[N° 42 bis]

MONTEUR EN BRONZE

DE PARIS

(OUVRIER DANS LE SYSTÉME DES ENGAGEMENTS MOMENTANÉS)

[PRÉCIS D'UNE MONOGRAPHIE]

PAR

M. J. BITH



§ 20. — Précis d'une monographie ayant pour objet le monteur en bronze de Paris (Ouvrier dans le système des engagements momentanés), par M. J. Bith.

[Ce précis est issu de la monographie n°42 : Serrurier-forgeron de Paris (Seine - France).]

I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

[246] La famille habite à Paris une maison située dans le XIe arrondissement, au milieu d'un passage qui conduit au boulevard Richard Lenoir. Ce passage est le refuge d'une très nombreuse population ouvrière, qui s'y est groupée à cause du prix relativement peu élevé des logements. Les maisons sont grandes et hautes, mais les appartements sont, pour la plupart, étroits et en mauvais é. On y rencontre encore un grand nombre de ciés ouvrieres ; ce sont d'immenses cours carrées, entourées de quatre corps de bâtiments, pouvant abriter de soixante-dix à quatre-vingts locataires (familles entières ou célibataires).

L'ouvrier, d'une certaine habileté dans son art, est attaché comme monteur en bronze à un atelier de fabrication de meubles de luxe. Il y a quelques années, les ouvriers sur bronze étaient peu nombreux et devenaient presque tous de véritables artistes ; aujourd'hui que le goùt s'est perfectionné et que le luxe a envahi plus complètement nos meurs, leur nombre a beaucoup augmenté. Il faut les distinguer en deux catégories : les monteurs qui ne font que polir et ajuster les pièces de bronze et de cuivre sur les meubles, pendules, objets d'art, etc., et les ciseleurs, qui[247]dessinent et exécutent eux-mêmes le modèle. Ces derniers sont les plus habiles et les mieux payés. Malgré la diférence de leurs ressources et, par suite. de leur genre de vie, ils ne forment qu'un seul corps d'état et ont une vaste association qu'ils désignent sous le nom de corporation. Environ dix mille ouvriers sont employés, soit pour le compte de grands fabricants, soit pour leur propre compte ; dans le premier cas, ils travaillent le plus généralement en atelier. Le principe de l'invariabilité et de l'égalité des salaires leur est tout à fait inconnu ; ils sont payés suivant leur habileté, et ont pris pour règle de changer le tarif de leurs salaires tous les cinq ou six ans, sous la menace pour le patron d'une grève générale. Bien que beaucoup de patrons soient euX-mêmes anciens ouvriers, aucun lien ne les rattache à ceux qu'ils emploient ; ils les traitent absolument comme la machine qui doit leur fournir un certain travail et leur rapporter une somme qu'ils veulent à tout prix ne point voir changer. Aussi les ouvriers travaillent-ils avec indillerence, ne songeant qu'à frustrer le patron et à s'approprier ce qu'ils considèren comme leur étant dû. Le séjour prolongé chez un même patron es un fait très rare parmi eux.

La famille comprend les deux époux et quare enfants :

L'ouvrier, né à Paris, est âgé de. . ... . . . :56 ans.

La femme. née à C. R. (Seine), est âgée de. . . . 47 —

La fille aînée a. . . . . . . . . . . . . 24 ans.

Le premier fils a. . . .. . . . . . . . . 22 —

Le deuxième fils . . . . . . . . . . . . . 20 —

La deuxième fille. . . . . . . . . . . . 13 —

Les parents des deux époux sont morts depuis longtemps ; il ne leur reste que deux ou trois frères ou sœurs, qu'ils voient de temps en temps, et avec lesquels ils vivent en très bonne intelligence.

Les époux sont nés de parents catholiques. L'ouvrier parait avoir reçu un enseignement religieux très insuflisant ; la raison en est le milieu dans lequel il a été élevé. Son père ne croyait à rien, et sa mère le conduisait plus souvent au cabaret qu'à l'église. Il n'a entendu parler de religion et de Dieu que dans son séjour assez court à l'école des Frères. La religion et les pratiques du culte lui semblent faites pour les gens riches qui ont le loisir de s'en occuper ; pour les pauvres, qui ont besoin d'etre continuellement à la tàche pour vivre, travailler c'est prier ; aussi ne va-t-il jamais à l'église et n'observe-t-il pas la loi du dimanche. Cependant, il n'est pas hostile en principe aux idées religieuses : il a un vague sentinmentalisme dans l'àme, et il tient[248]essentiellement à conserver son titre de catholique. Il ne désire l'éducation religieuses que pour ses filles. uant à ses fils, ils sont leurs maîtres et doivent eux-mêmes faire leur éducation. Il n'a aucune autorité sur eux, et il se reprocherait même d'essayer d'en user. Bien plus, il les pousse a l'inconduite et au plaisir, persuadé que les jeunes gens doivent s'amuser avant de se marier. Li-même a agi ainsi, tous les ouvriers qu'il a vus autour de lui ont fait de même ; pourquoi en serait-il différemment de ses enfants Dès que son fils aîné a eu atteint l'âge de vingt et un ans, il l'a éloigne du foyer paternel et l'a éabli dans une chambre garnie, de façon à ce qu'il puisse se livrer à ses plaisirs librement, loin des regards de ses frères et sœurs plus jeunes. Son second fils est encore dans la famille, mais dans quelques mois, on luidonnera sa liberté ; tout ce qu'il lui demande, c'est d'être poli et de travailler.

La femme ne connait aucune pratique de culte ; elle ne va pas à la messe le dimanche, c'est le jour où elle est le plus occupée. Il faut une occasion tout à fait extraordinaire pour la décider à entrer dans une église, non point qu'elle soit hostile à la religion, mais elle est ignorante. Ses fille ont le sentiment religieux plus développé; elles vont presque tous les dimanches à la messe.

La femme a une supériorité incontestable sur le mari, au point de vue de l'intellience, de l'ordre et de l'économie ; c'est elle qui dirige entièrement la maison et gère toutes les ressources. L'ouvrier accepte parfaitement cette situation et a toujours eu les meilleurs rapports avec sa femme ; il prétend n'avoir jamais eu avec elle de discussions sérieuses. L'épargne est pour eux chose inconnue, et, malgré le taux très élevé de leurs ressources, ils n'arrivent pas à économiser ; tout passe à l'augmentation de leur bien-être. Ils veulent ne se priver de rien et jouir entièrement ; ils ne songent point à l'avenir, désirant ne pas vivre longtemps aprés le jour ou il leur faudra renoncer au travail. Ils se rendent bien compte pu'ils seraient plus tard une gène pour leurs enfants, et que ce n'est point avec les principes qu'ils leur ont enseignés que ceux-ci consentiraient à s'occuper d'eux et à leur fournir les ressources que l'âge les empêcherait d'acquérir par le travail.

L'ouvrier pratique volontiers la charité vis-à-vis des camarades dont un accident a aggravé la situation malheureuse ; il les aide autant qu'il le peut, et est heureux de leur rendre quelques services. Vis-à-vis de son patron, il a encore des allures extérieures de politesse, mais, au fond, aucun attachement ; pour lui,[249]c'est un être égoiste qui ne s'inquiète nullement du sort de l'ouvrier et de sa famille, et ne songe qu'à faire prospérer son industrie. Il s'en plaint vivement ; il désirerait que le patron se fit un devoir de s'intéresser à son ouvrier et de ne pas le considérer uniquement comme un capital mobile, comme une machine dont on peut tirer plus ou moins de revenu. Il ne serait pas éloigné de l'idée d'association, et l'organisation primitive des anciennes corporations ne lui parait pas étrange ; il en souhaiterait presque l'adaptation à nos idées et à n-re industrie moderne. Il avoue que l'ouvrier est profondément isolé, que les effors auxquels il est obligé de se livrer pour vivre sont considérables, qu'il n'est aidé par personne, et qu'à moins d'une énergie particulière, il nepeut s'élever au-dessus de la situation la plus modeste, la plus voisine même de la misère.

La famille est enièrement étranggère à toute préoccupation politique ; elle n'a ni haine ni envie pour les personnes des classes élevées ; mais elle n'aime pas ceux qui, paris du même niveau social, se sont élevés à une condition supérieure. Cela vient probablement de ce que, malgré tous les eors de son chef, qui manquait peut-être de l'inelligence e de la volonté nécessaires, elle n'est point arrivée à se maintenir à la situation qu'elle s'était acquise à un certain moment.

Le seul culte qui soit réellement profond dans la famille est le culte des morts. L'ouvrier va tous les deux ou trois mois rendre visite à la tombe de sa mère enterrée au cimetière d'Ivry, et à celles des parents de sa femme au cimetière de Choisy-le-Roi. La femme fait régulièrement tous les mois les mêmes vsites.

L'instruction de l'ouvrier est tout à fait complète ; il lit, écrit bien, et calcule facilement ; il a fréquenté les écoles communales et quelques petits écoles particulieres jusqu'à l'age de douze ans. Sa femme a une instruction plus modeste. Les enfants ont été élevés dans les écoles de la ville, où ils ont reçu l'enseignement primaire. La fille cadette vient de faire sa première communion et est encore dans une petite pension du passage qu'habitent ses parents.

L'ouvrier est de moyenne taflle (1m,65) et de force ordinaire. Il parait jouir d'une bonne constitution, et n'a jamais eu de maladie qui ait laissé des traces sérieuses. La femme est également de taille moyenne (1P,68) ; elle est plus grosse et plus forte que son mari ; ses formes générales sont larges et carrées. Malgré son apparence vigoureuse, elle est d'une faible santé e soumise à de fréquentes indispositions qui prennent quelquefois des proportions assez grandes et l'empêchent pendant un certain[250]temps de s'occuper des soins du ménage. Mariée à vingt et un ans. .oséphine NT' a eu six enfants en l'espace de douze ans ; deux sont morts, l'un tout à fait en bas àgge, l'autre à l'âge de six oOu sept ans. Elle a fait toutes ses couches chez elle, en ayant recours à une s age-emme, moyennant quinze francs ; elle n'a nourri que ses deux derniers enfants : elle a is les autres en nourrice aux environs de Paris.

La fille aînée est malade depuis longtemps ; elle est atteinte d'une phthisie qui la mine lentement et ne lui laisse aucun espoir de guérison. La seconde fille est d'un tempérament très faible ; elle a eu, tout enfant, la petite vérole qui l'a fortement ébranlée.

Le 1il aîné est atteint d'une maladie de cœur ; ìl a été réformé cette année et dis pense pour cette cause du service militaire.

L'ouvrier fait partie d'une societé de secours mutuels qui lui donne gratuitement les soins du édecin et les remèdes dont il a besoin pour lui et pour sa emme. Mais aucun secours ne lui est alloué en cas de maladie de ses enfants. Cette situation peut, gràce à l'état de s anté si précaire de ces derniers, charger, à un moment donné, d'une façon très onéreuse, le budgget de la famille. Le cas s'est déjà présenté avant la guerre ; la ille aînée a eu à traverser les crises les plus pénibles et les plus dangereuses de Sa maladie et a absorbé en remèdes et en soins du medecin 500 francs placés à la Caisse d'épargne, qui représentaient les économies de plusieurs années. Aujourd'hui, l'ouvrier n'aurait plus les ressources nécessaires pour aire ace a une telle évenualité ; il a renoncé a toute espèce d'épargne ; il se verrait donc par sa faute et sa négligence dans la nécessité de reculer devant tous les soins que réclamerait une maladie longue et sérieuse. La femme se croit expérimentée dans certaines pratiques de la médecine usuelle, et traite elle-même les indispositions qui surviennent dans la famille.

L'ouvrier est assez habile dans son métier, et estimé de son patron et de ses camarades.

Lui seul monte les pièces de cuivre ou de bronze ; son patron a assez de contiance en son talent pour les lui confier toutes, même les plus délicates. Cette confiance, bien qu'elle lui occasionne à peu près en tout temps un surcroit de travail, lui est très sensible,; il s'acquitte avec la conscience la plus scrupuleuse de sa tâche, préferant tout faire par lui-même et rester seul charggé du travail. Ce n'est pas comme on pourrait le croire tout d'abord, dans l'intérêt du patron et de son commerce. L'ouvrier est poussé par un sentiment d'amour-propre et de vanité dont, il[251]ne se rend pas très bien compte, et qui joue un grand role chez lui. Il a fait pendant rois ou quatre ans partie de la corporation des ouvriers bronziers ; il s'en est retiré, persuadé qu'il était dupé, et fort peu édifié de la manière dont il l'avait vue fonctionner.

Les relations de la famille avec les voisins sont excellentes : elle est touiours prète à leur venir en aide autant qu'elle le peut, lorsqu'ils réclament son concours. La famille a eu assez souvent des rappOrts avec des personnes d'une condition supérieure à la sienne ; elle a toujours su s'attirer l'estime et l'aflection de ceux qui l'ont approchée.

II. Moyens d'existence de la famille

La famille n'a aucune proprieté immobilière, et ne songe même pas à la possibilité d'en acquerir.

ARGENT : Somme déposée à la Caisse d'épargne et povenant des économies faites par la famille depuis huit ans, 2 francs.

Matériel spécial des travaux et industries : . 58 1r. 50

Outils de monteurs en bronze : 55 fr. 00. — Matériel pour le blanchissage des vêtements et du linge : 3 fr. 50.

L'ouvrier ne reroit aucune subvention : auCcun secors ne lui arrive gratuitement ni de son paron, ni de la bienfaisance publique. Tout ce qui lui est donné à ce titre, c'est-â-dire les soins en cas de maladie, lui est fourni par la Société de secours mutuels, pour laquelle il paye une coisation mensuelle de trois francs.

Travaux de l'ouvrier. — Tout le travail de l'ouvrier est executé au compte d'un patron, hors de la maison. et à la journée. l consiste dans l'ajustage et le montagre des pièces de bronze ou de cuivre ux meubles de luxe. L'ouvrier travaille toute l'année et onze heures par jour ; l'heure se paye 0 fr. 75, ce qui lui fait un gain journalier de 8 fr. 25 et par journée de dix heures, un salaire de 7 fr. 59. Le dimanche, il travaille régulierement cinq heures en hiver, six heures en été. Il li arrive très rarement de faire des heures supplementaires ; dans ce cas, elles sont payées l franc.

[252]Travaux de la femme. — La femme consacre tout son temps aux soins du ménage ; malgré son désir de se livrer à quelque travail pouvant rapporter à la famille, elle a du se dévouer exclusivement aux travaux qui concernent l'intérieur ; elle confectionne pour son mari et son fils les chemises et les vêtements de travail, elle entretient tout le linge de la famille, elle fait aussi ses propres vêtements et en tire parti, lorsqu'ils sont vieux pour habiller sa fille ; elle emploie une autre partie de s on temps à l'achat et à la cuisson des aliments, à la tenue du ménage et au blanchissage du linge et des vêtements.

Travaux des enfants. — La ille aînée exerce pour son propre compte le méier de 1leuriste ; elle garde pour elle l'argent qu'elle gagne e est chargée de son entretien personnel ; elle donne à ses parents dix francs par semaine pour subvenir à ses frais de nourriture, logement et blanchissage. Le fils aîné vit entièrement séparé de la famille. Le second fils est employé chez un marchand de fontes et fers comme garçon de peine ; il travaille onze heures par jour et gagne 3 fr. 75 ; le dimanche, il travaille de six heures à midi. Il remet à sa famille tout ce qu'il gagne.

INDUSTRIES ENTREPRISES PAR LA FAMILLE. — L'ouvrier n'exerce, en dehors de ses travaux professionnels, aucune industrie particulière. La femme a pour principale industrie le blanchssage des vêtements et du lingge, qu'elle ne peut faire qu'en partie. En outre, son eXpérience de la vente des denrées alimentaires lui permet d'en eflectuer l'achat par des moyens économiques constituant une véritalile industrie qui contribue essentiellement au bienêtre de la famille. L'habitude de discuter les prix et de demander des réductions sur tous les achats lui a valu dans le quarier le nom de relese, à cause de l'acharnement qu'ellemet à obtenir ce qu'elle désire.

III. Mode d'existence de la famille

La famille fait en toute saison trois repas par jour ; mais l'ouvrier ne peut prendre part qu'à celui du soir ; il fait les deux autres chez un caharetier, près du lieu de son travail. Cette nécessité lui est onéreuse et occasionne une dépense annuelle de 38 fr. On peut évaluer cette dépense au moins au double de celle[253]qui a lieu dans les circonstances rares ou l'ouvrier peut venir prendre tous ses repas chez lui.

L'ouvrier quitte sa famille à cinq heures et demie en été, à six heures en hiver. En se rendant à son travail, il boit un verre d'eau-de-vie ; à midi, il fait un repas pour 1 fr. 30 ; à quatre heures et demie, il prend un setier de vin moyennant 0 r. 25, et le soir, à huit heures, il se joint à sa famille peur souper.

Le matin, à huit heures, la mère et les enfants font un déjeuner consistant en du chocolat au lait. A midi, le repas se compose toujours de la soupe et de deux plats, dont un de viande. Le soir, c'est le repas le plus important, composé comme celui de midi ; on le complète presque toujours par un plat de fromage ou de fruits. Le dimanche, la famille met le pot au feu qui fournit la soupe grasse et le bœeuf bouilli, et l'ordinaire est auggmenté de café. Le plat de viande est assez varié ; cependant le bœu entre pour la plus grande partie dans la consommation. Les poissons figurent sur la table de l'ouvrier au moins une fois par semaine. Les légumes varient avec les saisons ; les pommes de terre et les farineux secs ou verts y occupent une place importante.

Le vin est la boisson habituelle de la famille, malgré son prix élevé ; elle en boit environ deux litres par jour, trois le dimanche ; mais il est toujours additionné d'eau avant de paraitre sur la table. Quatre ou cinq fois par an, la famille reçoit à dîner des parents ou amis ; alors on prend quelques pàtisseries, du café et de l'eau-de-vie. Ce sont les seuls cas où la famEle, sortant de son ordinaire. fasse pour ses repas des depenses supplémentaires.

La famille occupe au quatrième ét âge quatre pièces dont trois tirent l'air et la lumière de fenêtres donnant sur la cour ; la pièce d'entrée n'est éclairée et aérée qu'indirectement. La surface totale de ce petit logement est de 2757.

La hauteur des pièces est de 260. A ce logement est annexée une cave qui sert de débarras. Le père, la mère et les deux filles couchent dans la même chambre ; les lits sont serrés les uns conre les autres et ne laissent qu'une place fort étroite, occupée par une commode. Le fils couche dans la chambre voisine que l'on appelle salle à manger, et où la famille est toujours réunie. La maison est médiocrement tenue ; l'escalier est sombre et en mauvais état, mais le logement est aussi propre que le perme l'exiguïté de l'espace. La famille paye par trimestre un loyer annuel de 360 francs ; le portier, qui, en l'absence du propriétaire, exerce l'autorité dans la maison, y ajoute, à titre d'étrennes, un supplé[254]ment de 3 francs par an. De plus, toutes les fois qu'un membre de la famille rentre après inuit, il est passible d'une amende de

0 fr. 50. Le mobilier est exempt de ces recherches de luxe qui marquent une tendance vers la vie bourgeoise.

Meubles.. .. .. . . . . . . . 779 1r. 20

4 lits avec leur garniture, — 1 commode en acajou, — 1 table de nuit en acajou, — 4 chaises en acajou garnies de crins recouvertes de damas, — 1 glace de 090 sur 065. — 1 pendule en bronze sous globe, — petits bronzes et 2 flambeaux. — 4 cadres de tableaux en bronze, — 1 buffet en bois blanc passé au brou de noix, — 1 coucou détraqué, — chaises en paille. — 1 able ronde. — 1 pendule en bronze sans mouvement, —

1 établi. — 2 étaux., — divers outils. — 1 1forge, — 1 poéle en fonte,

1 porte-manteau planches, étagrère, — 20 volumes environ : 779 fr. 20.

Linge de ménage : paires de draps neufs en chanvre, — 3 paires de draps vieux, — l2 serviettes de table — 12 serviettes de toilette, — 2 paires de rideaux en mousseline, — 1 nappe, — 12 torchons, 228 framcs.

Ustensiles : Pour la préparation et la consommation des aliments . . . .. . .. . ... . . . . 98 fr. 55

Vêtements : .. . 1,06 r 55

Vêtements de l'ouvrier :

vêtements du dimanche. — 1 paletot en drap noir., — 1 gilet, — 1 pantalon, — 1 chapeau de soie. — 1 cravate soie. —vêtements de travail ;

1 paletot en drap. — 1 en toile., — 1 pantalon. — 1 chapeau noir, — 1 chapcau de paille, — 6 chemises, — 2 gilets de flanmelle, — 4 paires de chaussettes de laine, — i paires de chaussettes coton, — 1 paire de bottines. — ˉpiour : 1 montre et 1 chaîne en argent, 196 fr. 55.

Vêtements de la femme :

vêtements u dmanche. — 1 robe de soie datant de son mariage,

2 robes de laine, — 1 châle long. — 1 chaile long noir, — 1 chapeau de paille. — jupons blancs, — 1 paire de bottines, — 2 paires de cols et manchettes. — 1 foulard de soie. — Metements de raaid : 3 jupons en orléans et laine, — l jupon tricoté, — paires de bas de coton, — 4 douzaines de mouchoirs (en commun pour toute la famille). — 1 corset. — ˉiouv 1 montre en or, 1 médaillon, une chaîne en or, — 1 paire de boucles d'oreilles. — 1 bague, 26 francs.

Vêtements du 2e ils ; 220 fr. 25.

etemeuts de la fille : 11 fr. 75.

VALELUR TOTALE du mobilier et des vêtements. . 2.68 fr. 30

[255] Le caractère des deux époux s'accommode volontiers de récréations douces et des plaisirs de la famille. D'ailleurs les dépenses qu'ils font pour le bien-être quotidien leur interdisent ordinairement tout plaisir coûteux. Ils ne vont jamais au théàtre et n'y envoient pas leurs enfants. Il y a quelques années, ils allaient tous les deux ou trois mois aux Délassements-Comiques ou à l'Ambigu. Le fils, comme tous les jeunes ouvriers, fréquente avec plaisir les bals du quartier. Pendant l'année. la famille ne fête aucune solennité ; à la fête de l'ouvrier seulement, on réunit quelques parents à dîner.

L'ouvrier travaille toue la journée, mais il lui arrive assez souvent, au milieu de l'après-midi, d'aller chez le marchand de vin avec des camarades, et d'y faire un certain séjour. La femme travaille toute la matinée du dimanche, elle envoie ses enfants aire une longgue promenade avec leur père et ne les accompagne presque jamais ; elle aime mieux pro1ier de ce jour pour mettre la maison en ordre. Les deux epoux font, pendant l'été, le dimanche, d'assez fréquentes visites à Choisy-le-Roy, où il reste encore une partie de la famille de la femme.

IV. Histoire de la famille

L'ouvrier est né à Paris en l 1823. Son père, originaire de La Fère, était tailleur d'habits ; venu comme ouvrier à Paris vers 1817 ou 1818, il travaillait pour des patrons et en même temps pour quelques clients particuliers. Sa mère était couturière et joignait à ce métier celui de marchande ambulante de fruits et de gàteaux. Ils n'avaient jamais songé à faire légitimer leur union et vivaient depuis longtemps en mauvaise intelligence. Adonnés l'un et l'autre à la boisson, ils avaient de fréquentes querelles, dont le fils ressentait toujours le contre-coup. L'ouvrier a conservé un triste souvenir de son père, qui parait ne lui avoir jamais témoigné beaucoup d'affection. Cne chose l'a toujours frappé dans le genre de vie de ses parents, c'est la manière dont ils contribuaient aux dépenses communes. Il n'y avait entre eux aucun fonds commun ; chacun apportait sa part aux dépenses qui ls concernaien tous les deux et y contribuait par moitié. De là, des disputes incessantes, car il était bien difficile à la feme de[256]subvenir à la moitié des dépenses par son seul salaire. C'est ce souvenir qui a peut-être déterminé l'ouvrier à confier toutes ses ressources à sa femme et à ne se réserver pour lui que le droit de les acquérir. Jusqu'à l'âge de l2 ans, époque à laquelle il fit sa première communion, l'ouvrierrestadans les ecoles primaires. Son père ne désirait pas qu'il fût tailleur, ne trouvant pas son métier assez lucratif, mais il ne savait dequel côté le diriger, lorsque la mère, en vendant ses fruits dans la rue, fit la connaissance d'un ouvrier bronzier qui l'engagea fort à faire apprendre ce métier à son fils. Séduite par la perspective de salaires assez élevés, elle se décida, et le fit entrer comme apprenti chez un fabricant de bronzes artistiques.

La vie d'un apprenti était dure à cette époque ; il logeait, manggeait chez le patron et étai exposé à tous les mauvais traitements qu'il ne lui épargnait guère. A deux heures seulement l'apprenti prenait son repas ; à neuf heures et demie du matin et à huit heures et demie du soir, on lui donnait un morceau de pain et un sou.

Aujourd'hui les apprentis ne sont plus logés ni nourris chez le patron ; on leur donne dix sous par jour avec augmentations régulières et de fréquents pourboires. La durée de l'apprentissage était de quatre ans, mais l'ouvrier n'en fit que trois. Il quitta son patron à la suite des mauvais traitements qu'il avait eu à subir. Celui-ci avait un fourreau d'épée, en cuir fendu, avec lequel il frappait ses jeunes apprentis lorsqu'ils ne travaillaient pas avec assez d'ardeur. Irrité de cette conduite du patron vis-à-vis de son fils, le père de l'ouvrier vint un jour le trouver, fit déshabiller son fils devant lui, lui montra les traces profondes de ses coups, et, après lui avoir donné deux souflets, lui 1it signer son livret d'apprentis sage, sous la menace d'aller se plaindre à la police. Il entra alors commme petit ouvrier à raison de 0 fr. 75 par jour. En huit ou neut' mois, il arriva à gaggner 3 francs ; il apportait tout son gain à son père et à sa mere qui se le partageaient entre eux. Au bout d'un an il changea, car il parait qu'en sortant d'apprentissage il faut changer souvent de patron, et il fut employe à la pièce. Il gagna facilement 10 francs par semaine ; il en donnait 380 à sa famille et gardait le reste pour lui. Ce argent, il l'employait à s'amuser ; son plus grand plaisir était le bal sur le boulevard de la Chapelle, où l'on était admis moyennant 0 fr. 75; le dimanche et le lundi, il fréquenait le bal le plus aristocratique de la Villette, ou le prix d'entrée était de 1 fr. 25.

Entrainé par un camarade, il s'engagea à dix-huit ans au 1e régiment d'infanterie légère. Il fut successivement en garnison[257]à Saint-Denis, Saint-Brieuc, Morlaix, Brest, puis, passa trois ans en Afrique dans les tirailleurs algériens. A l'expiration de son congé, il reprit du service. Il resta en tout neuf ans sous les drapeaux. Pendant son séjour en Afrique, il fut atteint d'une affection de la peau, qui né cessita deux ans de suite son envoi aux eaux de Baréges.

Rentré du service à vingt-sept ans, il fut obligé de faire un nouvel apprentissage et dut se résigner à ne gagner que 2 fr. 50 par jour ; au bout de cinq à six mois, il gagnait 5 francs. En 1I853, il se maria et crut qu'il pourrait travailler à son compte, et établir un petit atelier. Pendant quelques années, les fonds qu'il avait en réserve lui permirent de se soutenir, mais la débâcle arriva, et le laissa dans la misère la plus complète ; il abandonna alors ses projets d'établissement, et reprit du travail chez un des grands fabricants de bronze ; il se releva lui-même grâce à son travail et à son énergie.

Au moment de la guerre, lorsque Paris fut assiégé, il 1it partie de la garde nationale ; en sa qualité d'ancien militaire, on le nomma lieutenant d'habillement. Il n'eut jamais à commander et ne sortit pas avec les troupes. A la proclamation de la Commune, il conserva sa place, ayant besoin de sa solde pour vivre, lui et sa faille ; il ne croyait pas faire grand tort à son pays en ren-trant dans les ranggs des insurgés, ses fonctions ne l'appelant pas à se battre. Le 21 mai 1871, jour de la rentrée des troupes dans Paris, il se transporta à l'immense incendie du pis-ouge, et y organisa, assure-t-il, les premiers secours. Comme il se retirait, son uniforme fut reconnu par un soldat ; il fut arreté et accusé d'avoir été l'un des auteurs de l'incendie. Malgré ses protestations et ses énergiques dénégations, il fut conduit à Satory, puis de la sur les pontons de Brest. On l'y laissa huit mois ; après, quand vint l'instruction de son affaire, il fut rendu à la liberté sur une simple ordonnance de non-lieu, sans passer par le conseil de guerre. Pendant ce temps, sa femme et ses enfants avaient épuisé leurs dernières ressources, et enduraient les souffrances de la faim et de la privation. Il rentra alors chez un grand fabricant de meubles chez lequel il est encore aujourd'hui. L'ouvrier ne raconte cette triste période de sa vie, que les larmes aux yeux, et il parait encore maintenant éprouver le plus profond chagri d'avoir pu être accusé d'incendie et de participation volontaire à la Commune.

La femme est née en 1832, à Choisy-e-Roi. Fille de cultivateurs, elle n'a pas pu profiter du temps qu'elle a passe à l'école, mais elle s 'est formée chez elle au rôle de bonne ménagère. Après[258]son mariage elle tenta vainement de se créer une pcsition lucrative ; la naissance de ses enfants arrivant à intervalles rapprochés ne lui permit pas de se livrer à un travail continu. Elle ne put s'entendre avec la meire de son mari, qui vivait avec eux ; elles avaient ensemble de fréquentes discussions sur le role que chacune voulait avoir dans le menage. Aprés avoir supporté cette situation quelque temps, l'ouvrier se sépara de sa mère ; il paya son loyer et pourvut à tous ses besoins jusqu'à sa mort.

V. Budget domestique annuel et avenir de la famille.

eeettes de la fonille. — Revenus des propriétés. 3 fr. 2. — salaires. 4,497 francs. — bénéfices des industries, 143 fr. 76. — TOTAL DES RECETTES. 4.644 fr. 68 c.

ˉpenses de l milde. — Nourriture. 2.6i2 fr. 38 : — habitation. 619 fr. 20: — vêtements. 884 fr. 6.5: — besoins moraux, récréations et service de samté, 444 fr. 80: — dépenses concernamt les industries. 3 fr. 65. TOTAL DES DÉPENSES. 4.644 fr. 68

L'ouvrier fait partie de la Société de secours mutuels des Etats réunis, pour laquelle il paye une cotisation mensuelle de 3 francs. lle lui fournit à lui et à sa femme les remèdes et soins du médecin, et lui donne de plus 2 francs par jour, en cas de maladie.

Les deux epoux comprennent qu'en cas de revers ou de maladie prolongée, ils n'auraient d'autre ressource que la bienfaisance publique ou la charité privee. Mais ils ne peuvent se décider à rien retrancher, en vue de l'avenir, du bien-etre dont ils jouissent auiourd'hui.