N°39.

PAYSAN DE SAINT-IRÉNÉE

(BAS-CANADA — AMÉRIQUE DU NORD)

(Ouvrier chef de métier dans le système du travail sans engagement)

D'APRÈS LES

RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1861 ET 1862

PAR

M. GAULDRÉE-BOILLEAU

consul général de France à New York


Sommaire


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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.

[051] La famille qui fait l'objet de cette étude habite la commune de Saint-Irénée, comté de Charlevoix, dans le district du Saguenay, Bas-Canada, Amérique du Nord. Situé sur la rive gauche du fleuve Saint-Laurent, à cent trente-deux kilomètres au-dessous de la ville de Québec, Saint-Irénée comprend une étendue de territoire d'environ sept kilomètres de front sur une profondeur variant de six à sept kilomètres. Peuplée par l'émigration de quelques cultivateurs partis des environs de Québec et de l'île-aux-Coudres, la colonie de Saint-Irénée a été d'abord érigée en paroisse catholique par décision de l'autorité ecclésiastique en 1832; Sir Charles Bagot, gouverneur général du Canada, l'a ensuite élevée au rang de commune par une proclamation datée du 8 mars 1843.

Saint-Irénée est bâti, de même que la plupart des centres canadiens, sur trois lignes appelées concessions du premier, du second[052]et du troisième rang. Ces concessions se développent, dans la direcion du sud au nord, sur une longueur de deux kilomètres et demi ; elles ont en général, parallèlement au Saint-Laurent, une largeur de 110 mètres. Quand le Canada commenca à être habité (H), il y avait nécessité pour les colons de se tenir toujours à peu de distance les uns des autres, ain de pouvoir se porter secours en cas d'attaque par les sauvages. C'est un des motifs pour lesquels les concessions, qui s'étendaient indéfiniment en profondeur, avaient au contraire un front très-étroit.

Chaque concession appartient d'ailleurs à un chef de famille, qui est désigné, dans le l3as-Canada, sous le nom d'habiant, et qui réside au centre de ses terres. Il construit sa demeure sur le chemin ublic, qu'aux termes de la loi municipale (E) il est tenu d'entretenir en bon état, hiver comme été, à ses propres frais. Sa maison est bâtie en bois de cèdre ou de mélèze ; elle est blanchie à la chaux et couverte de bardeaux qui de loin imitent les briques par la couleur rouge dont on les revêt. L'édifice principal est entouré par les magasins, les granges et les étables. L'ensemble de ces établissements annonce l'aisance, et souvent ne manque pas d'une certaine coquetterie.

Au point qui a semblé le plus convenable, sur une colline dont les pentes descendent vers le Saint-Laurent, s'élèvent l'église paroissiale et le presbytère, la mairie et la principale école de l'arrondissement scolaire, que l'on appelle cole-Modèle.

La contrée elle-même est extrêmement pittoresque ; elle offre, pour la graûce et la fraîcheur, des analogies avec quelques paraies des montagnes du Jura. La vue dont on jouit de la plate-forme de l'église est particulièrement belle. Ce qui en fait le grand charme, c'est le Saint-Laurent qui se déploie devant Saint-Irénée sur une largeur de vingt-neuf kilomètres. Rien n'égale la majesté de ce fleuve au coucher du soleil, qui lui communique des teintes incomparables. Le pays est sillonné de torrents qui vont mourir dans le Saint-Laurent ; leurs eaux entretiennent la verdure des prairies, et le bruit qu'ils produisent, dans leur lutte contre les rochers qui entravent à chaque instant leur cours, anime et semble égayer des forêts dont le silence paraîtrait trop solennel. De grands massifs boisés couronnent la crête des collines dont les flancs sont couverts de moissons. Au nord, le paysage est encadré par la chaîne des Laurentides, qui suit le Saint-Laurent et dont les ramifications s'étendent jusqu'au Labrador. De ce côté le tableau est imposant, mais froid et sévère ; on ne peut songer, sans un léger sentiment d'effroi, aux solitudes immenses dont les Laurentides forment en quelque sorte le rempart. Ces montagnes sont les colonnes d'er[053]cule de l'Amérique du ord ; derrière elles il n'y a plus rien que des forêts, des lacs, — et plus loin des mers glacées.

Le sol de Saint-Irénée est sablonneux, peu compacte (A). Loin de souffrir de l'humidité, il réclame au contraire des pluies fréquentes (F). Dans les années de sécheresse, les fourrages ne poussent point et les récoltes de céréales laissent beaucoup à désirer. Les travaux du labourage sont faciles en automne aussi bien qu'au printemps : un seul cheval suffit à la plupart des habitants.

Les champs sont moyennement fertiles. Quand la terre reçoit la semence pour la première fois et qu'elle est enrichie des cendres provenant de la combustion des taillis et des broussailles, elle rend des récoltes fort abondantes. n dehors de ces conditions exceptionnelles, elle donne en général six grains de froment pour un. Les Canadiens du comté de Charlevoix ne se servent pour ainsi dire pas d'engrais ; ils ne sont pas au fait non plus des méthodes perfectionnées appliquées aujourd'hui à l'agriculture : les procédés qu'ils suivent ne diffèrent point de ceux que leurs pères employaient il y a deux siècles : comme ils ont en leur possession de vastes étendues de terre, ils se contentent de laisser chaque année la moitié de leurs biens en jachère et cultivent l'autre moitié.

Les principales cultures sont celles du froment, des pommes de terre, de l'orge, du seigle, de l'avoine et des pois ; le froment constitue surtout la richesse du pays. On ne connait d'autre culture industrielle que celle du lin ; la fibre est employée dans le ménage pour la confection du linge, et la graine est transportée à Québec, où elle se vend à un prix assez élevé. Depuis que le gouvernement a établi une société d'agriculture au village de la Malbaie. qui est le chef-lieu du comté et se trouve à 15 kilomètres seulement de Saint-Irénée, quelques habitants de cette paroisse ont commencé à semer des carottes et des navets pour la nourriture des bestiaux. La paroisse ne possède d'ailleurs pas de prairie artificielle.

Les statistiques agricoles dressées en 1861 par le maire de Saint-Irénée ont présenté les résultats suivants :

Volume des produits de la cultures de Saint-Irénée (en déca-litre, 1861)
Volume des produits de la cultures de Saint-Irénée (en déca-litre, 1861).

La plupart de ces produits sont consommés dans la paroisse. Cependant on vend chaque année, pour l'exportation, environ trois mille doubles-décalitres de froment première qualité.

[054] La population de Saint-Irénée est de mille soixante âmes qui composent cent familles (B). Plusieurs ménages comptent douze à quinze enfants. En 1860, les registres de l'état civil ont constaté cinq mariages, soixante naissances et huit décès, deux d'adultes et six d'enfants au-dessous de sept ans. Tous ces actes ont été dressés en duplicata par le curé de la paroisse, qui est chargé de la garde des registres, comnie c'était l'usage en rrance avat 1789.

Chaque chef de famille habite sa propre maison et cultive ses propres champs. Il y a cependant dans la paroisse une douzaine de journaliers dont les services sont assez bien rémunérés. Les hommes reçoivent 3 francs par jour, quand on ne les nourrit point, et 2 francs lorsqu'on leur fournit le logement et la table.

En général l'argent est rare à Saint-Irénée ; les campagnes du as-Canada soulrent toutes plus ou moins du manque de numéraire, et la paroisse dont nous nous occupons ne lait pas exception à la règle. Les habitants sont obligés, dans leurs transactions commerciales, de recourir au mode primitif de l'échange, soit entre eu, soit avec les étrangers. Les petits marchands acceptent, en payement de leurs fournitures en épiceries, étofles, quincailleries, etc., des céréales et des volailles ; ou bien, quand leurs créances sont considérables, ils se mettent, en hiver, à construire des goêlettes de trente à quatre-vingts tonneaux : chacun de leurs débiteurs s'acquitte alors envers eux, soit en amenant gratuitement des pièces de bois au chantier, soit en donnant des journées de travail. Au retour du printemps, les goèlettes, achevées pendant la morte-saison, sont expédiées sur les côtes du Labrador et de la baie des Chaleurs, qui sont de grands centres de pêche, ou bien servent à des transports entre le Saguenay et le port de Québec. Quand ces embarcations appartiennent au patron qui les dirige, les bénéfices réalisés dans une seule campagne peuvent monter à deux ou trois mille francs, ce qui est un chiffre élevé pour un habitant de Saint-Irénée.

§ 2. — État civil de la famille.

La famille comprend 9 personnes savoir : (B).

1.ISIDORE GAUTIER, chef de famille, né à Saint-Irénée............ 40 ans.

2.SARAH GIRARD, sa femme, née à Saint-Irénée............ 39 —

3.Marie-Rose, leur fille aînée, née à Saint-Irénée, mariée depuis une année hors de la maison............ 18 —

[055] 4. Marie-Hortense, leur seconde fille, née à Saint-Irénée............ 15 ans.

5.Marie-Césarine, leur troisième fille, née à Saint-Irénée............ 14 —

6.Marie-Démérice, leur quatrième fille, née à Saint-Irénée............ 12 —

7.Isidore Gauthier, leur 1er fils, né à Saint-Irénée............ 10 —

8.Sarah, leur cinquième fille, née à Saint-Irénée............ 6 —

9.Joseph, leur 2e fils, né à Saint-Irénée............ 4 —

Le mariage du père et de la mère a eu lieu en 1843. L'épouse est d'une année plus jeune que son mari. Il n'est pas rare dans la paroisse que la femme ait trois ou quatre années de plus que celui auquel elle a lié son sort.

Marie-Rose, la fille aînée, a contracté mariage il y a un an. Elle a quitté la maison paternelle pour habiter sous le toit de son beau-père. Bien que la faifamillelle avec laquelle elle vit soit nombreuse, la jeune mariée n'a qu'à se féliciter des bons traitements et des égards dont elle est l'objet. Son mari a atteint sa vingt-sixième année.

§ 3. — Religion et habitudes morales.

La faille pratique avec ferveur la religion caholique (C). Le père et la mère ne laissent point passer une fête marquante sns s'approcher de la sainte table. Le soir, à une heure fixe, on se réunit dans la cuisine pour y réciter en commun les prières en usage dans le diocèe de Québec ; c'est le père qui les récite habituellement.

La famille fai célébrer de temps en temps quelque messe, soit pour le repos de l'âme des parents défunts, soit pour solliciter du ciel quelque grâce particulière. Elle paye, chaque année, 5 francs pour l'eœuvre de la Propagation de la Foi.

Les habitudes religieuses, que nous signalons, ne règnent pas chez lsidore Gauthier seulement ; on les retrouve sous chaque toit. Bien que le chiffre de la population de Saint-Irénée dépasse mille âmes, il n'y a dans la paroisse qu'un seul individu qui ne reçoive point les sacrements dans la quinzaine de Pâques ; encore appartient-il à une classe généralement diffamée, bien qu'assez nombreuse malheureusement dans les campagnes du Canada : c'est un usurier, qui prête de l'argent à raison d'un taux annuel de douze pour cent.

Les sentiments religieux des Canadiens produisent chez eux une sorte d'indifférence devant la mort, dont les voyageurs se sont quelquefois étonnés et qu'ils ont pris pour de la dureté de cœur. Dans les campagnes on se réjouit plutôt qu'on ne s'aflige de la mort[056]d'un enfant en bas âge. parce que c'est « un ange acquis au ciel. On donne des regrets à la mort des parents ou des amis, mais ils sot de courte durée, à cause de la certitude où l'on est de les retrouver dans l'autre vie. bLa religion des habitants est sèche peut-être et dénuée de tendresse, mais elle a pour base une foi sérieuse.

L'autorité du curé est respectée (C). Les sentiments de vénération qu'on proesse pour lui tiennent à des causes qu'il n'est pas iutile d'indiquer : — a l'estime que commande, aux yeux d'un catholique, une personne dont le devoir est d'enseigner et de commenter l'Eangile, et à la feme croyance que le prêtre entretient avec le ciel des relations surnaturelles.

C'est au ministre du culte que les habitants s'adressent dans toutes les alaires importantes, soit civiles, soit religieuses. Son intervention pévient les procès ou les termine, apaise les haines, réconcilie les ennemis, décide les mariages et règle les rapports individuels, aussi bien que les intérêts de la paroisse entière. Cette inluence est d'autant plus heureuse qu'elle tend à réprimer les auvaises passions que les habitants des districts ruraux du lasCanada ont ecn commun avec les paysans français, auxquels ils ressemblent à beaucoup d'égards. La loi civile ne les touche pas : ils s'en rendent à peine compte ; la religion est au contraire pour eux un frein très-puissant et le seul capable de les retenir. Les Iranco-Canadiens doivent beaucoup du reste au clergé catholique : leur foi a été pour eux un moyen de ralliement, et c'est à leurs prêtres qu'ils sont redevables sans doute du maintien de leur nationalité.

Le plaisir de la danse était, il y a quelques années, un délassement favori dans les campagnes, durant les longues soirées d'hiver. Il en est résulté des abus, et les prêtres, sans interdire absolument Ce genre de divertissement, l'ont pourtant condamné, sous prétexte que la pureté des mœurs pouvait en souffrir. Actuellement la majorité des habitants, dans la paroisse de Saint-Irénée, ne se permet plus, à la maison, d'autres récréations que celle du jeu de cartes.

La moralité de Saint-Irénée est d'ailleurs exemplaire. Dans l'espace de dix ans, on n'a eu qu'un seul cas de naissance illégitime à regretter ; encore le principal coupable, le père de l'enfant, appartenait-il à une paroisse voisine. Malheureusement cette régularité de mœurs s'allie, chez un assez grand nombre de jeunes gens des deux sexes, à des habitudes vicieuses contractées dès l'âge le plus tendre, à des liaisons qui ne sont pas exemptes de danger, et surtout à des propos dont un observateur superficiel[057]déduirait sans doute de fâcheuses conséquences. Le mal que nous signalons est probablement dù au laisser-aller des pères et mères, qui ne se gênent en aucune façon pour jurer devant leurs enfants et se livrent souvent devant eux à des actes que la délicatesse réprouve.

L'éducation n'est pas aussi avancée à Saint-Irénée qu'on serait en droit de le souhaiter. Il n'y a guère que les adolescents qui sachent lire et écrire. Tous les habitants parlent assez correctement la langue française (G). Aucun d'eux ne comprend l'anglais, hormis quelques pêcheurs qui l'entendent à peu près, sans être en état de s'exprimer autrement que d'une manière très-imparfaite.

Grâce au zèle des curés, on a réussi à fonder dans la commune de Saint-Irénée trois écoles : deux sont élémentaires ; la troisième est une école-modèle dont la création date de l'an dernier (D). Ces établissements sont fréquentés par les deux tiers des enfants appartenant à la paroisse. On y apprend a lire, à écrire et à calculer, de même qu'en France dans les écoles primaires. Le soin de l'éducation est confié à des institutrices qui, en général, ne sont pas mariées. Les classes sont mixtes, c'est-à-dire qu'elles se composent de garçons et de filles réunis.

Les écoles primaires du Bas-Canada sont placées dans chaque municipalité sous la surveillance et la direction de cinq propriétaires fonciers, jouissant d'un bien valant au moins quatre mille francs, et élus, en assemblée publique, par tous les francs-tenanciers de la commune. Il n'existe pas de condition semblable pour les prêtres, qui sont de droit membres de la commission des écoles. Cette commission forme d'ailleurs une espèce de corporation, qui administre les propriétés des écoles, quelle qu'en soit la nature ou l'origine et qui peut acquérir et transiger pour elles. Entre autres devoirs, les commissaires veillent a l'entretien des bâtiments consacrés à l'instruction publique ; ils nomment et destituent les maîtres et mairesses d'école, règlent le cours des études, prononcent dans certaines contestations et répartissent entre les propriétés de la commune l'impôt destiné à subvenir aux frais de l'éducation. Le président de la commission des écoles de Saint-Irénée n'est autre que le curé de la paroisse.

Les habitants de Saint-Irénée sont naturellement hospitaliers ; ils accueillent avec empressement les voyageurs et les gardent volontiers chez eux, quand ils peuvent payer leur écot en contes ou en historiettes. Les récits les plus goûtés sont ceux dont le merveilleux forme le principal élément. Les anecdotes militaires sont aussi fort en vogue. Il y a des cultivateurs de Saint-Irénée qui ont quelquefois hébergé pendant une semaine entière des inconnus dont[058]les souvenirs, embellis par une imagination complaisante, faisaient oublier à leurs hôtes la longueur des veillées .

L'aumône est considérée, non-seulement comme une bonne euvre, mais comme une stricte obligation. Les pauvres, qui sont en très-petit nombre à Saint-Irénée, n'y manquent jamais du nécessaire. Quand le besoin les presse, il leur suffit d'aller frapper à la porte du voisin ; on les reçoit toujours avec bonté. La charité qu'on leur témoigne est due surtout à l'enseignement religieux, mais elle tient peut-être aussi à un sentiment de superstition : on craindrait, si l'on refusait l'aumône à un pauvre, de s'attirer un ris or.

Tous les habitants, riches ou pauvres, se regardent comme égaux. Ils ne reconnaissent d'autre supérieur que le curé (C). Cependant les vieillards, grâce à leur couronne de cheveux blancs, obtiennent quelques signes extérieurs de respect. Le costume du maître ne diffère pas de celui du serviteur. Autrefois l'économie était pratiquée dans les campagnes ; elle l'est beaucoup moins à présent. u lieu de songer à réaliser des épargnes pour les besoins de l'avenirˉ, les garçons de ferme, aussi bien que les jeunes filles en service, dépensent le fruit de leurs travaux en objets de toilette. Il y a quelques années, on ne voyait, les jours de fête, aux hommes et aux femmes que des vêtements fabriqués à la maison, avec la laine de leurs brebis ; actuellement on ne s'en contente plus : le luxe fait des progrès parmi les habitants, les étoffes des manufactures anglaises, aux dessins variés et aux couleurs éclatantes, excitent toutes leurs convoitises. L'usage des corsets et de la crinoline commence même à se répandre.

Le Canadien de la côte du Nord a un penchant très-prononcé pour les boissons enivrantes. Il se réjouit de satisfaire son goût, non pas jusqu'à perdre la raison, mais assez pour se rendre gai, ou gaillard, suivant sa propre expression. Des liqueurs de fabrication indigène, comme le vhisey, se vendent fort cher dans les campagnes, bien qu'elles ne soient qu'un mélange de substances nuisibles à la santé. Le cultivateur le plus sobre tient toujours en réserve dans quelque coin une bouteille qu'il croit rare et précieuse. S'il n'en fait pas usage dans sa famille, il l'offrira fièrement à ses amis, à l'époque des visites du nouvel an.

Le clergé catholique s'est efforcé de lutter contre des tendances dans lesquelles il voyait un acheminement vers l'ivrognerie. Dans ce but, il a fondé partout des sociétés de tempérance, et le bien qu'elles produisent dans le pays est incontestable. Les membres de ces sociétés s'engagent par serment à n'approcher leurs lèvres d'aucune boisson enivrante, ecepté dans le cas de maladie. Afin[059]de tenir leur mémoire en éveil, on célèbre chaque année plusieurs fêtes religieuses, qui ont pour objet de leur rappeler les promesses solennelles par lesqelles ils sont liés.

Dans la commune de Sain-rénée on ne rencontre que fort peu de cabarets. La loi soumet les marchands de boissons fortes à l'obligation d'acheter une licence dont le prix est comparativement élevé, et les cas de contravention sont punis avec rigueur. Le dimanche, les hommes qui se rendent aux oflices divins se réunissent dans les salles de la mairie, après la grand'messe, et attendent là l'heure des vèpres ; il ne leur vient pas même à l'esprit de se divertir, comme on le fait en d'autres contrées. S'ils éprouvent le besoin de prendre quelque nourriture, ils vont la demander à un ami.

Les habitants ne sont pas indifférents aux plaisirs de la table ; ils aiment au contraire la bonne chère ; cependant ils vivent avec une certaine sobriété, dans la crainte de la dépense.

Avant de clore ce paragraphe, consacré à la description des habitudes morales, nous mentionnerons un trait particulier du caractère canadien : quand l'habitant a une idée dans la tete, elle y est fixée comme un clou dans un madrier : plus on frappe dessus, plus elle s'enfonce » ; je cite les paroles mêmes d'un prêtre français qui exerce son saint ministère au Canada. Cette obstination se retrouve en France chez les paysans Normands et Bretons, auxquels beaucoup de familles du Bas-Canada rapportent leur origine. Si c'est un travers, il est assurément ecusable. Les premiers immigrants français sur les rives du Saint-Laurent ont eu besoin d'une rare force de volonté pour lutter contre les obstacles que présentait la colonisation. Aujourd'hui encore, il faut à leurs descendants une extrême ténacité pour triompher de la nature et du climat. C'est à leur entêtement aussi, dirigé par la foi religieuse, que les Franco-Canadiens ont été peut-être en partie redevables du maintien de leur nationalité.

§ 4. — Hygiène et service de santé.

Le climat est salubre (F). Les habitations, échelonnées sur les hauteurs qui commandent le Saint-Laurent, sont assez exposées à l'action des vents pour que les miasmes n'y puissent séjourner. On ressent en hiver un froid excessif; il n'est pas rare de voir le thermomètre tomber à 36 degrés centigrades. Pendant l'été, le [060] vent du sud, qui a quelque analogie avec le sirocco du midi de la France, apporte une chaleur dont on soufre d'autant plus qu'on y est moins accoutumé ; le thermomètre monte alors rapidement et il atteint quelquefois 3S degrés centigrades au-dessus de zéro. Les extrêmes de température sont donc très-marqués. On éprouve souvent aussi, dans la même saison, des transitions subites du chaudau froid, ou réciproquement. La durée moyenne de la vie est cependant assez longue, et on rencontre à Saint-Irénée plusieurs octogénaires.

Les habitants de la paroisse ont l'avantage de boire une eau de bonne qualité. Elle est fournie par une multitude de sources dont les eaux sont aussi limpides qu'abondantes. Dans le nombre il y en a de minerales, les unes ferrugineuses, les autres sullureuses : mais on n'a pas encore cherché à les utiliser. Les maisons, construites en bois, satisfont aux conditions hygiéniques les plus essentielles. Elles se composent, au rez-de-chaussée, d'une vaste pièce qui sert de cuisine, de salon et de chambre à coucher pour la famille, et d'une petite chambre, très-proprement tenue, qui est réservée pour les étrangers. Le grenier, où sont déposés les grains de la récolte, occupe tout le premier étage.

Les étables, qui sont également en bois et dont la toiture est en chaume, se trouvent ordinairement placées à une vimgtaine de mètres du principal bâiment. Les animaux occupent l'étage inférieur, tandis que le foin, la paille et l'avoine sont amoncelés au-dessus d'eu.

Le chef de la famille Gauthier jouit d'une santé excellente. On peut en dire autant de sa femme. ous deux espèrent qu'à l'exemple de leurs parents défunts ils fourniront une longue carrière. Les filles sont robustes ; elles n'ont jamais ressenti les épreuves de la maladie. Les deux garçons paraissent en possession d'une parfaite constitution.

En 1860, lsidore Gauthier a souffert d'une espèce de gastroentérite. Le mal ayant empiré malgré l'emploi des remèdes que l'expérience locale avait indiqués comme les meilleurs, on se décida, sur les conseils du curé, à envoyer chercher un médecin, qui réside à 15 kilomètres de Saint-Irénée, au chef-lieu de canton. Le docteur a visité deux fois son patient et s'est fait remettre, dans chacune de ces occasions, un louis d'or, de 20f, bien qu'on lui eût fourni cheval et voiture pour l'aller et le retour. De pareilles dépenses ne sont pas à la portée des habitants, qui n'ont d'ailleurs qu'une médiocre confiance dans leurs médecins : non-seulement ils doutent de leur savoir, mais ils les accusent, à tort probablement, de ne pas pratiquer exactement les préceptes de la tempérance. Le niveau de la science médicale, qui a toujours été respectable dans[061]les villes du Bas-Canada, tend à se relever dans les campagnes. depuis la création d'une Université à Québec. Les professeurs de la Faculté de médecine sont des gens d'un mérite reconnu, qui ne délivrent de diplôme de docteur qu'après des examens sérieux. 'ne nouvelle génération de jeunes médecins commence donc à se répandre dans les campagnes, où elle est appelée à rendre de grands services.

Il n'y a point de vétérinaire à Saint-Irénée. Quand les chevaux ou les bestiaux tombent malades, on s'adresse à quelque empirique qui s'est acquis une réputation par ses cures mervcilleuses. Notre homme demande à rester seul dans l'étable avec l'animal confié à ses soins ; il se découvre, fait le signe de la croi et, les yeu levés au ciel, il récite une courte prière en l'honneur de saint Pierre. Il sort ensuite et aflirme, avec un sang-froid imperturbable, que l'opération est achevée, que la bête guérira, et qu'il n'y a d'autre soin à prendre que de lui administrer un remède fort simple, qui consiste généralement en lait chaud, saupoudré de poivre et de Sucre.

§ 5. — Rang de la famille.

La famille Gauthier apparient à la classe des propriétaires (B). Elle cultive elle-meme ses domaines sans avoir besoin de l'assistance d'autrui. Cependant, au temps de la moisson et de la coupe des foins, elle prend un homme à gages. Le chef de famille possédait, il y a quelques années, une goélette qui faisait le service des transports sur le Saint-Laurent. Croyant que le temps employé à la navigation nuisait aux travaux agricoles, il a vendu son navire et en a consacré le prix à l'achat d'une nouvelle terre située dans le voisinage.

La famille Gauthier ne se distingue pas, par la nature de ses occupations, du commun des cultivateurs ; si elle jouit d'une considération exceptionnelle, elle la doit à la prudence et à l'honnêteté du père, aussi bien qu'à la bonne conduite de sa femme et de ses enfants. Celle des filles qui s'est établie il y a une douzaine de mois a uni son sort à celui d'un habitant dans l'aisance.

lsidore Gauthier a gardé chez lui, pendant plusieurs années, deu de ses frères restés orphelins. Quand ces jeunes gens eurent atteint l'âge de leur majorité, il donna à chacun d'eux un cheval, une vache, quatre moutons, un ménage monté et deux mille francs en argent, afin de les mettre à même d'acheter une terre.

[062] Il n'est point d'usage de morceler la propiété foncière, comme cela se pratique en France. Le chef de famille sapplique à réaliser des économies et acquiert une terre pour chacun de ses fils en âge de la cultiver. Si ses moyens ne lui permettent pas d'accomplir entièrement cette tâche, à laquelle il met une importance extrème, il lègue le bien patrimonial au plus intelligent de ses garçons, en lui imposant la charge d'aider ses frères et sœurs et de les établir. petit à petit, d'une maniere convenable. On ne donne pas habituellement d'argent aux jeunes filles qui se marient ; leur dot consiste uniquement en un trousscau et en un ménage qui se compose nécessairement d'un lit, d'un poêle, d'un rouet, d'une paire de cadres et de quelques ustensiles de cuisine.

La loi reconnaît au père de famille le droit de disposer de ses biens comme il l'entend; mais dans le cas où il n'exprimerait pas ses dernières volontés par un testament, elle exige que les propriétés soiet partagées également entre tous les enfans. Il est fort rare que le père n'ait pas fait passer, durant sa vie, un acte devant notaire, désignant ce qu'il lègue à chacun de ses fils et assurant à l'héritier principal la transmission intégrale du domaine.

II. Moyens d'existence de la famille

§ 6. — Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris.)

Immeubles........... 16,652f 00

1° Habitation. — Maison, comprenant un rez-de-chaussée pour le legement de la famille, et un premier étage qui sert de magasin pour les grains, 2,000f 00.

2° Étables. — Elles comprennent des écuries pour les bêtes à cornes, les chevux et les brebis, et des greniers pour la paille et le foin, 1,000f 00.

3° Une cave. — Pour tenir à l'abri du froid les pommes de terre et les légumes,

4° Une laiterie. — Oû l'on conserve le lait en été et la viande en hiver, 80f 00.

5° Un hangar pour les voitures, 500f 00.

6° Une hutte à porcs, 32f 00.

7° Domaine. — 1° Une terre à Saint-Irénée de 102 mètres de front, sur 2266 de profondeur (23 hectares, 11 ares), valeur 10,000f 00

8° Une terre sise au township de Saint-Hilarion de 284 mètres de front sur 926 de profondeur (26 hectares, 30 ares), encore en friche, 3,000f 00.

[063] ARGENT. La famille possède quelques créances, mais elle a aussi des dettes qui établissent une balance. Elle dispose, d'ordinaire, argent courant, de........... 200 f. 00

ANIMAUX DOMESTIQUES entretenus toute l'année........... 2,720f. 00

1° Bêtes à cornes. — 4 veaux, 50f 00 ; — 7 vaches, 700f 00 ; — 7 bœufs, 525f 00.

2° Chevaux. — 2 chevaux, 1,000f 00.

3° Bêtes a laine. — 20 brebis, 250f 00.

4° Animaux de basse-cour. — 20 poules, 30 oies, 5 dindes, 95f 00 ; — 4 porcs, 100f 00.

MATÉRIEL SPÉCIAL des travaux et industries estimé à........... 739f.20

1° Instruments et ustensiles pour l'exploitation du domaine de la famille. — 2 charrues avec roues, 100f 00 ; — 3 herses en bois, 10f 00 ; — 1 herse en fer, 12f 50 ; — 2 fourches en fer pour le foin, 4f 00 ; — 4 fourches en bois, 2 00 ; — 2 fax avec les accessoires, 1ef 90 ; — 7 faucilles, 10f 00; — 3 rateaux en bois, 2f 50. — Total, 151If 90.

2° Ustensiles pour l'exploitation des bœufs et des chevaux. — 1 charrette pour les bœufs, 15f 00; — 4 charrettes pour les chevaux, 90f 00 ; 1 char-à-banc pour les excursions de plaisir, S0f 00 ; — 6 courroies pour attacher les beufs, 6f 00; — 3 jougs de beufs, 3f 00 ; — 1 traîneau propre aux voyages, 90f 00 ; — 3 traineaux comuns. 80f 00 ; — 2 traineaux à billts, 10f 00 ; — 2 harnais complets, 80f 00 ; — 3 chaînes à billos, 1I5f 00 ; — 2 paires de traits en fer pour labourer, 5f 00; — 1 paire de traits en cuir, 2f 0. — Total, 476f 50.

3° Ustensiles pour l'exoitation des uaches ad lait. —1 baratte pour battre le beurre, 5f 50 ; — 3 seaux a lait en fer-blanc, 7f 50 ; — 4 douzaines de bols à lait en faïence, 20f 00. — Total, 33f 00.

4° Outils pour les travux de lerrassement et pur les travauforestiers d eréculer dans le donaine de la familde. — 1 bèche, 3 fr. 00; — 6 pioches, 20f 00 ; — 2 haches, 10f 00; — 1 pelle en bois, 1If 30; — 2 marteaux, 2f 00; — 2 tarières, 2f 00 ; — 1 rabot, 5f 00. — Total, 43f 30.

5° Ustensiles servant au blanchissage de la familleˉ. — 1 grand cuvier pour les lessives, 7f 50 ; — 3 petits cuviers, 7f 50 ; — 1 grande chaudiêre, 17f 50; —2 fers à repasser, 2f 00. — Total, 34f 50.

Valeur totale des propriétés........... 20,311f 20

§ 7. — Subventions.

Tous les habitants sont d'égale condition etpossèdentune fortune à peu près semblable. Il n'y a point ici de petits ni de grands propriétaires. Le plus riche estime son avoir à 30,000f.

Les journaliers, quoique peu nombreux, forment une classe à part, qui n'exerce aucune inluence. Ils vivent de leur salaire et des[064]don des cultivateurs aisés. Cependant leur sort n'inspire point la commisération, car ils ne manquent jamais des choses nécessaires à la vie. Le plus pauvre ouvrier possède une ou deux vaches, dont l'entretien ne lui coûte rien, parce qu'il obtient, de l'un le droit de pacage, et de l'autre du foin, de l'avoine et de la paille, qui lui sont donnés gratuitement. Le lait des vaches forme dans les familles indigentes le fond de la nourriture de la femme et des enfants ; quant à la crème, elle est employée à la fabricaion du beurre que l'on transporte au marché de Québec, ou cette denrée se place aisément pour une somme dont la moyenne annuelle peut atueindre le chiffre de 70f.

Les porcs et les volailles du pauvre vaguent en toute liberté sur les voies publiques. Cetute tolérance, qui offre peu d'inconvénients, grâce au système de solides clôtures usité parmi les Canadiens, mérite d'etre signalée. Il n'y a pas dans toute la paroisse de Saint-Irénée une seule famille qui n'élève des poules, dont les eufs sont échangés contre des épiceries ou des articles de mercerie, et qui n'engraisse un porc que l'on tue aux approches de Noel, afin d'en manger la viande pendant l'hiver.

Il n'existe pas du reste dans les communes du Bas-Canada de terres en friches destinées, comme les biens communaux de France, à recevoir les troupcaux des div ers cultivateurs.

La cotisation, pour l'entretien des écoles primaires et le traitement des instituteurs. ayant pour base la valeur des terres de chaque propriétaire, il arive nécessairement que celui qui ne possède aucune parcelle du sol reçoit gratuitement l'instruction (D). La même remarque s'applique aux frais du culte religieu. Le clergé catholique du Bas-Canada est encore réribué d'après l'ancien mode de la dime. Le curé perçoit la vingt-sixième partie des céréales récoltées dans les champs de sa paroisse. Ce droit, que la loi civile consacre, aussi bien que la loi ecclésiastique, n'atteint pas le journalier, qui n'a pas les moyens de confier des semences à la terre ; le pauvre est donc exempt de toute rétribution envers TÉglise.

§ 8. — Travaux et industries.

Le travail des membres de la famille est consacré presque tout entier à l'exploitation de leurs propriétés. A l'époque de la coupe des foins et à celle des moissons, on prend des aides qui fournissent environ trente journées.

[065] TRAVAUX DU CHEF DE FAMILLE. — Le travail principal du che1 de famille a pour objet la culture de ses terres, le soin de ses chevaux, de ses bêtes à cornes, de ses moutons et de ses porcs. Il bat lui-même ses gerbes pendant l'hiver, à l'aide du fléau.

Parmi ses occupations secondaires, on peut mentionner la chasse au renard, aux loups-cerviers et aux visons. Les fourrures de ces animaux sont vendues quelquefois à un prix assez élevé, soit aux agents de la compagnie de la Baie d'udson, soit aux marchands de pelleteries de Québec.

En automne, Isidore Gauthier fait un voyage à Québec. Alors il achète lui-même les vêtements de sa femme et de ses enfants. ainsi que les fournitures nécessaires au bon entretien de sa maison.

Travaux de la femme. — La femme est appliquée aux travaux du ménage. La charge de préparer la nourriture de chaque jour, les soins de propreté, le lavage et la réparation des linges et vêtements, la cuisson du pain, la préparation du beurre, la confection des vêtements reposent entièrement sur elle. Elle ne quitte l maison que pour aller traire les vaches et donner à manger aux volailles. Ses travaux secondaires consistent à filer le lin ou la laine, à tisser des flanelles ou une étoffe de laine grise que l'on appelle vulgairement drpˉ du pays. Ce produit de l'industrie canadienne est digne de fixer l'attention, parce qu'il accuse à la fois de l'habileté et de l'esprit d'ordre. Colbert, à la sagacité duquel rien ne semblait échapper, encourageait cette fabricaion ; il avait même recommandé aux gouverneurs du Canada de veiller à ce que les femmes des colons français fussent toutes en état de tisser les vêtements de leur famille.

TRAVAUX DES TROIS GRANDES FILLES. — Les trois grandes filles s'occupent avec leur mère des soins du ménage. Cependant en général elles se contentent de filer et de tricoter, laissant à la mère tout ce qu'il y a de rude dans la besogne journalière. Elles ne prennent part aux travaux des champs qu'au temps de la fenaison et des moissons.

TRAVAUX DES DEUX PLUS JEUNES ENFANTS. — Les deux plus jeunes enfants fréquentent les écoles et ne rendent aucun service notable.

INDUSTRIES ENTREPRISES PAR LA FAMILLE. — Les industries que la famille entreprend pour son compte propre sont : la culture de[066]ses domaines agricoles, l'élevage des bestiaux et des volailles, enfin les travaux manufacturiers qu'exigent l'élaboration du lin et de la laine, et le tissage de la flanelle et du drap du pays.

Le chef de famille fait de temps en temps la vente de quelques pelleteries ; mais ce commerce lui rapporte peu et ne lui parait pas digne de fixer son attention.

III. Mode d'existence de la famille

§ 9. — Aliments et repas.

En été comme en hiver, la famille fait ordinairement trois repas, auxquels on consacre chaque jour une heure et demie. — Déjeuner, à 7 heures : pommes de terre ; poissons (sardines et harengs) : lard cuit et froid ; beurre frais.

Diner, à midi : soupe au lard ou au buf; bouilli, pommes de terre et beurre frais ; lard.

Souper, à 6 heures 12 : un morceau de viande rôtie ; pommes de terre ; œufs ; lait caillé.

Pendant les travaux de l'été, on fait parfois un repas supplémentaire à 4 heures de l'après-midi. On y sert du lait, des pommes de terre, des petits oignons et du beurre frais.

Les bases de l'abondante nourriture que prend le cultivateur canadien sont les viandes de porc et de bœuf. Nous connaissons à Saint-Irénée deux pères de famille, âgés de 38 ans, qui mangent sans effort une livre de lard au repas du milieu de la journée. Le beurre et le poisson jouent aussi un rôle important dans l'alimentation. Les seuls légumes en usage sont les pois, les choux et principalement les pommes de terre, qui figurent sur toutes les tables et que l'on retrouve chez le seigneur comme chez le plus pauvre habitant. On peut dire qu'il n'y a pas de repas au Canada sans pommes de terre ou «ptates, qui est le seul nom sous lequel on les connaît dans les campagnes ; on les préfère généralement au pain, dont la confection laisse du reste beaucoup à désirer.

Les prescriptions de l'Église relativement aux jours maigres sont rigoureusement observées. Les habitants mangent alos des[067]harengs et des sardines, pris dans le Saint-Laurent pendant la belle saison, salés et conservés pour l'hiver ; ou bien des morues pêchées dans le bas du leuve, que ces poissons remontent jusqu'à la hauteur de Sainte-Flavie.

Le pain de ménage est fait avec de la farine de froment. Dans les ménages pauvres on mêle au blé un tiers environ de seigle. La cuisson du pain est très-imparfaite : à l'extérieur, c'est une croûte assez dure pour que les dents aient de la peine à l'entamer ; intérieurement, c'est une pâte qui n'a pas la consistance voulue pour être d'une digestion facile.

La famille Gauthier ne mange guère dans la belle saison que de la viande de porc salée, qu'elle accompagne de poissons frais, d'œufs et de laitage ; en hiver la viande fraiche abonde sur la table. A l'époque des grandes gelées, c'est-à-dire au commencement de décembre, il est d'usage de tuer huit moutons engraissés avec soin, une vache, quatre porcs du poids d'environ 400lilog.. une certaine quantité d'oies, de dindes et de poulets, que l'on ensevelit dans une couche épaisse de neige, et que l'on garde ainsi jusqu'au commencement d'avril.

En janvier, l'habitude est de donner un repas à ses amis et à ses voisins. Le service ne laisse rien à désirer sous le rapport de la profusion des mets. Il est malheureusement à regretter que les réunions de ce genre servent de prétexte à des actes d'intempérance, dont les auteurs sont du reste punis les premiers par les accidents dont ils deviennent les victimes.

L'habitant qui marie quelque membre de sa famille ne manque pas d'inviter à la noce ses parents et toutes les personnes notables de la localité. Ce sont encore là des occasions de désordre que l'autorité du prêtre ne réussit pas toujours à empêcher. Les têtes s'échauffent, par degrés, sous l'influence des liqueurs fortes. On danse, on se pousse, on se renverse. Les jeunes gens des deux sexes se laissent aller à tenir des propos peu mesurés. Souvent la fête se termine par des rixes et des voies de fait. Tout est oublié le lendemain ; les combattants de la veille se tendent la main avec une mutuelle bienveillance. Les principaux coupables avouent leurs torts et s'empressent de courir au presbytère pour y faire leur paix avec le curé, dont ils craignent le mécontentement.

La boisson la plus usitée aujourd'hui à Saint-Irénée, c'est l'eau pure. Avant l'établissement des sociétés de tempérance, chaque habitant aisé était dans l'habitude de se rendre à Québec, au mois d'octobre, pour sy approvisionner de vhisly, de rhum et de brandy, qu'il pouvait s'y procurer à meilleur compte que chez les marchands de sa paroisse. Dès qu'il était de retour au milieu des[068]siens, il réunissait chez lui quelques amis et l'on passait une partie de la nuit à danser des gigues et à boire. Il n'était pas rare de voir les femmes se mêler à ces fêtes, qui dégénéraient habituellement en orgies.

Les membres de la famille Gauthier ne font jamais usage de boissons enivrantes. Leur alimentation, comme il a eté déjà dit, est abondante et variée ; le goùt de la bonne chère leur est commun en effet avec les autres Canadiens ; il leur arrive même quelquefois de tourner en ridicule les bourgeois de la ville, qui s'attachent beaucoup, prétendent-ils, à paraître par le lue des vêtements, et qui, pour y parvenir, s'imposent, sous le rapport de la nourriture, des privations auxquelles un habitant de la campagne aurait honte de se soumettre.

§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.

La maison habitée par lsidore Gauthier est située sur une colline qui domine le Saint-Laurent; elle se trouve à quelques mètres de la route postale de Québec à la Malbaie. A part ses fondations qui sont en pierre, elle est construite entièrement en bois. Des contrevents colorés en rouge protégent les fenêtres. Le toit couvert avec des bardeaux est peint à neuf tous les deux ans. Il avance de 1 mètre 50 centimètres au-delà du mur qui le supporte. La façade de la maison regarde le fleuve ; elle est ornée d'une galerie où l'on peut se promener à couvert.

Le rez-de-chaussée, seule partie qui soit habitée, se divise en cinq pièces : trois chambres à coucher, un salon de compagnie et une cuisine dans laquelle la famille prend ses repas. Cette dernière pièce sert aussi de chambre à coucher au père et à la mère. Il y a deux cheminées dans la maison. Les appartements qui n'ont pas de poêle sont chauffés à l'aide de tuyaux en tôle qui les traversent. La propreté des appartements ne laisse rien à désirer : chaque année on les blanchit à la chaux.

Le mobilier ne contient aucun objet qui attire l'attention. Il est même d'une simplicité qui ne semble pas en harmonie avec l'aisance du propriétaire de la maison.

La valeur de ce mobilier, ainsi que des vêtements de la famille, peut être établie de la manière suivante :

Meubles.. — La plupart des meubles qui se trouvent dans la maison ont été légués à lsidore Gauthier par ses parents défunts. On peut les estimer à la somme de............ 1,438f 40

[069] 1° Lits. — Il y a dans la maison 6 lits montés comprenant chacun : 1 bois de lit peint en rouge et enduit de vernis, 25f 00; — 1 ciel de lit, forme carrée, avec rideaux d'indienne, 9f 00 ; — un matelas en plumes d'oie, 65f 00 ; — 2 paillasses remplies de paille du pays, 10f 00; — 1 traversin en plumes, 10f 00 : — 2 oreillers en plumes, 5f 00; 3 couvertures en laine, 25f 00. — Total pour un seul lit, 139f 00. — Total pour les 6 lits, 954f 00.

2° Meubles de la chambre a coucher des parents qui sert de cuisine. — 1 armoire en bois de pin avec deux panneaux, 15f 00; — 2 grandes tables de 2 50 de long sur 0m 80 de large, servant d'ordinaire aux repas de la famille ou à déposer des effets de ménage, 16f00 ; — 1 banc en bois, 2f 50; — 9 chaises en bois, 18f 00 ; — 1 grand poêle avec four, haut de 150, large de 0 60, long de 1 e, 0f 00 ; — tuyaux de poêle, 10f 00 ; —1 horloge en bois et la caisse, 60f 00 ; — 1 coffre peinturé en rouge, destiné à contenir le linge, 5f 00 ; — la hûche pour faire le pain, 10f 00 ; — 1 petit coffre peinturé en vert pour déposer le linge, 7f 50. — Total, 194f 00.

3° Meubles de la chambre a coucher des filles. — 2 coffres en bois blanc, qui renferment les vêtements des filles, 12f 00; — un miroir, 4f 70 ; — 2 chaises 5f 00. — Total, 21f 70.

4e Chambre de compagnie pour receuoir les amis et les étrangers. — 1 grande table, 10f 00 ; — 1 tapis de table en toile cirée, 5f 00 ; — 6 chaises fnes en bois peint, 18f 00 ; — 1 commode à six tiroirs en bois de pin, peinte et vernie, 30f 00 ; — 1 armoire vitrée avec rayons et quatre panneaux, 30f 00; — 1 poêle de 1 m de haut, 0m 50 de large, 0m 80 de long, 25f 00 ; — tuyaux de poêle, sf 00 ; — 6 cadres vitrés avec images représentant des saints et des saintes, 7f 50 ; — 1 Christ en bois commun, 1f 00. — Total, 132f 50.

5° Meubles de la petite chambre à coucher destinée aux etrangpers. — 1 lavabo garni, 10f 00 ; — 1 peigne, 1f 50; — un miroir, 3f 00; — 1 porte-manteau, 1f 50 ; — 1 chaise, 3f 00 ; — ideaux à la fenêtre, 3f 00. — Total, 22f 00.

6° Meubles d'une autre petite chambre qui sert de garde-robe. — 3 coffres en bois de pin pour déposer les vêtements, 24f 00 ; — 2 valises, 15f 00; — 1 berceau avec sa garniture, qui se compose d'une paillasse, d'un lit de plume, d'un oreiller, d'un drap et d'un couvre-pieds, 35f 00. — Total, 74f 00.

7° Livres et fournitures de bureau. — Les époux savent lire, mais ne sont point en état d'écrire. Ils possèdent quelques livres religieux : 3 paroissiens romains, 6f 00 ; - 2 journées du chrétien, 4f 00 ; — une neuvaine de saint François-Mavier, 1f 00; 1 catéchisme du diocèse de Québec, 0f 40; — et quelques livres d'école pour les enfants, 5f 80. — Total, 1I7f 20.

8° Différents articles d'usage et de toilette appartenant aux chambres diverses, 23f 00.

LINGE DU MÉNAGE. — Le linge du ménage est en toile de lin du pays, d'une belle qualité, et d'une valeur totale de............ 151f 00.

12 torchons, 4f 00 ; — 24 taies d'oreiller de coton, 12f 00; — 15 draps de lit en lin, 73f 00; — 10 nappes, 40f 00 ; — 20 serviettes, 10f 00; — 2 draps de flanelle pour les lits, 10f 00. — Total, 151f 00.

Ustensiles............ 126f 70

On n'allume jamais de feu dans l'àtre des cheminées : en été comme en hiver on fait la cuisine sur les poêles.

1° Dépendant du poêle. — Pelle, pincettes, et tisonnier, 5f 00.

2° Employés pour la prepnaration et la consommation des aliments. — 3 chaudrons en fer, 11f 00 ; — 1 marmite en fer, 5f 00 ; — 1 casserole en fer, 2f 00; — 1 poêle. 9f 50; — 1 poêlon, 1f 0 ; — 1 grande chaudière, 17f 50; — 4 soupières en faïence. f 00; —1 pot-à-lait en faence, 4f 00 ; — 2 douzaines d'assiettes en faïence, 9f 00; —[070]2 plats en faïence, 4f 00; — 6 tasses a thé et 2 sucriers en faïence, 5f 50 ;— 2 théières, une en terre etl'autre en faïence, 2f 50; — 3 pots-à-l'eau pour la table, 2f 00; — 6 verres, 3f 00; — deux pots de grès où l'on met la graisse, f 50; — 12 cuillers en étain, 5f 00 ; — 6 fourchettes avec manches de corne de cerf, 2f 00; — 12 couteaux, 4f 00; — 3 seaux en bois avec cercles de fer, 3f 90. — Total, 97f 20.

3° Employés pour l'éclairage. — 3 chandeliers, l'un en cuivre et les autres en ferblanc, 4f 90; — une lampe en fer-blanc, 1f 30; 1 fanal en fer-blanc pour l'écurie, 1f 80; — 2 moules pour fabriquer les chandelles, 3f 00. — Total, 11f 00.

4° Employés our les poids et mesures. — 1 minot cerclé en fer, 5f 00; — 1 balance avec les poids, 7f 50 ; — 1 romaine, 1f 00. — Total 13f 50.

VÊTEMENTS............ 1,745f 80

VÊTEMENTS DU CHEF DE FAMILLE. — 324f 00.

1° Vêtements du dimanche. — 1 casquette en poil pour l'hiver, 8f 00 ; — 1 chapeau de laine noir pour l'été, 4f 50; — 1 cravate de laine, 3f 50; — 1 cravate soie noire, f 50; — 2 gilets en drap commun avec boutons en corne, 10f 00 ; — 2 vestes de drap noir, 0f 00 ; — 4 pantalons de laine grise, étoffe du pays, 40f 00 ; — 1 paire de bottes fines, 15f 00; — 2 paires de bottes sauvages, 16f 00 ; — une paire de gants, peau de mouton, 2f 00; — 1mouchoir de poche de soie, 5f 00. — Total, 147f 0.

2° Vêtements de travail. — 1 casquette de poil et d'étofe, 2f 50; — 1 cravate de laine, 1f 00; — 1 veste en étofe du pays, 16f 00 ; — 1 gilet de laine rouge, 2f 00; 4 paires de bas en laine, 5f 00; — 2 pantalons, étofe du pays, 4f 00; — 4 paires de chaussons tricotés, 3f 00 ; — 1 paire de bottes communes, 7f 50 ; — 1 paire de souliers de peau d'orignal, 7f 0; — 18 chemises en toile de lin, 45 00 ; — 9 chemises de fanelle, 45f 00 ; — 3 gilets de flanelle, 9f 00 ; — 2 caleçons, 5f 00; — 8 chemises de coton,16f00; — 5 bonnets de nuit : 2 de laine, 6f00;-3 de coton, 2f 00. — Total,176f50.

Vêtements de la femme, 441f 10.

1° Vêtements du dimanche. — 2 robes de laine, une de couleur rouge et l'autre de couleur bleue, 20f 00 ; — 1 manteau en drap noir doublé et ouaté, 75f 00 ; — un jupon de laine rouge, 10f 00 ; — 1 châle à carreau en laine rouge, 20f 00: — 3 jupons de laine blanche, 22f 00; — 2 tabliers en laire, 2f 00; — 3 mouchoirs d'épaules, dont un de satin et les autres de coton, 46f 00; — 4 mantelets, dont deux de laine et deux de coton, 12f 00 ; — 3 robes de laine et coton : une noire, une verte, une rouge, 45f 00 ; — 6 paires de bas de laine, 8f 00; — 1 paire de bas de coton, 0f 80 ; — 3 chapeaux, dont un de velours de coton et deux de soie noire, 30f 00; — 2 paires de bottines, une en drap et l'autre en veau ciré, 20f 00; — 2 douzaines de chemises de toile, 60f 00 ; — 3 gilets de flanelle, 3f 00; — 2 paires de gants, 2f 00; — 1 boa, 12f 380. — Total, 3sf 60.

2° Vêtements de travail. — 3 robes de laine, 22f 50; — 2 robes d'indienne, 7f 50 ; — 1 jupon de laine blanche, 3f 00; — 3 chales légers en coton, 2f 50; — 3 calines de coton, 3f 00; — 2 tabliers rouges, 2f 00; — 2 blouses de laine, 6f 00 ; — 1 paire de souliers, 5f 00 ; — 3 bonnets de nuit, 1f 00. — Total, 52f 50.

VÊTEMENTS DES TROIS FILLES. — 665f 70.

Chaque fille possède le même nombre et la même qualité de vêtements.

1° Vêtements du dimanche. — 2 robes en laine, l'une bleue, l'autre rouge, 15f 00 ; — 2 robes demi-laine, 22f 00; — 1 robe d'indienne, Sf 00: — 1 manteau de velours de coton, 25f 00 ; — 4 jupons de laine blanche, 24f 00; — 2 châles coton et fl, 15f 00 ; — 4 tabliers de coton, 4f 00; — 3 paires de bas de laine, 10f 00; — 2 chapeaux, l'un de velours, l'autre de soie, 20f 00; — 2 paires de bottines, l'une de drap et 'autre de vau ciré, 20f 00 ; — 9 chemises de coton, 9f 00; — 1 boa, 7f 50; — 2 blouses, une d'indienne et l'autre de cobourg, f 00. — Total, 184f 50.

[071] 2° Vêtements de travail. — 3 robes de laine du pays, 22f 50; — 3 câlines blanches, 1f 00 ; — 2 blouses de laine, 6f 00; — 3 bonnets de nuit, 0f 90 ; — 2 tabliers en laine, 2f 00; — 1 paire de souliers, 5f 00. — Total, 37f40.

VÊTEMENTS DES DEUX GARCONS.

Ils peuvent être évalués ensemble à la somme de 200f 00.

VÊTEMENTS DE LA PLUS JEUNE FILLE.

Ils peuvent être évalues à la somme de 115f 00.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 3.461f 90

§ 11. — Récréations.

Les habitants de Saint-Irénée n'ont aucune réjouissance publique, soit civile, soit religieuse. La fête patronale, si précieusement conservée dans la plupart des villages de rrance, passe ici tout à fait inaperçue. Les Anglais du Canada, surtout ceux qui habitent les centres populeux, célèbrent la fête de la Reine par des jeux, des cavalcades et au bruit du canon ; mais le Franco-Canadien des campagnes ne partage point cet enthousiasme. Suivant lui, l'anniversaire de la eine ne regarde que les citoyens d'origine britannique. A Saint-Irénée les cultivateurs ne nourrissent aucun sentiment d'affection pour le drapeau du Royaume-Uni ; ils le supportent volontiers cependant, parce que. jusqu'à ce jour, ils ont trouvé, à l'ombre de ce drapeau, une indépendance et une sécurité parfaites et qu'on ne leur a jamais demandé ni l'impôt du sang ni celui de l'argent.

Il est d'usage, au temps du carnaval, que les familles se réunissent le dimanche soir et les derniers jours gras. On joue aux Aux inoccnts, ou bien on danse des gigues. Les Canadiens sont passionnés pour la danse, comme on l'a précédemment indiqué ; ils passeraient des nuits entières à goûter ce divertissement, si le clergé, qui en craint les dangers, n'était intervenu et n'avait prohibé les veillées. Actuellement on n'enfreint plus guère, dans les campagnes, les prescriptions des curés, hormis toutefois à l'occasion des noces.

Au commencement de l'année, les amis se visitent, les parents se rencontrent et dînent ensemble. On discute alors les affaires de partage, de succession, de mariage ; on s'occupe même de politique. Sur ce dernier point, les Franco-Canadiens se montrent en général plus indifférents que leurs compatriotes d'origine anglaise.

[072] Le sentiment qui domine chez eux est celui de la méfiance ; ils raitent volontiers les ministres en possession du pouvoir d'ambitieu ou de gens avides des deniers publics. L'esprit d'opposition règne aussi à un haut degré parmi les Franco-Canadiens. Autrefois les élections se passaient paisiblement : mais, depuis l'établissement du régime parlementaire au Canada, elles sont fortement contestées, surtout celles des membres des chambres provinciales. A en croire certaines personnes, la moralité publique en aurait souffert, et l'appât de l'argent, de la boisson même, aurait actuellement acquis dans la répartition des sufrages une influence malheureuse.

L'habitant de Saint-Irénée trouve sa récréation la plus ordinaire dans le plaisir d'assister aux ofices religieux de son église. Il y a émulation le dimanche et les jours de fête, au sein de chaque famille, pour se rendre à la grand'messe et aux vêpres ; c'est à qui pourra jouir de la vue des cérémonies du culte. Rien ne plaît aux idèles comme la prédication ; rien ne les intéresse comme le récit de quelque fait emprunté à la vie des Saints, ou à l'histoire de France. Quand ils apprennent qu'un prêtre étranger doit venir prêcher dans leur église, ils sont transportés de joie etjmettent un louable empressement à venir l'entendre.

Dans l'église même, les sexes ne sont point séparés. Chaque famille prend place dans le banc qu'elle a acheté à la fin du mois de décembre, et qu'elle paye, en moyenne, 10 par an. Le produit de la vente des bancs est consacré à l'entretien du culte. L'administration de ces revenus est coniée à une commission de notables qui forment le conseil de fabrique, dont le curé est le président de droit. L'emploi des fonds de la fabrique est d'ailleurs soumis au contrôle de l'archevêque de Québec.

IV. Histoire de la famille

§ 12. — Phases principales de l'existence.

sidore Gauthier est l'aîné d'une famille de cinq enfants, tous du sexe masculin. Ses père et mère, qui ont donné gratuitement à la fabrique de l'église paroissiale la moitié du terrain qui lui appartient actuellement, sont morts, il y a huit ans, laissant après eux[073]une haute réputation de vertu chrétienne. Parvenus à un âge avancé, les deux époux avaient pris des dispositions testamentaires, par devant un notaire de la Malbaie, et distribué leurs biens selon leurs volontés. Isidore, en qualité d'ainé, a hérité de la maison paternelle et des champs qui l'environnent. Les deux frères cadets reçurent, chacun, une terre d'une valeur à peu près équivalente, mais à la condition expresse qu'ils se joindraient, tous les deu, à lsidore pour établir leurs jeunes frères dès qu'ils auraient atteint l'âge de 2l ans, et que chacun de ces derniers serait mis en possession d'une terre valant environ 2,000ᶥ, d'un cheval, d'une vache, d'un bœuf et de quelques moutons. On peut dire aujourd'hui que les intentions des parents défunts ont été parfaitement remplies.

Isidore n'a reçu aucune instruction; il sait seulement un peu lire. Au temps où il était enfant, il n'y avait pas encore d'école dans la paroisse. Il dirige actuellement l'exploitation de son domaine conformément aux principes qu'il tient de son père. On s'accorde à reconnaître qu'il montre de l'intelligence dans ses procédés agricoles. Il essaye parfois d'introduire chez lui les amélioraions dont il a entendu parler aux séances de la Société agricole qui se réunit au chef-lieu de comté. Il calcule de tête avec rapidité et donne la solution des problèmes qui ne réclament que l'emploi des quatre premières règles.

L'aînée des filles Gauthier, Marie-Rose, ayant contracté mariage. a quitté la maison paternelle pour habiter chez son beau-père. Son trousseau de noces se composait de vêtements analogues à ceux que possède en ce moment Marie-Hortense, et d'un ménage onté, selon l'expression reçue. Or ce ménage monté comprend essentiellement : 1° Un lit complet ; — 2e un poêle ; — 3e deux draps de lit en toile de lin ou en flanelle ; —4e trois chaudrons pour préparer les aliments ; — ° un rouet à filer et une paire de cadres. — Un habitant, ayant des garçons, ne lègue jamais à sa fille ni terre ni argent.

Les paroissiens de Saint-Irénée ne sont pas exempts de préjugés, en ce qui regarde l'éducation d'un ordre supérieur à celle qui est donnée dans les écoles locales. Ils prétendent que la plupart des enfants que l'on envoie dans les collèges de Québec y perdent la foi religieuse et souvent y contractent de mauvaises habitudes. Ils tirent leurs preuves de la conduite des seigneurs », médecins, notaires et avocats du comté. A les en croire, cette classe de gens lettrés prêterait assez fréquemment au scandale par une conduite peu mesurée, des propos irréligieux, des sorties contre les ministres du culte et l'absence de scrupules dans les transactions monétaires. Ces accusations dérivent en partie des sentiments de jalousie,[074]qui, dans les campagnes, existent à peu près partout contre les classes bourgeoises ; il faut reconnaître, en effet, que les mœurs des personnes indépendantes de fortune ou exercant des professions libérales contrastent, jusqu'à un certain point, au Canada, avec le caractère simple et les pieuses croyances des cultivateurs. lsidore, tout en déplorant l'abus que l'on fait quelquefois des lumières, estime cependant à un haut prix les bienfaits de l'éducation. Nous sommes simples, nous autres habitants, disait-il un jour à son curé ; et, vu notre ignorance, nous sommes contraints de mettre à la tête de nos municipalités et de nos administrations des citoyens instruits, mais qui, au fond, nous exploitent et ne méritent peut-être pas l'estime des cœurs honnêtes. D

Le chef de la famille Gauthier se propose d'envoyer prochainement sa troisième fille, Marie Césarine, au pensionnat de la Baie Saint-Paul, tenu par les religieuses de la Congrégation de Montréal ; là, elle recevra une instruction qui lui permettra d'obtenir au bout de deux années le diplôme d'institutrice pour les écoles élémentaires. Le prix de la pension s'élève à 250f pour dix mois.

Marie-Hortense a refusé l'offre que lui avait faite son père de passer quelque temps au pensionnat. IElle préfère rester à la maison et y travailler avec sa mère. Malgré son jeune âge, on parle déjà de la marier. Son cvalier lui rend visite tous les dimanches, après le chant des vêpres. Dans ces entrevues, qui ont invariablement lieu sous les yeux des parents de la jeune fille, tout se passe avec réserve. On se contente d'échanger une poignée de main, lorsque le prétendu entre et qu'il se retire.

Les époux Gauthier n'ont pas réglé la distribution de leurs biens. Ce retard s'explique par l'âge encore tendre de leurs garçons. Le contrat de mariage porte qu'en cas de mort de l'un des deux conjoints la totalité des biens passera en la possession du survivant.

§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.

La propriété de la famille est fertile ; elle rapporte asez pour subvenir à tous ses besoins. Chaque année, lsidore vend une certaine quantité de froment. Ce revenu, joint à celui de ses animaux, lui sert à payer les vêtements, à se procurer des fournitures de menage at à réaliser quelques épargnes. Grâce à l'ordre et à la[075]sage économie qui préside aux affaires, aux plus sérieuses comme aux moins importantes, on peut assurer que le père, la mère et les enfants vivent dans l'aisance, et qu'ils marchent même vers une certaine prospérité.

Un des frères de notre cultivateur, qui est allé se fixer, il y a quatre ans, sur les terres nouvelles de la région du Saguenay, avait eu l'idée de faire construire une goêlette d'environ 60 tonneaux. Comme il manquait d'argent pour solder les fournitures effectuées par plusieurs marchands, il était menacé de voir le bâtiment saisi par autorité de justice. Dans sa détresse il eut recours à Isidore, qui consentit à lui servir de caution pour une somme de 3,000f. Par suite d'arrangements subséquents, le chef de la famille Gauthier acquitta le montant des dettes contractées par son frère, à condition de partager avec lui la propriété du navire. C'est à cette époque qu'lsidore entreprit le service des transports sur le Saint-Laurent ; mais il ne le continua que pendant deux ans : il vint à s'apercevoir, en effet, que ses absences nuisaient à la culture de ses terres ; il s'empressa de revendre sa part de propriété dans la goèlette et acheta en place une nouvelle terre dans le township de Settrington, à trois lieues de Saint-Irénée.

Dans la plupart des paroisses rurales du Bas-Canada, l'habitant n'assure pas ses propriétés. Quand l'incendie détruit la demeure d'un de ses voisins, il lui vient immédiatement en aide par des subventions volontaires. L'un fournit des poutres, l'autre des bardeaux ; celui-ci apporte des phanches, celui-là donne plusieurs journées de main-d'œuvre. C'est ainsi que la libéralité privée pare aux éventualités de l'avenir. Il y a du reste peu de pays où la charité soit plus généralement pratiquée qu'au Canada ; elle s'exerce à chaque instant et dans les circonstances les plus variées. Pour ne citer qu'un exemple, dès que des enfants deviennent orphelins, ils sont immédiatement adoptés par des parents ou des amis, qui les traitent comme s'ils étaient leurs propres enfants. Il y a quelqes années, le typhus fit d'énormes ravages parmi une colonie d'immigrants irlandais : beaucoup d'enfants restèrent sans père ni mère ; on les dispersa dans les campagnes et les curés les placèrent tous.

§ 14. — Budget des recettes de l'année.

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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.

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Comptes annexés aux budgets.

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Notes

Faits importants d'organisation sociale; particularités remarquables; appréciations générales; conclusions.

(A) Sur les ressources minérales de la paroisse de Saint-Irénée.

[090] La description de la paroisse de Saint-Irénée ne serait pas complète, si l'on ne disait un mot des richesses minérales qu'elle paraît renfermer. Les roches qui constituent cette région sont les plus anciennes du continent américain ; elles appartiennent au terrain cambrien et portent les traces de nombreux cataclysmes. Ce sont en grande partie des schistes cristallins, qui ont la structure du gneiss et sont fréquemment associés à des feldspaths, des quartzites et des calcaires à gros grains. Des masses de granites, de syénites et de diorites se sont intercalées entre les anciennes couches sédimentaires et ont contribué à leur donner l'aspect irrégulier qu'elles ont aujourd'hui. Toutes ces roches contiennent beaucoup de minéraux. — Le fer oxydulé, le fer oligiste et le fer titané y sont abondants. La pyrite de fer y est très-commune, et les habitants de Saint-Irénée la confondent souvent avec la pyrite de cuivre, qui se montre également dans la localité. Les indications de galène ne sont pas rares, et l'auteur de cette monographie a luimême découvert dans la paroisse un filon de blende, qu'il n'a pas visité depuis dix-huit mois, mais qui s'annoņait alors favorablement. On a trouvé dans les sables des rivières des paillettes d'or, et dans les roches calcaires des veines de graphite. Ces ressources minérales n'ont pas encore été mises à profit. Les habitants de la paroisse sont trop pauvres pour en entreprendre l'exploitation à leurs dépens, et un sentiment de méfiance naturel à comprendre les porte à se tenir en garde contre les industriels qui leur proposent d'acheter leurs propriétés pour y chercher du cuivre, du plomb ou du zinc. Plusieurs agriculteurs se sont néanmoins associés et ont commencé, à frais communs, des travaux préliminaires destinés à les éclairer sur l'importance des filons métalliques qu'ils ont observés sur leurs terres. Ils ont à lutter toutefois contre d'assez grandes difficultés : leur inexpérience d'abord et en second lieu la dureté des roches au milieu desquelles se rencontrent les filons.

[091] Les soins que réclame la propriété rurale les absorbent d'ailleurs pendant toute la belle saison ; et, quand l'hiver arrive, la neige s'amoncelle sur le sol à de si grandes hauteurs qu'il est à peu près impossible d'ouvrir des puits ou de pratiquer des tranchées.

(B) Sur l'organisation de la propriété et de la famille dans les communes de la côte nord du Saint-Laurent, entre Québec et le Saguenay, et plus particulièrement a Saint-Irénée.

L'existence de la famille repose essentiellement sur l'agriculture, et la base de son organisation est encore le système patriarcal. Le père est maître absolu chez lui ; il dirige les affaires du ménage comme il l'entend, et dispose librement de ses propriétés, sans que la loi mette aucune entrave à l'exercice entier de ce droit. Sous le régime de la coutume de Paris, qui était en vigueur au Canada lorsque ce pays fut cédé par la France à l'Angleterre, le chef de famille était obligé de laisser à chacun de ses enfants une portion de son bien, qu'on appelait la légitime, mais cette restriction à la faculté de tester a disparu devant l'influence des idées anglaises. Aujourd'hui le père peut déshériter tous ses enfants, s'il le juge à propos, et léguer la totalité de son bien à une institution de charité ou à un étranger. Il n'existe d'ailleurs, dans les campagnes du Bas-Canada, rien d'analogue au privilége de la primogéniture. Le domaine patrimonial est rarement divisé, mais il s'en faut qu'il soit constamment dévolu à l'aîné. Dans certaines paroisses, au contraire, c'est presque toujours le plus jeune des garçons qui hérite de la propriété sur laquelle son père a vécu. Ce fait s'explique aisément : on se marie jeune au Canada et les mariages y sont féconds. Quand l'aîné des garçons arrive a l'âge de s'établir, ses père et mère sont encore en possession de toutes leurs forces et ne songent même pas à renoncer à travailler ; ils se contentent donc de fournir à leur fils les moyens d'ouvrir une exploitation agricole dans une paroisse peu distante de celle où ils résident, mais moins anciennement habitée et dans laquelle, par conséquent, les terres sont à meilleur marché. Le même plan est adopté à l'égard du second garçon, du troisième, et ainsi de suite; quand le dernier de tous est en état de diriger une propriété rurale, le père approche de la vieillesse et sent le besoin de se reposer : si ce plus jeune fils est intelligent, il devient le maître du domaine.[092]moyennant une pension viagère assurée à ses parents par contrat passé devant notaire.

Un trait caractéristique de la famille canadienne, c'est la ténacité avec laquelle elle tient à la terre qui lui a été transmise de génération en génération. Le secrétaire provincial du Canada, l'honorable M. Bureau, sort d'une famille établie à l'ancienne Lorette, près Québec, où elle continue à cultiver le domaine que déficha, en 1683, Louis Bureau, tonnelier de Nantes, émigré au Canada. Une autre famille des environs de Québec, la famille Véina, possède encore, à l'Ange-Gardien, quatre arpents de terre vendus à Francois ézina, un de ses ancêtres, en 1666. Ces sortes de cas ne sont pas rares, et il serait facile d'en multiplier les exemples. Le domaine patrimonial reste intact au milieu des vicissitudes que subit la famille, qui se divise sans que lui-même soit morcelé ; c'est le foyer d'où rayonnent les émigrations successives qui vont peupler les paroisses voisines, et le centre traditionnel, où, à plusieurs générations de distance, les personnes qui descendent d'une souche commune sont heureuses de se rencontrer.

Autrefois le Bas-Canada était partagé en concessions, qu'on appelait « seigneuries» et qui couvraient souvent d'immenses espaces ; il y en avait qui s'étendaient, le long du Saint-Laurent, sur une longueur de 100 kilomètres, et que rien ne limitait dans l'intérieur du pays. Les «seigneurs » concédaient des terres à leurs tenanciers, moyennant une redevance fixe, dont le montant était habituellement minime, et l'exercice de certains droits féodaux. tel que celui des « lods et ventes, » de mouture des grains, etc. Ces droits ont été rachetés, il y a quelques années, par le gouvernement colonial. Les seigneurs » sont restés de grands propriétaires fonciers, mais n'ont conservé aucun privilége aristocratique ; les habitants ont acquis la propriété du sol, dont ils n'avaient été jusqu'alors que de simples occupants. ne grande révolution sociale s'est accomplie sans violence et presque sans bruit. Actuellement la situation des classes agricoles est à peu près aussi bonne qu'elle peut l'être. La terre n'est grevée d'aucune espèce d'impôt. La valeur en augmente, lentement peut-être, mais d'une manière continue. Sans être d'une fertilité exceptionnelle, elle donne cependant un intérêt de 10 a 12 p. 0/0 sur le capital engagé, et le rendement en augmentera beaucoup quand on la fécondera par des engrais, ou qu'on la cultivera d'une manière plus scientifique. Le prix d'un domaine d'environ 60 hectares, dont la moitié seulement est défrichée, avec la maison d'habitation et les bâtiments nécessaires à l'exploitation, atteint à présent huit à neuf mille francs. Mais on peut acheter des terres incultes à des conditions infini[093]ment plus modérées, et pmême les obtenir gratuitement en se conformant aux articles d'un programme facile à suivre.

Derrière la paroisse de Saint-Irénée, à une vingtaine de kilomètres du Saint-Laurent, le sol, couvert à la vérité de forêts, ne vaut pas plus de 6f25 l'hectare ; il appartient au gouvernement, qui s'occupe en ce moment de faire ouvrir, de l'autre côté de la chaîne des Laurentides, une route, dite de colonisation, » qui doit relier Québec au lac Saint-Jean, ainsi qu'au Saguenay, et le long de laquelle des concessions sont données, à titre gratuit, à tout individu, âgé d'au moins dix-huit ans, qui consent à s'établir en personne sur la terre, à y résider et à en mettre une certaine portion en culture. Le terrain ne manque pas ; ce sont plutôt les bras qui feraient défaut. Le défrichement d'une forêt vierge du Canada présente du reste quelques difficultés, et, quand on les connaît, on ne peut s'empêcher d'admirer les premiers colons français qui, avec les mêmes obstacles à vaincre, avaient de plus à lutter contre les sauvages.

Aujourd'hui, comme autrefois, l'œuvre de la colonisation part du Saint-Laurent, qui est, en quelque sorte, le grand chemin du Bas-Canada. Ce qu'on nomme le premier rang. ou la première rangée de concessions, se développe, parallèlement au lleuve, sur une profondeur de 1,800 a 2,400 mètres ; chaque concession peut avoir 120 mètres de front et 2,000 mètres en moyenne dans le sens perpendiculaire. Quand le premier rang est plein, on en commence un second, qui a pour base la limite extérieure du premier et qui généralement a les mêmes dimensions. Du second on passe au troisième, et ainsi de suite, au fur et à mesure que le pays se peuple. La forêt recule constamment devant la hache du colon ; il y a des paroisses où elle est déjà assez éloignée des habitations pour que le transport des bois de construction et de chauffage soit devenu fort onéreu. Les Canadiens, comme les Espagnols, paraissent avoir horreur des arbres ; ils les abattent sans pitié autour de leurs maisons et ne les épargnent pas davantage dans leurs champs. On se rend compte de cette antipathie, quand on se reporte, par la pensée, à l'époque où chaque arbre, chaque buisson pouvait cacher un ndien, qui se tenait en embuscade pour surprendre et scalper un colon. Maintenant que les sauvages ont disparu ou sont devenus inoffensifs, il serait temps de respecter un peu plus les arbres. La campagne du Bas-Canada. qui attriste aujourd'hui le voyageur par sa nudité et son aspect monotone, gagnerait beaucoup à être ornée de quelques bouquets de bois.

C'est le clergé qui, dans les paroisses canadiennes, est à la tête de l'œuvre de la colonisation. On voit les prêtres explorer eux[094]mêmes la contrée, choisir et désigner les endroits qui semblent les plus favorables à l'établissement de nouveaux centres de population, et prêcher d'exemple en s'y installant eux-mêmes au milieu de privations de plus d'un genre.

(C) Sur les habitudes religieuses des habitants et l'influence du clergé.

Il est juste de dire que la religion catholique a éé le lien commun des Franco-Canadiens, pendant les épreuves qu'ils ont eu à subir dans les cinquante premières années de la domination anglaise. C'est autour de leurs curés qu'ils se sont ralliés ; c'est grâce à leur direction qu'ils se sont maintenus, qu'ils ont grandi, qu'ils ont atteint enfin l'indépendance dont ils jouissent aujourd'hui à l'ombre du drapeau britannique.

L'influence du clergé a donc été bienfaisante pour les Canadiens d'origine française, et elle continue toujours à l'être, puisque la moralité qui règne dans les campagnes et qui contribue puissamment aux progrès de la population est en partie son œuvre.

Dans les villes, la parole des prêtres, quoique fort écoutée, commence à ne l'être plus autant que dans les districts ruraux. Au point de vue de la nationalité française, c'est un fait à regretter, parce que le clergé s'est constamment montré le défenseur de la langue, desinstitutions et des coutumes traditionnelles de l'ancienne mère patrie ; il donne d'ailleurs de louables exemples en associant sa cause à celle de l'instruction publique, qu'il travaille sincèrement à propager. C'est le séminaire de Québec qui a fondé et entretient, à ses frais, l'université Laval, établissement grandiose par les dimensions qu'il a reçues, l'esprit de tolérance dans lequel il est conduit, et la variété des études, embrassées par des cours dont on s'applique à mettre le niveau, déjà fort respectable, à la hauteur de ceux des universités d'Europe. Le but de cette belle institution est de maintenir la langue et la littérature française sur un terrain qui autrement leur échapperait, et, pour l'atteindre, il n'y a point de sacrifice que le séminaire de Québec ne se soit imposé.

J'ai parlé de l'esprit de tolérance qui se déploieà l'université de Laval. Ce même esprit règne généralement danstout le as-Canada, ou le clergé catholique, qui a de beaucoup la prépondérance, n'en[095]use jamais contre aucune des sectes protestantes, qui lui font cependant une guerre acharnée dans le laut-Canada.

Les rapports mutuels du clergé et du gouvernement de S. M. Britannique sont parfaitement dignes. Autrefois la couronne d'Angleterre cherchait à intervenir dans l'élection des évêques ; maintenant elle borne son action à ratifier les choix arrêtés par le conseil des évêques de la province, dont les nominations sont d'ailleurs soumises à l'agrément du Saint-Siège. En devenant indépendant, le clergé a cessé d'être hostile à la domination anglaise. Il respecte l'autorité, sans avoir de sympathies pour elle : il lui a cependant prêté un concours utile dans plusieurs circonstances.

A Saint-Irénée, le curé, qui est rFrançais de naissance, exerce une influence que justifient son mérite et son dévouement : ses paroissiens lui sont extrêmement attachés ; ils n'entreprendraient rien sans le consulter. Le ministère de son culte s'exerce dans une église fort simple, mais qu'orne un grand et beau tableau, dont l'empereur Napoléon III a daigné faire présent en 1861 à la cure de Saint-Irénée ; ce don a été reçu avec les expressions de la plus vive reconnaissance.

(D) Sur les écoles publiques, leur organisation et la faveur qu'elles rencontrent.

Les lois qui régissent l'instruction élémentaire dans le BasCanada remontent à l'année 1846. Elles ont placé sous la surveillance des commissaires d'écoles les écoles communales, qui, en principe, doivent exister dans chaque centre de population canadien, et qui tendent du reste à se multip lier de plus en plus dans le Bas-Canada, quoique cette section de la province soit encore, à cet égard, dans nne position d'infériorité vis-à-vis du Haut-Canada.

Les propriétaires fonciers, remplissant les conditions légales, nomment cinq administrateurs, qui forment une corporation et restent en charge pendant trois années. Leurs devoirs consistent : 1° à prendre possession de tous terrains, maisons ou objets quelconques appartenant aux écoles ; 2° à posséder en leur nom, acquérir pour elles, à quelque titre que ce soit, tous biens meubles ou immeubles ; 3° à veiller à l'entretien des bâtiments consacrés aux études ; 4° à engager et à congédier les maîtres et maîtresses ; 5e à régler le cours des études ; 6° à décider toutes les[096]contestations relatives aux écoles ; 7e à visiter chacune des écoles au moins une fois tous les six mois, et à soumettre ensuite à la corporation, réunie en conseil, un rapport détaillé sur leur situation ; 8° à tenir un registre des recettes et des dépenses et à prélever sur les habitants de la localité, par cotisation et répartition, une somme égale à celle qui est allouée à la municipalité sur le fonds commun des écoles ; 9e à fixer pour chaque élève la rétribution mensuelle, qui ne peut excéder 2 fr. par mois ni être au dessous de 0f 30.

La loi exige que les écoles élémentaires soient visitées chaque année, au moins une fois, par différents fonctionnaires ; ce sont :

1° Les membres résidents du clergé de quelque dénomination que ce soit ;

2° Les juges de la cour du Banc de la Reine et des cours de Circuit ;

3° Les membres de la législature provinciale ;

4° Les juges de paix du canton ;

5° Le maire de la commune ou le président du conseil municipal :

6° Les colonels, lieutenants — colonels et majors de milice demeurant dans la localité, ainsi que le plus ancien capitaine.

L'administration des écoles est d'ailleurs centralisée à Montréal, ou réside un fonctionnaire, qui porte le titre de surintendant de l'éducation » et qui a pour mission la haute surveillance des établissements d'instruction publique dans le Bas-Canada. Ce poste important est actuellement confié à l'honorable M. Chauveau, qui le remplit avec distinction. Le surintendant de l'instruction fait la répartition des fonds alloués aux écoles par l'État entre les différents districts scolaires, et il en contrôle l'emploi ; il prépare chaque année, pour les chambres provinciales, un rapport qui est plein de statistiques intéressantes ; il veille aussi à la publication mensuelle du « oural de ˉl'Education, » qui est rédigé avec talent et paraît en langue française et en langue anglaise.

Le Parlement de 1851 a mis sous les ordres immédiats du surintendant de l'instruction un certain nombre d'inspecteurs des écoles primaires, qui sont choisis par le gouvernement et placés dans chacun des districts. L'inspecteur des écoles de Saint-Irénée habite à la Baie-Saint-Paul. Il visite les écoles du comté de Charlevoix environ deux fois l'an.

Le personnel des instituteurs et institutrices se recrute, soit parmi les élèves de l'école normale de Québec, soit parmi les meilleurs sujets des écoles communales. Ces derniers laissent quelquefois à désirer, moins sous le rapport de l'instruction que sous celui[097]des procédés qu'ils emploient dans leur enseignement. Les élèves de l'école Normale, au contraire, sont en général de bons professeurs, parce qu'ils agissent avec méthode.

L'école normale de Québec est confiée à la direction deM. l'abbé Langevin, qui est regardé, à juste titre, comme un homme d'intelligence et de talent. Depuis la fondation de cette maison, l'enseignement a fait dans le Bas-Canada de grands et nombreux progrès. Ce serait un bienfait pour le pays que les bases en pussent être élargies. Actuellement le personnel de l'établissement est trop restreint ; quelque grand que soit le zèle de M. Langevin et de ses aides, ils suffisent difficilement à la tâche qui leur est imposée.

Les écoles primaires sont défrayées, en partie par le gouvernement, en partie au moyen d'une taxe qui est prélevée sur la propriété foncière, et enfin, mais dans une faible proportion, par la rétribution mensuelle exigée de la plupart des élèves. Les maisons d'éducation sont assez bien pourvues de livres, de cartes géographiques, de globes et des principaux appareils ou instruments usités en urope. L'enseignement qui s'y donne, et qui est contrôlé par les commissaires, comprend l'instruction religieuse, la lecture, l'écriture, la grammaire française, le calcul, les éléments de l'histoire sainte, de l'histoire du Canada et de l'histoire de France. L'institutrice chargée de l'école modèle donne aussi à ses élèves quelques notions d'agriculture, de chimie pratique, de tenue des livres et d'histoire naturelle.

Le salaire des instituteurs ou institutrices de campagne varie pour les écoles modèles de 800 f. à 1,800 fr., et pour les écoles élémentaires de 400 a 800. Dans les villes, les allocations sont un peu plus élevées.

L'habitant de Saint-Irénée ne comprend pas encore tout-à-fait l'importance de l'instruction. Aussi voit-on quelquefois, à l'époque fixée pour la rentrée des cotisations, les commissaires des écoles en lutte ouverte avec une partie de la population. Le clergé s'applique à dissiper les préjugés qui règnent à cet égard dans les campagnes: grâce à ses efforts, le nombre des élèves qui fréquententles écoles primaires augmente chaque année. En ce moment, 65 élèves des deux sexes suivent les cours de l'école modèle, et 90 garçons et filles assistent à ceux des deux écoles primaires.

Il y a d'ailleurs dans les principales villes du Bas-Canada d'assez nombreux collèges. Ces établissements sont régis par des corporations qui se sont organisées en vertu de chartes octroyées par le parlement. La plupart se trouvent sous le contrôle de l'évêque diocésain. L'université Laval de Québec et l'université Mac-Gill de Montréal confèrent à leurs élèves des degrés dans les acultés de[098]droit, de médecine, des sciences et des lettres. ien que plusiers habitants de Saint-Irénée disposent de moyens pécuniaires qui leur pemettraient d'envoyer leurs enfants dans les collèges, ils n'ont pas cette ambition et s'appliquent uniquement à en faire des cultivateurs laborieux. En agissant ainsi, ils montrent du bon sens ; on ne compte effectivement dans les villes que trop de médecins, d'avocats, de notaires : ce qu'il faut au Bas-Canada, c'est avant tout des agriculteurs. Il serait à désirer toutefois, dans l'intérêt des campagnes, que les habitants fissent quelques sacrifices pour procurer à leurs enfants les connaissances agronomiques qui leur manquent. Une excellente école d'agriculture a été récemment établie à Sainte-nne, dans le comté de amourasla ; elle n'est malheureusement fréquentée que par huit ou dix jeunes gens. Chaque paroisse devrait se cotiser pour y entretenir un élève. Il faudrait aussi que toutes les mairies reçussent la Revue agricole qui se publie à Montréal sous la direction d'un ancien élève de l'école de Grignon. Les méthodes appliquées à la culture des terres, à Saint-Irénée et dans la presque totalité des paroisses de la côte Nord ne sont plus en rapport avec les découvertes et les perfectionnements modernes : le genre de progrès le plus utile au Bas-Canada serait peut-être celui qui se manifesterait dans cette direction.

(E) Sur l'organisation municipale.

Les lois qui régissent les communes du Bas-Canada sont favorables au développement de la vie municipale. Le gouvernement de la province ne s'immisce presque jamais dans les affaires locales, dont il laisse habituellement le contr̂le exclusif aux habitants de chaque paroisse ; il s'est même appliqué dernièrement à répandre, parmi les populations françaises du Bas-Canada, l'esprit d'indépendance qui règne, à cet égard, parmi les populations anglaises du laut-Canada. Le principe du « sclf-govercnt sert de base à l'administration de la colonie ; il s'applique à la commune comme à l'État tout entier.

Les matières municipales et rurales n forment le titre V des statuts refondus du Bas-Canada dont la publication a eu lieu le 24 janvier 1861 ; on y trouve les traces de l'ancienne législation française, que l'esprit anglais a toutefois beaucoup modifiée. Dans leur ensemble, ces institutions municipales répondent aux besoins[099]d'une population jeune et active ; elles encouragent l'initiative individuelle et lui font une part qu'elle obtiendrait difficilement ailleurs.

Le Bas-Canada se divise en comtés, qui sont eux-mêmes subdivisés en communes ou centres de population contenant depuis mille jusqu'à trois mille âmes. Dans chaque commune, tous les habitants en possession d'une maison, si modeste qu'elle puisse être, concourent à l'élection de cinq conseillers municipaux. Ces derniers choisissent parmi eux un président qui prend le titre de maire. La réunion des maires du comté forme le conseil de comté, qui, à son tour, se donne un chef désigné sous le nom de préfet.

Le conseil de commune pourvoit à l'entretien des routes, ainsi qu'à la construction ou à la réparation des ponts ; il autorise ou prohibe la vente des boissons fortes, nomme les estimateurs des propriétés à taxer, et désigne également les inspecteurs des chemins publics. Le conseil de comté jouit d'une juridiction plus étendue, puisque les mesures qu'il adopte ont force de loi dans toutes les communes du comté. C'est à ses soins et à sa surveillance que sont remis les palais de justice, les prisons et autres propriétés publiques. Quandil s'agit de faire ace à une dépense, il en répartit le montant entre chacune des municipalités comprises dans son ressort.

Les conseils de communes, ainsi que ceux de comtés, constituent des corporations susceptibles de posséder et de vendre, de poursuivre en justice et d'y être poursuivies. Cependant, aucune question d'argent n'est définitivement résolue sans que les contribuables n'aient été consultés au préalable ; si l'un d'eux croyait avoir à se plaindre de l'illégalité des actes du conseil, il aurait le droit d'en appeler aux tribunaux.

L'ordre est rarement troublé dans la paroisse de Saint-Irénée ; mais, au besoin, il serait protégé par le maire, qui jouit en cette matière de certaines attributions, et par deux juges de paix investis d'un droit de juridiction dans les cas de police rurale. Ces juges de paix sont nommés par le gouverneur général ou plutôt par ses ministres, dont le choix ne peut tomber que sur des citoyens possédant en franc-alleu une propriété valant au moins quatre mille francs. On s'est plaint que les places de juges de paix fussent quelquefois la récompense de services rendus pendant les élections parlementaires et que l'intrigue en profitât plus souvent que le mérite. C'est un abus à regretter, mais qui doit tendre à disparaître devant la grande publicité donnée dans les chambres aux actes ministériels. Dans le Bas-Canada, le maire n'est point officier de l'état civil : le soin d'enregistrer les mariages, les naissances et[100]les décès appartient aux ministres du culte, quelle que soit leur communion religieuse. A Saint-Irénée, le curé tient deu registres; il en garde un et envoie l'autre à Québec, où il est déposé aux archives.

(F) Sur le climat de Saint-Irénée et les maladies les plus communes de la localité.

Le climat est généralement sec et peut être regardé comme salubre. Il n'y a pour ainsi dire que deux saisons bien tranchées, 1'hiver et l'été. L'hiver commence dès la fin d'octobre, et se prolonge jusqu'au mois de mai. Il n'est pas rare de voir les premières neiges tomber en septembre ; mais elles disparaissent, et ce n'est guère qu'en novembre que la neige demere en permanence sur le sol. Alors commence la saison des voyages et des plaisirs. Les routes de campagne, habituellement mauvaises, deviennent bonnes quand un tapis de neige les couvre ; on les parcourt en traîneau avec une extrème rapidité ; on va se voir, on s'invite mutuellement ; on resserre les liens de famille ou d'amitié interrompus pendant l'été. Le froid est quelquefois très-vi, mais on ne le craint pas. grâce aux précautions que l'on prend, au lourrures dont on s'enveloppe ; il est d'ailleurs toujours supportable, quand il n'est pas accompagné de vent. L'atmosphère, dans les jours extrêmement rigoureux, est généralement d'une grande pureté ; le soleil égaye la campagne, sans que les rayons qu'il envoie aient assez de pouvoir pour la réchauffer. On jouit alors, plutôt qu'on ne soutfre, d'un froid de vingt-cinq à trente degrés centigrades. C'est le contraire quand le vent se met à souffler ; qu'il vienne du nord-est ou du nord-ouest, les effets en sont très-pénibles. Le vent de nord-est amène la neige et détermine des tempètes, qu'on nomme « poudreries, et qu'il est difficile de s'imaginer quand on ne les a pas affrontées ; c'est en neige ce que le «simoun» est en sable. lEn quelques heures les chemins sont bloqués, les communications interrompues, et le voyageur, aveuglé et presque étoutfé par la neige, se trouve en danger de périr, sil ne se met à l'abri. Les plus grands froids et les plus terribles ouragans viennent du nord-ouest, de l'Amérique russe et des territoires de la compagnie de la Baie d'Hudson.

La neige commence à fondre en avril, et le sol est la plupart du temps à découvert dans les premiers jours de mai. Les chaleurs se font[101]sentir tout de suite et la végétation se développe avec une rapidité qui tient du prodige. Sous l'influence d'un soleil ardent, les principales récoltes se font trois ou quatre mois après que les semences ont été confiées à la terre ; le mais vient même à maturité et réussit mieux qu'aux environs de Paris. Il y a cependant des froids tardifs à craindre ; on n'est à l'abri de la gelée pendant aucun mois de l'année. Quelquefois aussi la neige couvre le sol plus tôt qu'à l'ordinaire et gêne les récoltes, quand elle ne les détruit pas.

Les mois de mai et de juin sont en général secs ; ils le sont quelquefois assez pour que des incendies éclatent partout. On voit subitement les orèts s'embraser et d'immenses espaces sont ravagés par les lammes. Chaque année ces sinistres se renouvellent.

Juillet est le temps des grandes chaleurs, qui sont lourdes et souvent accablantes ; elles amènent des myriades d'insectes, entre autres des mouches et des moustiques.

La seconde moitié d'août est tempérée ; septembre est froid et pluvieux. ln octobre on a l'été indien, qui est une sorte de réveil de la nature, et comme un dernier effort qu'elle fait avant de se laisser ensevelir sous les neiges de l'hiver. C'est l'époque où les arbres changent la nuance de leurs feuilles, qui, à la veille de tomber, arborent les couleurs les plus variées et les plus éclatantes. Les montagnes et les collines boisées au pied desquelles coule le Saint-Laurent offrent alors un coup d'eil d'une rare beauté.

Malgré les extrêmes de température et les brusques variations qu'on éprouve dans chaque saison, l'état sanitaire de Saint-Irénée est ordinairement excellent. Les maladies les plus communes règnent durant l'hiver ; ce sont les entérites et les gastrites. L'inflammation intestinale, dite entérite, se déclare à la suite des froids rigoureux qui empêchent de prendre assez d'exercice. Ce qui carac térise cette maladie, c'est une douleur fixe, continue, brûlante, dans un point de l'abdomen ; à cette douleur se mèlent bientôt une soif ardente, des vomissements et tous les symptômes d'une fièvre inflammatoire. Le plus souvent le mal cède à l'emploi de remèdes peu compliqués.

La gastrite, ou inflammation de l'estomac, se manifeste par une douleur vive qu'augmente la pression extérieure ; on éprouve un sentiment de chaleur insupportable à l'épigastre, on rejette tout ce qu'on prend, on souffre d'une soif que rien ne peut étancher. ne grande prostration des forces et une extrême irritation nerveuse accompagnent la maladie.

Ces affections sont dues en partie au régime hygiénique des habitants. Ils ne prennent en hiver que peu ou point d'exercice, et le fond de leur nourriture, qui est parfois trop abondante, consiste[102]en viande et en poissons salés. Leurs maisons sont aussi fort mal aérées ; ils y entretiennent des feux excessifs et ne s'occupent que médiocrement des soins de la ventilation.

Les goîtres, si communs dans la haute vallée du Rhône, ne sont pas rares à Saint-Irénée. Le nombre des personnes atteintes de cette difformité a pourtant diminué depuis quelques années.

Les affections scrofuleuses sont communes aussi dans la paroisse : on n'en connaît pas exactement les causes, et l'on ne cherche pour ainsi dire point à les combature. On avait cru qu'elles pouvaient tenir à des unions répétées entre les membres d'une même famille ; mais la loi canonique, qui est si rigoureusement observée dans le Bas-Canada, défend les mariages jusqu'au quatrième degré, qui correspond au huitième degré du code Napoléon ; le clergé se montre même fort sévère à cet égard et n'accorde que dificilement des dispenses.

On remarque encore à Saint-Irénée beaucoup de cas de surdité ; on les attribue aux vents furieu qui soufflent pendant une partie de l'année, et qu'accompagne souvent un froid excessif. I arrive assez fréquemment qu'on perde l'ouie après avoir eu l'oreille gelée. La réverbération des rayons solaires sur la neige produit des maladies d'yeux, qui finissent dans quelques cas par la cécité : c'est au mois de mars que ces accidents sont le plus à craindre.

Beaucoup d'habitants de Saint-Irénée souffrent aussi de rhumatismes. Ce sont peut-être les affections les plus généralement répandues au Canada, où les hrusques variations de température les expliquent suffisamment. Les imprudences que commettent les Canadiens contribuent aussi à les propager ; on les voit en hiver quitter le coin d'un poêle chauffé au rouge. pour s'en aller, en manches de chemise, aux étables, donner à boire au animaux.

L'usage de la vaccine s'est introduit à Saint-Irénée, il y a une vingtaine d'années. Aujourd'hui presque tous les parents portent leurs enfants à la Malbaie pour les y faire vacciner par le médecin auquel le gouvernement confie ce soin. La petite vérole est donc devenue rare ; elle sévit cependant encore à certaines époques de l'année, en hiver surtout, et fait de temps en temps quelques victimes.

Du reste, il n'y a pas à Saint-Irénée de maladies endémiques proprement dites, et les épidémies y sont inconnues.

(G) Remarques sur les mots et expressions en usage.

[103] Tous les habitants de Saint-Irénée parlent français, et le parlent même plus purement qu'on ne le fait généralement dans les campagnes de France. Il y a cependant dans leur langage, comparé à celui de l'ancienne mère patrie, des particularités qu'il peut être intéressant d'indiquer ; elles tiennent à l'emploi de mots vieillis et de tournures de phrases qui ont cessé d'être usitées chez nous, à une prononciation un peu différente de la nôtre, enfin à l'introducion d'expressions anglaises, que l'usage a francisées.

Je citerai quelques exemples des mots et tournures de phrases qui ont cours au Canada et qui ne l'ont plus en France. Ainsi l'habitant de Saint-Irénée dira : «e devire la tôte, » au lieu de : je détourne la tète ; » — on chcral est aarré de façon à ne pas grouillr, au lieu de : Mon cheval est attaché de façon à ne pas bouger ; — spére un instant, au lieu de : Attendez un instant ; » — « 'u me fais uisace, au lieu de ; Tu me fais du dommage. » Pour exprimer le regret que lui cause un événement âcheux, il dira : C'est de valur. Une femme est pour lui une créture. Le mot de vrine est remplacé dans son langage par celui de betail. Une « poudrerie » signifie une tempête de neige. Il ne pleut pas, mais il ouille. — Si la roue d'un moulin est dérangée, le meunier se plaindra de ce que son moulin est cn déene. D

Beaucoup de locutions en usage à Saint-Irénée sont empruntées à la vie maritime et se retrouvent encore dans quelques-uns de nos ports de mer, d'où est venue une partie de l'émigration qui a peuplé le Bas-Canada.

On vous dira par exemple : Monsieur, barque dans ma criole, au lieu de ; Montez dans ma voiture ; — gréez bien votre enfant, pour : « habillez bien votre enfant ; — hle un peu cette pierre, » pour : tirez cette pierre jusqu'à vous ; — toue cet homme, ain qu'il marche, pour : tirez cet homme ain qu'il marche ; — stope un moment, D pour : arrêtez-vous un moment ;D — parex-vous afin de m'accompagner, pour : préparez-vous afin de m'accompagner.

La prononciation de l'habitant de Saint-Irénée ressemble principalement à celle du paysan de la Basse-Normandie. On traîne sur les voyelles comme si elles étaient marquées d'un accent circonflexe. Les diphthongues : roi, loi, oi, oui, etc., etc., se prononcent : roue, loué, oué, oué, D etc. La terminaison te s'ajoute à la fin de beaucoup de mots ; ainsi : il fait « frait, au lieu de : il[104]fait froid ; » — icie, au lieu d'ici ; en toute, au lieu d'en tout, etc.

Quant à l'influence de l'anglais, elle est plus marquée dans les villes que dans les campagnes. A Saint-Irénée cependant, on dit : slé (de l'anglais, sligh) pour traîneau: ptts (potatoes) pour pommes de terre ; tépote (tea pot) pour théière; groccur (grocer) pour épicier ; coach-aber pour carrossier ; sti (steam) pour vapeur : obber (jobber) pour fripon. — Le français des campagnes est peut-être plus pur que celui des villes, de Montréal surtout, où les envahissements de la langue anglaise sont incessants. Il serait à désirer, dans l'intérêt de la langue et de la littérature française, qu'une forte réaction s'organisàt contre eux. Ce ne sont pas les écrivains et les orateurs de talent qui manquent à la population française du las-Canada ; la plupart écrivent et parlent le français, non-seulement avec pureté, mais avec élégance. Ce serait une tâche digne d'eux que d'essayer de lutter contre les empiétements de l'anglais.

L'université Laval, de Québec, a été fondée dans ce but. Il s'est aussi formé pour le même objet, à Montréal et à Québec, des associations appelées ˉstiuts, qui sont loin d'avoir pris le développement qu'elles comportent, mais qui méritent d'être encouragées. Les rapports commerciaux et les échanges littéraires entre la France et le las-Canada, qui avaient été nuls pendant une longue suite d'années, tendent maintenant à renaître et à se multiplier. C'est un concours de circonstances heureuses qui permet d'espérer que, tout en restant fidèles à la couronne britannique, qui les traite bien et leur a donné un gouvernement fort libéral, les rancoCanadiens sauront conserver l'idiome que leurs ancêtres, dont ils sont justement fiers, ont introduit, il y a près de trois siècles, dans la belle vallée du Saint-Laurent.

(H) Sur l'immigration française dans le bas Canada.

Cette immigration est presque nulle. Quand (en 1763) la France se vit forcée d'abandonner le Canada, les rapports entre la nouvelle colonie anglaise et son ancienne mère patrie furent complètement interrompus pendant une soixantaine d'années. Plusieurs familles françuises quittèrent alors les bords du Saint-Laurent pour retourner dans le pays d'où leurs ancêtres étaient[105]venus. Le Canada perdit ainsi quelques-uns de ses principaux habitants. Plus tard, lorsque les États - nis commencèrent à prendre de l'importance, la jeunesse canadienne, attirée par la fertilité des terres et l'élévation du prix de la main-d'œuvre, se précipita vers les nouveaux états de l'ouest et y fonda différentes colonies. hLa population française du Bas-Canada, qui ne s'est pour ainsi dire pas accrue par l'immigration, a donc été diminuée par l'émigration dans une proportion assez forte, puisqu'on n'évalue pas à moins de deux cent mille âmes le contingent qu'elle a fourni à la fédération américaine. Cependant, cette population, qui était de 70,000 âmes en 1760, a tellement augmenté qu'en 1860 le recensement la portait à 880,607 individus, à savoir : 847,320 dans leBas- Canada, et33,287 dans le llau-Canada; elle serait d'un million au moins, sans l'émigration aux lEtats-Unis. Je ne crois pas qu'il y ait d'exemple d'augmentation aussi rapide, uniquement due aux lois naturelles, c'est-à-dire à l'excédant des naissances sur les décès. La salubrité du climat, les sentiments religieux des FrancoCanadiens, leur extrême moralité, leurs habitudes de travail, les mariages précoces et conçus sans arrière-pensée, l'autorité laissée au père de famille, l'organisation de la propriété teritoriale fondée sur le droit de chacun de tester suivant son bon plaisir, toutes ces causes ont pu contribuer à un résultat qui n'en est pas moins digne de remarque et qui prouve d'ailleurs l'extrême vitalité de la race française, ainsi que la facilité qu'elle aurait, si ses instincts la portaient vers l'émigration, à s'adapter à des milieux fort différents les uns des autres.

Un fait curieux aussi, c'est que, depuis 1760, l'immigration française au Canada ait été insignifiante. On a vu des Français se diriger en assez grand nombre vers les Etats-Unis, vers le Brésil, vers la Plata ; mais il n'en est presque pas venu sur les bords du Saint-Laurent, ou tout cependant semhlait devoir les attirer. En 1860, on ne comptait au Canada que 3,061 Français, dont 672 seulement dans le Bas-Canada, et 2,389 dans le laut-Canada : ces derniers appartenaient presque tous à nos départements de l'est, parlaient allemand, et avaient suivi, de l'autre côté de l'Atlantique, le flot de l'émigration germanique.

Si le Bas-Canada avait reçu les immigrants français qui ont été, pour la plupart, perdre leur langue et leur nationalité aux ́tats-Unis, l'éléent français l'emporterait sans doute maintenant dans la région comprise entre le golfe Saint-Laurent et les grands lacs de l'ouest ; il avait encore la prépondérance en 1851, mais il l'a perdue aujourd'hui : la proportion des Canadiens d'origine française à celle des Canadiens d'origine anglaise n'était plus effec[106]tivement, en 1360, que 45,92 : 54,08. La différence entre la population des deux origines tend à s'accroître tous les jours au détriment de la première ; ainsi en 1862, sur 22,176 émigrants venus au Canada, 13,674 appartenaient au oyaume- ni, 5,289 à la péninsule scandinave et au Danemarl, 2,516 à la Confédération germanique, et 697 seulement à toutes les autres nationalités, au milieu desquelles la France figurait pour une centauine d'individus à peine.

L'enseignement à tirer de ces chiffires, c'est que la nationalité française, si énergique et si vivace qu'elle soit, finira par succomber dans la lutte inégale qu'elle soutient au Canauda contre les éléments celtique, anglo-saxon et germanique, à moins que l'émigration européenne ne lui vienne en aide, comme c'est le cas pour les nationalités qui menacent de l'absorber. Il serait pourtant à désirer, dans l'intérêt même de la domination anglaise, auquel l'esprit conservateur des Franco-Canadiens fournit un utile point d'appui, que l'élément latin, défiguré au Mexique par le mélange avec les races indiennes, se maintînt au nord du continent américain. Sans avoir aucune espèce d'arrière-pensée politique engagée dans la question, la France ne pourrait que gagner à la prospérité d'une population qui, malgré sa loyauté éprouvée pour le loyaume-l ni, s'enorgueillit de descendre d'elle, qui a conservé ses coutumes et sa langue, et qui, en s'enrichissant, ouvrirait de larges débouchés aux produits des manufactures françaises, avec lesquelles elle échangerait des matières premières indispensables à l'industrie.

La paroisse de Saint-Irénée ne possède qu'un seul Français de ˉruce, comme on dit dans les campagnes : c'est son respectable

(I) Conclusions.

La famille Gauthier, qui a été décrite dans cette monographie, ne diffère pas, dans les conditions générales de son existence, des autres familles de cultivateurs établies sur la rive Nord du Saint-Laurent. Elle peut même être regardée comme un assez bon type des « habitants » du Bas-Canada. Les franco-Canadiens des campagnes parlent tous effectivement le même langage, sans qu'il y ait de patois parmi eux, ont tous les mêmes traditions, les mêmes tendances, la même organisation et le même mode de vivre. Leur homoénéité a puissamment contribué au maintien de leur race et[107]de leur nationalité; ils sont aujourd'hui ce qu'ils étaient en 1759 au lendemain de la capitulation de Québec, et peut-être serait-il à désirer pour eux que les idées modernes ne les entamassent pas avant qu'ils n'eussent eu le temps de doubler leur population Peu d'entre eux sont riches, mais ils sont presque tous a l'aise et le seraient davantage encore si les produits de leurs terres trouvaient un écoulement plus facile vers les principaux marchés du pays. L'économie est une de leurs vertus ; l'esprit d'ordre règne aussi à un haut degré parmi eux. Les familles sont très-nombreuses ; il n'est pas rare de voir sous un seul toit huit ou dix enfants ; et, dans la péninsule de Gaspé, on en compte assez fréquemment jusqu'à 1S et 20. En général les nouveaux établissements sont ceux où les mariages sont les plus féconds. 'ai voyagé l'été dernier à travers des forêts que la hache n'avait entamées qu'à une date récente ; au centre de chaque défrichement s'élevait une pauvre cabane en bois, qu'entouraient des troncs d'arbres calcinés ; la terre commencait à peine à rendre des récoltes ; mais il n'y avait pas une seule porte devant laquelle ne se présentassent, attirés par le bruit de ma voiture, des enfants qui étaient l'image même de la santé.

Tant que les Franco-Canadiens conserveront leurs habitudes rangées et laborieuses, qu'ils resteront fidèles à leurs sentiments religieux, qu'ils prêteront l'oreille aux directions amicales de leurs prêtres, que leur moralité ne subira pas d'atteintes sérieuses, qu'ils se marieront jeunes et ne seront pas embarrassés du placement de leurs nombreux enfants, ils demeureront les maîtres du terrain que leur ont légué leurs pères et s'étendront même constamment par de nouvelles conquêtes sur la forêt. Il n'y a pas de bûcherons qui puissent leur être comparés, et sans doute on ne trouverait point en Europe d'émigrants qui voulussent entreprendre les défrichements dans les difficultés desquels les Franco-Canadiens semblent se complaire. Le régime politique dont ils jouissent et l'organisation sociale qu'ils ont reçue de leurs ancêtres sont d'ailleurs favorables a leurs progrès. On encourage chez eux l'esprit d'indépendance ; on ouvre un vaste champ à l'initiative individuelle. La commune a sa sphère d'action, distincte de celle de l'Éta, qui ne lui vient en aide que dans une faible mesure ; de même le fils de famille, parvenu à l'âge de s'établir, apprend à compter sur ses propres ressources, sans que le mirage de l'héritage paternel l'éblouisse et l'énerve.

L'œuvre que poursuivent actuellement les Franco-Canadiens est celle de réunir autour d'une tige commune les lambeaux de leur race disséminés aux ́ats-nis, dans la Nouvelle-cosse, le Nouveau-Brunswic et les autres colonies anglaises de l'Amérique[108]du Nord ; ils travaillent en même temps à ouvrir de nouveaux cenres de colonisation au lac Saint-lean (derrière le Saguenay), sur les bords du Saint-Maurice, sur ceux de l'O0ttawa, et dans la péninsule de Gaspé. Des associations se sont formées en vue de mener à bonne fin ces différentes entreprises. jusqu'à présent le principe d'association n'a pas été compris ni exploité par les Canadiens d'origine française comme il l'a été par leurs compatriotes d'origine anglaise, mais les applications de ce principe tendent à se généraliser parmi eux. Leur avenir dépend en partie de leur union ; il serait tout à fait assuré, s'ils pouvaient emprunter aux classes rurales de leur ancienne mère patrie les éléments d'une immigration catholique, qui leur permettrait de lutter avec plus d'égalité contre l'invasion dont les menacent les contrées protestantes du Nord de l'Europe.