendre, qui se trouva épuisée quand on fut à destination.

Il réussit, dès son arrivée, à s'embaucher dans une équipe de douze hommes, et travailla ce jour-là à une digue à l'ouest de Ghézireh. Quand vint le soir, l'entrepreneur donna 20 piastres à l'équipe. Elles furent employées en un festin dont voici le menu :

Dépenses pour un repas entre ouvriers (§12)
Dépenses pour un repas entre ouvriers (§12).

Tout en mangeant, nos associés commencèrent à former un projet qu'ils mirent à exécution dès le lendemain. Ils demandèrent une avance de 50 piastres (13f) à l'entrepreneur, achetèrent de la farine, firent du pain de route et, vers quatre heures, abandonnant le chantier, s'en furent au Caire où ils couchèrent à la belle étoile.

Trois des associés se séparèrent alors de la bande et demeurèrent en ville. Les neuf autres résolurent de gagner jusqu'à Port-Said, et de partir la nuit même. En attendant, ils allèrent prier à la mosquée de Setti Leinab, admirèrent les hauts murs et les minarets élancés de la citadelle, et se mirent en route à la nuit tombante. Ils gagnèrent ˉagaig, prirent par le Ouady Toumilàt et, quatre jours après leur départ, arrivèrent à Ismailieh.

Leurs pieds étaient enflés, et les provisions qu'ils avaient emportées leur pesaient. Ils s'en défirent chez un cafetier arabe, et incontinent allèrent coucher à El antarah el asneh. Le lendemain ils arrivaient à Port-Said, et chacun d'eux tira de son côté.

Ahmed resta vingt jours sans ouvrage : il trouva, durant ce temps, 'hospitalité chez des compatriotes de Karnak, qui y sont en petite colonie. Il fut enfin embauché dais une équipe de déchargeurs de bateaux de charbon de Cardifi, gagna 15 ou 16f en quatre jours et s'installa. IH fit vie commune avec trois camarades. Les compagnons louèrent une petite chambre à raison de 5f par mois et y vécurent assez bien en attendant l'arrivée des bateaux de charbon. Ils mangeaient une ole de viande tous les deux jours à eux quatre (1 236).

Ahmed, cependant, tout en menant une vie asse joyeuse à Port-Said, n'oubliait pas sa famille. Pendant les quatre ans et demi qu'il demeura au bord du canal, il put envoyer 150f à Fatouma.

En 1899, il fut pris de l'idee de revoir Karnak et les siens, et se résolut au retour. Il avait une vingtaine de francs dans sa bourse ; c'étuit plus qu'il ne lui fallait pour prendre le chemin de fer. IIl alla à Ismailieh ù[319]pied, puis moyennant 17 piastres (4f 42), il prit un billet pour le Caire. La ligne de Louqsor avait été ouverte durant son absence. Il paya 43 piastres (11f18), et se trouva le lendemain à arnab, où l'on fêta son arrivée.

Depuis ce temps, son père, Mahmoud Farrag. est mort, Gamileh a trouvé un refuge chez Ahmed, et Fatouma, voici de cela treize mois, l'a rendu père d'un second petit garçon qu'il a nommé Amîne.

Dês son retour de Port-Said, il avait été embauché comme terrassier dans les travaux du service des antiquités à Karnak, et compte parmi les ouvriers solides et courageux.

§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille

Si l'histoire d'Ahmed et de sa famille était œuvre d'imagination, je pourrais lui donner un dénouement conforme à nos désirs habituels, mais Ahmed, pas plus que moi, ne sait ce qui lui adviendra demain.

Vienne la maladie ou le chômage, et la faim entrera au logis. Ce seront alors les longs jours d'abstinence qu'on passe en tachant de dormir, ou l'on trompe la faim avec de l'herbe, où les enfants sont inquiets, où le petit pleure.

Peut-être Ahmed, comme tous les paysans, a-t-il, dans un coin connu de lui seul, quelques piastres enfouies, son trésor inavoué, qui pourra lui servir de dernière ressource....

Mais il a pour l'avenir un autre bien qui prospère chaque jour, qu'il augmentera le plus tôt possible, le bien que Diodore de Sicile proclamait comme fondamental de l'Égypte : ses enfants. Dans deux ans le petit Taher sera asse grand pour porter une corbeille de terre sur la tête et gagner 0f 39 par jour, Amine à son tour le suivra, et qui sait, sauf Dieu qui sait tout, combien Fatouma donnera de garçons à Ahmed pour en faire de petits ouvriers, et de filles pour les marier.

Encore quelques années, et si Ahmed continue à être bien portant jusque-là, il pourra, gràce au travail de ses enfants, à la dot de ses filles, augmenter son troupeau, acheter quelque petit lopin de terre, redevenir propriétaire, ou bien, comme certains le font, rester oisif a la maison, tandis que ses petits chanteront à leur tour l'éternelle chanson aux vingt couplets qu'il chantait il y a quinze ans.

Éléments divers de la constitution sociale

FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE:

PARTICULARITÉS REMARQUABLES :

APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES : CONCLUSIONS

§ 17. SUR QUELQUES SUPERSTITIONS DES PAYSANS ÉGYPTIENS

[329] L'Égypte, comme l'Italie et tout l'Orient, croit au mauvais œil et le craint. Cela remonte aux premiers Pharaons et dure encore.

Toute maneuvre, à Karnak, est précédée d'une prière. Monte t-on la grande chêvre et son palan, qu'aussitôt on pare le faite de tiges de palmier et de drapeaux. Déplace-t-on une lourde pierre, que les tiges et drapeaux reviennent encore. C'est une précaution contre un gettatore quelconque. Le premier regard qu'il dirigera sera le mauvais, et un accident en résultera infailliblement ; or, les palmes et les drapeaux, en s'agitant au vent, attireront tout d'abord l'attention du trouble-féte, et déchargeront son regard de tout ce qui peut être mauvais.

Les statues, et particulièrement les sphinx, voient et leur regard est a craindre. Un colosse de Ramsès III, que je relevais un jour, fut httéralement enroulé de palmes tant que dura la maneuvre. On vola, l'été dernier, une tête de sphinx dans le grand temple d'Amon. Cette tête, paraît-il, terrorisait et rendait malade. Le nom du sphinx en arabe est d'ailleurs abou el hohl », le père de l'épouvante.

Le moyen le plus eflicace employé par les Arabes consiste à briser un morceau de la statue, et plus particulièrement le nez. Quand M. de Morgan découvrit la statue du double du roi Horus, nous remarquâmes que les yeux avaient été arrachés. On les retrouva jetés au loin. .l'explique ce fait par la crainte que les gens qui, dès l'antiquité, pillèrent ce tombeau, avaient du doule résidant dans la statue. Ils commencèrent pru[330]demment par lui enlever les yeux, et quand elle fut aveugle, continuèrent sans danger leur besogne.

l'avais un jour trouvé des représentations coptes de têtes de lion. L'art copte est quelque peu sauvage ; mais les têtes de lion peuvent compter parmi ses produits les plus grimacants. Je ramenai les singuliers quadrupèdes à la maison et les placai sur le mur de clôture. Ce fut bientôt, dans le pays, toute une rumeur. Les femmes en passant injuriaient les lions, leur faisaient les cornes. Le bruit alla grandissant jusqu'au moment où l'un des cheikhs du pays vint me demander de retirer les sculptures coptes qui s jetaient de mauvais regards et pouvaient faire avorter les femmes . Deux masques japonais que j'avais chez moi ont eu une réputation aussi mauvaise

Une statue, d'après les sorciers, est toujours en or, mais par les charmes des magiciens, elle paraît en granit ou en pierre ; il suflirait qu'on sût le mot qui l'enchaîne, pour que sa veritable matière apparût aux yveux de tous. On a essayé souvent de contraindre l'esprit de la statue à livrer ce mot, et la dernière phase de la torture consistait à mettre l'icône au milieu des flammes ; ensuite, on jetait dessus de l'eau froide ; ce refroidissement brusque faisait éclater la statue en mille menues pièces.

Ainsi s'explique l'etat dans lequel sont trouvées les statues de granit un peu paurtout, et particulièrement à Karnak.

Une superstition a cela d'agréable qu'une autre lui est toujours contraire. Certaines statues, certaines pierres, des murs, des sphinx criocéphales ont la vertu de donner des enfants aux stériles. Il suffit d'aller un mardi d'été au musée de hizeh et de voir le manège des femmes arabes pour être fixé sur cette croyance.

On voit sur presque tous les temples égyptiens de longues marques creusées tout près les unes des autres à travers les bas-reliefs pharaoniques. Elles ont été et sont encore faites par des femmes arabes qui, désirant avoir des enfants, viennent gratter la pierre, et avalent ensuite dans de l'eauu le produit de leur grattage. e l'ai vu faire sur des sphinx de larnal, et j'ai grand'peine à empêcher les dégradations que cause cette superstition.

On verra plus loin, à propos des pratiques occultes, que chaque Arabe possède prudemment tout un arsenal de fétiches, de prières et de conjurations.

Il est bon de prier la nouvelle lune dès qu'on l'apeŗoit, pour pouvoir prospérer pendant sa durée.

[331] Les conjurations repoussent le mauvais eil, le tonnerre, les tourbillons, les sauterelles et enfin tout ce qui peut être dangereux et désgréable à l'homme. Le tout est de les connaître et de les appliquer à propos et à temps.

Les gens atteints de maladies hystériformes ou nerveuses sont réputés être possédés par un afrite ou quelque démon. Le fait n'est pas nouveau en Égypte, et honsou, à Iarnab même, avait, sous les Pharaons, une réputation universelle d'exorciseur. Une stêle hiéroglyphique, conservée à la Bibliothèque nationale de Paris, rapporte avec grands détails la cure que le dieu thébain opéra sur la personne d'une princesse de Balhtan.

De nos jours, la croyance demeure encore vivace.

Un habitant de Karnak, saisi par une forte crise, fut accusé d'être possédé par un mauvais esprit et, sous mes yeux, exorcisé. Tout d'abord, notre écrivain arabe qui fit le pêlerinage de La Mecque lui massa les mains dans les siennes, récitant des prières. L'homme avait toujours des soubresauts convulsifs. Les s grands moyens »» furent alors employés. On battit, jusqu'à ta le malade, et enfin, avec des morceaux de tuile, on lui écrasa les oreilles tandis qu'un exorciste criait : Esprit qui es dans cet homme, comment te nommes-tu Et comme le patient se débattait encore, on me prévint que le charme agissait. Ce ne fut cependant qu'à la cinquième reprise de ce cérémonial que l'homme murmura comme un ventriloque : Je m'appelle Mohammed . L'opérateur prit un petit air entendu comme retrouvant une vieille connaissance, un repris d'exorcisme et cria plus fort que jamais : Au nom de Dieu, Mohammed. sors de cet homme . Je n'eus pas l'honneur de voir Mohammed sortir de l'homme, mais ce. dont je me souviens bien, c'est de la crise de larmes qui, chez le patient, suivit l'opération, de l'aveu qu'il me 1it de n'avoir pas manggé depuis trois jours, et des malheurs et des souffrances qu'il me conta par le menu. La croyance populaire veut que tout homme possédé porte le guignon avec lui ; de plus, le diable qui le tient peut le quitter tout à coup pour aller élire domicile ailleurs. De là une proscription générale, qui poursuit sans relàche le pauvre paria. le voulais le recueillir, le faire soigner ; il disparut durant la nuit, et je n'en ai jamais pu avoir de nouvelles.

Le fellah est loin d'etre brave et passe pour courageux quand il ose sortir seul pendant la nuit. Cela tient à ce que les afrites x» rôdent par les chemins, particulièrement vers minuit, et cherchent querelle aux irrésolus. Ce sont de mauvais esprits, des âmes en peine, des spectres de gens qui moururent violemment. Les poltrons les voient plus facile[332]ment que les autres. C'est, parait-il, une mauvaise aventure, et ceux qui les rencontrèrent donnent des récits de l'apparition qui nincitent personne à être plus hardi que les prédécesseurs.

Un afrite, me disait un soir un ànier, qui me ramenait de Louqsor, avait un corps décapité ; il s approcha de moi, disait-il, et quoiqu'il n'eût pas de tête, soufflae cependant en tempête sur moi, tout en faisant des houhou effrayants.

Pour d'autres, c'est une fumée rouge prenant toutes les formes imaginables. Certains sont couverts de suaires, traînent les chaînes classiques, et. sont de plus mauvaise composition que les autres.

L'afrite, s'il ne cherchait noise qu'à ceux qui sortent dans la nuit, serait en somme peu méchant; mais parfois, cependant, il passe les bornes des convenances les plus élémentaires. Il tire les pieds d'un dormeur, le jette à bas du lit, lui déroule son turban ou lui donne des cauchemars épouvantables. Quelques audacieux embrassent et lutinent même les femmes

On prévient tant bien que mal les méfaits des afrites par des talismans que les sorciers vendent à beaux deniers comptants. Les nègres excellent dans ce métier, comme à dire la bonne aventure.

Les fétiches consistent généralement en petits sachets de cuir rouge où sont enfermés des écrits magiques, des versets du Coran, des perles bleues, des cheveux ou autres ingrédients bizarres.

Les Bicharris, qui constituent une race tout à fait à part dans la haute Égypte et le Soudan, sont encore plus versés dans la science des talismans que les nègres eux-mêmes. Ce sont eux, par exemple, qui ont trouvé le moyen de faire dormir un homme'ou de le tenir éveillé à sa volonté.

Le moyen est d'une simplicite rare, et la recette digne d'un livre de cuisine. n se procure un hibou vivant, on lui arrache les deux yeux que l'on confie ensuite au Bicharri ; notre sorcier prépare chacun de ces organes à part, le met dans un petit sachet après avoir récité les paroles nécessaires pour que le charme agisse. Voulez-vous dormir Mettez le sachet de l'œil gauche sous votre tête et dormez de confiance, de doux songes et un sérieux repos vous attendent. Voulez-vous, au contraire, passer autant de nuits qu'il vous plaira sans assoupissement Portez le sachet de l'il droit autour du cou. Le tout est de ne pas se tromper.

Il faut avouer que peu de gafirs, gardiens de nuit jurés, possèdent le sachet qui leur serait utile.

Outre les afrites, qui ne sont pas l'apanage exclusif de Karnak, d'autres esprits rôdent, qui sont particuliers au pays.

[333] Il y a d'abord le nègre qui monte la garde devant le trésor caehé dans la grande porte du temple de Montou. Quiconque frappe au mur le voit se fendre et l'homme noir apparauître. Le mot de passe échangé, celui qui a osé tenter l'aventure contemple d'immenses richesses dont il peut s'emparer et remplir son sae. Mais si, en sortant, il effleure la porte, celle-ci se referme et l'écrase, è la grande joie du nègre qui rit de toutes ses dents blanches.

La barque sainte du dieu Amon a fourni une légende plus poétique. Une fois par an, un vaisseau d'or émerge du lac sacré du temple. e roi qui le conduit est d'or et les matelots d'argent. D'immenses richesses y sont accumulées. La barque s'approche du bord et attend. Quiconque a le cœur assez ferme peut se risquer à monter et s'emparer des trésors sans que le Pharaon ou les nautoniers s'y opposent. Mais tout Arabe est exubérant, et quand il voit ou entend quelque chose de beau, ne peut retenir un ah d'admiration ; or, voyez la destinée singulière des choses : sitôt que le ah fatidique est prononcé, la barque s'enfonce dans le lac, et jamais on ne revoit même le corps de celui qui voulut dérober les trésors de la barque sacrée d'Amon. Ceci fait réfléchir ceux qui passent pour braves.

Je pourrais m'étendre plus longtemps sur les superstitions de Karnak. Je n'en veux plus citer qu'un exemple dont j'ai été témoin. Une nuit j'ai surpris un homme qui promenait sa vache sur les tombes du cimetière. La raison qui l'avait amené la, malgré sa peur, était bien simple : les morts donnent du lait aux vaches qui n'en peuvent avoir

§ 18. SUR QUELQUES TRAITS DE MOEURS DU FELLAH ÉCVYPTIEN

La famille du fellah diffêre de la famille européenne par deux points essentiels :

1e Le nom patrimonial traditionnel n'existe pas. Les enfants adjoignent à leur nom celui de leur père, peuvent même s'affubler d'un sobriquet, mais n'ont aucune pérennité de tradition familiale.

Farrag Mohammed eut Mahmoud Farrag, Mahmoud Farrag eut Ahmed Mahmoud, Ahmed Mahmoud eut Taher Ahmed ; cela durera des siècles encore, sans que jamais quelqu'un puisse se vanter qu'un de ses aieux ait fait quelque action mémorable ou que la honte d'un méfait[334]puisse rejaillir sur sa famille ou ses descendants. Il n'y a donc aucune association, aucun groupement familial tendant vers le mieux et le bien, mais l'isolement, l'individualisme dans toute sa sécheresse déce

2° Le fellah, de plus, ne trouve dans sa ou ses femmes, car il peut en épouser autant qu'il peut en acheter et en nourrir, aucune aide morale, aucun sujet d'ambition.

1 on demande à un paysan combien il a d'enfants, il répond invariablement qu'il n'a qu'un ou deux garçons, et compte ses filles pour rien. Leur naissance ne donne lieu à aucune réjouissance. Elles grandissent à la gràce de Dieu, et sitôt qu'elles sont assez grandes, se chargent d'une trop grosse cruche et accompagnent leur mère quand elle va chercher de l'eau au fleuve.

Elles n'apprennent ni à lire, ni à coudre, ni à prier. Leur père attend qu'elles soient assez grandes pour les marier. Elles ont alors dix ou douze ans. Le père touche le prix de la vente de sa fille, et parfois profite de cette aubaine pour se remarier lui-même.

Le mari prend livraison de sa femme, si j'ose m'exprimer ainsi, et dès ce moment, elle devient sa propriété, sa chose, celle qui doit lui donner des enfants. sous peine de répudiation. Le mari peut renvoyer sa femme quand il lui plaît, après avoir accompli, devant témoin, la simple formalité de dire par trois fois : « Je te répudie, et cela quand bien même elle lui aurait donné des enfants. La femme est-elle vieille, le mari peut amener au logis une nouvelle épouse plus jeune que la première, et en faire sa favorite.

La mère n'a qu'une part infime dans l'héritage du mari, comparativement à ses propres enfants, sous la tutelle desquels elle est placée. Les enfants secourent généralement leur père vieux, pauvre et infirme ou simplement paresseux, mais pas toujours leur mère.

L'esclavage a été officiellement aboli, mais un service de répression de la traite prouve, par son existence même, que l'usage n'en est pas perdu. Il y a quatre ans que le fils d'un des notables de Karnak fut mis au bagne pour rapt d'un enfant qu'il voulait aller vendre a Siout comme esclave.

Il est juste, d'ailleurs, de dire que la condition de l'esclave, comme celle dq domestique, est assez douce en Egypte, où l'égalité de races et de couleurs n'est pas un vain mot, non plus que la tolérance entre les religions diverses qui y sont professées.

L'hospitalité y est pratiquée de la plus noble façon, et l'hôte est per[335]sonne sacrée pour celui qui le reçoit. Le temps de son séjour sera l'occasion de fêtes et de réceptions qui n'auraient pas eu lieu sans lui.

L'éducation native que le fellah possède le rend courtois dans ses relations.

Il ne s'assoit pas, ne fume ni ne mange devant son père, et servira à table l'hôte que celui-ci reçoit. Si lhôte est distingué, le pere et l'invité mangeront ensemble, tandis que les parents ou alliés attendront plus loin qu'on les serve à leur tour.

Les injures, nombreuses et variées, sont de mauvais ton entre gens comme il faut ; mais la moindre contestation améne des malédictions graves.

Les rixes sont rares, et s'arrêtent quand les vêtements se déchirent. Les témoins mettent le holà, on veut se ressaisir, on s'injurie à faire peur, et la chose en este là. Les tentatives de meurtre et les assassinats sont rares. Le vols le sont moins.

La vie du fellah commence et finit dans la malpropreté. Tout petit, il est laissé couvert de crasse, car un beau visage pourrait attirer le « mauvais eil. Il se roule sans cesse dans la poussière, dévoré par les mouches ; aussi les maladies d'yeux ne sont-elles pas rares. Beaucoup d'enfants sont borgnes, même des petites filles. Les enfants, les hommes et les femmes sont couverts de vermine. La majorité, cependant, est devenue plus propre depuis quelques années ; c'est un progrès que je me plais à noter chez nos ouvriers ; ils ont des habits propres de rechange assez souvent.

Au contraire, les maisons où je suis entré m'ont toujours paru sales et mal tenues. Cela tient à la condition quasi bestiale de la femme.

Le fellah est prodigue en toutes choses et ne pense jamais au lendemain. Doué d'un estomac admirable, il peut vivre presque sans manger; mais si on lui donne un ' repas à discrétion, si on le laisse à même de provisions, son estomae devient un goufre. Certains se vantent de pouvoir manger un moton tout entier, et je les crois volontiers. J'ai assisté à des scènes de goinfrerie qui m'ont édifié à ce sujet. Il ne leur viendra jamais à l'idée de garder un morceau pour le lendemain ; tout est au jour, à l'instant présent. Dieu pourvoira au lendemain.

Cette même pensée est eause qu'ils n'apportent aucun soin a leur travail, et ne se soucient nullement de perfectionner quoi que ce soit. Ils font traditionnellement ce que faisaient leurs ancêtres, et sont arrivés au dernier degré de la routine.

Ils n'imaginent ni chemin ni mur droit. Les maçons ont des équerres[336]et des fils à plomb, mais ne s'en servent pas. Laissés a eux-mêmes, ils ne font qu'un travail gauche et maladroit.

J'ai constaté chaque année, à la reprise des travaux, que ceux auxquels j'avais fait faire des choses difficiles, demandant un tour de main spécial que je leur avais appris, l'avaient oublié à mon retour, quelques mois après.

Le Gérant : A. VILLECHÉNOUX.

Notes

1. J'ai pris Ahmed Mahmoud et sa famille comme type parce que, par suite de circonstances assez heureuses, Ahmed a fait à peu près toutes les besognes qu'un tâcheron peut faire. Son père montre comment et pourquoi les petits propriétaires se ruinent chaque jour. Si j'avais voulu faire un roman, je serais fort embarrassé pour trouver à Ahmed une fin, une destinée convenable. Mais lui-même serait aussi perplexe que moi, car avec sa belle insoucianae orientale, il se préoccupe peu du lendemain. Ahmed Mahmoud, pas plus qu'aucun de ceux que je cite, n'est un personnage de fantaisie comme j'aurais pu le faire, réunissant sur lui tous mes documents, et le mouvant à ma fantaisie. Il m'a conté sa vie, je l'ai littéralement traduite. J'ai connu son père, je connais sa famille. Il eiste bel et bien, et travaillera, je l'espère, encore de longues années sur nos chantiers archéologiques de Karnak.

2. Les monnaies en usage et leurs valeurs sont les suivantes :

Or. — La guinée masri (livre égyptienne est composée de 100 piastres, et vaut 26f ou, plus exactement, 25f 92.

Argent. — A Karnak, le rial qui, légalement, dénomme la pièce de 20 piastres, désigne une monnaie qui n'existe pas, et qui vaudrait 15 piastres (3f 90).

3. Edmond About. le Fellah, p. 171.

4. Chaque palmier paie 2 piastres 1/2 par an.