N° 41.

OUVRIER CORDONNIER

DE MALAKOFF

(SEINE FRANCE.)

(Tâcheron dans le système des engagements momentanés.)

D'APRÈS LES

RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1878

PAR

M. URBAIN GUÉRIN .


Sommaire


Cliquez pour zoomer ou afficher en plein écran. Utilisez les flèches pour passer d'une page à l'autre (48 pages disponibles).


Ce texte est issu d'une reconnaissance optique de caractères (OCR) et peut comporter des erreurs.

Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.

[145] La famille habite le village de Malakoff, faisant partie de la commune de Vanves, dont il est séparé par des terrains vagues, non construits. Malakoff est situé à une distance d'à peu près 800 mètres des fortifications de Paris, dans la plaine dénudée qui s'étend depuis les portes de cette ville jusqu'aux côteaux de Clamart et de Meudon, à la gauche du chemin de fer de Bretagne.

Quoiqu'aucune rivière n'arrose le territoire de Malakoff et que le sol n'y soit que médiocrement fertile, le village renferme beaucoup de jardins maraichers attenant aux maisons qui sont habitées par leurs propriétaires. Ces cultivateurs s'attachent surtout à cultiver des champignons, parce que ce produit trouve sur les[146]marchés de la capitale un écoulement fructueux et facile ; ils forment une partie importante de la population qui se compose n outre d'ouvriers et d'employés recherchant en dehors de Paris des conditions d'existence moins coûteuses, et d'une colonie étrangère dans laquelle l'élément allemand est prépondérant. Le chiffre total des habitants s'élève à plus de 1,000, et depuis la construction d'une ligne de tramvays, mettant ce village en comunication avec le centre de Paris, il tend sans cesse à auggmenter.

Malakoff est représenté dans l'administration municipale par un adjoint et par des conseillers municipaux elus au scrutin de liste. Une église y existe ainsi qu'à Vanves.

L'ouvrier hahite vers le centre du village (§ 10). Il travaille pour une maison importante de la cerdonnerie parisienne, qui se consacre uniquement à la 1abrication des chaussures pour femmes et dont le principal dehouché se trouve en Angleterre. Le chel' de la maison ne fait travailler chez lui aucun ouvrier et garde seulement au magasin central des employés, hommes et emmes, chargés d'epédier les marchandises, de recevoir les clients et de contrôler la qualié des chaussures apportées par les Ouvriers. Ceux-ci viennen une fois par semaine chercher les fournitures necessaires à la fabrication des souliers ; le contremaître leur en délivre une quantité proportionnee au nombre de chausures qu'ils font par semaine, et ils les rapportent la semaine suivante. Les ouvriers sont payés le jour même de la livrason, quelle que soit la qualité des marchadises apportées ; car les souliers ne sont pas susceptibles de retouches, et s'ils ne réunissent pas les qualités désirables, la maison les garde pour les vendre à bas prix. Aucune tàche n'est imposée aux ouvriers ; ils sont payés d'après le travail qu'ils ont accompli et ce salaire, pour les plus laborieux, s'élève en moyenne à 6 francs par jour.

La plupart des ouvriers ont leur domicile à Paris, mais un certain nombre d'entre eux sont fixés dans les villages de la banlieue et plusieurs même habiten la province jusqu'à une distance de vingt-cinq ou trente lieues de la capitale. Ce sont ceux travaillant pour les entrepreneurs qui se chargent de la fabrication d'un nombre de chaussures plus considérable.

§ 2. — État civil de la famille.

La famille comprend trois personnes :

Ernest-Jean-Louis F***, âgé de 31 ans, né à La Bâtie-Rolland.

Sa femme, aigée de 27 ans, née à La Bâtie-Rolland.

Leur fils, âgé de 8 ans, né à La Bâtie-Rolland.

[147] L'ouvrier était le seul enfant de la première femme de son père qui s'est ensuite remarié ; il n'a jamais eu à se plaindre de sa belle-mère. Son père a eu de ce second mariage deux fils et une fille, qui est entrée, à Valence, dans un ordre religieux voué à l'enseignement. Les deux autres enfants travaillent tous deux à la cordonnerie.

La femme a un frère qui est représentant de commerce ; elle possède encore son père et sa mère.

Les deux époux, mariés depuis neuf ans (§ 12) ont eu d'abord leur fils, puis une petite fille, morte quelques mois apres sa naissance.

§ 3. — Religion et habitudes morales.

L'ouvrier appartient à larelition caholique dans laquelle il a été élevé par sa famille. Ayant ȩu une éducation religrieuse soignee, il a cons ervé la 1oi plus longtemps que la majorité des enfants du peuple dont la plupart, leur première communion 1faie, s'écrtent presque complètement de l'lglise. ASsistant encore ax olices du dimanche, il est allé se confesser pendant son premier séjour à Lyon, mais, subissant depuis l'influence des cmarades qui l'environnaient et perdu par la lecture exclusive des journaux irreligieux (§ 19), il a renoncé à oute pratique et ne suit jamais les cérémonies du culte. Il déclare cependant croire à l'existence de Dieu, mais il alecte de considérer la religion comme bonne seulement pour les femmes et les enfants.

La femme a peu à peu partaggé les idées de son mari, et quoiqu'elle appartienne à une famille pieuse, elle s'es détachée des habitudes chrétiennes. Depuis son arrivée à Malakoff, elle ne s'est rendue qu'une seule fois à la messe, et pas plus que son mari, elle n'entretient aucun rapport avec le clergé de la paroisse. Toutefois, les deux épou, quoique indiférents, ne maniestent coOntre les prêtres aucune animosité ; ils parlent en termes bienveillants du curé de leur pays natal avec lequel ils entretiennent des relations amicales. Aussi, sont-ils d'accord pour donner à leur fils une éducation religieuse et lui faire faire sa première communion.

Malgré cet éloignement du catholicisme, le ménage donne l'exemple d'une vie laborieuse, sage et économe. La meilleure intelligence règne entre les époux, et la femme suit docilement l'influence de son mari. En même temps qu'ils aiment vivement leur enfant, auquel ils s'efforcent de procurer une bonne éduca[148]tion, ils conservent un souvenir affectueux de lers parents. Pendant les premiers temps de son séjour à Lyon et à Paris, l'ouvrier souffrait beaucoup de l'absence de sa famille, et plusieurs fois, rencontrant des personnes dont les traits ofraient de la ressemblance avec ceux de son père, les larmes lui venaient aux yeux. Aussi, regarde-t-il comme un évènement heureux les occasions qui rendent sa présence nécessaire dans son pays.

Cependant, si l'ouvrier demeure attaché a son père par les liens d'une vive affection, il manifeste la plus grande indépendance d'idées et il prétère a l'enseinement donné par l'autorité paternelle les opinions émises par ses camarades ou par les journaux, qui traduisent les prejuges dominants de l'époque.

La famille se montre économe dans la distribution de ses dépenses ; elle évite avec soin toute dépense inutile, et, guedée par n sentiment moral élevé, elle acquitte par des paiements successils les dettes qu'elle a contracées dans la gestion infructueuse d'un petit commerce (§ 12). IL'ouvrier regrette vivement cette situation et aspire avec impatience à l'instant où des économies amassees lui permettront de se créer un intérieur plus confortahle et d'acheter des valeurs mobiliéres, entre autres des obligations de la ville de Paris. Il s'attend au moment de la mort de son père à être quelque peu avantagé et à recevoir le demi-quart en sus de ce que la loi lui attribue.

L'ouvrier malheureusement obéit aux préiuggés de la c:asse au milieu de laquelle son existence s'écoule, et, sans souci de la loi morale dont il comprend à peine les prescriptions, il désire restreindre sa postérité dans laquelle il voit une source de dépenses sèches. Il avoue, du reste, navement, que cette tendance est partagée pa les familles de son entourage ; elles ne tiennent pas, dit-il, à plus de deu enfants.

Sans envie et sans haine, la famille accepte gaiement la position dans laquelle le sort l'a fait naitre et elle n'éprouve aucun sentiment jaloux contre les classes supérieures avec lesquelles elle n'a pas de point de contact. Elle professe une grande estime pour son patron et lui est vivement reconnaissante de la quasisécurité que l'institution d'une caisse de retraite s'est efforcée de procurer aux ouvriers de la maison.

§ 4. — Hygiène et service de santé.

L'ouvrer est maiggre et petit, mais heureusement proportionné ; sa taille ne dépasse pas l m. 57 ; quoiqu'il n'ait pas l'apparence très robuste, sa santé est bonne, et il tombe rarement malade.

[149] Lorqu'il travaillait à Lyon, il souffrit de la mauvaise aération de son loggement, et, hiabitué au grand air de la campagne, crut dans les premiers temps de son sejour qu'il était atteint d'une affection de poitrine. Mais depuis, sa santé s'est retablie et il ne se plaint plus des douleurs qui l'avaient jadis inquiété.

Sa femme, d'une faible santé lorsqu'elle était jeune fille, se porte mieux depuis son mariage, et leur enfant parait également hien consitué ; il a échappé à toutes les maladies qui sévissent sur les premières années de l'enfance.

Le ménage se trouve, du reste, placé dans d'excellentes conditions hygiéniques ; l'appartement est sain, bien aéré (§ 10) et l'ouvrier, pas plus que sa femme, ne se livre à des exces capables d'altere leur bonne constitution.

Lorsque l'un des membres de la famille éprouve quelque indisposition, i'ouvrier s'adresse au pharmacien de Malakoff et l'emploi de tisanes communes sutit pour faire disparaitre un malaise passager.

Depuis son séiour dans le village, la famille n'a jamais eu besoin de l'aide d'un medecin.

§ 5. — Rang de la famille.

L'ouvrier appartient a une famille de cultivateurs aisés, travaillant pour leur propre compte et ayant à cœur de maintenir cette situatiou indépendante. Le pere possède une fortune d' peu près 30,000 francs ; les habitants de La Bâtie-Rolland l'entourent d'une grande considération et le ettent dans la première catégorie des habitans de la commune.

Les parents de la femme étaient également des cultivateurs aisés, en mesure de donner une légère do à leur fille et tenant dans leur pays un rang honorable.

L'ouvrier, petit propriétaire (§ 6), s'elève par ce seul fait au dessus de la plus grande partie des ouvriers cordonniers qui n'ont d'autre moyen d'existence que la rétribution accordée à leur travail. Son patron estime ses qualités honnètes, son travail régulier, son exactitude irréprochable, et l'accueil qu'il a reçu cette année à La Bâtie-Rolland, les nombreuses visites que lui ont faites des compatriotes notables passant à Paris montrent la considération dont il estu entouré et permettent de le rangrer dans la catégorie la plus élevée de la classe ouvriere. Si un labeur persévérant permect à °° de constituer quelques épargnes, il devienera un ouvrier aisé et cherchera peut-être à entreprendre [150] la fabrication de chaussures pour la maison à laquelle il est attaché. Mais il est douteux u'il parvienne iamais au rang de patron, car son caractère est trop dépourvu d'initiative et d'audace ; l'ouvrier manque également d'esprit de suite. Il a, du reste, conscience des qualités qui lui font défaut pour s'élever dans une classe supérieure.

II. Moyens d'existence de la famille

§ 6. — Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris).

Immeubles............ 4,000 fr.

L'ouvrier possède à La Bâtie-Rolland une maison dont il tire un revenu de 100 fr. et qui est grevée de l'hypothèque légale de sa femme pour une valeur de 1.500 fr. Cette maison est estimée 4000 fr.

Argent............ 0 fr. 00

La famille ne pouvant mettre de côté aucune épargne ne possède d'autres sommes que celles qui sont strictement nécessaires pour les depenses courantes. La dot de l,00 fr. que la femme avait reçue de ses parents a été absorbée par la liquidation de l'établissement commercial que l'ouvrier avait monté à La Bâtie-Rolland et par lcs dépenses résultant de l'installation du ménage à Paris. 12.)

VALEURS MOBILIERES............ 600 fr.

L'ouvrier a entre les mains, diverses crénces s'élevanmt à près de 600 fr. et qui proviennent de fournitures impayées, faites pendant qu'il était commeŗant à La Bâtie-Rolland. Toutefois ces créances qui ne produisent aucun intérêt sont difficilement recouvrables.

MATÉRIEL SPÉCIAL des travaux et industries............ 38 fr. 35

Travaux de cordonnerie. — Marteau et pince. 4 fr. et 1 fr. 75. — Fers à déformer 1 fr. 55. — Dix ranchets, 10 1fr. — 6 alènes. 7 fr. — Deux râpes l'une de l fr. 75 et l'aure de l fr. — Une raipe enboitage, 60 cent. — Un dard, 2i cent. — 'n compas, i0 cent. — Une pierre à rcpasser, 50 cent. — n crochet. i cent. — 'n débourragre. 90 cent. — Une lampe à déformer. l fr. 25. — Une lime. 2 fr. — ne broche, 2 cent. — n machinoir, 30 cent. — n billot. 90 cent. — n astic, i0 cent. — Deux pinceaux pour mettre au noir et pour coller. 3i cent. — Les deux clous pour monter le soulier, l fr. — Fil ciré et soie, 1 fr. :0. — Total 38 fr. 35.

[151] Matériel pour le blamchissage. — 'n baquet, un battoir. une petite houe. 4 fr. — Matériel pour la confecton. — Aiguilles. ciseaux et dé à coudre de médiocre valeur. 1 fr. 20. — Total 5 fr..29.

L'ouvrier emprunte à son locataire les instruments nécessaires pour entretenir son petit jardin.

Valeur totale des propriétés............ 4,644 fr. 75

§ 7. — Subventions.

L'ouvrier, vivant dans un village à banlieue morcelée où le sol ne fournit aucune production spontanée et oi la classe ouvriere est livrée à elle-meme, ne reçoit que de rares subventions. La commune donne à son fils l'instruction primaire gratuite ; mais elle ne lui accorde aucun autre avantage. L'enfant est même obligé d'acheter les fournitres de papier et livres dont il a besoin pour ses études.

La famille, cherchant a tirer parti des productions naturelles dont l'usage présente pour elle quelques avantages, renferme l'eau de pluie dans un réservoir enduit de goudron et l'utilise pour les besoins journaliers du ménage.

§ 8. — Travaux et industries.

Travaux de l'ouvrier. — L'ouvrier est employé par une des Iaisons les plus importantes de la cordonnerie parisienne. (§ 1.) La moyenne de son salaire est de 6 fr. par jour.

F*** se lève à 5 heures du matin en été, à 6 heures en hiver et après un leger repas, il se remet a l'œuvre jusqu'à ll heures 1 2 oOu idi, selon les besoins de son travail. Il se promène ou prend quelques distractions pendant une heure et reprend alors le travail jusqu'au soir sans interruption. D'une grande régularité d'habitudes, il reste tous les jours chez lui et ne se dérange que lorsqu'un événement importan éveille sa curiosité. Le dimanche, il se repose à partir de midi. Il ne passe que quelques instants à cultiver son jardin et se livre à cette occupation soit le matin, soit à midi.

Travaux de la femme. — La femme aide son mari dans ses travaux de cordonnerie. Elle est chargée des oeuvres les plus légères, telles que le piquage des botines. En dehors de cette occupation qui ne l'absorbe qu'une faible partie de la journée, la femme se livre aux travaux du ménage, elle achète et prépare les aliments, nettoie les ustensiles. Un de ses principaux soins[152]est la confection des vêtements, qu'elle porte tous les jours, ainsi que de ceux du petit garçon.

Elle lave en outre le linge au lavoir où elle se rend une fois par semaine, le jour, où son mari, livrant sa marchandise à Paris, est absent de la maison.

TRAVAUX DE L'ENFANT. L'enfant fréquente l'école et est trop jeune pour être en éa d'aider ses parents dans leurs travaux. Il n'assiste pas encore au cours du catéchisme.

INDUSTRIES ACCESSOIRES. — L'ouvrier ne suit pas l'exemple donné par beaucop d'ouvriers cordonniers ; en dehors des travaux exécutés pour la maison. il n'entreprend aucun autre ouvrage. On peut cependant signaler comme industries acccessoires la culture du petit jardin qui produit quelques légumes, le blanchissage du linge opéré par la femme au lieu d'ètre confié à une blanchisseuse, la confection des vêtements non habillés.

III. Mode d'existence de la famille

§ 9. — Aliments et repas.

Sans se livrer à aucue dépense exagérée, la famille se nourrit hien et quoiqu'elle se plaigne de la cherté des vivres, elle e s'impose cependant aucune privation sur la quantité des aliments qu'elle consomme. Les bases de la nourriture sont le vin que l'ouvrier tient à avoir de bonne qualité, la viande de boucherie qui forme le plat principal de chauque repas et la viande de porc dont la tamille use surtout l'hiver.

La famille prend chaque jour trois repas : 1° le déjeuner à 6 h. 12 du matin en été comme en hiver, composé de caé au lait et de tartines de pain.

2° Le dîner à 1 l h. l 2 ou midi au plus tard, composé de soupe au lard ou du po-au-feu ; dans le premier cas, le euf est remplacé par du foie de veau ou du ras double accompagne de fromage.

3° Le souper à 8 heures du soir, composé d'un ragout ou d'un rôti, ou d'un boudin avec une salade et quelquefois du fromage.

La famille boi du vin au dîner et au souper et. dans l'été, l'ouvrier prend fréquemment auu milieu de la journee une boisson contenant un mélange d'eau et de café. Tous les ans, l'ouvrier achète avec son co-locataire un porc qu'ils tuent et salent et qui[153]sert à leur alimentation pendant l'hiver. La quantité de vivres consommés par jour représente à peu près un kilo de pain, une livre de viande, un litre et uart de vin.

L'eau est fournie à discrétion par un puits situé à côté de la maison et par un réservoir dans lequel se déversent les eaux du toi. (§ 7.)

La famille dine ou soupe rarement en dehors de chez elle, et lorsqu'elle s'absente pour ue promenade lointaine, elle revient le soir prendre son repas à son domicile.

Les jours où l'ouvrier reçoit quelques amis, il sert comme supplément un plat de viande plus recherché et à la suite du repas, du café avec de l'eau-de-vie.

§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.

La famille habite le premier étage d'une maison située au milieu du village de Malalo et dont le rez-de-chaussée est occupé par un caumarade de l'ouvrier, travaillant pour la même maison. L'appartement, présentant une surface de 20 mètres carrés, se Compose :

1° D'une grande pièce servant à la fois de salle à manger et de salle de travail. Elle est éclairée par deux fenêtres donnant, l'une sur le passage, l'autre sur le petit jardin qui s'étend devant l'escalier d'entrée.

2° D'une petite cuisine qui renferme tous les ustensiles nécessaires au ménage et dans laquelle la femme prépare les aliments.

3° D'une chambre dans laquelle couchent l'ouvrier, sa femme et leur fils.

4° et 5° D'un grenier et d'un sous-sol. L'ouvrir dépose dans le premier les objets qui ne lui sont plus d'aucun usage et dans le second les provisions de vin qu'il fait venir de chez lui. (§ 9.)

Devant la maison se trouve un jardin de petite étendue dont l'ouvrier possède la moitié.

La maison est bien aérée : se chauffant aisément en hiver, l'appartement échappe aux ardeurs brulantes du soleil d'été.

Meubles.. — Ils sont réduits au srict nécessaire............ 448 fr.

1° Pièce servant de salle à manger et de travail. — Une 1able, 20 fr. — Une toile cirée, 5 fr. — 4 chaises. l2 1fr. — Etabli pour travailler. 3 fr. — Caisse pour mettre la chaussure. 1 fr. — Réveille-matin. 10 fr. — 'n poéle 15 r. — Total 66 r.

2° Chambre à coucherˉ. — un lit de ménage, 80 fr. — une paillasse de[154]mais. 20 fr.— Deux matelas. 80 fr. — n couvre-pieds. 30 fr.— 1 raversin. 5 fr. — 2 oreillers, 24 fr. — 1 lit pour l'enfant. 20 1r. — 1 paillasse en mais, 5 fr. — couverture blanche. 15 fr. — 1 couvre-pieds. 18 1r. — Une table de nui, 20 fr. — 2 chaises. 3 fr. 50. — pendule d'occasion. 35 fr. — Glace, 5 fr. — 1 coffret destiné a garder l'argent. 3 fr. — Descente de lit. 10fr. — 2 livres d'église, 4 fr. — Autres ouvrages. 2 fr. — 'Total 379 fr. 50.

3° Cuisine. — un vaissellier en planches de sapin. 2 fr. 50.

Ustensiles. — Plus nombreux relativement que les meubles et entretenus avec propreté............ 80 fr.

1° Foyer. — Pelle et pincettes en fer. 5 fr.

2° Préparation et consommation des aliments. — 2 casseroles en cuivre. l'une de 10 fr.. l'autre de 5 fr. — 1 marmite. 5 fr. — 1 grande marmite, appelée cocotte. 1 fr. 50. — 1 seau. 2 fr. — 1 panier à salade.1 fr. 25. — 20 bouteilles. 4 fr. — 8 verres à boire. 1 fr. 60. — 6 couteaux, 3 fr. :0. — cafetière. 2 fr. — 1 passoire et écumoire. 1 fr. 25. —. Petits pots. 3 fr. — 2 douzaines d'assiettes. 4 fr. — 2 plats blanes. 1 fr. 50. — Une soupière. 2 fr. 25. — 2 douzaines de cuillers et fourchettes. 4 fr. — 1 plat à radis. 75 cent. — Total 52 fr. 60.

3° ¯Eclairage. — 2 lampes. 8 fr. — 1 petite lampe. 9i cent. —1 chandelier. 3 fr. — Total 11 r. 95.

4° Tilete. — Brosses pour habits et souliers, 2 fr. —. Iasoirs. éponges et peignes. 2 fr. 95. — Total 4 fr. 95.

5° Service de propreté. — 1 balai. 2 fr. — l plumeau. 1 fr. — 1 arrosoir 2 fr. 50. — Total 5 fr. 50.

LINGE DU MÉNAGE, peu abondant............ 259 fr.

12 draps de lit. 96 fr. — 4 draps d'enfant. 48 fr. — 2 erviettes de table. 24 fr. — 8 nappes. 64 fr. — 4 paires de rideaux de fenêtre. 12 fr. — 12 tabliers. 15 fr. — Total 259 fr.

VÊTEMENTS, nombreux et entretenus avec soin. L'ouvrier et sa femme aiment étre mis avec propreté, et, sans rechercher l'élégance de la toilette, ils se plaisent à porter des costumes soignés............. 895 fr. 15

Vêtements de l'ouvrier. Se vêtements du dimanche sont ceux que porteraient une personne appartenant à une classe plus élevé.

Vêtements du dmache. — 1 pardessus, 40 fr. — paletot. 66 fr. — 1 gilet. 15 fr. — 1 pantalon de drap. 35 fr. — 1 chapeau. 12 fr. — 1 cravaue. 75 cent. — 1 paire de bottines. 22 fr. — 'Total 19O0 f. 75.

Vêtements ordinares. — 1 paletot. 40 fr. — 2 gilets. 30 fr. — l pantalon en drap. 2 fr. — 1 pantalon de coutil. 10 fr. — 1 chapeau. 10 fr. — 1 chapeau de paille. 3 fr. :50. — 2 cravates. 90 cent. — 1 paire de souliers, 15 fr. — Galoches et savates. 10 fr. — 10 chemises. 50 1fr. — 8 paires de chaussettes. 4 fr. 80. — 2 calecons, 7 fr. — 2 gilets de flanelle,8 1f. — Total 214 r. 20.

Vêtements de la femme, sans cachet particulier et semblables à ceux[155]que porteut les femmes des grandes villes appartenant à une condition plus aisée.

Vêtements du dimanche. — 1 chale tapis. 109 fr. — 1 robe de soie, 78 fr. — 1 chapeau, 12 fr. — 1 paire de bottines 18 fr. — Tota 148 fr.

Vêtements ordinaires. — 1 chaûle long. 45 fr. — 1 costume complet, 50 fr. — 1 robe pour sortir. 20 fr. — 1 jupon gris. 15 fr. — 1 robe de fianelle, 10 fr. — 1 manteau en drap noir. 30 fr. — 4 jupons en laine tricotée. 18 fr. — 1 jupon en flanelle. 4 fr. — 1 peignoir, 8 fr. — 1 chapeau. 8 fr. — Bonnet, 3 fr. — 1 paire de chaussures, 10 fr. — Espadrilles et sabots. 3 fr. — Total 224 fr.

VÊTEMENTS DU FILS.

1 costume complet acheté dans un magasin de confections. 19 fr. — 1 paire de bottines. 7 fr. — 1 chapeau. 3 fr. — Total 29 fr.

Vêtements ordinaires. — 1 costume provenant d'habits appartenant au père, 8 fr. — 4 abliers. 2 fr. — 1 paire de bottines. 4 fr. — 4 chemises, 6 fr. — 1 béret, 3 fr. — 2 maillots pour l'hiver. 2 fr. 50. — 4 paires de bas de coton. 6 fr. — 4 paires de bas de laine. 8 fr. — Total 39 1fr. 50.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 1,682 fr. 15

§ 11. — Récréations.

L'ouvrier mène une existence calme et lahorieuse : il fuit les joies bruyantes, et ses plus vives distractions sont celles qu'il partage avec sa femme et son enfant. Content de son sort, tOu entier au travail, un de ses plus grands bonheurs est de surveiller l'éducation de so fils e de perlfectionner l'ouvrage qui lui est contié. Le dimanche, la famille se plait à faire une longue promenade, tantô à Paris, tantôu dans les environs de Malakoff ; elle aiL : e aussi, le mardi gras e le ior de la i-caréme, parcourir les rues les pius réquentées de la capitale, et, lorsqu'il s'y passe un évènement extraordinaire, comme une grande revue, elle manque rarement d'y assister.

De temps en temps, l'ouvrier visie quelques amis et les invite à venir dîner mais, quel que soit pour lui le plaisir de ces réunions, il les trouve trcp coùteuses et a pris la résolution d'y renoncer. Une de ses plus grandes disractions es encore la lecture quotidienne du Petit rad (§ 19)

La femme ne sort jamais sans son mari et son fils ; elle cause peu avec les voisines et se plait surtou dans son intérieur. Avec l'ouvrier, elle culive le modeste jardin qui s'eted devant la maison (§ 10). Tous les deux suivent avec intérêt la pousse des légumes qu'ils ont plantés et entretiennent avec amour les quelques fleurs qu'ils ont mises au milieu de leur modeste carré [156] de terre ; cette verdure, si pàle qu'elle soit, leur rappelle les pay sages du lieu natal dont tous les deux ont conservé un cher souvenir.

IV. Histoire de la famille

§ 12. — Phases principales de l'existence.

Appartenant à une famille aisée (§ 5), l'ouvrier alla, dans s on enfance, à l'école de La l3atie-Rolland, et suivant le proggramme de l'instruction primaire alors appliqué, il apprit l'écriture, la lecture avec uelques notions de calcul. Comme la plupart des enfants, il fit sa première communion à ll ans, e deux ans plus tard, son père le retirait de l'école pour lui faire partager les travaux de culure auxquels il se livrait. C'est dans cette période de son existence que, vivant en famille, il acquit les bons sentiments, gràce auxquels il a pu échapper à une désorganisation totale.

Jusqu'à l'âge de 17 ans, il demeura sous le toit paternel ; mais, s'imaginant alors qu'une grande ville lui oflrirait ie plus rapides occasions de fortune et, séduit par les récits de quelques-uns de ses compatriotes, il quitta son pays natal et se rendit à Lyon. Après eaucoup de démarches infructueuses, il parvint à se placer chez un cordonnier qui ne lui donnait qu'un faible salaire en argrent, ais le nourrissait en partie.

L'ouvrier se souvient de ce temps comme un des plus ristes qu'il ait traversés. Isuflisamment nourri, il était logé dans une chambre étroite, basse. mal aérée, et presque toujours seul, il n'entretenai que de rares relations avec ses compagnons de travail. Presque tous, de murs legères, dépensaient au caharet l'arrent qu'ils avaient gagné et dédaignaient ceux de leurs camarades qui, rop pauvres ou de goûts plus élevés, refusaient de s'associer à leurs grossiers paisirs. Une de ses rares distractions était ses visites a un conpatriote chez lequel il recevait souvent une généreuse hospitalité.

Fatigué de cete existence diflicile et solitaire, il retourna dans s on pays, et après un an de séjour dans la maison paternelle, il monta à ses frais un peit établissement de cordonnerie. Mais son séjour à La Bâtie-lRolland ne devait pas être de longue durée, car, il entretint alors des relations coupahles avec une jeune fille de laquelle il eu deux enfants jumeaux. Ils ne vécurent que quelque heures et moururen apres avoir éte haptisés ; nalgré leur nais[157]sance irrégulière, la sœur de l'ouvrier, religgrieuse à Valence, avait consenti à ler servir de marraine. V'vement sollicité d'épouser la jeune fille séduite, l'ouvrier s'y retfusa, donnant pour excuse de ce refus les rapports que cette jeune fille avait antérieurement entretenus avec un vieillard. Aujourd'hui encore, il aflirme avec véhémence l'existence de cette première liaison et soutient que, sans elle, il aurait été prèt à réparer la faute qu'il avait commise.

L'éclat que cette malheureuse affaire avait eu dans le pays détermina * à quitter son établissement en subissant une perte de 100 francs, et, malgré les déboires de son premier séjour, il retourna à Lyon. Il y trouva rapidement un travail suffisamment rémunéré ; comme il était logé par le patron chez lequel il travail lait, son salaire lui procura les moyens d'une existence facile. Le théàtre était alors sa distraction préférée ; désireux d'apprendre le langgage du monde et de compléter son instruction, il croyait trouver dans les drames les connaissances qu'il sentait lui manquer. Il a gardé un fidèle souvenir des pièces qu'il a vn jouer, Iernai, Don ˉCesr de Bacn, da our de Nesle, la Grâce de Diu, le ui-Erant.

Tandis que s es camaraudes, sous l'empire d'idées violentes et exagérées, lisaient avec avidité les journaux radicaux (§ 19) qui jouissaient bruyamnment de leur liberté nouvelle, il demeurait tout-à-fait indifférent aux questions politiques. ID'apres l'ouvrier, la classe populaire de cette grande cité était alors tout entière gagnée à la cause républicaine ; le mot de République exeŗait sur elle un prodigieux prestige et elle attendait tout du changement de gouvernement, sans trop préciser quelles réformes lui aporteraient enfin la domination si longgtemps rèvée.

En même temps, profondément hostiles à l'église, les ouvriers faisaient profession ouverte d'impiété et d'athéisme, traitaient avec mépris, menacaient même de violences ceux d'entre eux qui avour aient conserver quelques idées religieuses.Comme le dit éli en rapportant les opinions qu'il entendait émettre, la plupart de ses camarades étaient grisés de démocratie et d'irreligion.

Rappelé chez lui par le tiragre au sort, un bon numéro l'exempta du service militaire, et, malgré les instances de son père qui désirait le garder auprès de lui, il retourna à Lyon, prétextant que le traval de la erre dépassait ses forces. 1 ne resta dans cette ville qu'un mois et se rendit à Chalons-sur-Saône où il s'afflilia au compagnonnage du devoir. (§ 20).

Mais méconent d'un salaire à ses yeux insufisant, il ne tarda pas à quitter Chalons et les facilités de travail qu'il s'attendait à y trouver, le déterminèrent à venir à Paris où il arriva le 25[158]octobre 1868. Après avoir travaillé pour plusieurs maisons auxquelles il ne resta attaché que quelques semaines, il entra dans la maison e g la in de cette année.

Il logeait alors avec un de ses camarades et commencait à s'intéresser aux discussions politiques, converti peu à peu par les journaux radicaux qui pénétraient exclusivement dans la classe ouvrière.

Toutefois, au bout de quelques mois, fatigué de son isolement à Paris, regrettant amèrement la ie de sa famille, qu'il menait si douce dans son pays natal, il retourna à La Bâtie-Rolland et s'y maria avec la ille d'un cultivateur qui reçut de ses parents une dot de 1,500 francs payables en deux ans. Cette somme ajoutée à cellle que lui avait donnée l'héritagre de sa mère, lui permit de reprendre sa position indépendante de cordonnier. Sur ces entrefaites survinrent les tristes évèements de 1870, et appelé sous les drapeaux, e 1t d'abord incorporé dans la arde mobile, puis dans une section d'ouvriers militaires résidant en Arique. Il revint d'Algérie après la signaure de l'armistice, fu dirigé sur le centre de la l'rance, et ce fut le jour même où il passait en chemin de fer à quelqueskilomeres de La Bâtie-Rolland que sa femme devint mère.

Lorsque la signature de la paix eut amené le retour de la plus grande partie des soldas dans leur foyer, eee rentré chez lui ajouta à son éabliss ement de cordonnerie le commerce de draperie et de rouennerie. La première année se présenta sous de favorables auspices et l'ouvrier acheta avec ses bénéices un terrain sur lequel il fit construire une petite maison ; mais peu à peu les affaires se ralentirent, et, désireux de prévenir une liquidation désastreuse, l'ouvrier prit le partl de se retirer du commerce. L'insuccès de cette tentative joint à un dissentiment qui éclata entre ses beaux parents et lui le décidèrent encore une fois à quitter son pays et à retourner à Paris où il fut aussitôt recueilli par son ancien patron. Il s'était d'abord fixé à la Chapelle dans le NVIe arrondissement, mais, trouvant le prix des vivres trop élevé et soffrantd'être resserré dans un appartement triste et étroit, l'ouvrier chercha à se rapprocher des conditions dans lesquelles il se trouvait chez lui et s'établit à Malakoff.

L'exposé fidèle de cette vie modeste le prouve : d'un caractère doux et honnète, laborieux mais s ans initiative et sans persévérance, l'ouvrier subit les évènements plutôt qu'il ne désire réagir contre eux, et le jour n'arrivera prohablement jamais où l'énergie de ses eforts personnels lui permettra d'atteindre à une position plus élevèe et plus indépendante.

§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

[159] Si l'ouvrier demeure attache à la maison P. le versement annuel déposé par le patron à la caisse des retraites (§ 21) l'empêchera de tomber dans la misère et lui donnera une pension nécessaire pour ses vieux jours, alors que ses bras fatigués lui refuseront peut-être tout service.

Mais ne bénéficierait-il pas de cette institution économique qui lui assurera du pain pour sa vieillesse qu'il pourrait envisager l'avenEr sans crainte. La nature du travail auquel il se livre le préserve d'abord des chômages prolongrés. l'andis, en efet, que la cordonnerie de luxe subit toutes les influences qui arrètent les affaires, la fabrication de la chaussure ordinaire spéciale à la maison P°, échappe aux ralentissements de production ; ainsi la crise qui sévit avec tant de rigueur sur toutes les branches de l'industrie et du commerce l'a complètement eparggnée et l'année présente pour les ouvriers la même égalité de travail et de salaire.

Préservé des excès par son amour du travail, F*** saura toujours, par sa bonne conduite, se concilier la faveur des patrons qui l'emploieront. En cas de revers imprévu, la petite propriété qu'il possède, quelque modeste que soit son revenu, lui procurera un abri assuré et il trouvera alors dans des travaux aggricoles un salaire presque sufisant.

Mais si même cette dernière ressource venait à lui manquer, et si une infirmité précoce le condamnai à l'inaction, l'afecion de sa famille demeurée très-vive le sauverait de la misère, et, en se réfugiant auprès de son pére, en faisant appel aux sentiments dévoués de ses frères et sœurs, il trouverait un appui certain contre l'infortune.

Ainsi une certaine stabilité de rapports avec son patron, la possession d'une propriété agricole, l'affection de ses parents, des habitudes laborieuses et économes, telles sont les causes qui assurent le bien-etre physique de la famille et lui enlèvent toute inquiétude matérielle pour l'avenir.

Tou.efois si nous voulons scruter l'avenir moral de cette famille, nous ne pouvons nous empécier d'éprouver quelques appréhensions. Elle prés ente, sans doute, une certaine force de résisance à la désorganisation qui envahit les classes populaires ; mais, ces bons sentiments, cette orce, elle les doit à l'éducation donnée par des parens chez les quels les saines raditions avaient été déjà quelque peu amoindries. Puisque la famille n'est que le reflet d'influences éteintes, commentU pariendra-t-ele alors à éclairer l'àme de son enfant et à la pénétrer des vérités nécessaires sans lequel l'ouvrier n'arrive jamais au véritable bonheur ?

§ 14. — Budget des recettes de l'année.

Cliquez pour zoomer ou afficher en plein écran. Utilisez les flèches pour passer d'une page à l'autre (4 pages disponibles).

§ 15. — Budget des dépenses de l'année.

Cliquez pour zoomer ou afficher en plein écran. Utilisez les flèches pour passer d'une page à l'autre (4 pages disponibles).

§ 16. — Comptes annexés aux budgets.

Cliquez pour zoomer ou afficher en plein écran. Utilisez les flèches pour passer d'une page à l'autre (3 pages disponibles).

Eléments divers de la constitution sociale ; faits importants d'organisation sociale ; particularités remarquables ; appréciations générales ; conclusions.

§ 17. — LE VILLAGE DE MALAKOFF

[171] Le village de Malakoff est sans passé car, de créaion toute récente, il ne remonte pas à plus de vingt-cinq ans. Son fondateur fut un restaurateur de la place Dauphine condamné pour attentat aux mœurs et qui s'etabli à côté de la tour nommée, aprés la guerre de Crimée, tour de Malakoff. Cete tour qui dominait une grande étendue de pays et d'ou l'œil apercevait les monuments de la capitale, le cours sinueux de la Seine et les coteaux boisés de Chaillon e Meudon, étai visitée le dimanche par la population des faubourgs de Paris et fut peu a peu entourée de restaurants très frequentés. Lorsque les promeneurs devinrent plus nombreux, de nouveaux restaurans s'ouvrirent et les maisons se construisirent autour de ce premier noyau. Surtout depuis l'anneXion des communes de la banlieue, beaucoup d'ouvriers,desireux de se soustraire aux conditions dificiles de la vie a Paris. sont venus habiter les maisons élevées par des entrepreneurs : celles-ci. presque toutes semblables, ne comprennent pas plus d'un étage e sont entourées d'un petit jardin (§ 1). Un grand nombre d'étrangrers se trouvaient parmi les premiers habiants de Malaof. Depuis lors, ce mouvement d'émigraion en dehors de la capitale s'es accené. les faciliés de communication sont devenues plus grandes et ainsi s'est constiué ce village qui s'étend sur un espace de plus d'un kilomère. Si les ravays ont contribué pour une fore part à augmenter le chiffre de la population, ils ont, en revanche. diminue le nombre des promeneurs qui se dirigren surou vers Châillon, point teris de la ligne des ramv ays parant de Saint-Germain-des-Prés.

Malakoff, ainsi formé par l'émigrauion d'une grande ville, présente tous les caractères d'un faubourg des cies populeuses e les témoignages recueillis sur ce village ont résumé d'un mot son cractère principal. ''est un pays sans radition ; aussi suhit-il encore plus profondémen que les autres parties du territoire l'action des hommes de nouveauté et la désoranisation sociale y est plus avancée.

Le village se compose en effe d'habitants qui n'ont aucune relation les uns avec les aures e qui vivent isolés, sans étre soumis à une acion commune et réunis par un intérêt identique. Les employés. ixes à Malaol. passent leur journée à Paris et ne rentrent que le soir dans leur domicile ; les ouvriers travaillent presque tous pour les patrons demeurant dans la capitale,[172]sauf un petit nomlre de ma̧ons résidant à lalaof et dont les constructions nouvelles nécessitent la présence.

Un élement important de la population est une colonie étrangère parmi laquellel es Allemands forment la majorité (§ 1). Partis après les évènements de 1871, tous les habitants du pays s'accordent a dire qu'ils sont aujourd'hui en aussi grand nombre qu'avant la guerre, et la plupart des patrons qui s'étaient engagés à ne pas les reprenadre a leur service, n'ont pas persisté dans leur détermination bruyamment annoncée. Interroges sur les motifs qui les ont amenés à revenir sur cette résolution, les patrons assurent que les Allemands ournissent des ouvriers sobres, résistant à la fatigue et élevant moins d'exigences que nos compatriotes. Cette colonie étrangère vit entre elle, evite de se mèler à la population française et se réunit dans les cabarets ou elle ne rencontre que des étrangers.

Sur ce sol qui ne renferme qu'une juxtaposition d'habitants, la grande propriété n'existe pas, et la terre se répartit entre un nombre considérable de propriétaires. La commune de VanvesMalakoff comprend en effet 1,585 cotes foncières et 1,149 maisons ; sur ce chiffre, Malakoff représente à peu pres la moitié.

C'est donc le village à banlieue morcelée. avec une population sans cohéson, chez laquelle l'influence des autorités naturelles s'eflace et le sentiment religrieux devient de molns en loins vivace. ans les premières années de sa fondation, Malakoff ne ft desservi que par une chapelle de secours. Il y a dix ans, cette chapelle a été eriggée en proisse à la tète de laquelle se trouve auiourd'hui un cré. Mais il ne peut parvenir à porter à tous la connaissance des verités religieuses (§ 19). Si les parents ne manilfestent aucune opposition à ce qu'une instruction chrétienne soit donnée à leurs entants et tiennent éme à ce qu'ils fassent leur première cozmmunion, le curé rencontre a contraire les plus grandes difficultéss à donner aux mourants les derniers sacrements et (riomphe avec peine des obsacle que l'indifférence plutôt qu'une hostilité déclarée lui oppose dans l'accomplissement de sa mission. Après la première communion, les enfants n'étant plus dirigés par leurs parents, Tenoncent à toute pratique religieuse et s'abstiennent de s uivre les cérémonies du culte. Le prêtre vit isolé au milieu de cette population, par le respect qu'il mérite, il a sans doute écarté toute manifestation injurieuse contre sa personne, mais un fait que nous retrouverons tout à l'heure dans la commune de la Bâtie-Rollandseremarque à Malalof : le curé ne reçoit plus aucun cadeau en nature. Les habitants, sous l'influence des journaux révoltionnaires, manifestent [173] encore leurs sentiments anti-religieux, en adressant des plaintes amères contre le budget des cultes auquel ils reprochent de ne pas retribuer un service public.

Si le curé, désireux de prolonger les habitudes religieuses des jeunes gens, se heurte à l'indifférence des parens. l'instituteur, lui aussi, se plaint de la mauvaise éducation de ses eléves. Les par rents veulent sans doute que leurs enfants acquèrent une certaine instruction, mais ils ne tiennent pas à leur assiduité à l'école.

L'autorité n'existe plus dans la famille ou les pères croient avoir rempli leurs devoirs, quand ils ont assure l'existence matérielle de leurs enfants ; ils se renlferment dans une complète indifférence au s ujet de leurs setiments moraux. Les motifs les plus 1futiles attirent aux entants de sévères réprimandes, tandis que des fautes graves passent sans reproches.

Aussi, dans cette population, privée de guides, depourvue de tradition, ay ant perdu toute foi religieuse, l'influence appartient-elle à quelques légeistes médiocres ; e donnant pas l'exemple des qualités morales et dévoués aux héories modernes, ils contribuent à augmenter la désorganisation sociale. Les ouvriers qui se réunissent tos les dimanches dans les cabarets écoutent docilement les politiciens de bas etage qui commentent les doctrines propagrées par les journaux, devoués aux faux dogmes de 1789.

Telle est la physionomie de Malakoff qui, malgré sa proximité, se distingue de Vanves par des traits essentiels. Ce dernier village n'est pas en effet une création du XIXe siècle. Connu depuis le roi Robert, il a été érigé en paroisse au XIIe siècle et il reste encore sur ce territoire de vieilles familles de blanchisseuses qui conservent les traditions du passé. Malakoff n'est plus au contraire habité que par des familles instables et abimées dans un matérialisme complet.

§ 18 — LA COMMUNE DE LA BATIE-ROLLAND

La commune de La Bâtie-Rolland dans laquelle est ne l'ouvrier offre un sujet d'études plein d'enseignement. Quoique bien petite, quoique perdue dans un arrondissement lointain d'abord dificile, elle renterme comme un resumé de toutes nos faiblesses sociales, et en présentant les faits qui se retrouvent à un degré plus accentué dans les autres communes rurales, elle nous montre sur le vif la profondeur de notre désorgaanisation et nous révele les causes d'une décadence que masque aux yeux de l'opinion publique la prospérite apparente des grandes cités.

[174] Peuplée de 666 habitants, d'après les constatations du dernier recensement, elle comprend un teritoire de 828 hectares qui se divise ainsi : 30 hectares de bois particuliers, 539 hectares de terres labourables et jardins, l3 de prairies, S9 de pàturages, 26 de routes, chemins vicinaux, canaux et rivières, 9 de (erres incultes. 3 de maisons et édifices publics. Il9 hectares étaient consacrés à la culture vinicole avant l'invasion des maladies qui oOnt sévi sur les vigrnes; ils ont été depuis afectés à un autre mode d'exploitation. La commune qui comprend 129 aisons paie 2,071 francs de contribution foncière.

La propriété y est extrèmement divisée et l'action continue de nOs lois, provoquant le morcellement des exploitations, a peu à peu amené la terre à ressembler à un habi d'Arlequin ; beaucoup d propriétés .qui portent le nom de domaines comprennent à peine l7 ares, et la maison qui forme le centre de l'exploitation n'est qu'une humble maisonnette dans laquelle il n'yv a pas plus d'une chambre. Quelque modeste que soit ce domaine, plusieurs peres s'efforcent encore d'en prévenir la dislocation et usent des latitudes que laisse le ode pour en assurer la posses sion à un de leurs enfants, généralement a l'aîné, qui porte en outre le prénom du père. Par testament. ils lui donnent le quart ou le tiers de sa propriété en sus de ce que la loi les appelle à prendre, en stipulant que l'heritier conservera les terres les plus voisines de la maison. Le fils qui a bénéficié de ces dispositions testamentaires se montre plus soucieux de conserver le domaine, de l'agrandir par d'autres acquisitions et de constituer à son tour un héritier qui gardera précieusement la terre léguée par plusieurs générations antérieures. Mais si persévérants que soient ces efforts dans certaines familles, ils sont le plus souvent condamnés à l'insuccès et se brisent contre les dispositions de notre Code.

D'une part, en efet, la loi ne donne pas au père la faculté d'avantager d'une manière assez considérable un des enfants ; parois, si, en retour d'une plus grande quantité de terre qui lui aura été léguée, l'héritier es obligé de servir à ses frères ou sœurs une somme d'argent garantie par une hypothèque, dans un délai plus ou moins rapproché, cette hypothèque amène la vente de la propriété grevée d'une charge dépassant ses forces. D'une autre part, lorsque le père n'a pas laissé de testament ou réparti ses biens par un partage entre vifs, les héritiers refusent de donner à l'un d'entre-eux une portion de terre plus considérable que celle à laquelle ils prétendent, et, au nom des articles 826 et 832, ils réclament un partage en nature égal qui brise l'établissement agricole fondé par leur auteur. Chacun n'obtient qu'un lot insuffisant pour le[175]faire vivre et la classe des propriétaires indigents se perpétue ainsi avec ses traits d'orgueil, de haine et d'envie qui ont été souvent ignales dans les Ouvriers eropées et les ˉOvriers des Deuc-Mondes.

La commune de La Bâtie-olland ne compte pas de grands pro priétaires et les communes les plus voisines ont vu aussi à peu prés complètement disparaitre les domaines comprenant plusieurs centaines d'hectares et exploités par des propriétaires appartenant a une classe plus élevée. Les habitants, d'une fortune supérieure à celle de la majorité de la commune, ne se préoccupent malheureusement pas de conserver sur ceux qui les entourent une action salutaire. Isolés au milieu d'une population à laquelle ils demeurent indiférents, ils se renferment dans un égolisme profond : jouir de leur ortune, telle es ler seule préoccupation : ce sont des non-valeurs au point de vue social. Les seuls parmi eux qui, moins inlidèles à leurs devoirs, s'intéressent aux populations laborieuses, sont récompensés ie leurs etlorts en acquérant une influence réelle.

De pauvres gens renfermés chez eux, pofondément égoistes, absorbés par les préoccupations matérielles, ayant perdu les sentiments élevés qui caractérisent l'homme, tel est le spectacle que présente une petite commune rurale. IParmi ces populations, le espect du passe et la noble préoccupation de l'éternité qui atend l'humanité s'eflacent de plus en plus. Certes, les fils conservent encore une vive tendresse peur leurs parents ; car, au milieu même d'une société désorganisée, les vertus privées, inspirées par le christianisme, subsistent longtemps, ais tous les témoinages recueillis sur l'état moral de cette commune ont été unanimes dans leurs appréciations. L'esprit de famille, disent-ils, s'en va ; les enfants ne suivent plus la direction donnée par leurs pères, quand ceux-ci se montrent soucieux de ne pas abdiquer ce grand devoir, et ils ne manifestent aucune énérosité pour leurs parents âgés, lorsque le soin de les entretenir retombe sur eux et apporte quelque gène dans leur intérieur.

Le père et la mère, écrit une des personnes qui nous ont fourni de précieux renseignements sur 1'état de cette commune, se réservent souvent une pension dans les aces de donation. La crainte de voir révoquer la ionation, oblige seule les enfants à exécuter cette clause. Beaucoup de pères ou de mères de famille sont réduits à s'adresser aux tribunaux pour obtenir de leurs enfants la somme que ceux-ci s'étaient engaés à payer. Le père, devenu vieux et empêché de travailler par ses inirmités, n'est plus rien pour les enfants. .

[176] En même temps que cet attachement aux souvenirs du passé s'aflaiblit dans les générations nouvelles. l'esprit religieux, les préoccupations élevées de la vie future diminuent chaque jour et les populations sont de plus en plus absorbées par un matérialisme pratique. La commune de La Bâtie-Rolland a longtemps conservé une foi très-vive, et aujourd'hui encore, quoique appartenant à un département dans lequel dominent ls adversaires des institutions traditionnelles, le curé y est aimé, à la condition de se renfermer exclusivement dans son église. Mais il renconre déjà moins de facilité dans l'accomplissemen de sa sainte mission et un usage général autrefois, les cadeaux en nature aux desservants, n'est que peu observé.

Si la population est envahie par l'invasion des idées nouvelles, elle perd aussi chaque jour de sa vitalité, car, d'après le dernier recensement, elle a décru en cinq ans de 21 habitants. adis se voyaient de nombreuses famiiles dans lesquelles le père considérait comme une richesse le ehiffre élevé des enfans et remerciait Dieu de la bénédiction qu'il accordait à son ménage. Aujourd'ui sur cette population de 666 habiants, il n'y a pas plus de 3l familles ayant de trois à six ou sept enfants au plus, aucune ne dépasse ce chiffre, les autres n'en on qu'un ou deux : S ménagres demeurent sans postérité. Comme à Malakoffl', les parents restreignent par calcul le nombre de leurs héritiers, qu'ils limiten à deux o trois e ils avouent franchement les préoccupations immorales auxquelles ils obéissent.

La commune a du reste traversé des crises douloureuses depuis quelques années : le phylloxera a tué toutes les vignes, les mûriers sont envahis par une maladie mortelle qui empêche les vers à soie de réussir et la garance, qui était un des produits les plus fructueux du pays, n'est plus employée en teinturerie. Malgré des réclamations persistantes, le gouvernement n'a pas cherché à remédier à ces désastres. L'année dernière encore il a refusé son autorisation à la percée d'un canal de dérivation des eaux du Rhône, subordonnant les intérêts et le salut de plusieurs départements aux prétendus intérêts d'une navigation qui n'existe pas.

Cédant à l'impulsion du courant qui pousse la France à prèter une oreille docile à l'enseignement des lettres, la commune de La Bâtie-Rolland a completement cLanggé de sentiments politiques et tadis que, sous l'Empire, elle votait pour les candidats désignés par le gouvernement, les deux tiers des voix sont aujourd'hui acquis aux représentants des idées avancées. l'outefois, d'après les témoignages que nous avons recueillis. la majorité obéit en cette circonstance à une tendance qui la détermine à suivre tou[177]jours le gouvernement plutôt qu'à une adhésion très nette aux doctrines anti-religieuses et anti-sociales.

IHabitée par une population laborieuse et tranquille qui n'est pas gangrenée par cette propension à l'ivrognerie, fléau de nos communes rurales et urbaines, La IBâtie-Rolland est loin d'être parvenue au dernier terme de la désorganisation; le niveau moral y est assez éleve, les faits de séduction sont très rares et il ne s'en présente pas plus d'un ou deux tous les trois ans. Cependant elle ne constitue pas un élément de force pour le pays auquel elle ne procure aucun appui. L'affaiblissement progressif de la population et la disparition des familles-souches empêchent la formation d'une émigration vigoureuse qui infuserait aux grandes villes aflaiblies et démoralisées un sang fortifiant, donnerait à nos établissements lointains des colons vigoureux ou verserait dans les fonctions les plus nohles les enfants préparés par une forte éducation. La population végéte sur ce territoire elle traine une vie médiocre et stérile.

La France, écrivait-on justement dans une étude sur la dépopulation de notre pays, ressemble à un petit rentier qui se renferme solitairement chez lui et, absorbe par les calculs mesquins, n'augmente pas ses revenus. Par cela seul que sa fortune ne devient pas plus considérable, elle décline. Ainsi, de même au point de vue social, tout ce qui n'accroit pas les forces de la nation, devient une cause de faiblesse.

Aux deux etrémités de la France, au p ortes de la capitale, comme dans le département le plus reculé, les mêmes traits se rencontrent à des degrés, divers sans doute : afaiblissement des forces vives du paays, décroissance d̂es sentiments religieux, désorganisation de la famille, diminution de la population. Chaque famille n'est plus qu'un grain de poussière, tournant au gré de tous les vents, et donnant à l'Etat des générations affaiblies, égoistes et démoralisées.

§ 19. — DE LA DIFFUSION DE LA PRESSE DANS LA CLASSE OUVRIÈRE.

Dans le cours des entretiens que nous avons eus avec lui, l'ouvrier a fréquemment parlé de la presse et de l'infiuence décisive qu'elle avait exercée sur lui. C'est sous l'empire de cette lecture qu'il a abandonné la foi religieuse c'est là qu'il a puisé ses sentiments politiques, et nous entendions parfois presque mot pour mot dans sa bouche les erreurs que nous lisions chque jour dans les journaux radicaux. Pendant la Commune, aux heures[178]les plus agitées de sa sanglante domination, les personnes qui approchaient des fédérés retrouvaient dans leur langage haineux et grossier les phrases textuelles des journaux qui excitaient le peuple et, par leurs calomnies, l'engageaient à persévérer dans l'insurrection. Aujourd'hui, en etudiant la vie d'une famille honnète, rangée, chez laquelle ne se rencontre aucun des vices trop fréquents parmi ses pareilles, le même trait se dessine ; tous ses camarades, ous a-t-il dit maintes fois, sont des lecteurs assidus des journaux et ils accordent aux défenseurs des idées les plus fausses le crédit qu'ils refusent aux véritables autorités naturelles.

Ce fait nous a profondément émus e nous ne s aurions trop appeler sur lui l'attention de tous les hommes qui se dévouent à la science sociale : car il nous a révélé d'une maniere saisissante le mal le plus grave peut-ère de la société française. Depuis, en etlet, qu'une part prépondérante appartient au peuple dans la direction des affaires publiques, plus que jamais il doit être ramené par voie de contrainte morale dans la pratique du bien, et au contraire, surtout dans les villes et les banlieues qui les entourent, nOus trouvons les grandes influences disparues, l patronage affaibli, la force de la religion diminuée. L'homme est livré à lui-même sans frein et sans guide.

Le père ne conserve plus la haue position que la nature lui a confiée. Dans les rangs inférieurs de la société, les chefs de famille ne se regardent pas comme obligés de donner à leurs enfants un enseignement moral qui dans l'avenir leur servira de sauvegarde ; ils abandonnent cette mission dont les familles du passé comprenaient toute la grandeur, ainsi que l'attestent les Livres de raison. Leur role est à leurs yeux rempli, quand ils ont procuré à leurs enfants les moyens de gagner leur vie matérielle. Ceux-ci de leur coté considèrent maintenant leurs aieux comme des esprits arriérés, qui e sont plus au courant des idées du siècle, et néme lorsqu'ils éprouvent pour eux l'afection la plus tendre, ils ne se montren guère disposes à écouter leur voix. Ce trait a été trop souvent signalé pour que nous jugions utile d'insister sur cette particularité lfâcheuse de notre ordre social dont la cause première reside dans les vices de notre Code. Il accumule en elet les dispositions les plus ingénieuses pour restreindre la lierté du pere. Il lui reire la distribution de la fortune, le gouvernement de la maison pour le transporter à des hommes de loi, qu'il appelle dans le sein de la famille aux époques les plus solenelles e qu'il chargge de contrôler les moindres décisions prises par le pére. Cette méfiance du législateur a produit ses consg.[179]quences logiques ; elle a diminué l'autorité paternelle et détruit chez les enfants l'esprit d'obéissance et de respect.

Les journaux ne sont plus arrêtés au seuil du foyer par la forte main du père préservant les siens de la corruption ; ils y pénètrent librement et peuvent sans résistance propager leurs dangereuses nouveautés. L'opIion publique s'est à maintes reprises émue du péril que présentait la liberté de la presse en France, lorsqu'elle la voyait établie sans inconvénient dans les pays voisins. L'Angleterre, en effet, malgré la dangereuse agglomération des populations ouvrières, malgré l'extension considérable des villes, supporte une liberté de la presse sans restriction ; les journaux ne sont jamais poursuivis devant les tribunaux, ils jouissent d'unme liberté pleine et entière. Cependant la presse n'a pas exercé l'influence que l'observation nous mene à constater en FTrance, et les masses ouvrieres ne se laissent pas conduire par le langage des journaux ; même lorsqu'elles manifestent des sentiments de révolte contre l'ordre social, elles obéissent à d'aures guides. Car il existe chez nos voisins un pouvoir supérieur, qui demeure hors des atteintes de l'opinion et toujours plein de vie, l'autorité paternelle. Les Anglais ne s'y sont jamais tromés ; ils n'ont pas attribué la stabilité de leur constitution au perfectionnement savant des institutions politiques, au mécanisme ingéniex du gouvernement parlementaire ; mais l'autorité paternelle, maintenue par la loi, a toujours été, à leurs yeux, la première cause de leur force.

En France, les hommes de la l'erreur, désireux de briser toute entrave à leur politique vielente, ont ruiné l'autorité du père de famille ; notre Code a respecté ces dispositions, inspirées par la haine, et aujourd'hui la désorganisation de la famille a laissé la masse de la population s ans autre guide que la voix de la presse, propageant en majorité des nouveautés que l'expérience condamne. Aussi, la liberté de la presse a--elle amené les conséquences les plus funestes dans notre pays.

Le spectacle que présentent ia France et l'Angleterre nous permet donc de nous rendre u compte exact de la veriable action de la presse. Ce n'est pas son influence qui seule a amené la désorganisation de la famille, mais elle a été plutôt la consequence d'une révolution sociale due à d'autres causes.

L'Eglise tenait jadis un rôle considérable dans la société ; quoiqu'en aient pensé des écrivains prévenus, elle se preoccupait vivement de l'instruction des classes populaires, de la direction à donner aux esprits ; en remplissant vaillamment la lourde tàche qu'il avait assumée, le clergé guidait les ames, et demeurait. pour[180]la majorité de la nation, un pasteur respecté, dont la sainte voix, donnant à l'autorité paternelle son complément nécessaire, maintenait les familles dans la pratique du bien. Mème lorsque les classes élevées, oublieus es de leurs devoirs, applaudissaient aux théories des philosophes irréliieux, et, envahis par la corruption, attaquaient les vérités établies et les prescriptions du Décalogue, avec l'ardeur qu'elles auraien dû employer à les défendre, le peuple était toujours fermement attaché au catholicisme.

Qu'est devenue aujourd'hui cette puissance salutaire 4 La famille, dont nous avons dressé la monographie, se distingue par son assiduité au travail, par ses qualités sérieuses, par sa vie rangée, elle ne nourrit pas contre le clergé cette hostilité féroce qui se rencontre dans les faubourgs des grandes villes ; cependant, depuis son séjour à Malakoff, elle n'assiste jamais aux cerémonies du culte, n'a jamais entendu un sermon, jamais vu le curé de sa paroisse. L'IEglise n'existe pas pour elle.

Malgré tout son dévouement, du reste, le clergé est impuissant à pénétrer jusqu'à ses ouailles. Malakoff comprend une population de plus de 3,000 habitants, disseminé sur une grande étendue de territoire. Aujourd'hui, il n'y a pour cette agglomération d'hbitants qu'un seul prétere ; seul, il est obligé de pourvoir à tous les hesoins spirituels ; seul, il est obligé de faire les catéchismes qui comprennent souvent plus de 0 enfants : seul, il doit visiter les malades et porter au murants la suprème consolation.

Le patron n'est plus l'autorité sociale, telle que le montre la radition de tous les peuples prospères. Lui qui pourrait remplir un rôle si élevé et si eflicace, ne comprend pas ou néglige trop souvent la mission dont l'accomplissement s'impose a lui ; il a charge d'ames, et sa tâche ne consiste pas seulement à donner aux ouvriers le salaire nécessaire à leurs besoins matériels, mais aussi écarter d'eux les erreurs et les séductions qui les assiègent. Un mot résume, du reste, ses devoirs : Il doit se conduire coGme un père vis à vis de ses enfants. Le directeur de la maison pour laquelle travaille l'ouvrier a imaginé une ingénieuse combinaison qui met la vieillesse de ses employés à l'abri de la misère (§ 21) ; là toutefois se bornent ses prévisions : il ne cherche pas à préserver ceux qu'il paient de la corruption. Combien même, parmi les patrons, ne portent pas leurs préoccupations si loOin et se bornent à verser aux ouvriers le salaire quotidien

Telle est donc la situation de l'ouvrier, isolé dans la société, sans direction morale, e destiné à tomher fatalement sous la doiation des meneurs de cabarets et des lettrés, se servan des journaux qui satisfont ce besoin d'informations répandu[181]maintenant dans tous les rangs de la société. Avant qu'une révolution politique eut donné aux classes populaires le governement du pays, l'ouvrier passait sa vie tout entière à ses occupations professionnelles, et les partis qui recherchaient le pouvoir ne s'efforçaient pas de s'en faire le marchepied de leur élévation. Mais aujourd'hui, appelé à jouer le rôle d'électeur souverain, il décide par son bulletin de vote des destinées de la France. Aussi, à mesure que le suffrage universel compe plus d'années d'existence, la diffusion de la resse devient chaque jour plus grande; elle pénètre de plus en plus dans les petites communes, et bien peu d'ouvriers, dans les grandes villes et dans les villages à banlieue morcelée se groupant autour d'elles, ne lisent pas de journaux.

Déja, en 1I869, lorsque l'ouvrier étai a Lyon, (§ 12.) la presse exerçait une grande influence sur ses compagnons. Aujourd'hui, quelques chiffres, représentant le tirage des journaux les plus répandus, nous donnront une idée de l'action à laquelle le peuple est soumis. Ainsi le Petit ourat tire à 500,000 exemplaires, t Peltite epubliqe, à 150,00; a ˉLanterne, à 120,000 ; le Pett Nationat, à 50,000 : de Petit ˉLonnis, a 1380,000. Mais ces chiffres ne représentent qu'imparfaitement le nombre de leurs lecteurs puisque, outre les perso nes qui y sont abonnées ou les achètent quotidiennement,il faut compt́er celles qui les lisent dans les cafés ou auxquelles elles sont pretées. Fréquemment en effet, plusieurs ouvriers, surtout dans les communes rurales, se cotisent pour acheter un journal et se le pretent mutuellement. Ainsi l'ouvrier, a Malakoff, prète régulièrement à son voisin le Petit-ournad qu'il achète tous les jours.

Un trait commun distingue cette presse répandue dans la classe ouvrière : elle méconnait les préceptes du Décalogue dont le respect amène a prospérité d'une nation, et, refletant idèlement les opinions des lettrés du NVIIe siècle sur la perfection originelle de l'homme, elle attaque toutes les institutions qui ramènent par voie de contrainte morale l'humanité à la pratique du bien. Ainsi, elle exalte les lois qui battent en brèche l'autorité paternelle et célèbre les droits des enfants, sans jamais reconnaître a père le droit de gouverner la famille qu'il a créée. Représentant le réggime actuel du travail comme le plus conforme à la justice, le patronage come une tyrannie, elle dénonce comme des maneuvres coupables les généreux efforts tentés pour le restaurer. S'attquant surtout aux sentiments religieux, elle défigure l'h̀stoire, travestit le rôle joué par l'Eglise, nie audacieusement les bienfaits du clergé, et adresse au peuple les flatteries les plus éhontées que souverain ait[182]jamais entendues. En même temps, les journaux, et parmi eux surtout le Petit ournal qui est le plus lu à Malakoff, s'efforcent d'éveiller la curiosité publique par le récit miutieux des crimes qui sont commis. Si la preniière page est remplie par un article commentant le principal évènement politique et par des dépêches résumant les nouvelles étrangères, dans la seconde et la troisième, les faits divers, les crimes sont présentés avec force détails. Aucun des faits suscepihles de piquer l'opinion publique n'est omis, des gravures même grossièrement faies représentent le héros ou la victime du crime et l'imagination du journaliste, s'ingéniant à inventer quelques circonstances poignantes, excite le puhlic à se jeter sur ces récits qui flattent les passions les plus basses de la nature humaine, mais augmentent dans une forte proportion le tirage du journal. C'est, en effet, à un crime célèbre que l'un de ces organes populaires est redevable de sa fortune. Un feuilleton enfin, dû à la plme intarissahle d'un écrivain en vogue, complète cet ensemble et excite vivement la curiosité publique par des aventures galantes dans lesquelles la morale est fort humiliée aux dépens de la passion toujours victorieuse.

Ainsi de telles sèment peu à peu dans les àmes les doctrines qu'elles propagent ; les erreurs les plus danggereuses envahissent l'esprit de l'ouvrier et le dominent sans contrepoids ; elles l'amènent à jouer un rôle dangereux pour la société, malgré ses qualités professionnelles et sa conduite rangée.

La société privée de l'autorité du père, de l'action du patron et de l'influence de l'Eglise est livrée à l'influence toutepuissante des lettrés qui demeurent, avec les cabaretiers, les seuls chefs de la nation.

§ 20. — LA SOCIÉTÉ DU COMPAGNONNAGE DES OUVRIERS CORDONNIERS.

La Société du compaggnonnage des ouvriers cordonniers se proposait de relier entre eux les ouvriers de la même industrie, de leur fournir un secours en cas de maladie, et de procurer du travail et un gite aux voyageurs arrivant le plus souvent sans ressources dans une ville.

L'ouvrier cordonnier parti en voyage se prèsentait dans chaque localité muni d'une lettre cachetée qui constatait l'aliliation et qu'il remettait ae premier en ille. Il se rendait au restaurant tenu par da Mêre, les cordonniers afiliés au compagnonnage désignaient celle-ci. Partout où existait un compagnonnage, se trou[183]vait un restaurant dans lequel tout ouvrier compagnon avait droit, le premier jour de son s éjour, à un repas de l fr. 25 et à l'hospitalité de la nuit ; le lendemain, un compagnon désiné, appelé le rouleur, se mettait en quète de travail et d'un loggement pour le nouvel arrivant. Des garnis speciaux étaient assignés aux membres de la Société, et lorsqu'un d'eux y était entré, il ne lui était pas permis de le quitter avant un mois. La cotisation s'élevait à 1 fr. 25 par mois, et, si l'ouvrier, tombant malade, se trouvait dans l'inpossibilité absolue de travailler, il recevait, tant que durait cette impossibilité, un secours de 1 franc par jour. Tous les trois mois se tenait une réunion générale de la Société à laquelle l'ouvrier étai, sous peine d'amende, obligé d'assister. Un ouvrier y lisait un compte-rendu de la situation financière de la Société.

Lorsque l'ouvrier arriva à Chalons (§ 12), la Société commeņait déjà ardécliner ; il y avait moins d'assiduité aux séances trimestrielles ; plusieurs ouvriers cordonniers ne s'aliliaient plus au compaggnonnage qu'avec répugnance, quelques-uns mêmes s'en écartaient et les membres restants voyaient surtout dans cette association une occasion de réunions et de plaisirs. Quoiqu'on l'ait pensé, la Société du compaggnonnage n'était pas conduite par des visées politiques et étrangrères au but qu'elle se proposait officiellement. Sans doute la majorité de ses membres appartenait aux idées radicales, elle faisait ouvertement profession de républicanisme et elle ne voyait que d'un mauvais œil les ouvriers qui restaient attachés aux pratiques religieuses : mais la plupart des compaggnons menaient joyeuse vie, et le plaisir, la recherche d'un sort plus heureux, le travail quotidien étaient leur seule préoccupation.

Depuis, la Société de compagnonnagre des ouvriers cordonniers n'a fait que s'acheminer vers la décadence. Elle était prospère lorsque les chemins de fer n'existaient pas et que la lenteur des communications rendait les voyages plus longs, car elle répondait à des besoins réels, les villes de province recevant de nombreux ouvriers qui 1faisaient leur tour de France. Comme le séjour dans chaque ville éait quelquefois très court et que la plus grande parie du voyage se faisait à pied, il était utile à l'ouvrier inconnu et fatigrué de s'aflilier a une Société. qui, moyennant une légère cotisation, lui procurait du travail et le préservait de la misère. Mais aujourd'hui la plupart des ouvriers se dirigent rapidement par le chemin de fer vers un grand centre dans lequel ils se fixent. Bien peu parmi eux séiournent dans les villes de province qu'ils parcouraient autreois, et[184]dès lors le compagnonnage présentant moins d'utilité est destiné à voir diminuer de plus en plus le nombre de ses affiliés et l'importance de ses réunions.

§ 21. —LA CAISSE DE RETRAITES FONDÉE PAR LA MAISON P***.

Comme nous l'avons vu au § 13 des observations préliminaires, MI. P°°, directeur de la maison de cordonnerie, à laquelle est attaché °*, a fondé une caisse de retraites destinée à garantir les ouvriers de la misère à laquelle ils sont trop souvent réduits dans la vieiliesse. Il raconte simplement dans la préface du petit livre ou il expose le mécanisme de cette caisse sous l'empire de quelles considérations il a tenté cette combinaison. Puisque la fortune m'avait souri, di-il, jie voulais réaliser dans la force de mes moyens, un reve de ma jeunesse, celui que je faisais étant ouvrier, lorsque je oyais de vieux camarades que les forces abandonnaient, ne plus pouvoir suffire à leurs besoins, et qui, n'ayant pas pu, dans leur jeunesse, faire des économies pour leurs vieux jours, se trouvaient dans la misère sans avoir été cependant ni paresseux ni mauvais sujets. C'est en efet dans l'état actuel de notre société un des faits les plus aristants que cete vieillesse de l'ouvrier lonnète, laborieux et privé de toute épargne par les charges trop lourdes qui ont pesé sur lui: l'aaiblissement des liens de patronage, la disparition des engagements permanents le réduisent à ne compter que sur un recours humiliant à la charité publique. Toutefois, en fondant cette caisse des retraites, M. Pe° n'a pas voulu appeler tous ses ouvriers à profiter indistinctement de ses avantages. Il a posé des conditions très sages que nous allons résumer.

Voici d'abord en quoi consiste le vers ement. Chaque année M. Pe verse à la caisse des retraites pour la vieillesse, à titre gracieux, et au nom de chaque ouvrier, une somme equivalant à une augmentation de 5 p.100 sur ses salaires ou appointements, jusqu'à concurrence de 100 francs par an sur la tête de la mene pesonne.

La première condition que doit remplir 'ouvrier, pour avoir droit au versement, est de faire partie de la maison depuis plus de trois ans et de n'avoir pas travaillé pour un autre patron pendant cette période triennale. MIais, désireux de prévenir les interruptions de travail non motivées, il a décidé que les ouvriers ne bénéficiraient des avantages de cette caisse que s'ils atteiggnaient un minimum de travail, déterminé de la maniere suivante par la somme qu'ils auraient gagnée.

[185] L'ouvrier habitant Paris ou sa banlieue, travaillant directement pour sa maison, devra avoir gagné par son travail dans son année au moins une somme de 1,200 francs. Pour l'ouvrier habitant la province, travaillant sous la direction d'un contre-maître ou d'un entrepreneur, ce salaire se réduit à 900 francs, et il n'est plus que de 100 pour l'ouvrière habitant Paris ou la province. Toutefois une cause ajeure, éloignant l'ouvrier de son travail, ne le prive pas du bénéfice de la caisse des retraites : ainsi les employés appelés par le service militaire conservent leurs droits acquis.

Nous ne saurions trop siggnaler ces louables dispositions ; en donnant une prime à la présence assidue de l'ouvrier dans les ateliers, elles constituent un premier pas vers la permanence des engagements et arrètent ainsi, par l'espoir d'une retraite, ies habitudes vagabondes contractées par un trop grand nombre de travailleurs.

Un âge minimum a été fixé pour la liquidation de la pension ; il est de 55 ans pour les personnes dont le premier versement pourra être fait avant qu'elles n'aient atteint 15 ans révolus, et de 60 ans pour celles ayant dépassé cet âge avant d'avoir droit au premier versement ; mais les titulaires seront toujours libres de retarder la liquidation de leur pension, sans pouvoir cependant dépasser 6 ans, âge maximum déterminé par la loi. Une exception a été faite à ces règrles ; l'incapacté absolue de travail donne à l'ouvrier le droit de demander la liquidation de la pension, quand il le désirera.

MI. Pe a eu soin, dans les articles régglant le fonctionnement de sa caisse, de spécifier au nom de qui serait opére le versement. Pour un homme marié. il est fait au nom du ménage, si les deux époux travaillent pour la maison, il pourra être fait au nom de chacun, et si la femme seule y travaille, le versement sera opéré en sOn o s eul.

Le père de famille qui fera travailler ses enfants avec lui a la faculté de demander, lorsqu'ils auront atteint l'âge de 17 ans, qu'une part du versement auquel il aura droit soit opérée sur leur tête, d'après l'estimation de leur travail ; mais, à partir de 20 ans, ils auront leur compte particulier et seront traités comme les autres ouvriers.

Voulant prévenir toute difficultés et désireux de bieni tracer aux ouvriers quel devait être leur sort, M. Pr* a indiqué quelles dispositions seraient prises si, par suite de diminution des affaires, le personnel de la maison devait être réduit : les ouvriers renvoyés CcOnserveraient tous leurs droits sur les vers ements operés en[186]leur nom tant avant que pendant l'année dans laquelle ils auraient été renvoyés.

Voulant montrer quels avantaes la création de cette institution procure aux ouvriers, M. P a dressé un tableau des sommes qui seraint acquises aux assurés, d'après la quotité versée chaque année.

Tableau des sommes qui seraient acquises par les ouvriers inscrits à la Caisse de retraites de la maison P*** (notes annexes)
Tableau des sommes qui seraient acquises par les ouvriers inscrits à la Caisse de retraites de la maison P*** (notes annexes).

Tel est résumé, dans ses dispositions principales, le système par lequel M. P a cherché à donner à ses ouvriers la sécurité[187]de leur avenir. Il offre, sans doute, de précieux avantages en ne privant les ouvriers d'aucune partie de leur salaire et en leur procurant quelques ressources pour leur vieux jours, à l'heure où la vie de l'ouvrier apparait si triste. Mais un paron est loin d'avoir épuisé sa tàche quand il a pris ces dispositions matérielles, car le trait le plus essentiel du patronage fait ici absolument défaut, ces relations affectueuses entre le maître et l'ouvrier qui les unissent par le cœur, au lieu de les attacher par un lien administratif.

Le patronagre moderne est en effet un patronage administratif dans lequel les paperasses prennent la place d'une action personnelle. Un trait marque son caractère mieux que nous ne pourrions le faire en de longues phrases ; l'ouvrier n'a vu qu'une seule fois son patron quelques instants et ne s'est jamais entretenu avec lui. Celui-ci, de son côté, ne connait pas l'ouvrier, il est incapable de donner des renseignements sur ses dispositions morales et sur la vie qu'il mène : l'homme est représenté à ses yeux par un chiffre inscrit sur un registre. Dès lors, le patronage, si même le nom peut encore s'appliquer ici, n'a qu'une portée bien faible ; il est impuissant à maintenir la paix sociale.

Si nous voulons, au contraire, apprécier l'eflicacité que conserve le véritahle patronage, nous devons nous reporter aux descriptions tracées par M. Le Play dans les Ouvriers europeen1. L'acion du patron se retrouve dans tous les actes de la vie de l'ouvrier il partage leurs joies, s'associe à leurs miseres, qu'il a l'intelligence de prévenir, pratique la permanence des engagements et il n'abandonne jamais ceux qui lui donnent leur travail. Sous cette direction affectueuse et ferme, les ouvriers échappent aux maux qui sévissent sur les populations ouvrières lais sées à elles-memes et les constituent à l'état de menace permanente pour la sécurité du pays. Comme M. Le Play l'a justement dit, le paturonage est un des plus solides matériaux avec lequel s'élève une société stable.

§ 23. — SUR L'INSUFFISANCE DES SECOURS ETRANGERS A REMPLACER LES COUTUMES DU PATRONAGE.

[196]Grâce aux secours en nature et aux avances en argent qu'elle a reçus, la famille, decrite dans ce précis, s'est un peu relevée.

La femme a repris son métier de brossière son mari, auquel elle l'a appris, travaille avec elle, et à deux ils gagnent en moyenne 3 francs par jour.

Le fils aîné a trové à s'employer comme conducteur d'une[197]ablayeuse dans les rues de Paris ; il est payé 3 fr. 50 par jour. Il espère pouvoir travailler de nouveau, comme fumiste, au commencement de l'hiver.

La ille aînée continue toujours ses journées chez la même maîtresse laveuse ; elle reçoit maintenant 0 fr. 50 c. par jour.

La femme a pu conserver une avance de 5 francs pour parer aux éventualités.

En somme, il est permis de prévoir que, gràce aux secours qui lui ont été donnés et au travail qui lui a été procuré, si la femme posséde, comme il le semble, quelques qualités d'ordre et d'économie, cette famille pourra sortir de la situation miserable où elle se trouvait.

Malheureusement, le patron chez lequel la femme travaille, ayant à faire son inventaire, a s uspendu tous les travaux pour quinze jours. Ce chomage, imposé aux ouvriers, peut avoir pour eux de très prejudiciables conséquences. La femme L', notamment n'ayant qu'une avance de 5 francs, apres avoir dépensé cette somme qui sera tout a fait insuflisante, va se trouver absolument, sans ressources ; elle ne sait comment nourrir sa famille et sera peut-être reduite à recourir à la charité publique. Ainsi, ce chômage, qui revient ériodiquement chaque année et dont on ne fait rien pour atténuer les mauvais effets, non seulement absorbe l'épargne réalisée, mais compromet gravement la situation des ouvriers.

Ce n'est pas par une chute subite que cette famille est tombée à la profession qu'elle exerce aujourd'hui. Sa décadence a été lente, mais systématique ; à mesure que se brisait un des liens d'un patronage antérieur, elle descendait un echelon ; enfin un moment est arrivé où tous les liens qui la rattachaient à quelques familles de la classe supérieure étant brisés, elle est tombée sans retour dans le paupérisme.

§ 24. — SUR LES CONSÉQUENCES DE LA PRODUCTION A BON MARCHÉ.

Les fréquentes variations de la mode, le désir de posséder beaucoup d'objets superflus ont déterminé le public à accorder une grande faveur aux objets qui se vendent à bas prix.

Pour satisfaire à la préoccupation du public, les producteurs ont été amenés à transformer leurs conditions de travail. Obligés de vendre à meilleur marché, ils ont dù faire fabriquer dans des conditions plus économiques. Or, l'ouvrier ee Paris, au prix où sont les denrées de première nécessité, ne peut travailler au[198]dessous d'un certain salaire. Un grand nombre de patrons parisiens ont tourné cette difficultés, soit en faisant fabriquer en province, soit en attirant à Paris des ouvriers étrangers habitués à vivre dans des conditios plus économiques que l'ouvrier parisien.

Dans la famille dont il s'agit (§ 22). ce fit éclate avec une évidence complète.

L'état du père était autrefois celui de mégrissier : mais il fut bientôt obligé de l'abandonner, précisément à cause de cette émigration du travail en province. Il se réfugia alors dans l'indus trie de la brosserie, qui était celle de sa femme. Là encore il fut poursuivi par cette terrible nécessité de la fabrication à bon marché. LeS patrons brossiers adressant leurs principales commandes en province, il dut chercher un autre moyen de subvenir aux besoins de sa famille. C'est alors qu'il essaya successivement de se placer chez un fumiste et chez un entrepreneur. On pouvait croire que ces métiers, qui devaient nécessairement s'exercer sur place, seraient du moins confiés à des ouvriers de Paris. Mais, sur Cce point encore, ies patrons avaien dù resoudre la question du bon marché en attirant à Paris, pour les travaux de fumistes, des Italiens et des Suisses, pour ceux de la construction, des Allemands capahles de travailler moyennant un très faible salaire.

C'est alors, qu'à bout de ressources et d'expédients, L°° a dù se rétugier avecc sa famille dans le dernier metier selon la hiérarchie du travail, celui de chifonnier. Il semblait que, dans ces has-fonds de l'industrie, la cocurrence ne dût plus être à redouter.

Il n'en fut point ainsi : dans notre société, la lutte pour la vie est arrivée à un tel degré d'acharnement qu'il n'est pas de position si abaissée qui ne soit encombrée et vivement disputée. put s'en assurer, car il rouva tous les quartiers, toutes les rues, et ème presque toutes les fractions de rues divisées méthodiquement par l'administration entre une foule innombrable de titulaires désignés sous le nom de pdciers. En sorte qu'il lui fut aussi difliciie de chercher sa vie parmì les detritus qui garnissent nos trottoirs tous les matins, qu'il le serait pour un autre de s'étahlir comme avocat ou notaire sans avoir les titres requis.

Interroge à ce propos, le chifonnier nous répondit avec un profond sentiment de conviction : Ah monsieur, il faut de grandes protections pour être chionnier ce pdce.

§ 25. — SUR L'ISOLEMENT DE L'OUVRIER PARISIEN

[199] Un fait important à signaler, comme résultant de la présente monographie ; c'est l'isolement absolu où se trouvent placées un grand nombre de familles d'ouvriers de Paris. Ce ait a vivement frappé les auteurs de cette étude, quand ils se sont trouvés en pésence de la famille décrite ci-dessus.

Séparée des parents qui lui restent par les dissentiments indiqués plus haut, cette famille n'a pas un seul protecteur, pas un ami, qui s'intéresse à elle ; elle est ahsolument perdue au milieu de l'O0céan parisien. Le père, la mère, et les enfants auraient pu mourir de faim, sans que nul ne vint les secourir. Eux-mêmes ne connaissent personne a qui ils puissent s'adresser pour obtenir des seCcours.

Ce fait d'isolement, qui n'est que trop commun à Paris et dans les grandes villes provient d'une exagération de la liberté. On a brisé tous les liens qui unissaient le patron à l'ouvrier, et celui-ci s'est trouvé peu à peu isolé et dénué de toute protection.

Les classes supérieures ont favorisé ce mouvement qui leur permettait de s'affranchir de leurs devoirs souvent pénibles envers les subordonnés. Le patron peut ainsi diminuer ses chares en congédiant ses ouvriers, dans les moments de chômage, sans se préocuper de ce qu'ils deviendront.

Anssi l'ouvrier ne s'attache-il plus au patron ; souvent il connait à peine celui pour lequel il travaille momentanément. Il arrive peu à peu à cet état d'isolement, de solitude complèt e où se trouve la famille décrite dans la présente monographie.

Cette situation répond-elle au désir des ouvriers Il est permis de penser que non, en présence des dispositions manifestées par la famille deL'.Car elle semblait désirer comme le plus grand bien à atteindre la sécurité du lendemain, l'assurance d'un travail constnt. Le fils aîné déclarait consentir à une diminution de salaire de 0 fr. 50 c. et même de 0 fr. 75 par jour, si on lui donnnit l'assurance d'ètre employé toute l'année. C'est bien là, en effe, le premier besoin de l'homme, le plus impérieux.

Le second besoin qu'elle manifestait est d'avoir, dans la classe supérieure, un protecteur, un patron qui veille sur elle, et auquel elle puisse s'adresser en cas de détresse.

La mère de famille ayant déclaré que, depuis plusieurs mois, elle cherchait du travail et qu'elle avait été repoussée par tous les patrons auxquels elle s'était adressée, les auteurs de cette étude se prcoccupèrent de lui en trouver. Le premier paron auquel ils[200]s'adressèrent accueillit favorablement leur demande et assura à la femme un travail régulier.

Ainsi, ce qu'on avait refusé à une femme en haillons et paraissant n'offrir aucune garantie, on l'accordait facilement à une personne appartenant à une classe plus élevée.

Ce n'est là qu'un des mille petits faits qui composent cette grande euvre de solidarité sociale qu'on appelle le patronage. Il montre combien il peut être utile aux ouvriers, non-seulement pour leur assurer des moyens d'existence, mais encore pour les soustraire à cet isolement, qui constitue, dans nos grands centres, une véritable plaie sociale.

Notes

1. Voir surtout la Monographie du Forgeron de Dannemora. ˉOuvriers europceens. Deuxième édition t. II.