N° 40.

L'OUVRIER ÉVENTAILLISTE

DE SAINTE-GENEVIÈVE

(OISE — FRANCE)

(Ouvrier-tâcheron dans le système des engagements volontaires permanents.)

D'APRÈS LES

RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN NOVEMBRE 1863

PAR

M. DUVELLEROY , FABRICANT D'ÉVENTAILS A PARIS.



Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.

[109] La commune de Sainte-Geneviève est habitée presque exclusivement par des éventaillistes ; située sur la route impériale n°1 de Paris à Calais, elle fait partie du département de l'Oise : c'est la plus importante du canton de Noailles.

Sainte-Geneviève est sur une hauteur qui forme le point culminant du département, d'où l'on distingue, au nord, la cathédrale de Beauvais (19 kilomètres) ; à l'est, la ville de Clermont (22 kilomètres); au sud, le clocher de Senlis (28 kilomètres) et, dans la vallée qui s'étend jusqu'à l'Oise, les forges de Montataire, produisant la nuit l'effet d'un vaste incendie. Dans la même direction, la forêt de Compiègne, à 48 kilomètres, apparaît comme un[110]épais brouillard qui se confond avec les nuages ; au sud encore, Merville (Seine-et-Oise), à 28 kilomètres, bâti sur une montagne à pic au-dessus de la vallée de l'Oise, laisse voir toutes ses maisons ; dans la même direction, le coteau de Pontoise, éloigné de 32 kilomètres, se confond avec le ciel.

Le pays environnant est coupé de collines et de vallées, excepté à l'ouest, où il forme une vaste plaine qui s'étend jusqu'au département de la Seine-lnférieure.

Sainte-Geneviève repose sur un terrain argileux et siliceux, mais où l'argile domine. L'eau des pluies glisse sur ce sol jusque dans les vallées voisines, de sorte qu'on ne rencontre aucune source dans la terre ; il faut creuser les puits à une profondeur de cinquante à soixante mètres. Ces puits sont, par conséquent, trèscoûteux et l'on ne peut s'y approvisionner que par une opération assez laborieuse, qui consiste à faire monter les seaux au moyen d'un treuil armé d'une double manivelle en fer ; il faut quatre bras pour opérer. On y supplée en partie en recueillant l'eau de pluie dans des citernes.

Par une anomalie assez rare. l'eau manque et cependant le sol est humide. Les pluies que le sol n'absorbe pas s'arrêtent quelque temps à la surface avant de s'écouler ou d'être vaporisées, et il en résulte desmiasmes que les vents ne balayent pas toujours, quoique l'air soit généralement vif; c'est à ce fait que l'on attribue les affections typhoides si communes dans le pays. — Est-ce à la même cause, est-ce à l'usage général du cidre qu'il faut attribuer le mauvais état des dents de plus des trois quarts des habitantse

Sur huit conscrits appelés chaque année pour le contingent, six sont réformés pour cette cause.

L'aspect de Sainte-Geneviève fait naître dès l'abord des idées de bien-être et d'aisance. Les habitations régulièrement construites, les jardins dont elles sont entourées, les chemins bien entretenus, tout enfin présente un caractère d'ordre et de propreté qui rappelle lAllemagne et l'Angleterre. Nulle part l'il n'est dérouté par ces chaumières aux murs mal équarris, aux toits déjetés si communs en d'autres villages.

Les constructions sont toutes en biques et en pierres de taille, bien alignées, couvertes en tuiles et le plus souvent en ardoises.

A part la rue principale, qui est garnie de magasins nombreux et bien bâtis, les maisons ne sont construites qu'exceptionnellement sur la rue ; elles s'élèvent le plus souvent au fond d'une cour garnie de fleurs et de gaaon et fermée du côté du chemin par une grille ; le potager se dissimule derrière la maison ; la campagne[111]est semée de pommiers et couverte de cultures ; mais on sent qu'ici la culture est chose secondaire ; le caractère industriel prédomine.

Le sol ne manque cependant pas de fertilité. Outre le fumier on emploie comme engrais la marne, qui abonde dans le sous-sol.

On ne cultive guère que les céréales ; l'assolement est de trois ans et se décompose ainsi : blé, avoine, jachères.

La commune a une superficie de 771 hectares, dont voici la répartition :

Répartition des hectares de la commune de Sainte-Geneviève (§1)
Répartition des hectares de la commune de Sainte-Geneviève (§1).

Les principales cultures sont le froment et l'avoine.

Le froment couvre chaque année environ 123 hectares, chacun desquels fournit de 22 à 24 hectolitres de blé, l'hectolitre pesant 76kilog.

La paille par hectare ne dépasse pas 5 quintaux.

On consacre à la culture de l'avoine environ 130 hectares, qui donnent chacun 32 hectolitres de grain et 20 quintaux de paille.

Les autres cultures se divisent ainsi :

Meteil ; 26 hectares donnant 24 hectolitres de grain et 35 quintaux de paille.

Seigle : 16 hectares donnant 20 hectolitres de grain et 20 quintaux de paille.

Orge : 22 hectares donnant 20 hectolitres de grain et 20 quintaux de paille.

Les prairies artificielles, trèfle, sainfoin, luzerne, occupent 180 hectares ; 120 hectares sont laissés en friche ou en jachères.

Les pommes de terre, pois, haricots, choux, etc., ne sont cultivés que dans les jardins.

40 hectares sont garnis de pommiers qui donnent en m oyenne 3,600 quintaux métriques de pommes, d'une valeur de 12 à 15,000 francs.

Le cidre qu'on en retire est consommé dans le pays ; si la récolte des pommes manque, on s'en approvisionne au dehors, car personne ne boit d'eau.

On élève quelques animaux de basse cour, poules, caunards, pigeons, lapins, mais en petite quantité. Il y a aussi dans la com[112]mune, une centaine de ruches, mais leur produit est insignifiant ; le climat est trop froid.

Les terrains consacrés à l'agriculture sont de peu de valeur : ceux de la première classe valent 3,000 francs l'hectare et rapportent annuellement 80 francs ; ceux de la deuxième classe ne valent que 2,000 francs et rapportent 60 francs ; enfin ceux de la troisième classe valent 1,000 francs et rapportent 40 francs. A l'exception de quelques journaliers, les cultivateurs sont propriétaires des terres qu'ils cultivent, mais ils sont beaucoup moins aisés que les ouvriers éventaillistes.

Les propriétés sont très-divisées dans cette commune ; le partage des héritages s'y opère aussi également que possible pour toutes les propriétés (A).

La population de la commune est de 1,519 habitants répartis dans le chef-lieu et dans trois hameaux, savoir :

Répartition des habitants entre la commune de Sainte-Geneviève et ses trois hammeaux (§1)
Répartition des habitants entre la commune de Sainte-Geneviève et ses trois hammeaux (§1).

Cette population se décompose comme il suit :

Répartition de la population de Sainte-Geneviève par sexe et statut marital (mariage ou veuvage) (§1)
Répartition de la population de Sainte-Geneviève par sexe et statut marital (mariage ou veuvage) (§1).

Le nombre des maisons est de 425, dont 223 couvertes en ardoises, l16 couvertes en tuiles et S6 seulement en chaume ; cellesci se trouvent dans les hameaux.

Il y a 480 ménages dont voici la décomposition :

Répartition des ménages en fonction du nombre d'individus (§1)
Répartition des ménages en fonction du nombre d'individus (§1).

La population s'est accrue de 505 personnes depuis 1846 ; c'est plus du tiers de la population totale. lIl y a dans le nombre quatre Belges, un Espagnol et un Russe. Cet accroissement de population est dû a l'industrie du pays, qui assure aux habitants des salaires[113]plus élevés que l'exploitation agricole ou que d'autres industries plus pénibles.

Sur les 1,519 habitants, 957 hommes, femmes et enfants, sont occupés à la fabrication des éventails ; d'autres sont employés à préparer des cornes à lanternes ; il y a aussi quelques monteuses de brosses. L'agriculture n'occupe que 272individus, dont 110propriétaires ; les autres sont des jardiniers, des bûcherons, des journaliers. Le reste de la population se compose de marchands, boulangers, bouchers, charcutiers, épiciers, tailleurs, merciers, limonadiers, maçons, menuisiers, couvreurs, voituriers, plus un petit nombre de rentiers, anciens fabricants d'éventails, ayant vendu leur fonds de commerce ou l'ayant cédé à leurs enfants en les mariant. Les éventaillistes comprennent : les fabricants ou uitres eentillis et les ouvriers. Les fabricants sont au nombre de quinze, leur industrie est très-prospère. Chacun occupe à son domicile, appelé la ¯fabrique, quelques ouvriers à la journée, pour préparer et distribuer le travail qui se fait par les ouvriers du dehors. Ces hommes à la journée débitent le bois, l'ivoire, l'os, la nacre, suivant les dimensions que devra avoir l'éventail. Ils en font des paquets qui sont livrés par douzaine aux ouvriers du dehors chargés de les façonner, de les polir, de les découper, de les graver, dorer, sculpter ; d'y mettre des paillettes d'argent, d'or, d'acier, des émaux, des pierres plus ou moins fines. Sur ces matériaux bruts, un dessinateur trace le dessin que l'ouvrier du dehors aura à reproduire. Chacun de ces ouvriers est payé, en moyenne, 150 francs par mois, et ceux qui occupent ces places de confiance y trouvent un autre avantage ;: comme ce sont eux qui distribuent l'ouvrage aux ouvriers du dehors, ils ont soin de n'en pas laisser manquer leurs femmes, auxquelles ils réservent naturellement les articles les plus avantageux. Ces hommes travaillent à la fabrique depuis six heures du matin jusqu'à neuf heures du soir. Leur travail est interrompu de onze heures à une heure, ils vont déjeuner chez eux et il est regrettable que cet intervalle de deux heures soit trop souvent employé par eux dans les cafés : la partie de cartes, de dominos ou de billard s'engage, on joue la consommation, il en résulte un surcroît de dépense et, trop souvent, des querelles dans le ménage. Les ouvriers à la journée sont en petit nombre : on en compte une centaine dans toute la commune. Tous les autres travaillent à domicile et aux pièces ; le chef d'industrie leur fournit les matériaux debités, prêts à être travaillés. Le mari, la femme, les enfants même participent au travail que le fabricant paye un prix convenu, en rapport avec la difficulté et le fini de l'exécution. Le salaire de la femme s'élève quelquefois[114]aussi haut que celui du mari; en moyenne il atteint aux deux tiers.

Ainsi le travail est complètement libre et aucun contrat ne lie l'ouvrier au fabricant.

Les rognures, débris etdéchets appartiennentà l'ouvrier ; mais leur valeur est insignifiante.

L'ouvrier façonne en partie ses outils ; les plus intelligents se font parfois quelques machines au moyen desquelles ils accélèrent leur travail; mais il leur faut toujours acheter leurs limes. Quant aux petites scies, ils les fabriquent toutes eux-mêmes avec des bandes d'acier auxquelles ils font des dents.

Chaque ouvrier n'exécute qu'un détail de la fabrication : celui-ci lime, scie, contourne, faconne la monture de l'éventail ; il la polit ; il colle au sommet de chaque brin une petite branche de bois très-fine et très-lexible, nommée bout, qui sera enlilée dans l'eoffe ou le papier double formant la feuille de l'éventail. C'est le prour. Les bois fronés reviennent à la fabrique. Là le dessinateur y trace le dessin à exécuter et le paquet est envoyé au découpeur, au graveur, au sculpteur, au pailleteur, au grilleur, à l'incrusteur, etc., etc. On retrouvera le détail de ces opérations dans une note qui sera jointe a ce travail (B) ; revenons à notre description du village de Sainte-Geneviève.

Toutes les habitations ont leur potager qui approvisionne la famille de légumes et de ruits : mais ceux des ouvriers qui exécutent des travaux délicats ne quittent pas volontiers leurs outils pour le jardinage qui, enles latiguant, leur enlèverait une partie de leur dextérité manuelle ; car la main qui vient de se livrer à un travail pénible a besoin de quelque temps de repos pour retrouver la précision nécessaire à un travail minutieux. Ils trouvent donc plus avantageux de confier la culture du jardin potager à un jardinier payé à la journée. Les femmes font la cuisine, le ménage et même le blanchissage. Dans beaucoup de maisons il y a une buanderie ; une citerne, ou l'on recueille l'éout des toits, fournit l'eau nécessaire. Il n'y a pas de blanchisserie dans le pays. n pressoir public, pour la fabrication du cidre, est établi dans la commune. Autrefois chaque ménage allait au four banal cuire son pain ou le cuisait chez soi. Cet usage s'est perdu : aujourd'hui tout le monde achète le pain chez le boulanger.

Il y a quarante ans, lorsque celui qui écrit cette notice est entré dans l'industrie des éventails, Sainte-Geneviève, comme les autres localités ou l'on s'occupe de cette fabrication, avait un grand nombre d'ouvriers qui travaillaient au jardinage et à l'agriculture ; mais à cette époque on ne faisait que des articles communs pour l'exportation. Les progrès qui se sont accomplis[115]depuis lors ont changé les habitudes de ces ouvriers et leur ont fait abandonner les gros ouvrages.

Dans les villages voisins de Sainte-Genevieve, où l'on fabrique encore des bois d'éventails ordinaires, les ouvriers font alterner l'agriculture avec le travail industriel : ils sont agriculteurs l'été, éventaillistes l'hiver.

Ainsi chaque famille a son existence complètement à part (A). L'ouvrier vit chez lui avec les siens, sans contact obligé avec ses confrères, sans cette nécessité de se déranger qui est souvent une incitation à s'arrêter au cabaret. Chacun d'eux mène l'existence du bourgeois sédentaire et il en contracte les goûts.

Tous, à moins qu'ils ne soient trop chargés d'enfants, font des économies ; encore ce nombre d'enfants n'est-il pour eux qu'un embarras momentané. Quand les enfants viennent à grandir, le père et la mère leur enseignent leur industrie ou les placent che un parent pour y apprendre une autre branche de la fabrication ; le gain de l'enfant ne tarde pas à s'ajouter à celui du père, et cela jusqu'au jour où l'enfant s'établit et devient chef de famille à son tour. Les premières économies du ménage sont ordinairement employées à l'achat d'un terrain sur lequel on élève une jolie maison en briques entre cour et jardin (§ 5). Ces maisons comprennent toutes au moins une grande salle servant de cuisine et de salle à manger ; une pièce servant d'atelier, qu'on appelle la boutique une ou plusieurs chambres à coucher et un salon pour les jours de fêtes et de cérémonies. Elles ont souvent un petit perron en pierres de taille ; une allée, pavée eun briques posées sur champ, y conduit de la rue euntre des plates-bandes de fleurs et des carrés de gaon. Quelques bâtiments accessoires s'élèvent à côté, entre autres une cave où il y a toujours du cidre et quelquefois du vin.

D'autres habitations sont plus modestes ; mais on trouve dans toutes le confortable et même un certain luxe.

On a essayé, à plusieurs reprises, d'organiser dans la commune des sociétés de secours mutuels, mais toujours inutilement. Chaque famille, en effet, ne compte que sur elle-même. Chacune tient à honneur de ne rien devoir à personne, et, si elle se trouve momentanément gênée, de ne pas le laisser apercevoir, espérant d'ailleurs qu'il lui sera possible, avec de l'ordre et du travail, de sortir seule de cette situation.

Ilest certain que, tant qu'il n'y aura pas de chômage, les sociétés de secours mutuels seront inutiles dans une industrie aussi active. Le seul danger est qu'une guerre vienne tout à coup fermer les débouchés, ou que l'éventail dont, après tout, on pourrait se passer, ne redevienne un objet complètement hors de mode : mais ces deux[116]éventualités semblent peu probables et ne préoccupent guère les habitants de Sainte-Geneviève.

Une preuve de la prospérité de la commune dont nous nous occupons, c'est qu'on voit arriver au marché, qui s'y tient chaque dimanche matin depuis 1852, des jardiniers maraîchers et cultivateurs qui font 15 ou 16kilomètres pour y apporter des légumes, des lapins, des poulets, dont ils ne trouveraient pas un prix aussi avantageux dans les localités voisines. On voit figurer à ce marché, outre les légumes et les fruits de la saison, du poisson fumé, du poisson frais, diverses sortes de viande : bœuf, mouton, porc salé, porc frais ; des chaussures de toute espèce, de la mercerie, des ustensiles de ménage, etc. Ce marché ne dure que quelques heures et finit avant la grand'messe.

Les vêtements des habitants de Sainte-Geneviève sont ceux de la petite bourgeoisie. L'ouvrier travaille en blouse, mais le dimanche il se coife du chapeau noir, revêt la redingote ou le paletot, voire même l'habit noir. Les jeunes filles, les jeunes femmes portent le chapeau parisien ; les enfants sont également tous bien tenus.

Il y a trois écoles pour les enfants à Sainte-Geneviève : deux au chef-lieu de la commune et une troisième au Petit-Fercourt. Tous les enfants suivent ces écoles ; il n'y a dans le pays que très-peu d'habitants illettrés, encore ceux-ci sont-ils des étrangers qui sont venus s y établir. L'instituteur, M. Goulleux, à l'obligeance duquel nous devons des notes très-développées qui nous servent à rédiger cette monographie, est un homme aussi zélé que capable, qui fait beaucoup au delà de ce que la loi l'oblige à faire.

En somme, Sainte-Geneviève nous offre le type parfait d'une commune rurale aussi complètement industrielle que possible, avec le travail morcelé et en famille (A et B).

Etudions maintenant de plus près un de ces ménages d'ouvriers dont nous avons indiqué les traits généraux.

§ 2. — État civil de la famille.

La famille dont nous allons tracer la monographie se compose aujourd'hui de deux personnes seulement :

Louis-Pierre B**, ouvrier éventailliste, chef de famille, né à Sainte-Gencueve, âgé de 65 ans.

Sophie M**, sa femme, née au même lieu, âgée de 64 ans.

Leur mariage civil et religieux a eu lieu en 1819 dans la commune de Sainte-Geneviève. De ce mariage sont nés deux enfants :[117]l'un mort peu de temps après sa naissance ; l'autre, Rosalie B** âgée de 43 ans, mariée en 1842 à un ouvrier découpeur en éventails, Auguste V**, d'une famille de tabletiers de Sainte-Geneviève. Elle habite dans cette commune avec son mari une maison qui lui fut donnée en dot par ses parents (§ 5).

De ce mariage sont nés sept enfants, dont quatre vivants : Albert V**, âgé de 20 ans, sculpteur et graveur en éventails ; Mélanie V**, âgée de 19 ans, doreuse en éventails ; Rosalie V**, âgée de 11 ans, et Marie V**, âgée de 9 ans. Ces deux dernières vont à l'école et ne rendent encore aucun service à leur famille.

Louis-Pierre B** et sa femme ont perdu leurs parents ; ils n'ont plus que des frères et sœurs qui tous sont assez bien établis (§ 12).

§ 3. — Religion et habitudes morales.

La population de Sainte-Geneviève appartient tout entière au culte catholique ; mais la religion exerce peu d'influence sur ses mœurs et ses habitudes. Sur 480 ménages une dizaine au plus observent les jours maigres. eaucoup d'ouvriers travaillent le dimanche jusqu'à midi, et vont se promener après leur dîner au lieu de se rendre à l'office. Une fois seulement dans l'année l'église est trop petite ; c'est le 23 octobre, jour où l'on célèbre, à 4 heures du matin, une messe en souvenir de la cessation d'une épidémie à la suite d'un pèlerinage fait en 1715 à Notre-Dame-de-Liesse. L'influence du clergé est presque nulle à Sainte-Geneviève.

Les époux B** assistent régulièrement aux offices de l'église, mais leur zèle religieux ne les distingue pas de leurs compatriotes.

Leurs meurs, du reste, ont toujours été irréprochables et leurs habitudes n'ont jamais été moins laborieuses ni moins rangées qu'elles le sont aujourd'hui. Ils savent lire ; mais, comme leur métier ne les y oblige pas, ils ne lisent jamais.

§ 4. — Hygiène et service de santé.

L'ouvrier est un homme de taille ordinaire, aux yeux vifs et fiers ; ses cheveux sont noirs encore, sa santé robuste, et rien dans ses allures ni dans son mainien ne ferait soupçonner son âge. La femme est grande et fortement constituée ; ses cheveux commencent à grisonner, mais elle n'en est pas moins aussi bien conservée que son mari. Malgré ses 64 ans elle est vive, gaie, prompte à la repartie et possède un répertoire inépuisable de chansons qu'elle chante avec un joyeux entrain. Quoique son existence n'ait pas toujours[118]été prospère (§ 12), elle prétend n'avoir jamais eu d'autres chagrins que ceux occasionnés par les décès survenus dans la famille. La fille a hérité à la fois des traits, de la bonne humeur et de l'embonpoint de sa mère.

Il y a un médecin dans la commune ; mais les époux, jouissant d'une santé robuste, ainsi que nous venons de le dire, ont rarement besoin de s adresser à lui. Une nourriture saine, des repas réglés, l'exercice que réclame leur profession, l'absence de toute surexcitation physique et morale, la fermeté rigide de l'un, la gaieté de l'autre, tout cela réuni forme un excellent régime hygiénique, et ils en éprouvent les plus heureux effets.

§ 5. — Rang de la famille.

Louis Pierre B** est ouvrier façonneur, c'est-à-dire qu'il façonne chez lui, à un prix convenu, des bois d'éventails pour le compte d'un maître éventailliste ; il appartient donc à la catégorie des ouvriers tâcherons dans le système des engagements volontaires permanents. B** a hérité d'une maison, de la valeur de 5 à 600 francs, qu'il habita longtemps. Sa femme ne lui apporta en mariage que sa bonté de caractère et ses habitudes laborieuses. Par suite des économies qu'il sut réaliser, grâce à son énergie au travail et à son esprit d'ordre, bien secondé d'ailleurs par sa femme, il augmenta petit à petit son avoir, acheta un terrain et y fit batir une autre maison plus vaste et mieux distribuée que la première (§ 10). Sa fille s'étant mariée en 1842, il lui donna en dot l'habitation qu'il tenait d'héritage et alla occuper celle qu'il avait fait bâtir. Tout ce que les époux B** possèdent maintenant (§ 6), ils le doivent à eux seuls. Ils jouissent de l'estime et de la considération générale ; la probité, le courage au travail, les bonnes mœurs enfin qui les ont toujours fait remarquer, leur ont acquis dans l'opinion publique une position supérieure à celle de beaucoup d'autres habitants placés plus haut dans l'échelle industrielle. L'ouvrier joint à son industrie les fonctions de bedeau de la paroisse et assiste en cette qualité à toutes les cérémonies religieuses.

II. Moyens d'existence de la famille

§ 6. — Propriétés.

Immeubles............ 5,450f 00

1° Habitation. — Une maison avec cour et dépendances, 4,500f.

[119] 2° Immeubles ruraux. — Un jardin potager, couvert d'arbres fruiiers, mesurant environ 2 ares, 950f.

Comme nous l'avons dit (§ 5), tout ce que possède la famille provient de ses économies.

Argent............ 5,025f 00

1° Somme placée à 4 1,2 p. 100, 5,000f.

2° Somme gardée habituellement au logis pour les besoins du ménage e les cas imprévus, 25f.

ANIMAUX DOMESTIQUES entretenus toute l'année............ 9f 00

6 lapins à 1f 50 pièce, 9f.

MATÉRIEL SPÉCIAL des travaux et industries............ 146f 00

1° Outils et ustensiles pour l'idustrie d'ouvrier eventaillisle. — 4 écouanettes, 20f; — 2 grèles ou écouanes, 3f; — 6 limes, 6f; — carrelets, a; — couteaux à raisser, 7f; — 2 demi-ronds, 6f; — 1 compas. 1f; — 1 couteau à couper les bouts, 2f; — 1 cheville à polir. 10f; — 1 pot à colle, 0f2 ; — 1 morceau de bufle à polir, avec la brosse, 1f ; — 1 pot à eau, 0f 15 ; — 1 pierre à repasser, 3f; — 1 ouret à percer, 2f ; — 1 paquet de pennes, 0f 15 ; — 1 bloc et sa mallioche, 0f 50; — 1 pot en grès pour tremper les éventails, 0f 25 ; — 1 cabas pour porter les éventails, 1 0 ; — 1 vieux poêle en fonte, f; — 1 établi avec planches pour supporter les outils, f ; — 2 vieilles chaises, 2 ; — 1 lampe, 6f; — I'otal, 86f80.

2° ˉOutils et ustensiles pour l'exploitation du jardin potager. — 2 bèches, 6f; — 1 pelle, 3f; — 2 cognées, 4f; — 2 rateaux, .3f; — :2 arrosoirs, ; — 1 fourche en fer, 2f; — 1 binette à deux dents, 1f 50; — 1 serpe, 1f; — 1 couteau de jardinier pour grefer les arbres, 1f 75 ; — 1 brouette, f; — T'otal, 32f 2.

3° Ustensiles pour le blanchissage du linge et des vêtements. — 1 grand chaudron en cuivre, 10f; — 2 baquets eu bois, 4; — 1 seau en tole, 1f :2 ; — l répied, 2f 0 ; — 2 grands paniers pour mettre le linge, 2f 20; — 2 fers à repasser, 2; — un grand onncau pour recueillir l'eau de pluie, 5 ; — Total, 26f95.

Valeur totale des propriétés............ 10,630f 00

§ 7. — Subventions.

Outre un traitement fixe qui lui est alloué comme bedeau (§ 8), l'ouvrier reçoit encore, en la même qualité, à l'occasion des baptêmes, des enterrements et des mariages, de petites sommes qui s'élèvent en moyenne à 30f par année. Il ne jouit d'aucune autre subvention; il portait autrefois de l'eau bénite chez les particuliers pendant la semaine de Pâques et recevait en échange des eufs ou un pourboire en argent ; mais cet usage est aboli depuis plusieurs années.

§ 8. — Travaux et industries.

Travaux de l'ouvrier.— Le travail principal de l'ouvrier consiste à façonner des bois d'éventails pour le compte d'un fabricant.

[120] L'ouvrier les façonne et la femme les termine (B). Ce métier rapporte aux époux 750 a 800 francs par an (R. 3ᵉ Sᵉʳ) ; il y a même eu des années exceptionnelles où le produit s'est élevé à près de mille francs. L'ouvrier travaillant ur peces, il est assez difficile, d'abord, de déterminer exactement le montant de son salaire journalier. Toutefois, après calcul fait, on peut l'estimer en moyenne à 1f 75.

Come bedeau de la paroisse, B** ouche un traitement fixe de 150f par an. A 4 heures du matin, l'été, et à 5 heures, l'hiver, il est à l'église et sonne l'gcdus avec la précision de la montre la mieux réglée ; il assiste à toutes les cérémonies du culte sans que ce surcroit de besogne nuise à ses travaux d'ouvrier éventailliste. A peine a-t-il appelé la commune au travail qu'il s'y met lui-même. Il ne reste pas moins de 13 heures par jour à son établi.

Travaux de la femme. — Le travail principal de la femme est d'achever le façonnage des bois d'éventails ébauchés par son mari. Elle s'en occupe 11 heures par jour et son salaire est évalué aux deux tiers de celui de l'ouvrier, soit 1f 15 (R. 3ᵉ Sᵉ). Elle s'occupe en outre de tous les soins du ménage, de la préparation des aliments, de l'entretien du mobilier, des vêtements et du linge.

INDUSTRIES ENTREPRISES PAR LA FAMILLE.— Les industries entreprises par la famille sont, pour le mari, l'exploitation du jardin potager avec ses arbres fruitiers et l'exploitation d'un certain nombre de lapins ; pour la femme, le blanchissage des vêtements et du linge (R. 4ᵉ Sᵉ). L'ouvrier se fait aider, cinq ou six jours chaque année, par un jardinier qu'il paye à raison de 2 par jour. La récolte de légumes est sufisante pour les besoins du énage : les pommes de terre seules sont achetées ; celle des arbres fruitiers est convertie en cidre, dont la meilleure partie est vendue ; le reste sert à la consommation de la famille. Le cidre est fait hors du ménage, au pressoir public, moyennant payement d'un prix convenu (1). B** possède trois couples de lapins produisant en moyenne 36 jeunes chaque année. Les époux en mangent un par mois et vendent les autres (2). Il n'existe pas de blanchisserie à SainteGeneviève ; les ménagères font elles-mêmes le blanchissage du linge et des vêtements et y trouvent une notable économie (3).

III. Mode d'existence de la famille

§ 9. — Aliments et repas.

L'alimentation de la famille est abondante et saine ; les époux[121]font trois repas par jour : le déjeuner à 9 heures, le dîner à 2 heures et le souper après le travail, à 9 heures du soir.

Le déjeuner se compose de pain blanc avec du fromage ou des pommes de terre cuites sous la cendre, plus un verre de cidre, le tout de la valeur de............ 0f 45

Pour dîner, trois jours par semaine au moins, la soupe à la viande ; soupe au lait ou aux légumes les autres jours ; viande ou lard avec des œufs, pain blanc et un verre de cidre, valeur............ 0f 70

Le souper se fait avec la viande restant du dîner, du pain et un nouveau verre de cidre. On y ajoute quelquefois un supplément de fruits............ 0f 50

Total par jour............ 1f 65

La femme B** a soin, du reste, de modifier souvent l'ordinaire des repas (D. 1rᵉ Son) ; ainsi une fois par mois on tue un lapin ; un jour, c'est de la viande de bœuf; un autre jour, du mouton ou du lard et des œufs ; et le jardin potager fournit en abondance différentes sortes de légumes. La ménagère pense que la bonne nourriture est une des conditions de la bonne organisation du travail.

§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.

La maison habitée par les époux B** est située au centre même de Sainte-Geneviève et son pignon fait face à la place du marché, tout près de l'église. L'ouvrier la fit bâir sur un terrain qu'il acheta du fruit de ses économies (§ 5), par des entrepreneurs dont les travaux furent payés, comme le sol, par des à-compte successifs. Cette construction, élevée en briques et en pierres, est couverte de tuiles. La façade est au midi. Une porte peinte en vert, et dont la partie supérieure forme grille, y donne accès ; elle s'ouvre entre le pignon et un mur qui ferme la cour du côté de la place. La cour est rectangulaire. En face de l'habitation s'élève un bâtiment en briques couvert de tuiles : c'est le hangar où sont remisés les ustensiles de jardinage et autres objets. Dans un coin de ce hangar, une lapinière, construite egalement en briques et mesurant 2,50 de longueur sur 0,65 de largeur et 0,65 de hauteur, est recouverte de planches se déplaçant à volonté. Sous le hangar se trouve une cave, ne contenant que quelques barils de cidre sur un chantier, et à laquelle on communique de la cour par un petit escalier de pierre.

[122] Un grand tonneau, destiné à recevoir l'eau de pluie provenant du toit, est adossé au mur de la maison (§ 6).

Une partie de la cour est pavée en briques ; l'herbe a envahi le reste. Au fond est le jardin potager qui s'étend jusqu'à la maison ; il est couvert de pommiers et mesure environ 25 ares.

En entrant dans l'habitation, on pénètre d'abord dans une pièce qui sert ordinairement de cuisine et de salle à manger, et eceptionnellement de buanderie, car ** n'a pas de pièce spécialement affectée au blanchissage, non plus que de citerne. La cheminée est large et haute, comme dans presque toutes les maisons du pays. Dans un angle, un petit fourneau en fonte. La tablette sert d'étagère. ne douzaine d'assiettes en vieille faïence à lleurs y igurent aux deux côtés d'un huilier, escorté de quelques verres, d'une bouteille et de deux chandeliers en cuivre. Au-dessus, et de chaque côté de la cheminée, deux saladiers de même faïence que les assiettes, suspendus a l'aide d'une ficelle attachée au fond par derrière ; au milieu un petit pot en porcelaine. Ce vase est celui qui servait autrefois au bedeau à porter l'eau bénite chez les fidèles dans la semaine de l'âques. Ce n'est plus maintenant qu'un souvenir, une relique. Deux gravures collées sur carton et assez grossièrement exécutées complètent l'ornement de cette cheminée.

En face de la porte se trouve une armoire en bois de noyer destinée à contenir le linge ; elle a coûté 80f il y a une douzaine d'années. A ĉté, dans sa boite peinte en rouge, uune de ces horloges appelées cotoises, d'une valeur de 60f ; puis un pétrin en bois de chêne, souvenir du temps où chaque famille cuisait ellemême son pain à son four ou au four banal. Ce meuble ne sert plus qu'à renfermer le pain. Sous le pétrin est un grand chaudron pour faire la lessive (§ 6), et au-dessus sont accrochées deux casseroles et une écumoire en cuivre. à aussi est une lithographie représentant Jésus sur la croix. Entre la cheminée et le mur, s'ouvre un placard où l'on renferme la vaisselle de chaque jour et celle qui ne sert qu'aux grandes fêtes. On y trouve 3 douzaines d'assiettes, soupières, 2 saladiers, plats, 1 panier avec ses 12 verres, 2 douzaines de cuillères, autant de fourchettes et 1 douzaine de couteaux. Dans la partie inférieure de ce placard, 4 pots à bouillon et des casseroles. La vaisselle est en porcelaine opaque. Derrière la porte est un billot de cuisine avec le couperet suspendu à côté, pour hacher la viande ; 1 seau en zinc est posé sur le billot. Contre le mur sont adossées 6 chaises en bois blanc. A droite de la porte, une table en chêne où la famille prend ses repas ; il y a toujours dessus une carafe et deux verres.

L'atelier s'ouvre à droite de la cuisine. C'est une chambre[123]crépie en plâtre, qui n'a pour tout ornement que les outils et ustensiles indiqués précédemment (§ 6).

De l'atelier, on-pénètre dans la chambre à coucher des époux. Le lit, en bois de chêne, est garni d'un sommier élastique, d'un matelas de laine, d'un matelas de plume, avec l1 traversin, 2 oreillers, 2 bonnes couvertures et des draps de fil. Cette chambre est tendue de papier peint, chauffée par un poêle de faïence, ornée de gravures représentant des sujets pieux, et meublée, en outre, d'une commode et de 3 chaises en bois blanc.

De l'autre côté de la cuisine est la chambre de réception ou de parade ; c'est là que l'ouvrier reçoit ses amis dans les grands jours, là qu'il donne les repas de famille; c'est là aussi que couchent les amis auxquels il offre l'hospitalité. Elle est tendue de papier peint et renferme 6 chaises, 1 lit et 1 table de nuit en noyer. Le lit est garni de deux paillasses, d'un matelas de laine, d'un matelas de plume, de 2 couvertures, 1 traversin, 2 oreillers et 1 édredon. Sur la cheminée, en bois peint imitant le marbre, on trouve 1 pendule à sujet, 1 glace, 2 chandeliers argentés, 2 autres en bronze et 2 petits vases en porcelaine. Enfin, de chaque côté de la cheminée est pratiqué un placard où l'on serre les habits.

Le linge de la maison, toujours bien entretenu par la femme, se compose de 10 paires de draps en fil de bonne qualité, de 12 serviettes en fil et coton, de 2 nappes en toile, de 36 torchons, de 36 mouchoirs de poche et de rideaux de croisées servant seulement pendant l'été.

La valeur du mobilier, du linge et des vêtements de la famille peut être établie de la manière suivante :

Meubles. : achetés neufs et successivement au moyen des épargunes ; entretenus avec soin............ 792f 80

1° Lits. — 1 lit pour les époux : 1 bois de lit en chêne, 25f; — 1 saommier élastique, 40f; — 1 matelas en laine, 60f; — 1 matelas en plume, 30f; — 1 traversin, 6f ; — 2 oreillers, 9f; — 2 couvertures en laine, 3f. — Total, 205f.

1 lit pour les étrangers : 1 bois de lit en noyer, 40f; — 2 paillasses, 12f; — 1 matelas en laine, 60f; — 1 matelas en plume, 40f; — 1 raversin, 8f; — 2 oreillers, 10f; — 2 couvertures en laine, 40f; — 1 édredon, 30f. — Total, 240f.

2° Meubles de la chambre à coucher des épnoux. — 1 poêle en faïence, 12f; — 5 gravures, 2f 50; — 1 commode en bois blauc, 8f; — 3 chaises, 4f 50. — Total, 27f.

3° Meubles de la chambre de réception. — 1 table de nuit en noyer, 10f; — 6 chaises couvertes en jonc, 12f; — 1 pendule à sujet, 60f; — 1 glace, 30f; — 2 chandeliers argentés, 10f; — 2 chandeliers en bronze, 6f; — 2 petits vases en porcelaine, 4f. — T'oal, 132f.

4° Meubles de la cuisineˉ. — 1 petit fourneau en fone, 10f; — 1 armoire pour le linge, 80f; — 1 horloge dite Comaoise, 60f; — 1 ancien pétrin scrvant de bufet, 20f; — 1 tableau de la mort du Christ, 2f; — 1 table en chene, 8f; — 6 chaises en bois blanc, 6f; — 2 chandeliers en cuivre, 2f 50; — 2 gravures, 0f 30. — 'oal, 188f 80.

[124]Ustensiles : tenus avec propreté et en bon ordre............ 104f 10

1° Dépendant de la cheminée. — 1 crémaillère, 3f25; — pelle et pincettes, 2f 50; — chenets en fonte, 2f 75 ; — plaue en fonte, 2' ; —garde-cendre, 1f50. — Total, 12f.

2° Employés pour la préparation et la consommation des aliments. — 2 marmites en fonte, 6f; — 3 pots à bouillon, 4f ; — 2 casseroles, 2f 0 ; — 1 écumoire, 1f ; — 1 cuillère à pot, 0f 75; — 12 assiettes et 2 saladiers cn faïence bleue à fleurs, 0' ; — 3 douzaines d'assiettes et 2 saladiers en faïence commune, 8f; — 4 verres, 1 boueille et 1 huilier, 1f 35 ; — 1 panier avec 12 verres, 2f ; — 1 carafe et 2 verres, 1f; — 2 douzaines de cuillères en étain, 4f; — 2 douzaines de fourchettes en fer, 3f; — 1 douzaine de couteaux, 6 ; — 1 gros bloc pour hacher la viande, 3f; — 1 couperet. 2f 0 ; — 1 seau en zinc, 2f. — Total, 53f 10.

3° ¯Employés pour la toiletteˉ. — 1 rasoir, 2f; — 1 brosse à habis, 1f ; — 2 brosses à souliers, 1f ; — 2 peignes, lf. — Total, 3f.

4° Dépendant de la care. — l1 chantier en bois, af; — 6 petits tonneaux pour contenir le cidre, 18f. — lotal, 23f.

5° Employés pour usagaes divers. — parapluies, 7 ; — 2 paniers à anses, 3; — 1 couteau de poche, 1f. — Total, 11f.

Linge de ménage : bien entretenu et de bonne qualité............ 187f

10 paires de draps de lit, 100f; — 2 servieues. 12f ; — 2 nappes, 10f; — 36 torchons, 30f; — 36 mouchoirs de poche, 30f; — rideaux pour les fenêtres, 1f. — Total, 187f.

Vêtements : entretenus et renouvelés en temps opportun............ 768f

Vêtements de l'ouvrier (320f 50) : de bonne qualité, mais sans élégance.

1° Vêtements du dimanche. — 20 chemises en toile, 80f; .— 1 redingote en drap bleu, 3f; — l paletot en drap marron, 30f; — 1 paletot d'été en drap fantaisie, 12f ; — 1 pantalon de drap noir, 1f; — 1 pantalon de drap marron, 12f; — 1 pantalon d'été fantaisie, 10f; — 1 gilet de soie noire, 10f; — 1 gilet de drap noir, 8f; — 1 gilet fantaisie, af; — 1 blouse en reps gris, i' ; — 1 cravate en soie noire, 3f; — 1 cravate en mérinos, 2f ; — 1 paire de souliers, 12f; — 2 paires de bas en laine. 5f ; — 2 paires de bas de coton, 4f ; — 1 paire de bretelles, 1f; — 1 chapeau de soie noire, 8f; — 1 casquette en drap noir, 4f. — Total, 262f.

2° Vêtements de travail. — 1 gros pantalon de drap bleu, 8f ; — 1 pantalon de coutil bleu, 5f; — 1 pantalon de drap gris, 8f; — 1 gilet de drap avec manches en percale, 4f ; — 2 gilets d'été avec manches. 6f; — 2 tabliers en toile bleue, 5 ; — 3 cravates madras, 1f 50 ; — 2 blouses en coutil bleu, 10f; — 1 casquette, 2f; — 1 paire de chaussons, 1f ; — 1 paire de galoches, 3 ; — 2 paires de bas de laine, 3f ; 2 paires de bas de coton, 2f. — Total, 58f 50.

Vêtements de la femme (447f 50) : ceux portés par la classe ouvrière aisée.

1° Vêtements du dimanche. — 20 chemises en toile, 70f; — 1 robe en laine brochée, 2f; — 1 robe en mérinos, 20f; — 1 robe en reps gris, 15f; — 1 robe en flanelle à pois, 18 ; — 1 robe en indienne, 16f; — 1 ablier en soie noire, 6f; — l jupon en mérinos ouaté, 7f ; — 1 tablier en mérinos noir, 4 ; — 1 jupon de molleton marron, 10f; — 1 jupon de flanelle verte, ̂f; — 1 jupon en indienne, 3 ; — l iupon en rens gris, 4f; —1 jupon en calicot blanc, 6f; — 2 cols brodés, 3f; —4 cols unis, 3f; — 1 bonnet à rubans blancs, l12f ; — 1 bonnet à rubans bleus, 6f ; — 4 bonnets unis, 8f; — 1 foulard en soie, 6f ; — 1 chale en mérinos noir, ; — 1 chale en mousseline fantaisie, 10f; — 1 chale en laine à leurs, 10f; — 1 caraco en mérinos ouaté, 15f ; — 1 caraco en orléans, 6; — 3 paires de bas noirs en laine, 6; — 3 paires de bas blancs en coton, 6f; — 1 paire de souliers en drap, ; — 1 paire de souliers en cuir, 8f; — Sabots, chaussons, etc., 6f. — Total, 329f.

[125] 2° Vêtements de travail. — marmottes, 6f; — 6 ichus, 9f; — 2 camisoles en cotonnade, 8f; — 2 caracos en indienne, 6f; — 1 caraco en repns, 4f; — 4 jupons rayés noir et bleu, 12f; — 2 jupons en tartanelle, 14f; — 2 jupons en indiene 8f; — 2 tabliers en toile bleue, 4; — 2 tabliers en cotonnade bleue, 4f ; — paires de bas de laine, 4f ; — 2 paires de bas de coton, 3 ; — Sabots, 1f0 ; — chaussons feutrés, 2 ; — chaussons en tresse, 2f. — Total, 87f 0.

3° ¯Bijoux. — 1 bague en or (bague de mariage), l2f; — 1 autre bague en or plus mince, 7f; — 1 paire de boucles d'oreilles à pendants, en or, 12f. — Total, 31f.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 1,851f 90

§ 11. — Récréations.

Les récréations à Sainte-Geneviève sont la promenade, le bal et la fréquentation des cafés. La promenade se fait tout l'été dans les bois du château de Noailles appartenant à M. le duc de Mouchy. On s'y rend en famille le dimanche, on se répand sous les ombrages, et l'on dine sur le gazon. Deux salles de bal, récemment inaugurées, s'ouvrent tous les dimanches soir à 8 heures. Le bal dure jusqu'à minuit. Les jeunes filles sont surveillées par leurs mères qui les amènent et les emmènent. On danse avec entrain, mais avec l'ordre et la décence d'un bal bourgeois. L'une des salles est éclairée au gaz ; l'autre est entourée d'une galerie formant tribune. On la transforme quelquefois en salle de spectacle, lorsqu'il vient des acteurs ; mais ces représentations dramatiques sont peu suivies et il y en a rarement. Les cafés, au contraire, sont très-fréquentés, surtout par les chefs d'industrie et les ouvriers employés chez eux, auxquels on laisse trop de temps pour le dîner. Les ouvriers qui travaillent en famille ne vont guère au café que le dimanche. On y joue aux cartes, aux dominos, au billard. Le café et le vin sont la principale consommation. out s'y passe décemment, du reste, on n'y lfait pas de tapage : il y a rarement des honmes ivres, et la police n'a jamais à intervenir. Il n'en faut pas moins reconnaître que le nombre de ceux qui fréquentent ces établissements va croissant de jour en jour, comme le nombre de ceux qui chôment le lundi.

La fête du pays a lieu à la rinité. On s'y prépare d'avance. Pendant quatre ou cinq jours tout le monde est en mouvement pour embellir la maison, le jardin, et rendre le tout digne des hôtes qui vont accourir. La table est mise dans toutes les maisons, et il en est peu qui ne se permettent ce jour-là le luxe de quelque volaille. Après le repas, on va danser sous une tente ; le bal dure toute la nuit du dimanche, toute la journée du lundi et une partie de la nuit suivante. Le mardi, on célèbre la fête de saint llildebert, patron des tabletiers. Une messe solennelle est chantée à dix[126]heures. Deux énormes gâteaux sont présentés à la bénédiction : le premier est distribué immédiatement comme pain bénit, le second est emporté pour être mangé sous la tente et arrosé de vin, fourni par les maîtres éventaillistes ainsi que les gâteaux.

Les fêtes à l'occasion des noces duraient autrefois une quinzaine de jours, pendant les quels la table était constamment mise. Ces fêtes se sont considérablement abrégées ; il est rare cependant qu'elles durent moins de quatre à cinq jours.

On fait aussi une fête dans les familles lorsque l'on tue un porc. On appelle cela la boudinee; les parents y sont invités le premier jour, et les amis le lendemain.

Sainte-Geneviève a aussi sa société musicale, non de chanteurs, mais d'instrumentistes. Cette société a remporté nombre de prix dans les concours d'orphéons. Elle joue bénévolement tous les dimanches dans une des salles de danse.

Louis-Pierre ** profite peu de ces récréations : il va se promener en famille le dimanche, pendant l'été, dans les bois, et le soir il fait quelquefois une partie de cartes avec un ami. On joue la consommation en cidre, mais ce cidre se boit à domicile. B** a très-rarement au cabaret et ne dépense guère de ce chei plus d'une dizaine de francs par an. Jamais il ne it le ldi.

Quant à sa femme, elle a beaucoup dansé jadis ; maintenant elle va voir danser les autres. Il ne se passe pas de dimanche qu'elle ne s'installe pour la soirée dans l'une, ou même tour à tour, dans les deux salles de bal, pour voir danser ses petits-enfants.

IV. Histoire de la famille

§ 12. — Phases principales de l'existence.

Les époux B** sont loin d'avoir toujours joui de l'existence agréable qu'ils mènent aujourd'hui : ils n'en ont pas hérité, ils se la sont faite. Les parents de l'ouvrier exerçaient la profession de manouvriers à Sainte-Geneviève. A leur mort, Louis avait 18 ans et se trouvait l'aîné de six orphelins. hLa nécessité de nourrir et de protéger cette nombreuse famille trempa plus fortement son caractère. Il se donna tout entier à ceux que la mort lui léguait. Il avait, comme tous les habitants du pays, appris à faire de la tabletterie. 1Il fit entrer ses frères et sœurs en apprentissage, et ne cessa de veiller sur eux avec une sollicitude toute paternelle que le jour où il les vit bien établis. Aussi lui ont-ils tous voué une tendre reconnaissance. Ils ont suivi son exemple, du reste, pour le travail et[127]l'économie, et ils sont tous dans une position assez avantageuse. Ils ont hérité, comme leur frère, chacun d'un sixième de la valeur des immeubles laissés par les parents. Louis-Pierre B** obtint pour sa part une maison (§ 5), d'une valeur de 5 à 600f.

Sophie M** a eu une enfance plus pénible encore que celle de son mari. Elle avait également six frères et sœurs, mais sa famille était beaucoup plus pauvre. Aussi fut-elle obligée de se placer comme domestique dans une maison, de fort bonne heure ; elle ne sortit de la domesticité que pour se marier. Elle a été aussi la protectrice de ses jeunes surs qui aujourd'hui sont assez bien placées, et toutes ensemble se sont concertées pour adoucir les dernières années de leur vieille mère, morte, il y a neuf ans, à l'âge de S2 ans. Le désir d'économiser et de se créer des ressources pour l'avenir n'a pas, comme on le voit, endurci le cœur des époux B**. Leur tendance à obliger autrui est allée même quelquefois jusqu'à l'imprévoyance. Ainsi ils ont perdu complètement une somme de 300f qu'ils avaient prêtée sans billet. Ils se préoccupent en ce moment de faire exonérer du service militaire leur petit-fils, car leur gendre, chargé d'une nombreuse famille, pourrait difficilement s'imposer un aussi grand sacrifice.

§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

L'ouvrier éventailliste qui fait le sujet de cette notice n'apparient ni à la plus élevée, ni à la plus basse des catégories de sa profession. Son industrie est de celles qui demandent le moins d'art, puisqu'il ne s'agit pour lui que de donner la première façon aux bois, qui seront ensuite découpés, sculptés, gravés, incrustés, dorés ailleurs ; d'un autre côté, il est parvenu à un degré d'aisance assez élevé, sans cependant atteindre au confortable et au luxe de quelques-uns de ses confrères, puisqu'il n'a pas de buanderie, pas de citerne. pas de vin, pas de machine pour abréger son travail. Sa vie, dans son ensemble, présente donc un tableau asse exact de la situation moyenne des ouvriers de la commune.

Les époux B** ont trouvé en eux-mêmes, dans leur travail, dans leur sobriété et leur économie, le moyen de sortir des diflicultés de leur position, de se créer une existence honorable et de se préparer une vieillesse exempte de soucis. Ils sont sans inquiétude sur l'avenir, persuadés qu'il leur sera donné de gaguer leur vie jusqu'au dernier jour et que si la maladie les retient au lit, leurs économies suffiront pour fournir à leurs besoins. S'il en était autrement, l'amour qu'ils ont inspiré à leurs enfants y suppléerait.

Notes.

FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE PARTICULARITÉS REMARQUABLE APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES ; CONCLUSIONS.

(A) DU MORCELLEMENT DES PROPRÉTÉS DANS LA COMMUNE DE SAINTE-GENEVIÈVE ET DE SON INFLUENCE PHYSIQUE ET MORALE SUR LA FAMILLE.

[139] Le caractère spécial des habitants de Sainte-Geneviève est une tendance au morcellement de la propriété, et, par suite, à l'isolement des existences. Les moindres parcelles de terrain y sont jalousement partagées, sans que l'on arrive pourtant à cette extrême division dont le Laonnais offre le type. Ainsi, il y a isolement dans les habitations, séparées autant que possible des maisons voisines par une cour, un jardin ou au moins une clôture épaisse : au lieu de se regarder, les maisons se tournent le dos. Il y a isolement dans le travail, que chacun exécute séparément dans sa famille, sans contact nécessaire avec d'autres personnes que le fabricant ou son délégué ; isolement dans la nature du travail qui n'embrasse qu'un détail, toujours le même, et que l'ouvrier ne cherche pas à varier par la moindre diversion ; isolement dans l'épargne, chaque famille faisant fructifier à part ce qu'elle a économisé, en repoussant toute idée de mutualité et de solidarité.

Nous n'avons pas à examiner ici les résultats de ce régime au point de vue de la culture des terres, puisque l'ouvrier éventailliste de Sainte-Geneviève ne cultive pas. Sous le rapport industriel, cet isolement a ses avantages et ses inconvénients : l'ouvrier est moins distrait de sa tâche, mais il n'a pas le stimulant de l'emulation et de la lutte à qui fera le mieux : au point de vue moral, les avantages sont très-grands et le tableau que nous avons esquissé précédemment le prouve assez pour qu'il n'y ait pas à y revenir ici. Les sentiments de famille, l'ordre, l'économie, la sobriété sont éminemment favorisés par ce régime d'isolement.

Il n'en est pas de même du développement intellectuel. Les sentiments des éventaillistes de Sainte-Geneviève sont honnêtes, mais étroits. Une seule préoccupation, une seule passion règne dans leur esprit : épargner et arriver à la propriété. Pour les ouvriers, la religin, la politique, la science n'existent pas. Il n'y a pas chez eux oubli, sommeil des principes religieux, il y a indifférence complète ; il en est de même en politique, bien que le suffrage uni[140]versel vienne de temps à autre leur demander leur opinion. La vie d'atelier a des effets désastreux pour la moralité des ouvriers par suite des mauvais conseils, des mauvais exemples, des excitations vers le mal qui en sont la conséquence. Cette vie, toutefois, en mettant en contact continuel des hommes différant d'aptitudes, d'éducation, depays quelquefois, provoque la comparaison et la réflexion; elle élargit les idées et ouvre l'intelligence. Ici l'ouvrier, parqué dans sa famille, n'a pas d'occasions de développer son esprit et, en l'absence de toute excitation supérieure, il se renferme dans ce petit cercle de préoccupations dont il ne sort plus, et dont il n'éprouve pas le désir de sortir. Tous les ouvriers de Sainte-Geneviève savent lire, mais personne ne lit ; l'éducation qu'ils ont reçue est un levier inutile dans leurs mains. On ne trouverait pas chez eux un livre en dehors des livres d'école. La vie intellectuelle est nulle, et cela semble d'autant plus choquant que leur travail peu pénible, leurs habitudes, leurs goûts les rapprochent davantage de la classe bourgeoise. Il serait important d'éveiller chez cette population, si intéressante d'ailleurs, le goût de la lecture et de l'instruction ; d'amener ces familles à comprendre que l'homme ne vit pas seulement de pain, mais aussi des idées et des sentiments qui se rattachent à l'ordre moral. Il serait d'autant plus urgent de développer dans ce sens l'esprit et le cœur des ouvriers que les cafés comptent des habitués plus nombreux de jour en jour. Si donc le goût de la lecture et de la culture intellectuelle tarde à se répandre chez les éventaillistes, la place qu'il pourrait prendre dans leur vie sera prochainement occupée par des vices.

(B) SUR L'ORIGINE, LA FABRICATION ET LE COMMERCE DES ÉVENTAILS.

La fabrication et le commerce des éventails forment une des plus anciennes branches de l'industrie française désignée sous le nom d'articles de Pris. Dès le commencement du xv siècle, les parfumeurs italiens introduisirent à la cour de France l'usage des éventails ; plus tard, lorsque les modes prirent chez nous un caractère espagnol, l'éventail fut en grande faveur, et depuis ce tempslà jusqu'à la fin du siècle dernier, il devint une partie essentielle de la toilette des dames en France. Aussi voyons-nous les maîtres éventaillistes former autrefois une des communautés des arts et etiers de la ville t /fubourgs de Pris. En 1673, un édit du roi Louis XIV les constitua en corps de jurandes et approuva leurs statuts.

La fabrication des éventails a toujours occupé un grand[141]nombre d'ouvriers de professions diverses ; la tabletterie, la dorure, la miroiterie, la papeterie, la plumasserie, la peinture et la broderie concourent à la composition de cet objet si futile qui, simple ou orné, riche ou médiocre, n'en est pas moins l'œuvre de plusieurs métiers réunis en un seul. Il n'est pas rare de voir l'orfévrerie, la joaillerie, la ciselure et les plus habiles pinceaux se plaire à en découper, graver, dorer, incruster ou peindre les ornements.

Il se faisait jadis à Paris des éventails dont la valeur variait depuis 15 deniers (6 centimes et 14) jusqu'à 30 et A40 pistoles, (300 à 400 francs). Le commerce de cette marchandise, soit pour la consommation de Paris et des provinces, soit pour les envois à l'étranger, était déjà presque incroyable. On estimait que certains maîtres éventaillistes, outre la vente de détail qui était considérable, gagnaient annuellement, par leurs expéditions au dehors, plus de 20,000 livres. L'Espagne, l'ngleterre et la llollande étaient alors les contrées pour lesquelles avaient lieu les envois les plus nombreux et les plus importants. Ces pays, à l'exception de l'Espagne, ne gardaient pas pour eux nos marchandises ; ils étaient les intermédiaires du commerce des éventails entre la lrance, le nord et le sud de l'Amérique et les rives de la Baltique. La France ne tirait des éventails de l'étranger qu'en très-petit nombre ; elle ne faisait d'emprunts qu'à la Chine et au Japon, et encore, dans cette faible importation, il ne s'agissait que d'objets merveilleusement ou curieusement travaillés auxquels l'éloignement de leur origine ajoutait un prix de fantaisie.

Léventail est composé d'une surface qui a la forme d'un segment de cercle et qui s'appelle fuille. Celle-ci, quelquefois simple, est plus habituellement formée de deux morceaux de papier ou d'éoffe collés légèrement l'un sur l'autre. Souvent elle se compose de papier doublé d'une peau de chevreau connue sous le nom de cabrtilleˉ. Le satin léger, la gaze, le tulle, la dentelle, le crêpe de couleur, ou noir pour le deuil, sont employés aussi soit pour former le corps principal de la feuille, soit pour la doubler. La feuille est fixée sur une onture qu'on désigne indifféremment sous la dénomination de picd ou bois, quelle que soit d'ailleurs la matière qui la compose ; ainsi on dit : un pid ou un bois de nacre, d'ivoire, d'acier, d'argent, etc. Les bris qui forment le dedns ou la gorge sont en mêe nombre que les plis de la feuille, c'est-à-dire de 12 à 24. Avant de fixer la feuille sur le bois, on la met à plat dans un oule composé de deux feuilles de papier trèsfort et plissé selon les proportions voulues. En pliant ce moule et en le serrant avec force, on imprime à la feuille des plis ineffacables. Dans l'intervalle de chaque pli on introduit ensuite une[142]branche de cuivre, plate, appelée sodeˉ. Cette opération du plissage, si simple aujourd'hui, était très-compliquée autrefois ; il fallait avoir recours à un tracé minutieux qui devait être suivi avec la plus scrupuleuse exactitude : maintenant le oule dispense de ce soin. Les brns ont une longueur de 10 à 20 centimètres. C'est sur cette surface que l'on découpe, sculpte et dore avec plus ou moins de richesse. Ces brins sont continués en haut par de petites flèches en bois très-mince et très-flexible, nommées bouts. Les bouts ont toute la longueur de la feuille qu'ils sont destinés à soutenir. Les deux branches extérieures sont fortes et apparentes ; leur face se prolonge dans toute la hauteur de l'éventail et elles servent à protéger la feuille quand l'éventail est fermé ; ces deux branches se nomment itres brins ou pnches. Tous les brins et les deux panaches sont enfin réunis a leur extrémité inférieure, appelée la tête, par une petite broche, avec ses deux yeux formant la rivure, qui est quelquefois ornée de pierres précieuses ou simplement en nacre, en métal commun, plaqué, argenté ou doré.

Les bois d'éventails se fabriquent dans quelques villages du département de l'0ise, entre Méru et Beauvais. Les communes d'Andeville, du Déluge, du Coudray, deNoailles, du Petit-'ercourt, de la Boissierre, de Corbeilcerf, de Sainte-Geneviève se consacrent surtout à ce travail et y occupent en hommes, femmes et enfants environ trois mille ouvriers. Les matières employées sont : la nacre, livoire, la corne, l'os, l'écaille, le citronnier, le sandal, l'ébène, l'alisier, l'acacia, le prunier, le poirier, le pommier, enfin tous les bois exotiques et indigènes. Ces ouvriers gravent, sculptent, dorent avec une grande habileté ; malheureusement il leur manque encore les principes théoriques du dessin que les jeunes gens seuls commencent à introduire dans le travail. Ils font sur les panaches des mosaiques charmantes ; ils connaissent depuis longtemps l'usage des incrustations, et ces simples paysans pourraient, dans ce genre, lutter, non sans succès, avec les meilleurs ébénistes de Paris. Mais c'est dans la découpure à jour de l'ivoire, de la nacre et de l'écaille qu'ils sont vraiment sans rivaux par la finesse des détails ; et ces fines dentelles, ils les découpent au moyen de petites scies qu'ils font eux-mêmes avec des ressorts de montres. Ils réussissent parfaitement dans la sculpture des fleurs et des ornements ; ils marchent à grands pas et avec succès dans la sculpture des figures en relief, et leurs progrès font beaucoup espérer pour l'avenir s'ils finissent par s'appliquer à l'étude du dessin.

En somme, le pied d'éventail passe dans les mains du débiteur, du fconcur, du polisscur, du teinturier, du crnisscur, du découpeur, du gravur, du dorur, du grilleur, du scuptcur, et du[143]pailleateurˉ. La feuille de l'éventail se fait en entier à Paris. Un dessinteur compose les dessins, qui sont ensuite ou lithographiés, ou gravés sur cuivre, sur acier ou sur bois ; puis mprimés, colles, coloriés ou peits, ontés et bordures, bordes, pilletés, rivés, et visités. En tout, un éventail passe par au moins vingt mains différentes, et on en vend à 5 centimesl

Le nombre des artistes et ouvriers employés à cette fabrication, a Paris et dans le département de l'O0ise, est de 4,000.

Le chiffre annuel de la production est de dix millions de francs, dont les 3 pour l'exportation sur tous les marchés étrangers.

L'IEspagne, qui depuis 30 ans cherche à organiser cette fabrication, n'en est encore arrivée à produire que les articles communs. L'Italie, qui fait une grande consommation d'éventails, n'en fabrique pas ; c'est nous qui les lui fournissons tous. Le Portugal n'est que le troisième des marchés européens. Les Espagnols et les Portugais ont porté avec eux l'habitude de se servir de l'éventail dans toutes leurs colonies de l'Amérique du Sud. Le Bresil, le Mexique, la lavane, Saint-Thomas, le Chili, le Pérou et BuenosAyres offrent d'excellents débouchés à notre fabrique. Nous exportons bien aussi quelques éventails aux Indes orientales et jusqu'à Manille, mais nous y soutenons difficilement la concurrence des Chinois, du moins pour le prix des articles communs, car pour les éventails de goût ils ne peuvent lutter avec nous. Nous faisons encore des affaires assez importantes avec les Etats- Unis, qui ne veulent que des modes parisiennes. La guerre de sécession a nui beaucoup à nos exportations ; pourtant nous commençons à les reprendre, et nos articles jouissent toujours d'une grande faveur.

La fantaisie, et non pas des règles certaines, domine tout le commerce des éventails. Les goùts varient à l'infini. Le fabricant doit faire sa principale étude de tous ces caprices ; car, il faut bien l'avouer, il n'est pas de branche de fabrication à laquelle le consommateur demande moins de qualités réelles ; l'apparence est ce qu'il cherche d'abord ; à peine daigne-t-il s'enquérir des eforts que l'on a faits pour assurer la solidité et la durée de l'objet qui le séduit. Les contrées sud-américaines réclament surtout des effets brillantés, des couleurs vives et des dessins éclatants ; elles veulent que tout soit rempli de verve, de grâce et de gaieté, même dans l'éventail du moindre prix. Les habitants de ces pays aiment surtout que les sujets représentés sur la feuille s'adressent à leurs habitudes de plaisir ou à leurs idées d'indépendance politique. L'expérience et le tact sont ici les deux seuls guides du fabricant.

Des écrivains ont voulu prouver que l'éventail est d'origine chinoise, quoiqu'on le rencontre dans toutes les contrées indiennes[144]aussi bien qu'en Chine. A l'appui de cette assertion on a cité des légendes charmantes ; de là une renommée de supériorité longtemps attribuée aux Chinois. Maintenant, la France. pour ceux qui veulent prendre la peine de se livrer à un examen sérieux, n'a plus à craindre cette rivalité, excepté pour les éventails tout à fait communs ; et cela ne tient pas à nore manque de savoir-faire, mais seulement à la différence des besoins matériels de nos ouvriers qui réclament un bien-être plus coûteux que celui des ouvriers chinois. A part donc les éventails communs, nous l'emportons sur les Chinois aussi bien par le goùt que par la variété infinie de nos dessins sans cesse renouvelés, andis que les Chinois n'innovent jamais. Chacun sait que leurs articles sont à perpétuité la reproduction de ceux importés aux époques les plus reculées.

Paris et la Chine ont seuls le monopole du commerce des éventails ; c'est aujourd'hui en urope une industrie toute française par laquelle le monde entier es notre tributaire. Après avoir été si brillaunte sous les règnes de LouisNIV, de Louis N et de Louis XVI, elle fut anéantie par la Révolution, et lorsque la paix de 1815 rouvrit les débouchés à nos exportations, les commandes d'éventails arrivèrent; alors on se remit à en faire tant bien que mal. C'était, il faut le dire, des choses d'un goût détestable, et il ne pouvait pas en être autrement, car des anciens ouvriers et artistes il n'en restait pas un seul, tous avaient changé d'état ou étaient morts. Les choses marchèrent ainsi jusqu'en 1830. A cette époque le goùt des antiquités s'était réveillé, les vieux objets d'art étaient recherchés ; quelques années avant, Me la duchesse de Berry avait donné des fêtes en costumes historiques ; ce fut à cette occasion que l'on songea à fouiller l'Espagne, la llollande, l'Allemagne, pour y retrouver les beaux éventails anciens que les émigrés français y avaient emportés. On en trouva beaucoup, mais bientôt ils montèrent à des prix excessifs ; de là l'idée de chercher à recréer cette industrie, en la dirigeant dans la voie de l'art.

Avec le concours d'éminents artistes tels que Gavarni, Diaz, Eugène Lami, Camille Roqueplan, Glaize, lamon, Cicéri, Eugène Isabey, Jacquemart, leuchere, etc., peintres et sculpteurs de premier ordre, l'auteur de cette notice, guidé par les modèles qu'il avait sous les yeux, s'attacha à imiter les éventails d'art, à en faire revivre la fabrication sans abandonner la production des éventails comuns qui fournit, sans relâche ni chômage, du travail à ses ouvriers de la campagne, agriculteurs l'été, éventaillistes l'hiver ; c'est ainsi qu'il fait marcher de front la fabrication des éventails de toutes valeurs, depuis centimes la pièce jusqu'au prix les plus élevés.